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OVIDE Les Métamorphoses - Livre I à VII (Ier siècle).


Daphné changée en laurier (Métamorphose Lyon 1557)
Bernard Salomon


OVIDE
Publius Ovidius Naso

Les Métamorphoses


Traduction de Louis Puget, Th. Guiard, Chevriau et Fouquier (1876)


Livre I : Création, âges de l'humanité, Géants, Daphné, Io ;
Livre II : Phaéton, Callisto, Jupiter et Europe ;
Livre III : Cadmus, Actéon, Écho et Penthée ;
Livre IV : Pyrame et Thisbé, les filles de Minyas, Persée et Andromède.
Livre V : Phinée, Le Rapt de Proserpine ;
Livre VI : Arachné, Niobé, Philomèle et Procné ;
Livre VII : Médée, Céphale et Procris ;
Livre VIII : Nisus et Scylla, Dédale et Icare, Philémon et Baucis ;
Livre IX : le mythe d'Hercule, Byblis ;
Livre X : Orphée, Eurydice, Hyacinthe, Pygmalion, Adonis, Atalante, Cyparissus ;
Livre XI : mort d'Orphée, Midas, Alcyone et Céyx ;
Livre XII : Iphigénie, les Centaures, Achille ;
Livre XIII : le siège de Troie, Énée ;
Livre XIV : Scylla, Énée, Romulus ;
Livre XV : Pythagore, Hippolyte, Esculape, César.


Les Métamorphoses, I


J'entreprends de chanter les métamorphoses qui ont revêtu les corps de formes nouvelles. Dieux, qui les avez transformés, favorisez mon dessein et conduisez mes chants d'âge en âge, depuis l'origine du monde jusqu'à nos jours.

Avant la création de la mer, de la terre et du ciel, voûte de l'univers, la nature entière ne présentait qu'un aspect uniforme ; on a donné le nom de chaos à cette masse informe et grossière, bloc inerte et sans vie, assemblage confus d'éléments discordants et mal unis entre eux. Le soleil ne prêtait point encore sa lumière au monde ; la lune renaissante ne faisait pas briller son croissant : la terre, que l'air environne, n'était point suspendue et balancée sur son propre poids ; et la mer n'avait point encore étendu autour d'elle ses bras immenses ; l'air, la mer et la terre étaient confondus ensemble : ainsi la terre n'avait pas de solidité, l'eau n'était point navigable, l'air manquait de lumière ; rien n'avait encore reçu sa forme distincte et propre. Ennemis les uns des autres, tous ces éléments rassemblés en désordre, le froid et le chaud, le sec et l'humide, les corps mous et les corps durs, les corps pesants et les corps légers, se livraient une éternelle guerre.

Un dieu, si ce n'est la bienfaisante Nature elle-même, mit fin à cette lutte, en séparant la terre du ciel, l'eau de la terre, et l'air le plus pur de l'air le plus grossier. Quand il eut débrouillé ce chaos, et séparé les éléments en marquant à chacun d'eux la place qu'il devait occuper, il établit entre eux les lois d'une immuable harmonie. Le feu brille, et, porté par sa légèreté vers la voûte des cieux, occupe la plus haute région : l'air, le plus léger après le feu, se place auprès de lui : précipitée au-dessous, par sa propre masse, la terre entraîne avec elle les plus lourds éléments, et s'affaisse par son poids ; l'eau enfin se répandant autour d'elle, se réfugie au fond de ses entrailles et entoure sa solide surface.

Après que ce dieu, quel qu'il fût, eut ainsi opéré le partage et l'arrangement de cet amas de matière, il façonna d'abord la terre encore inégale par certains côtés, et l'arrondit en un globe immense. A sa voix, les mers prennent leurs cours, se soulèvent au souffle furieux des vents, et se répandent tout autour de la terre. Il creuse les fontaines, les lacs, et les vastes marais ; il trace la pente des fleuves et la contient entre des rives sinueuses : arrêtés çà et là dans leurs cours, les uns sont absorbés par le sol, les autres portent leurs eaux jusqu'à la mer ; mais, déchaînées en liberté, ce ne sont plus des rives, mais des rivages, qu'elles battent de leurs flots. Enfin il aplanit les campagnes, abaisse les vallées, couvre les forêts de feuillage, élève les montagnes et les couronne de rochers. De même que la voûte du ciel est divisée en cinq zones, deux à droite, deux à gauche, et que celle du milieu est la plus ardente ; de même le globe de la terre, que le ciel enveloppe, est partagé par la main de Dieu en cinq espaces que foulent les pieds des hommes : la zone intermédiaire est brûlante et inhabitable : une neige éternelle couvre celles qui sont aux extrémités. Entre ces deux zones, la nature en a placé deux autres que tempère un mélange de froid et de chaleur. L'air est au-dessus ; plus léger que la terre et l'eau, il est aussi plus pesant que le feu. C'est là qu'il suspendit les brouillards et les nuages, la foudre, dont le bruit devait épouvanter les mortels, et les vents qui font naître et la foudre et le froid. Mais le créateur du monde n'a point aveuglément livré les airs à leur fureur. Quoiqu'ils règnent séparément en des climats divers, à peine encore peut-on les empêcher de bouleverser le monde ; tant est violente la discorde qui sépare ces frères ! L'Eurus fut relégué dans le royaume de Perse, l'empire de Nabata et les montagnes que le jour éclaire de ses rayons naissants : les lieux que le soleil couchant échauffe de ses derniers feux échurent à Zéphir, l'impétueux Borée envahit la Scythie et le Septentrion : et l'orageux Auster fixa dans le midi l'humide empire des nuages et des pluies. Au-dessus de tous ces vents s'élève l'Ether, élément fluide et léger, entièrement dégagé des vapeurs impures de la terre. Dès que l'auteur de la nature eut réglé les limites qui devaient servir de barrière aux différents corps, les astres ensevelis auparavant dans la nuit du chaos commencèrent à briller dans toute l'étendue des cieux ; et afin que chaque région eût ses habitants, la voûte céleste devint la demeure des astres et des dieux, les eaux se peuplèrent de poissons, la terre de bêtes fauves, et l'air d'oiseaux qui le battent de leurs ailes. Un animal plus noble, doué d'une raison plus élevée, et fait pour commander aux autres, manquait encore. L'homme naquit : soit que l'ouvrier sublime, qui a tiré l'univers du chaos, l'eût formé d'une semence divine ; soit que la terre, à peine sortie des mains du Créateur, et séparée des purs rayons de l'éther, eût animé le germe céleste que cette alliance avait déposé dans son sein, et que le fils de Japet, détrempant avec de l'eau cette terrestre argile, l'eût façonnée à l'image des dieux, arbitres de l'univers ; tandis que les autres animaux courbent la tête et regardent la terre, l'homme éleva un front noble et porta ses regards vers les cieux. Ainsi la terre, qui n'était auparavant qu'une masse informe et grossière, revêtit, en se transformant, les traits du premier des humains.

Le premier âge fut l'âge d'or où, de lui-même, sans lois et sans contrainte, l'homme observait la justice et la vertu. On ne connaissait alors ni les supplices nt la crainte des supplices ; on ne lisait point, gravée sur l'airain, la menace des lois, et la foule suppliante ne tremblait pas devant un juge inutile encore à la sûreté des hommes. On n'avait pas encore vu le pin arraché des montagnes, descendre sur la plaine liquide, pour visiter des climats étrangers ; les peuples ne connaissaient d'autres rivages que ceux de leur patrie, et des fossés profonds n'entouraient point les cités. On n'entendait pas résonner l'airain de la trompette allongée ou du clairon recourbé ; sans casques, sans glaives, sans soldats, les hommes goûtaient les doux loisirs d'une tranquille paix. Vierge encore et respectée des rateaux, la terre ne sentait pas encore la blessure du soc, et donnait ses fruits d'elle-même. Satisfaits des présents que la culture n'avait pas arrachés de son sein, les hommes cueillaient les fruits de l'arbousier, la fraise des montagnes, les baies du cornouiller, la mûre attachée aux ronces épineuses, ou ramassaient les glands tombés de l'arbre immense de Jupiter. Le printemps était éternel, et la tiède haleine de Zéphir caressait doucement les fleurs écloses sans semence. La terre n'attendait pas, pour produire, les soins du laboureur, et les champs, sans repos, se chargeaient de jaunes et abondantes moissons. Des fleuves de lait, des fleuves de nectar coulaient dans les campagnes, et le miel distillait en longs ruisseaux de l'écorce des chênes.

Mais lorsque Jupiter eut précipité Saturne dans les sombres abîmes du Tartare, et soumis le monde à ses lois, cette victoire amena l'âge d'argent, moins heureux que l'âge d'or, mais préférable à l'âge d'airain. Jupiter abrégea la durée de l'antique printemps, et dès lors, l'hiver, l'été, l'inégal automne et le trop court printemps partagèrent l'année en quatre saisons. Pour la première fois, l'air s'embrasa de chaleurs dévorantes, et l'eau se durcit au soufle glacé des vents. Pour la première fois, on chercha des abris, et ces abris furent des antres, d'épais buissons ou des claies entrelacées d'écorce. On ensevelit les semences dans de longs sillons et le poids du joug fit gémir les taureaux pour la première fois.

A ces deux âges, succéda l'âge d'airain : la race qu'il vit naître, plus farouche, plus prompte à prendre les armes, n'était point encore criminelle : le dur âge de fer fut le dernier. Dans ce siècle formé d'un métal pire que l'airain, tous les crimes envahirent la terre : on vit s'enfuir la pudeur, la vérité, la bonne foi, et régner à leur place, la fraude, la ruse, la trahison et la violence, et la coupable soif des richesses. Le nautonnier livra ses voiles aux vents qu'il connaissait mal encore ; les arbres qui, depuis si longtemps, couronnaient immobiles le sommet des montagnes, allèrent, transformés en navires, insulter des flots inconnus ; la terre autrefois commune à tous, comme les airs et la lumière du soleil, vit l'arpenteur prudent tracer un long sillon et marquer des limites. Ce ne fut point assez pour l'homme de demander aux champs les moissons et les fruits, tribut naturel de leur fécondité ; il osa fouiller jusques au fond des entrailles de la terre, et en retirer ces trésors que la nature avait cachés aux confins du Ténare, et qui ne servent, hélas ! que d'aliments à nos maux. Déjà le fer coupable et l'or plus coupable encore que le fer, paraissent au jour ; avec eux paraît aussi la guerre, qui se sert de ces deux métaux pour combattre, et secoue d'une main ensanglantée des armes retentissantes. On ne vit plus que de rapine ; l'hôte n'est plus en sûreté auprès de son hôte, le beau-père auprès de son gendre ; les frères mêmes sont rarement unis : l'époux trame la mort de son épouse, l'épouse celle son mari : les cruelles marâtres distillent les sucs mortels de la ciguë ; le fils accuse la durée des jours de son père ; les droits du sang sont foulés aux pieds ; et, de toutes divinités, la vierge Astrée quitte la dernière le séjour de la terre, que le meurtre a souillée de sang.

Le ciel lui-même ne devait pas être un asile plus assuré que la terre : les géants osèrent, dit-on, l'attaquer, et se frayer un chemin jusqu'aux astres, en entassant montagnes sur montagnes. Alors le maître des dieux foudroya l'Olympe et fit crouler Pélion élevé sur Ossa. Les coups monstrueux des géants furent ensevelis sous les masses que leurs mains avaient amoncelées ; on raconte qu'abreuvée du sang de ses enfants, et dans la crainte de voir périr les dernier rejetons de cette race cruelle, la terre anima ce sang fumant encore et en fit naître des hommes, race impie comme la première, et qui par sa violence et sa soif du carnage révélait sa sanglante origine.

Du haut de son céleste palais, le fils de Saturne voit les crimes de la terre ; il gémit et se rappelant l'horrible festin de Lycaon, le souvenir d'un crime trop récent encore pour être connu, allume dans son coeur un courroux extrême, digne du maître des dieux. Il les convoque ; aussitôt ils s'assemblent à sa voix. Il est au haut des cieux une voie que signale sa blancheur éclatante quand l'air est pur et sans nuages : on la nomme Lactée : c'est le chemin qui conduit les dieux à l'auguste séjour du maître du tonnerre : on voit aux deux côtés s'ouvrir à deux battants les portiques des dieux patriciens : l'Olympe a semé loin de là les demeures de ses plébéiens ; à l'entrée de l'avenue, les plus puissants des immortels ont fixé leurs illustres pénates. Ce lieu, si la hardiesse est permise à mon langage, figure dans les cieux le palais de César.

Lorsque les dieux ont pris place sur des sièges de marbre, assis lui-même sur un trône plus élevé, et s'appuyant sur son sceptre d'ébène, Jupiter agite par trois fois sa redoutable chevelure, et trois fois la terre et la mer et les cieux mêmes en sont ébranlés ; alors, son indignation s'exhale en ces termes : «Oui, je fus moins alarmé pour le royaume du monde, lorsque les géants aux pieds de reptile menacèrent de leurs cent bras le ciel assiégé. C'étaient de terribles ennemis, mais cette guerre n'avait pour cause qu'un seul crime et pour soutien qu'une seule race. Je ne vois aujourd'hui que coupables, dans toute l'étendue que Nérée embrasse de ses ondes bruyantes, et c'est le genre humain qu'il me faut perdre tout entier ; j'en jure par les fleuves souterrains qui coulent à travers les bois infernaux, j'ai tout tenté pour son salut : mais il faut trancher avec le fer une plaie incurable, de peur qu'elle ne gagne les membres encore sains. Je tiens sous mon empire les demi-dieux et les divinités champêtres, les Nymphes, les Faunes, les Satyres, et les Sylvains habitants des montagnes : s'ils ne sont point encore admis au partage de nos célestes honneurs, laissons-les du moins jouir en paix de l'asile que nous leur avons donné sur la terre. Et pouvez-vous croire qu'ils y soient en sûreté, quand j'ai vu, moi, le maître de la foudre et le vôtre, dressées contre moi-même les embûches de Lycaon, ce monstre que vous connaissez ?»

Tous les dieux frémissent à ces mots, et brûlent de punir cet attentat sacrilège : ainsi, lorsqu'une main impie, acharnée à la perte de César, entreprit d'éteindre, dans son sang, l'éclat du nom romain, un si funeste dessein jeta la consternation et l'effroi dans toutes les âmes ; tout l'univers en tressaillit d'horreur, et l'amour de tes peuples ne te fut pas moins doux, ô César, que le zèle des Dieux ne le fut à Jupiter. Il apaise les murmures du geste et de la voix ; on se tait, et, le respect imposant silence à l'indignation, il reprend son discours en ces mots : «Le coupable est puni : rassurez-vous. Apprenez à la fois et le crime et la vengeance. Le bruit de l'iniquité des hommes avait frappé mes oreilles : je souhaitais qu'il fût mensonger, et, descendant des hauteurs de l'Olympe, je cache ma divinité sous les traits d'un mortel, et je parcours la terre. Il serait trop long d'énumérer les crimes dont je fus le témoin : la réalité dépassait encore les plus funestes récits. J'avais franchi le Ménale, horrible repaire de bêtes féroces, le Cyllène et les forêts de pins du froid Lycée. Arrivé en Arcadie, je pénètre dans la demeure inhospitalière du tyran, à l'heure où le crépuscule annonce la nuit qui s'avance. Je révélai par des signes certains la présence d'un dieu, et déjà le peuple en prière me rendait hommage : Lycaon se rit de leur pieuse crédulité. «Je vais, dit-il, m'assurer s'il est dieu ou mortel, et l'épreuve ne sera pas douteuse». Il s'apprête à me surprendre la nuit dans les bras du sommeil et à m'ôter la vie. Voilà l'épreuve qui plaît au perfide. Non content du trépas qu'il m'apprête, il égorge un des otages que lui avaient envoyés les Molosses vaincus, fait bouillir une partie des membres palpitants de la victime, livre le reste à l'ardeur de la flamme, et ces mets exécrables sont ensemble servis devant moi. Aussitôt ma foudre vengeresse fait crouler son palais sur ses pénates bien dignes d'un tel maître. Il fuit épouvanté ; il veut parler ; mais en vain : ses hurlements troublent seuls le silence des campagnes ; sa gueule s'arme de la rage qu'il avait dans le coeur, et, toujours affamé de carnage, il tourne sa furie contre les troupeaux, et jouit encore du sang qu'il fait couler. Le poil remplace ses vêtements ; ses bras deviennent des jambes ; loup cruel, il conserve quelques restes de sa forme première : la couleur grisâtre de ses cheveux a passé dans son poil ; le visage farouche, les yeux ardents, tout en lui respire cette férocité qui lui fut naturelle. Une seule maison venait de périr ; mais plus d'une maison méritait le même sort : la cruelle Erinnys étend son empire sur toute la terre. On dirait que les hommes se sont voués au crime par serment : qu'ils périssent tous sur-le-champ ; ils l'ont tous mérité ; j'en ai porté l'arrêt irrévocable !»

Les dieux approuvent les paroles de Jupiter, ceux-ci par de bruyantes acclamations, et en excitant son courroux, ceux-là par un muet assentiment ; mais la perte du genre humain est pour tous un sujet de douleur. Que deviendra la terre, veuve de ses habitants ? Qui désormais brûlera l'encens sur leurs autels ? Va-t-il donc livrer le monde à la fureur des bêtes féroces ? Le souverain des Dieux se charge de pourvoir à tout : il fait cesser leurs demandes et leur inquiétude, en leur promettant une nouvelle race, différente de la première, et dont l'origine sera merveilleuse.

Déjà prêt à foudroyer toute la terre, il craint que tant de feux partout allumés n'embrasent la voûte des cieux, et ne consument l'axe du monde dans toute son étendue. Il se souvient que les Destins ont fixé dans l'avenir un temps où la mer et la terre et le palais des cieux seront dévorés par les flammes, où la machine merveilleuse du monde s'abîmera dans un vaste embrasement. Il dépose ses traits forgés de la main des Cyclopes, et choisit un autre genre de châtiment : il veut engloutir le genre humain sous les eaux, qui, de toutes les parties du ciel, se répandront en torrents sur la terre. Il enferme soudain dans les antres d'Eole l'Aquilon et tous les vents qui dissipent les nuages, et ne laisse que l'Autan en liberté. L'Autan vole, porté sur ses ailes humides : son visage terrible est couvert d'un épais et sombre nuage, sa barbe est chargée de brouillards, sur son front s'assemblent les nuées ; l'eau ruisselle de ses cheveux blancs, de ses ailes et de son sein. Dès que sa main a pressé les nuages suspendus dans les airs, un grand bruit se fait entendre, et des torrents de pluie s'échappent du haut des cieux. La messagère de Junon, parée de ses mille couleurs, Iris aspire les eaux de la mer et alimente les nuages. Les moissons sont renversées, les espérances du laboureur détruites sans retour, et, dans un instant, périt tout le fruit de l'année et de ses longs travaux. Les eaux qui tombent du ciel ne suffisent pas à la colère de Jupiter : le roi des mers, son frère, lui prête le secours de ses ondes. Il convoque les dieux des fleuves, et, dès qu'ils sont entrés dans son palais : «Qu'est-il besoin de longs discours ? dit-il. Il s'agit de déployer toutes vos forces : allez, ouvrez vos sources, renversez vos digues, et donnez carrière à vos flots déchaînés». Il parle : on obéit, et les fleuves, forçant les barrières qui retiennent leurs eaux, précipitent vers la mer leur course impétueuse. Neptune lui-même frappe la terre de son trident : elle tremble, et les eaux s'élancent de leurs gouffres entr'ouverts. Les fleuves débordés roulent à travers les campagnes, entraînant ensemble dans leur course les plantes et les arbres, les troupeaux, les hommes, les maisons et les sanctuaires des dieux, avec leurs saintes images. Si quelque édifice reste encore debout et résiste à la fureur des flots, l'onde en couvre bientôt le faîte, et les plus hautes tours sont ensevelies dans un profond abîme. Déjà la terre ne se distinguait plus de l'Océan : la mer était partout, et la mer n'avait pas de rivages. L'un gagne le sommet d'une colline, l'autre se jette dans un esquif, et promène la rame dans le champ où naguère il conduisait la charrue. Celui-ci passe dans sa nacelle au-dessus de ses moissons ou de sa maison submergée ; celui-là trouve des poissons sur la cime d'un ormeau. Si l'ancre peut être jetée, c'est dans l'herbe d'une prairie qu'elle va s'arrêter ; les barques s'ouvrent un chemin sur les coteaux qui portaient la vigne ; les phoques monstrueux reposent dans les lieux où paissaient les chèvres légères. Les Néréides s'étonnent de voir au fond des eaux, des bois, des villes, des palais ; les dauphins habitent les forêts, et bondissent sur la cime des chênes qu'ils ébranlent par de violentes secousses. On voit nager le loup au milieu des brebis ; les flots entraînent les lions et les tigres farouches ; également emportés, les sangliers ne peuvent trouver leur salut dans leur force, ni les cerfs dans leur vitesse. Las de chercher en vain la terre pour y reposer ses ailes, l'oiseau errant se laisse tomber dans la mer. L'immense débordement des eaux couvrait les montagnes, et, pour la première fois, leurs sommets étaient battus par les vagues. La plus grande partie du genre humain périt dans les flots : ceux que les flots ont épargnés deviennent les victimes du supplice de la faim.

L'Attique est séparée de la Béotie par la Phocide, contrée fertile avant qu'elle fût submergée ; mais alors, confondue tout à coup avec l'Océan, ce n'était plus qu'une vaste plaine liquide. Là s'élève jusqu'aux astres un mont dont la double cime se perd au sein des nues : le Parnasse est son nom ; c'est sur cette montagne, seul endroit de la terre que les eaux n'eussent pas couvert, que s'arrêta la faible barque qui portait Deucalion et sa compagne. Ils adorent d'abord les Nymphes de Coryce, les autres dieux du Parnasse, et Thémis, qui révèle l'avenir, et qui rendait alors ses oracles en ces lieux. Jamais homme n'eut plus de zèle que Deucalion pour la vertu et pour la justice, jamais femme n'eut pour les dieux plus de respect que Pyrrha. Quand Jupiter a vu le monde changé en une vaste mer, et que de tant de milliers d'hommes, de tant de milliers de femmes qui l'habitaient, il ne reste plus qu'un homme et qu'une femme, couple innocent et pieux, il écarte les nuages, ordonne à l'Aquilon de les dissiper, et découvre la terre au ciel et le ciel à la terre.

Cependant le courroux de la mer s'apaise, le souverain des eaux dépose son trident et rétablit le calme dans son empire. Voyant, au-dessus des profonds abîmes, Triton, dont les épaules d'azur se couvrirent en naissant d'écailles de pourpre, il l'appelle et lui commande d'enfler sa conque bruyante, et de donner aux ondes et aux fleuves le signal de la retraite ; soudain, Triton saisit ce clairon creux et recourbé, qui va toujours s'élargissant par d'obliques détours, ce clairon terrible, qui, lorsqu'il sonne du milieu de l'Océan, fait retentir de sa voix les rivages où le soleil et se lève et se couche. Dès que la conque eut touché les lèvres humides du Dieu dont la barbe distille l'onde, et transmis en résonnant les ordres de Neptune, les flots de l'Océan et ceux des fleuves l'entendirent, et tous se retirèrent. Déjà la mer a retrouvé ses rivages ; les fleuves décroissent et rentrent dans leur lit, assez large pour les contenir tout entiers ; les collines semblent sortir des eaux, la terre surgit par degrés, et paraît s'élever à mesure que les eaux s'abaissent ; si longtemps cachés sous les flots, les arbres découvrent leurs têtes dépouillées de feuillage, et chargées encore de limon. Le monde était enfin rendu à lui-même. A l'aspect de cette solitude désolée, où règne un profond et morne silence, Deucalion ne peut retenir ses larmes, et, s'adressant à Pyrrha :

«O ma soeur ! ô ma femme ! s'écrie-t-il ; ô toi qui seule survis à la destruction de ton sexe, unis jadis par le sang, par une commune origine, et bientôt par l'hymen, que le malheur resserre aujourd'hui ces noeuds. Du couchant à l'aurore, le soleil ne voit que nous deux sur la terre ; nous sommes le genre humain, tout le reste est enseveli sous les eaux. Je n'ose même encore répondre de notre salut ; ces nuages suspendus sur nos têtes m'épouvantent toujours. Infortunée ! si le ciel t'eût sauvée sans me sauver, quel serait aujourd'hui ton destin ? Seule, qui t'aiderait à supporter tes alarmes ? qui consolerait tes douleurs ? Ah ! crois-moi, chère épouse, si la mer t'avait engloutie sans moi, je t'aurais suivie, et la mer nous eût engloutis tous les deux ! Ne puis-je, à l'exemple de Prométhée mon père, faire naître une nouvelle race d'hommes, et, comme lui, souffler la vie à l'argile pétrie de mes mains ? Nous sommes, à nous deux, les seuls débris de l'espèce humaine ; les dieux l'ont ainsi voulu ; ils ont sauvé en nous un modèle des hommes». Il dit, et tous deux pleuraient, résolus d'implorer le secours des dieux, et de consulter l'oracle. Ils se rendent sur les bords du Céphise, dont les flots, limoneux encore, coulaient déjà dans leur lit ordinaire. Quand ils ont arrosé de son eau sainte leur tête et leurs vêtements, ils dirigent leurs pas vers le temple de la déesse ; le faîte était souillé d'une mousse fangeuse, et le feu des autels éteint. Dès que leurs pieds ont touché le seuil du temple, prosternés l'un et l'autre la face contre terre, ils baisent le marbre humide avec une sainte frayeur. 

«Si les dieux, disent-ils, se laissent fléchir aux humbles prières des mortels, s'ils ne sont pas inexorables, apprends-nous, ô Thémis, quelle vertu féconde peut réparer la ruine du genre humain, et montre-toi propice et secourable au monde abîmé sous les eaux». Touchée de leur prière, la déesse rendit cet oracle : «Eloignez-vous du temple, voilez vos têtes, détachez les ceintures de vos vêtements, et jetez derrière vous les os de votre aïeule antique». Ils demeurent frappés d'un long étonnement. Pyrrha, la première, rompt le silence et refuse d'obéir aux ordres de la déesse ; elle la prie, en tremblant, de lui pardonner, si elle n'ose outrager les mânes de son aïeule en dispersant ses os. Cependant ils cherchent ensemble le sens mystérieux que cachent les paroles ambiguës de l'oracle, et les repassent longtemps dans leur esprit. Enfin, Deucalion rassure la fille d'Epiméthée par ces consolantes paroles : «Ou ma propre sagacité m'abuse, ou l'oracle n'a point un sens impie, et ne nous conseille pas un crime. Notre aïeule, c'est la terre, et les pierres renfermées dans son sein sont les ossements qu'on nous ordonne de jeter derrière nous». Bien que cette interprétation ait ébranlé l'esprit de Pyrrha, son espérance est encore pleine de doute, ou bien le doute combat encore son espérance, tant il leur reste d'incertitude sur le sens véritable de l'oracle divin ! Mais que risquent-ils à tenter l'épreuve ? ils s'éloignent, et, le front voilé, laissant flotter leurs vêtements, selon le voeu de Thémis, ils marchent en jetant des cailloux en arrière. Ces cailloux (qui le croirait, si l'antiquité n'en rendait témoignage ?), perdant leur rudesse première et leur dureté, s'amollissent par degrés, et revêtent une forme nouvelle. A mesure que leur volume augmente et que leur nature s'adoucit, ils offrent une confuse image de l'homme, image encore imparfaite et grossière, semblable au marbre sur lequel le ciseau n'a ébauché que les premiers traits d'une figure humaine. Les éléments humides et terrestres de ces pierres deviennent des chairs ; les plus solides et les plus durs se convertissent en os ; ce qui était veine conserve et sa forme et son nom. Ainsi, dans un court espace de temps, la puissance des dieux change en hommes les pierres lancées par Deucalion, et renouvelle, par la main d'une femme, la race des femmes éteinte. C'est de là que nous venons : race dure et laborieuse, nous témoignons sans cesse de notre origine.

La terre enfanta d'elle-même et sous diverses formes les autres animaux. Quand les feux du soleil eurent échauffé le limon qui la couvrait et mis en fermentation la fange des marais, les germes féconds qu'elle renfermait dans son sein y reçurent la vie comme dans le sein d'une mère, se développèrent par degrés et revêtirent tons une forme différente. Ainsi, quand le Nil aux sept embouchures a retiré ses flots des campagnes inondées et les a ramenés dans son premier lit, le limon qu'il vient de déposer, échauffé par les rayons de l'astre du jour, fait naître mille insectes divers que le laboureur surprend dans les nouveaux sillons : ébauchés à peine, ils commencent d'éclore, ou bien, inachevés et manquant de plusieurs organes de la vie, ils sont encore moitié vivants et moitié fange. L'humide et le chaud, tempérés l'un par l'autre, sont la source de la fécondité et la cause productrice de tous les êtres. Quoique le feu soit ennemi de l'eau, la vapeur humide engendre toute chose, et l'alliance de deux éléments contraires est le principe de la génération. Ainsi, couverte encore des fanges du déluge et profondément pénétrée par la chaleur du soleil, la terre produisit d'innombrables espèces d'animaux : les uns reparaissaient sous leurs formes primitives, les autres voyaient le jour pour la première fois. Elle fut aussi condamnée à t'engendrer, monstrueux Python, serpent inconnu sur la terre, effroi de ses nouveaux habitants, tant sur les flancs d'un mont, sa masse énorme occupait d'espace ! Le dieu qui porte l'arc ne s'était jusqu'alors servi de ses flèches que contre les daims et les chevreuils aux pieds légers : il en accabla le monstre, épuisa sur lui son carquois et lui fit vomir, par mille blessures livides, son sang et ses poisons ; et, de peur que le temps n'effaçât le souvenir d'une si belle victoire, il institua des jeux solennels, qui furent appelés Pythiques, du nom du serpent vaincu. Le jeune athlète, vainqueur dans ces jeux, à la lutte, à la course à pied, ou à celle du char, recevait une couronne de chêne, symbole de l'honneur. Le laurier n'existait pas encore, et la blonde chevelure d'Apollon empruntait indifféremment sa couronne à toutes sortes d'arbres.

Le premier objet de la tendresse d'Apollon fut Daphné, fille du fleuve Pénée. Cette passion ne fut point l'ouvrage de l'aveugle hasard, mais la vengeance de l'amour irrité : Le Dieu de Délos, dans l'orgueil de sa victoire, avait vu Cupidon qui tendait avec effort la corde de son arc : «Faible enfant, lui dit-il, que fais-tu de ces armes pesantes ? Ce carquois ne sied qu'à l'épaule du dieu qui peut porter des coups certains aux bêtes féroces comme à ses ennemis, et qui vient d'abattre, sous une grêle de traits, ce monstre dont le ventre, gonflé de tant de poisons, couvrait tant d'arpents de terre. Contente-toi d'allumer, avec ton flambeau, je ne sais quelles flammes amoureuses, et garde-toi bien de prétendre à mes triomphes». Le fils de Vénus, répondit : «Apollon, rien n'échappe à tes traits, mais tu n'échapperas pas aux miens : autant tu l'emportes sur tous les animaux, autant ma gloire est au dessus de la tienne». Il dit, et, frappant la terre de son aile rapide, il s'élève et s'arrête au sommet ombragé du Parnasse : il tire de son carquois deux flèches dont les effets sont bien différents ; l'une inspire l'amour, et l'autre le repousse : la première est dorée, sa pointe est aiguë et brillante, la seconde n'est armée que de plomb, et sa pointe est émoussée. C'est de ce dernier trait que le dieu atteint la fille de Pénée ; c'est de l'autre qu'il blesse Apollon et le perce jusqu'à la moelle des os. Apollon aime aussitôt, et Daphné hait jusqu'au nom de son amant ; émule de la chaste Diane, elle aime à s'égarer au fond des bois, à la poursuite des bêtes féroces, et à se parer de leurs dépouilles. Un seul bandeau rassemble négligemment ses cheveux épars. Mille amants lui ont offert leur hommage ; elle l'a rejeté, et pleine d'un dédain sauvage pour les hommes qu'elle ne connaît pas encore, elle parcourt les solitudes des forêts, heureuse d'ignorer et l'amour et l'hymen et ses noeuds. Souvent son père lui disait : «Ma fille, tu me dois un gendre». Il lui répétait souvent : «Ma fille, tu me dois une postérité». Mais Daphné, repoussant comme un crime la pensée d'allumer les flambeaux de l'hymen, rougissait, et la pudeur donnait un nouveau charme à sa beauté ; et suspendue au cou de son père qu'elle enlaçait de ses bras caressants : «Cher auteur de mes jours, disait-elle, permettez-moi de garder toujours ma virginité ; Jupiter accorda cette grâce à Diane». Pénée cède aux désirs de sa fille. Inutile victoire ! tes grâces, ô Daphné, s'opposent à tes desseins, et ta beauté résiste à tes voeux. Cependant Phébus aime ; il a vu Daphné et veut s'unir à elle : il espère ce qu'il désire ; espérance vaine ! car son oracle le trompe lui-même. Comme on voit s'embraser le chaume léger après la moisson, comme la flamme consume une haie dont l'imprudent voyageur approche son flambeau, ou près de laquelle il le laisse aux premiers rayons du jour, ainsi s'embrase et se consume le coeur d'Apollon, ainsi il nourrit, en espérant, d'inutiles ardeurs. Il voit les cheveux de la nymphe flotter négligemment sur ses épaules. «Et que serait-ce, dit-il, si l'art les avait arrangés ?» Il voit ses yeux briller comme des astres : il voit sa bouche vermeille (c'est peu que de la voir) : il admire et ses doigts et ses mains, et ses bras plus que demi-nus ; et ce que le voile cache à ses yeux, son imagination l'embellit encore. Daphné fuit plus rapide que le vent, et c'est en vain qu'il cherche à la retenir par ses discours : «Nymphe du Pénée, je t'en conjure, arrête : ce n'est pas un ennemi qui te poursuit. Arrête, nymphe, arrête ! la brebis fuit le loup, la biche le lion, et devant l'aigle s'envole la tremblante colombe ; chacun se dérobe à son ennemi. Mais c'est l'amour qui me précipite sur tes traces. Malheureux que je suis ! Prends garde de tomber ! Que ces épines cruelles ne blessent pas tes pieds délicats ! Que je ne sois pas pour toi une cause de douleur ! Les sentiers où tu cours sont rudes et difficiles : Ah ! de grâce, modère ta vitesse, ralentis ta fuite, et je ralentirai moi-même mon ardeur à te suivre. Connais du moins celui qui t'aime : ce n'est point un sauvage habitant des montagnes, ni un pâtre hideux préposé à la garde des boeufs et des brebis : imprudente, tu ne sais pas qui tu fuis, tu ne le sais pas, et c'est pour cela que tu fuis : Delphes, Claros, Ténédos et Patare obéissent à mes lois. Jupiter est mon père : ma bouche dévoile aux mortels l'avenir, le passé, le présent : ils me doivent l'art d'unir aux accents de ia lyre les accents de la voix. Mes flèches sont sûres de leurs coups : hélas ! il en est une plus sûre encore qui m'a percé le coeur. Je suis l'inventeur de la médecine ; le monde m'honore comme un dieu secourable, et la vertu des plantes est sans mystères pour moi ; mais en est-il quelqu'une qui guérisse de l'amour ? Mon art, utile à tous les hommes, est, hélas ! impuissant pour moi-même !» Il parlait ; mais, emportée par l'effroi, la fille de Pénée précipite sa fuite, et laisse bien loin derrière elle Apollon et ses discours inachevés. Elle fuit, et le dieu lui trouve encore des charmes : le souffle des vents soulevait à plis légers sa robe entr'ouverte ; Zéphire faisait flotter en arrière ses cheveux épars, et sa grâce s'embellissait de sa légèreté. Las de perdre dans les airs de vaines prières, et se laissant emporter par l'amour sur les traces de Daphné, le jeune dieu les suit d'un pas plus rapide. Lorsqu'un chien gaulois découvre un lièvre dans la plaine, on les voit déployer une égale vitesse, l'un pour sa proie, l'autre pour son salut : le chien vole, comme attaché aux pas du lièvre ; il croit déjà le tenir, et le cou tendu, allongé, semble mordre sa trace ; le lièvre, incertain s'il est pris, évite la gueule béante de son ennemi, et il échappe à la dent déjà prête à le saisir. Tels on voit Apollon et Daphné : l'espérance le rend léger, la peur la précipite. Mais, soutenu sur les ailes de l'amour, le dieu semble voler ; il poursuit la nymphe sans relâche, et, penché sur la fugitive, il est si près de l'atteindre, que le souffle de son haleine effleure ses cheveux flottants. Trahie par ses forces, elle pâlit enfin, et, succombant à la fatigue d'une course aussi rapide, elle tourne ses regards vers les eaux du Pénée. «S'il est vrai, s'écrie-t-elle, que les fleuves participent à la puissance des dieux, ô mon père, secourez-moi. Et toi, que j'ai rendue témoin du funeste pouvoir de mes charmes, terre, ouvre-moi ton sein, ou détruis, en me changeant, cette beauté qui cause mon injure». A peine elle achevait cette prière, que ses membres s'engourdissent ; une écoree légère enveloppe son sein délicat ; ses cheveux verdissent en feuillage, ses bras s'allongent en rameaux ; ses pieds, naguère si rapides, prennent racine et s'attachent à la terre ; la cime d'un arbre couronne sa tête ; il ne reste plus d'elle-même que l'éclat de sa beauté passée. Apollon l'aime encore, et, pressant de sa main le nouvel arbre, il sent, sous l'écorce naissante, palpiter le coeur de Daphné. Il embrasse, au lieu de ses membres, de jeunes rameaux, et couvre l'arbre de baisers, que l'arbre semble repousser encore : «Ah ! dit-il, puisque tu ne peux devenir l'épouse d'Apollon, sois son arbre du moins : que désormais ton feuillage couronne et mes cheveux et ma lyre et mon carquois. Tu seras l'ornement des guerriers du Latium, lorsqu'au milieu des chants de victoire et d'allégresse, le Capitole verra s'avancer leur cortège triomphal. Garde fidèle du palais des Césars, tu couvriras de tes rameaux tutélaires le chêne qui s'élève à la porte de cette auguste demeure ; et de même que ma longue chevelure, symbole de jeunesse, sera toujours respectée et du fer et des ans, je veux aussi parer ton feuillage d'un printemps éternel». Il dit, et le laurier, inclinant ses jeunes rameaux, agita doucement sa cime : c'était le signe de tête de Daphné, sensible aux faveurs d'Apollon.

Il est, dans l'Hémonie, une vallée qu'environnent de toutes parts des rochers et des bois ; on l'appelle Tempé ; c'est là que le Pénée, prenant sa source au pied du Pinde, roule à grand bruit ses flots écumants. Dans sa chute impétueuse, il élève des nuages de vapeurs qui retombent en pluie légère sur la cime des forêts d'alentour, et le fracas de son torrent fatigue au loin les échos. C'est le séjour, c'est la retraite sacrée de ce grand fleuve ; c'est là qu'assis au fond d'une grotte taillée dans le roc, il commande à ses flots et aux Nymphes qui les habitent. Là s'arrêtent d'abord tous les fleuves de la contrée, incertains s'ils doivent féliciter ou consoler le père de Daphné. C'étaient le Sperchius au front de peupliers, l'Enipée aux ondes turbulentes, et le vieil Apidan, et le paisible Amphryse, et l'Eas, et ceux même qui, courant où les guide leur impétuosité, vont, après de longs détours, reposer dans l'Océan leurs ondes fatiguées. Inachus seul est absent ; retiré dans sa grotte profonde, il grossit ses eaux de ses larmes ; malheureux père ! il pleure Io, sa fille, qu'il a perdue. Voit-elle encore le jour ? est-elle descendue chez les morts ? Il l'ignore, et comme il ne la trouve nulle part, il croit qu'elle n'est plus sur la terre ; il craint même pour elle de plus grands malheurs. Jupiter l'avait vue s'éloigner des bords du fleuve paternel : «0 Nymphe, avait-il dit, Nymphe digne de Jupiter, quel est l'heureux mortel appelé à partager ta couche ? Viens sous l'épais ombrage de ces bois (et il les lui montrait), viens chercher un abri contre les feux que le soleil, au milieu de sa course, darde du haut du ciel. Ne crains pas de pénétrer seule dans ces forêts, retraite des bêtes farouches ; un dieu t'y servira de guide et de protecteur, et ce ne sera pas un dieu vulgaire ; mais celui-là même qui, de sa main puissante, tient le sceptre des cieux, et qui lance la foudre vagabonde. Arrête, et ne fuis pas». Elle fuyait en effet. Elle a déjà franchi les prairies de Lerne, les campagnes et les bois du Lyrcée, lorsque le dieu, enveloppant au loin la terre de ténèbres, arrête la Nymphe dans sa fuite, et triomphe de sa pudeur.

Cependant Junon abaisse ses regards sur la campagne, et, surprise de voir que des nuées passagères aient changé le jour en une nuit profonde, elle reconnaît bientôt que ces vapeurs ne s'élèvent point du fleuve ni du sein humide de la terre ; elle cherche de tous côtés cet époux dont elle a si souvent surpris les larcins infidèles, et, ne le trouvant point dans le ciel : «Je m'abuse, dit-elle, ou je suis outragée», et, s'élançant du haut de l'Olympe sur la terre, elle commande aux nuages de s'éloigner. Mais Jupiter avait prévu l'arrivée de son épouse, et déjà la fille d'Inachus était changée en une blanche génisse. Elle est belle encore sous cette forme nouvelle ; la fille de Saturne, en dépit d'elle-même, admire sa beauté. Quel est son maître, son pays, son troupeau ? Elle veut tout savoir, comme si la vérité ne lui était pas connue. Jupiter, pour mettre fin à ces questions, dissimule et répond que la terre l'a enfantée. Junon la demande en présent ; que fera son époux ? Il est cruel de livrer l'objet de son amour ; mais un refus serait suspect : ce que la honte lui conseille, l'amour le lui défend, et sans doute l'amour eût triomphé ; mais Jupiter peut-il refuser un don si léger à sa soeur, à la compagne de sa couche, sans qu'elle soupçonne que c'est tout autre chose qu'une génisse ? Maîtresse de sa rivale, Junon ne bannit point toute inquiétude ; elle ne cesse de craindre Jupiter et de nouveaux larcins, qu'après avoir livré Io à fa garde d'Argus, fils d'Arestor. Cent yeux couronnaient la tête de ce monstre ; le sommeil qu'ils goûtaient tour à tour, n'en fermait que deux à la fois ; les autres restaient ouverts et comme en sentinelle. Quelle que fût la place d'Argus, ses regards tombaient sur Io, et, quoique placé derrière elle, elle était devant ses yeux. Le jour, il la laisse paître ; mais quand le soleil est descendu sous la terre, il l'enferme, et attache d'indignes liens à son cou. Infortunée ! elle n'a pour aliments que les feuilles des arbres et l'herbe amère ; pour boisson, que l'eau bourbeuse ; pour lit, que la terre soupent dépouillée de gazon. Plus d'une fois, pour implorer Argus, elle veut lui tendre ses bras, et ne les trouve plus ; elle veut se plaindre, il ne sort de sa bouche que des mugissements ; elle en redoute le bruit, et sa propre voix l'épouvante. Elle s'approche un jour de ces rives, témoins des jeux de son enfance, des rives de l'Inachus : à peine a-t-elle vu dans l'onde du fleuve ses cornes nouvelles, saisie d'horreur, elle recule devant son image. Les Naïades la méconnaissent, Inachus lui-même la méconnaît. Cependant elle suit son père, elle suit ses soeurs, se laisse caresser et s'offre d'elle-même à leurs regards qu'étonne sa beauté. Le vieil Inachus cueille des herbes et les lui présente ; elle lèche les mains de son père, elle les couvre de baisers, et ne peut retenir ses larmes. Que n'a-t-elle encore l'usage de sa voix ! elle implorerait son secours, elle dirait son nom et ses malheurs ; mais, à défaut de parole, des caractères qu'elle trace sur le sable, à l'aide de son pied, révèlent sa triste métamorphose. «Malheureux que je suis !» s'écrie-t-il, et il reste suspendu aux cornes de la génisse gémissante, et à son cou blanc comme la neige : «Malheureux que je suis ! s'écrie-t-il encore ; est-ce bien toi, ma fille, que j'ai cherchée par toute la terre ? La douleur de ta perte me pesait moins que celle de te retrouver. Tu gardes le silence, ta voix ne répond pas à la mienne ; seulement, de profonds soupirs s'échappent de ton sein, et tout ce que tu peux, c'est de répondre à mes paroles par des mugissements. Hélas ! ignorant ta destinée, je préparais pour toi la couche nuptiale et les flambeaux d'hyménée ; le premier de mes voeux était un gendre, le second une postérité ; maintenant, c'est dans un troupeau que tu dois chercher un époux, c'est là que tu dois chercher des enfants, et la mort ne peut mettre un terme à mon chagrin immense ! Malheureux d'être un dieu, la porte du trépas m'est fermée, et le destin me condamne à des douleurs éternelles comme ma vie !» Le monstre au front étoilé d'yeux, interrompant sa plainte, arrache Io des bras de son père, l'emmène dans d'autres pâturages, et va s'asseoir lui-même sur la cime d'une montagne lointaine, d'où il peut promener de tous côtés ses regards vigilants.

