Rosarium Philosophorum, Frankfurt, 1550 |
GUENON La lumière et la pluie.
LA LUMIÈRE ET LA PLUIE
René Guénon
Article publié dans les Études Traditionnelles, mai 1946.
(Repris dans Symboles de la Science sacrée, chapitre LX)
Nous venons de faire allusion à un certain rapport existant
entre la lumière et la pluie, en tant que l’une et l’autre symbolisent également
les influences célestes ou spirituelles (1). Cette signification est évidente
en ce qui concerne la lumière ; pour ce qui est de la pluie, nous l’avons
indiquée ailleurs (2), en précisant qu’il s’agit surtout alors de la descente
de ces influences dans le monde terrestre, et en faisant remarquer que c’est là
en réalité le sens profond, et entièrement indépendant de toute application «
magique », des rites très répandus qui ont pour but de « faire la pluie (3) ».
La lumière et la pluie ont d’ailleurs toutes deux un pouvoir « vivifiant », qui
représente bien l’action des influences dont il s’agit (4) ; à ce caractère se
rattache aussi plus particulièrement le symbolisme de la rosée, qui, comme il
est naturel, est étroitement connexe de celui de la pluie, et qui est commun à
de nombreuses formes traditionnelles, de l’hermétisme (5) et de la Kabbale
hébraïque (6) à la tradition extrême orientale (7).
Il importe de remarquer que la lumière et la pluie, quand
elles sont ainsi envisagées, ne sont pas rapportées seulement au ciel d’une
façon générale, mais aussi plus spécialement au soleil ; et ceci est
strictement conforme à la nature des phénomènes physiques correspondants,
c’est-à-dire de la lumière et de la pluie elles-mêmes entendues dans leur sens
littéral. En effet, d’une part, le soleil est bien réellement la source directe
de la lumière dans notre monde ; et, d’autre part, c’est lui aussi qui, en
faisant évaporer les eaux, les aspire en quelque sorte vers les régions
supérieures de l’atmosphère, d’où elles redescendent ensuite en pluie sur la
terre. Ce qu’il faut encore noter à cet égard, c’est que l’action du soleil
dans cette production de la pluie est due proprement à sa chaleur ; nous
retrouvons ainsi les deux termes complémentaires, lumière et chaleur, en
lesquels se polarise l’élément igné, ainsi que nous l’avons déjà dit en
d’autres occasions ; et cette remarque fournit l’explication du double sens que
présente une figuration symbolique qui semble avoir été généralement assez peu
comprise.
Le soleil a été souvent représenté, en des temps et des
lieux très divers, et jusqu’au moyen âge occidental, avec des rayons de deux
sortes, alternativement rectilignes et ondulés ; un exemple remarquable de
cette figuration se trouve sur un tablette assyrienne du British Museum, datant
du Ier siècle avant l’ère chrétienne (8), où le soleil apparaît comme une sorte
d’étoile à huit rayons (9) : chacun des quatre rayons verticaux et horizontaux
est constitué par deux lignes droites formant entre elles un angle très aigu,
et chacun des quatre rayons intermédiaires par un ensemble de trois lignes
ondulées parallèles. Dans d’autres figurations équivalentes, les rayons ondulés
sont formés, comme les rayons droits, de deux lignes se rejoignant à leurs
extrémités, et qui reproduisent alors l’aspect bien connu de l’« épée
flamboyante (10) » ; dans tous les cas, il va de soi que les éléments
essentiels à considérer sont respectivement la ligne droite et la ligne
ondulée, auxquelles les deux sortes de rayons peuvent en définitive se réduire
dans les représentations les plus simplifiées ; mais quelle est exactement ici
la signification de ces deux lignes ?
