GUENON Transmutation et transformation.
TRANSMUTATION ET TRANSFORMATION
René Guénon
Extrait de Aperçus sur l’initiation (1946), chapitre XLII
Une autre question qui se rapporte encore directement à l’hermétisme est celle de la « longévité », qui a été considérée comme un des caractères des véritables Rose-Croix, et dont il est d’ailleurs parlé, sous une forme ou sous une autre, dans toutes les traditions ; cette « longévité », dont l’obtention est généralement regardée comme constituant un des buts de l’alchimie et comme impliquée dans l’achèvement même du « Grand Œuvre » (1), a plusieurs significations qu’il faut avoir bien soin de distinguer entre elles, car elles se situent en réalité à des niveaux très différents parmi les possibilités de l’être. Le sens le plus immédiat, mais qui, à vrai dire, est loin d’être le plus important, est évidemment celui d’une prolongation de la vie corporelle ; et, pour en comprendre la possibilité, il est bon de se reporter à l’enseignement suivant lequel la durée de la vie humaine a été en diminuant progressivement au cours des différentes phases du cycle parcouru par la présente humanité terrestre depuis ses origines jusqu’à l’époque actuelle (2). Si l’on regarde le processus initiatique, dans sa partie qui se rapporte aux « petits mystères », comme faisant en quelque sorte remonter à l’homme le cours de ce cycle, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, de façon à le conduire, de proche en proche, de l’état présent jusqu’à l’« état primordial », il doit par là même lui faire acquérir, à chaque étape, toutes les possibilités de l’état correspondant, y compris la possibilité d’une vie plus longue que celle de l’homme ordinaire actuel. Que cette possibilité soit réalisée effectivement ou non, c’est là une autre question ; et, en fait, il est dit que celui qui est vraiment devenu capable de prolonger ainsi sa vie n’en fait généralement rien, à moins d’avoir pour cela des raisons d’un ordre très particulier, parce que la chose n’a plus réellement aucun intérêt pour lui (de même que les transmutations métalliques et autres effets de ce genre pour celui qui est capable de les réaliser, ce qui se rapporte en somme au même ordre de possibilités) ; et même il ne peut que trouver avantage à ne pas se laisser attarder par là dans ces étapes qui ne sont encore que préliminaires et fort éloignées du but véritable, car la mise en œuvre de tels résultats secondaires et contingents ne peut jamais, à tous les degrés, que distraire de l’essentiel.
D’autre part, et ceci peut encore contribuer à réduire à sa juste importance la possibilité dont il s’agit, il est dit aussi, dans diverses traditions, que la durée de la vie corporelle ne peut en aucun cas dépasser un maximum de mille ans ; peu importe d’ailleurs que ce nombre doive être pris à la lettre ou qu’il ait plutôt une valeur symbolique, car ce qu’il faut en retenir, c’est que cette durée est en tout cas limitée, et que, par conséquent, la recherche d’une prétendue « immortalité corporelle » ne peut être que parfaitement illusoire (3). La raison de cette limitation est, au fond, assez facilement compréhensible : toute vie humaine constituant en elle-même un cycle analogue à celui de l’humanité prise dans son ensemble, le temps se « contracte » en quelque sorte pour chaque être à mesure qu’il épuise les possibilités de l’état corporel (4) ; il doit donc nécessairement arriver un moment où il sera pour ainsi dire réduit à un point, et alors l’être ne trouvera littéralement plus en ce monde aucune durée dans laquelle il lui soit possible de vivre, de sorte qu’il n’y aura plus pour lui d’autre issue que de passer à un autre état, soumis à des conditions différentes de celles de l’existence corporelle, même si cet état n’est encore, en réalité, que quelqu’une des modalités extra-corporelles du domaine individuel humain.