Le maître des dieux ne put voir plus longtemps les maux cruels que souffrait la soeur de Phoronée ; il appelle le fils que lui donna une brillante Pléiade, et lui commande de livrer Argus à la mort. Aussitôt Mercure met à ses pieds des ailes, dans sa puissante main le caducée qui fait naître le sommeil, et sur sa tête un casque. Ainsi paré, du haut des cieux, sa patrie, il s'élance sur la terre, et, déposant à l'écart et son casque et ses ailes, il ne garde que le caducée. Il se sert de ce caducée, comme un berger de sa houlette, pour conduire à travers les mille détours de la campagne un troupeau de chèvres qu'il a dérobées chemin faisant, et qu'il mène en jouant du chalumeau. Charmé par les doux sons de ce nouvel instrument : «Qui que tu sois, dit le ministre de la vengeance de Junon, tu peux t'asseoir auprès de moi sur ce rocher. Nulle part ton troupeau ne trouverait de plus gras pâturages, et cette ombre, tu le vois, est propice aux bergers». Le petit-fils d'Atlas s'assied ; ses longs entretiens semblent arrêter le jour qui s'écoule, et, par les accords de son chalumeau, il cherche à triompher de la vigilance d'Argus. Cependant le monstre lutte contre les douceurs du sommeil, et, quoique une partie de ses yeux commence à sommeiller, les autres veillent encore. La flûte venait d'être inventée ; il veut connaître l'histoire de cette découverte. Le dieu lui répond : «Sur les monts glacés de l'Arcadie, une naïade célèbre était devenue la compagne des Harnadryades de Nonacris : ces nymphes l'appelaient Syrinx. Plus d'une fois elle avait échappé aux poursuites des satyres et des autres dieux qui habitent les bois touffus ou les campagnes fertiles de cette contrée. Vouée au culte de la déesse d'Ortygie et par ses goûts et par sa chasteté, vêtue comme elle, les yeux trompés l'auraient prise pour la fille de Latone, si son arc d'ivoire eût été d'or comme celui de la déesse ; et cependant on s'y méprenait encore. Un jour qu'elle revenait du mont Lycée, le dieu Pan, qui hérisse sa tête de couronnes de pin, l'aperçut et lui adressa ces paroles». Mercure allait les rapporter; il allait dire comment la nymphe, insensible à ses prières, avait fui par des sentiers mal frayés jusqu'aux rives sablonneuses du paisible Ladon ; comment alors, arrêtée dans sa course par les eaux du fleuve, elle avait conjuré les naïades, ses soeurs, de la sauver par une métamorphose ; comment le dieu, croyant déjà saisir la nymphe, au lieu du corps de Syrinx n'embrassa que des roseaux ; comment ces roseaux qu'il enflait, en soupirant, du souffle de son haleine, rendirent un son léger, semblable à une voix plaintive ; comment, charmé du nouvel instrument et de sa douce harmonie, il s'écria : «Je conserverai du moins ce moyen de m'entretenir avec toi» ; comment enfin, unissant avec de la cire des roseaux d'inégale grandeur, il en forma l'instrument qui porta le nom de la nymphe. Mais au moment de faire ce récit, le dieu qui reçut le jour sur le mont Cyllène s'aperçoit qu'Argus, succombant au sommeil, a fermé tous ses yeux. Il cesse de parler, et les touchant de sa baguette puissante, il appesantit encore les pavots dont ils sont chargés. Soudain, de son glaive recourbé, il abat la tête inclinée du monstre, à l'endroit où elle se joint au cou ; précipité du haut de la montagne, le tronc roule, et souille en tombant la roche ensanglantée. Argus, te voilà gisant et sans vie ; la lumière qui brillait dans tes regards s'est à jamais éteinte, et tes cent yeux sont couverts d'une éternelle nuit ! Recueillis par la fille de Saturne, et répandus sur le plumage de l'oiseau qui lui est consacré, ils éclatent comme des pierres précieuses sur sa queue étoilée.

Cette nouvelle injure enflamme le courroux de Junon, et, sans différer sa vengeance, elle jette l'image de l'horrible Erinnys dans le coeur et devant les yeux de l'Argienne aimée de Jupiter, cache au fond de son âme l'aiguillon d'une aveugle fureur, qui l'emporte épouvantée dans tout l'univers. Tu restais, ô Nil, comme dernier témoin de ses immenses fatigues ! A peine arrivée sur les bords du fleuve, elle se laisse tomber à genoux sur l'arène ; son cou se penche en arrière, sa tête se dresse, et, levant ses yeux vers le ciel (elle ne peut, hélas ! y lever que ses yeux), par des soupirs, des larmes et des mugissements lamentables, elle semble se plaindre de Jupiter, et lui demander la fin de ses maux. Le dieu, pressant alors dans ses bras sa compagne, la conjure de mettre enfin un terme à sa vengeance : «Bannissez toute crainte pour l'avenir, dit-il ; Io ne sera plus pour vous un sujet de douleur». Il le jure et il commande au Styx d'entendre ce serment. La colère de Junon s'apaise : soudain, la nymphe reprend sa forme première, et redevient ce qu'elle fut autrefois : son poil s'efface, ses cornes disparaissent, l'orbite de ses yeux se rétrécit, sa bouche se resserre, ses épaules et ses mains renaissent, la corne de ses pieds s'allonge en cinq ongles distincts ; il ne lui reste enfin de la génisse que son éclatante blancheur. La nymphe se redresse sur ses deux pieds qui suffisent pour la porter ; mais elle n'ose parler encore dans la crainte de mugir comme une génisse, et sa bouche timide, comme pour s'essayer à la parole, ne fait entendre que des mots entrecoupés. Déesse aujourd'hui, de nombreux prêtres, vêtus de lin, desservent avec pompe ses autels. On lui donne pour fils Epaphus, né, dit-on, du sang illustre de Jupiter, et les villes de l'Egypte élèvent des temples au fils à côté de ceux de sa mère. Il avait le mème âge et le même caractère que Phaéton, fils du Soleil. Un jour que celui-ci, plein d'une orgueilleuse jactance, lui disputait l'avantage de la naissance, et se vantait d'avoir Phébus pour père, le petit-fils d'Inachus ne put supporter tant d'orgueil : «Insensé ! lui dit-il, sur la foi des discours de ta mère, tu nourris ta fierté du mensonge d'une illustre origine». Phaéton rougit, et la honte étouffant sa colère, il courut conter à Clymène, sa mère, l'insulte d'Epaphus : «Pour comble de douleur, ô ma mère ! dit-il, moi, si bouillant et si fier, j'ai dû garder le silence. Quelle honte ! on a pu me faire un pareil affront, et je n'ai pu le repousser ! Ah ! si je suis du sang des dieux, fais éclater à mes yeux la preuve d'une si haute naissance». Il dit, et jetant les bras autour du cou de sa mère, il la conjure par sa tête, par celle de Mérops, son époux, par l'hymen de ses soeurs, de lui faire connaître son père à des signes certains. Qui dira si Clymène fut plus touchée des prières de son fils, qu'irritée de son propre outrage ? Levant les mains au ciel, et les yeux fixés sur le soleil : «Par ces rayons étincelants, s'écrie-t-elle, par cet astre qui nous voit et qui nous entend, je te le jure, ô mon fils ! ce Soleil que tu contemples, ce Soleil, arbitre du monde, est ton père. Si je t'abuse, puisse-t-il me retirer sa lumière, et briller aujourd'hui à mes yeux pour la dernière fois. Tu peux, au prix d'une courte fatigue, connaître le palais de ton père. L'Orient, où il réside, touche à cette contrée. Si tu le désires, monte à son palais, et va l'interroger lui-même».

Phaéton tressaille de joie à ces paroles de sa mère ; il se croit déjà transporté dans les cieux. Il traverse l'Ethiopie son empire, et l'Inde placée sous la zone brûlante, et vole impatient aux lieux où se lève le Soleil, son père.

Les Métamorphoses, II


Le palais du soleil s'élève sur de hautes colonnes, tout resplendissant d'or et de pierreries qui jettent l'éclat de la flamme : l'ivoire poli en couronne le faîte, et l'argent rayonne sur les doubles battants de sa porte lumineuse ; mais la matière le cède encore au travail : le ciseau de Vulcain y grava l'Océan, dont les bras environnent la terre, et le globe même de la terre, et le ciel, voûte de l'univers. Là, les flots azurés ont leurs dieux, Triton, la conque en main, l'inconstant Protée, Egéon qui presse entre ses bras le dos énorme des baleines, Doris et ses filles : celles-ci nagent dans les ondes ; d'autres, assises sur un rocher, font sécher leur humide chevelure, d'autres encore voguent portées sur des poissons. Elles n'ont pas toutes les mêmes traits, et cependant, sans être différents, leur traits ont cette ressemblance qui sied à des soeurs. La terre est couverte de villes avec leurs habitants, de forêts et de bêtes féroces, de fleuves, de nymphes et de divinités champêtres. Au-dessus s'élève la sphère rayonnante des cieux ; six constellations brillent à droite, et six à gauche. Dès que le fils de Clymène a gravi le sentier qui mène à ce palais, et qu'il a pénétré dans la demeure de celui qu'il n'ose plus appeler son père, il dirige ses pas vers lui ; mais, ne pouvant soutenir l'éclat qui l'environne, il s'arrête, et le contemple de loin. Voilé d'un manteau de pourpre, Phébus était assis sur un trône étincelant du feu des émeraudes. Il était entouré des jours, des mois, des années, des siècles, et des heures séparées par des intervalles égaux. On voyait, debout à ses côtés, le jeune printemps, couronné de fleurs nouvelles, l'été nu, tenant des gerbes dans sa main, l'automne, encore tout souillé des raisins qu'il a foulés, et le glacial hiver, aux cheveux blanchis et hérissés. Assis au milieu de cette cour, le Soleil, de cet oeil qui voit tout dans le monde, a vu Phaéton immobile d'étonnement et de crainte à l'aspect de tant de merveilles. 

«Quel motif t'amène en ces lieux, dit-il, et qu'y viens-tu chercher, ô mon sang ! ô Phaéton, toi que je ne saurais renier pour mon fils ?» Il répond : «O flambeau qui dispense la lumière à l'immense univers, ô Phébus, ô mon père, si vous me permettez l'usage de ce nom, si Clymène ne couvre pas sa faute d'un voile mensonger, vous, l'auteur de mes jours, donnez-moi quelque gage éclatant qui me déclare votre fils, et délivrez mon esprit du doute qui l'agite». Il dit : et le Soleil, détachant les rayons éblouissants qui couronnent sa tête, commanda à Phaéton de s'approcher, et, le serrant dans ses bras : «Non, tu ne dois pas être désavoué par moi, s'écrie-t-il ; Clymène a dit vrai en te révélant ta naissance, et, pour lever tous tes doutes, demande à ton gré un gage de ma tendresse ; tu le recevras aussitôt. Qu'il soit témoin de ma promesse, ce fleuve par lequel les dieux ont coutume de jurer, et que mes yeux n'ont jamais vu». A peine il achevait ces mots, que Phaéton demande le char de son père et le droit de guider, un seul jour, les rênes de ses chevaux ailés. Le soleil regretta son serment, et secouant trois fois sa tête radieuse : «Ton voeu, dit-il, a rendu mon serment téméraire ; Ah ! puissé-je ne pas l'accomplir ! Ce refus, je l'avoue, est le seul que je voudrais te faire, ô mon fils ! mais les conseils me sont encore permis : Tes désirs ne sont pas sans danger. Elle est grande, ô Phaéton, la tache où tu aspires ; elle ne sied ni à tes forces, ni à ta jeunesse. Tes destinées sont d'un mortel et tes voeux sont d'un dieu. Que dis-je ? les dieux mêmes n'oseraient porter si haut leur ambition ; tu l'ignores, toi qui ne crains pas d'y prétendre ! Aucun d'eux, quelque confiance qu'il ait en lui-même, ne peut, excepté moi, s'asseoir sur le char qui répand la flamme. Le maître de l'Olympe lui-même, Jupiter, dont la main terrible lance les foudres dévorantes, ne saurait le conduire ; et qui avons-nous de plus grand que Jupiter ? A l'entrée de la carrière, la route est escarpée ; à peine, le matin, mes coursiers, rafraîchis par le repos, peuvent-ils la gravir ; au milieu du ciel, sa hauteur est immense ; vues de ce point, la mer et la terre me font souvent trembler moi-même ; l'effroi fait palpiter mon coeur et glace mon courage. A son déclin, c'est une pente rapide ; elle demande un guide expérimenté. En ce moment, Thétis elle-même, qui m'offre un asile dans ses ondes, craint toujours que je n'y sois précipité. Ce n'est pas tout : une éternelle révolution agite le ciel ; elle entraîne les astres et les fait tourner avec une extrême vitesse. Je gravis en sens contraire, et résistant à la force qui dompte l'univers, je surmonte dans ma course le mouvement rapide qui l'emporte. Suppose que mon char t'est confié, que faire alors ? Pourras-tu lutter contre le tourbillon des pôles et vaincre la vitesse de l'axe des cieux ? Tu te flattes peut-être de rencontrer en ton chemin des bois sacrés, des villes célestes, des temples enrichis d'offrandes ; la route est semée d'embûches et remplie de monstres effrayants. Je veux que tu suives sans t'égarer la véritable voie ; il te faudra passer entre les cornes du Taureau qui regarde à l'orient, l'arc du Centaure d'Hémonie, la gueule menaçante du Lion, les bras terribles du Scorpion, recourbés autour d'un long espace, et ceux du Cancer, qui s'ouvrent en sens opposé. Mes coursiers, bouillant du feu qui brûle dans leurs flancs, et qu'ils exhalent de leur bouche et de leur naseaux, ne seront pas dociles à ta main : à peine souffrent-ils la mienne ; quand leur ardeur s'échauffe et s'allume, leur bouche alors repousse les rênes. O mon fils, crains d'obtenir de ton père un funeste présent, et puisqu'il en est temps encore, rétracte des voeux imprudents. Pour te croire issu de mon sang, tu demandes un témoignage certain ; en est-il un plus certain que le trouble où je suis ? Mon effroi paternel atteste que tu es mon fils. Tiens, contemple mon visage ! Plût au ciel que tes yeux, pénétrant au fond de mon âme, pussent y surprendre les angoisses qui la déchirent. Que te dirai-je enfin ? Promène tes regards sur les richesses que renferme le monde ; parmi tous les trésors du ciel, de la terre et de la mer, choisis et demande, tu n'essuieras point de refus. Si je te refuse une seule grâce, c'est qu'à vrai dire elle est moins un honneur qu'un châtiment : oui, c'est un châtiment, Phaéton, et non un bienfait que tu me demandes. Insensé, pourquoi me presser dans tes bras caressants ? N'en doute pas, je l'ai juré par les ondes du Styx, tes voeux, quels qu'ils soient, seront satisfaits : puissent-ils être plus sages !»

Tels furent ses derniers avis : mais, rebelle à sa voix, Phaéton persiste dans sa résolution, et brûle du désir de monter sur le char de son père ; autant qu'il peut, du moins, Apollon résiste et diffère ; mais il fallut enfin le conduire jusqu'au char immortel, présent de Vulcain. L'essieu et le timon étaient d'or ; un cercle d'or formait la courbe des roues, sillonnées, d'espace en espace, par des rayons d'argent semés sur le timon ; des chrysolithes et des pierreries, disposées avec art, réfléchissaient l'éclatante lumière du soleil. Tandis que l'audacieux Phaéton admire dans tous ses détails ce merveilleux ouvrage, la vigilante aurore ouvre les portes resplendissantes du radieux Orient ; elle sort de son palais de roses, les étoiles fuient, et se rassemblent en foule autour de Lucifer, qui se retire le dernier du céleste séjour. Dès que le soleil voit l'univers rougir aux feux naissants de l'aurore, et la lune s'éclipser jusqu'aux extrémités de son disque, il commande aux heures rapides d'atteler ses coursiers. Les déesses se hâtent d'exécuter ses ordres ; détachés, par leurs mains, de leur crèche céleste, les coursiers arrivent vomissant la flamme et saturés des sucs de l'ambroisie, et ils reçoivent le frein retentissant. Apollon répand sur le front de son fils quelques gouttes d'une essence divine, le rend impénétrable aux traits rapides de la flamme, et couronne sa tête de rayons ; présage de son deuil, des soupirs redoublés s'échappent de son âme inquiète ; il s'écrie : «Si du moins tu daignes obéir aux derniers conseils de ton père, ô mon fils, fais plus souvent usage des rênes que de l'aiguillon. D'eux-mêmes, mes coursiers précipitent leur course ; la difficulté est de modérer leurs efforts. Garde-toi de suivre la ligne droite qui coupe les cinq zones : un autre sentier trace une courbe longue et oblique à travers les trois zones du milieu qui lui servent de limites : fuis le pôle austral ainsi que l'ourse unie aux aquilons, et marche dans ce sentier : tu y trouveras encore l'empreinte visible de mes roues. Mais afin de dispenser au ciel et à la terre une égale chaleur, garde-toi de trop abaisser ou de trop élever ton char dans les plaines de l'éther : trop haut, tu embraserais les célestes demeures ; trop bas, tu embraserais la terre : le milieu est le chemin le plus sûr. Crains encore que ton char ne t'entraîne trop à droite dans les noeuds du serpent, ou trop à gauche vers la région inclinée de l'autel ; marche à une égale distance de ces deux astres : j'abandonne le reste à la fortune ; puisse-t-elle se montrer propice et veiller mieux que toi au salut de tes jours ! Mais tandis que je parle, la nuit humide, aux bornes de sa course, a touché les bords de l'Hespérie : je ne puis tarder plus longtemps : l'univers attend ma présence : le flambeau de l'aurore a dissipé les ténèbres. Prends les rênes en main, ou plutôt, si ton coeur sait changer, use de mes conseils plutôt que de mon char. Tu le peux ; tu n'as point encore quitté l'asile assuré que t'offre ce palais ; ta main téméraire ne guide pas encore ce char, objet de tes désirs insensés ; à l'abri du péril, laisse-moi dispenser la lumière au monde, et contente-toi d'en jouir».

Mais le fougueux jeune homme s'élance sur le char rapide ; il s'y place, et, joyeux de toucher les rênes confiées à ses mains, il rend grâce à son père, qui lui cède à regret. Cependant les agiles coursiers du Soleil, Pyroéis, Eoüs, Aethon et Phlégon, remplissent l'air du bruit de leurs hennissements et du feu de leur haleine, et frappent du pied les barrières. A peine Téthys, ignorant la destinée de son petit-fils, a-t-elle, en les levant, ouvert à leur ardeur l'immense carrière du monde, qu'ils prennent leur essor ; agités dans les airs, leurs pieds fendent les nuages qui s'opposent à leur passage, et, secondés par leurs ailes, ils devancent les vents partis des mêmes lieux. Mais le char était léger, les coursiers ne pouvaient le reconnaître ; le joug n'avait plus son poids ordinaire. Tel qu'un vaisseau, dont le lest est trop faible, vacille et devient, à cause de sa trop grande légèreté, le jouet mobile des flots, tel, privé de son poids accoutumé, le char bondit au haut des airs ; à ses profondes secousses on eût dit un char vide. Les coursiers l'ont à peine senti que, précipitant leur course, ils abandonnent la route tracée, et ne courent plus dans le même ordre qu'auparavant. Phaéton s'épouvante : de quel côté tourner les rênes confiées à ses mains ? quel chemin suivre ? il ne sait ; et quand il le saurait, pourrait-il commander aux coursiers ? Alors, pour la première fois, les étoiles glacées des Trions s'échauffèrent aux rayons du soleil, et vainement elles cherchèrent à se plonger dans l'Océan, qui leur était fermé. Voisin du pôle glacial, le serpent, jusqu'alors engourdi par le froid et jamais redoutable, s'échauffe et puise dans la chaleur une rage nouvelle. Et toi aussi, dans le trouble qui t'agitait, tu pris, dit-on, la fuite, ô Bouvier, malgré ta lenteur ordinaire et le soin de ton chariot. Du haut des airs, l'infortuné Phaéton a vu la terre disparaître dans un profond éloignement ; il pâlit, ses genoux tremblent d'une terreur nouvelle, et ses yeux, au sein même de tant de clartés, se couvrent de ténèbres. Oh ! qu'il voudrait n'avoir jamais touché les guides du char de son père ! Qu'il regrette de connaître son origine et d'avoir triomphé par ses prières ! Il aimerait bien mieux être appelé fils de Mérops. Il est emporté comme un vaisseau battu par le souffle furieux de Borée, et dont le pilote, vaincu par la tempête, abandonne le gouvernail aux dieux et le salut aux prières. Que fera-t-il ? Derrière lui, un grand espace des cieux déjà franchi ; devant lui, un espace plus grand encore. Sa pensée les mesure l'un et l'autre : tantôt il porte ses regards vers ce couchant que le destin ne lui permet pas d'atteindre ; tantôt il les reporte vers l'Orient. Quel parti prendre ? il l'ignore, et reste immobile d'effroi ; il n'abandonne pas les rênes, et sa main ne peut les retenir ; il ne sait plus les noms des coursiers. Répandus çà et là dans les diverses régions du ciel, mille prodiges, mille monstres affreux frappent sa vue épouvantée.

Il est un lieu où le scorpion replie ses bras en deux arcs, et, développant la courbure de ses pieds et de sa queue, en couvre l'espace de deux signes. Phaéton voit le monstre, suant un noir venin, le menacer du dard recourbé dont sa queue est armée. A cet aspect, son âme se trouble, et sa main, glacée par l'effroi, laisse échapper les rênes ; sitôt que les coursiers les ont senties flotter sur leurs flancs, ils se donnent carrière. Libres du frein, ils s'élancent, à travers les airs, dans des régions inconnues, et volent où les emporte leur fougue désordonnée ; ils bondissent jusqu'aux astres suspendus à la céleste voûte, et entraînent le char à travers les abîmes. Tantôt ils montent au plus haut des cieux, tantôt, roulant de précipice en précipice, ils tombent dans les régions plus voisines de la terre. La Lune s'étonne de voir les chevaux de son frère descendre, dans leur course, au-dessous des siens. Les nuages embrasés s'exhalent en fumée ; le feu dévore les points les plus élevés de la terre ; elle se fend, s'entr'ouvre et se dessèche en perdant les sucs qui la nourrissent. On voit jaunir les pâturages, les arbres brûlent avec leur feuillage, et les moissons arides fournissent l'aliment de leur ruine à la flamme qui les détruit. Mais ce sont là les moins horribles maux. De grandes villes s'écroulent avec leurs murailles ; des peuples et des pays entiers sont changés par l'incendie en un monceau de cendres ; les forêts se consument avec les montagnes qu'elles couvrent. Tout brûle, et l'Athos et le Taurus qui coupe la Cilicie, et le Tmolus, et l'Oeta, et l'Ida, célèbre jusqu'alors par ses fontaines, dont la source est maintenant tarie ; et l'Hélicon, séjour des Muses, et l'Hémus, auquel Oeagre n'a point encore donné son nom. L'Etna voit grandir sans mesure l'incendie qui dévore ses flancs ; avec lui s'enflamment la double cime du Parnasse, et l'Eryx, et le Cynthe, et l'Othryx, et le Rhodope, qui voit fondre enfin ses neiges éternelles ; et le Mimas, et le Dindyme, et le Mycale, et le Cithéron), destiné aux mystères de Bacchus. Les glaces de la Scythie la protègent en vain ; le Caucase est en feu, les flammes envahissent l'Ossa, le Pinde et l'Olympe, qui dépasse leurs deux sommets, et les Alpes qui s'élèvent jusqu'aux cieux, et l'Apennin qui supporte les nues.

Phaéton voit l'univers entier en proie à l'incendie ; il n'en peut plus longtemps soutenir la violence. Il ne respire plus qu'une vapeur brûlante semblable à l'air qui sort d'une fournaise profonde ; il sent déjà son char s'échauffer et blanchir au contact de la flamme. Déjà les cendres et les étincelles qui volent jusqu'à lui le suffoquent et l'oppressent ; une fumée ardente l'enveloppe de toutes parts. Où va-t-il ? où est-il ? Au milieu de l'épais brouillard qui l'entoure, il ne peut le découvrir, et se laisse emporter au gré de ses fougueux coursiers. Ce fut alors, dit-on, que le sang des Ethiopiens, attiré à la surface du corps, leur donna cette couleur d'ébène qu'ils ont conservée. Alors la Lybie, desséchée par cet embrasement, devint un aride désert ; alors les Nymphes, les cheveux épars, pleurèrent leurs lacs et leurs fontaines taries. La Béotie chercha vainement la source de Dircé, Argos celle d'Amymone, Ephyre celle de Pirène. Les fleuves, dont la nature a séparé les rives par un large lit, ne sont pas à l'abri de la flamme ; on voit fumer au sein de leurs ondes le Tanaïs, et le vieux Pénée, et le Caïque, voisin du mont Teuthrante, et l'impétueux Ismène, et Erymanthe, qui baigne Phocis, et le Xanthe, destiné à un nouvel embrasement, et le blond Lycormas, et le Méandre qui se joue entre ses bords sinueux, et le Mélas qui arrose la Mygdonie, et l'Eurotas, si voisin du Ténare. On voit brûler aussi l'Euphrate, qui baigne les murs de Babylone, et l'Oronte, et le rapide Thermodon, et le Gange, et le Phase, et l'Ister. L'Alphée bouillonne, et les rives du Sperchius sont en feu ; l'or que le Tage roule dans ses eaux coule, fondu par la flamme ; et les oiseaux qui faisaient retentir la Lybie de leurs chants mélodieux, périssent dans les eaux brûlantes du Caystre ; le Nil épouvanté s'enfuit aux confins du monde, où il cache sa tête, qu'il dérobe encore à nos yeux ; les sept bouches de ce fleuve, desséchées jusqu'aux sables, ne sont plus que sept arides vallées. Le même incendie met à sec, autour de l'Ismarus, l'Hèbre et le Strymon, et, dans l'Hespérie, le Rhin, le Rhône, l'Eridan, et le fleuve auquel les dieux ont promis l'empire du monde, le Tibre lui-même. Partout la terre est sillonnée de mille fentes, au travers desquelles la lumière, pénétrant jusqu'au Tartare, épouvante le roi des enfers et sa compagne. L'Océan se resserre, on voit s'étendre une plaine de sables arides là où naguère était son lit ; jusqu'alors ensevelies sous les eaux, des montagnes surgissent et augmentent le nombre des Cyclades disséminées au sein des mers. Les poissons se réfugient au fond des abîmes ; les dauphins, à la croupe recourbée, n'osent plus, suivant leur coutume, s'élever au-dessus des eaux ni bondir dans les airs ; les phoques, couchés sur le dos, flottent sans vie à la surface de la mer. Nérée lui-même, dit-on, et Doris et ses filles se cachèrent dans leurs antres brûlants. Trois fois Neptune, le front menaçant, voulut élever ses bras au-dessus des flots, trois fois il fut forcé de céder à la violence des feux de l'air.

Cependant la terre, au milieu de la mer qui l'environne, et des fontaines dont les eaux, partout décroissantes, s'étaient cachées dans ses entrailles impénétrables, comme dans le sein d'une mère, soulève jusqu'au cou sa tête autrefois si féconde, et maintenant aride ; elle couvre son front de sa main, elle ébranle le monde d'une vaste secousse, et, s'affaissant elle-même d'un degré au-dessous de sa place ordinaire, elle exhale ces plaintes d'une voix altérée : «Si telle est ta volonté, si j'ai mérité mon malheur, pourquoi ta foudre dort-elle, souverain maître des dieux ? Si je dois périr par les feux, que ce soit du moins par les tiens ; je me consolerai de ma ruine, si tu en es l'auteur. A peine ma bouche peut-elle proférer ces paroles (une vapeur brûlante étouffait sa voix) ; regarde mes cheveux consumés par la flamme, regarde ces étincelles qui couvrent et mes yeux et ma bouche ! Est-ce donc là le prix de ma fertilité, l'honneur que tu me réservais pour mes bienfaits, à moi qui endure les blessures du soc et du râteau, et qui souffre mille travaux durant toute l'année ; à moi qui dispense le feuillage aux troupeaux, aux mortels la douce nourriture de mes fruits, à vos autels l'encens ? Mais quand j'aurais mérité de périr, quel est le crime de la mer, quel est le crime de ton frère ? D'où vient que l'Océan, dont l'empire lui fut confié par le destin, voit ses ondes décroître et s'éloigner des cieux ? Si l'infortune de ton frère et la mienne ne peuvent te toucher, sois du moins sensible au danger des cieux où tu règnes. Promène tes regards de l'un à l'autre pôle, vois-les fumer tous les deux ; si le feu les atteint, ton palais croule ; vois Atlas, haletant, soutenir avec peine, sur ses épaules, l'axe du monde blanchi par la flamme. Et si la mer, si la terre, si le palais des cieux vient à périr, nous retombons dans la confusion de l'antique chaos. Dérobe à l'incendie ce qu'il a épargné, et veille au salut de l'univers». Elle dit, et ne pouvant supporter plus longtemps la chaleur, ni poursuivre sa plainte, elle retire sa tête dans son sein, et la cache au fond des antres les plus voisins de l'empire des mânes.

Cependant l'arbitre suprême prend à témoin les dieux et le maître du char lui-même, que, s'il ne prévient ce désastre, tout va succomber au plus cruel destin. 11 monte au faite des célestes demeures : c'est de là qu'il se plaît à répandre au loin les nuages sur la terre ; c'est de là qu'il fait gronder le tonnerre, que sa main même brandit et lance ses foudres ; mais alors plus de nuages dont il puisse envelopper la terre, plus de torrents à répandre du haut des cieux. Il tonne, et balançant son tonnerre à la hauteur de son front, il foudroie l'imprudent Phaeton, lui ravit du même coup et le souffle et le char, et dans ses feux vengeurs il éteint ceux qui décorent l'univers. Les coursiers s'épouvantent, ils bondissent en sens contraire, dérobent leur tête au joug, et laissent à l'abandon les rênes brisées. Là tombe le frein ; là, l'essieu arraché du timon ; ici, les rayons des roues fracassées ; plus loin les débris épars du char qui vole en éclats. Phaéton, dont le feu dévore la blonde chevelure, roule en se précipitant, et laisse dans les airs un long sillon de lumière, semblable à une étoile qui, dans un temps serein, tombe, ou du moins paraît tomber du haut des cieux. Loin de sa patrie, dans l'hémisphère opposé, le vaste Eridan le reçoit dans ses ondes et lave son visage fumant.

Les naïades de l'Hespérie recueillent dans un tombeau son corps où fume encore la triple foudre qui l'a frappé, et gravent ces vers sur la pierre : «Ici gît Phaéton, conducteur du char de son père ; s'il ne put le gouverner, il tomba du moins victime d'une noble audace». Son père, plongé dans la douleur, couvrit son front d'un voile de deuil ; s'il faut en croire la renommée, un jour s'écoula sans soleil et sans autre clarté que les lueurs de l'incendie ; et ce désastre eut alors son utilité. Clymène exhale d'abord toutes les plaintes qu'un si grand malheur peut inspirer ; puis, en habits de deuil, éperdue et se meurtrissant le sein, elle parcourt le monde entier ; elle cherche les restes inanimés, ou du moins les os de son fils : elle ne trouve que ses os ensevelis sur une rive étrangère. Là, prosternée, à peine a-t-elle lu son nom gravé sur le marbre, qu'elle arrose le marbre de ses larmes, et le presse sur son sein nu, comme pour réchauffer les cendres qu'il renferme. Pénétrées d'une aussi vive douleur, les soeurs de Phaéton offrent à sa mort le vain tribut de leurs sanglots et de leurs larmes : elles se frappent la poitrine, et bien que Phaéton ne puisse entendre leurs plaintes lamentables, elles l'appellent nuit et jour, et restent prosternées sur son tombeau. Déjà Phébé avait quatre fois renouvelé son croissant, les filles du Soleil suivant leur coutume (car leur douleur était devenue une longue habitude) faisaient entendre des gémissements, lorsque Phaétuse, la plus âgée des Héliades, voulant se jeter sur le marbre, se plaignit de l'engourdissement de ses pieds. Empressée d'accourir auprès d'elle, la belle Lampétie se sent tout à coup enchaînée à la terre par des racines naissantes. Une troisième, au moment où sa main veut arracher ses cheveux, ne détache plus de sa tête que des feuilles : l'une se plaint de ses jambes changées en un tronc immobile, l'autre de ses bras allongés en rameaux. Tandis qu'elles s'étonnent de ce prodige, l'écorce enveloppe leurs flancs, et par degrés emprisonne leur sein, leurs épaules, leurs bras ; leur bouche seule restait encore libre et appelait leur mère. Leur mère ! que peut-elle, hélas ! si ce n'est de courir çà et là, où son trouble l'emporte, et pendant qu'il en est temps encore, d'unir ses baisers à ceux de ses filles ? C'est trop peu : elle essaie de les arracher au tronc qui les enchaîne, et de briser avec ses mains leurs rameaux naissants ; mais il en tombe des gouttes de sang comme d'une blessure. «Arrête! je t'en conjure, ô ma mère ! s'écrie chacune d'elles, en se sentant blessée ; arrête ! je t'en conjure ; en déchirant cet arbre, c'est notre corps que tu déchires : adieu». L'écorce s'élève sur ces dernières paroles. De cette écorce leurs larmes coulent encore ; elles distillent en perles d'ambre de leurs jeunes rameaux et se durcissent au soleil. L'Eridan les recueille dans ses eaux limpides, et les porte aux dames du Latium qui en font leur parure.

Le fils de Sthénélée, Cycnus, fut témoin de ce prodige : bien qu'il te fût uni par le sang, du côté de ta mère, ô Phaéton ! il l'était encore davantage par les noeuds de l'amitié. Abandonnant son empire (car les peuples de la Ligurie et de florissantes cités obéissaient jadis à ses lois), il faisait retentir des cris de sa douleur les vertes campagnes qu'arrose l'Eridan, les eaux du fleuve lui-même, et les arbres dont tes soeurs venaient d'augmenter le nombre. Soudain sa voix, de virile qu'elle était, devient grêle ; des plumes blanches remplacent ses cheveux ; son cou se prolonge loin de son sein, une membrane de pourpre unit ses doigts, le duvet couvre ses flancs, sa bouche devient un bec arrondi ; Cycnus est transformé en un oiseau jusqu'alors inconnu ; il ne se confie ni aux plaines célestes ni à Jupiter, car il garde le souvenir des feux injustement lancés sur Phaéton ; il habite les étangs et les vastes lacs, et sa haine pour le feu lui fait choisir une demeure au sein de l'élément contraire.

Cependant livide et dépouillé de son éclat, tel qu'il nous paraît quand sa lumière éclipsée vient à manquer au monde, le Soleil déteste et cette lumière et le jour et lui-même. Son âme s'abandonne à la douleur ; à la douleur se joint la colère : il refuse son ministère à l'univers. «C'en est assez, dit-il, depuis la naissance des temps mes destins sont agités ; je me lasse de travaux sans terme et sans récompense. Qu'un autre conduise le char qui porte la lumière. S'il ne se présente aucun guide, si tous les dieux avouent leur impuissance, eh bien ! que notre maître lui-même saisisse les rênes ; du moins quand il les régira, ses mains déposeront ces foudres qui ravissent les enfants à leurs pères. Il saura, après avoir éprouvé la fougue de mes coursiers enflammés, s'il méritait la mort celui qui n'a pu les gouverner !» A ces mots, tous les dieux se pressent autour du Soleil ; d'une voix suppliante ils le conjurent de ne point plonger l'univers dans les ténèbres. Jupiter lui-même s'excuse d'avoir lancé ses feux ; mais il ajoute en roi la menace aux prières. Phébus rassemble ses coursiers encore hors d'eux-mêmes et tout émus d'épouvante ; pour les dompter, il se sert et du fouet et de l'aiguillon ; dans sa colère, il leur reproche et leur impute la mort de son fils.

Cependant le souverain maître du monde parcourt la vaste enceinte des cieux ; il examine si quelque partie ébranlée par la violence du feu ne menace pas ruine. Quand il les voit solides et dans leur stabilité primitive, il contemple la terre et les désastres que les hommes ont soufferts. Mais sa chère Arcadie est le premier objet de ses soins ; il rend un libre cours aux fontaines et aux fleuves qui n'osaient encore couler, revêt la terre de gazon, les arbres de feuillage, et ordonne aux forêts dépouillées de reprendre leur parure. Mais tandis qu'il va et qu'il revient sans cesse, une nymphe de Nonacris a fixé ses regards, et, reçu dans son coeur, l'amour le consume de ses feux. Calisto n'occupait ses loisirs ni à filer la laine docile sous ses doigts, ni à varier la forme et les noeuds de sa chevelure : dès qu'une agrafe avait fixé les plis de sa robe et une bandelette blanche ses cheveux négligemment noués, armée tantôt du javelot, tantôt de l'arc, elle suivait la belliqueuse Diane. Jamais le Ménale ne vit de nymphe plus chère à cette déesse ; mais quelle faveur est durable ? Le Soleil, sur son char élevé, avait franchi plus de la moitié de sa carrière, quand la nymphe entra dans une forêt que les siècles avaient respectée. Elle dépose le carquois suspendu à son épaule, détend son arc flexible, et s'étend sur la terre tapissée de verdure ; sa tête languissante repose sur le carquois étincelant. Jupiter la voyant fatiguée, seule et sans garde : «Du moins, dit-il, Junon ignorera ce larcin ; dût-elle le connaître, que m'importent, à ce prix, ses jalouses fureurs ?» Soudain revêtant les traits et les habits de Diane : «Nymphe, dit-il, l'une de mes compagnes, sur quelles montagnes as-tu chassé ?» Calisto se lève, et répond : «Je vous salue, déesse, à mes jeux plus puissante que Jupiter, oui plus puissante, je le dirais même en sa présence». Le dieu sourit en l'écoutant, et s'applaudit de se voir préférer à lui-même. Il l'embrasse, et ses baisers trop ardents ne sont pas ceux d'une chaste déesse. Elle allait raconter dans quelle forêt la chasse avait conduit ses pas ; de nouveaux baisers arrêtent sa réponse, et le dieu se révèle par un crime. Calisto résiste, autant du moins que le peut une femme : ô Junon ! que ne vis-tu ses efforts ! tu serais moins inexorable. Elle résiste ; mais quelle vierge, quel homme peut triompher de Jupiter ? Après sa victoire, il remonte aux célestes demeures ; Calisto déteste la forêt témoin de sa honte. Prompte à s'éloigner, peu s'en faut qu'elle n'oublie et son carquois et ses traits et l'arc qu'elle avait suspendu.

Cependant, escortée du choeur de ses nymphes, Diane paraît sur les hauteurs du Ménale, triomphante des nombreuses victimes immolées sous ses coups. Elle aperçoit la nymphe et l'appelle, et Calisto s'enfuit à sa voix ; elle craint d'abord de trouver encore Jupiter sous les traits de Diane ; mais quand elle voit les nymphes s'avancer à ses côtés, elle ne craint plus de pièges et se mêle à leur troupe. Hélas ! qu'il est difficile de ne point laisser paraître sur le visage la trace d'une faute ! A peine lève-t-elle ses yeux attachés à la terre ; elle n'ose plus, comme autrefois, prendre place à côté de la déesse, ni marcher à la tête du cortège : elle garde le silence, et la rougeur de son front révèle l'outrage fait à sa pudeur ; si Diane n'eût été vierge, elle aurait pu voir cent témoignagesde sa honte ; ses nymphes les virent, dit-on. La lune renouvelait dans les cieux son neuvième croissant, lorsque la déesse des forêts, épuisée par les feux que lance son frère, entra dans un bois sombre d'où s'échappait un ruisseau coulant avec un doux murmure sur un lit de gravier. Elle admire la beauté de ces lieux ; puis, effleurant de ses pieds la surface des eaux, elle admire aussi leur limpidité : «Puisque nous sommes loin de tout regard profane, dit-elle, dépouillons nos vêtements et plongeons-nous dans l'onde». Calisto rougit ; déjà tous les voiles sont tombés ; seule, elle diffère encore ; tandis qu'elle hésite, ses compagnes détachent ses vêtements et découvrent son déshonneur en découvrant son sein. Interdite, elle cherche à se faire un voile de ses mains : «Fuis loin d'ici, s'écrie la déesse, crains de profaner ces ondes sacrées !» Elle dit, et l'exile de sa cour.

Depuis longtemps l'épouse du puissant maître du tonnerre connaissait cet affront ; mais elle avait ajourné sa terrible vengeance à des temps plus favorables ; maintenant le délai n'est plus permis : Arcas, et c'est ce qui anime le courroux de Junon, a déjà reçu le jour. Vers cet enfant se tournent à la fois ses regards et son âme irritée : «Il ne te manquait donc plus que d'être féconde, infâme adultère, s'écrie-t-elle, il ne te manquait plus que de mettre au monde un fils, gage éclatant de mon injure et du crime de Jupiter, qui m'appartient tout entier. Ce ne sera pas impunément : je te ravirai cette beauté dont tu es éprise, et qui allume une flamme odieuse au coeur de mon époux». A ces mots, se plaçant devant elle, Junon la saisit par les cheveux qui couronnent son front, la courbe jusqu'à terre et la renverse. Calisto suppliante lui tendait les bras, et ses bras se couvrent d'un poil noir et hérissé ; ses mains se recourbent, s'arment d'ongles aigus et lui servent de pied ; sa bouche, admirée naguère de Jupiter, s'ouvre large et hideuse. De peur que la prière, aux accents irrésistibles, ne fléchisse son âme, le don de la parole lui est ravi : une voix pleine de colère, de menace et de terreur s'échappe, en grondant, de son gosier. Calisto devient ourse, mais sa raison survit à sa métamorphose ; de continuels gémissements attestent sa douleur ; sous leur forme nouvelle, ses mains s'élèvent vers les astres qui brillent au ciel, et si sa voix ne peut accuser l'ingratitude de Jupiter, son coeur la sent et l'accuse. Que de fois hélas ! n'osant reposer seule dans la forêt, elle vint errer devant la demeure et dans les champs qui lui appartenaient naguère ! Que de fois, poussée par les cris d'une meute à travers les rochers, chasseresse, elle fuit épouvantée à l'aspect des chasseurs ! Souvent elle se cache tremblante, à la vue des bêtes féroces, oubliant ce qu'elle est elle-même : ourse, elle redoute, dans les montagnes, la rencontre des ours ; elle a peur des loups, quoique son père se trouve parmi eux.

Ignorant le destin de la fille de Lycaon, sa mère, Arcas était parvenu à sa quinzième année ; un jour qu'il poursuit les monstres des forêts, et que, choisissant les endroits les plus favorables, il entoure de ses toiles les bois d'Erymanthe, il rencontre sa mère ; elle s'arrête à la vue d'Arcas et semble le reconnaître ; Arcas recule ; en la voyant fixer sur lui des regards immobiles, il tremble et ne la reconnaît pas : elle veut approcher davantage ; déjà il s'apprêtait à la percer d'un trait mortel, lorsque, arrêtant son bras, Jupiter les enlève l'un et l'autre et prévient le coup parricide ; emportés par un vent rapide à travers les espaces, ils sont placés dans le ciel, et changés en deux constellations voisines.