Tout d’abord, suivant le sens qui peut paraître le plus naturel
quand il s’agit d’une figuration du soleil, la ligne droite représente la
lumière et la ligne ondulée la chaleur ; ceci correspond d’ailleurs au
symbolisme des deux lettres hébraïques resh et shin, en tant qu’éléments
respectifs des racines ar et ash, qui expriment précisément ces deux modalités
complémentaires du feu (11). Seulement, ce qui semble compliquer les choses,
c’est que, d’un autre côté, la ligne ondulée est aussi très généralement un
symbole de l’eau ; dans cette même tablette assyrienne que nous avons
mentionnée tout à l’heure, les eaux sont figurées par une série de lignes
ondulées tout à fait semblables à celles que l’on voit dans les rayons du
soleil. La vérité est que, par suite de ce que nous avons déjà expliqué, il n’y
a là aucune contradiction : la pluie, à laquelle convient naturellement le
symbole général de l’eau, peut réellement être considérée comme procédant du
soleil ; et en outre, comme elle est un effet de la chaleur solaire, sa
représentation peut légitimement se confondre avec celle de cette chaleur
elle-même (12). Ainsi, la double radiation que nous envisageons est bien
lumière et chaleur sous un certain rapport ; mais en même temps, sous un autre
rapport, elle est aussi lumière et pluie, par lesquelles le soleil exerce sur
toutes choses son action vivifiante.
A propos de cette question, il convient de remarquer encore
ceci : le feu et l’eau sont deux éléments opposés, cette opposition n’étant
d’ailleurs que l’apparence extérieure d’un complémentarisme ; mais, au-delà du
domaine où s’affirment les oppositions, ils doivent, comme tous les contraires,
se rejoindre et s’unir d’une certaine façon. Dans le Principe même, dont le
soleil est une image sensible, ils s’identifient en quelque sorte, ce qui
justifie encore plus complètement la figuration que nous venons d’étudier ; et,
même à des niveaux inférieurs à celui-là, mais correspondant à des états de
manifestation supérieur au monde corporel auquel appartiennent le feu et l’eau
sous l’aspect « grossier » qui donne lieu proprement à leur opposition, il peut
encore y avoir entre eux une association équivalent pour ainsi dire à une
identité relative. Cela est vrai pour le « eaux supérieures », qui sont les
possibilités de la manifestation informelle, et qui, en un certain sens, sont
représentées symboliquement par les nuages d’où la pluie descend sur la terre (13),
en même temps que le feu y réside sous l’aspect de la foudre (14) ; et cela l’est
même encore, dans l’ordre de la manifestation formelle, pour certaines
possibilités appartenant au domaine subtil. Il est particulièrement intéressant
de noter, sous ce rapport, que les alchimistes « entendent par les eaux, les
rayons et la lueur de leur feu », et qu’ils donnent le nom d’« ablution » non
pas à l’« action de laver quelque chose avec de l’eau ou autre liqueur », mais
à une purification qui s’opère par le feu de sorte que « les anciens ont caché
cette ablution sous l’énigme de la salamandre, qu’ils disent se nourrir dans le
feu, et du lin incombustible (15), qui s’y purifie et s’y blanchit sans s’y
consumer (16) ». On peut comprendre par là qu’il soit fait de fréquentes
allusions, dans le symbolisme hermétique, à un « feu qui ne brûle pas » et à une
« eau qui ne mouille pas les mains », et aussi que le mercure « animé »,
c’est-à-dire vivifié par l’action du soufre, soit décrit comme une « eau ignée
», et parfois même comme un « feu liquide (17) ».
Pour en revenir au symbolisme du soleil, nous ajouterons
seulement que les deux sortes de rayons dont nous avons parlé se retrouvent
dans certaines figurations symboliques du coeur, et le soleil, ou ce qu’il
représente, est en effet regardé comme le « Coeur du Monde », si bien que, là
aussi, c’est de la même chose qu’il s’agit en réalité ; mais ceci, en tant que
le coeur y apparaît comme un centre de lumière et de chaleur tout à la fois,
pourra donner lieu encore à d’autres considérations (18).
NOTES
(1) [Ch. LIX : Kâla-mukha.]
(2) La Grande Triade, ch. XIV.
(3) Ce symbolisme de la pluie a été conservé, à travers la
tradition hébraïque, jusque dans la liturgie catholique elle-même : Rorate
Coeli desuper, et nubes pluant Justum (Isaïe, XLV, 8).
