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PERNETY Les Fables Egyptiennes et Grecques (2ème partie)




PERNETY 
Les Fables Egyptiennes et Grecques (2ème partie)


CHAPITRE III.

Histoire d’Osiris.

Osiris & Isis devenus époux, donnèrent tous leurs soins à faire le bonheur de leurs sujets. Comme ils vivaient dans une parfaite union, ils y travaillèrent de concert ; ils s’appliquèrent à polir leur peuple, à leur enseigner l’agriculture, à leur donner des lois, & à leur apprendre les arts nécessaires à la vie (Diodore de Sicile, 1.I. c. I. & Plutarque de Iside & Osiride.), ils leur apprirent entre autres l’usage des instruments & la mécanique, la fabrique des armes, la culture de la vigne & de l’olivier, les caractères de l’écriture dont Mercure, ou Hermès, ou Thaut les avait instruit. Isis bâtit, en l’honneur de ses pères Jupiter & Junon, un Temple célèbre par sa grandeur & sa magnificence. Elle en fit construire deux autres petits d’or, l’un en l’honneur de Jupiter le céleste, l’autre moindre en l’honneur de Jupiter le terrestre, ou Roi son père, que quelques-uns ont appelé Ammon. Vulcain était trop recommandable pour être oublié : il eut aussi un Temple superbe, & chaque Dieu, continue Diodore, eut son Temple, son culte, ses Prêtres, ses sacrifices. Isis & Osiris instruisirent aussi leurs sujets de la vénération qu’ils doivent avoir pour les Dieux, & l’estime qu’ils devaient faire de ceux qui avaient inventé les arts, ou qui les avaient perfectionnés. On vit dans la Thébaïde des ouvriers en toutes sortes de métaux. Les uns forgeaient les armes pour la chasse des bêtes ; les instruments & les outils propres à la culture des terres & aux autres arts ; des Orfèvres firent des petits Temples d’or, & y placèrent des statues des Dieux, composées de même métal. Les Egyptiens prétendent même, ajoute notre Auteur, qu’Osiris honora & révéra particulièrement Hermès, comme l’inventeur de beaucoup de choses utiles à la vie. C’est Hermès, disent-ils, qui le premier a montré aux hommes la manière de coucher par écrit leurs pensées, & de mettre leurs expressions en ordre, pour qu’il en résultât un discours suivi. Il donna des noms convenables à beaucoup de choses ; il institua les cérémonies que l’on devait observer dans le culte de chaque Dieu. Il observa le cours des astres, inventa la musique, les différents exercices du corps, l’arithmétique, la médecine, l’art des métaux, la lyre à trois cordes ; il régla les trois tons de la voix, l’aigu pris de l’Eté ; le grave pris de l’Hiver, & le moyen du Printemps. Le même apprit aux Grecs la manière d’interpréter les termes, d’où ils lui donnèrent le nom d’Hermès, qui signifie interprète. Tous ceux enfin qui du temps d’Osiris firent usage des lettres sacrées, l’apprirent de Mercure.

Osiris ayant ainsi disposé tout avec sagesse, & rendu ses Etats florissants, conçut le dessein de rendre tout l’Univers participant du même bonheur. Il assembla pour cet effet une grande armée, moins pour conquérir le monde par la force des armes, que par la douceur & l’humanité, persuadé qu’en civilisant les hommes, & leur apprenant la culture des terres, l’éducation des animaux domestiques, & tant d’autres choses utiles, il lui en resterait une gloire éternelle.

Avant que de partir pour son expédition, il régla tout dans son Royaume. Il en donna la régence à Isis, & laissa près d’elle Mercure pour son conseil, avec Hercule, qu’il constitua intendant des Provinces. Il partagea ensuite son Royaume en divers gouvernements. La Phénicie & les côtes maritimes échurent à Busiris ; la Lybie, l’Ethiopie, & quelques pays circonvoisins à Anthée. Il partie ensuite, & fut si heureux dans son expédition, que tous les pays où il alla se soumirent à son empire.