Junon, indignée de voir sa rivale briller parmi les astres, descend dans la mer écumante, séjour de Téthys et du vieil Océan, à la vue duquel les dieux eux-mêmes sont souvent émus de respect ; ils s'informent des motifs de sa visite : «Vous me demandez, répond-elle, pourquoi, reine des dieux dans l'empirée, je suis venue près de vous ? Une autre règne à ma place dans le ciel. Accusez-moi d'imposture, si, lorsque la nuit aura répandu ses ombres dans l'univers, vous ne voyez au plus haut des cieux (et c'est là ce qui déchire mon coeur), deux astres, nouvelles divinités de l'olympe, paraître près du dernier cercle qui, placé à l'extrémité de l'arc du monde, l'entoure de son étroit circuit. Eh ! qui désormais pourrait craindre d'offenser Junon ou redouter son ressentiment, lorsque, seule parmi les dieux, je sers en voulant nuire ? Voilà donc mon triomphe ! Oh ! combien grande est ma puissance ! je n'ai pas voulu qu'elle restât mortelle, elle devient déesse. Voilà comment je châtie le crime ! voilà de quoi mon pouvoir suprême est capable ! Qu'on lui rende son ancienne beauté, qu'on lui ôte cette forme hideuse qui l'assimile aux animaux, comme on fit autrefois pour la soeur de Phoronée, qu'Argos avait vue naître. Et pourquoi ne pas l'épouser après avoir chassé Junon ? Pourquoi ne pas la recevoir dans ma couche ? Pourquoi ne pas prendre Lycaon pour beau-père ? Mais vous, si l'injure faite à celle dont vous avez nourri l'enfance vous touche, fermez vos flots d'azur aux sept trions, repoussez ces deux astres que l'adultère seul a placés dans les cieux, et ne souffrez pas que mon impure rivale se baigne dans vos chastes eaux».

Les dieux de la mer témoignent par un signe de tête que sa prière est exaucée. La fille de Saturne remonte dans les plaines de l'air, portée sur son char rapide, que traînent des paons dont les plumes, depuis la mort récente d'Argus, étalent de brillantes couleurs. Tel était l'éclat de ton plumage, corbeau trop indiscret, qui perdis tout à coup ton ancienne blancheur pour te couvrir de sombres ailes. Aussi éclatant que l'argent et que la neige, cet oiseau égalait en pureté le duvet sans tache des colombes, et ne le cédait ni à l'oiseau vigilant dont la voix devait sauver le Capitole, ni au cygne, amant des eaux. Sa langue le perdit, et son bavardage fit succéder à sa blancheur primitive la couleur opposée.

La Thessalie entière n'avait pas de beauté qui effaçât celle de Coronis, née à Larisse. Elle te plut, dieu de Delphes, du moins tant qu'elle fut chaste, ou que tu ne connus pas ses infidélités ; mais elles n'échappèrent pas à l'oiseau de Phébus. Inexorable révélateur d'un coupable mystère, il allait le dévoiler à son maître ; l'indiscrète corneille le suit à tire-d'aile, emportée par le desir de tout savoir. Instruite du sujet de son voyage : «Tu ne prends pas le bon chemin, dit-elle ; garde-toi bien de mépriser les prédictions de ma langue. Considère ce que je fus et ce que je suis ; en apprenant ma faute, tu verras que c'est ma fidélité qui m'a perdue. Jadis Pallas avait renfermé dans une corbeille tissue avec l'osier de l'Attique, Erichthon, cet enfant né sans mère, et l'avait confié aux trois filles du double Cécrops, en leur défendant de jamais pénétrer ce mystère. Cachée sous le léger feuillage d'un ormeau touffu, j'épiais leurs actions ; deux d'entre elles respectent le dépôt confié à leurs soins : c'étaient Pandrose et Hersé ; mais Aglaure raille la timide obéissance de ses soeurs, et sa main détache les noeuds de la corbeille. Elle l'ouvre, et leur fait voir un enfant et un serpent couché près de lui. Je rapporte à la déesse ce que j'avais vu, et pour prix de mon zèle je suis, dit-on, chassé de la présence tutélaire de Minerve, et relégué à la suite de l'oiseau des ténèbres. Mon châtiment doit apprendre aux oiseaux à ne pas se compromettre par une langue indiscrète. C'est, sans l'avoir recherchée ni poursuivie de mes prières, que j'avais obtenu la faveur de Pallas ; tu peux l'interroger elle-même ; malgré son courroux, elle ne saurait me démentir. Coronée, célèbre dans Phocide (ma naissance est connue), me donna le jour. Issue de sang royal, de riches prétendants briguèrent ma main : garde-toi de me mépriser. Ma beauté fit mon malheur. Errante un jour sur le rivage de la mer, comme c'est encore ma coutume, j'imprimais, à la surface du sable, la trace de mes pas ; le dieu des flots me voit, s'enflamme ; et comme il perdait à m'implorer et son temps et ses douces paroles, il a recours à la violence et me poursuit. Je fuyais, abandonnant le terrain solide, et m'épuisais en vain à courir sur des sables mouvants. J'invoquais les dieux et les hommes ; aucun mortel ne fut sensible à ma voix ; mais j'étais vierge : une vierge eut pitié de moi, et vint à mon secours. J'élevais mes bras au ciel, et mes bras commençaient à se couvrir d'un noir duvet. Je voulais rejeter ma robe loin de mes épaules ; mais elle était changée en plumes qui avaient jeté sous ma peau des racines profondes. Je voulais, de mes deux mains, frapper mon sein découvert, mais déjà je n'avais plus de mains et mon sein n'était plus découvert. Je courais, et le sable ne ralentissait plus mes pas comme auparavant. J'étais portée à la surface de la terre ; bientôt mon essor m'élève dans les airs, et je deviens la compagne irréprochable de Minerve. Mais qu'importe cette faveur, si, changée en oiseau pour un crime horrible, Nyctimène me l'enlève et succède à mes honneurs ? Eh quoi ! l'attentat dont Lesbos entière retentit vous est-il inconnu ? Ignorez-vous qu'elle a souillé la couche de son père ? Elle est oiseau à présent ; mais la conscience de sa faute lui fait fuir les regards des hommes et la clarté du jour ; elle cache sa honte dans les ténèbres, et, partout poursuivie, elle est bannie des plaines de l'air».

Les Métamorphoses, III


Déjà le dieu, dépouillant la forme trompeuse du taureau, s'était fait connaître, en abordant aux rivages de Crète, lorsqu'Agénor, ignorant le destin de la fille qu'il a perdue, ordonna à Cadmus de la chercher ; sa peine, s'il ne la trouve pas, sera l'exil : ainsi le veut ce père à la fois tendre et cruel. Après avoir parcouru le monde, (qui pourrait en effet découvrir les larcins de Jupiter ?) Cadmus fuit sa patrie pour se dérober au courroux de son père, et va, d'une voix suppliante, consulter l'oracle d'Apollon sur l'asile qu'il doit choisir : «Une génisse, répond le dieu, s'offrira à tes regards dans un champ solitaire ; jamais elle n'a porté le joug, ni traîné le soc recourbé de la charrue : prends-la pour guide, et, dans le champ où tu la verras se reposer, entreprends de fonder une ville, et donne à la contrée le nom de Béotie».

A peine descendu de l'antre de Castalie, Cadmus voit s'avancer à pas lents et sans gardien une génisse dont le cou ne porte aucune marque de servitude ; il la suit, et marchant sur ses traces, il adore, dans un religieux silence, le dieu qui le conduit. Déjà il avait franchi les eaux du Céphise et les campagnes de Panope : la génisse s'arrête, et, levant vers le ciel son large front orné d'un bois superbe, elle fait retentir les airs de ses mugissements. Puis tournant ses regards vers ceux qui marchent à sa suite, elle se couche et repose ses flancs sur le tendre gazon. Cadmus rend grâce au dieu, baise avec respect cette terre étrangère, et salue ces montagnes et ces plaines inconnues. Il s'apprête à offrir un sacrifice à Jupiter et commande à ses compagnons d'aller puiser une eau vive pour les libations.

Là s'élève une antique forêt que la hache n'a jamais profanée. Au milieu, une caverne entourée d'une épaisse haie d'arbrisseaux et d'osier, présente humblement pour entrée un arc formé par des pierres jointes ensemble : il en sort une source féconde. Cette caverne est le repaire du dragon, fils de Mars : sa crête a l'éclat de l'or ; la flamme jaillit de ses yeux ; tout son corps est gonflé de venin ; il darde sa langue en trois aiguillons, et sa gueule est armée d'un triple rang de dents. A peine les Tyriens ont-ils porté leurs pas dans ce bois funeste ; à peine l'urne, jetée au sein des eaux, a-t-elle retenti, que le serpent avance hors de l'antre sa longue tête azurée, et fait entendre d'horribles sifflements. Les urnes échappent de leurs mains, leur sang est refoulé vers sa source, et leurs membres se glacent de stupeur et d'effroi. Le monstre plie et replie en mille anneaux sa croupe couverte d'écailles, et, dans ses bonds tortueux, décrit des arcs immenses ; plus de la moitié de son corps se dresse dans les airs et domine toute la forêt ; et sa grandeur, à le voir tout entier, égale celle du serpent qui sépare les deux Ourses. Au même instant, soit que les Phéniciens s'apprêtent au combat ou à la fuite, soit que la crainte les empêche de fuir ou de se défendre, il s'élance sur eux : l'un expire sous sa dent meurtrière, l'autre dans les replis de ses longs anneaux, ou meurt au souffle de son haleine empestée.

Déjà le soleil, au plus haut point de sa course, avait resserré les ombres : étonné du retard de ses compagnons, le fils d'Agénor cherche la trace de leurs pas : il a pour vêtement la dépouille d'un lion, pour armes une lance d'un fer étincelant, un javelot, et son courage, la meilleure de toutes les armes. Il entre dans la forêt : à la vue des cadavres de ses Tyriens, à la vue du vainqueur qui, étendu sur eux, les couvre de ses vastes flancs, et qui, de sa langue ensanglantée, suce leurs horribles blessures : «Je serai, dit-il, votre vengeur, ô fidèles amis, ou le compagnon de votre trépas. A ces mots, il soulève un roc énorme, et l'effort de son bras, s'égalant à la pesanteur de la pierre, il la lance. Ce choc eût ébranlé les remparts couronnés des plus superbes tours ; le serpent reste sans blessure, et, cuirassée de ses écailles, sa peau dure et hideuse repousse les coups les plus vigoureux. Mais sa peau, maigre toute sa dureté, ne peut triompher du javelot, qui, pénétrant à travers son épine flexible et tortueuse, s'y arrête et enfonce jusque dans ses entrailles tout le fer dont il est armé. Le monstre, exaspéré par la douleur, replie sa tête sur son dos, regarde sa blessure et mord le dard qui s'y tient immobile ; après de grands efforts pour l'ébranler en tous sens, c'est à peine s'il peut arracher ie bois de ses flancs ; mais le fer reste attaché à ses os. La douleur de sa nouvelle plaie redoublant alors sa fureur ordinaire, les veines de son gosier s'emplissent et se gonflent ; une écume blanchâtre decoule de sa gueule venimeuse ; la terre, broyée sous ses écailles, résonne, et le souffle qu'exhale sa bouche infernale infecte au loin les airs, tantôt il se roule en spirales immenses, tantôt il se dresse et s'allonge avec plus de roideur qu'un grand arbre ; d'autres fois il s'élance d'un vaste bond, aussi impétueux qu'un torrent grossi par les pluies, et, du choc de sa poitrine, il renverse les arbres placés sur son passage. Le fils d'Agénor recule quelques pas : avec la dépouille du lion, il repousse les assauts du serpent ; quand sa gueule le menace, il l'arrête en lui présentant la pointe de sa lance : le reptile, en fureur, attaque l'acier par d'impuissantes morsures, ses dents se brisent contre le tranchant du métal. Déjà le sang commence à couler de son palais empesté, et rougit le gazon. Mais la blessure est légère, tant qu'il se dérobe aux atteintes du fer en reculant sa tête, et par ce mouvement l'empêche de se fixer dans la plaie et d'y pénétrer plus avant. Enfin le fils d'Agenor enfonce le fer dans le gosier du monstre, et le presse sans relâche, et le pousse en arrière jusqu'à ce qu'il aille se heurter contre un chêne qui l'arrête, et que sa tête et l'arbre soient percés du même coup. Le reptile fait courber le chêne sous son poids, et gémir ses flancs en les battant de sa queue. Tandis que le vainqueur contemple l'énormité de son ennemi vaincu, tout à coup une voix se fait entendre ; on ne peut reconnaître d'où elle est partie, mais elle profère ces mots : «Pourquoi, fils d'Agénor, considérer le serpent que tu viens de tuer ? et toi aussi on te verra un jour sous la forme d'un serpent». Saisi d'un long effroi, il se trouble, il pâlit, une terreur glaciale fait dresser ses cheveux sur sa tête.

La déesse qui protège Cadmus, Pallas, descendue des plaines éthérées, s'offre à ses regards ; elle lui ordonne de remuer la terre, et d'enfouir dans son sein les dents du serpent, qui seront la semence d'un peuple nouveau. Il obéit : appuyé sur la charrue, il trace des sillons, et, suivant l'ordre de la déesse, sème dans la terre les dents qui doivent enfanter des hommes. Aussitôt, ô prodige incroyable ! la glèbe commence à se mouvoir ; du milieu des sillons surgit d'abord une forêt de lances ; bientôt des casques agitent leurs aigrettes éclatantes, ensuite apparaissent des épaules, des poitrines, des bras chargés de traits, et toute une moisson d'hommes couverts de boucliers. Ainsi, dans les jeux solennels, quand s'élève la toile du théâtre, on voit paraître les figures qu'elle représente : d'abord elles montrent la tête et peu à peu le reste du corps, jusqu'à ce que, se déroulant en entier, par une facile continuité, elles posent enfin les pieds sur la scène. Effrayé à la vue de ce nouvel ennemi, Cadmus allait prendre ses armes : «Ne les prends pas, s'écrie un des enfants de la terre, et ne va pas te mêler à cette guerre civile». A ces mots, il frappe de sa terrible épée le plus proche de ses frères, et tombe lui-même sous le coup d'un javelot lancé de loin. Celui qui l'a livré au trépas ne lui survit pas longtemps, et rend bientôt le souffle qu'il vient de recevoir. Une égale fureur anime tout ce peuple, et dans la guerre qu'ils se livrent, ces frères, qui viennent de naître, s'entretuent les uns les autres. Déjà ces jeunes guerriers, dont le destin a renfermé la vie dans d'étroites limites, frappaient de leurs poitrines palpitantes leur mère ensanglantée ; il n'en restait que cinq ; de ce nombre était Echion. Il met bas les armes à la voix de Pallas, et il échange avec ses frères des gages de foi et de paix. Ils devinrent les compagnons des travaux de Cadmus, lorsqu'il voulut accomplir l'oracle d'Apollon, en fondant une ville.

Déjà s'élevaient les murs de Thèbes, déjà ton exil, ô Cadmus, pouvait être regardé comme la source de ton bonheur ; l'Hymen t'avait donné pour gendre à Mars et à Vénus ; ajoute à l'honneur d'une si haute alliance tant de fils, tant de filles, et la nombreuse postérité qu'ils t'ont donnée en gage de leur amour, et qui brille déjà des grâces de la jeunesse ; mais hélas ! c'est le dernier jour qu'il faut attendre, et nul homme ne doit être appelé heureux avant que le trépas n'ait amené le moment suprême de ses funérailles. Au milieu de tant de prospérités, ô Cadmus ! la première cause de tes douleurs, ce fut ton petit-fils : son front fut chargé d'un bois qu'il n'avait pas reçu de la nature, et ses chiens s'abreuvèrent du sang de leur martre. Cependant, examine en juge équitable, le hasard te paraîtra plus coupable que lui : quel crime, en effet, pouvait-on imputer à l'erreur ?

Il était une montagne qu'Actéon avait souillée du sang des bêtes sauvages ; déjà le soleil, au milieu de sa course, avait rétréci les contours des ombres, et s'élevait à une égale distance des deux limites qui bornent sa carrière, quand le jeune Actéon rappelle d'une voix douce les compagnons de ses fatigues, dispersés dans des sentiers escarpés. «Nos toiles, amis, et nos armes sont rougies du sang des animaux ; aujourd'hui la fortune a fait assez pour nous. Demain, lorsque l'Aurore, portée sur son char de pourpre, ramènera le jour, nous reprendrons nos travaux : en ce moment, Phébus s'éloigne également des deux extrémités de la terre, et ses brûlants rayons entr'ouvrent le sein des campagnes ; suspendez vos fatigues présentes, et pliez vos filets noueux». Ses compagnons obéissent et abandonnent leurs travaux.

Là s'étendait une vallée ombragée de pins et de cyprès à la cime aiguë : Gargaphie est ie nom de ce lieu, cher à Diane chasseresse ; au fond de ce vallon, et dans la sombre épaisseur du bois, s'ouvrait un antre où la main de l'art ne pénétra jamais ; mais le génie de la nature avait imité l'art, car c'est elle seule qui avait arrondi en voûte la pierre-ponce et le tuf léger. A droite murmure une source dont les eaux limpides coulent dans un lit peu profond, entre deux rives verdoyantes ; c'est là que la déesse des forêts, épuisée par les fatigues de la chasse, aimait à répandre une onde pure sur ses chastes attraits. Elle vient sous la grotte, et remet à la Nymphe, chargée de veiller sur ses armes, son javelot, son carquois et son arc détendu ; une seconde reçoit dans ses bras la robe dont la déesse s'est dépouillée ; deux autres détachent la chaussure de ses pieds ; plus adroite que ses compagnes, la fille du fleuve Ismène, Crocale rassemble et noue les cheveux épars sur le cou de Diane, tandis que les siens flottent en désordre. Néphèle, Hyalé, Rhanis, Psécas et Phiale puisent de l'eau, et l'épanchent de leurs urnes profondes. Pendant qu'elles arrosent, selon la coutume, le corps de la déesse, tout à coup le petit-fils de Cadmus, qui, après avoir interrompu sa chasse, promenait au hasard ses pas incertains dans ce bois inconnu, arrive jusqu'à l'antre où le guide sa destinée. A peine est-il entré dans la grotte où cette fontaine répand une fraîche rosée, que les Nymphes, honteuses de leur nudité à la vue d'un homme, se frappent le sein, remplissent la forêt de hurlements soudains, et, pressées autour de Diane, lui font un voile de leur corps ; mais la déesse, plus grande qu'elles, les dominait encore de toute la tête. Comme on voit un nuage placé vis-à-vis du soleil, et frappé de ses rayons, se nuancer de mille couleurs, comme brille la pourpre de l'aurore ; ainsi rougit Diane lorsqu'elle se vit exposée toute nue aux regards d'un homme. Bien que la foule de ses compagnes l'environne, elle ne laisse pas de s'incliner et de détourner le visage. Que n'a-t-elle ses flèches toutes prêtes ! Du moins elle s'arme de l'eau qui coule sous ses yeux, la jette au visage d'Actéon, et, répandant sur ses cheveux ces ondes vengeresses, elle ajoute ces mots, présage d'un malheur prochain : «Maintenant, va oublier que Diane a paru sans voile à tes yeux ; si tu le peux, j'y consens». Là finit sa menace, et, sur la tête ruisselante d'Actéon, elle fait naître le bois d'un cerf vivace, allonge son cou, termine ses oreilles en pointe, change ses mains en pieds, ses bras en jambes effilées, couvre son corps d'une peau tachetée, et jette dans son âme une vive frayeur. Le héros prend la fuite et s'étonne lui-même de la rapidité de sa course. A peine a-t-il vu l'image de ses cornes dans les eaux où il avait coutume de se mirer : Malheureux ! veut-il s'écrier ; mais il n'a plus de voix, et ses gémissements lui tiennent lieu de paroles ; des pleurs coulent sur son visage, hélas ! jadis humain ; dans son malheur, il ne lui reste que la raison. Quel parti prendre ? doit-il rentrer dans le royal palais, son ancienne demeure, ou se cacher au fond des forêts ? La crainte l'arrête d'un côté, et la honte de l'autre ; tandis qu'il délibère, ses chiens l'ont aperçu : Mélampe et le subtil Ichnobate, l'un venu de la Crète et l'autre de Sparte, donnent le premier signal par leurs abois ; à leur suite s'élancent, plus prompts que le vent rapide, Pamphagus, Dorcée et Oribase, tous trois de l'Arcadie ; le vigoureux Nébrophon et le féroce Théron avec Lélaps ; Ptérélas et Agré, également précieux, l'un par son agilité, l'autre par la finesse de son odorat ; Hylé, blessé naguère par un sanglier farouche ; Napé, qu'un loup fit naître ; Pémenis, qui marchait autrefois à la suite des troupeaux ; Harpye, accompagnée de ses deux petits ; Ladon de Sicyone aux flancs évidés, et Dromas, et Canace, et Sticté, et Tigris, et Alcé ; Leucon, aussi blanc que la neige, et le noir Asbole, et le robuste Lacon ; Aello, infatigable à la course, et Thoüs, et l'Aigle ; Lycisque avec son frère Cyprius ; Harpale, dont le front noir est marqué d'une tache blanche, et Mélanée, et Lachné au poil hérissé ; Labres et Agriode, nés d'un père de Crète et d'une mère de Laconie ; Hylactor à la voix perçante, et vingt autres qu'il serait trop long de nommer. Cette meute, avide de curée, se précipite à travers des rochers inaccessibles, à travers des sentiers escarpés ou sans voie ; Actéon fuit dans ces mêmes lieux où tant de fois il a poursuivi les hôtes des forêts. Hélas ! il fuit les siens ! il voulait leur crier : «Je suis Actéon, reconnaissez votre maître». La parole trahit sa volonté. Cependant les chiens font retentir l'air de leurs aboiements. Mélanchète lui fait au flanc la première blessure, Théridamas la seconde, la dent d'Orésitrophe s'attache à son épaule. Ils étaient partis les derniers ; mais un sentier qui coupe la montagne leur permet de devancer la meute. Tandis qu'ils retiennent leur maître, elle arrive toute entière, et se jette à coups de dents sur Actéun. Bientôt il ne reste plus sur tout son corps de place à de nouvelles blessures ; il gémit, et si ses accents ne sont pas ceux d'une voix humaine, un cerf du moins ne saurait les faire entendre ; il remplit de ses cris lamentables les monts témoins de ses fatigues. Agenouillé, et dans une attitude suppliante, ne pouvant leur tendre les bras, il promène sur ses compagnons de muets regards. Cependant ils excitent la troupe alerte par leurs cris accoutumés ; ils ignorent le sort d'Actéon, le cherchent des yeux, et, comme s'il était absent, l'appellent à l'envi. A ce nom d'Actéon, il retourne la tête et les entend se plaindre de son absence et de sa lenteur à venir contempler la proie qui lui est offerte. Hélas ! il n'est que trop présent ; il voudrait ne pas l'être, il voudrait être le témoin, et non pas la victime des cruels exploits de sa meute ! Les chiens, l'entourant de tous côtés, plongent leurs dents dans les membres de leur maître, caché sous la forme trompeuse d'un cerf, et les mettent en lambeaux. Ce ne fut qu'en exhalant sa vie par ses nombreuses blessures qu'il assouvit, dit-on, le courroux de la déesse qui porte le carquois.

La nouvelle du châtiment d'Actéon est diversement accueillie : les uns accusent la déesse de cruauté, d'autres approuvent sa rigueur, et la proclament digne de son austère chasteté ; chacun trouve des motifs plausibles à l'appui de son opinion. La seule épouse de Jupiter songe moins à témoigner son blâme ou son approbation qu'à se réjouir du malheur des enfants d'Agénor ; la haine qu'elle a conçue contre sa rivale de Tyr retombe sur sa postérité ; à son ancienne injure vient s'ajouter une injure récente : indignée que Sémélé porte dans son sein un gage de la tendresse du grand Jupiter, elle éclate en paroles amères : «Que m'est-il revenu de mes plaintes tant de fois renouvelées ? dit-elle. C'est ma rivale même que je dois attaquer ; oui, je la perdrai, si je mérite d'être appelée la puissante Junon, si ma main est digne de porter un sceptre étincelant de rubis, si je suis la reine des cieux, la soeur et la femme de Jupiter ; je suis sa soeur, au moins. Mais peut-être des plaisirs furtifs suffisent-ils à ma rivale ; peut-être n'a-t-elle fait à ma couche qu'une injure passagère. Mais non : elle conçoit ; il me manquait cet affront. Elle porte, à la face du ciel, son crime dans ses flancs ; et l'honneur d'être mère, dont je jouis à peine moi-même, elle veut le tenir de Jupiter, tant elle a de confiance dans sa beauté ! Je saurai bien tourner cette beauté contre elle. Non, je ne serai plus la fille de Saturne, si Jupiter, son amant, ne la précipite lui-même au fond du Styx».

A ces mots, elle se lève de son trône, s'enveloppe d'un nuage doré, et descend au palais de Sémélé ; mais, avant d'écarter la nue, elle prend les traits d'une vieille femme, couvre ses tempes de cheveux blancs, sillonne sa peau de rides, courbe son corps et marche à pas tremblants ; elle emprunte aussi une voix cassée : c'est l'image fidèle de Beroë d'Epidaure, la nourrice de Sémélé. Après qu'elle eut engagé l'entretien, et que, par de longs détours, elle l'eut fait tomber sur Jupiter, elle dit en soupirant : «Je souhaite que votre amant soit Jupiter ; mais je crains tout : que de fois, sous le nom des dieux, de simples mortels ont pénétré dans de chastes couches ! D'ailleurs, il ne suffit pas qu'il soit Jupiter : demandez un gage d'amour. S'il est réellement le maître des dieux, que cette majesté et cette gloire qui l'accompagnent jusque dans les bras de la superbe Junon le suivent dans les vôtres ; qu'il y vienne dans tout l'appareil de sa grandeur». Tels sont les avis que donne Junon à l'imprudente fille de Cadmus. Sémélé demande une grâce à Jupiter, sans la désigner. «Choisis, lui répond le dieu, tu n'éprouveras pas de refus, et, pour donner plus de poids à mes paroles, je prends à témoin le fleuve du Styx, effroi des dieux, et dieu lui-même». Sémélé se réjouit du malheur qu'elle s'apprête ; trop puissante, hélas ! sur le coeur de son amant, et heureuse d'une faiblesse qui doit la perdre : «Montrez-vous à mes yeux, dit-elle, tel que vous voit la fille de Saturne, lorsque vous goûtez dans ses bras les plaisirs de Vénus». Le dieu voulut étouffer la parole sur sa bouche, mais déjà elle s'était envolée dans les airs. Il gémit, car il n'est pas en son pouvoir de révoquer les souhaits de Sémélé, ni le serment qu'il vient de faire. Accablé de tristesse, il remonte dans les cieux ; au premier signe de sa tête s'élèvent docilement les nuages où sa main a jeté, confondu, les orages, les éclairs, les vents et les traits inévitables de la foudre. Autant qu'il peut, cependant, il essaie d'en affaiblir la violence ; il ne s'arme point des feux qui ont foudroyé Typhée, le géant aux cents bras, ils ont trop de furie ; il est une autre foudre moins terrible, à laquelle la main des Cyclopes mêla moins de violence, de flamme et de fureur : les dieux l'appellent foudre de second ordre. Jupiter la prend et pénètre dans le palais d'Agénor. Une simple mortelle ne put soutenir la bruyante splendeur du dieu : elle fut consumée par les dons même de son amant. L'enfant, à demi-formé, est retiré du sein de sa mère, et, s'il est permis de le croire, enfermé, faible encore, dans la cuisse de Jupiter, il y accomplit le temps qu'il devait passer dans les flancs maternels. La soeur de Sémélé, Ino, entoura furtivement son berceau des premiers soins ; elle le confia ensuite aux Nymphes de Nisa, qui le cachèrent dans leur antre et le nourrirent de lait.

Tandis que ces événements s'accomplissent dans l'univers par la loi du destin, et que Bacchus, après sa double naissance, repose en sûreté dans son berceau, Jupiter, égayé, dit-on, par le nectar, déposa les soins onéreux de son empire pour s'abandonner à son humeur folâtre avec Junon. Libre alors de tout souci : «Sans doute, lui dit-il, le plaisir a pour vous de plus vives douceurs que pour les hommes». Junon de le nier. On convient de s'en rapporter à la décision de l'habile Tirésias, initié aux plaisirs des deux sexes. Un jour que deux énormes serpents s'étaient accouplés sous le feuillage au fond d'une forêt, il les frappa d'un coup de baguette ; et soudain, ô prodige ! métamorphosé en femme, il conserva sa nouvelle forme pendant sept automnes ; le huitième offre encore à ses regards ces deux serpents :

«Si les blessures qu'on vous fait, dit-il, sont assez puissantes pour changer le sexe de votre ennemi, je vais vous frapper encore».Il les frappe, et reprend aussitôt avec sa forme première les traits qu'il avait reçus de la nature. Choisi pour arbitre dans ce joyeux débat, il ratifie l'avis de Jupiter. La fille de Saturne en éprouva une douleur trop vive, pour trouver son excuse dans un sujet aussi frivole ; elle condamna les yeux de son juge à une éternelle nuit. Mais le maître suprême du monde (car aucun dieu n'a le droit d'anéantir l'ouvrage d'un autre dieu) lui accorda la science de l'avenir pour le consoler de la perte de la lumière, et allégea sa peine par cet honneur.

Les villes d'Aonie retentissaient du bruit de sa renommée, et sa voix donnait des réponses toujours infaillibles au peuple qui venait le consulter. La première épreuve de la vérité de ses oracles fut faite par la nymphe Liriope. Jadis le Céphise l'enlaça de ses flots sinueux, et, la tenant enchaînée dans son onde, triompha de sa pudeur par la violence. Cette nymphe, modèle de beauté, devint mère d'un enfant qui semblait né pour inspirer l'amour, et qu'elle appela Narcisse. Elle demanda au devin si son fils parviendrait à une longue vieillesse : «Oui, s'il ne se connaît pas», répond-il. Longtemps la réponse de l'oracle parut vaine ; mais elle fut justifiée par l'événement, par le genre de mort et par l'étrange délire de Narcisse. Déjà le fils de Céphise avait vu s'ajouter une année à ses trois lustres ; ce n'était plus un enfant, c'était à peine un jeune homme. Une foule de jeunes Phocéens, une foule de nymphes brûlèrent pour lui ; mais il joignait à des grâces si tendres un orgueil si farouche, que nymphes et jeunes gens s'efforcèrent en vain de toucher son coeur.

Un jour qu'il poussait dans ses toiles des cerfs timides, il fut aperçu par la nymphe, à la voix bizarre, qui ne peut se taire quand on lui parle, qui ne sait point parler la première, Echo, dont la bouche redit les sons qui frappent son oreille. Echo était alors une nymphe, et non une simple voix ; et cependant dès lors sa voix indiscrète ne lui servait, comme à présent, qu'à répéter les dernières paroles qu'elle avait recueillies. Junon l'avait ainsi punie : souvent sur les montagnes, lorsqu'elle cherchait à surprendre les nymphes dans les bras de Jupiter, Echo l'avait adroitement retenue par de longs entretiens, pour donner aux nymphes le temps de fuir. La fille de Saturne découvrit l'artifice : «Cette langue qui m'a trompée, dit-elle, perdra presque tout son pouvoir, et je restreindrai pour toi l'usage de la parole». L'effet suit la menace ; Echo ne peut plus désormais que redoubler les derniers sons, et répéter les dernières paroles de la voix qu'elle entend.

A peine Narcisse, errant au fond des bois, a-t-il frappé ses regards, qu'elle s'enflamme et suit furtivement la trace de ses pas ; plus elle le suit, et plus son coeur s'embrase, pareil au soufre qui, répandu au bout d'une torche, attire soudainement la flamme qui l'approche. Que de fois elle voulut l'aborder d'une voix caressante et recourir aux douces prières ! Son destin lui oppose et lui défend de commencer ; mais du moins, puisque son destin le permet, elle s'apprête à recueillir les accents de Narcisse, et à lui répondre à son tour. Par hasard, séparé de ses fidèles compagnons, l'enfant s'écrie : «Y a-t-il quelqu'un près de moi ? - Moi», répond Echo. Immobile de surprise, il tourne ses regards de tous côtés. «Viens», dit-il à haute voix ; et la nymphe appelle celui qui l'appelait. Il se tourne, et comme personne ne venait, «Pourquoi me fuis-tu ?» dit-il, et son oreille recueille autant de paroles que sa bouche en a proféré. Abusé par cette voix qui reproduit la sienne : «Unissons-nous», reprend-il. A ces mots, les plus doux que sa bouche puisse redire, Echo répond : «Unissons-nous» ; et, s'enivrant de ses propres paroles, elle sort du bois et s'élance vers Narcisse, dans le doux espoir de le presser dans ses bras ; mais il fuit, et se dérobe par la fuite à ses embrassements. «Je veux mourir, dit-il, si je m'abandonne à tes désirs». Echo ne redit que ces paroles : «Je m'abandonne à tes désirs». La nymphe dédaignée s'enfonce dans les bois, et va cacher sa honte sous leur épais feuillage. Depuis ce temps elle habite les antres solitaires ; mais l'amour vit encore au fond de son coeur, et ne fait que s'accroître par la douleur des mépris de Narcisse. Les soucis vigilants épuisent et consument ses membres ; la maigreur dessèche ses attraits ; tout son sang s'évapore ; il ne lui reste que la voix et les os ; sa voix s'est conservée ; ses os ont pris, dit-on, la forme d'un rocher. Depuis ce jour, retirée dans les bois, elle ne paraît plus sur les montagnes, mais elle s'y fait entendre à tous ceux qui l'appellent : c'est un son qui vit en elle.

Comme elle, d'autres nymphes, nées au sein des eaux ou sur les montagnes, et, avant elles, une foule de jeunes gens eurent leurs feux dédaignés par Narcisse. Une victime de ses mépris, élevant ses bras vers le ciel, s'écria : «Puisse-t-il aimer à son tour, et puisse-t-il ne jamais posséder l'objet de sa tendresse !» Rhamnusie exauça cette juste prière.

Près de là une fontaine limpide roulait ses flots argentés : jamais les bergers ni les chèvres, venant de paître sur les montagnes, ni toute autre espèce de troupeaux ne s'y étaient désaltérés : jamais oiseau, ni bête sauvage, ni feuille tombée des arbres n'avait troublé sa pureté. Bordée d'un gazon que l'humidité du lieu entretenait toujours vert, l'ombre des arbres défendait la fraîcheur de ses ondes contre les feux du soleil. C'est là que Narcisse vient reposer ses membres épuisés par les fatigues de la chasse et par la chaleur : charme de la beauté du site et de la limpidité des eaux, il veut éteindre sa soif ; mais il sent naître dans sou coeur une soif plus dévorante encore. Tandis qu'il boit, épris de son image qu'il aperçoit dans l'onde, il prête un corps à l'ombre vaine qui le captive : en extase devant lui-même, il demeure, le visage immobile comme une statue de marbre de Paros. Etendu sur la rive, il contemple ses yeux aussi brillants que deux astres, sa chevelure, digne de Bacchus et d'Apollon, ses joues, ombragées d'un léger duvet, son cou d'ivoire, sa bouche gracieuse et son teint, où la blancheur de la neige se marie au plus vif incarnat : il admire les charmes qui le font admirer. Insensé ! c'est à lui-même qu'il adresse ses voeux ; il est lui-même, et l'amant et l'objet aimé, c'est lui-même qu'il recherche, et les feux qu'il allume, le consument lui-même ! Que de vains baisers il donne à cette onde trompeuse ! Que de fois il y plonge ses bras pour saisir la tête qu'il a vue, sans pouvoir embrasser son image ! Il ne sait ce qu'il voit, mais ce qu'il voit l'enflamme, et l'illusion qui trompe ses yeux irrite encore ses désirs. Trop crédule Narcisse, pourquoi t'obstiner à poursuivre un fantôme qui t'échappe sans cesse ? l'objet de tes désirs est une chimère ; l'objet de ton amour, tourne-toi, et tu le verras évanoui. L'image que tu vois, c'est ton ombre réfléchie dans les eaux ; sans consistance par elle-même, elle vient et demeure avec toi ; elle va s'éloigner avec toi, si tu peux t'éloigner de ces lieux. Mais rien ne peut l'en arracher, ni la faim ni le repos : couché sur l'épais gazon, il ne peut rassasier ses yeux de la vue de ces charmes menteurs ; il meurt du poison de ses propres regards, et soulevant sa tête, il s'écrie, les bras étendus vers les arbres qui l'entourent : «Quel amant, ô forêts, essuya jamais de plus cruelles rigueurs ? Vous le savez, vous qui souvent avez prêté à l'amour vos mystérieuses retraites. Vous souvient-il, vous dont la vie a traversé tant de siècles, d'avoir vu, dans cette longue suite de temps, un amant dépérir dans une aussi triste langueur ? Une beauté me charme, je la vois, et je ne puis la trouver : tant est grande l'erreur qui se joue de mon amour ! Pour comble de douleur, il n'y a entre nous ni vastes mers, ni longues distances, ni montagnes, ni murailles fermées de portes ! un peu d'eau nous sépare : l'objet de ma tendresse brûle de m'appartenir ; chaque fois que je me suis penché sur ces ondes limpides pour les baiser, j'ai vu sa tête s'avancer et sa bouche approcher de la mienne ; ma main semble près de l'atteindre, l'obstacle le plus faible s'oppose à notre bonheur. Ah ! qui que tu sois, sors de cette onde ! unique et tendre objet de ma flamme, pourquoi me tromper en échappant sans cesse à mes embrassements ? Certes, ni ma beauté, ni mon âge ne méritent de tels mépris ; moi-même j'ai été aimé, et des nymphes ont soupiré pour moi. Je ne sais, mais la douceur de tes regards m'invite à l'espérance ; quand je tends mes bras vers toi, tu me tends les tiens ; quand je ris, tu souris ; souvent même quand j'ai pleuré, j'ai surpris des larmes dans tes yeux ; tes signes répondent aux miens, et si je dois en juger par le mouvement de ta bouche gracieuse, elle m'envoie des paroles qui n'arrivent pas jusqu'à mon oreille. Mais je suis en toi, je le reconnais enfin ; ma propre image pourrait-elle m'abuser ? Je brûle d'amour pour moi-même, et j'allume la flamme que je porte dans mon sein. Quel parti prendre ? Dois-je attendre la prière ou l'employer ? Mais que demander ? Ce que je désire est en moi : c'est pour trop posséder que je ne possède rien. Ah ! que ne puis-je me séparer de mon corps ! Souhait étrange dans un amant, je voudrais éloigner de moi ce que j'aime ! Déjà la douleur épuise mes forces ; il ne me reste plus que peu d'instants à vivre ; je m'éteins à la fleur de mon âge ; mais la mort n'a rien d'affreux pour moi, puisqu'elle doit me délivrer du poids de mes souffrances Je voudrais que l'objet de ma tendresse pût me survivre ; mais unis dans le même corps, nous ne perdrons en mourant qu'une seule vie».

Il dit, et dans son délire il revient considérer la même image ; ses larmes troublent la limpidité des eaux, et l'image s'efface dans leur cristal agité. Comme il la voit s'éloigner : «Où fuis-tu ? s'écrie Narcisse ; oh ! demeure, je t'en conjure : cruelle, n'abandonne pas ton amant. Ces traits que je ne puis toucher, laisse-moi les contempler, et ne refuse pas cet aliment à ma juste fureur». Au milieu de ses plaintes, il déchire ses vêtements ; de ses bras d'albâtre il meurtrit sa poitrine nue qui se colore, sous les coups, d'une rougeur légère ; elle parut alors comme les fruits qui, rouges d'un côté, présentent de l'autre une blancheur éblouissante, ou comme la grappe qui, commençant à mûrir, se nuance de l'éclat de la pourpre. Aussitôt que son image meurtrie a reparu dans l'onde redevenue limpide, il n'en peut soutenir la vue ; semblable à la cire dorée qui fond en présence de la flamme légère, ou bien au givre du matin qui s'écoule aux premiers rayons du soleil, il languit, desséché par l'amour, et s'éteint lentement, consumé par le feu secret qu'il nourrit dans son âme : déjà il a vu se faner les lis et les roses de son teint ; il a perdu ses forces et cet air de jeunesse qui le charmaient naguère ; ce n'est plus ce Narcisse qu'aima jadis Echo. Témoin de son malheur, la nymphe en eut pitié, bien qu'irritée par de pénibles souvenirs. Chaque fois que l'infortuné Narcisse s'écriait hélas ! la voix d'Echo répétait : hélas ! Lorsque de ses mains il frappait sa poitrine, elle faisait entendre un bruit pareil au bruit de ses coups. Les dernières paroles de Narcisse, en jetant selon sa coutume un regard dans l'onde, furent : «hélas ! vain objet de ma tendresse !» Les lieux d'alentour répètent ces paroles. Adieu, dit-il ; adieu, répond-elle. Il laisse retomber sa tête languissante sur le gazon fleuri, et la nuit ferme ses yeux encore épris de sa beauté : descendu au ténébreux séjour, il se mirait encore dans les eaux du Styx. Les naïades, ses soeurs, le pleurèrent, et coupèrent leurs cheveux pour les déposer sur sa tombe fraternelle ; les Dryades le pleurèrent aussi ; Echo redit leurs gémissements. Déjà le bûcher, les torches funèbres, le cercueil, tout est prêt ; mais on cherche vainement le corps de Narcisse : on ne trouve à sa place qu'une fleur jaune, couronnée de feuilles blanches au milieu de sa tige.

Le bruit de cet événement rendit le nom de Tirésias justement célèbre dans les villes de la Grèce : le crédit du devin était immense. Le fils d'Echion, le seul ennemi que les dieux comptent dans la famille de Cadmus, Penthée le méprise ; il rit des paroles prophétiques du vieillard, et lui reproche le malheur qui a changé pour lui la lumière en ténèbres. Le vieillard secouant sa tête blanchie : «Tu serais trop heureux, dit-il, si, privés, comme les miens, de la lumière, tes yeux ne voyaient pas les fêtes de Bacchus. Un jour viendra, et ce jour n'est pas loin, je te le prédis, où ce nouveau dieu, Bacchus, fils de Sémélé, paraîtra dans ces murs. Si tu n'élèves pas un temple en son honneur, tes membres en lambeaux et dispersés çà et là ensanglanteront les forêts, et jusqu'aux mains de ta mère et des soeurs de ta mère. Oui, tel est ton destin ; car tu ne croiras pas Bacchus digne des honneurs divins ; tu te plaindras alors qu'à travers ces ténèbres, j'aie trop bien lu dans l'avenir».

Indigné de ces paroles, le fils d'Echion chasse Tirésias ; mais bientôt l'événement les justifie, et ses prédictions s'accomplissent. Bacchus arrive, et les campagnes retentissent des hurlements qui annoncent sa fête : la foule se précipite : les hommes et les femmes, les mères et les filles, et les peuples et les grands accourent confondus à ces nouveaux mystères. «Quel délire, enfants du dragon de Mars, a troublé vos esprits ? s'écrie Penthée. Le bruit de l'airain frappé par l'airain, la flûte recourbée de Phrygie, et de vains enchantements ont-ils tant de pouvoir ? Quoi ! des hommes que ni le glaive des combats, ni le clairon, ni les bataillons hérissés de javelots ne purent effrayer, se laissent vaincre par des cris de femmes, que le vin transporte de fureur, par ce vil troupeau qui se démène au vain son des tambours ! Puis-je assez m'étonner, vieillards ? Vous qui longtemps ballottés sur les mers, avez fondé une nouvelle Tyr et fixé dans ces lieux vos pénates errants, voudriez-vous donc les livrer aujourd'hui sans combattre ? Et vous, que la vigueur de l'âge rapproche de moi, chers jeunes gens, vos mains devaient porter des armes et non des thyrses, vos fronts se couvrir de casques et non se couronner de feuillage ! Ah ! je vous en conjure, souvenez-vous du sang dont vous sortez ; armez-vous du courage de ce dragon qui seul fit tant de victimes. S'il mourut pour la défense de ses eaux et de sa fontaine, sachez vaincre pour votre propre gloire ; s'il donna la mort à de vaillants guerriers, repoussez des lâches, et ressuscitez la splendeur de votre race. Ah ! si les destins défendent que Thèbes reste longtemps debout, puisse-t-elle crouler sous les efforts du bélier et sous les coups de ses ennemis, au bruit du fer, au milieu des flammes ! Malheureux alors sans être coupables, notre sort sera digne de pitié, et, loin de le cacher, nous pourrons le pleurer sans honte. Et quoi ! Thèbes deviendrait aujourd'hui la conquête d'un faible enfant qui n'aime ni les combats, ni les armes, ni les coursiers, et qui, dans sa mollesse, ne sait que parfumer ses cheveux de myrrhe, les couronner de lierre et se parer de vêtements tissus de pourpre et d'or ! Je vais moi-même, si vous l'abandonnez, le forcer à reconnaître l'imposture de son origine et de ses mystères. Acrise n'a-t-il pas eu assez de courage pour mépriser cette fausse divinité, et fermer à son approche les ports d'Argos ? Et Penthée et Thèbes entière trembleraient devant cet étranger ! Allez en toute hâte (et il commandait à ses soldats) ; qu'on saisisse le chef de cette troupe et qu'on me l'amène ici chargé de chaînes : exécutez cet ordre sans-je moindre retard».