(4) Voir à ce sujet, en ce qui concerne la lumière, Aperçus
sur l’Initiation, ch. XLVII.
(5) La tradition rosicrucienne associe même tout
spécialement la rosée et la lumière, en établissant un rapprochement par
assonance entre Ros-Lux et Rosa-Crux.
(6) Nous rappellerons aussi, à ce propos, que le nom de
Metatron, par les différentes interprétations qui en sont données, est rattaché
à la fois à la « lumière » et à la « pluie » ; et le caractère proprement «
solaire » de Metatron met ceci en rapport direct avec les considérations qui
vont suivre.
(7) Voir Le Roi du Monde, ch. III, et Le Symbolisme de la
Croix, ch. IX.
(8) Cette tablette est reproduite dans The Babylonian
Legends of the Creation and the Fight between Bel and the Dragon as told by
Assurian Tablets from Nineveh (publication du British Museum).
(9) Ce nombre 8 peut avoir ici un certain rapport avec le
symbolisme chrétien du Sol Justitiae (cf. le symbolisme de la 8ème lame du
Tarot) ; le Dieu solaire devant lequel est placée cette figuration tient
d’ailleurs dans une de ses mains « un disque et une barre qui sont des
représentations conventionnelles de la ligne à mesurer et de la verge de
justice » ; au sujet du premier de ces deux emblèmes, nous rappellerons le
rapport qui existe entre le symbolisme de la « mesure » et celui des « rayons
solaires » (voir Le Règne de la quantité et les signes des temps ch. III).
(10) Nous signalerons incidemment que cette forme ondulée
est parfois aussi une représentation de l’éclair, lequel est d’ailleurs
également en rapport avec la pluie, en tant que celle-ci apparaît comme une
conséquence de l’action de la foudre sur les nuages, qui libère les eaux
contenues dans ceux-ci.
(11) Voir Fabre d’Olivet, La Langue hébraïque restituée.
(12) Suivant le langage de la tradition extrême-orientale,
la lumière étant yang, la chaleur, considérée comme obscure, est yin par
rapport à elle, de même que l’eau, d’autre part, est yin par rapport au feu ;
la ligne droite est donc ici yang et la ligne ondulée yin à ces deux points de
vue également.
(13) La pluie doit en effet, pour représenter les influences
spirituelles, être regardée comme une eau « céleste », et l’on sait que les
Cieux correspondent aux états informels ; l’évaporation des eaux terrestres par
la chaleur solaire est d’ailleurs l’image d’une « transformation », de sorte
qu’il y a là comme un passage alternatif des « eaux inférieures » aux « eaux
supérieures » et inversement.
(14) Ceci est à rapprocher de la remarque que nous avons
faite plus haut au sujet de l’éclair, et achève de justifier la similitude qui
existe entre la représentation de celui-ci et le symbole de l’eau. Dans
l’antique symbolisme extrême-oriental, il n’y a qu’une très légère différence
entre la figuration du tonnerre (lei-wen) et celle des nuages (yun-wen) ; l’une
et l’autre consistent en des séries de spirales, quelquefois arrondies et
quelquefois carrées ; on dit habituellement que les premières sont yun-wen et
les secondes lei-wen mais il existe des formes intermédiaires qui rendent cette
distinction très peu sensible en réalité ; et, au surplus, les unes et les
autres sont également en connexion avec le symbolisme du Dragon (cf. H. G.
Creel, Studies in Early Chinese Culture, pp. 236-237). Notons aussi que cette
représentation du tonnerre par des spirales confirme encore ce que nous avons
dit ailleurs du rapport existant entre le symbole de la double spirale et celui
du vajra (La Grand Triade, ch. VI).
(15) Ce « lin incombustible » (asbestos) est en réalité
l’amiante.
(16) Dom A.-J. Pernéty, Dictionnaire mytho-hermétique, p. 2.
(17) Voir La Grande Triade, ch. XII.
(18) [Cf. ch. LXIX : Le coeur rayonnant et le coeur
enflammé.]