Osiris emmena avec lui son frère que les Grecs appellent Apollon, l’inventeur du laurier. Anubis & Macédon, fils d’Osiris, mais d’une valeur bien différente, suivirent leur père ; le premier avait un chien pour enseigne, le second un loup. Les Egyptiens prirent de là occasion de représenter l’un avec une tête de chien, l’autre avec une tête de loup ; & d’avoir beaucoup de respect & de vénération pour ces animaux. Osiris se fit aussi accompagner de Pan, en l’honneur duquel les Egyptiens bâtirent dans la suite une ville dans la Thébaïde, à laquelle ils donnèrent le nom de Chemnim, ou Taille du pain. Maron & Triptolême furent encore de la partie ; l’un pour apprendre aux peuples la culture de la vigne, l’autre, celle des grains.

Osiris partit donc, & l’on a soin de faire remarquer qu’il eut une attention particulière pour l’entretien de sa chevelure, jusqu’à son retour. Il prit son chemin par l’Ethiopie, où il trouva des Satyres, dont les cheveux descendaient jusqu’à la ceinture. Comme il aimait beaucoup la musique & la danse, il mena avec lui un grand nombre de musiciens ; mais on remarquait particulièrement neuf jeunes filles sous la conduite d’Apollon, que les Grecs appelèrent les neuf Muses, & disaient qu’Apollon avait été leur maître ; d’où ils lui donnèrent le nom de musicien, & d’inventeur de la musique.

Dans ce temps-là, disent les Auteurs, le Nil à la naissance du Chien Syrius, c’est-à-dire, au commencement de la canicule, inonda la plus grande partie de l’Egypte, & celle en particulier à laquelle Prométhée présidait. Ce sage Gouverneur, outré de douleur à la vue de la désolation de son pays & de ses habitants, voulait de désespoir se donner la mort. Hercule vint heureusement au secours, & fit tant par ses conseils & ses travaux, qu’il fit rentrer le Nil dans son lit. La rapidité de ce fleuve, & la profondeur de ses eaux, lui firent donner le nom d’Aigle.

Osiris était alors en Ethiopie, où voyant que le danger d’une telle inondation menaçait tout ce pays, il fit élever des digues sur les deux rives du fleuve, de manière qu’en contenant les eaux dans leur lit, ces digues laissaient néanmoins échappée autant d’eau qu’il en fallait pour féconder le terrain. Delà il traversa l’Arabie, & parvint jusqu’aux extrémités des Indes, où il bâtit plusieurs villes, à l’une desquelles il donna le nom de Nysa, en mémoire de celle où il avait été élevé, & y planta le lierre, le seul arbrisseau qu’on élève dans ces deux villes. Il parcourut beaucoup d’autres pays de l’Asie, & vint ensuite en Europe par l’Hellespont. En traversant la Thrace, il tua Lycurgue, Roi barbare, qui s’opposait à son passage, & mit le vieillard Maron à sa place. Il établit Macédon le fils Roi de Macédoine, & envoya Triprolême dans l’Attique pour y enseigner l’agriculture. Osiris laissa partout des marques de ses bienfaits, ramena les hommes, alors entièrement sauvages, aux douceurs de la société civile ; leur apprit à bâtir des villes & des bourgs, & revint enfin en Egypte par la mer Rouge, comblé de gloire, après avoir fait élever dans les lieux où il avait passé, des colonnes & d’autres monuments sur lesquels croient gravés ses exploits. Ce grand Prince quitta enfin les hommes pour aller jouir de la société des Dieux. Isis & Mercure lui en décernèrent les honneurs, & instituèrent des cérémonies mystérieuses dans le culte qu’on devait lui rendre, pour donner une grande idée du pouvoir Osiris.

Telle est l’histoire de l’expédition de ce prétendu Roi d’Egypte, suivant ce qu’en rapporte Diodore de Sicile, qui la raconte sans doute de la manière qu’on la débitait dans le pays. Le genre de la mort de ce Prince n’est pas moins intéressant ; nous en ferons mention ci-après, lorsque nous aurons fait quelques remarques sur les principales circonstances de sa vie.