En vain Cadmus, son aïeul, en vain Athamas et sa famille entière, condamnant sa colère, s'efforcent de le détourner de son dessein. Les conseils redoublent sa violence, elle s'accroit plus on veut l'arrêter, et ne fait que s'irriter du frein qu'on lui oppose. Ainsi j'ai vu un torrent, libre dans sa marche, s'écouler sans violence et presque sans bruit ; mais que des troncs d'arbres, que des rocs entassés opposent une digue à son passage, il écume, il bouillonne, et precipite ses flots irrités par l'obstacle même. Cependant les soldats reviennent tout sanglants ; leur maître leur demande où est Bacchus : ils répondent qu'ils ne l'ont pas vu. «Mais voici, disent-ils. un de ses compagnons, un des ministres de ses autels, tombé entre nos mains». En même temps ils lui livrent, les mains attachées derrière le dos, un homme qui jadis avait quitté l'Etrurie pour suivre le dieu.

Penthée le regarde avec des yeux que la colère rend terribles, et bien qu'il lui en coûte de différer le supplice : «Tu vas mourir, dit-il, et ta mort servira d'exemple à tes complices : Quel est ton nom, ta famille, ta patrie ? Pourquoi es-tu devenu le ministre de ces nouveaux mystères ?» Sans crainte pour sa vie, l'étranger lui répond : «Mon nom est Acétès, et la Méonie mon pays ; je suis né de parents obscurs. Mon père ne m'a laissé ni des champs fécondés par de robustes taureaux, ni des brebis à la riche toison, ni d'autres troupeaux. Pauvre lui-même comme moi, devant sa vie à ses filets de lin et à ses hameçons, il s'occupait à tromper le poisson et à le tirer du sein de l'onde, suspendu à sa ligne et sautillant encore. Son métier faisait toute sa fortune. «Voilà, me dit-il, en me l'enseignant, voilà tous les biens que je possède, ô mon fils, héritier et successeur de mes travaux». Et en mourant il me légua les eaux pour tout héritage : c'est donc tout ce que je puis appeler mon patrimoine. Bientôt pour ne pas rester éternellement enchaîné aux mêmes rochers, j'appris à tenir en main et à gouverner le timon des navires, à lire dans les cieux, et à connaître l'astre pluvieux de la chèvre Amalthée, la constellation de Taygète, les Hyates, l'Ourse, les demeures des vents et les ports propices aux vaisseaux. Un jour tenant la route de Délos, j'approchai des côtes de Chio ; la rame manoeuvre à droite et me conduit au rivage ; je m'élance d'un bond léger, et mes pieds foulent les sables humiliés où nous passons la nuit. Aux premières lueurs de l'aurore, je me lève, j'engage mes compagnons à puiser de l'eau vive et je leur montre le chemin qui conduit aux fontaines. Je monte moi-même sur une éminence pour étudier les présages du vent ; j'appelle mes compagnons, et je retourne à mon navire. «Nous voici», s'écrie Opheltes en s'avançant le premier ; et, tout fier de la proie qu'il a trouvée dans un champ solitaire, il conduit le long du rivage un enfant d'une beauté virginale, et qui, appesanti de sommeil et de vin, semble chanceler et le suivre avec peine. J'examine ses vêtements, sa figure, sa démarche, et mes yeux ne voient rien en lui qui annonce un mortel. Je le sens et je dis à mes compagnons : «Je ne sais quel dieu se cache sous les traits de cet enfant ; mais ils cachent un dieu. Ah ! qui que tu sois, protège-nous, montre-toi propice à nos travaux, et pardonne à mes compagnons». «Cesse de prier pour nous», s'écrie Dictys, le plus léger de tous pour s'élancer à la cime de l'antenne, ou pour se glisser le long des cordages qu'il presse de sa main. Libys, le blond Mélanthe qui veille sur la proue, et Alcimédon l'approuvent, ainsi qu'Epopée dont la voix commande aux rameurs le mouvement et le repos, ou ranime leur courage ; tous les autres matelots applaudissent : tant la soif du butin les aveugle ! «Non je ne souffrirai pas qu'un fardeau sacrilège profane ce vaisseau, m'écriai-je ; plus que personne ici j'ai le droit de commander» ; et je me poste à l'entrée du navire : le plus emporté et le plus insolent de toute la troupe, Lycabas qui, banni de l'Etrurie, expiait dans l'exil un affreux homicide, irrité de ma résistance, me frappe à la gorge de son poing vigoureux : la violence du coup m'aurait précipité au sein des flots, sans le secours d'un câble où, privé de mes facultés, je restai pourtant attaché. La troupe impie applaudit à son audace : mais à la fin Bacchus (car c'était Bacchus lui-même), comme si les cris avaient interrompu son sommeil et réveillé sa raison engourdie par les vapeurs du vin : «Que faites-vous ? dit-il, quel est ce tumulte ? d'où vient, matelots, que je me trouve ici ? où voulez-vous me conduire ? - Bannis toute crainte, réplique le pilote, et dis-moi quel port tu veux aborder : tu descendras sur la terre qu'appellent tes désirs. - Dirigez votre course vers Naxos, répond Bacchus : là, est ma demeure, vous y trouverez un sol hospitalier». Les perfides jurent par la mer et par toutes les divinités que son voeu sera satisfait, et ils me pressent d'abandonner aux vents la voile du navire orné de mille couleurs. Naxos était à droite, je tournai la proue de ce côté. «Que fais-tu, insensé ? s'écrient les matelots. Acétès, quelle fureur t'aveugle ? tourne à gauche». La plupart m'expliquent leur pensée par des signes ; les autres me la confient tout bas à l'oreille. Immobile d'horreur : «Qu'un autre prenne le gouvernail, m'écriai-je ; j'abdique un ministère de crime et de perfidie». Tous me gourmandent, la troupe entière éclate en murmures. «Crois-tu donc, me dit Aethalion, un des matelots, que notre salut dépende de toi seul ?» Il saisit le gouvernail, commande à ma place, et s'éloigne de Naxos pour gagner le rivage opposé. Alors le dieu, d'un air badin, et comme s'il venait à peine de découvrir l'artifice, du haut de la poupe recourbée, promène ses regards sur la mer ; puis, feignant de pleurer : «Ce ne sont pas là, nochers, les rivages que vous m'avez promis, ce n'est pas la terre que j'ai demandée ? Qu'ai-je donc fait pour mériter ce traitement ? Quelle gloire trouvez-vous à vous unir, forts de votre jeunesse et de votre nombre, pour tromper un enfant isolé ?» Cependant je pleurais, la troupe impie se rit de mes larmes et agite les flots sous les coups redoublés de la rame. Ici, j'en atteste le dieu lui-même (et il n'est pas de dieu plus puissant) mon récit est aussi vrai qu'il est peu vraisemblable ; le vaisseau s'arrête immobile au milieu des flots, comme s'il eût été à sec dans une rade. Les nautonniers surpris continuent de battre la mer avec les rames ; ils détendent les voiles et s'efforcent, par ce double secours, de mettre en mouvement le navire. Le lierre serpente autour des avirons, les embarrasse de ses noeuds flexibles, et suspend ses grappes aux voiles appesanties. Bacchus lui-même, le front couronné de raisins, agite un javelot que le pampre environne. Couchés autour de lui, simulacres terribles, apparaissent des tigres, des lynx et des panthères à la peau tachetée. Les nautonniers, soit frayeur ou vertige, s'élancent dans les flots. Médon, le premier, sent naître de sombres nageoires sur ses membres courbés et son dos s'arrondit en arc. «Quelle étrange métamorphose», lui dit Lycabas, et sa bouche s'élargit en parlant, ses narines s'étendent, et sa peau durcie se couvre d'écailles. Libys veut retourner la rame qui résiste : mais il voit ses mains se rétrécir ; déjà elles ont perdu leur forme première, ce ne sont plus que des nageoires. Un autre avance les bras vers les cordages pour les débarrasser, mais il n'a plus de bras : mutilé, il tombe dans la mer, et son corps se termine en une queue semblable à une faux ou au croissant de la lune, quand elle nous montre la moitié de son disque. Ils bondissent de tous côtés et font jaillir en abondance l'eau qui retombe en pluie : on les voit se plonger au sein des flots, puis reparaître à leur surface, et s'y plonger encore, figurer des choeurs en se jouant, et dans leurs évolutions capricieuses, aspirer l'onde et la rejeter, en soufflant, de leurs larges naseaux. De vingt nochers que portait le navire je restai seul, tremblant et glacé d'épouvante. A peine suis-je rassuré par ces paroles du dieu : «Bannis toute crainte, et vogue vers le rivage de Naxos». Arrivé dans cette île, j'allume la flamme sur un autel, et je célèbre les mystères de Bacchus.

- J'ai longtemps prêté l'oreille à tes fallacieux discours, dit Penthée, afin de donner à ma colère le temps de s'apaiser : gardes, hâtez-vous de le saisir, qu'on l'ôte de mes yeux, et, qu'au milieu des plus cruels tourments, il descende au séjour ténébreux des morts». Entraîné sur-le-champ, Acetès est renfermé dans une sombre prison : mais tandis qu'on prépare le fer et la flamme, terribles instruments de son supplice, les portes s'ouvrent d'elles-mêmes, dit-on : d'elles-mêmes et sans être détachées, les chaînes tombent de ses mains. Le fils d'Echion persiste : il n'ordonne plus d'aller, il court lui-même sur le Cithéron, qui, choisi pour la célébration des mystères, retentissait des cris perçants des bacchantes. Tel qu'un ardent coursier, lorsque l'airain sonore de la trompette guerrière a donné le signal, frémit et respire le feu des combats ; tel s'irrite Penthée au bruit des hurlements qui frappent au loin les airs, et les cris qu'il entend rallument sa fureur. Vers le milieu de la montagne est une plaine qu'entoure une forêt, mais dont l'enceinte nue et sans arbres s'offre libre à l'oeil qui la contemple. C'est là que Penthée porte un regard profane sur les mystères ; Agavé est la première qui l'aperçoit, et, la première transportée de fureur, elle lui lance son thyrse et porte à son fils les premiers coups : «Io ! s'écrie-t-elle, accourez, mes soeurs : ce monstrueux sanglier qui erre dans nos campagnes, c'est moi qui veux le frapper». La troupe entière se jette avec fureur sur Penthée : toutes ensemble elles réunissent leurs coups contre lui seul, elles le poursuivent ensemble. Déjà tremblant, déjà moins emporté dans son langage, il se condamne, il s'avoue coupable. Blessé, il s'écrie : «Venez à mon secours, Autonoé, vous, la soeur de ma mère : laissez-vous fléchir par l'ombre d'Actéon». Elle ne se souvient plus d'Actéon, et déchire la main de celui qui l'implore, l'autre est arrachée par Ino. L'infortuné n'a plus de bras qu'il puisse élever vers sa mère, mais lui montrant son corps sanglant et mutilé : «Regarde, ô ma mère !» dit-il. Agacé jette sur lui les yeux, pousse des hurlements affreux, et secoue sa tête et ses cheveux abandonnés aux vents : Elle arrache la tête de son fils, et, la prenant dans ses mains ensanglantées, elle s'écrie : «Io ! mes compagnes, cette victoire est mon ouvrage !» Les feuilles, effleurées par le vent froid de l'automne et qui tiennent à peine à la cime des arbres, ne sont pas plus vite emportées qu'on ne voit tomber en lambeaux les membres de Penthée sous les coups impies des bacchantes. Instruites par cet exemple, les Thébaines célèbrent les mystères du nouveau dieu, lui offrent l'encens et révèrent les autels qui lui sont consacrés.


Les Métamorphoses, IV


Cependant la fille de Minée, Alcithoé, refuse ses hommages au culte de Bacchus : elle ose même nier qu'il soit fils de Jupiter, et ses soeurs deviennent les complices de son impiété. Le prêtre ordonne de célébrer les mystères : il commande aux maîtresses et aux esclaves de suspendre leurs travaux, de couvrir leur sein d'une peau, de délier les bandelettes qui retiennent leurs cheveux, de porter sur leur tête des couronnes et dans leurs mains des thyrses entourés de pampres ; il annonce que le dieu vengera sans pitié son culte méprisé. A sa voix les mères et les filles déposent leurs fuseaux, leur corbeille et leur toile inachevée ; elles offrent au dieu de l'encens, et l'invoquent sous le nom de Bacchus, de Bromius, de Lycaeus ; elles l'appellent le fils du feu, l'enfant deux fois né, le seul qui ait eu deux mères ; elles ajoutent les noms de Nysée, de Thyonée à la longue chevelure, de Lénéus, l'inventeur du raisin qui bannit la tristesse, de Nyctélius, de père Elélée, d'Iacchus et d'Evan, et tous les autres noms que te prodiguent, ô Bacchus ! les villes de la Grèce. «Pour toi, disent-elles, la jeunesse ne s'épuise pas ; toujours enfant, ta beauté attache sur toi les regards du céleste séjour, et ton front, quand il dépouille son croissant, a toutes les grâces d'une vierge. L'Orient t'est soumis jusqu'aux lieux où le Gange, en terminant sou cours, baigne l'Inde et ses noirs habitants. Dieu vénérable, Penthée et Lycurgue armés de la hache à deux tranchants, expient leur sacrilège sous tes coups ; tu précipites dans les flots les matelots tyrrhéniens ; tu courbes sous un double joug la tête des lynx que guide un frein étincelant ; à ta suite marchent les bacchantes, les satyres et le vieillard dont un bâton soutient les membres chancelants sous les vapeurs du vin, ou qui s'assied mal assuré sur le dos de son âne. Partout où tu parais retentissent les cris des jeunes gens, les voix des femmes, les tambours que frappe un bras vigoureux, l'airain concave et le buis percé de nombreuses ouvertures. Montre-toi propice aux voeux des Thébaines ; dociles à tes volontés, elles célèbrent tes mystères». Seules, au fond de leurs demeures, les filles de Minée profanent ces fêtes par des travaux hors de saison : elles filent la laine, font tourner le fuseau sous leurs doigts, en forment de laborieux tissus, et ne donnent aucun repos à leurs esclaves. L'une d'elles, guidant un fil docile entre ses doigts déliés, tandis que les autres Thébaines suspendent leurs travaux pour de vaines solennités, dit à ses soeurs : «Nous, que Pallas, divinité plus sage, retient en ces lieux, mêlons à l'usage utile de nos mains des entretiens qui le varient et qui l'allègent ; faisons tour à tour quelque récit qui nous empêche de sentir la longueur du temps, et charme nos oreilles oisives». Ses soeurs applaudissent à ses paroles, et l'invitent à commencer. Elle cherche dans son esprit quelle histoire elle pourra choisir parmi toutes celles qui lui sont connues : doit-elle conter ton aventure, ô Dercète, nymphe de Babylone, qui vis tes membres se revêtir d'écailles, et qui, depuis ta métamorphose, s'il faut en croire les peuples de Syrie, résides au fond de leurs marais ? Dira-t-elle comment sa fille, transformée en oiseau, passa sur des tours élevées les dernières années de sa vie ; comment Naïs, par le charme de sa voix et la trop puissante vertu des simples, changea de jeunes hommes en poissons muets, et subit à son tour la même métamorphose ; comment enfin l'arbre qui portait des fruits blancs en porte de noirs, depuis qu'il a été arrosé de sang ? Cette fable lui plaît, parce qu'elle est peu connue ; et tandis que la laine s'allonge en fil, elle commence en ces termes : «Pyrame, le plus beau des jeunes gens, et Thisbé, qui éclipsait toutes les beautés de l'0rient, habitaient deux maisons contiguës, dans cette ville superbe que Sémiramis entoura, dit-on, de remparts cimentés de bitume. Le voisinage favorisa leur connaissance et forma leurs premiers noeuds ; leur amour s'accrut avec le temps, et ils auraient allumé le flambeau d'un hymen legitime, si leurs parents ne s'y étaient opposés ; mais leurs parents ne purent empêcher que le même feu n'embrasât deux coeurs également épris. Leur amour ne se confie à personne : il n'a pour interprètes que leurs signes et leurs regards ; et leur flamme plus cachée ne brûle qu'avec plus d'ardeur au fond de leurs âmes. Une fente légère existait, depuis le jour même de sa construction, dans le mur qui séparait leur demeure ; personne dans une longue suite de siècles, ne l'avait remarquée ; mais que ne découvre pas l'amour ? Vos yeux, tendres amants, furent les premiers à la découvrir ; elle servit de passage à votre voix, et par elle un doux murmure vous transmit sans danger vos amoureux transports. Souvent Thisbé d'un côté, et Pyrame de l'autre, s'arrêtaient près de cette ouverture pour respirer tour à tour leur haleine : «Mur jaloux, disaient-ils, pourquoi servir d'obstacle à nos amours ? Que t'en coûterait-il de permettre à nos bras de s'unir, ou, si ce bonheur est trop grand, pourquoi ne pas laisser du moins un libre passage à nos baisers ? Cependant, nous ne sommes pas ingrats ; c'est par toi, nous aimons à le reconnaître, que le langage de l'amour parvient à nos oreilles». Debout l'un vis-à-vis de l'autre, ils échangeaient ainsi leurs plaintes ; quand la nuit venait, ils se disaient adieu, et chacun de son côté imprimait sur le mur des baisers qui ne pouvaient arriver au côté opposé.

Le lendemain, à peine l'aurore a-t-elle chassé les astres de la nuit, à peine les rayons du soleil ont-ils séché le gazon baigné de rosée, qu'ils reviennent au rendez-vous accoutumé. Après de longues plaintes murmurées à voix basse, ils décident qu'à la faveur du silence de la nuit ils essaieront de tromper leurs gardes et de fuir leur demeure, résolus, dès qu'ils en auront franchi le seuil, à sortir aussi de la ville ; et, pour ne pas errer à l'aventure dans les vastes campagnes, ils conviennent de se réunir au tombeau de Ninus et de se cacher sous le feuillage de l'arbre qui le couvre. Là, en effet, chargé de fruits plus blancs que la neige, un mûrier, à la cime altière, s'élevait sur les bords d'une fraîche fontaine. Ce projet leur sourit : le jour, qui semble s'éloigner lentement, se plonge enfin au sein des flots, et de ces flots la nuit sort à son tour. D'une main adroite, au milieu des ténèbres, Thisbé fait tourner la porte sur ses gonds : elle sort, elle échappe à ses gardes, et, couverte d'un voile arrive au tombeau de Ninus, et s'assied sous l'arbre désigné ; l'amour lui donnait de l'audace.

Voilà qu'une lionne, la gueule encore teinte du sang des boeufs qu'elle a dévorés, vient se désaltérer dans les eaux de la source voisine. Aux rayons de la lune, la vierge de Babylone, Thisbé, l'aperçoit au loin ; d'un pas tremblant elle fuit dans un antre obscur ; et dans sa fuite elle laisse tomber son voile sur ses pas. La farouche lionne, après avoir éteint sa soif dans ces ondes abondantes, regagne la forêt : elle trouve par hasard ce voile abandonné et le déchire de ses dents sanglantes. Sorti plus tard, Pyrame voit la trace du monstre profondément empreinte sur la poussière et la pâleur couvre son visage. Mais bientôt, à la vue du voile ensanglanté de Thisbé : «La même nuit, s'écrie-t-il, verra mourir deux amants : elle, du moins, était digne d'une plus longue vie ! Le coupable, c'est moi ; c'est moi qui t'ai perdue, infortunée, moi qui t'ai pressée de venir pendant la nuit dans ces lieux où tout inspire l'effroi ; et je n'y suis point venu le premier !... Ah ! mettez mon corps en lambeaux et punissez mon forfait en déchirant mes entrailles par vos cruelles morsures, ô vous lions, hôtes de ces rochers ! Mais les lâches seuls désirent la mort». A ces mots il prend le voile de Thisbé et l'emporte avec lui sous l'arbre où Thisbé dut l'attendre ; il arrose de ses larmes ce tissu précieux ; il le couvre de ses baisers : «Reçois mon sang, dit-il, il va couler aussi». Alors il plonge dans son sein le fer dont il est armé, et, mourant, le retire aussitôt de sa blessure fumante. Il tombe renversé sur la terre, et son sang jaillit avec force. Ainsi le tube de plomb, quand il est fendu, lance en jets élevés l'eau qui s'échappe en sifflant par l'étroite ouverture, frappe les airs et s'y fraie un passage. Arroses par cette pluie de sang, les fruits de l'arbre deviennent noirs, et sa racine ensanglantée donne la couleur de la pourpre à la mûre qui pend à ses rameaux.

Cependant Thisbé, tremblante encore, pour ne pas causer à son amant une attente trompeuse, revient et le cherche et des yeux et du coeur ; elle brûle de lui raconter les dangers qu'elle a évités. Elle reconnaît le lieu, elle reconnaît l'arbre ; mais le changement qu'il a subi et la nouvelle couleur de ses fruits, la jettent dans une profonde incertitude : tandis qu'elle hésite, elle voit un corps palpitant sur la terre ensanglantée ; elle recule plus pâle que le buis, et, saisie d'horreur, elle éprouve un frémissement semblable à celui de la mer, quand un léger souffle en ride la surface. Bientôt reconnaissant l'objet de son amour, elle fait retentir les airs des coups affreux qui meurtrissent son sein, arrache ses cheveux, presse dans ses bras les restes chéris de Pyrame, pleure sur sa blessure, mêle ses larmes avec son sang, et, tandis qu'elle imprime des baisers sur ce visage glacé : «Pyrame, s'écrie-t-elle, quel coup du sort te ravit à ma tendresse ? Cher Pyrame, réponds-moi : c'est ton amante, c'est Thisbé qui t'appelle ; entends sa voix et soulève ta tête attachée à la terre». A ce nom de Thisbé, il rouvre ses yeux dejà chargés des ombres de la mort, et les referme après l'avoir vue. Elle reconnaît alors son voile, elle voit le fourreau d'ivoire vide de son épée : «C'est donc ton bras, dit-elle, c'est ton amour qui t'a donné la mort, infortuné ! Et moi aussi je trouverai dans mon bras le courage de t'imiter, dans mon amour la force de m'arracher aussi la vie. Je te suivrai dans la nuit du tombeau. On dira : l'infortunée fut la cause et la compagne de sa mort. Hélas ! le trépas seul pouvait te séparer de moi ; il ne le pourra plus. Ah ! du moins accueille cette prière, vous trop malheureux parents de Thisbé et de Pyrame : à ceux que l'amour le plus fidèle et l'heure suprême de la mort ont réunis, n'enviez pas le bonheur de reposer dans le même tombeau. Et toi, arbre dont les rameaux ne couvrent maintenant que les restes déplorables de Pyrame, et qui vas bientôt couvrir aussi les miens, porte à jamais les marques de notre trépas : puissent tes fruits, sombre emblème de deuil, être l'éternel témoignage d'un double et sanglant sacrifice !» Elle dit, et se laisse tomber sur la pointe de l'épée qui traverse son coeur, toute fumante encore du sang de Pyrame. Les dieux exaucèrent sa prière ; les parents l'exaucèrent aussi : le fruit de l'arbre, arrivé à sa maturité, prend une couleur sombre, et leurs cendres reposent dans la même urne.

Elle avait achevé ; après un court intervalle, Leuconoé prend la parole, et ses soeurs l'écoutent en silence. «Le soleil, dont les rayons célestes fécondent l'univers, a été aussi l'esclave de l'Amour ; racontons les amours du soleil. Ce dieu, dit-on, fut le premier témoin du commerce adultère de Vénus et de Mars ; c'est lui qui le premier voit tout dans le monde. Indigné de ce crime, il découvre au fils de Junon la honte de son lit, et le lieu qui en est le théâtre. A cette nouvelle, le dieu consterné laisse tomber le fer que travaille sa main. Il façonne aussitôt de légères chaînes d'airain, et sa lime les réduit en filets imperceptibles à l'oeil ; ils ne le cèdent en finesse ni au tissu le plus délié, ni à la toile qu'Arachné suspend à de vieux toits. Il en combine avec art les ressorts qui doivent obéir aux moindres mouvements, et, d'une main adroite, il les tend autour du lit des deux amants. A peine Vénus et son complice sont-ils réunis dans la même couche, que Vulcain les surprend, les enveloppe de ces liens fabriqués avec un art nouveau, et les enchaîne au milieu de leurs embrassements. Le dieu de Lemnos ouvre aussitôt les portes d'ivoire de son palais, et fait entrer les dieux. les amants paraissent dans les bras l'un de l'autre, enchaînés et confus : un de ces dieux, dans sa joyeuse humeur, osa souhaiter la même honte au même prix. Les immortels rirent de cette aventure, et longtemps elle servit d'entretien à la céleste cour.

La déesse de Cythère tire de cette révélation une mémorable vengeance : elle veut qu'à son tour celui qui a trahi ses amours secrets soit trahi dans des amours semblables. Que peuvent désormais, ô fils d'Hypérion, ta beauté, ta chaleur et ta radieuse lumière ? Toi dont l'oeil doit tout embrasser, tu ne vois plus que Leucothoé, et tu arrêtes sur une seule nymphe les regards que tu dois au monde entier : tu te lèves plus tôt à l'Orient ; tu descends plus tard au sein des ondes, et tandis que tu t'arrêtes pour la contempler, tu prolonges les heures de la saison des frimas. Quelquefois tu nous dérobes ta clarté ; les ennuis de ton âme ont passé sur ton front, et l'obscurité qui le couvre porte l'épouvante au coeur des mortels. La lune ne vient pas se placer entre ton disque et la terre dont elle est plus voisine que toi, et cependant tu pâlis ; c'est l'amour qui imprime cette pâleur. Tu n'aimes que Leucothoé : ce n'est plus Clymène, ni Rhode, qui règnent sur ton ceur, ni la nymphe célèbre par sa beauté, et qui donna le jour à Circé dans l'île d'Ea, ni Clytie qui, malgré tes mépris, aspirait encore à ta couche, et dans ce moment même ressentait une profonde blessure. Leucothoé te fait oublier de nombreuses rivales : sur les rivages d'où nous viennent les parfums, elle naquit d'Eurynome dont rien n'égalait la beauté. Elle grandit : sa mère qui éclipsa toutes les femmes est à son tour éclipsée par sa fille. Les villes de l'Achéménide reconnaissaient les lois d'Orchame, son père, septième descendant de l'antique Bélus. Sous le ciel de l'Hespérie sont les pâturages des coursiers du soleil ; l'ambroisie y croît à la place du gazon ; après les fatigues du jour, elle leur sert de pâture et leur donne des forces nouvelles. Tandis qu'ils se repaissent du céleste aliment, et que la nuit accomplit sa révolution, le dieu pénètre dans la demeure de son amante, sous les traits d'Eurynome, sa mère : au milieu de douze esclaves, il voit Leucothoé qui, à la clarté d'un flambeau, filait la laine aux couleurs éclatantes. Après lui avoir donné de tendres baisers, comme une mère à sa fille chérie : «Il s'agit d'un secret, dit-il ; esclaves, éloignez-sous et n'ôtez pas à une mère le droit de parler seule à son enfant».

Les esclaves obéissent et l'appartement reste sans témoin : «Je suis, dit le dieu, celui qui mesure la longueur de l'année, celui qui voit tout et par qui la terre voit tout, je suis l'oeil du monde ; crois-le, je t'aime». Leucothoé tremble ; la crainte qui fait tomber la quenouille et les fuseaux de sa main défaillante, rehausse encore sa beauté : au même instant, Apollon reprend sa véritable forme et sa splendeur accoutumée. Effrayée de ce changement soudain, mais vaincue par l'éclat du dieu, la jeune fille cède sans se plaindre à la violence de son amant. Son bonheur fait envie à Clytie, qui n'avait pu maîtriser encore sa tendresse pour le soleil : irritée par le triomphe de sa rivale, elle dévoile un commerce adultère et court le dénoncer au père de Lycothoé : cruel et sans pitié, il repousse les prières de sa fille ; elle a beau s'écrier, les bras tendus vers le soleil, qu'il a triomphé par la force, le barbare l'ensevelit vivante dans le sein de la terre, et le sable élevé en tertre l'accable de son poids. Les rayons du fils d'Hypérion le dispersent : ils t'ouvrent une issue par laquelle ton front enseveli pourra se faire jour : mais déjà la mort a glacé ta tête. Sous le fardeau qui l'oppresse, tu ne peux la soulever, ô nymphe, et tu n'es plus qu'un corps sans mouvement et sans vie. Jamais, dit-on, le dieu dont la main guide les agiles coursiers du jour ne vit depuis que la foudre consuma Phaéton, de spectacle plus douloureux pour son âme. Il essaie encore de ranimer, par la force de ses rayons, les membres glacés de son amante, d'y rappeler la chaleur et la vie ; mais le destin résiste à ses efforts. Il répand alors un nectar odorant sur sa dépouille et sur le sable qui la couvre ; après de longues plaintes il s'écrie : «Du moins, tu monteras jusqu'au ciel !» Aussitôt les membres de la nymphe, pénétrés de l'essence divine, s'amollissent, et la terre est baignée de parfums ; une tige qui distille l'encens pousse insensiblement des racines dans ses entrailles, s'élève et brise la barrière que le tombeau lui oppose.

Quoique l'amour pût excuser le ressentiment de Clytie, et le ressentiment sa révélation, le père du Jour ne parut plus auprès d'elle, et Vénus cessa de présider à leurs plaisirs. En proie à son amour insensé, la Nymphe dépérit et ne peut plus vivre au milieu de ses compagnes. Exposée aux injures de l'air, elle demeure nuit et jour assise sur la terre, nue comme elle est, et laissant flotter ses cheveux épars. Pendant neuf jours, sans eau, sans nourriture, elle n'alimente son jeûne que de pleurs et de rosée ; immobile sur la terre, elle contemple le dieu qui poursuit sa carrière, et ses regards se tournent incessamment vers lui. Son corps s'attacha, dit-on, à la terre ; une pâleur livide couvrit ses membres changés en une tige sans couleur, et sa tête se cacha sous une fleur mêlée de rouge, et semblable à la violette. Bien qu'enchaînée au sol par sa racine, elle se tourne vers le soleil, et son amour survit à sa métamorphose».

Elle dit ; et le récit de ces merveilles charme les nymphes qui l'écoutent. Les unes en nient la possibilité, les autres soutiennent que les dieux véritables peuvent tout ; mais Bacchus n'est pas de ce nombre. Bientôt elles font silence ; et, priée de conter à son tour, Alcithoé, tout en promenant la navette sur les mailles de son tissu, commence en ces termes : «Je tairai les amours trop connus du berger du mont Ida, Daphnis, transformé en rocher par la colère d'une amante jalouse ; tant l'amour allume de fureur ! Je ne dirai pas non plus comment, par un jeu des lois de la nature, le double Scython passait tour à tour du sexe de l'homme au sexe de la femme. Et toi, diamant aujourd'hui, nourricier fidèle de Jupiter enfant, ô Celmis ! et vous Curètes, nés d'une pluie féconde ; et vous aussi, Crocus et Smilax, changés en deux petites fleurs, je vous passe sous silence. Je veux, mes soeurs, captiver vos esprits par l'attrait de la nouveauté.

Apprenez pourquoi Salmacis est une source infâme, dont l'eau, par une vertu malfaisante, énerve et amollit les membres qu'elle touche. La cause en est cachée, mais l'influence de ces eaux est partout connue. Un enfant, né des amours d'Hermès et d'Aphrodite, fut nourri par les Naïades dans les antres du mont Ida. Il était facile de reconnaître à ses traits les auteurs de ses jours : aussi lui donnèrent-ils son nom. A peine avait-il atteint son troisième lustre, il abandonna les monts qui l'avaient vu naître. Loin de l'Ida où il fut élevé, il aimait à errer dans des lieux inconnus, à visiter des fleuves nouveaux, et sa curiosité allégeait les fatigues du voyage. Il parcourt aussi les villes de Lycie, et la Carie qui l'avoisine. Là ses yeux découvrent un lac dont le cristal laissait voir la terre au fond des eaux.

Ni le roseau des marais, ni l'algue stérile, ni les joncs aux dards aigus, ne troublent leur transparente limpidité. Ce lac a pour ceinture un gazon toujours frais et des herbes toujours vertes. Une nymphe l'habite ; inhabile à la chasse, on ne la voit jamais ni tendre l'arc, ni lutter de vitesse avec les hôtes des forêts ; et c'est la seule des Naïades qui soit inconnue à l'agile Diane. On raconte que souvent ses soeurs lui disaient : «Salamis, prends le javelot ou le carquois à couleurs variées, et mêle à tes loisirs les dures fatigues de la chasse». Mais elle ne prend ni javelot ni carquois aux couleurs variées ; elle ne mêle point à ses loisirs les dures fatigues de la chasse. Tantôt elle baigne dans l'onde pure ses membres gracieux ; tantôt elle démêle ses cheveux avec le buis du Cytorus, et consulte pour se parer le miroir des eaux. Quelquefois couverte d'un voile diaphane, elle repose sur les feuilles légères ou sur le tendre gazon. Souvent elle cueille des fleurs ; elle en cueillait même par hasard au moment où elle vit le jeune berger ; en le voyant, elle désira de le posséder. Avant de l'aborder, malgré sa vive impatience, elle ajuste avec art sa parure, parcourt des yeux les plis de sa robe, et compose son visage ; elle peut enfin paraître belle. Alors elle s'avance : «Enfant, lui dit-elle, tu mérites d'être pris pour un dieu. Si tu es un dieu, tu ne peux être que Cupidon ; si tu es un mortel, heureux ceux qui t'ont donné le jour ! heureux encore et ton frère et ta soeur, si tu as une soeur, et la nourrice qui t'a donné son sein ! mais heureuse mille fois plus que tous les autres celle qui est ta compagne, ou pour qui tu daigneras allumer le flambeau de l'hymen ! Si tu l'as déjà choisie, qu'un doux larcin soit le prix de ma tendresse ; si ton choix n'est pas fait, puissé-je le fixer et partager avec toi la même couche !» A ces mots, la Naïade se tait : l'enfant rougit ; il ignore ce que c'est que l'amour ; mais sa rougeur l'embellit encore. Elle rappelle les couleurs des fruits qui pendent aux rameaux du pommier abrité, ou celles de l'ivoire quand il est teint, ou la rougeur blanchâtre de la lune, lorsque l'airain, appelant en vain des secours, retentit dans les airs. La Nymphe implore au moins ces baisers que la soeur reçoit du frère, et déjà elle étendait les mains vers le cou d'albâtre du berger. «Cesse, ou je fuis, lui dit-il, et je te laisse seule en ces lieux». Salmacis a frémi. «Etranger, sois libre et maître de cet asile», répondit-elle. A ces mots, elle feint de s'éloigner, et, reportant ses regards vers lui, elle se cache sous d'épaisses broussailles, fléchit le genou et s'arrête. L'enfant, avec toute l'ingénuité de son âge, persuadé qu'aucun oeil ne l'observe en ces lieux solitaires, va et revient sur le gazon, plonge dans l'onde riante la plante de ses pieds, et les baigne jusqu'au talon. Bientôt, saisi par la douce tiédeur des eaux, il dépouille les voiles légers qui couvrent ses membres délicats. Salmacis tombe en extase ; la vue de tant de charmes allume dans son âme de brûlants désirs. Ses yeux étincellent, semblables aux rayons éclatants que reflète une glace ex posée aux feux du soleil. A peine peut-elle se contenir, à peine peut-elle différer son bonheur ; déjà elle brûle de voler dans ses bras, déjà elle ne maîtrise plus son délire. Le berger frappe légèrement son corps de ses mains, et s'élance dans les flots. Tandis que ses bras se déploient tour à tour, il apparaît à travers le cristal des eaux aussi brillant qu'une statue d'ivoire, ou que des lis d'une éclatante blancheur, placés sous le verre transparent. «Je triomphe, il est à moi», s'écrie la Naïade. Et, jetant au loin ses habits, elle s'élance au milieu des flots, saisit Hermaphrodite malgré sa résistance, lui ravit des baisers qu'il dispute, enlace ses bras dans les siens, presse sa poitrine rebelle, et peu à peu l'enveloppe tout entier de ses embrassements. Il lutte en vain pour se dérober à ses caresses ; elle l'enchaîne comme le serpent qui, emporté vers les cieux dans les serres du roi des oiseaux, embarrasse de ses anneaux et la tête et les pieds de son ennemi, qu'on dirait suspendu dans les airs, et replie sa queue autour de ses ailes étendues ; tel on voit le lierre s'entrelacer au tronc des grands arbres ; tel encore le polype saisit la proie qu'il a surprise au fond des eaux, et déploie ses mille bras pour l'envelopper. Le petit-fils d'Atlas résiste et refuse à la Nymphe le bonheur qu'elle attend ; elle le presse de tous ses membres ; et, s'attachant à lui par la plus vive étreinte : «Tu te débats en vain, cruel, s'écrie-t-elle, tu ne m'échapperas pas. Dieux, ordonnez que jamais rien ne puisse le séparer de moi, ni me séparer de lui». Les dieux ont exaucé sa prière : leurs deux corps réunis n'en forment plus qu'un seul : comme on voit deux rameaux attachés l'un à l'autre croître sous la même écorce et grandir ensemble, ainsi la Nymphe et le berger, étroitement unis par leurs embrassements, ne sont plus deux corps distincts : sous une double forme, ils ne sont ni homme ni femme : ils semblent n'avoir aucun sexe et les avoir tous les deux. Voyant qu'au sein des eaux, où il est descendu homme, il est devenu moitié femme, et que ses membres ont perdu leur vigueur, Hermaphrodite lève ses mains au ciel, et s'écrie d'une voix qui n'a plus rien de mâle : «Accordez une grâce à votre fils, qui tire son nom de vous, ô mon père ! ô ma mère ! Que tout homme, après s'être baigné dans ces ondes, n'ait, quand il en sortira, que la moitié de son sexe : puissent-elles, en le touchant, détruire soudain sa vigueur !» Les auteurs de ses jours furent sensibles à ce voeu : ils l'exaucèrent pour consoler leur fils de sa disgrâce, et répandirent sur ces eaux une essence inconnue».

Telle fut la fin du récit. Cependant les filles de Minée poursuivent leur travail avec zèle, méprisent le dieu et profanent sa fête. Tout à coup, des tambours invisibles mêlent leur sourd murmure au bruit des flûtes recourbées et de l'airain sonore ; la myrrhe et le safran exhalent leur parfum. O prodige incroyable ! les toiles commencent à verdir, et les tissus flottants à se couvrir de feuilles de lierre ; une partie se transforme en vigne, les ceps ont remplacé la laine, le pampre surgit des fuseaux, et la pourpre prête son vif éclat aux grappes vermeilles. Déjà le jour, parvenu à son terme, amenait le moment où ce n'est ni la nuit qui règne ni la lumière, et qui sert de limite entre la lumière et l'obscurité douteuse de la nuit. Soudain, le toit s'ébranle, des torches répandent une abondante clarté ; le palais s'éclaire de lueurs étincelantes, et des monstres, vains fantômes, font entendre des hurlements affreux. Déjà les trois soeurs courent se cacher au fond de leur palais fumant ; çà et là dispersées, elles fuient la lumière et les flammes. Tandis qu'elles cherchent un asile, une membrane déliée s'étend sur leurs corps rétrécis, et des ailes légères enveloppent leurs bras. Les ténèbres ne permettent pas de savoir comment elles ont perdu leur première forme ; sans le secours d'aucun plumage, elles se soutiennent dans l'air sur des ailes d'un tissu transparent. Elles veulent parler, mais leur voix n'est plus qu'un cri faible parti d'un faible corps, un murmure aigu, seul langage permis à leur douleur ; elles ont leur demeure dans les maisons et non dans les forêts ; ennemies du jour, elles ne volent que la nuit, et c'est du nocturne Vesper qu'elles tiennent leur nom.

Thèbes entière rendait un éclatant hommage à la divinité de Bacchus ; la tante de ce nouveau dieu racontait partout sa redoutable puissance. Seule de toutes les filles de Cadmus, elle n'avait d'autres chagrins que les disgrâces de ses soeurs ; ses enfants, et l'honneur de partager la couche d'Athamas, et d'avoir un dieu pour nourrisson, remplissaient son âme d'orgueil. Junon voit son bonheur et ne le peut endurer : «Eh quoi ! le fils d'une adultère a pu métamorphoser les nautonniers de Méonie et les plonger dans les mers ; il a pu mettre en lambeaux les membres d'un enfant par les mains de sa mère, et donner aux trois filles de Minée des ailes jusqu'alors inconnues ; et Junon serait, pour toute vengeance, reduite à pleurer ses injures ! Est-ce donc assez pour moi ? Est-ce là tout mon pouvoir ! Lui-même il m'apprend ce que je dois faire ; on peut recevoir des leçons, même d'un ennemi : le meurtre de Penthée ne m'enseigne que trop ce que peut la fureur ; pourquoi donc, excitée par l'exemple de ses soeurs, Ino ne se précipiterait-elle pas dans les mêmes égarements ?

Il est un chemin dont la pente, ombragée par des ifs funèbres, conduit aux demeures infernales à travers un profond silence. Là, des vapeurs s'exhalent des eaux dormantes du Styx ; c'est par là que descendent, au sortir de la vie, les ombres des mortels qui ont reçu les honneurs du tombeau. La Pâleur et le Froid habitent ces déserts incultes, où l'on voit errer les mânes nouveaux, incertains de la route qui mène à la cité des morts, au palais terrible du noir Pluton ; des avenues sans nombre et des portes ouvertes de tous côtés conduisent à cette cité immense : semblable à l'Océan qui, de tous les points de la terre, reçoit les fleuves dans son sein, elle donne accès à toutes les âmes. Jamais elle n'est trop étroite pour la foule qui s'y presse : elle ne la sent pas même approcher. On voit errer çà et là de pâles fantômes, sans chair et sans os ; les uns accourent au Forum, d'autres dans le palais du souverain des ombres ; plusieurs se livrent à divers travaux, image de ceux qui occupèrent leur vie. La fille de Saturne se résout à quitter les célestes demeures pour descendre dans cet affreux séjour, tant elle s'abandonne à sa haine et à sa colère. A peine est-elle entrée, à peine, foulé par ses pieds sacrés, le seuil a-t-il tremblé, que Cerbère relève sa triple tête et fait résonner sa triple voix. Junon appelle les trois soeurs, filles de la Nuit, divinités implacables et terribles. Assises devant les portes de diamant qui ferment la prison des enfers, elles peignaient leurs cheveux hérissés d'horribles serpents. Dès qu'elles reconnaissent la déesse à travers les vapeurs du brouillard, elles se lèvent. Ce lieu se nomme le séjour du crime. Là Titye, dont le corps s'étend sur neuf arpents de terre, présente ses entrailles au vautour, qui les déchire ; là, Tantale, l'onde t'échappe sans cesse, et l'arbre fuit ta main prête à le saisir ; et toi, Sisyphe, tu cours après ton rocher qui tombe, ou tu le roules pour le voir retomber encore ; là, Ixion tourne sur sa roue, et se poursuit et s'évite sans cesse ; là, pour avoir osé donner la mort à leurs époux, les filles de Bélus puisent sans relâche des ondes qui s'écoulent toujours. La fille de Saturne jette sur cette foule coupable, sur Ixion surtout, un regard plein de colère, et d'Ixion, reportant les yeux sur Sisyphe : «Pourquoi, dit-elle, seul de tous ses frères, endure-t-il un éternel supplice, quand le fier Athamas et son épouse, au fond de leur somptueux palais, se sont toujours fait gloire de me mépriser ?» Elle expose alors le sujet de sa haine, ce qui l'amène et ce qu'elle désire ; elle désire que le palais de Cadmus ne reste pas debout, et que les trois infernales soeurs entraînent Achamas au crime. Ordres, promesses, prières et vives instances, elle emploie tout auprès des trois déités. Enfin elle se tait ; Tisiphone agile alors ses cheveux blancs en désordre, et rejette en arrière les couleuvres qui pendent sur sa bouche : «Qu'est-il besoin de longs discours ? dit-elle ; regardez vos ordres comme accomplis. Abandonnez cet odieux empire, et remontez dans les pures régions de l'Olympe».