Ceci nous amène à envisager les autres sens de la « longévité », qui effectivement se rapportent à des possibilités autres que celles de l’état corporel ; mais, pour bien comprendre ce qu’il en est exactement, il faut tout d’abord préciser nettement la différence qui existe entre la « transmutation » et la « transformation », Nous prenons toujours le mot « transformation » dans son acception strictement étymologique, qui est celle de « passage au delà de la forme » ; par conséquent, l’être ne pourra être dit « transformé » que s’il est effectivement passé à un état supra-individuel (puisque tout état individuel, quel qu’il soit, est par là même formel) ; il s’agit donc là de quelque chose dont la réalisation appartient essentiellement au domaine des « grands mystères ». Pour ce qui est du corps lui-même, sa « transformation » ne peut être autre chose que sa transposition en mode principiel ; en d’autres termes, ce qu’on peut appeler le corps « transformé », c’est proprement la possibilité corporelle affranchie des conditions limitatives auxquelles elle est soumise quant à son existence en mode individuel (et qui n’ont d’ailleurs, comme toute limitation, qu’un caractère purement négatif), et se retrouvant nécessairement, à son rang et au même titre que toutes les autres possibilités, dans la réalisation totale de l’être (5). Il est évident que c’est là quelque chose qui dépasse toute conception possible de la « longévité », car celle-ci, par définition même, implique forcément une durée, et ne peut par conséquent pas aller, dans la plus grande extension dont elle soit susceptible, au delà de la « perpétuité » ou de l’indéfinité cyclique, tandis que, au contraire, ce dont il s’agit ici, appartenant à l’ordre principiel, relève par là même de l’éternité qui en est un des attributs essentiels ; avec la « transformation », on est donc au delà de toute durée, et non plus dans une durée quelconque, si indéfiniment prolongée qu’on puisse la supposer.
Par contre, la « transmutation » n’est proprement qu’un changement d’état, à l’intérieur du domaine formel qui comprend tout l’ensemble des états individuels, ou même, plus simplement encore, un changement de modalité, à l’intérieur du domaine individuel humain, ce qui est d’ailleurs le seul cas qu’il y ait lieu de considérer en fait (6) ; avec cette « transmutation », nous revenons donc aux « petits mystères », auxquels se rapportent en effet les possibilités d’ordre extra-corporel dont la réalisation peut être comprise dans le terme de « longévité », bien qu’en un sens différent de celui que nous avons envisagé en premier lieu et qui ne dépassait pas l’ordre corporel lui-même. Là encore, il y a d’autres distinctions à faire, suivant qu’il s’agit d’extensions quelconques de l’individualité humaine ou de sa perfection dans l’« état primordial » ; et, pour commencer par les possibilités de l’ordre le moins élevé, nous dirons tout d’abord qu’il est concevable que, dans certains cas et par certains procédés spéciaux qui relèvent proprement de l’hermétisme ou de ce qui y correspond dans d’autres traditions (car ce dont il s’agit est connu en particulier dans les traditions hindoue et extrême-orientale), les éléments mêmes qui constituent le corps puissent être « transmués » et « subtilisés » de façon à être transférés dans une modalité extra-corporelle, où l’être pourra dès lors exister dans des conditions moins étroitement limitées que celles du domaine corporel, notamment sous le rapport de la durée. En pareil cas, l’être disparaîtra à un certain moment sans laisser derrière lui aucune trace de son corps ; il pourra d’ailleurs, dans des circonstances particulières, reparaître temporairement dans le monde corporel, en raison des « interférences » qui existent entre celui-ci et les autres modalités de l’état humain ; ainsi peuvent s’expliquer beaucoup de faits que les modernes s’empressent naturellement de qualifier de « légendes » mais dans lesquels il y a pourtant bien quelque réalité (7). Il ne faut d’ailleurs voir là rien de « transcendant » au véritable sens de ce mot, puisqu’il ne s’agit encore en cela que de possibilités humaines, dont la réalisation, d’ailleurs, ne peut avoir d’intérêt que pour un être qu’elle rend capable de remplir quelque « mission » spéciale ; en dehors de ce cas, ce ne serait en somme qu’une simple « digression » au cours du processus initiatique, et un arrêt plus ou moins prolongé sur la voie qui doit normalement mener à la restauration de l’« état primordial ».