Junon s'éloigne transportée de joie, et s'apprête à rentrer dans son céleste séjour ; la fille de Thaumas, Iris, répand sur elle une eau lustrale qui la baigne comme une rosée. Au même instant, l'implacable Tisiphone s'arme d'une torche trempée dans le sang, revêt un manteau qui distille le sang, s'entoure des noeuds du serpent qui lui sert de ceinture, et sort de l'infernale demeure. A ses côtés marchent le Deuil, l'Epouvante, la Terreur et la Rage au visage tremblant. Elle s'arrête sur le seuil du palais d'Athamas ; les portes tremblèrent, dit-on, et leurs battants d'érable se couvrirent d'une pâleur livide ; le soleil abandonne ces lieux. Ces prodiges glacent d'épouvante l'épouse d'Athamas et Athamas lui-même. Ils veulent fuir de leur palais ; l'inexorable Erinnys se jette au devant d'eux, leur ferme le chemin, étend ses bras enlacés de vipères, et secoue sa chevelure ; les couleuvres s'agitent avec bruit sur son épaule, ou rampent autour de son front, sifflent, vomissent leur venin ou dardent leur aiguillon. Alors, du milieu de ses cheveux, elle arrache deux serpents et les lance de sa main empestée. Ils errent sur le sein d'Ino et d'Athamas, et leur soufflent le venin de leur haleine ; leur corps n'est point blessé, c'est leur âme seule qui ressent les cruelles atteintes de ces reptiles. Erinnys avait aussi apporté avec elle d'exécrables poisons, tels que l'écume vomie par Cerbère et le venin d'Echidna, les vagues erreurs, l'aveugle oubli de la raison, le crime, les pleurs, la rage et l'ardeur du meurtre. Cet horrible mélange, détrempé avec du sang nouvellement répandu, et agité à l'aide d'une tige de ciguë, avait bouilli dans un vase d'airain. Les deux époux tremblaient. Erinnys verse dans leur sein ce poison qui porte la fureur jusqu'au fond de leurs entrailles ; ensuite elle secoue sa torche en cercles redoublés, et, dans ce tournoiement rapide, lui fait décrire une trace de flamme continue. Triomphante alors, et fière d'avoir executé les ordres de la déesse, elle rentre dans la demeure du puissant roi des ombres, et délie le serpent qui lui sert de ceinture.

Tout à coup, saisi de fureur, le fils d'Eole s'écrie, au milieu de son palais : «Io ! mes amis, courez tendre vos voiles dans ces forêts ; je viens d'y voir une lionne avec deux lionceaux». Insensé ! il prend sa femme pour la lionne, et s'élance sur ses traces ; il arrache du sein de sa mère Léarque, qui lui tendait en souriant ses bras enfantins, le fait tournoyer deux ou trois fois dans les airs, et, dans la rage qui le transporte, il brise ses os contre le mur. Alors Ino, égarée par la douleur ou par le poison qui circule dans ses veines, pousse des hurlements affreux ; elle fuit échevelée, hors d'elle-même, et t'emportant dans ses bras nus, ô tendre Mélicerte ! «Evohé ! Bacchus !» s'écrie-t-elle. Au nom de Bacchus, Junon sourit. «Reçois, dit-elle, le salaire des soins donnés à son enfance».

Au-dessus de la mer s'élève un rocher dont la base creusée par les flots les protège contre les tempêtes, et dont la cime escarpée s'avance au loin sur les eaux. Ino puise des forces dans son délire, gravit le rocher, et sans que la crainte l'arrête, elle se précipite dans les flots avec son fils, qu'elle porte dans ses bras : l'onde qu'elle frappe en tombant se couvre d'une blanche écume. Cependant Vénus, touchée des maux que sa petite-fille souffre, sans les avoir mérités, aborde ainsi Neptune d'une voix caressante : «Dieu des mers, toi qui reçus en partage le plus puissant empire, après celui des cieux, ô Neptune ! j'attends beaucoup de toi ; prends pitié des miens, que tu vois ballottés sur les vastes mers d'Ionie, et reçois-les au nombre des dieux de ton royaume. J'ai déjà ressenti les bienfaits de tes ondes, s'il est vrai que j'aie été formée de l'écume au sein des profonds abîmes, et que je porte un nom grec en témoignage de mon origine». Neptune accueille sa prière par un signe favorable : il dépouille Mélicerte et sa mère de ee qu'ils ont de mortel, imprime sur leur front l'auguste majesté des dieux, et change à la fois leur nom et leur visage. Elle est Leucothoé, son fils est le dieu Palémon. Les compagnes d'Ino suivent ses traces de toute la vitesse de leurs pas : elles voient la dernière au sommet du rocher, et ne doutant pas de sa mort, elles déplorent la ruine de la famille de Cadmus, meurtrissent leur sein, déchirent leurs vêtements et arrachent leurs cheveux. Elles accusent l'injustice de la déesse, et l'excès de sa cruauté envers sa rivale. Offensée de leurs plaintes amères, Junon s'écrie : «Vous serez vous-mêmes l'exemple le plus terrible de cette cruauté». L'effet suit de près la menace : au moment où la plus tendre des compagnes d'Ino s'écriait : «Je suivrai la reine au fond de la mer», elle veut s'élancer, et ne peut plus se mouvoir ; elle reste attachée au rocher. Une autre veut encore se frapper, mais elle sent raidir ses bras levés sur son sein. Celle-ci étend ses mains sur l'abîme des flots, et ses mains, changées en pierres, durcissent étendues ; celle-là portait les doigts à sa tête pour arracher ses cheveux, et tout à coup ses cheveux durcissent entre ses doigts de pierre. Chacune demeure immobile dans l'attitude où le changement est venu la surprendre : quelques-unes, transformées en oiseaux, et maintenant encore hôtes de cette mer, effleurent du bout de leurs ailes la surface des eaux.

Cadmus ignore que sa fille et son petit-fils sont au nombre des divinités de la mer. Cédant à sa douleur, vaincu par tant de revers l'un à l'autre enchaînés, par tant de prodiges dont il fut le témoin, il s'exile de la cité qu'il a fondée, comme si la destinée qui le poursuit était le malheur des lieux plus que de sa fortune. Après avoir longtemps erré, il touche enfin aux limites de l'Illyrie avec l'épouse, compagne de son exil. Là, surchargés de maux et d'années, ils retracent à leur mémoire les premières infortunes de leur famille, et les font revivre dans leurs entretiens : «Etait-il donc consacré à un dieu, dit Cadmus, le dragon que je perçai de ma lance, et dont, en m'éloignant de Tyr, j'enfouis les dents au sein de la terre, ouverte pour la première fois à de pareilles semences ? Si c'est pour sa vengeance que veille le courroux inévitable des dieux, puissé-je voir mes membres s'allonger comme ceux du serpent !» Il dit, et ses membres allongés prennent la forme d'un serpent ; il voit sa peau se durcir et se couvrir d'écailles, et ses flancs noirs s'émailler de taches d'azur : il tombe sur sa poitrine et rampe ; ses jambes, enchaînées l'une à l'autre, se recourbent insensiblement en un dard flexible et acéré ; il a des bras encore ; il les tend à sa compagne, et laissant couler des pleurs sur son visage qui conserve encore la forme humaine : «Approche, ô mon épouse ! approche, infortunée ! dit-il : tandis qu'il me reste encore quelque chose de moi, touche, prends cette main, puisqu'il me reste une main et que le serpent ne m'enveloppe pas tout entier». Il veut parler encore, mais tout à coup sa langue se fend et se partage ; il veut parler, mais les paroles lui manquent, et quand il essaie de faire entendre des plaintes, il siffle : c'est la seule voix que lui laisse la nature. Hermione s'écrie en frappant sa poitrine nue : «Ah ! demeure, Cadmus : infortuné ! dépouille cette forme hideuse. Cadmus, que vois-je ! où sont tes pieds, où sont tes épaules, tes mains ? Et tandis que je parle, que devient ton visage, et l'éclat de ton teint, et tout ce que tu fus ? Habitants de l'Olympe, que ne me changez-vous comme lui en serpent ?» Elle se tait, et le serpent dépose des baisers sur la bouche de celle qui fut sa compagne, se glisse autour de son sein chéri, comme s'il la reconnaissait, l'enveloppe de ses replis, et veut, comme autrefois, se suspendre à son cou. Tous les témoins (c'étaient les compagnons de Cadmus) frémissent d'horreur en voyant Hermione caresser d'une main amoureuse la tête du dragon et sa crête brillante. Soudain deux dragons s'offrent à leurs regards : ils roulent leurs anneaux côte à côte, et vont se perdre dans les détours de la forêt voisine. Aujourd'hui même ils ne fuient point l'homme, ils ne lui font aucune blessure, et ces reptiles paisibles se souviennent encore de leurs premiers destins.

Cependant ils trouvaient tous deux une grande consolation de leur métamorphose dans la gloire de leur petit-fils, adoré dans l'Inde vaincue ; la Grèce élevait des temples à sa divinité. Seul, un descendant d'Abas, sorti du même sang, Acrise, le repousse des murs d'Argos ; seul, armé contre le dieu, il refuse de le reconnaître pour le fils de Jupiter ; il refuse également ce nom à Persée, qu'une pluie d'or fit naître du sein de Danaé. Mais bientôt Acrise (telle est la puissance de la vérité) n'éprouve pas moins de regrets d'avoir offensé le dieu que d'avoir méconnu son petit-fils. L'un est déjà reçu dans le céleste séjour ; l'autre, portant la tête d'un monstre fameux, hérissée de serpents, et sa dépouille à la main, fend les plaines de l'air sur ses ailes sifflantes. Vainqueur de la Gorgone, il plane sur les sables de la Libye, lorsque des gouttes de sang tombent de la tête du monstre : la terre les reçoit, les anime, et les change en autant de reptiles divers. Telle est l'origine des serpents qui remplissent et infestent cette contrée. Bientôt, ballotté dans l'espace, il vole au gré des vents contraires, comme un nuage chargé de pluie ; il voit du haut des cieux la terre lointaine, et, dans son vol, il parcourt tout l'univers. Trois fois il voit l'Ourse glacée et les bras du Cancer : il est tour à tour emporté vers l'occident, tantôt vers l'orient. Enfin au déclin du jour, craignant de se confier à la nuit, il arrête son vol sur les côtes de l'Hespérie, dans le royaume d'Atlas ; il demande quelques instants de repos, jusqu'à l'heure où Lucifer ramène les feux de l'Aurore, et l'Aurore le char du Soleil. C'est là que règne le fils de Japet, Atlas, qui surpasse tous les mortels par l'énormité de sa taille : il tient sous ses lois l'extrémité du monde et la mer qui ouvre ses flots aux coursiers du soleil, hors d'haleine, et offre un asile à son char épuisé par les fatigues du jour. Mille troupeaux de brebis et de boeufs errent dans ses campagnes ; son empire n'est point gêné par les limites d'un empire voisin, et ses arbres, ombragés de feuilles qui jettent l'éclat de l'or, portent des pommes d'or suspendues à l'or de leurs rameaux. «Prince, lui dit Persée, si la splendeur d'une illustre naissance peut te toucher, Jupiter est mon père ; si tu as de l'admiration pour les grandes choses, tu pourras admirer celles que j'ai faites : je te demande l'hospitalité et le repos». Atlas gardait le souvenir de ce vieil oracle que Thémis avait rendu sur le Parnasse : «Atlas, un jour viendra où tes arbres seront dépouillés de leur or, et c'est à un fils de Jupiter qu'est réservée la gloire de cette conquête». Effrayé de cet oracle, Atlas avait enfermé ses jardins d'épaisses murailles, un dragon monstrueux veillait à la garde de leur enceinte, et l'accès de ses frontières était interdit à tous les étrangers : «Eloigne-toi, répondit-il ; la gloire de tes prétendus exploits, et Jupiter lui-même ne pourraient te sauver». Il joint la violence aux menaces et veut chasser de son palais le héros qui hésite et mêle dans ses paroles la douceur à la fermeté. Trop faible pour résister (qui pourrait en effet égaler la force d'Atlas ?) : «Puisque tu fais si peu de cas de ma prière, dit-il, reçois ta récompense». Et se détournant à gauche, il lui présente le hideux visage de Méduse. Le colosse est changé en montagne, sa barbe et ses cheveux deviennent des forêts, ses épaules et ses mains des coteaux, sa tête le sommet même de la montagne, ses os des rochers, tout son corps élargi prend un accroissement immense, et désormais (dieux, vous l'avez ainsi voulu) le poids du ciel et de tous les astres repose tout entier sur lui.

Le petit-fils d'Hippotas avait renfermé les vents dans leur prison éternelle, et Lucifer, qui rappelle les hommes au travail, brillait du plus vif éclat à la voûte céleste. Persée reprend ses ailes, les attache à ses pieds, s'arme d'un fer recourbé, et, d'un vol rapide, Sillonne les plaines de l'air. Il a déjà laissé, à gauche et à droite, d'innombrables contrées, lorsqu'il abaisse ses regards sur les peuples d'Ethiopie et sur les champs où règne Céphée. Là, condamnée par l'injuste arrêt de l'implacable Ammon, Andromède expiait le superbe langage de sa mère. Persée voit ses bras enchaînés à un rocher sauvage, et, si le souffle léger des Zéphyrs n'eût pas agité ses cheveux, si des pleurs n'avaient pas coulé de sa paupière tremblante, il l'aurait prise pour un marbre, ouvrage du ciseau. Atteint à son insu d'une flamme nouvelle, il demeure immobile et ravi par les charmes qui frappent ses regards, il oublie presque de frapper l'air de ses ailes. Il s'arrête et s'écrie : «Non tu n'es pas faite pour de pareilles chaînes, mais pour celles qui unissent des amants passionnés. Apprends-moi, de grâce, ton nom, celui de ces contrées, et pourquoi tu portes ces fers». D'abord elle garde le silence : vierge, elle n'ose parler à un homme ; elle eût même caché de ses mains son visage pudique, si elles n'avaient pas été enchaînées ; du moins elle pouvait pleurer : ses yeux se remplirent de larmes ; enfin, de nouveau pressée de parler, et craignant qu'il n'imputât son silence à la honte de quelque crime, elle lui apprit son nom, celui de son pays et le fol orgueil que la beauté avait inspiré à sa mère. Elle n'avait pas tout dit encore ; soudain l'onde retentit, un monstre apparaît sur la vaste surface des eaux ; il s'avance et presse sous ses vastes flancs une mer immense. La jeune fille pousse un cri : son père affligé, sa mère éperdue étaient présents ; malheureux tous les deux, sa mère était la plus coupable ; ils ne lui donnent pour tout secours qu'un juste tribut de larmes et les cris du désespoir ; ils serrent dans leurs bras Andromède attachée au rocher. «Vos pleurs pourront couler à loisir, dit l'étranger ; mais nous n'avons qu'un instant pour la sauver. Si je briguais sa main, moi, Persée, fils de Jupiter et de celle qu'une pluie d'or rendit féconde dans sa prison, moi, Persée, vainqueur de la Gorgone à ta tête hérissée de serpents, moi qui, porté sur des ailes, osai voyager dans les plaines de l'air ; sans doute je serais choisi pour gendre parmi tous mes rivaux. A tant de titres je veux, si les dieux me secondent, ajouter un bienfait : pour qu'elle m'appartienne, je m'engage à la sauver par mon intrépidité». On accepte cette condition ! Qui aurait pu balancer ? On le presse, on lui promet Andromède, pour épouse, et pour dot un royaume. Semblable au navire dont la proue sillonne les ondes quand il cède à l'effort de jeunes matelots dont les bras sont baignés de sueur, le monstre s'avance, repoussant et divisant les flots avec sa poitrine ; la distance qui le sépare du rocher pourrait être franchie par le plomb que lance dans les airs la fronde baléare ; soudain, le héros, frappant la terre de ses pieds, élève son vol jusqu'aux nues ; son ombre se réfléchissait à la surface des eaux ; le monstre voit cette ombre et l'attaque avec fureur. Quand l'oiseau de Jupiter aperçoit dans la plaine un serpent qui présente son dos livide aux rayons du soleil, il l'attaque par derrière, et, pour l'empêcher de retourner contre lui sa gueule cruelle, il enfonce dans les écailles de son cou ses implacables serres : ainsi Persée, traversant l'espace d'une aile rapide, fond sur le dos du monstre frémissant, et lui plonge dans le flanc droit son glaive recourbé, qui pénètre jusqu'à la garde. Le dragon, qu'irrite une large blessure, tantôt s'élève en bondissant dans les airs, tantôt se cache au sein des flots, ou se roule comme le sanglier furieux qui s'agite effraté au milieu d'une meute aboyante. Le héros se dérobe d'une aile agile à ses avides morsures, et partout où elle peut trouver passage, sur son dos hérissé d'écailles arrondies, sur ses flancs ou sur sa queue, qui se termine en dard comme celle d'un poisson, son épée, semblable à une faux, le perce de mille coups. Le monstre vomit de sa gueule les flots de la mer mêlés avec son sang, rouge comme la pourpre, et les fait rejaillir sur les ailes appesanties de Persée ; ses talonnières en sont trempées, et le héros n'osait plus s'y confier, lorsqu'il découvre un rocher dont la cime s'élève au-dessus de la mer tranquille, et disparaît sous les ondes en courroux. Il s'y soutient avec effort, et, saisissant de sa main gauche la pointe du roc qui s'avance, de l'autre il plonge et replonge le fer dans les entrailles du monstre. Le rivage retentit de cris et d'applaudissements qui montent jusqu'aux célestes demeures ; transportés de joie, Cassiope et Céphée, père d'Andromède, saluent Persée du nom de gendre, et le proclament l'appui et le sauveur de leur maison. Délivrée de ses chaînes, Andromède s'avance, Andromède, l'objet et la récompense de cette périlleuse entreprise. Persée lave dans l'onde ses mains victorieuses, et de peur que les cailloux ne blessent la tête aux cheveux de serpents, il couvre la terre d'un lit de feuilles tendres, sur lesquelles il étend des arbustes venus au fond de la mer ; c'est là qu'il dépose la tête de la fille de Phorcus. Ces tiges nouvellement coupées, et dont la sève spongieuse est encore pleine de vie, attirent le venin de la Gorgone, et se durcissent en la touchant ; les rameaux, le feuillage contractent une rouleur qu'ils n'avaient point encore. Les nymphes de la mer essaient de renouveler ce prodige sur d'autres rameaux, et à chaque fois se réjouissent d'y avoir réussi. A diverses reprises, elles en jettent les débris dans les eaux, comme autant de semences. Jusqu'à ce jour, le corail a conservé la même propriété : il se durcit au contact de l'air ; osier flexible sous les ondes, il devient une pierre hors de la mer.

Persée élève à trois dieux trois autels de gazon ; l'un à, gauche, pour Mercure ; l'autre à droite pour toi, chaste déesse des combats, et celui du milieu pour Jupiter. Il immole à minerve une génisse ; au dieu qui porte des ailes, un veau ; à toi, maître des dieux, un taureau. Aussitôt il emmène Andromède, et ne veut qu'elle pour sa dot et pour prix d'un si glorieux exploit. L'hyménée et l'Amour allument leurs flambeaux ; on répand à pleines mains les parfums sur la flamme, on suspend aux portiques des guirlandes de fleurs ; aux sons du luth, de la lyre et de la flûte s'unissent des hymnes joyeux, interprètes de la félicité et de l'allégresse publiques. Les portes du palais s'ouvrent et laissent voir au loin l'or qui décore ses portiques ; l'élite des Céphéens prend place au somptueux banquet préparé par le roi. A la fin du repas, alors qu'un vin généreux anime les esprits et les met en liberté, le fils de Danaé veut connaître les moeurs et les usages de cette contrée ; Lyncides, l'un des convives, s'empresse de lui répondre et de lui conter et ces usages et ces moeurs. Après l'avoir satisfait, il ajoute : «Maintenant, intrépide Persée, dis-nous, je t'en conjure, par quel effort de courage et par quel stratagème ton bras a pu trancher cette tête hérissée de serpents. - Sous les flancs glacés de l'Atlas, répond le petit-fils d'Agénor, il est un lieu protégé par de solides barrières de roc ; à l'entrée habitaient les deux filles de Phorcus ; elles n'avaient qu'un oeil, dont elles se servaient tour à tour. Tandis que l'une le remettait à l'autre, je le dérobe par une ruse habile, en substituant furtivement ma main à celle qui devait le recevoir ; alors, par des sentiers cachés, inaccessibles, entrecoupés d'horribles forêts et de rochers énormes, j'arrive à la demeure des Gorgones ; çà et là, dans les champs et sur les routes, j'avais aperçu des figures d'hommes et d'animaux changés en pierres à l'aspect de Méduse. Son visage hideux s'offrit aussi à mes regards, mais réfléchi sur l'airain du bouclier que portait ma main gauche, et tandis qu'un lourd sommeil engourdissait le monstre et ses couleuvres, je séparai sa tête de son cou. Soudain Pégase, qui vole sur des ailes rapides, et Chrysaor, son frère, naquirent du sang de la Gorgone». Persée fait ensuite le récit véridique des périls qui l'ont menacé dans sa longue course ; il leur dit quelles mers, quelles contrées il a vues sous ses pieds du haut des cieux, et quels astres il a effleurés de ses ailes balancées dans les airs. Il se tait cependant plus tôt qu'on ne le désire. Un des convives lui demande pourquoi seule, parmi ses soeurs, elle avait les cheveux entremêlés de serpents. L'hôte de Céphée répond : «Ce que vous me demandez mérite d'être raconté ; apprenez-en la cause. Célèbre par sa beauté, Méduse fut l'objet des voeux de mille prétendants, et la cause de leur rivalité jalouse ; parmi tous ses attraits, ce qui charmait surtout les regards, c'était sa chevelure ; j'ai connu des personnes qui m'ont assuré l'avoir vue. Le souverain des mers profana, dit-on, s beauté dans un temple de Minerve. La fille de Jupiter détourna les yeux, couvrit de l'égide son chaste visage, et, pour ne pas laisser cet attentat impuni, elle changea les cheveux de la Gorgone en d'horribles serpents ; maintenant même, afin de frapper ses ennemis d'épouvante et d'horreur, elle porte sur l'égide qui couvre son sein les serpents qu'elle fit naître». 


Les Métamorphoses, V


Tandis que le héros, fils de Danaé, raconte ces merveilles aux Céphéens assemblés autour de lui, les cris de la foule frémissante remplissent les portiques du palais : ce ne sont plus les chants des fêtes de l'Hymen ; c'est un bruit terrible, précurseur des combats. Tout à coup la joie du festin fait place au tumulte : ainsi la mer s'agite, quand le déchaînement des vents courroucés a troublé le repos de ses ondes. A la tête des turbulents, le téméraire auteur de cette guerre, Phinée, brandit un javelot de frêne, armé d'une pointe d'airain : «Me voici, dit-il, me voici, prêt à venger le rapt de mon épouse : ni tes ailes, ni Jupiter que tu prétends s'être changé en or pour te donner le jour, ne pourront te dérober à ma fureur». Il allait frapper : «Que fais-tu ? lui crie Céphée, quel aveuglement, ô mon frère, t'égare et te pousse au crime ? Est-ce là le salaire dû à de tels services ? Est-ce là le prix du salut de ma fille ? Si tu veux entendre la vérité, ce n'est point Persée qui t'a ravi Andromède ; ce sont les implacables Néréides, c'est Ammon adoré sous les traits d'un bélier, c'est le monstre qui, du sein des mers, venait se repaître de mes entrailles. Elle te fut ravie du moment où elle fut condamnée à mourir. Cruel, aurais-tu préféré sa mort, et ma douleur pourrait-elle alléger la tienne ? Sans doute ce n'est pas assez qu'elle ait été chargée de chaînes sous tes yeux, sans qu'on t'ait vu lui porter aucun secours, toi, son oncle et son prétendant ; tu dois encore te plaindre qu'un autre l'ait sauvée, et lui enlever sa récompense. Si cette récompense te paraît belle, que n'allais-tu la conquérir sur les rochers où elle était attachée ? Souffre maintenant que celui qui l'a conquise, que celui qui a préservé ma vieillesse d'une perte cruelle reçoive le prix de son courage et le gage de ma foi ; comprends enfin que ce n'est pas à toi qu'on le préfère, mais à une mort inévitable». 

Phinée se tait ; ses yeux se portent tour à tour sur son frère et sur Persée, et sa fureur ne sait auquel s'adresser. Il hésite un moment, puis, avec toutes les forces que la colère lui donne, il brandit son javelot et le lance contre Persée : mais c'est en vain ; le javelot s'enfonce dans le siège du héros ; il se lève soudain et du même trait qu'il arrache et relance d'une main courroucée, il eût percé le coeur de son ennemi, si Phinée n'eût cherché un abri derrière un autel qui protège, ô sacrilége indigne ! les jours de cet impie. Cependant le trait ne vole pas en vain et il brise le front de Rhétus : il tombe, et quand le fer est retiré de la blessure, ses membres palpitent, et son sang rejaillit sur les tables dressées près de lui. Alors une aveugle fureur s'allume dans le coeur des soldats ; les traits partent de tous côtés ; quelques voix s'écrient que Céphée doit périr avec son gendre ; mais Céphée a déjà franchi le seuil de son palais, attestant la justice, la bonne foi et les dieux protecteurs de l'hospitalité, que ce tumulte éclate malgré lui. La guerrière Pallas vole au secours de son frère ; elle le couvre de son égide et soutient son courage. Parmi les rebelles était l'Indien Athis, auquel Limnate, fille du Gange, donna, dit-on, le jour dans une grotte de cristal. A peine âgé de seize ans, une riche parure rehaussait encore l'éclat de sa beauté ; revêtu d'une robe de pourpre qu'entoure une frange d'or, il avait paré son cou d'un collier de même métal ; un riche bandeau formait une courbe gracieuse autour de ses cheveux arrosés de myrrhe. Habile à frapper du javelot le but le plus éloigné, il l'était plus encore à tendre l'arc ; et sa main en courbait avec effort le bois flexible, lorsque Persée saisit un tison fumant sur un autel, l'atteint au visage, et brise ses dents dans sa mâchoire fracassée. Il tombe, et sa belle tête roule dans le sang, sous les yeux de l'Assyrien Lycabas qui lui était uni par les liens les plus tendres, et ne faisait pas mystère de son amour. A la vue d'Athis dont la vie s'exhale par une une large blessure, Lycabas verse des larmes, et saisissant l'arc tendu par son ami : «C'est avec moi que tu dois combattre, dit-il, tu n'auras pas longtemps à t'applaudir de la mort d'un enfant, et d'un triomphe dont la honte surpasse la gloire».

Il n'avait pas encore achevé ces paroles, et la corde lance une flèche acérée ; Persée l'évite, et le trait reste suspendu dans les plis de sa robe. Le petit-fils d'Acrise lève sur Lycabas ua glaive éprouvé par la mort de Méduse, et le plonge dans son sein. L'Assyrien mourant tourne sur Athis des yeux qui s'éteignent déjà dans les ombres du trépas, se laisse tomber sur son corps, et emporte aux enfers la consolation de le suivre et de mourir avec lui.

Cependant le fils de Méthion, Phorbas que Syène vit naître, et le Lybien Amphimédon, brûlant d'en venir aux mains, glissent et tombent dans le sang qui fume au loin sur le parvis. Ils veulent se relever, mais ils sont arrêtés par le fer qui atteint Amphimédon dans les flancs, et Phorbas à la gorge. En voyant s'avancer le fils d'Actor, Erithus, armé d'une terrible hache à deux tranchants, Persée, au lieu de se défendre avec le glaive, prend sur la table un vase d'un poids énorme et chargé de ciselures, et, le soulevant de ses deux mains, le jette à la tête de son ennemi ; celui-ci tombe renversé dans les flots de sang qui jaillissent de sa bouche, et son front va frapper la terre qui reçoit son dernier soupir. Polydémon, sorti du sang de Sémiramis, Abaris, nourri sur le Caucase, Lycète né sur les bords du Sperchius, Elyx dont la chevelure n'a jamais senti le ciseau, Phlégias et Clytus expirent sous les coups de Persée, qui foule aux pieds des monceaux de victimes. Phinée, qui n'ose se mesurer de près avec son adversaire, lui lance son javelot ; le trait s'égare et va frapper Ida, qui vainement est resté neutre dans la querelle et n'a marché sous aucun drapeau. Il tourne un regard courroucé sur l'implacable Phinée : «Puisque tu veux, dit-il, m'entraîner dans cette lutte, défends-toi, Phinée, contre l'ennemi que tu viens de te faire, et paie de ton sang celui que tu m'as fait verser». Déjà il s'apprêtait à lui renvoyer le fer arraché de son sein, mais ses forces s'épuisent avec son sang, il tombe et il expire.

Oditès, le premier de l'empire après le roi, est abattu par l'épée de Clymène ; Hypsée frappe Proténor, et Lyncidas Hypsée. Au milieu d'eux paraît Emathios, vieillard recommandable par son amour pour la justice et son respect envers les dieux ; si les années lui défendent de combattre, il combat de la voix, et s'agitant dans la mêlée, il maudit cette lutte impie. Mais, tandis qu'il embrasse l'autel de ses mains tremblantes, le glaive de Chromis fait tomber sa tête, qui roule dans le brasier ; sa voix, à demi éteinte, murmure des imprécations, et son dernier souffle s'exhale au milieu des flammes. Après lui, deux frères, Brotéus et Ammon que le ceste eût rendus invincibles, si le ceste pouvait triompher de l'épée, périssent de la main de Phinée ; il immole Ampucus, pontife de Cérès, dont le front est ceint d'une bandelette éclatante de blancheur. Tu meurs aussi, fils de Japet, toi qui n'étais pas né pour les jeux sanglants de la guerre, mais qui, voué à un ministère de paix, n'étais venu dans ce lieu que pour unir ta voix aux accords de ta lyre, et chanter la joie des festins et le bonheur de l'Hyménée. Il s'était éloigné, et sa main ne tenait que l'archet, arme peu faite pour les combats : Pettale lui dit avec un rire moqueur : «Va finir tes chants dans le séjour des ombres», et il lui plonge dans la tempe gauche la pointe de son glaive ; le chanteur est renversé, ses doigts glacés par la mort errent sur les cordes de sa lyre, et, dans sa chute, il fait entendre des accents de douleur. Le fier Lycormas ne laisse point son trépas impuni ; il arrache un épais barreau de fer qui soutient le côté droit de la porte et frappe Pettale au milieu du crâne ; celui-ci tombe comme un jeune taureau sous la massue qui l'immole. Pélate, qui naquit sur les bords du Cinyphius, veut arracher le barreau qui brille à l'autre battant ; mais sa main, percée par la lance de Coruthus, venu de la Marmarique, reste clouée au bois de la porte ; et tandis qu'elle y est retenue, Abas lui perce le flanc ; sans tomber, Pélate expire, suspendu par la main. On voit périr aussi Ménalée, qui avait pris parti pour le héros, et Dorilas, le plus riche habitant du pays de Nasamones ; personne ne possédait des champs plus vastes et n'entassait dans ses greniers d'aussi abondantes moissons. Le fer qui l'atteint obliquement s'arrête dans l'aine, où les coups sont mortels. Le Bactrien Halcyonée, qui l'a blessé, en le voyant expirer au milieu des sanglots et ses regards mourants errer de tous côtés : «L'espace que couvre ton corps, lui dit-il, est tout ce qui te reste de tes immenses domaines», et il s'éloigne d'un cadavre sans vie ; mais Persée, de ss main victorieuse, lui darde le javelot qu'il retire de la blessure fumante de Dorilas ; le fer atteint Halcyonée au milieu du visage, se fait jour à travers la tête, et la perce de part en part. Tandis que la fortune seconde son courage, Clytius et Clanis, nés de la même mère, tombent sous les coups de Persée, diversement frappés : lancée d'un bras vigoureux, une pique de frêne traverse les cuisses de Clytius ; Clanis reçoit dans la bouche un javelot qu'il mord avec rage. Persée immole Céladon de Mendès ; il immole Astrée, qui doit le jour à une mère de Syrie, et dont le père est incertain ; Ethion, qui jadis habile à lire dans l'avenir, vient d'être trompé par le vol d'un oiseau ; Thoacte, écuyer de Céphée, et Agyrtes, souillé d'un parricide.

Il reste cependant plus d'ennemis à vaincre qu'il n'y en a de vaincus : tous acharnés à un seul, des milliers de combattants l'attaquent de tous côtés, et prennent parti contre la justice et la foi jurée. Persée n'a d'autres soutiens que son beau-père et son impuissante piété, sa nouvelle épouse et sa mère, qui remplissent le palais d'affreux gémissements étouffés par le bruit des armes et par les cris des mourants. Bellone arrose de flots de sang les Pénates déjà profanes, et renouvelle sans cesse les horreurs de la mêlée. Phinée et ses mille compagnons enveloppent le héros ; plus épais que la grêle qui tombe en hiver, les traits volent autour de lui, brillent et sifflent à ses oreilles. Le dos appuyé contre le marbre d'une immense colonne, et certain de n'être plus surpris par derrière, il fait face à la foule de ses ennemis, et soutient l'effort des assaillants. A gauche, c'est Molpée de Chaonie qui l'attaque ; à droite, c'est l'Arabe Ethémon. Qu'un tigre, pressé par la faim, entende, aux extrémités d'une vallée, mugir deux troupeaux de boeufs, il ne sait de quel côté courir de préférence, et voudrait fondre sur tous les deux à la fois : tel Persée, incertain s'il doit s'élancer à droite ou à gauche, blesse Molpée à la jambe, le force à reculer, et se contente de le mettre en fuite. Ethémon ne lui laisse pas le temps de poursuivre Molpée : emporté par sa fureur et brûlant de frapper le héros à la tête, il mesure si mal l'effort de son bras, que son épée se brise contre la base de la colonne. Le fer vole en éclats, et sa pointe vient se fixer dans la gorge de son maître. Cependant le coup ne pouvait lui donner la mort : Ethémon chancelle, et tend vainement ses bras désarmés : Persée lui plonge dans le sein le glaive qu'il reçut de Mercure.

Voyant enfin que son courage allait succomber sous le nombre, il s'écrie : «C'est vous-même qui m'y forcez ; eh bien ! j'emprunterai le secours d'un ennemi vaincu : détournez vos regards, ô mes amis ! si j'ai des amis en ces lieux». Et il présente la tête de la Gorgone. «Cherche ailleurs quelqu'un qui se laisse effrayer par tes prestiges», répond Thescélus ; et, levant sa main pour lancer un trait fatal, il est changé en statue de marbre, et demeure immobile dans cette attitude. A ses côtés, Ampyx dirigeait son glaive vers la poitrine de Lyncidas, qui renferme un coeur généreux ; sa main, près de l'atteindre, durcit tout à coup, et ne peut se mouvoir en aucun sens. Nilée, qui se vantait faussement d'être fils du Nil, et qui portait sur son bouclier les sept bouches du fleuve, gravées en or et en argent, s'avance vers Persée : «Jette les yeux, dit-il, sur le berceau de ma famille ; tu emporteras dans le silencieux séjour des Ombres une grande consolation, en tombant sous les coups d'un ennemi tel que moi». Les derniers sons de sa voix meurent inachevés ; sa bouche entr'ouverte semble vouloir parler ; mais elle n'offre plus d'issue à la parole. «C'est votre lâcheté, et non la tête de la Gorgone, qui vous glace, leur crie Eryx en fureur : accourez avec moi, et faites mordre la poussière à ce jeune audacieux, qui n'a pour armes que des enchantements». Il voulait s'élancer, mais ses pas s'attachent à la terre : ce n'est plus qu'un immobile rocher, sous les traits d'un guerrier en armes.

Ceux-ci du moins méritaient leur châtiment ; mais un des soldats de Persée, Acontée, en combattant pour lui, regarde la Gorgone, et soudain il se transforme en rocher. Astyage le croit encore vivant et le frappe de sa longue épée, qui rend des sons aigus. Tandis qu'il s'étonne, il subit la même métamorphose : il est marbre, et la surprise reste empreinte sur son visage. Il serait trop long de nommer la foule des soldats de Phinée : deux cents avaient survécu au combat ; deux cents furent changés en pierre à l'aspect de la Gorgone. Phinée se repent enfin d'avoir allumé cette guerre injuste. Mais que faire ? il ne voit que des statues dans diverses attitudes ; il reconnaît ses compagnons, il les nomme, il les appelle, il invoque leur secours. Ne pouvant en croire ses yeux, il touche ceux qui sont près de lui, et sa main ne touche que du marbre. Alors il détourne la tète, et, d'un air suppliant, il élève obliquement ses mains et ses bras en signe de défaite. «Tu triomphes, dit-il, ô Persée ! éloigne ce monstre terrible ; écarte cette tête de Méduse qui enfante des rochers ; écarte-la, je t'en conjure : ce n'est ni la haine, ni la soif de régner qui m'ont poussé à cette guerre ; j'ai combattu pour une épouse : tes droits se fondent sur tes services, et les miens sur le temps : je me repens de ne pas t'avoir cédé. Intrépide Persée, je ne demande que la vie ; laisse-la-moi : tout le reste t'appartient». Il dit, et n'ose lever les yeux sur celui que sa voix implore. «Timide Phinée, répond le héros, je puis t'accorder une faveur d'un grand prix pour les lâches ; cette faveur, rassure-toi, tu l'obtiendras : tu seras invulnérable aux atteintes du fer. Je ferai plus : tu seras un monument éternel de ma clémence. On te verra toujours dans le palais de mon beau-père, et l'image de celui qui lui fut destiné sera pour mon épouse une consolation». A ces mots, il présente la tête de la fille de Phorcus, du côté vers lequel Phinée détournait ses regards effrayés. C'est en vain que ses yeux veulent encore l'éviter, sa tête se roidit ; ses yeux sont du marbre, ses larmes du cristal. Son visage respire la crainte ; sous la pierre, son air est humble, sa main suppliante, et son front marqué du sceau des remords.

Après sa victoire, le petit-fils d'Abas rentre avec sa compagne dans les murs d'Argus, sa patrie. Pour venger son aïeul, si peu digne de ses bienfaits, il attaque Prétus, qui prit les armes contre son frère, le mit en fuite et s'empara d'Acrisium. Mais ni la force de ses armes, ni la citadelle dont il s'était rendu maître par une trahison, ne peuvent le faire triompher de l'aspect terrible du monstre hérissé de serpents. Et toi qui règnes sur l'étroite Sériphe, ô Polydecte, ni la valeur du jeune héros, éprouvée par tant d'exploits, ni ses revers ne peuvent te désarmer ; dans ton coeur inflexible, tu nourris une haine mortelle, car les haines injustes n'ont pas de terme ; tu rabaisses même sa gloire, et tu traites d'imposture la mort de Méduse. «Je vais te donner une preuve de la vérité, dit Persée : amis ! détournez les yeux». Il élève la tête de Méduse, et le roi de Sériphe n'est plus qu'un rocher inanimé.

Pallas avait jusqu'alors accompagné son frère, né d'une pluie d'or ; mais, enveloppée d'un profond nuage, elle quitte Sériphe, laissant à sa droite et Cythne et Gyare ; elle suit au dessus des flots le chemin qui lui parait le plus court, et se dirige vers Thèbes et vers l'Hélicon, séjour des chastes Muses. Elle s'arrête sur ce mont, et tient ce langage aux doctes sueurs : «La Renommée a porté jusqu'à mes oreilles la nouvelle de cette fontaine que Pégase aux ailes rapides a fait jaillir de terre sous ses pieds vigoureux ; elle est l'objet de mon voyage : j'ai voulu voir cette merveille opérée par le coursier qui naquit sous mes yeux du sang de sa mère». Uranie lui répond : «Quel que soit le motif qui te fait visiter nos demeures, ô déesse ! ta présence remplit nos âmes de joie ; la renommée dit vrai : c'est à Pégase que nous devons cette source». A ces mots, elle conduit Pallas vers l'onde sacrée. La déesse admire longtemps ces eaux que le pied de Pégase a fait sortir de la terre, et, promenant ses regards autour des bois sacrés et des antiques forêts, des grottes et des prairies émaillées de fleurs, elle trouve les filles de Mnémosyne également heureuses de ce séjour et de leurs études. Une des neuf soeurs lui répond : «O déesse, si ton courage ne t'avait appelée à de plus hautes entreprises, tu te serais mêlée à nos choeurs. Oui, tu dis vrai, et tu loues avec justice et nus travaux et notre séjour ; notre destin serait heureux, s'il était plus tranquille. Mais est-il un asile assuré contre le crime ? Tout alarme des vierges timides ; le barbare Pyrène est sans cesse présent à mes yeux, et je n'ai pu encore recueillir mes esprits troublés. Le cruel, à la tête de ses Thraces, s'était emparé de Daulis et des champs de la Phocide, qu'il tenait injustement sous son joug. Nous nous rendions aux temples élevés sur le Parnasse ; il nous vit venir et rendit à notre divinité des hommages trompeurs : «Filles de Mnémosyne (car il nous connaissait), arrêtez-vous, dit-il ; ne craignez pas, je vous en conjure, de chercher sous mon toit un abri contre l'orage et la pluie (il pleuvait alors). Souvent les dieux ont franchi le seuil de plus modestes asiles». Ebranlées par ses paroles, et vaincues par le temps, nous cédons à sa prière, et nous entrons dans le vestibule de son palais. La pluie avait cessé de tomber, et, vainqueur de l'Auster, l'Aquilon chassait les sombres nuées des cieux épurés par l'orage ; nous faisons un mouvement pour nous éloigner : Pyrène ferme les portes et se dispose à la violence, nous l'évitons en nous élevant sur des ailes ; il monte, comme pour nous suivre, au sommet d'une tour : «Quelle que soit votre route, dit-il, elle sera la mienne», et, dans son aveugle transport, il s'élance du faite de la tour, tombe la tête la première, et se brise le front contre la terre, qu'il arrose en mourant de son sang odieux».

La Muse parlait encore lorsque des ailes s'agitent avec bruit dans les airs ; et, du haut des arbres, une voix semble saluer Minerve. La fille de Jupiter lève les yeux, et cherche d'où partent des sons si bien articulés ; elle croit qu'une voix humaine a frappé son oreille : c'était celle d'un oiseau ; c'était celle des pies qui, au nombre de neuf, déploraient leur destinée, et, perehées sur les arbres, imitaient le langage des humains. Minerve s'étonne, et la Muse reprend : «C'est depuis que, vaincues, dans un combat, celles que vous entendez augmentent le nombre des oiseaux. Le riche Piérus leur donna la vie dans les champs de Pella ; elles eurent pour mère Evippé, de Péonie, qui, neuf fois féconde, invoqua neuf fois la puissante Lucine. Follement orgueilleuses de leur nombre, elles traversent les villes de l'Hémonie et de l'Achaïe, et viennent jusqu'ici nous défier au combat par ces insolentes paroles :

«Cessez d'abuser un ignorant vulgaire par la vaine douceur de vos chants ; c'est avec nous, si vous l'osez, qu'il faut vous mesurer, filles de Thespie. Vous ne l'emporterez ni pour l'art ni pour la voix, et notre nombre égale le vôtre ; cédez-nous, si vous êtes vaincues, les sources d'Hippocrène et d'Aganippe, ou recevez, pour prix de la victoire, les campagnes d'Emathie jusqu'aux monts de la Péonie, toujours couronnés de neige. Que les Nymphes soient les juges du combat». Une semblable lutte était honteuse ; mais un refus eût paru plus honteux encore. Les Nymphes choisies pour arbitres jurent par les fleuves et prennent place sur des sièges taillés dans le roc. Alors, se levant la première sans avoir été désignée par le sort, celle des Piérides qui proposa le défi chante la guerre des dieux, exalte injustement la gloire des géants, et rabaisse celle des immortels ; elle raconte comment Typhée, sorti des entrailles de la terre, fit trembler les habitants du céleste séjour, les mit tous en fuite, et les força de chercher un asile jusque dans les plaines de l'Egypte et sur les bords du Nil aux sept embouchures ; elle ajoute que, toujours poursuivis par ce monstrueux enfant de la Terre, les dieux revêtirent, pour se cacher, des formes mensongères. «Jupiter, dit-elle, était le chef de ce troupeau, et c'est depuis ce temps que la Lybie, lui donnant des cornes recourbées, l'adore sous le nom d'Ammon ; le dieu de Délos se changea en corbeau, le fils de Sémélé en bouc, la soeur de Phébus en chatte ; la fille de Saturne devint une blanche génisse, Vénus se cacha sous l'écaille d'un poisson, et Mercure sous les ailes d'un ibis».

Ainsi chanta la fille de Piérus en s'accompagnant de la lyre. «On nous presse de commencer mais peut-être le temps et le loisir vous manquent pour prêter l'oreille à nos concerts. - Non, répondit Pallas, redites-moi fidèlement le sujet de vos chants» ; et elle s'assied à l'ombre, sous le feuillage qu'agite un léger souffle. La Muse reprend : «Une seule de nous soutient l'honneur du combat. Calliope se lève, et, rassemblant ses cheveux avec un rameau de lierre, elle interroge de ses doigts les cordes de sa lyre plaintive ; elles vibrent, et les accords s'unissent aux accents de la Muse.

Cérès a, la première, ouvert le sein de la terre avec le fer recourbé de la charrue ; l'homme lui doit ses premiers fruits, des aliments plus doux, et ses premières lois ; toute chose est un bienfait de Cérès : c'est elle que je vais chanter ; puissé-je faire entendre des chants dignes de la déesse, car la déesse est digne de mes chants ! Une île vaste, Trinacrie, couvre les restes d'un géant et, sous sa masse énorme, presse Typhée, qui osa aspirer au céleste séjour. Il lutte contre ce fardeau, et souvent il s'efforce de se relever ; mais sa main droite est plage sous le Pélore, voisin de l'Ausonie, sa gauche sous tes pieds, ô Pachyne ! le Lilybée pèse sur ses jambes, et l'Etna sur sa tête. Couché sous les flancs de cette montagne, Typhée lance des tourbillons de sable, et de sa bouche ardente vomit un torrent de flammes. Que de fois il s'agite pour briser les masses qui l'accablent, et pour secouer les villes et les monts entassés sur son sein ! La terre tremble sous ses efforts ; le maître lui-même du silencieux empire craint qu'elle ne s'entr'ouvre, sillonnée par des cavités profondes, et que le jour, pénétrant dans sa demeure, n'aille glacer d'effroi les ombres épouvantées. La peur de ce désastre l'avait fait sortir de son ténébreux palais, et, sur son char traîné par de noirs coursiers, il visitait d'un oeil attentif les fondements de la Sicile ; lorsqu'après un examen sévère, il a vu que rien ne chancelle, ses craintes l'abandonnent. Du haut du mont Eryx, son empire, Vénus l'aperçoit errant dans la plaine ; elle embrasse son fils volage : «0 toi, mon appui, ma force et ma puissance ; ô mon fils ! dit-elle ; prends ces traits qui domptent le monde, ô Cupidon ! et dirige tes flèches rapides vers le coeur de ce dieu à qui le sort assigna la dernière part de ce triple univers : les dieux de l'Olympe, et Jupiter lui-même, les divinités de la mer, et celui qui leur donne des lois, subissent ton joug victorieux. Pourquoi l'enfer manque-t-il à notre triomphe ? Pourquoi ne pas l'ajouter à ton empire et à celui de ta mère ? L'enfer est la troisième partie du monde. L'Olympe (voilà le fruit de notre patience) a déjà des mépris pour nous ; la puissance de l'Amour s'affaiblit avec la mienne. Ne vois-tu point Pallas et la déesse habile à lancer le javelot échapper à mes lois ? La fille de Cérès, si nous le souffrons, gardera comme elles une éternelle virginité ; elle aussi nourrit cette espérance. 0 mon fils ! si l'empire que je partage avec toi me donne quelques droits sur ton coeur, fais que Pluton devienne l'époux de sa nièce». Vénus parle, et Cupidon ouvre son carquois ; il y prend, au gré de sa mère, une flèche qu'il choisit entre mille ; il n'en est pas de plus aiguë, de plus certaine, de plus docile à l'impulsion de l'arc. Il courbe le bois flexible sur son genou, et perce d'un trait acéré le coeur du roi des enfers.

Non loin des remparts d'Enna est un lac profond qu'on appelle Pergus ; jamais le Caystre, dans son cours, n'entendit chanter plus de cygnes sur son rivage : des arbres touffus couronnent ses eaux et les enveloppent au loin d'un rideau de verdure, qui ferme tout accès aux traits de Phébus, et répand une agréable fraîcheur ; la terre que baigne cette onde est émaillée de fleurs aussi brillantes que la pourpre de Tyr. Là règne un éternel printemps : c'est dans ce bocage que Proserpine cueille, en se jouant, la violette et le lis éclatant de blancheur ; avec toute la vivacité de son âge, elle en remplit sa corbeille et son sein ; elle se hâte, à l'envi de ses compagnes, de moissonner les plus belles fleurs. Un seul instant suffit au roi des Enfers pour la voir, l'aimer et l'enlever, tant l'Amour a de hâte ! La déesse tremblante appelle d'une voix plaintive sa mère et ses compagnes, mais plus souvent sa mère. Elle déchire les long plis de sa robe, d'où tombent les fleurs qu'elle a cueillies ; tant la simplicité accompagne sa jeunesse ! Dans son malheur même la jeune fille s'afflige de la perte de ses fleurs. Le ravisseur pousse son char, excite chacun des coursiers par son nom, et secoue les sombres rênes sur leur cou et sur leur crinière. Il franchit dans sa course les lacs profonds, les étangs de Palice, dont les eaux exhalent l'odeur du soufre, et bouillonnent au sein de la terre entr'ouverte ; il traverse les campagnes où les Bacchiades, originaires de Corinthe, que baigne une double mer, fondèrent une ville entre deux portes d'inégale grandeur.

Entre Cyane et Aréthuse, qui prend sa source à Pise, la mer est resserrée dans une gorge en forme de croissant. Là réside Cyane, la plus renommée entre les nymphes de Sicile, et qui a donné son nom au lac. Elle paraît hors de l'eau jusqu'à la ceinture et reconnait le dieu : «Vous n'irez pas plus loin, dit-elle ; voulez-vous être par force le gendre de Cérès ? Il fallait demander Proserpine et non la ravir. Moi-même, s'il m'était permis de comparer ma bassesse à la grandeur, moi-même je fus aimée d'Anapis, et ce ne fut qu'après avoir été désarmée par ses prières et non par la terreur, que je devins son épouse». Elle dit ; et, les bras étendus des deux côtés, elle barre le passage à Pluton. Le fils de Saturne ne peut contenir sa colère ; il presse ses terribles coursiers, et son sceptre, lancé d'un bras vigoureux, plonge au fond du gouffre ; la terre, ébranlée du coup, lui ouvre un chemin jusqu'au Tartare, et reçoit son char, qui roule dans l'abîme. Cyane déplore l'enlèvement de la déesse et l'injure faite à son onde violée : l'âme atteinte d'une blessure secrète et sans remède, elle se fond tout en pleurs, et se résout goutte à goutte dans ces mêmes eaux, dont elle était naguère la divinité tutélaire : on voit alors ses membres s'amollir, ses os devenir flexibles, et ses ongles perdre leur dureté les parties les plus délicates de son corps, ses cheveux d'azur, ses doigts, ses jambes, ses pieds, sont les premières qui deviennent liquides ; car pour ces membres déliés la métamorphose en une onde glacée est rapide. Puis son dos, ses épaules, ses flancs, son sein s'écoulent en ruisseaux. Enfin ce n'est plus un sang plein de vie, c'est de l'eau qui coule dans ses veines transformées ; il ne reste plus rien que la main puisse saisir.

Cependant la mère de Proserpine, alarmée sur le sort de sa fille, la cherche en vain par toute la terre et sur toutes les mers. Ni l'Aurore, déployant à son lever sa radieuse chevelure, ni Vesper ne l'ont vue s'arrêter ; elle allume deux torches de pin aux flammes de l'Etna, et les porte sans relâche au milieu des froides ténèbres. Quant la clarté bienfaisante du jour a fait pâlir les étoiles, elle cherche sa fille depuis l'heure où le soleil se lève jusqu'à celle où le soleil se couche. Un jour qu'épuisée de fatigue et dévorée par une soif ardente, elle ne trouvait aucune source pour se désaltérer, le hasard découvre à ses yeux une cabane couverte de chaume ; elle frappe à son humble porte ; une vieille paraît et voit la déesse qui lui demande à boire ; elle lui présente un doux breuvage, composé d'orge et de miel, qu'elle venait de faire bouillir. Tandis que Cérès boit à longs traits, un enfant, au regard dur et insolent, s'arrête devant elle, et rit de son avidité. La déesse offensée jette le reste du breuvage sur le front de l'enfant, qui parle encore. Pénétré de cette liqueur, son visage se couvre aussitôt de mille taches, ses bras font place à deux pattes, une queue achève la métamorphose et termine son corps, qui conserve à peine, en se rapetissant, la faculté de nuire ; réduit à des formes chétives, il n'est plus qu'un lézard : la vieille en pleurs s'étonne de ce prodige, elle veut le toucher ; mais il fuit et court se cacher ; il tire son nom de la couleur de sa peau, où les gouttes du fatal breuvage sont parsemées comme autant d'étoiles.

Il serait trop long de dire sur quelles terres et sur quelles mers la déesse promena sa course errante : le monde manque enfin à ses recherches ; elle revient en Sicile, et, l'explorant de nouveau, elle arrive sur les bords de Cyane. Sans sa métamorphose, la nymphe lui eût tout raconté ; mais elle voudrait en vain parler : elle n'a plus ni bouche, ni langue, ni aucun autre moyen de se faire entendre. Elle donne cependant des indices certains, en montrant à la déesse la ceinture de sa fille, qui tombée par hasard dans les ondes sacrées, flotte encore à leur surface. Cérès la reconnaît ; alors, comme si elle recevait la première nouvelle du rapt de Proserpine, elle arrache ses cheveux épars, et frappe son sein à coups redoublés. Ignorant encore en quel lieu de la terre est sa fille, elle maudit la terre entière, l'accuse d'ingratitude, et la déclare indigne de ses bienfaits : elle accuse surtout Trinacrie, où elle trouve la trace de son malheur. De sa main irritée elle brise la charrue ; dans son courroux, elle fait également périr et le laboureur et le boeuf, compagnon de ses travaux ; elle défend aux guérêts de rendre le grain qui leur fut confié, et le corrompt jusque dans son germe. La Sicile est déchue de cette fertilité renommée dans le monde entier ; les blés meurent en herbe, brûlés par les feux du soleil, ou inondés par des torrents de pluie. Les vents exercent de funestes influences ; d'avides oiseaux dévorent les grains à peine déposés dans le sein de la terre ; l'ivraie, le chardon et l'herbe parasite étouffent les moissons.

Aréthuse élève alors sa tête au-dessus de ses ondes, qui d'abord ont arrosé l'Elide, et, rejetant loin de son front son humide chevelure, elle s'écrie : «0 mère des moissons ! mère de Proserpine, que vous avez cherchée dans tout l'univers, mettez un terme à vos immenses fatigues, et ne poursuivez pas de votre terrible courroux une contrée fidèle ; elle ne l'a point mérité, et c'est contre son gré qu'elle a donné passage au ravisseur. Ce n'est point pour ma patrie que je vous implore ; je suis venue sur ces bords en étrangère ; Pise est ma patrie, et je tire mon origine de l'Elide. La Sicile n'est pour moi qu'une terre hospitalière ; mais elle a plus de charmes, à mes yeux, que toute autre contrée ; et, sous le nom d'Aréthuse, j'ai fixé ici mes pénates et mon séjour : que votre colère s'apaise et daigne l'épargner. Vous saurez un jour comment j'ai changé de demeure, comment je me suis frayé une route à travers l'immense Océan jusqu'aux rivages d'Ortygie. Ce récit viendra plus à propos lorsque, affranchie de vos peines, le chagrin n'attristera plus votre visage. La terre m'ouvre ses canaux souterrains ; et, roulant mes eaux travers ses cavernes profondes, je relève ma tête en ces lieux, où je revois les astres longtemps cachés à mes regards ; en coulant au fond de la terre, dans ces routes voisines des gouffres du Styx, mes yeux ont vu Proserpine, ta fille. La tristesse et l'effroi sont encore empreints sur son visage ; mais elle est reine ; elle est la souveraine du sombre empire, la puissante compagne du dieu des enfers».

A ce discours, la mère de Proserpine, immobile comme une statue de marbre, demeure frappée d'un long étonnement. Lorsque l'égarement de sa raison a fait place à la plus vive douleur, elle remonte, sur son char, aux célestes demeures. Le visage baigné de larmes, les cheveux épars et le désespoir dans l'âme, elle s'arrête devant le temple de Jupiter. «C'est pour mon sang et pour le tien que je viens t'implorer, ô maître des dieux ! Si la mère a perdu ses droits à ta pitié, ah ! que du moins ma fille touche le coeur de son père ! Je t'en conjure, ne va pas, indifférent à son malheur, la punir d'avoir reçu le jour dans mes flancs. Je la retrouve enfin cette fille que j'ai si longtemps cherchée, si c'est la retrouver que d'être certaine de l'avoir perdue, si c'est la retrouver que de savoir où elle est. Je puis pardonner à Pluton son enlèvement, pourvu qu'il me la rende. Ta fille, car, hélas ! elle n'est plus à moi : ta fille ne doit pas être l'épouse d'un ravisseur». Jupiter lui répond : «Proserpine est le gage de notre tendresse et l'objet commun de notre sollicitude ; mais s'il faut donner aux choses leur véritable nom, ce rapt n'est pas un outrage ; il est le crime de l'Amour. Nous n'aurons pas à rougir d'un tel gendre, si tu consens à cet hymen, ô déesse ! Sans parler de ses autres titres, n'est-ce pas assez pour lui d'être le frère de Jupiter ? Que lui manque-t-il ? Il ne le cède qu'à moi, et c'est le sort qui l'a voulu. Cependant, si tu as vivement à coeur d'arracher Proserpine de ses bras, elle rentrera dans l'empire céleste, pourvu qu'aux enfers elle n'ait touché de ses lèvres aucun aliment : tel est l'arrêt des Parques».

Il dit, et Cérès a résolu de rappeler sa fille sur la terre ; mais les destins s'opposent à ses voeux : Proserpine avait enfreint la loi qui lui prescrivait l'abstinence. Errant dans les jardins de Pluton, la jeune déesse, avec toute la simplicité de son âge, cueillit sur un arbre qui pliait sous les fruits une grenade, dont ses lèvres pressèrent sept grains tirés de leur pâle écorce. Ascalaphe seul la vit, Ascalaphe qu'une des nymphes les plus célèbres de l'Averne, Orphné, aimée de l'Achéron, enfanta, dit-on, dans un antre obscur. Il la vit ; et, par une cruelle révélation, il empêcha son retour. La reine de l'Erèbe gémit, change ce témoin indiscret en un oiseau sinistre ; et sur sa tête, arrosée des eaux du Phlégéton, elle fait naître un bec, des plumes et de grands yeux. Dépouillé de sa première forme, il s'enveloppe d'ailes jaunâtres ; sa tête grossit ; ses ongles s'allongent et se recourbent. Il peut à peine agiter les plumes nées sur ses bras engourdis : il n'est plus qu'un oiseau hideux, messager de deuil et de larmes, un morne hibou, qui n'apporte que de funestes présages.

La métamorphose d'Ascalaphe peut du moins paraître la peine de ses indiscrètes révélations ; mais vous, filles d'Achéloüs, d'où vous viennent, avec un visage de vierge, ces ailes et ces pieds d'oiseaux ? Serait-ce qu'au moment où Proserpine cueillait les fleurs du printemps, vous étiez au nombre de ses compagnes, ô Syrènes ? Après l'avoir vainement cherchée sur toute la terre, emportées sur la mer par votre sollicitude, vous souhaitiez de pouvoir vous soutenir à la surface des flots avec des ailes ainsi qu'avec des rames. Les dieux se montrèrent faciles à vos prières : vous vîtes soudain votre corps se revêtir d'un plumage doré ; et, pour conserver ces chants dont la mélodie charme l'oreille, pour conserver les trésors de votre voix, les dieux vous laissèrent vos traits de vierges et le langage des humains.

Arbitre entre son père et sa soeur infortunée, Jupiter divise l'année en deux portions égales, et ordonne que Proserpine, prenant place tour à tour parmi les divinités des deux empires, passera six mois auprès de sa mère et six mois auprès de son époux. Le calme renaît aussitôt dans le coeur et sur le visage de Cérès : son front, qui naguère eût pu paraître triste même au roi des Enfers, s'épanouit de joie, pareil à l'astre du jour, qui, d'abord voilé d'humides brouillards, sort vainqueur et radieux du sein des nuages.

La bienfaisante Cérès, heureuse d'avoir retrouvé sa fille et libre d'inquiétude, veut savoir, Aréthuse, et le motif de ton voyage, et pourquoi tu devins une source sacrée. Les ondes font silence, et la nymphe, élevant sa tête au-dessus d'elles, essuie de sa main sa chevelure d'azur, et raconte les anciennes amours du fleuve qui arrose l'Elide : «J'étais une des nymphes de l'Achaïe, dit-elle ; aucune autre ne se montrait plus ardente à chercher dans les bois les lieux favorables à la chasse, plus ardente à tendre les filets. Jamais je n'ambitionnai la gloire de la beauté, je n'aspirais qu'à celle du courage. Cependant je passais pour belle ; mais les éloges prodigués à mes attraits ne me flattaient pas. Ces avantages, dont partout on tire vanité, dans ma simplicité grossière, j'en rougissais, et le don de plaire était un crime à mes yeux. Un jour, il m'en souvient, excédée de fatigue, je revenais de la forêt de Stymphale ; la chaleur était accablante, et ma lassitude la rendait plus accablante encore. Je rencontre un ruisseau qui coulait lentement et sans murmure ; si transparent jusqu'au fond de son lit, qu'au travers du cristal, l'oeil pouvait compter les cailloux répandus sur le sable, et d'un cours si tranquille, qu'à peine il paraissait couler. Des saules au blanc feuillage, des peupliers, dont ces eaux entretenaient la verdure, répandaient sur la rive inclinée un ombrage qui ne devait rien à l'art. Je m'approche, et d'abord je mouille dans l'onde la plante de mes pieds ; ensuite j'y descends jusqu'au genou. Ce n'était point assez encore : je détache mes vêtements légers ; je les suspends aux branches flexibles d'un saule, et je me plonge nue au sein des eaux. Tandis que je les frappe de mes mains, que je les divise en me jouant de mille façons, et que j'agite mes bras sans repos, j'entends sortir de l'onde je ne sais quel murmure. Saisie d'effroi, je cours à la rive prochaine : «Où fuis-tu, Aréthuse ? me crie Alphée, du milieu de ses eaux ; où fuis-tu ? répète sa voix à demi éteinte. Je fuis sans vêtements : je les avais laissés sur la rive opposée. Il me poursuit et s'enflamme davantage ; ma nudité semble lui promettre un triomphe facile. Plus je me hâte, et plus, dans son délire, il précipite ses pas ; ainsi, d'une aile tremblante, la colombe fuit devant l'épervier, ainsi l'épervier presse la colombe tremblante. Mes forces me conduisent jusqu'aux murs d'Orchomène et de Psophis ; je franchis le mont Cyllène, le sinueux Ménale, le sommet glacé d'Erymanthe et les plaines de l'Elide. La vitesse d'Alphée ne surpassait pas la mienne ; mais nos forces étaient trop inégales : je ne pouvais soutenir longtemps la fatigue de ma course ; il pouvait encore fournir une longue carrière. Cependant je courais à travers les plaines et les montagnes ombragées de forêts ; je courais à travers les pierres, les rochers et des lieux où ne s'ouvrait aucun chemin. Le soleil était derrière moi ; je vis devant mes pas s'allonger une grande ombre : peut-être était-ce une illusion de la peur ; mais au moins suis-je bien certaine d'avoir entendu avec effroi sa marche bruyante, et senti le souffle de son haleine rapide agiter le bandeau qui retenait mes cheveux. Epuisée par la fuite : «Je suis perdue, m'écriai-je ; ô toi que Dictys adore, vole au secours de la nymphe dépositaire de tes armes, et souviens-toi que tu m'as souvent fait porter ton arc et tes flèches renfermées dans ton carquois !» La déesse, touchée de ma prière, saisit un épais nuage et le jette sur moi. A peine en suis-je enveloppée, que le fleuve, sans savoir où je suis, me cherche autour de ses flancs caverneux. Deux fois, sans me trouver, il fait le tour de la nue où la déesse m'a cachée ; deux fois il m'appelle : «Io ! Aréthuse, Io ! Aréthuse ! Malheureuse !» Quel fut alors mon effroi ; j'étais comme la brebis, lorsqu'elle entend les loups frémir autour de son étable ; ou comme le lièvre qui, caché dans un buisson, voit la meute ennemie, et n'ose faire aucun mouvement. Alphée ne s'éloigne pas encore, parce qu'il n'aperçoit au-delà de ce lieu aucune trace de mes pas : il attache ses regards sur la nue et sur la place qu'elle occupe. Assiégée dans mon asile, une froide sueur se répand sur mon corps, et des gouttes bleuâtres découlent de tous mes membres. L'eau naît partout sous mes pieds ; elle tombe en rosée de mes cheveux, et je suis changée en fontaine en moins de temps que je n'en mets à faire ce récit. Mais le fleuve me reconnaît dans cette oncle qu'il aime encore ; et, dépouillant les traits mortels dont il s'était revêtu, il reprend sa forme liquide, pour mêler ses flots avec les miens. Diane entr'ouvre la terre : plongée dans ses sombres cavernes, je roule jusqu'aux rives d'Ortygie, et cette île qui m'est chère, puisqu'elle porte le nom de la déesse qui m'a sauvée, me voit la première reparaître à la clarté des cieux».

Ainsi parle Aréthuse. La déesse des moissons attèle à son char deux serpents, soumet leur bouche au frein, et s'élance dans les airs, entre le ciel et la terre. Elle descend dans la ville de Pallas, confie son char léger à Triptolème, et, lui remettant des semences, elle lui ordonne d'en jeter une partie dans des terres, et le reste dans celles qui recevront une seconde culture, après un long repos. Bientôt le jeune Triptolème s'élève dans son essor au-dessus de l'Europe et de l'Asie : il s'arrête sur les rivages de la Scythie, où règne Lyncus, et se rend au palais de ce prince. «Ma patrie, répond-il, c'est la célèbre Athènes ; Triptolème est mon nom : pour venir en ces lieux, je n'ai traversé ni la mer sur un vaisseau, ni la terre à pied ; je me suis frayé un chemin dans les plaines de l'air. J'apporte avec moi les présents de Cérès, qui, répandus dans le vaste sein de la terre, produisent d'abondantes moissons et de doux aliments». Le Barbare, jaloux d'usurper l'honneur d'un si grand bienfait, offre à Triptolème l'hospitalité ; et, tandis que le sommeil appesantit ses yeux, il l'attaque, le fer à la main. Il allait lui percer le sein ; mais Cérès le change en lynx, et commande au jeune Athénien de lancer de nouveau dans les airs ses coursiers sacrés».

La plus âgée de nos soeurs avait fini ses doctes chants ; les nymphes, d'une voix unanime, décernent la palme aux divinités qui résident sur l'Helicon. Nos rivales vaincues ont recours à l'injure : «C'est trop peu pour vous, leur dit la Muse, d'avoir mérité votre châtiment par un téméraire défi ; à cette faute, vous ajoutez l'insulte. La patience n'est plus en notre pouvoir ; nous saurons vous punir et suivre les mouvements de notre colère». Les filles de l'Emathie accueillent ces menaces par le rire du mépris ; elles veulent parler, et joindre à ia violence de leurs clameurs des gestes insolents. Tout à coup elles voient des plumes se faire jour à travers leurs ongles, et leurs bras se couvrir de duvet : se regardant l'une l'autre, elles voient leur bouche se durcir en un bec allongé ; oiseaux d'une espèce nouvelle, elles vont peupler les forêts. Elles veulent meurtrir leur sein, mais leurs bras agités les soulèvent et les tiennent suspendues dans les airs ; elles sont métamorphosées en pies, hôtesses injurieuses des forêts : sous leur nouveau plumage, elles ont conservé leur ancien caquet, leur voix rauque et babillarde, et leur désir insatiable de parler.


Les Métamorphoses, VI


Pallas avait prêté l'oreille à ce récit : elle avait applaudi aux chants des filles d'Aonie et à leur juste courroux : «C'est peu de louer, dit-elle, en elle-même : méritons d'être louée à notre tour, et ne souffrons pas qu'on méprise impunément notre divinité». - Dès lors une seule pensée l'occupe, le châtiment de la jeune Lydienne Arachné, qu'elle savait lui disputer la palme dans l'art d'ourdir la laine en tissus. Arachné ne devait sa renommée ni à sa patrie ni à sa naissance, elle la devait toute à son art ; Idmon, son père, gagnait sa vie à Colophon en teignant la laine avide des sucs du murex de Phocée : sa mère n'était plus ; mais la bassesse de sa naissance l'avait assortie à cet époux vulgaire. Arachné s'était fait, par son travail, un nom célèbre dans les villes de la Lydie, malgré son humble origine, et quoique retirée dans les murs de l'obscure Hypépa : pour admirer ses ouvrages, souvent les nymphes du Tmolus désertèrent leurs côteaux couronnés de vignobles ; souvent les nymphes du Pactole désertèrent leurs eaux. On aimait à voir et les toiles qu'elle avait achevées et celles que sa main ourdissait encore : tant il y avait de grâce et de charmes dans son travail ! Soit qu'elle dévide en pelotons arrondis la laine encore informe ; soit que, pressé sous sa main, le fil y prenne en s'allongeant la mollesse et la ténuité des nuages ; soit que le fuseau rapide tourne entre ses doigts effilés, ou que son aiguille peigne sur la trame, on la prendrait pour l'élève de Pallas ; cependant Arachné repousse ce titre, et se défend, comme d'une honte, d'avoir reçu les leçons d'une immortelle : «Qu'elle vienne se mesurer avec moi, dit-elle ; vaincue, je me soumets à tout». - Pallas emprunte les traits d'une vieille, et couvrant son front de faux cheveux blancs, appuie sur un bâton ses membres affaiblis ; elle aborde Arachné, et lui adresse ces paroles : «La vieillesse n'amène pas seulement des maux à sa suite ; l'expérience est le fruit tardif de l'âge. Ne dédaigne pas mes avis : tu peux prétendre à la gloire de surpasser tous les mortels dans ton art ; mais cède à une déesse ; implore, d'une voix suppliante, le pardon de tes blasphèmes ; désarmée par tes prières, elle te l'accordera». Arachné, lui jetant un regard plein de courroux, laisse la trame commencée, et retient à peine sa main prête à frapper ; elle trahit sur son visage la colère qui l'enflamme, et répond à celle qui cache à ses yeux la divine Pallas : «Insensée, le poids de l'âge qui courbe ton corps affaiblit aussi ta raison ; c'est souvent un malheur d'avoir trop vécu. Si tu as une bru, si tu as une fille, fais leur entendre ce langage : je sais me conseiller moi-même ; et pour te convaincre que tes remontrances sont vaines, apprends que je n'ai pas changé. Pourquoi ne vient-elle pas elle-même ? Pourquoi se dérobe-t-elle au combat ? - Elle est venue», dit alors la déesse, et, dépouillant les traits de la vieillesse, elle révèle Pallas. Sa divinité reçoit l'hommage des nymphes et des vierges de Lydie ; Arachné seule n'est point émue ; elle rougit pourtant, mais la rougeur soudaine qui, malgré elle, colore son visage, s'évanouit aussitôt ; pareille à l'air qui se teint de pourpre au lever de l'aurore, et que bientôt on voit blanchir aux premiers rayons du soleil. Elle persiste dans son entreprise ; et, dans sa folle ambition de ravir la palme, elle court à sa ruine ; car la fille de Jupiter ne recule pas devant le défi ; elle cesse de conseiller, et ne diffère plus la lutte.

Aussitôt, prenant place vis-à-vis l'une de l'autre, elles tendent les fils légers qui forment une double série, et les attachent au métier ; un roseau sépare les fils. Au milieu d'eux glisse la trame qui, conduite par la navette affilée, se déroule sous leurs doigts, s'entrelace à la chaîne et s'unit avec elle sous les coups du peigne aux dents aiguës. L'une et l'autre se hâtent, et, la robe repliée autour de leur sein, les habiles ouvrières pressent le mouvement rapide de leurs mains ; le désir de vaincre les rend insensibles à la fatigue. Elles emploient dans leurs tissus la pourpre que Tyr a préparée dans des vases d'airain, et marient les nuances avec tant de délicatesse que l'oeil ne saurait les distinguer : tels, réfléchis par la pluie, les rayons du soleil décrivent un arc dont la courbe immense embrasse l'étendue des cieux : il brille de mille couleurs variées, mais le passage de l'une à l'autre échappe à l'oeil séduit ; tant elles se fondent aux points qui se touchent ! mais aux extrémités la différence éclate. Sous leurs doigts, l'or flexible se mêle à la laine, et des histoires empruntées à l'antiquité se déroulent sur la toile.

Pallas peint la colline consacrée à Mars près de la ville de Cécrops, et le débat qui s'éleva jadis sur le nom de la contrée. Les douze dieux assis autour de Jupiter sur des sièges élevés, brillent revêtus d'une auguste majesté ; chacun d'eux se fait reconnaître à ses traits ; mais la grandeur royale éclate sur le front de Jupiter. Le roi des mers est debout : il frappe de son long trident des rochers escarpés, fait jaillir un coursier de leur flancs entr'ouverts, et, par ce témoignage de sa puissance, il revendique l'empire de la contrée. La déesse se représente elle-même armée de son bouclier et de sa lance à la pointe acérée ; elle met un casque sur sa tête ; autour de sa poitrine, l'égide qui la protège. Elle frappe la terre de sa lance, et l'on en voit sortir l'olivier tout chargé de ses fruits et de son pâle feuillage : Les dieux sont transportés d'admiration, et Pallas couronne son ouvrage par sa victoire. Cependant, pour qu'un exemple apprenne à sa rivale quel prix elle doit attendre de son audace insensée, elle représente, aux quatre coins de la toile, quatre combats remarquables à la fois par la vivacité du coloris et par la petitesse des figures. A l'un des angles on voit Hémus et son épouse Rhodope de Thrace, aujourd'hui montagnes chargées de frimas, autrefois mortels orgueilleux qui usurpèrent les noms des plus puissantes divinités : dans une autre, c'est la destinée déplorable de la mère des pygmées. Junon, qu'elle avait provoquée, la vainquit, la changea en grue, et la condamna à faire la guerre à ses sujets. Plus loin, c'est Antigone, qui jadis osa se mesurer avec l'épouse du grand Jupiter. La reine des dieux la métamorphosa en oiseau. Ni la gloire d'Ilion, sa patrie, ni celle de Laomédon, son père, ne purent la sauver ; sous le plumage d'une cigogne au long bec, des cris bruyants applaudissent encore à sa beauté. Le dernier angle montre Cinyre, privé de sa famille et embrassant les degrés du temple formés des membres de ses filles ; couché sur le marbre, des larmes semblent couler de ses yeux. Les branches de l'olivier pacifique bordent ce tableau : tel en est le dessin ; la déesse le termine par l'arbre qui lui est consacré.

La jeune Méonienne peint Europe abusée par l'image d'un taureau : l'oeil croit voir un taureau vivant, une mer véritable. La fille d'Agénor semble tourner ses regards vers la terre qu'elle vient de quitter ; elle semble appeler ses compagnes, craindre l'atteinte des flots qui bondissent vers elle, et replier timidement la plante de ses pieds. Elle peint Astérie se débattant dans les serres d'un aigle, Léda reposant sous les ailes d'un cygne, Jupiter qui se cache sous la forme d'un satyre, pour rendre mère de deux enfants la belle Antiope, ou sous les traits d'Amphitryon, pour te séduire, ô Alcmène ! qui se change en pluie d'or pour tromper Danaé ; qui devient flamme avec la fille d'Asopus, berger avec Mnémosine, serpent, aux changeantes couleurs, avec la fille de Cérès. Et toi, Neptune, sous les traits d'un taureau menaçant, elle te couche aux pieds de la fille d'Eole ; tu empruntes la figure de l'Enipée pour donner le jour aux Aloïdes ; faux bélier, tu charmes Bisaltis : Cérès, aux blonds cheveux, douce mère des moissons, t'aime sous la forme d'un coursier : sous celle d'un oiseau, tu triomphes de la mère du coursier ailé, de Méduse, dont le front est hérissé de vipères ; et de Mélanthe, sous celle d'un dauphin. Elle donne aux personnages, elle donne aux lieux, les traits qui leur appartiennent. On voit Apollon prendre l'habit grossier d'un pâtre, ou le plumage d'un vautour, ou la crinière d'un lion aux larges flancs, ou devenir berger pour séduire Issé, la fille de Macarée. Bacchus abuse Erigone, sous la forme mensongère d'un raisin, et Saturne, transformé en cheval, fait naître le centaure Chiron. Autour de la toile serpentent, comme une bordure déliée, des rameaux de lierre entrelacés de fleurs.

Ni Pallas ni l'Envie ne pourraient rien reprendre dans cet ouvrage. La déesse, à la chevelure d'or, irritée du succès de sa rivale, déchire la toile où sont représentées les faiblesses des dieux ; elle tient encore à la main la navette de buis de Cyrotus : trois et quatre fois elle en frappe la tête de la fille d'Idmon. L'infortunée ne peut supporter cet affront ; dans son désespoir, elle se suspend à un cordon, et cherche à s'étrangler. Touchée de compassion, Pallas adoucit son destin : «Vis, lui dit-elle, malheureuse ! vis, mais toujours suspendue. La même peine (garde-toi d'espérer un meilleur avenir) est imposée à tes descendants jusqu'à la postérité la plus reculée». Elle dit, et s'éloigne en répandant sur elle le suc d'une herbe vénéneuse. Tout à coup, atteints de ce fatal poison, les cheveux d'Arachné tombent, son nez et ses oreilles disparaissent, sa tête et tous ses membres se rapetissent ; des doigts longs et grèles sont attachés à ses flancs, et lui servent de jambes ; le reste du corps forme son ventre ; c'est de là que, fileuse araignée, et fidèle à ses anciens travaux, elle tire les fils dont elle ourdit sa toile.

La Lydie entière frémit ; la Renommée répand le bruit de cet événement dans les villes de Phrygie, et le livre aux entretiens du monde entier. Niobé, avant son hymen, avait connu Arachné, lorsque, vierge encore, elle habitait la Méonie et le mont Sipyle ; mais ce malheur, qu'elle regarde comme le châtiment d'une fille vulgaire, n'est point pour de un avertissement de céder aux dieux et de modérer son langage. Tout concourt à nourrir son orgueil ; mais les talents de son époux, l'éclat de sa naissance et de celle d'Amphion, le vaste royaume soumis à ses lois, quelque vanité qu'elle en tire, la rendent moins fière encore que sa nombreuse postérité. Niobé eût été la plus heureuse des mères si elle eût moins connu son bonheur. La fille de Tirésias, Manus, qui lisait dans l'avenir, transportée d'une fureur divine, allait un jour, criant dans toutes les rues de la ville : Thébaines, courez en foule offrir à Latone et à ses deux enfants vos prières et l'encens, symbole de piété ; attachez vos cheveux avec des branches de laurier, Latone vous le commande par ma bouche». On obéit, et, dociles à sa voix, les Thébaines parent leur front de feuillage, brûlent l'encens et mêlent leurs prières à la flamme qui s'élève sur les autels.

Cependant Niobé s'avance entourée d'un cortège nombreux ; elle étale sur sa robe de pourpre, tissue d'or, tout le luxe de la Phrygie ; belle, malgré la colère, elle agite majestueusement sa tête et sa chevelure, qui flotte sur ses épaules. Elle s'arrête, et quand elle a fièrement promené autour d'elle un superbe regard : «Quelle folie ! s'écrie-t-elle, de préférer les dieux qu'on vous annonce aux dieux que vous voyez ! Pourquoi Latone a-t-elle des autels, lorsque l'encens ne brûle pas encore en mon honneur ? Moi, fille de Tantale, qui seul, de tous les mortels, s'est assis à la table des dieux ; moi, fille d'une soeur des Pléiades, et petite-fille du puissant Atlas, dont la tête supporte la voûte éthérée ; moi, dont le père est fils de Jupiter, que je me glorifie encore d'appeler mon beau-père ! Les peuples de Phrygie tremblent sous mes ordres ; je règne en souveraine dans le palais de Cadmus. Ces murs élevés aux accords de la lyre d'Amphion, et le peuple qui les habite, nous reconnaissent pour maîtres, moi et mon époux. Dans mon palais, de quelque côté que se portent mes yeux, ils rencontrent d'immenses richesses ; enfin, ma beauté peut faire envie à une déesse. Ajoutez à tant de gloire sept filles, autant de fils dans la fleur de l'âge, et bientôt sept gendres et sept brus. Cherchez maintenant d'où peut naître mon orgueil ; osez me préférer la fille de Céus, je ne sais quel Titan, Latone, qui jadis ne put trouver, sur le vaste sein de la terre, un peu de place pour mettre au monde ses enfants. Le ciel, la terre et l'onde refusèrent un asile à votre déesse ; elle fut exilée de l'univers jusqu'au moment où, par pitié, Delos lui dit, pour arrêter sa course vagabonde : «Toutes deux étrangères, nous errons, toi sur la terre, moi sur les mers». Et elle lui donna un abri flottant, où Latone devint mère de deux enfants, à peine la septième partie de ceux que mes flancs ont portés. Je suis heureuse ; qui pourrait le nier ? Je serai toujours heureuse ; qui oserait en douter ? C'est l'abondance de mes biens qui assure mon bonheur ; je suis trop haut pour que l'adversité puisse m'atteindre. Quelque bien qu'elle puisse m'ôter, elle m'en laissera toujours beaucoup plus encore ; au point où elle est montée, ma fortune est au-dessus de la crainte des revers. Supposez que de ce peuple d'enfants quelques-uns me soient enlevés, cette perte ne saurait me réduire à deux comme Latone ; avec une pareille postérité, est-elle bien loin de ne pas en avoir ? Hâtez-vous donc, hâtez-vous d'abandonner ses autels, et déposez le laurier qui couronne vos têtes». Les Thébaines déposent leurs couronnes et laissent le sacrifice interrompu ; mais leur bouche peut encore murmurer les prières qu'elles adressaient à la déesse. Latone, indignée, monte au sommet du Cynthe, et adresse ces paroles à ses deux enfants : «Moi, votre mère, si fière de vous avoir donné le jour ; moi qui, dans tout l'Olympe, ne le cédais qu'à la seule Junon, on doute maintenant de ma divinité ! Ces autels où je suis honorée depuis tant de siècles vont m'être interdits, ô mes enfants ! si vous ne me prêtez votre appui. Ce n'est pas là ma seule douleur : la fille de Tantale ajoute l'insulte à son impiété : elle ose vous préférer ses enfants, elle ose dire (puisse tomber sur elle un semblable malheur !) que je suis une mère sans enfants ; sa langue sacrilège a renouvelé les blasphèmes de son père». Latone allait joindre la prière à ce discours. «C'en est assez, dit Phébus ; vos plaintes arrêtent trop longtemps la vengeance». Phébé tient le même langage, et tous deux ils fendent les airs d'un vol rapide, et descendent, cachés dans un nuage, sur la cité que Cadmus a bâtie. Près des murs s'étendait au loin une vaste plaine, incessamment foulée par les chevaux ; le sol s'était ramolli sous leurs pas et sous les roues des chars qui le sillonnaient sans cesse. C'est là qu'une partie des sept fils d'Amphion, montés sur des coursiers généreux, pressent leurs flancs couverts de tapis de pourpre, et les dirigent avec des rênes chargées d'or. L'un d'eux, Ismène, le premier que sa mère porta dans son sein, faisait tourner son coursier dans un cercle tracé, et soumettait au frein sa bouche écumante. «Hélas !» s'écrie-t-il tout à coup ; il emporte dans sa chute le trait qui l'a frappé au milieu de la poitrine ; sa main mourante abandonne les rênes, glisse lentement sur l'épaule droite du cheval, et tombe sur le flanc. Placé près de son frère, Sipyle, au bruit d'un carquois qui résonne dans les airs, fuit à bride abattue ; ainsi fuit le pilote quand, à la vue d'un nuage précurseur de la pluie, il déploie toutes les voiles qui pendent aux mâts, pour recueillir jusqu'au plus léger souffle des vents. Mais il a beau presser son coursier, le trait inévitable le suit ; il frémit sur sa tête, s'y fixe, et le fer dont il est armé sort par sa bouche. Comme il vole penché sur le cou du coursier, livré à toute sa vitesse, il roule le long de la crinière, et va souiller la terre de son sang qui bouillonne. L'infortuné Phédime, et Tantale, héritier du nom de son aïeul, après avoir fini leur course accoutumée, étaient descendus sur l'arène pour se livrer à la lutte si chère à la jeunesse ; déjà l'huile brillante avait coulé sur leurs membres, déjà ils se tenaient étroitement embrassés, poitrine contre poitrine, lorsqu'une flèche, lancée par la corde tendue, les perce l'un et l'autre. Ils poussent ensemble un profond gémissement ; et quand leurs corps, affaissés par la douleur, sont ensemble tombés sur l'arène, ils roulent ensemble une mourante paupière, et rendent ensemble le dernier soupir. Alphénor, qui les voit, accourt en se meurtrissant la poitrine, pour recevoir dans ses bras leurs corps déjà glacés ; il expire en accomplissant ce pieux devoir : le dieu de Délos lui plonge un trait mortel au fond du coeur ; le fer qu'il en retire aussitôt e-traîne avec sa pointe une partie du poumon, et son âme s'échappe dans les airs avec les flots de son sang. Damasichton à la chevelure virginale ne meurt pas d'une seule blessure ; atteint à l'endroit où la jambe commence et s'unit aux noeuds souples du jarret nerveux, sa main essaie d'arracher le trait fatal, un autre le frappe à la gorge, y pénètre tout entier, et sort repoussé par le sang, qui jaillit avec force, et s'ouvre au loin un passage dans l'air. Le dernier de tous, Ilionée, dont les prières devaient rester impuissantes, élève ses bras au ciel : «O dieux ! je vous implore tous ! s'écrie-t-il, ignorant qu'il n'était pas besoin de les implorer tous ; épargnez-moi !» Le dieu qui porte l'arc fut touché de sa prière ; mais le trait ne pouvait plus être arrêté ; toutefois, la blessure qui lui ravit le jour fut légère, et la flèche ne fit qu'effleurer le coeur d'Ilionée. Avertie de son malheur par la renommée, par la douleur du peuple et les larmes de ses amis, Niobé ne saurait douter d'une si soudaine catastrophe ; mais elle s'étonne que les dieux aient pu l'accomplir ; elle s'indigne qu'ils aient eu contre elle tant d'audace et tant de puissance ; Amphion lui-même, en se plongeant un poignard dans le sein, venait de finir en même temps ses douleurs et sa vie. Oh ! qu'en ce moment elle était différente de cette Niobé qui naguère éloignait le peuple des autels de Latone, et s'avançait d'un pas superbe au milieu de Thèbes : alors elle faisait envie à ses amis, et maintenant, objet de pitié, même pour ses ennemis, elle se jette sur les restes glacés de ses fils, et sa bouche égarée leur distribue ses derniers baisers. Elle en détache ses bras livides, et les élevant au ciel : «Repais-toi de ma douleur, ô cruelle Latone ! s'écrie-t-elle ; repais-toi de mes larmes, assouvis ton coeur impitoyable ; je meurs sept fois : triomphe, implacable ennemie ! applaudis-toi de cette victoire ! Mais où donc est cette victoire ? Dans mon malheur je suis encore plus riche que toi dans ta prospérité : après tant de funérailles, je l'emporte encore !» Elle parle, et déjà la corde a résonné sur l'arc qui se tend avec force ; à ce bruit, tous frissonnent d'effroi ; Niobé seule n'est point émue : son audace grandit avec ses malheurs. En habit de deuil et les cheveux épars, ses filles étaient debout, rangées autour des lits funèbres de leurs frères. L'une d'elles veut retirer le trait plongé dans ses entrailles, elle tombe sur son frère, et meurt en l'embrassant ; une autre s'efforçait de consoler sa mère infortunée, elle perd tout à coup la voix, et ses membres plient sous les coups d'une main invisible ; elle ne ferme la bouche qu'en exhalant le dernier soupir. Celle-ci tombe mourante en cherchant vainement à fuir, celle-là expire sur le corps de sa soeur ; l'une se cache, l'autre paraît toute tremblante. La mort avait déjà fait six victimes, que ses coups avaient diversement frappées ; une seule restait : sa mère lui fait un rempart de son corps, et l'enveloppe de ses vêtements : «Laisse-m'en une ; de tant de filles je ne te demande que la plus jeune, la seule qui me reste encore». Tandis qu'elle prie, celle pour qui elle prie expire. Veuve de son époux, veuve de ses fils et de ses filles, Niobé s'assied au milieu de leurs cadavres inanimés. Endurcie par tant de maux, elle demeure immobile ; le vent n'agite plus ses cheveux, le sang ne colore plus son visage, ses yeux sont fixes, ses traits respirent la douleur, rien ne vit plus en elle ; sa langue se glace dans son palais durci, le mouvement s'arrête dans ses veines ; son cou n'est plus flexible, ses bras ne peuvent faire aucun geste, ni ses pieds avancer ; ses entrailles même se pétrifient. Elle pleure, pourtant ; un violent tourbillon la saisit et l'emporte dans sa patrie. Là, placée sur le sommet d'une montagne, elle se fond en eau, et des larmes baignent encore le marbre de son corps.