C’est précisément des possibilités de cet « état primordial » qu’il nous reste encore à parler maintenant : puisque l’être qui y est parvenu est déjà virtuellement « délivré », comme nous l’avons dit plus haut, on peut dire qu’il est aussi virtuellement « transformé » par là même ; il est bien entendu que sa « transformation » ne peut être pas effective, puisqu’il n’est pas encore sorti de l’état humain, dont il a seulement réalisé intégralement la perfection ; mais les possibilités qu’il a dès lors acquises reflètent et « préfigurent » en quelque sorte celles de l’être véritablement « transformé », puisque c’est en effet au centre de l’état humain que se reflètent directement les états supérieurs. L’être qui est établi en ce point occupe une position réellement « centrale » par rapport à toutes les conditions de l’état humain, de sorte que, sans être passé au delà, il les domine pourtant d’une certaine façon, au lieu d’être au contraire dominé par elles comme l’est l’homme ordinaire ; et cela est vrai notamment en ce qui concerne la condition temporelle aussi bien que la condition spatiale (8). De là, il pourra donc, s’il le veut (et il est d’ailleurs bien certain que, au degré spirituel qu’il a atteint, il ne le voudra jamais sans quelque raison profonde), se transporter en un moment quelconque du temps, aussi bien qu’en un lieu quelconque de l’espace (9) ; si extraordinaire que puisse sembler une telle possibilité, elle n’est pourtant qu’une conséquence immédiate de la réintégration au centre de l’état humain ; et, si cet état de perfection humaine est celui des véritables Rose-Croix, on peut dès lors comprendre ce qu’est en réalité la « longévité » qui est attribuée à ceux-ci, et qui est même quelque chose de plus que ce que ce mot paraît impliquer à première vue, puisqu’elle est proprement le reflet, dans le domaine humain, de l’éternité principielle elle-même, Cette possibilité peut d’ailleurs, dans le cours ordinaire des choses, ne se manifester au dehors en aucune façon ; mais l’être qui l’a acquise la possède désormais d’une manière permanente et immuable, et rien ne saurait la lui faire perdre ; il lui suffit de se retirer du monde extérieur et de rentrer en lui même, toutes les fois qu’il lui convient de le faire, pour retrouver toujours, au centre de son propre être, la véritable « fontaine d’immortalité ».
NOTES DE BAS DE PAGE
(1) La « pierre philosophale » est en même temps, sous d’autres aspects, l’« élixir de longue vie » et la « médecine universelle ».
(2) Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXIII.
(3) Nous avons connu certaines écoles soi-disant ésotériques qui se proposaient effectivement pour but l’obtention de l’immortalité corporelle ; il faut dire que, en réalité, il ne s’agissait là que de pseudo-initiation, et même compliquée d’éléments d’un caractère plutôt suspect.
(4) Il est d’ailleurs d’observation courante que, à mesure que l’homme avance en âge, les années paraissent s’écouler pour lui de plus en plus rapidement, ce qui revient à dire que la durée qu’elles ont réellement pour lui va en diminuant de plus en plus.
(5) C’est là le sens supérieur de la « résurrection » et du « corps glorieux », bien que ces termes puissent aussi être employés parfois pour désigner quelque chose qui, en fait, se situe seulement dans les prolongements de l’état humain, mais qui y correspond en quelque façon à ces réalités d’ordre principiel et en est comme un reflet, ce qui est surtout le cas pour certaines possibilités inhérentes à l’« état primordial » comme celles que nous envisagerons un peu plus loin.
(6) Il n’y a en effet aucun intérêt à envisager le passage à d’autres états individuels, puisque la perfection de l’état humain lui-même permet d’accéder directement aux états supra-individuels, ainsi que nous l’avons expliqué précédemment.
(7) Il semble bien que ce cas soit notamment celui de certains Siddhas de l’Inde, qui, à en juger par les descriptions qui sont données de leur séjour, vivent en réalité sur une « autre terre », c’est-à-dire sur l’un des dwîpas qui apparaissent successivement à l’extérieur dans les différents Manvantaras, et qui, pendant les périodes ou ils passent à l’état « non-sensible », subsistent dans les prolongements extra-corporels du domaine humain.
(8) Sur le symbolisme du « milieu des temps » et les relations qui existent à cet égard entre les deux points de vue temporel et spatial, voir L’Ésotérisme de Dante, p. 78-87.
(9) Cette possibilité, en ce qui concerne l’espace, est ce qu’on désigne sous le nom d’ « ubiquité » ; elle est un reflet de l’« omniprésence » principielle, comme la possibilité correspondante en ce qui concerne le temps est un reflet de l’éternité et de l’absolue simultanéité que celle-ci implique essentiellement.