Dès lors, hommes et femmes redoutent le courroux de la divinité qui vient de faire éclater sa puissance ; tous se montrent plus jaloux d'honorer la déesse qui enfanta deux jumeaux, et comme il arrive toujours qu'une aventure récente rappelle d'anciens souvenirs, un Thébain s'exprime en ces termes : «Jadis les laboureurs des plaines fertiles de la Lycie ne méprisèrent pas impunément Latone. C'est une histoire peu connue, parce qu'elle concerne des hommes vulgaires ; mais elle n'est pas moins remarquable : j'ai vu moi-même le lac et les lieux que ce prodige a rendus célèbres. Chargé d'années, incapable de supporter les fatigues d'un voyage, mon père m'avait ordonné de lui amener les plus belles génisses de la Lycie, et m'avait donné pour guide un homme de cette contrée. Nous parcourions ensemble les pâturages : tout à coup nous apercevons, debout au milieu du lac, un autel antique, noirci par la fumée des sacrifices, et entouré de roseaux balancés par les vents. Mon guide s'arrête, et d'une voix tremblante, il murmure ces paroles : «Sois-moi propice». Ma bouche répète, en murmurant : «Sois-moi propice». Et cependant je lui demande si cet autel est consacré aux Naïades, à Faune, ou à quelque dieu du pays ; il me répond : «Jeune homme, ce n'est pas une divinité des montagnes qui préside à cet autel ; il appartient à la déesse que l'altière Junon exila jadis de l'univers. A peine Délos accorda-t-elle un asile à ses prières, alors que, île légère, elle voguait errante sur les mers. Là, couchée entre un palmier et l'arbre de Pallas, Latone donna le jour à deux enfants, en dépit de leur implacable marâtre. Devenue mère, dit-on, elle fuit encore, loin de cette île, le courroux de Junon, emportant sur son sein ses deux divins jumeaux. Un jour que le soleil embrasait la terre de ses feux, parvenue aux confins de la Lycie, où naquit la Chimère, elle s'arrête, épuisée par les fatigues d'un long voyage : la chaleur avait allumé en elle une soif dévorante, et ses nourrissons avides avaient tari le lait de ses mamelles. Le hasard lui découvre, au fond d'une valléee un lac dont les eaux lui semblaient pures : sur ses bords, des pâtres coupaient l'osier fertile en rejetons, le jonc et l'algue amie des marais. La fille de Céus approche, plie un genou et se penche sur la rive pour se désaltérer dans l'onde fraîche : cette troupe grossière s'oppose à ses désirs. «Pourquoi, leur dit la déesse, m'interdire ces eaux ? L'usage en appartient à tous : la nature n'a point voulu que le soleil, l'air et l'onde limpide soient la propriété d'un seul : je viens ici jouir d'un bien commun à tous, et pourtant ma voix suppliante vous le demande comme un don. Je ne voulais pas rafraîchir mes membres accablés de lassitude, mais apaiser ma soif. Tandis que je parle, ma bouche se dessèche, et mon gosier aride laisse à peine un passage à ma voix. Cette boisson sera pour moi égale au nectar, et je proclamerai que je vous dois la vie ; oui cette onde est la vie que je reçois de vous. Ah ! laissez-vous toucher par ces enfants suspendus à mon sein, et qui vous tendent leurs faibles bras» (par hasard ils les tendaient en ce moment). Quel coeur les douces paroles de Latone n'auraient-elles pas fléchi ? Mais ces pâtres, insensibles à sa prière, persistent dans leur refus. Ils lui ordonnent de s'éloigner et ajoutent la menace à l'injure. Ce n'était point assez : ils plongent dans l'eau leurs pieds et leurs mains pour en troubler la pureté, ils y bondissent méchamment pour soulever l'épais limon qui reposait au fond de l'onde. La colère impose silence à la soif, et dédaignant de s'abaisser plus longtemps à des prières indignes d'une déesse, la fille de Céus élève ses mains vers le ciel, et s'écrie : «Vivez à jamais dans cet étang». Ses voeux sont accomplis : ils se jettent avec joie au sein des eaux ; tantôt ils se plongent tout entiers au fond du lac, tantôt ils montrent leur tête au-dessus de l'abîme, ou nagent à sa surface. On les voit tour à tour se reposer sur la rive, et s'élancer de nouveau dans les froides ondes : ils exercent encore leur langue impure à l'invective, et, cachés sous les eaux, sous les eaux mêmes on les entend s'essayer sans pudeur à l'outrage. Déja leur voix est rauque, leur gorge s'enfle et se dilate, et leur bouche élargie s'ouvre pour vomir l'injure ; leur tête se joint à leurs épaules ; le cou disparaît ; leur dos est verdâtre, leur ventre, qui forme la plus grande partie de leur corps, blanchit, et, changés en grenouilles, ils bondissent, sous une forme nouvelle, dans la fange de l'étang».

Après qu'on eut raconté (j'ignore le nom du conteur) la triste aventure des pâtres de Lycie, un autre rappela celle du satire, châtié par le fils de Latone, vainqueur dans le combat de la flûte, inventée par Minerve. «Pourquoi me déchirer ? s'écriait-il. Ah ! que je me repens de mon audace ; Ah ! fallait-il que la flûte me coûtât si cher !» Il crie, et la peau qui couvre ses membres est arrachée ; tout son corps n'est bientôt qu'une plaie, le sang coule de toutes parts, ses nerfs sont mis à nu ; on peut voir le mouvement de ses veines que la peau ne cache plus, l'oeil peut compter ses entrailles et ses fibres transparentes. Les Faunes, divinités des champs et des forêts, les Satyres, ses frères, Olympe, déjà célèbre, et les Nymphes, mêlèrent leurs larmes à celles de tous les bergers qui font paître sur ces montagnes les brebis à l'épaisse toison, et les boeufs aux cornes menaçantes. Baignée de ces larmes, la terre fertile les reçoit dans son sein et s'en abreuve jusqu'au fond de ses entrailles. Après les avoir changées en eau, elle les ramène dans la région des airs ; elles forment un fleuve qui, sous le nom de Marsyas, roule les eaux les plus limpides de la Phrygie, et va, par une pente rapide, se perdre dans la mer.

Après ce récit le peuple revient aux malheurs dont il est le témoin ; il pleure la mort d'Amphion et celle de ses enfants. Mais l'indignation éclate contre Niobé : on dit que Pélops donna seul des larmes à son sort : déchirant ses vêtements jusqu'à la poitrine, il découvrit l'ivoire de son épaule gauche. A l'époque de sa naissance, cette épaule était de chair comme la droite, et de la même couleur ; bientôt après, ses membres furent mis en lambeaux par la main de son père ; les dieux les rassemblèrent, dit-on ; ils les avaient tous retrouvés, à l'exception de celui qui tient le milieu entre la gorge et le bras ; ils remplirent ce vide à l'aide d'une pièce d'ivoire, et ranimèrent ainsi Pélops tout entier.

Les princes voisins se réunissent, et les villes d'alentour supplient leurs rois d'apporter des consolations à Pélops ; c'étaient Argos et Sparte, Mycènes, où devaient régner les Pélopides, Calydon qui n'était pas encore en butte au terrible courroux de Diane, la fertile Orchomène, Corinthe, célèbre par son airain, la superbe Messène, Patras, l'humble Cléone, Pylos où régna Nélée, Trézène que Pitthée ne gouvernait pas encore, et toutes les cités que l'isthme renferme entre deux mers, et toutes celles que du haut de cet isthme l'oeil aperçoit au-delà. Qui pourrait le croire ? Athènes, tu manquas seule à ce pieux devoir. La guerre y mit obstacle ; des bordes barbares avaient passé les mers, et porté l'épouvante dans les murs de Mopsus ; Térée, roi de Thrace, armé pour la défense d'Athènes, les avait dispersées et illustré son nom par cette victoire. Sa puissance, ses richesses, le nombre de ses sujets, l'éclat de son origine, qui le faisait sortir du noble sang de Gradivus, tout porta Pandion à lui donner la main de Procné. Mais Junon, qui préside au mariage, l'Hyménée et les Grâces ne s'approchèrent pas de leur couche. Pour l'éclairer, les Euménides allumèrent leurs torches aux flammes d'un bûcher ; les Euménides préparèrent le lit nuptial, où vint se reposer un hibou profane, qui s'était abattu sur leur toit. C'est sous ces auspices que s'unirent Procné et Térée ; c'est sous ces auspices qu'ils donnèrent la vie à un enfant. Cependant la Thrace les entoure d'hommages ; elle rend grâces aux Dieux, et veut que le jour où la fille de l'illustre Pandion devint l'épouse de son roi, et celui où Itys vint au monde, soient consacrés par des fêtes solennelles : tant l'homme est aveuglé sur ses véritables intérêts ! Déjà le soleil, au terme de sa révolution, avait cinq fois ramené l'automne, lorsque Procné, mêlant aux discours les caresses, dit à son époux : «Si j'ai quelque empire sur toi, souffre que j'aille voir ma soeur, ou qu'elle vienne elle-même en ces lieux ; tu promettras à mon père son prompt retour auprès de lui : le bonheur de la voir est la plus grande faveur que je puisse recevoir de toi». Térée fait lancer les vaisseaux à la mer ; secondé par la rame et les voiles, il touche au port d'Athènes, et pénètre dans le Pirée. Arrivé auprès de son beau-père, ils unissent leurs mains, et l'entretien commence sous d'heureux auspices. Térée expose d'abord le motif de son voyage et le voeu de son épouse ; il s'engage à ramener promptement Philomèle : en ce moment elle parait, riche de brillants atours, plus riche encore de sa beauté. Telles on peint les Naïades et les Dryades, quand elles se montrent au milieu des forêts, si toutefois on leur suppose ce luxe d'ornements et de parure. A la vue de la jeune fille, Térée s'enflamme, comme les blancs épis à l'approche du feu, ou comme s'embrasent les feuilles, l'herbe desséchée et la paille légère. La beauté de Philomèle suffisait pour séduire ; mais Térée trouve dans son naturel un nouvel aiguillon à son amour ; le coeur des Thraces est si prompt à ressentir les ardeurs de Vénus ! Il brûle de ses feux et des feux du climat qui l'a vu naître. Dans ses désirs impétueux, il ne pense qu'à corrompre les vigilantes compagnes de Philomèle et sa fidèle nourrice ; il veut la tenter elle-même par de riches présents, il veut l'acheter, s'il le faut, au prix de son royaume, l'enlever et soutenir son rapt par la force des armes. Il n'est rien que n'ose son amour effréné, et son coeur ne peut plus contenir la flamme qui le dévore. Dejà tout délai l'importune, il revient avec une ardeur empressée aux voeux de Procné ; les désirs de Procné servent de voile à ses propres désirs. L'amour le rend éloquent ; ses instances sont-elles trop vives, c'est Procné qui l'exige ; il a même recours aux larmes, comme si Procné les avait commandées. Dieux ! quelle nuit obscure enveloppe le coeur humain ! Les efforts de Térée pour consommer un crime font croire à sa vertu ; ce crime fait sa gloire. Que dis-je ? Philomèle s'associe à ses désirs ; elle jette ses bras caressants autour des épaules de son père, et demande qu'il lui soit permis de se rendre auprès de sa soeur ; c'est au nom de sa vie, et c'est contre sa vie qu'elle implore cette faveur. Térée la contemple, et déjà il la possède du regard ; les baisers qu'elle donne à son père, les bras dont elle étreint son cou, tout est pour lui aiguillon, tout est flamme, tout sert d'aliment à son délire. Toutes les fois qu'elle embrasse son père, il voudrait être son père : et s'il l'était, serait-il moins impie ! Pandion cède aux prières de ses filles ; Philomèle transportée de joie rend grâce à son père. Infortunée ! Elle regarde comme un bonheur pour sa soeur et pour elle ce qui doit les perdre toutes les deux. Phébus n'avait plus qu'un étroit espace à parcourir, et ses chevaux frappaient déjà de leurs pieds la région où s'incline l'Olympe. On dresse avec une pompe royale les tables du festin, les dons de Bacchus coulent dans des coupes d'or, et chacun va goûter les douceurs du sommeil. Le roi de Thrace est séparé de Philomèle, mais elle remplit son coeur qui bouillonne ; il se rappelle ses traits, sa démarche, ses mains ; les charmes qu'il n'a pas vus encore, il se les représente au gré de ses désirs ; il attise lui-même le feu qui le dévore, et son ardeur inquiète éloigne de lui le sommeil. Le jour brille : Pandion presse la main de son gendre prêt à partir, et, les yeux baignés de larmes, il lui recommande sa compagne : «O mon gendre bien-aimé ! puisqu'un pieux motif m'y oblige, puisque mes deux filles le veulent ainsi, et que tu le veux toi-même, ô Terée ! je te la confie. Mais au nom de la bonne foi, par les liens qui unissent nos coeurs, par les dieux immortels, je t'en conjure, veille sur elle avec l'amour d'un père. Hâte-toi de me rendre ce doux appui de ma vieillesse : tout délai m'en semblera long. Et toi, Philomèle (c'est assez que ta soeur vive loin de nous), si tu as quelque tendresse pour ton père, presse le moment de ton retour». Telles étaient ses prières ; en même temps il couvrait sa fille de baisers, et mêlait à ses prières de douces larmes. Comme un gage de foi, il prend la main de Térée et celle de Philomèle et les serre dans la sienne ; il leur donne pour sa fille et pour son petit-fils, qui vivent éloignés de lui, de doux embrassements en souvenir de tendresse. Enfin, il peut à peine prononcer le dernier adieu d'une voix entrecoupée de sanglots, et lui-même il s'effraie des tristes pressentiments qui s'élèvent dans son âme. Cependant Philomèle est montée sur le vaisseau à la poupe éclatante ; la rame fend les flots, et la terre semble s'éloigner. «Je triomphe, s'écrie Térée, j'emporte avec moi l'objet de mes voeux !» Le barbare ! il tressaille de joie, et ne diffère qu'à regret son bonheur ; son regard ne se détourne pas un moment de sa victime : ainsi, quand l'oiseau de Jupiter enlève un lièvre dans ses serres recourbées et le dépose dans son aire, à la cime d'un arbre, il fixe sur sa proie, qui ne saurait lui échapper, l'oeil avide d'un ravisseur. Déjà on touche au terme du voyage ; déjà les matelots fatigués sortent de leurs vaisseaux et descendent sur le rivage natal. Le roi de Thrace entraîne la fille de Pandion dans un antre caché au fond d'une antique forêt ; il l'enferme pâle, tremblante, livrée à mille craintes, fondant en larmes, et demandant où est sa soeur. Il lui dévoile alors son infâme dessein, et triomphe, par la violence, d'une vierge qui, seule et sans appui, ne cesse d'implorer par ses cris impuissants et son père et sa soeur, et les dieux avant tout. Elle tremble comme la timide brebis qui, blessée par un loup et arrachée de sa gueule, ne se croit pas encore en sûreté, ou comme la colombe qui palpite de crainte à la vue de ses plumes rougies de son propre sang, et redoute encore les serres avides dont elle a senti l'étreinte. Bientôt, revenue à elle-même, Philomèle arrache ses cheveux épars, meurtrit son sein avec désespoir, et, tendant les bras vers Térée, elle s'écrie : «Barbare ! qu'as-tu fait ? Eh quoi ! monstre cruel, ni tes ordres de mon père, ni ses pieuses larmes, ni le souvenir de ma soeur, ni ma virginité, ni les droits de l'hymen, rien n'a pu te toucher ! Tu as tout profané! Je suis devenue la rivale de Procné, et toi l'époux des deux soeurs ! Ah ! je ne méritais pas cet horrible destin. Que ne m'ôtes-tu la vie, perfide, pour combler la mesure du crime ? Eh ! que ne m'as-tu frappée avant un exécrable inceste ? Je serais descendue pure au séjour des ombres. Si les dieux ont des veux pour de tels attentats, si leur puissance subsiste encore, si tout n'a pas péri avec mon innocence, un jour je serai vengée. Moi-même je braverai la honte pour publier tes forfaits. Si je retrouve ma liberté, j'irai les raconter à l'univers ; si tu me retiens captive au fond de ces forêts, je les ferai retentir dans ces forêts ; j'attendrirai les rochers témoins de mon malheur. Puisse ma voix monter jusqu'au ciel, et jusqu'aux dieux, s'il en est qui l'habitent !»

Ces menaces excitent au même degré la fureur et la crainte dans l'âme du farouche tyran ; dans un transport de fureur et de crainte, il tire du fourreau le glaive qui pend à sa ceinture, saisit Philomèle par les cheveux, lui tord les bras et l'enchaîne ; Philomèle lui tend la gorge : à la vue du glaive, elle avait espéré la mort. Mais tandis que sa bouche indignée appelle incessamment son père et s'efforce de crier, Térée presse sa langue entre deux fers mordants, et la coupe jusqu'à la racine ; elle tombe, encore murmurante sur la terre ensanglantée : ainsi la queue d'un serpent mutilé frémit et cherche, en mourant, la trace du corps auquel elle appartenait. Après cet attentat, Térée, dit-on (j'ose à peine le croire), assouvit plus d'une fois ses désirs sur le corps de sa victime. Souillé d'un tel crime, il ne craint pas de paraître devant Procné qui, en voyant son époux, lui demande sa soeur. L'imposteur pousse des gémissements ; il annonce faussement la mort de Philomèle, et ses larmes confirment son récit. Procné déchire les vêtements qui flottent, chargés d'or, sur ses épaules ; elle se couvre de deuil, élève un cénotaphe, et, sur la foi d'un trépas mensonger, elle offre aux mânes de sa soeur de funèbres présents. Elle pleure ; mais ce n'est point ainsi qu'il faut pleurer les destins de sa soeur. Le dieu du jour avait accompli, à travers les douze signes, la marche de l'année. Et Philomèle, que peut-elle faire ? Des gardes opposent une barrière à sa fuite, et les murs épais de sa prison s'élèvent taillés dans le roc. Sa bouche muette ne peut révéler son malheur ; mais la douleur est industrieuse, et le génie naît de l'adversité. Suivant l'art de ces temps barbares, elle compose un tissu où sa main ingénieuse, mêlant les fils de pourpre aux fils blancs, trace le crime de Térée. Dès qu'il est achevé, elle le confie à un esclave, et l'invite, par un geste, à le porter à la reine. L'esclave s'empresse de remettre à Procné le tissu, sans connaître l'objet du message. L'épouse du cruel tyran le déroule, et lit la déplorable aventure de sa soeur. Qui le croirait ? elle garde le silence ; la douleur lui ferme la bouche, et sa langue cherche en vain des paroles où puisse éclater toute son indignation. Sans s'arrêter à répandre d'inutiles larmes, sa fureur l'emporte à tout oser, et la plonge tout entière dans des pensées de vengeance.

C'était le temps où les femmes de Thrace ont coutume de célébrer les mystères Triétériques, en l'honneur de Bacchus ; la nuit préside à ces mystères : la nuit, le Rhodope retentit des sons aigus de l'airain. C'est encore à l'ombre de la nuit que la reine sort de son palais, et que, dans l'appareil prescrit pour les orgies, elle s'arme à la manière des Bacchantes : le pampre couronne sa tête, la dépouille d'un cerf pend à son côté gauche, une lance légère repose sur son épaule. Elle s'élance au milieu des forêts, suivie de ses nombreuses compagnes : terrible et agitée par tous les transports de la douleur, Procné imite, ô Bacchus, le délire de tes prêtresses. Elle arrive enfin à l'antre secret où Philomèle est captive, elle pousse des hurlements, crie Evohé ! brise les portes, enlève sa soeur, la revêt des insignes de Bacchus, cache son visage sous des feuilles de lierre, et l'entraîne, tout étonnée, dans son palais. A peine Philomèle a-t-elle touché le seuil de cette funeste demeure, l'infortunée frémit d'horreur, et la pâleur couvre son front. Procné la mène dans un lieu retiré, la dépouille des ornements destinés aux mystères, et découvre sa figure, qui rougit de honte. Elle veut presser dans ses bras la triste Philomèle, mais Philomèle n'ose lever les yeux vers une soeur dont elle se croit la rivale ; le front attaché à la terre, elle voudrait jurer, en attestant les dieux, que la force a pu seule flétrir son innocence ; à défaut de la voix, le geste exprime sa pensée. Enflammée de colère, Procné ne se maîtrise plus ; elle blâme les pleurs de Philomèle : «Ce ne sont point les pleurs qui doivent nous venger, mais le fer, mais une arme plus terrible encore que le fer, s'il en est une, dit-elle : oui, je suis prête à tout, même au crime, ma soeur ! Oui, je veux, la torche à la main, embraser ce palais, et précipiter au milieu des flammes le perfide Térée, ou arracher avec le fer sa langue, ses yeux et les membres qui t'ont ravi l'honneur, ou faire sortir par mille blessures son âme criminelle. Je médite un grand coup, mais je ne sais encore ce que résoudra ma vengeance». Elle parlait : Itys accourt près de sa mère, et la vue de cet enfant l'avertit de ce qu'elle peut faire. Elle jette sur lui un regard farouche : «Ah ! que tu ressembles à ton père !», dit-elle. A ces mots elle se tait, s'apprête au crime le plus affreux, et refoule au fond de son coeur son courroux qui bouillonne. Cependant l'enfant s'approche, salue sa mère, jette ses faibles bras autour de son cou et lui prodigue, avec ses baisers, les douces caresses de son âge. Procné est attendrie ; sa colère tombe et s'apaise, et ses yeux se mouillent de larmes involontaires. Bientôt elle sent son coeur maternel chanceler et près de céder à sa tendresse : alors, détournant ses regards de son fils et les reportant sur sa soeur, elle les contemple tour à tour. «Pourquoi, dit-elle, l'un me touche-t-il par ses caresses, tandis que l'autre, privée de sa langue, ne peut se faire entendre ? Il me nomme sa mère, pourquoi ne peut-elle me nommer sa soeur ? Fille de Pandion, vois à quel homme on t'a donnée pour compagne ! tu dégénères : envers un époux tel que Térée, la pitié est un crime». Soudain, telle qu'aux rives du Gange une tigresse emporte dans les sombres forêts le faon qui suce encore le lait de sa mère, elle entraîne Itys dans l'endroit le plus retiré du palais ; et tandis qu'il lui tend les bras, tandis que, prévoyant son malheur, il s'écrie : «Ma mère, ô ma mère !», et se jette à son cou, Procné plonge un poignard dans ses flancs, sans détourner les yeux. Un seul coup suffirait pour lui donner la mort, mais Philomèle lui perce aussi la gorge ; ses membres palpitants conservent encore quelque reste de vie ; elles les mettent en lambeaux, en font bouillir une partie dans des vases d'airain, et placent le reste sur des charbons ardents : le pavé ruisselle de sang. Procné cache son crime à Térée, et prépare le festin où ce mets est servi ; sous le prétexte d'un banquet sacré où, selon l'usage d'Athènes, son époux seul peut être admis, elle éloigne ses compagnons et ses esclaves. Térée, assis sur le trône de ses aïeux, se repaît de son sang et engloutit dans son sein ses propres entrailles. Son aveuglement est si profond qu'il demande son fils : «Amenez-moi Itys», dit-il. Procné ne peut dissimuler une cruelle joie ; et brûlant de lui annoncer son malheur : «Celui que tu demandes est avec toi», dit-elle. Il promène ses regards autour de lui, et tandis que ses yeux le cherchent de tous côtés et que sa voix l'appelle incessamment, les cheveux épars et respirant le meurtre, Philomèle s'élance, et jette la tête sanglante d'Itys à la tête de son père : jamais elle ne désira plus vivement de pouvoir faire entendre sa voix et d'y trouver une interprète fidèle de sa joie. Le roi de Thrace repousse la table avec des cris d'horreur ; il évoque du Styx les déités qui s'arment de serpents. Tantôt il voudrait retirer de ses flancs entr'ouverts les mets exécrables qui recélaient les entrailles de son fils ; tantôt il pleure et s'appelle le tombeau de son fils, ou bien, l'épée nue à la main, il poursuit les filles de Pandion. On eût dit que, portées sur des ailes, elles se balançaient dans les airs : elles avaient des ailes en effet. L'une prend son essor vers les forêts, l'autre voltige sous nos toits. Les traces de ce meurtre ne sont pas encore effacées sur leur sein, et leur plumage est taché de sang. Pendant que le désespoir et l'ardeur de la vengeance l'emportent à la suite des deux soeurs, Térée lui-même est changé en oiseau ; une aigrette se dresse sur son front, son bec s'allonge et prend la forme d'un dard : cet oiseau se nomme la Huppe ; sa tête est armée de plumes menacantes. La douleur de ce désastre précipite Pandion dans la nuit du Tartare avant le jour marqué par le destin, avant qu'il eût atteint une longue vieillesse.

Le sceptre et les rênes de l'empire passent dans les mains d'Erechthée, aussi recommandable par sa justice que puissant par les armes. Il était père de quatre fils et d'autant de filles ; deux d'entre elles étaient d'une égale beauté. Céphale, sorti du sang d'Eole, devint ton époux, ô Procris ! mais Térée et ses Thraces nuisirent à l'amour de Borée ; Orithye fut refusée à la tendresse de ce dieu, tant qu'il aima mieux l'obtenir par des prières que par la violence. Voyant enfin l'impuissance de ses tendres efforts, il déchaîne cette fureur terrible qui lui est habituelle et n'appartient qu'à lui. «Je l'ai mérité, dit-il ; pourquoi me suis-je dépouillé de mes armes, l'impétuosité, la force, la colère et la menace ? Pourquoi suis-je descendu à la prière, qui n'est pas faite pour moi ? La force est mon partage ; par elle, je dissipe les sombres nuages ; par elle, je soulève les mers, je renverse les chênes vigoureux, je durcis la neige, et je fais tomber la grêle qui bat le sein de la terre. C'est moi qui, rencontrant mes frères dans les plaines éthérées (car c'est là mon champ de bataille) lutte contre eux avec un tel effort, que notre choc fait éclater le bruit du tonnerre dans les airs, et jaillir le feu du sein des nuages, l'un par l'autre heurtés. C'est moi qui, pénétrant dans les entrailles de la terre, et soulevant fièrement sur mon dos ses profondes cavernes, épouvante de mes secousses et le séjour des ombres, et l'univers entier. C'est avec de telles armes que je devais prétendre à l'hymen : je devais employer la force et non la prière, pour devenir le gendre d'Erechthée». A peine Borée a-t-il proféré ces paroles, ou d'autres non moins fières, qu'il secoue ses ailes, dont le battement souffle le trouble sur la terre, et met en fureur le vaste Océan. Il déploie, sur le sommet des monts, sa robe qui soulève des tourbillons de poussière ; il balaie la terre, et s'enveloppant d'un épais nuage, il emporte dans ses ailes sombres la tremblante Orithye. Il vole, et son essor rapide donne à ses feux une force nouvelle. Le ravisseur n'arrête sa course aérienne qu'après avoir atteint le pays des Ciconiens, siège de son empire. C'est là que la vierge Athénienne devient à la fois épouse du roi des frimas et mère : elle donne le jour à deux jumeaux qui joignent aux attraits de leur mère les ailes de Borée. Mais on dit qu'elles ne naquirent point avec eux ; tant que la barbe ne parut pas au-dessous de leur blonde chevelure, Calaïs et Zétès furent sans ailes. Bientôt leurs flancs se revêtirent d'un plumage semblable à celui des oiseaux, en même temps que leurs joues s'ombragèrent d'un léger duvet : lorsque l'enfance eut fait place à la jeunesse, unis aux descendants de Minée pour la conquête de la toison d'or, ils s'élancèrent sur le premier vaisseau, à travers des mers inconnues. 


Les Métamorphoses, VII


Déjà les descendants de Minée fendaient les ondes sur le navire construit à Pagase ; déjà ils avaient vu Phinée dont la vieillesse se traînait misérablement au sein d'une éternelle nuit, et les jeunes fils de Borée avaient chassé loin de la bouche du malheureux vieillard les oiseaux au visage de vierge. Guidés par l'illustre Jason, après mille hasards, ils avaient enfin touché au Phasis qui roule ses eaux rapides sur un épais limon. Ils se rendent auprès du roi, et lui demandent la toison du bélier de Phryxus, et tandis qu'il leur apprend par combien de pénibles travaux elle doit être conquise, un feu violent s'allume dans le coeur de la fille d'Aeéta : elle lutte longtemps, mais la raison ne peut triompher de son délire. «Tu résistes en vain, Médée, je ne sais quel dieu t'oppose sa puissance, dit-elle ; le sentiment étrange que j'éprouve ressemble à ce qu'on appelle l'amour, si ce n'est l'amour lui-même. D'où vient que les ordres de mon père me paraissent trop rigoureux ? Ils le sont en effet. D'où vient que je tremble pour la vie d'un homme que j'ai vu à peine une fois ? Quelle est la cause d'une si vive crainte ? Repousse, si tu le peux, de ton coeur virginal la flamme qui te dévore, malheureuse ! Ah ! si je le pouvais, il serait plus tranquille. Mais une force inconnue m'entraîne malgré moi ; l'amour me conseille ce que la raison me défend. La vertu se montre à mes yeux, je veux la suivre, et c'est au mal que je m'abandonne. Vierge du sang royal, pourquoi brûler pour un étranger ? Pourquoi rêver une couche nuptiale dans un monde lointain ? Cette contrée peut t'offrir un objet digne de ton amour ; la vie et le trépas de Jason dépendent de la volonté des dieux : mais qu'il vive, je puis former ce voeu même sans amour ; quel est en effet son crime ? Quelle femme, à moins d'être barbare, ne serait pas touchée de sa naissance, de son courage ? Quelle femme, n'eût-il pas d'autre titre à son amour, serait insensible à sa beauté ? Je ne m'en défends pas, mon coeur s'en est ému ; et cependant si je ne lui prête mon appui, il sera étouffé par le souffle brûlant des taureaux, ou périra sous les coups d'ennemis semés par ses mains et enfantés par la terre, ou bien il deviendra la proie d'un dragon altéré de sang. Ah ! si je le souffre jamais, il faut qu'une tigresse m'ait donné le jour et que je porte un coeur de fer et de rocher. Ne dois-je pas aussi le voir expirer et rendre mes yeux complices de sa mort ? Ne dois-je pas exciter contre lui les taureaux et les cruels enfants de la terre, et le dragon inaccessible au sommeil ? Puissent les dieux lui réserver de meilleurs destins ! Mais ce n'est point par des prières, c'est par des actions que je dois le servir. Faut-il donc que je livre le sceptre de mon père ? irai-je assurer par mon secours le salut de je ne sais quel étranger, qui, sauvé par moi, abandonnera sans moi sa voile aux vents, et deviendra l'époux d'une autre, tandis que Médée demeurera livrée au tourment de ses regrets ? S'il est capable de cet abandon, s'il peut me préférer une rivale, qu'il périsse, l'ingrat ! Mais la beauté de son visage, la noblesse de son âme, les grâces qui brillent en lui, ne me permettent pas de craindre une perfidie ou l'oubli de mes bienfaits. Avant tout il engagera sa foi, et je le forcerai à prendre les dieux pour garants de sa parole. Pourquoi trembler quand tout te rassure ? Prépare-toi à agir, bannis tout retard ; Jason va se devoir à toi tout entier, il allumera les flambeaux d'un hymen solennel pour s'unir avec toi, et, dans les villes de la Grèce, les mères viendront en foule te saluer comme la libératrice de leurs enfants. J'abandonnerai donc et ma soeur, et mon frère, et mon père, et mes dieux, et le sol qui m'a vue naître, pour me mettre à la merci des vents ! Mais mon père est cruel, ma patrie est barbare, mon frère est encore au berceau, et ma soeur me soutient de ses voeux ; je porte dans mon sein le plus puissant des dieux ; rien n'est grand dans la destinée que je quitte, tout est grand dans celle à laquelle j'aspire : la gloire de sauver la jeunesse de la Grèce, le bonheur de connaître une contrée plus heureuse, des villes dont la renommée est parvenue jusqu'à nous, les moeurs et les arts de leurs habitants, celui de posséder le fils d'Eson, pour qui je donnerais tous les trésors de l'univers. Epouse fortunée de ce héros, je serai proclamée l'objet de la faveur des dieux, et ma tête s'élèvera jusqu'aux astres. On parle de je ne sais quels rochers qui s'avancent au milieu des flots, d'une Charybde, fatale aux navires, qui tantôt absorbe les ondes et tantôt les rejette ; d'une Scylla, monstre insatiable entouré de chiens affreux qui font retentir de leurs aboiements la mer de Sicile. Que m'importe ? Maîtresse de ce que j'aime, et pressée sur le sein de Jason, je traverserai les vastes mers : dans ses bras je serai sans crainte, ou, si je tremble, ce sera pour mon époux seul. Que parles-tu d'époux ? tu couvres ta faute d'un nom spécieux, ô Médée ; regarde plutôt quel crime tu vas commettre, et puisqu'il en est temps encore, recule devant lui». Elle dit : le devoir, la piété et la pudeur se présentent à ses feux, et, déjà désarmé, l'Amour semblait prêt à s'éloigner.

Elle portait ses pas vers les antiques autels d'Hécate, fille de Persée : ils s'élevaient au fond d'un bois qui les couvrait d'un épais ombrage. Affermie contre son amour, elle sentait déjà ses feux ralentis s'échapper de son âme, lorsqu'elle voit le fils d'Eson : tout à coup son ardeur amortie se rallume, la rougeur colore ses joues, et son visage s'enflamme. Comme on voit une faible étincelle, enfouie sous la cendre, se ranimer et s'accroître au souffle du vent, et bientôt s'élever en reprenant son ancienne force ; ainsi l'amour de Médée, déjà refroidi, et qui semblait prêt à s'éteindre, se rallume soudain en présence du jeune héros, à l'aspect de tant de charmes. Par hasard, la beauté du fils d'Eson avait en ce jour plus d'éclat que de coutume, et pouvait expliquer l'amour qu'elle faisait naître. Elle le contemple et fixe ses regards sur lui, comme si elle le voyait pour la première fois. Dans son délire, elle ne croit pas voir les traits d'un mortel, et ne détourne pas un instant ses yeux : mais quand l'étranger commençant à parler, et lui prenant la main, implora son appui d'une voix respectueuse, et lui promit la moitié de sa couche, elle lui dit en versant un torrent de larmes : «Je ne m'aveugle pas sur ce que je fais ; ce n'est pas mon ignorance qui m'égare, c'est mon amour. Tu devras ton salut à mes bienfaits : sauvé par moi, songe à remplir tes promesses». Jason prend à témoin la triple Hécate, divinité tutélaire de cette forêt, et le dieu qui voit tout dans le monde, et qui donna le jour à son futur beau-père, et sa fortune et tous les dangers qui l'attendent. On croit à son serment : il reçoit aussitôt des herbes enchantées, il en apprend l'usage, et retourne, plein de joie, auprès de ses compagnons.

Le lendemain, dès que l'aurore a dissipé les étoiles brillantes, les habitants de la contrée s'assemblent au champ sacré de Mars, et prennent place sur les hauteurs qui le dominent. Le roi lui-même paraît assis au milieu de sa cour, vêtu de pourpre, et son sceptre d'ivoire à la main. Tout à coup les taureaux aux pieds d'airain vomissent la flamme de leurs naseaux de fer ; le gazon s'embrase au contact de leur haleine : de même qu'on entend gronder un foyer rempli de flamme, ou comme, au sein d'une fournaise souterraine, se dissout et bouillonne la chaux qu'arrose une onde abondante ; ainsi des tourbillons de feu roulent en mugissant au fond de leur poitrine et dans leur gueule embrasée. Cependant le fils d'Eson marche à leur rencontre : à son approche ils présentent leur tête horrible, menaçante, et leurs cornes armées de fer frappent la terre avec leurs pieds fourchus, et remplissent l'air de poudre, de fumée et de mugissements. La crainte glace les descendants de Minée : Jason affronte le feu de leur brûlante haleine sans ressentir son atteinte, tant les herbes enchantées ont des charmes puissants. D'une main audacieuse il caresse leurs fanons pendants ; il les soumet au joug, et les force à traîner la pesante charrue et à déchirer une terre où le fer n'avait jamais pénétré. Le peuple de la Colchide est immobile de surprise ; et les descendants de Minée animent par leurs cris redoublés le courage du héros. Il tire alors d'un casque d'airain les dents du dragon de Mars et les sème dans les sillons qu'il vient d'ouvrir. Cette semence, trempée auparavant dans un suc magique, s'amollit au sein de la terre, se développe, et ces dents donnent naissance à des hommes nouveaux. Un enfant prend la figure humaine dans les flancs de sa mère ; ses membres y reçoivent un accroissement successif, et il ne se montre pas à la clarté du jour, que sa forme ne soit accomplie ; ainsi, lorsque la terre féconde a formé des hommes dans ses entrailles, ils sortent des guérêts qui les engendrent, et, ce qui doit plus étonner encore, ils brandissent des armes enfantées avec eux. En les voyant prêts à tourner la pointe acérée de leurs javelots contre la tête du jeune Hémonien, les Grecs tremblants et consternés baissent leurs fronts vers la terre ; Médée elle-même tremble pour celui qu'elle avait rendu invulnérable : à la vue du héros, seul en butte aux coups de tant d'ennemis, elle pâlit ; tout à coup ses genoux fléchissent, et le sang s'arrête dans ses veines ; craignant encore que les herbes dont elle l'a pourvu ne soient insuffisantes, elle appelle à son aide de magiques invocations, fait agir tous les secrets de son art. Jason lance une pierre énorme au milieu de ses ennemis, détourne loin de lui la guerre et l'allume dans leurs rangs. Ces frères, que la terre enfanta, se donnent mutuellement la mort et succombent, moissonnés par une guerre impie. Les Grecs, transportés de joie, entourent le vainqueur, et le serrent avidement dans leurs bras : et toi aussi, tu voudrais l'embrasser, vierge de ces barbares contrées. La pudeur arrête tes transports : oh ! comme tu l'aurais pressé sur ton sein, si le soin de ton honneur n'avait réprimé tes désirs ! Du moins, il est permis à ton amour de se réjouir en silence ; tu rends grâces à tes enchantements, et aux dieux qui les ont secondés.

Il lui fallait assoupir, par la vertu des herbes, le dragon vigilant, armé d'une aigrette, d'une triple langue et de dents recourbées, monstre hideux qui veille sur la Toison d'Or. Il répand sur lui des sucs soporifiques, et prononce trois fois les paroles qui produisent le sommeil, apaisent la mer en courroux et arrêtent dans leur cours les fleuves rapides. Un sommeil inconnu se glisse dans les yeux du monstre, et le héros s'empare de la Toison d'Or ; fier de sa dépouille, il emporte avec lui celle qui l'a fait triompher, et, ramenant en triomphe cette autre conquête, il rentre avec son épouse dans le port d'Iolcos.

Les mères d'Hémonie et les pères courbés par l'âge, heureux du retour de leurs enfants, apportent des offrandes aux dieux. Répandu sur la flamme, l'encens se change en vapeurs humides, et les victimes votives tombent les cornes entrelacées de bandelettes d'or ; mais au milieu de cette foule qui remercie le ciel, on ne voit point Eson, qui, déjà voisin du tombeau, s'affaisse sous le poids des ans. Son fils adresse à Médée ces paroles : «O toi, que je proclame l'auteur de mon salut, tu m'as tout donné, et tes bienfaits passent tonte croyance ; cependant, s'ils peuvent aller jusque-là (et que ne peuvent tes enchantements ?), retranche de mes années pour ajouter aux années de mon père». Et il ne peut retenir ses larmes. Touchée de cette prière qu'inspire la piété, elle se souvient que, bien différente de Jason, elle a abandonné Aeéta ; mais elle ne laisse point éclater son émotion : «Quel voeu criminel est sorti de ta bouche pieuse, ô mon époux ! Quoi ! je pourrais aux dépens de ta vie prolonger celle d'un autre ! Ah ! puisse Hécate me refuser ce pouvoir ! ta prière est injuste ; mais je veux essayer de te donner plus que tu ne demandes, ô Jason ! Mon art s'efforcera de prolonger les jours de mon beau-père sans abréger les tiens, pourvu que La déesse au triple visage me seconde, et regarde d'un oeil favorable une si grande entreprise». Trois nuits devaient encore s'écouler avant que la lune, réunissant ses cornes, eût pleinement arrondi les contours de son disque : à peine s'est-il montré à la terre, radieux et dans son entier développement, Médée sort de son palais, la robe flottante, un pied nu, et les cheveux épars sur ses épaules nues. Seule, au milieu du profond silence de la nuit, elle promène à l'aventure ses pas errants : les hommes, les oiseaux, les hôtes des forêts, tout est plongé dans le sommeil : les broussailles n'ont plus de murmure, le feuillage repose en silence ; le silence règne dans les humides plaines de l'air : les astres rayonnent dans cette solitude : Médée, les bras levés de leur côté, tourne trois fois en cercle, répand trois fois sur ses cheveux l'onde puisée dans un fleuve, et trois cris lamentables s'échappent de sa bouche. Elle fléchit le genou sur le sable aride, et s'écrie : «O nuit, fidèle témoin des mystères ; et vous, astres étincelants dont la clarté unie à celle de la lune succède aux feux du jour ; et toi, triple Hécate, confidente et protectrice de mes desseins ; et vous charmes ; et vous, artifices magiques ; et toi, terre, qui fournis à nos sacrifices des simples tout-puissants ; et vous, zéphyrs, vents, montagnes, fleuves et lacs ; vous tous, dieux des forêts, vous tous, dieux de la nuit, accourez à ma voix. Par vous, quand je l'ai voulu, les rivages étonnés ont vu les fleuves remonter vers leur source ; ma voix rend immobiles les mers agitées, et agite les mers immobiles ; je dissipe ou je rassemble les nuages, je chasse ou j'appelle les vents ; par des paroles et des chants mystérieux, je fais périr les vipères béantes ; je transporte les rochers arrachés de leur base, les chênes déracinés du sol qui les vit naître, et les forêts entières ; j'ordonne aux montagnes de trembler, à la terre de mugir, aux mânes de sortir du fond de leurs tombeaux ; et toi aussi, lune, je t'attire vers moi, malgré l'airain de Témèse qui allège tes souffrances ; mes chants font même pâlir le char de mon aïeul, et mes poisons pâlir l'Aurore. A ma voix, vous avez amorti l'haleine enflammée des taureaux, et courbé leur tête indocile sous le poids de la charrue. Vous avez animé les enfants du dragon à tourner contre eux-mêmes leurs propres fureurs. Vous avez enseveli dans le sommeil, qu'il ignorait encore, le gardien de la Toison, et, trompant sa vigilance, vous avez fait passer ce trésor au sein de la Grèce. Il me faut maintenant des sucs qui ramènent un vieillard à la fleur de ses ans, et lui rendent, en le renouvelant, sa première jeunesse. Oui, vous me les accorderez ; ce n'est pas en vain que les astres ont brillé de tant d'éclat ; ce n'est pas en vain que ce char, traîné par des dragons ailés, est descendu vers moi». Près d'elle, en effet, était un char descendu des cieux.

Elle y monte, et caressant le cou des dragons soumis au frein, elle agite les rênes légères et s'élève, emportée par un essor rapide ; du haut des airs elle abaisse ses regards sur la Thessalie, sur Tempé, et dirige ses dragons vers la contrée que domine l'Oeta ; elle examine les herbes que produit l'Ossa et celles qui croissent sur la cime du Pélion, sur l'Othrys, sur le Pinde, et sur l'Olympe, plus élevé encore que le Pinde ; parmi celles dont elle a besoin, elle en arrache quelques-unes avec leur racine, et fait tomber les autres sous le tranchant de sa faux d'airain. Elle trouve un grand nombre de simples propres à ses enchantements sur les bords de l'Apidane et sur ceux de l'Amphryse ; et toi, Enipée, tu payas aussi ton tribut : les eaux du Pénée, celles du Sperchius, et les rives du Boebès, couvertes de joncs, n'en furent point affranchies. Elle cueille non loin d'Eubée dans les champs d'Anthédon une herbe puissante, mais qui n'était pas célèbre encore par la métamorphose de Glaucus. Déjà le neuvième jour et la neuvième nuit l'avaient vue sur son char, conduit par des serpents ailés, parcourir en tous sens les campagnes. A son retour, les serpents, qui n'avaient ressenti la vertu des simples que par leur odeur, dépouillent leur peau ridée par la vieillesse.

Elle arrive et s'arrête au seuil de son palais, devant la porte, sans autre abri que la voûte des cieux ; elle évite tout contact avec les hommes, et élève deux autels de gazon, l'un à droite, en l'honneur d'Hécate, l'autre à gauche, en l'honneur de Juventa. Après les avoir couronnés de verveine et d'agrestes rameaux, elle creuse non loin de là deux fosses dans le sein de la terre, et célèbre un sacrifice. Elle plonge un couteau dans la gorge d'une brebis noire, et fait couler son sang dans les fosses béantes ; d'une coupe elle épanche la liqueur de Bacchus ; elle épanche d'un vase d'airain du lait tiède encore, et laisse tomber en même temps de sa bouche quelques paroles, qui doivent évoquer les divinités de la terre. Elle conjure le roi des ombres et l'épouse qu'il enleva, de ne point ravir trop tôt au vieillard le souffle de la vie. Quand elle a fléchi ces dieux par des prières qu'accompagne un long murmure, elle fait apporter près des autels le corps affaibli d'Eson, l'ensevelit par ses enchantements dans un profond sommeil, image de la mort, et le couche sur un lit d'herbes ; elle ordonne ensuite au fils d'Eson et à sa suite de s'éloigner et de détourner leurs profanes regards de ses mystères. A sa voix, on se disperse : alors Médée, les cheveux épars, tourne, comme une bacchante, autour des autels où brille la flamme, plonge des brandons dans la fosse noire de sang, les allume tout sanglants au foyer des deux autels, et purifie le vieillard trois fois avec le feu, trois fois avec l'eau, trois fois avec le soufre. Cependant le philtre puissant fermente dans un vase d'airain placé sur le brasier ; il bouillonne et fait monter à sa surface une blanche écume. Les racines cueillies dans les vallons d'Hémonie, les semences, les fleurs et les sucs arides cuisent ensemble ; elle y mêle des pierres apportées des confins de l'Orient, et le sable lavé par les flots de l'Océan, quand il rentre dans son lit. Elle ajoute le givre ramassé la nuit aux rayons de la lune, les ailes et la chair infâme du strix, les entrailles de ce loup, qui dans ses fréquentes métamorphoses échange ses formes sauvages contre celles de l'homme ; elle n'a point oublié la peau écailleuse et transparente d'un serpent du Cinyphus, le foie d'un vieux cerf, et la tête d'une corneille qui a vécu neuf siècles. De toutes ces substances et de mille autres qu'il est impossible de nommer, elle compose le philtre destiné au vieillard moribond : puis, avec une branche d'olivier depuis longtemps desséchée et sans feuillage, elle les mêle et les remue du fond à la surface. Mais voici que la vieille branche, agitée dans l'airain bouillant, commence à reverdir ; bientôt elle se couvre de feuilles et se charge tout à coup d'olives pleines de suc. Partout même où le feu fait jaillir l'écume hors du vase et tomber sur la terre des gouttes brûlantes, on voit naître le gazon printanier et les fleurs éclore au milieu de gras pâturages. A ce signal, Médée, tirant le glaive du fourreau, ouvre la gorge du vieillard, laisse écouler son vieux sang, et le remplace par des sucs : à peine en a-t-elle abreuvé la bouche et la blessure d'Eson, sa barbe et ses cheveux perdent leur blancheur et deviennent noirs ; sa maigreur disparaît, sa pâleur et sa caducité s'évanouissent ; un nouveau sang circule dans ses veines, et l'embonpoint brille sur tous ses membres. Eson s'étonne et retrouve la vigueur dont il se souvient d'avoir joui quarante ans auparavant.

Du haut des cieux, Bacchus a vu cette merveilleuse métamorphose : il apprend que ses nourrices peuvent recouvrer leur jeunesse, et demande cette faveur à la fille d'Aeéta. Mais pour qu'il n'y ait pas de cesse à sa perfidie, la princesse qui naquit sur les bords du Phasé feint pour son époux une haine mensongère, et court en suppliante au palais de Pélias. Comme il était accablé de vieillesse, Médée est reçue par ses filles, et bientôt elle captive adroitement leur coeur par les apparences d'une fausse amitié. Elle compte surtout au nombre de ses bienfaits le rajeunissement d'Eson : elle s'y arrête avec complaisance, et donne aux filles de Pélias l'espérance de voir refleurir par son secours la jeunesse de leur père. Elles invoquent aussitôt son pouvoir et lui jurent une reconnaissance sans bornes. Médée garde un moment le silence, semble hésiter et tient leurs esprits en suspens par une gravité empruntée : elle promet enfin. «Pour vous mieux assurer du bienfait que vous attendez, dit-elle, le plus vieux des béliers qui marchent à la tête de vos brebis va, par la vertu de mes sucs, devenir un jeune agneau». On amène aussitôt un bélier chancelant sous le poids des années, et dont les cornes se recourbent en cercle autour de son front décharné. Elle enfonce dans sa gorge flétrie un couteau d'Hémonie, qu'un reste de sang rougit à peine, et plonge en même temps les membres de la victime dans un vase d'airain rempli du suc de ses poisons ; le corps de l'arninal diminue, ses cornes disparaissent et les ans avec elles ; un tendre bêlement se fait entendre du milieu du vase, et tout à coup, tandis qu'on l'écoute avec surprise, on voit s'élancer un agneau qui dans ses bonds folâtres cherche la mamelle qui doit l'allaiter. Immobiles d'étonnement et ravies du prodige qui confirme les promesses de Médée, les filles de Pélias redoublent leurs instances. Trois fois Phébus avait dételé du joug ses coursiers rafraîchis dans les flots d'Ibérie ; les astres éclairaient la quatrième nuit de leur radieuse lumière, lorsque la fille perfide d'Aeéta place sur la flamme rapide une onde pure et des simples sans vertu. Déjà un sommeil semblable à la mort enchaînait les membres du roi et de ses satellites, assoupis par les enchantements de Médée et par ses magiques paroles. Ses filles, à la voix de la princesse de Colchos, entrent avec elle et se rangent autour du lit de leur père. «Pourquoi hésiter encore, filles sans courage ? Tirez vos glaives du fourreau, dit-elle, et tarissez la source vieillie de son sang, afin que je puisse remplir d'un sang plus jeune ses veines épuisées ; vous tenez en vos mains la vie et l'âge de votre père. Si vous avez quelque tendresse pour lui, si vous ne vous abusez pas de folles espérances, secourez votre père ; chassez avec le fer la vieillesse, plongez le fer dans son sein pour en faire couler un sang impur». Animée par ce discours, la plus pieuse d'entre elles devient impie la première, et commet un crime pour ne pas être criminelle. Aucune cependant n'ose suivre des yeux les coups qu'elle porte ; elles détournent leurs regards, et leurs mains cruelles multiplient aveuglément les blessures. Pélias, baigné dans son sang, soulève sur sa couche ses membres à demi mutilés, et s'efforce d'en sortir ; il tend au milieu de tous ces glaives ses bras décolorés. «Que faites-vous, mes filles ? dit-il ; quelle fureur vous arme contre les jours de votre père ?» Elles sentent leur coeur et leurs mains défaillir. Il allait parler encore : mais la princesse de Colchide étouffe sa voix en le frappant à la gorge, et plonge ses membres déchirés dans l'airain bouillonnant.

Si les dragons ailés ne l'avaient emportée dans les airs, elle n'aurait pas échappé au châtiment : mais elle s'élève en fuyant au-dessus des forêts qui ombragent le Pélion, et de la demeure de Philyra, au-dessus de l'Othrys et des lieux célèbres par l'aventure de l'antique Cérambus. Soutenu dans les airs sur des ailes qu'il avait reçues des Nymphes, à l'époque où la terre était ensevelie sous les eaux répandues à sa surface, il se déroba au déluge de Deucalion. Medée laisse à sa gauche Pitane d'Eolie, et le simulacre de pierre du monstrueux serpent, et la forêt de l'Ida, où Bacchus cacha, sous la forme mensongère d'un cerf, le taureau dérobé par son fils ; et la contrée où le père de Coryte repose sous un sable léger ; et les champs qu'épouvantèrent les nouveaux aboiements de Méra ; et la ville d'Eurypyle, où les femmes de Cos virent leurs fronts s'armer de cornes, au moment où s'éloignait le troupeau d'Hercule ; et Rhodes, chère à Phébus ; et Ialysie, séjour des Telchines, dont les regards corrompaient toute chose, et que Jupiter indigné précipita dans l'humide empire de son frère. Elle franchit aussi les remparts de Carthée et l'antique Céos, où, sous les yeux d'Alcidamas étonné, une douce colombe devait naître un jour du corps de sa fille. Elle découvre ensuite le lac d'Ilyrie, et Tempé, devenue célèbre par la soudaine métamorphose de Cycnus : là, Phyllius, pour plaire à un enfant, lui donna des oiseaux apprivoisés, et un lion farouche qu'il avait dompté : il lui fallut encore vaincre un taureau, il le vainquit ; mais irrité des mépris prodigués à son amour, il refusa ce taureau demandé comme gage suprême. L'enfant indigné lui dit : «Tu voudras me le donner», et il s'élance du haut d'un rocher. On crut qu'il allait tomber ; mais, changé en cygne, il se balançait dans les airs sur des ailes blanches comme la neige. Ilyrie, sa mère, ignorant qu'il était sauvé, se fondit en larmes et forma le lac qui porte son nom. Près de là s'élève Pleuron, qui vit la fille d'Ophius, Combé, échapper, sur des ailes tremblantes, aux coups de ses enfants. Puis ses yeux aperçoivent les champs de Calaurée, consacrés à Latone, et témoins de la métamorphose d'un roi et d'une reine changés en oiseaux. A droite est Cyllène, où Ménéphron devait s'égaler aux bêtes sauvages, en partageant la couche de sa mère. Elle découvre au loin, en tournant ses regards derrière elle, Céphise qui déplore le destin de son petit-fils, converti par Apollon en phoque monstrueux, et la demeure d'Eumélus qui pleure sa fille, envolée dans les airs. Enfin, portée sur les ailes de ses dragons, elle touche aux mers d'Ephyre, qu'arrose Pirène, où, dans les premiers âges, suivant une tradition antique, des hommes naquirent de champignons fécondés par la pluie. Quand la nouvelle épouse de Jason eut été devorée par le feu de ses poisons, quand les deux mers eurent vu les flammes du palais de Créon, Médée teint un glaive impie du sang de ses enfants, et après cette vengeance, affreuse pour une mère, elle se dérobe aux armes de Jason.

Emportée par les dragons qu'elle reçut du Soleil, elle entre dans la ville de Pallas, qui vous a vus, toi, pieuse Phinis, et toi, vieux Périphas, vous envoler ensemble ; Athènes a vu aussi la petite-fille de Polypémon s'élever sur des ailes nouvelles. Egée la reçoit ; c'est le seul reproche qu'il ait mérité. Peu content de lui offrir l'hospitalité, il s'unit à elle par les noeuds de l'hyménée. Thésée venait d'arriver, Thésée que son père ne connaissait pas encore, et dont la valeur avait pacifié l'isthme battu par une double mer. Pour le perdre, Médée broie le poison qu'elle apporta jadis des côtes de la Scythie, et que vomit, dit-on, la gueule du chien né d'Echidna. Il est une caverne dont l'entrée se cache au sein des ténèbres ; on y descend par une pente rapide. C'est par là que le héros de Tirynthe traîna Cerbère attaché à des liens de fer ; malgré sa résistance, il lui fit voir la lumière du jour, dont ses regards obliques fuyaient les rayons éclatants. Dans les transports de sa rage terrible, le monstre remplit en même temps les airs de ses triples aboiements, et répandit une écume blanchâtre sur la verdure des campagnes : une plante en naquit, dit-on, qui, puisant dans le sein de la terre un aliment fécond, acquit en grandissant une vertu funeste ; comme sa tige vigoureuse croit au milieu des rochers, les habitants des campagnes l'appellent aconit. Trompé par son épouse, Egée présente lui-même ce breuvage à son fils, comme à son ennemi. Thésée accepte sans défiance la coupe qui lui est offerte ; mais son père, reconnaissant, à la garde d'ivoire de son épée, le sceau de sa famille, écarte de sa bouche le criminel breuvage. Médée se dérobe à la mort dans les flancs d'un nuage que forment ses enchantements. Au milieu de la joie que lui cause le salut de son fils, Egée est encore épouvanté du crime qui de si près a menacé sa vie ; il allume la flamme sur les autels des dieux, et les charge d'offrandes ; la hache fait tomber la tête musculeuse des boeufs aux cornes entrelacées de bandelettes. Jamais jour plus beau n'avait lui, dit-on, pour les enfants d'Athènes ; les grands et le peuple le célèbrent par des banquets ; et, comme le vin enfante le génie, ils entonnent ces chants : «Héroïque Thésée, Marathon t'a vu avec admiration répandre le sang du taureau de la Crète. Si le laboureur de Cromyon a cessé de craindre un sanglier terrible, sa sécurité est ton ouvrage ; tes rivages d'Epidaure ont vu tomber sous tes coups le fils de Vulcain, armé d'une massue ; la plaine qu'arrose le Céphise a vu la mort du barbare Procruste ; Eleusis, où règne Cérès, a vu celle de Cercyon. Il n'est plus, ce Sinis qui faisait un si cruel usage de ses forces prodigieuses : son bras pouvait courber les arbres et faire plier jusqu'à terre la cime des pins, qui dispersaient au loin les membres de ses victimes. La défaite de Sciron a rendu libre le chemin qui mène aux murs d'Alcathoé, où règne Lélex ; la terre et la mer refusèrent un gîte aux os dispersés du brigand. Longtemps épars çà et là, le temps les changea, dit-on, en durs rochers, qui ont conservé le nom de Sciron. Si nous voulions compter tes exploits et tes années, leur nombre surpasse tes années. Pour toi, vaillant héros, nous formons des voeux publics en ton honneur, nous buvons à longs traits la liqueur de Bacchus». Les applaudissements de la foule, ses prières et ses acclamations retentissent dans le palais ; il n'est aucun lieu dans la ville d'où la tristesse ne soit bannie.

Toutefois (tant il est vrai qu'il n'y a point de plaisir sans mélange, et que la peine vient toujours se mêler à la joie !) Egée, en retrouvant son fils, ne goûte pas un bonheur sans alarmes. Minos fait des apprêts de guerre ; redoutable par le nombre de ses soldats et de ses vaisseaux, il l'est bien plus encore par la colère qui remplit son coeur paternel : il cherche par les armes une juste vengeance du trépas d'Androgée. Avant tout, il rassemble pour les combats de nombreux alliés, et ses flottes agiles le guident à travers les mers, partout où il peut trouver accès. Ici il gagne à sa cause Anaphe et le royaume d'Astypale : Anaphe par des promesses, et le royaume d'Astypale par les armes ; puis l'humble Mycone, et les champs de Cimole, qui produisent la craie, et Cythne l'opulente, et Scyros, et l'étroite Sériphe, et Parus, célèbre par ses marbres, et Sithone, qu'Arné livra pour l'or impie exigé par son avarice. Changée en oiseau, elle aime toujours l'or ; c'est une corneille aux pieds noirs, aux ailes de même couleur. Mais Oliare, Didyme, Ténos, Andros, Gyare et Péparèthe, qui porte en abondance le fruit de l'olivier, refusèrent leur appui à la flotte du roide Crète. De ces îles, Minos vogue à gauche vers Oenopie, siège de l'empire d'Eaque ; les anciens l'appelaient Oenopie ; mais Eaque lui donna le nom d'Egine, sa mère. La foule se précipite et brûle de connaître un héros si renommé. Au-devant de Minos accourent Télamon, et Pélée, plus jeune que Telamon, et Phocus, le troisième fils d'Eaque. Le roi lui-même s'avance vers lui d'un pas que ralentit le poids de la vieillesse, et lui demande quel sujet l'amène en ces lieux. Au souvenir de ses douleurs de père, le roi des cent villes soupire et s'exprime en ces termes :

«Soutenez, je vous en conjure, ces armes que j'ai prises pour venger mon fils ; associez-vous à une guerre pieuse ; je demande une expiation pour les mânes de mon fils». Le petit-fils d'Asopus lui répond : «Ce que tu demandes n'est pas au pouvoir de mon peuple : aucune contrée n'est plus étroitement unie que la nôtre à la ville de Cécrops ; cette alliance est sacrée pour nous». Minos s'éloigne avec tristesse. «Cette alliance vous coûtera cher», dit-il, persuadé qu'il vaut mieux menacer de la guerre que de l'entreprendre et d'épuiser ses forces avant le temps.

Des remparts d'Oenopie on pouvait encore apercevoir la flotte crétoise, lorsqu'un vaisseau athénien s'avance à pleines voiles et pénètre dans le port de ses alliés : il porte Céphale et les voeux de sa patrie. Les fils d'Eaque n'ont point vu Céphale depuis longtemps ; ils le reconnaissent pourtant, lui tendent la main et le conduisent au palais de leur père. Le héros, dont les traits pleins de noblesse conservent encore les traces de leur ancienne beauté, s'avance, tenant à la main une branche de l'olivier cher au peuple d'Athènes ; à sa droite et à sa gauche, marchent Clyton et Butès, plus jeunes que lui et tous deux fils de Pallas. A peine admis auprès d'Eaque, les envoyés d'Athènes lui adressent des félicitations, et Céphale, remplissant sa mission, demande au roi des secours, et lui rappelle les traités et les liens qui unissaient leurs pères ; il ajoute que Minos aspire à la domination de la Grèce entière. Quand il eut soutenu de son éloquence les intérêts qui lui étaient confiés, Eaque, appuyant sa main gauche sur la poignée de son sceptre : «Ne me demande pas du secours, ô Athènes, dit-il, prends-le toi-même. N'hésite pas à regarder comme ton bien les forces de cet empire ; toute ma puissance est prête à te suivre. Les ressources ne me manquent pas ; j'ai assez de soldats pour me défendre ou pour attaquer mes ennemis : grâce aux dieux, mon empire prospère, et je ne puis excuser mon refus par le malheur des temps. - Puisse-t-il en être ainsi ! répond Céphale, et puisse croître encore le bonheur de votre peuple ! J'en conviens, à mon arrivée, mon coeur s'est ouvert à la joie, quand j'ai vu accourir devant moi cette jeunesse brillante, où l'âge semble avoir mis tant d'égalité : cependant mes yeux cherchent en vain plusieurs guerriers que j'ai vus jadis dans votre ville».

Eaque gémit, et, d'une voix plaintive, il ajoute : «Des commencements déplorables ont fait place à une meilleure fortune ; que ne puis-je les oublier dans le récit de nos prospérités ! Je vais en dérouler le tableau, sans vous arrêter par de longs détails. Ils ne sont plus qu'os et poussière, ceux que redemandent vos souvenirs. Faut-il qu'ils comptent pour si peu dans les pertes qui m'ont alors frappé ! Un terrible fléau accable mes états, suscité par Junon dont la vengeance poursuit l'odieuse contrée qui porte le nom de sa rivale. Tant qu'il nous parut comme un de ces maux attachés à l'humanité, et que la cause funeste d'un si grand désastre resta cachée, nous le combattîmes par les ressources de l'art; mais sa violence triomphait de tous les secours, et l'art lui cédait la victoire. D'abord l'air, chargé d'épais brouillards, s'appesantit sur la terre, et renferma dans le sein des nuages une accablante chaleur. Quatre fois la lune, réunissant les extrémités de son disque, l'avait rempli de sa lumière ; quatre fois son disque s'était effacé par un décroissement successif, et la brûlante haleine des autans n'avait cessé de souffler la mort en tous lieux. Les poisons de l'air passèrent jusque dans les eaux des lacs et des fontaines ; les serpents erraient par milliers au milieu des campagnes incultes, et corrompaient les fleuves de leur venin. Les chiens, les oiseaux, les brebis, les boeufs, et les hôtes sauvages des forêts signalèrent la violence du mal, en succombant les premiers sous ses coups imprévus. Le malheureux laboureur s'étonne de voir tomber sous le joug ses taureaux les plus vigoureux et leur vie s'exhaler au milieu des sillons. La brebis pousse des bêlements douloureux : sa toison tombe d'elle-même, et ses flancs se dessèchent. Déchu de sa bouillante ardeur, et de la gloire que jadis il acquit dans la carrière, le coursier oublie la palme et ses anciennes victoires : il fait retentir de ses gémissements la litière où l'attend une mort sans honneur. Le sanglier ne se souvient plus de sa fureur, ni la biche de sa vitesse ; l'ours ne songe plus à fondre sur les troupeaux. Tout languit, et les forêts, les campagnes, les routes, sont jonchées de cadavres hideux, qui répandent dans l'air des vapeurs empestées. Qui le croirait ? ni les chiens, ni les oiseaux de proie, ni les loups avides n'osent y toucher : réduits en poussière, ils exhalent des miasmes qui sèment au loin la contagion. Le fléau frappe de coups plus terribles les tristes habitants des campagnes ; bientôt il établit son empire dans l'enceinte de cette vaste cité. D'abord il dévore les entrailles, et sa flamme cachée se révèle par l'ardeur du visage et par une pénible respiration ; la langue est âpre et s'enfle, la bouche aride s'ouvre à des vents brûlants et n'aspire en haletant que des vapeurs malfaisantes ; le malade ne peut endurer ni sa couche, ni le voile le plus léger ; c'est sur la terre qu'il étend ses membres desséchés ; mais le corps, loin de se rafraîchir par le contact du sol, lui communique sa chaleur. Rien n'arrête la violence du fléau : il se déchaîne avec fureur contre ceux mêmes qui travaillent à le détruire, et la science devient funeste à celui qui l'emploie. Plus on s'approche du malade, plus on met d'empressement à le secourir, et plus on marche à pas rapides vers la mort. Plus d'espoir de salut ; le trépas seul apparaît comme le terme des souffrances : alors tous s'abandonnent à leur fantaisie ; ils ne cherchent plus de remède utile à leurs maux, et leurs maux sont, en effet, sans remède. Pèle-mêle et sans pudeur, ils se tiennent nus auprès des fontaines, des fleuves et des puits abondants : ils boivent, et leur soif ne s'éteint qu'avec leur vie ; plusieurs même, accablés par le mal et ne pouvant se relever, meurent au sein des eaux où d'autres viennent encore se désaltérer. On voit des malheureux s'élancer avec dégoût d'une couche odieuse, ou, si leurs forces se refusent à les soutenir, se rouler par terre, loin de leur maison, qu'ils regardent tous comme un funeste séjour, accusant ainsi leurs pénates d'un fléau dont la cause est inconnue. Les uns, à demi morts, errent dans les rues, tant qu'ils peuvent se tenir debout ; les autres pleurent étendus sur la terre, et par un dernier effort agitent encore leurs paupières appesanties : ils tendent leurs bras vers les astres suspendus à la voûte des cieux, et leur vie s'échappe au hasard dans les lieux où la mort vient les surprendre. Quels sentiments s'élevèrent alors dans mon âme ? Ah ! je dus abhorrer la vie et je désirai de partager le sort de mes sujets ! Partout où je tournais les yeux, je ne voyais que des monceaux de cadavres : ainsi tombe des branches agitées le fruit trop mûr, ou le gland que les vents détachent de la cime du chêne.

Vous voyez devant vous ce temple où l'on monte par une longue suite de degrés : il est consacré à Jupiter. Qui de nous n'est allé brûler sur ses autels un encens inutile ? Que de fois l'époux priant pour son épouse, le père pour son fils, n'ont-ils pas rendu le dernier soupir au pied de ces autels insensibles ! Que de fois n'a-t-on pas trouvé dans leurs mains l'encens à demi consumé ! Que de fois, dans les temples, au moment où le prêtre, en prononçant les paroles sacrées, épanchait un vin pur entre les cornes des taureaux, on les a vus tomber atteints de coups inattendus ! Moi-même, tandis que j'offrais un sacrifice à Jupiter pour ma patrie, pour mes trois enfants et pour moi, j'entendis la victime pousser d'affreux mugissements ; tout à coup, sans être frappée, elle expira sous les couteaux sacrés qu'elle teignit à peine de quelques gouttes de sang. La fibre malade ne portait plus les signes révélateurs de la vérité et de la volonté des dieux : la contagion avait pénétré jusqu'aux entrailles. J'ai vu des cadavres épars devant le seuil sacré. Il en est qui, pour rendre leur trépas plus odieux, s'étranglent au pied des autels, se délivrent en mourant de la peur de la mort, et préviennent eux-mêmes l'heure fatale qui s'avance. On ne conduit plus avec solennité les cortèges funèbres ; les portes de la ville ne s'ouvrent pas assez pour tant de funérailles : les cadavres gisent sans sépulture, ou sont livrés au bûcher sans avoir reçu les dons accoutumés. Plus de respect pour les morts : on se bat pour un bûcher, et plusieurs sont brûlés dans les feux qu'on avait allumés pour d'autres. Personne ne vient pleurer sur leurs cendres : et les ombres des filles et des mères, des jeunes gens et des vieillards, errent privées de ce tribut de larmes : la terre ne peut suffire aux tombeaux, ni les arbres aux flammes des bûchers.

Accablé sous le poids de tant de maux : «O Jupiter, m'écriai-je, s'il est vrai, comme on le dit, que la fille d'Asopus, Egine, te reçut dans ses bras ; si tu ne rougis pas, dieu puissant, de t'avouer pour mon père, ou rends-moi mes sujets, ou fais-moi descendre avec eux dans la tombe». Un éclair, suivi d'un coup de tonnerre favorable, m'apprend sa volonté. «J'accepte ce présage ; puisse-t-il m'annoncer ta faveur ! m'écriai-je : les signes que tu m'envoies sont, à mes yeux, le gage d'un meilleur destin». Près de là s'élevait un chêne dont un rare feuillage couvrait les vastes rameaux ; consacré à Jupiter, il était né d'un gland de Dodone. Là nous voyons s'avancer un essaim innombrable de fourmis, chargées de leur moisson de grains, fardeau bien lourd pour des bouches si grêles ; elles suivaient toutes le même sentier dans 1es rides de l'écorce. J'en admire le nombre, et je m'écrie : «O mon bienfaiteur ! ô mon père ! donne-moi autant de citoyens pour repeupler ma ville déserte». Le chêne superbe frémit, et de ses rameaux qui s'agitent dans le calme des airs, s'échappe une voix qui glace mes membres d'une sainte horreur, et fait dresser mes cheveux. Je baise la terre et les flancs du chêne, et n'ose avouer mes espérances ; j'espérais cependant, et mon coeur caressait en secret ses désirs. La nuit arrive, et le sommeil vient suspendre les inquiétudes des mortels. Je crois voir ce même chêne devant mes yeux : c'était le même nombre de rameaux, sur ces rameaux le même nombre d'insectes ; le même mouvement l'agite encore, et fait pleuvoir dans les champs d'alentour ce peuple moissonneur ; tout à coup, ces fourmis me semblent grandir et croître par degrés, se lever de terre, se redresser, perdre leur maigreur, leurs pieds nombreux, leur couleur noire, et revêtir la forme humaine. Le sommeil s'envole, je condamne ma vision, et j'accuse les dieux de me refuser leur appui. Cependant un bruit confus retentit dans mon palais ; je crois entendre des voix humaines dont le son avait cessé de frapper mon oreille ; je soupçonnais encore une illusion du sommeil, quand Télamon, accourant à pas précipités, ouvre les portes et s'écrie : «O mon père ! vous allez voir un prodige bien au-dessus de vos espérances et de tout ce que l'on peut croire ; venez». Je sors, et ces mêmes hommes dont un songe m'avait offert l'image, je les vois dans l'ordre où je les avais vus ; je les reconnais, ils s'approchent et me saluent leur roi. Je rends grâces à Jupiter ; je partage à mes nouveaux sujets la ville et la campagne, veuve de ses anciens habitants, et je les appelle Myrmidons, afin d'attacher à leur nom le souvenir de leur origine. Vous les avez vus ; ils sont restés fidèles à leurs moeurs primitives : c'est un peuple économe, infatigable au travail, ardent à acquérir et doux de conserver ; égaux en âge et en valeur, ils vous suivront aux combats aussitôt que l'Eurus, dont le souffle propice vous a conduit sur ces rivages (l'Eurus l'y avait conduit en effet), aura fait place à l'Auster».

Ces récits, et d'autres semblables, remplirent la durée du jour ; le soir fut consacré aux plaisirs de la table, et la nuit au sommeil. Cependant le soleil avait retiré du sein des eaux sa chevelure dorée ; l'Eurus soufflait encore, et retenait les voiles prêtes à s'éloigner. Les enfants de Pallas se rendent auprès de Céphale, plus âgé qu'eux, et l'accompagnent au palais du roi, encore enseveli dans un profond sommeil. Un des fils d'Eaque, Phocus, le reçoit sur le seuil, tandis que Télamon et son autre frère enrôlent des soldats pour la guerre. Phocus conduit le descendant de Cécrops dans l'intérieur de son palais, sous de somptueux lambris, et s'assied auprès d'eux. Il remarque, dans les mains du fils d'Eole, un javelot fait d'un bois inconnu, et armé d'une lame d'or. Après quelques mots sur des objets indifferents : «J'aime, dit-il, la chasse et les forêts ; pourtant je ne saurais dire dans quel bois a été taillé le javelot que vous portez : le frêne est plus roux et le cornouiller plus noueux. J'ignore de quel arbre on l'a tiré ; mais jamais mes yeux n'en ont vu de plus beau. - Son usage, reprend un des fils de Pallas, vous paraîtra plus merveilleux que sa beauté : il atteint toujours le but, jamais le hasard ne le dirige, et, de lui-même, il revient ensanglanté dans la main qui l'a lancé». Alors le petit-fils de Nérée multiplie ses questions : Pourquoi a-t-il été donné ? où vient-il ? Quel est l'auteur d'un si rare présent ? Céphale lui repond ; mais la honte l'empêche de dire à quel prix il obtint ce dard, et il se tait sur ce point. Le souvenir de la perte de son épouse réveille sa douleur, ses larmes coulent, et il parle en ces termes : «Ce javelot (qui pourrait le croire ?) ô fils d'une déesse, me coûte bien des pleurs ; il m'en coûtera longtemps, si les destins m'accordent une longue vie : il a causé ma perte et celle de mon épouse chérie, et plût aux dieux que je n'eusse jamais reçu ce présent ! Le nom d'Orithye, que Borée enleva, a peut-être frappé plus souvent votre oreille : Procris était sa soeur. Si l'on compare leur beauté, leur caractère, Procris était plus digne de trouver un ravisseur. Erechthée, son père, nous unit, l'amour nous unit encore. On me disait heureux, je l'étais ; et si les dieux l'eussent ainsi voulu, je n'aurais pas cessé de l'être. Le second mois s'écoulait depuis notre hyménée ; je tendais mes toiles aux cerfs parés de leur bois, lorsqu'un matin, du sommet toujours fleuri de l'Hymette, l'Aurore vermeille, chassant devant elle les ténèbres, m'aperçoit et m'enlève malgré ma résistance. Puissé-je dire la vérité sans offenser la déesse ! Sa bouche a l'incarnat de la rose, son empire touche aux limites du jour comme à celles de la nuit, elle s'abreuve de nectar ; mais j'aimais Procris : Procris était dans mon coeur, le nom de Procris était toujours sur mes lèvres. J'alléguais et la foi des serments, et les embrassements d'un nouvel hymen, et la couche nuptiale qui venait de se dresser pour moi, et les droits encore récents du lit de Procris, en ce moment solitaire. La déesse s'indigne : «Cesse tes plaintes, ingrat ! garde Procris, dit-elle ; si je sais lire dans l'avenir, un jour tu voudras ne l'avoir jamais possédée». Et, dans la colère qui l'anime contre Procris, elle me chasse. Je reviens, et repassant en moi-même les paroles de la déesse, je commence à craindre que mon épouse n'ait pas respecté le lit conjugal ; sa beauté, son âge autorisent le soupçon d'une infidélité, sa vertu le défend. Mais j'avais été absent ; mais celle que je quittais m'offrait un exemple d'infidélité, mais tout éveille les craintes des amants. Je m'applique à me chercher des tourments, et veux tenter par des présents la vertu de Procris. L'Aurore seconde mes terreurs et change les traits de mon visage (je crois le sentir). J'arrive, méconnaissable, dans les murs consacrés à Pallas, j'entre dans ma maison. Là, nulle trace du crime ; tout, au contraire, y respirait l'innocence, et l'inquiétude pour un maître perdu. Ce n'est que par mille artifices que je pus obtenir un accès auprès de la fille d'Erechthée ; immobile à son aspect, je faillis renoncer à l'épreuve que j'avais résolue ; je ne contins qu'avec peine et mes aveux et mes baisers (ah ! j'aurais dû suivre ce désir). Elle était triste ; mais, malgré sa tristesse, aucune femme n'aurait éclipsé sa beauté. Le regret de la perte d'un époux dévorait son âme. Jugez, Phocus, quel devait être l'éclat de ses charmes, puisqu'il brillait encore à travers sa douleur. Vous dirai-je combien de fois sa pudeur repoussa mes attaques, combien de fois elle me dit : «J'appartiens à un seul ; en quelque lieu qu'il soit, c'est de lui seul que j'attends mon bonheur» ? Quel homme raisonnable n'eût été satisfait d'une telle épreuve de fidélité ? Elle ne me suffit pas, et je veux encore aigrir mes blessures. Je promets des trésors pour une seule nuit, et je porte si haut mes promesses que, vaincue à la fin, elle paraît chanceler. «Me voici ! m'écriai-je ; j'avais pris un masque, et, sous les dehors d'un adultère, se cachait le véritable époux. Perfide ! tu m'as rendu moi-même témoin de ta trahison». Elle ne répondit rien ; mais, accablée de honte, elle fuit en silence un injuste époux, et la demeure complice de sa perfidie. Enveloppant tous les hommes dans la haine que je lui inspire, elle erre sur les montagnes, et se livre aux exercices de Diane. Dans mon abandon, je sentis un feu plus violent circuler dans mes veines ; j'implorais mon pardon, j'avouais ma faute et confessais que l'offre de tant de trésors m'eût fait moi-même succomber. Cet aveu venge sa pudeur outragée : elle m'est rendue, et nos années s'écoulent doucement au sein de la concorde. Et comme si c'eût été trop peu de se donner elle-même, elle me fait présent d'un chien que la déesse adorée sur le Cynthe lui avait donné, en disant : «Il surpassera tous les autres à la course». Elle ajouta à ce don le javelot que vous voyez dans mes mains.

Vous désirez connaître quel fut le sort de ce nouveau présent ? Ecoutez : vous serez étonné de ce prodige. Le fils de Laïus avait résolu, par sa sagacité, des énigmes impénétrables avant lui, et renonçant à proposer ses oracles obscurs, le monstre prophétique s'était précipité sur la terre où il gisait étendu. La bienfaisante Thémis ne laissa point sa mort impunie : tout à coup, au sein de l'Aonie, elle déchaîne sur Thèbes un autre fléau, un monstre qui fait trembler tous les habitants des campagnes pour leurs jours et pour leurs troupeaux ; la jeunesse des environs accourt, et nous enveloppons la vaste plaine de nos filets ; mais le monstre agile les franchit d'un bond léger et s'élance au delà de nos toiles déployées. On détache les chiens, mais il échappe à leur poursuite, et les évite avec la rapidité de l'oiseau. On me demande Lélaps à grands cris (c'est le nom du chien que Procris m'avait donné) ; déjà, luttant contre ses liens, il cherchait à les briser et les tendait encore sur son cou enchaîné. A peine libre, il s'élance, et nous ne savons plus ce qu'il est devenu ; la poussière porte la trace brûlante de ses pas, mais il se dérobe à nos yeux ; le javelot n'est pas plus rapide, le plomb n'échappe pas avec plus de vitesse à la fronde balancée dans les airs, ni la flèche légère à la corde de l'arc crétois. Au milieu d'une plaine, s'élève un tertre qui la domine ; j'y monte, et de là j'admire cette course merveilleuse. Le monstre paraît tantôt se laisser atteindre et tantôt se dérober aux morsures ; trop rusé pour suivre une ligne droite en fuyant dans la plaine, il tourne sur lui-même et trompe ainsi l'impétuosité de son ennemi. Lélaps le presse et le suit pas à pas ; il semble le tenir, mais il ne le tient pas ; sa gueule s'agite dans le vide et ne mord que du vent. J'ai recours à mon javelot, et tandis que ma main le balance, et qu'elle cherche la courroie pour la saisir, je détourne un moment les yeux et je les reporte ensuite dans la plaine : ô prodige ! je vois deux statues de marbre ; l'une semble fuir, l'autre aboyer. Sans doute un dieu a voulu qu'ils sortissent tous deux invincibles du combat, s'il est vrai qu'un dieu en ait été le témoin». A ces mots il se tait. «Mais quel est le crime de ce javelot ?» dit Phocus. Céphale le raconte en ces termes :

«Mon bonheur, ô Phocus, fut pour moi la source de tous les chagrins ; je vais d'abord vous en parler. Oh ! j'aime à rappeler, fils d'Eaque, ce temps fortuné, ces premières années, où j'étais heureux par mon épouse, où elle était heureuse par son époux ! Nous goûtions, au sein de l'hyménée, les douceurs d'une tendresse mutuelle ; elle n'eût pas préféré à mon amour la couche même de Jupiter ; et moi, aucune femme n'aurait pu me séduire, pas même Vénus, quand elle se fût présentée. Nos coeurs brûlaient des mêmes feux. Le soleil frappait à peine de ses premiers rayons la cime des montagnes, j'allais, fougueux jeune homme, chasser dans les forêts ; je ne voulais ni compagnons, ni coursiers, ni chiens à l'odorat subtil, ni toiles semées de noeuds ; mon javelot me suffisait. Ma main était-elle fatiguée du carnage des bêtes féroces, je cherchais la fraîcheur et l'ombre, et le zéphyr qui soufflait du fond des froides vallées ; sous les feux du soleil, j'invoquais la douce Aura, j'attendais Aura ; c'était le délassement de mes fatigues. Il m'en souvient, j'avais coutume de chanter : «Viens, Aura, sois-moi favorable, et porte dans mon sein ton souffle bienfaisant : comme toujours, viens apaiser l'ardeur qui me dévore». Peut-être, entraîné par ma destinée, ajoutais-je d'autres tendres paroles : «Oui, disais-je souvent, tu fais mes plus chères délices, tu répares mes forces, tu me ranimes, tu me fais aimer les forêts et la solitude, et ma bouche voudrait toujours respirer ton haleine». Quelqu'un prête à ces paroles ambiguës une oreille abusée ; il prend ce nom d'Aura, si souvent répété, pour celui d'une nymphe dont je suis épris. Aussitôt, téméraire révélateur d'un crime supposé, il va trouver Procris et lui rapporte les tendres discours qu'il avait entendus. L'amour est crédule ; à ce récit, Procris, éperdue de douleur, tombe évanouie. Revenue enfin à elle-même, elle accuse son malheur et sa cruelle destinée, et la foi de son époux. Egarée par une accusation mensongère, elle craint ce qui n'est pas, s'effraie d'une chimère. Infortunée ! elle s'afflige comme si elle avait une véritable rivale. Cependant, elle doute encore : dans l'excès de son malheur, elle espère qu'on l'a trompée, et refuse de croire au délateur ; avant d'en avoir été témoin elle-même, elle ne peut condamner l'infidélité de son époux.

Le lendemain, les rayons de l'Aurore avaient chassé la nuit : je sors, je cours dans les forêts, et, me reposant, sur le gazon, d'une chasse victorieuse : «Aura, m'écriai-je, viens soulager mes fatigues» ; et soudain je crois entendre je ne sais quels gémissements se mêler à ma voix. Je poursuis : «Viens, ô toi qui m'es si chère». Au bruit léger que fait encore la feuille desséchée, je ne doute plus que ce ne soit une proie, et je lance mon javelot rapide ; c'était Procris. Blessée au milieu de la poitrine, «Je suis morte», s'écrie-t-elle. A peine ai-je reconnu la voix d'une épouse fidèle, éperdu, j'accours à ses cris : je la trouve presque inanimée, ses vêtements en désordre et souillés de sang ; je la vois, ô comble du malheur ! retirant de sa blessure le dard qu'elle m'avait donné. Je soulève dans mes bras criminels ce corps qui m'est plus cher que le mien ; avec un lambeau du tissu qui couvre son sein, je ferme sa cruelle blessure, et je m'efforce d'arrêter son sang ; je la conjure de ne pas me laisser fiétrir du crime de sa mort. Déjà ses forces l'abandonnent, et, mourante, elle fait un dernier effort pour m'adresser ce peu de mots : «Au nom des droits sacrés de l'hymen, au nom des droits du ciel et de ceux qui m'attendent, je t'en supplie, au nom de ta tendresse, si je l'ai méritée, au nom de cet amour qui cause mon trépas et qui vit encore au moment où j'expire, ne permets pas qu'Aura me remplace, à titre d'épouse, dans ma couche nuptiale». A ces mots, je sens, j'apprends enfin qu'un nom seul a causé son erreur ; mais que me sert de l'apprendre ? Elle succombe, et ses forces épuisées se perdent avec son sang ; tant que ses yeux peuvent s'ouvrir, ils se fixent sur moi ; pressée contre mon sein, elle exhale sur mes lèvres son âme infortunée : mais sûre de ma fidélité, elle semble expirer avec moins de regret».

Le héros pleurait en contant ses malheurs, et ceux qui l'écoutaient versaient aussi des larmes. Cependant Eaque entre, suivi de ses deux autres fils et de nouveaux soldats couverts d'armes véritables : Céphale reçoit ces guerriers. 


A suivre sur :  OVIDE Les Métamorphoses - Livre VIII à XV

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