Il n’est pas surprenant que l’on ait supposé Osiris (Diod. loc. cit.) très religieux & plein de vénération envers Vulcain & Mercure ; il tenait de ces Dieux tout ce qu’il était. Suivant l’Auteur cité, Vulcain était Son aïeul, inventeur du feu, & le principal agent de la Nature, pendant qu’Osiris croit lui-même un feu caché. Mais de quel feu Vulcain était-il supposé l’inventeur ? Pense-t-on que ce soit celui dont Diodore parle en ces termes ? « La foudre ayant mis le feu à un arbre pendant l’hiver, la flamme se communiqua aux arbres voisins. Vulcain y accourut, & se sentant réchauffé, recréé & ranimé par la chaleur, fournit au feu de nouvelles matières combustibles, & l’ayant entretenu par ce moyen, il fit venir d’autre ; hommes pour être témoins de ce spectacle, & s’en préconisa l’inventeur. » Je ne crois pas qu’on adopte ce sentiment de Diodore. Ce feu n’est autre que celui de nos cuisines, qui était très connu même avant le Déluge. Caïn & Abel l’employèrent dans leurs sacrifices ; Tubalcain en fit usage dans les ouvrages de fer, de cuivre & autres métaux. On ne saurait dire que par Vulcain, Diodore ou les Egyptiens aient eu en vue Caïn ou Abel. Ce feu dont on attribue l’invention à Vulcain, était donc différent de celui de nos forges, quoiqu’on regarde communément Vulcain comme le Dieu des Forgerons. Ce feu, suivant les idées d’Hermès, était le feu dont les Philosophes font un si grand mystère ; ce feu dont l’invention, selon Artéphius, demande un homme adroit, ingénieux & Savant dans la Science de la Nature ; ce feu qui doit être administré géométriquement suivant le même Artéphius & d’Espagnet; clibaniquement si nous en croyons Flamel, & par poids & mesure au rapport de Raymond Lulle. On peut dire d’un tel feu qu’il a été inventé, & non de celui de nos cuisines, qui est connu de tous, & qui, selon toutes les apparences, le fut dès le commencement du monde. Le peuple d’Egypte, duquel Diodore avait sans doute emprunté ce qu’il disait de Vulcain, ne connaissait pas d’autre feu que le commun ; il ne pouvait donc parler que de celui-là. Les Prêtres, les Philosophes instruits par Hermès, connaissaient cet autre feu qui est le principal agent de l’Art Sacerdotal ou Hermétique ; mais il se donnait bien de garde de s’expliquer à son sujet, parce qu’il faisait partie du secret qui leur était confié. Vulcain était ce feu-là même personnifié par eux, & se trouvait en effet par ce moyen aïeul d’Osiris, ou du feu caché dans la pierre des Philosophes, que d’Espagnet appelle minière de feu.

Pour concilier toutes les contradictions apparentes des Auteurs sur la généalogie d’Osiris, il faut se mettre devant les yeux ce qui se passe dans l’œuvre Hermétique, & les noms que les Philosophes ont donné dans tous les temps aux différons états & aux diverses couleurs principales de la matière dans le cours des opérations. Cette matière est composée d’une chose qui contient deux substances, l’une fixe & l’autre volatile, ou eau & terre. Ils ont appelé l’un mâle, l’autre femelle, de ces deux réunis naît un troisième, qui se trouve leur fils, sans différer de son père & de sa mère, qu’il renferme en lui, quant à la substance radicale. Le second œuvre est semblable au premier.

Cette matière mise dans le vase au feu Philosophique appelé Vulcain, ou inventé, dit-on, par Vulcain, se dissout, se putréfie & devient noire par l’action de ce feu. Elle est alors le Saturne des Philosophes, ou Hermétique, qui devient en conséquence fils de Vulcain, comme l’appelle Diodore. Cette couleur noire disparaît, la blanche & la rouge prennent la place successivement, la matière se fixe, & forme la pierre de feu de Basile Valentin (Char. triomph. de l’Antim.), la minière de feu de d’Espagnet, le feu caché signifié par Osiris. Voilà donc Osiris fils de Saturne. Il n’est pas moins aisé d’expliquer le sentiment de ceux qui le font fils de Jupiter, & voici comment. Lorsque la couleur noire s’évanouit, la matière passe par la grise avant d’arriver à la blanche, & les Philosophes ont donné le nom de Jupiter à cette couleur grise. Si l’on réfléchit un peu sérieusement sur ce que je viens de dire, on ne trouvera point d’embarras ni de difficultés à concevoir comment Osiris & Isis pouvaient être frère & sœur, mari & femme, fils de Saturne, fils de Vulcain, fils de Jupiter, comment même Osiris a pu être père d’Isis, puisque Osiris étant le feu caché de la matière, c’est lui qui lui donne la forme, la consistance, & la fixité qu’elle acquière dans la Suite. En deux mors, les Egyptiens entendaient par Isis & Osiris tant la substance volatile & la substance fixe de la matière de l’œuvre, que la couleur blanche & la rouge qu’elle prend dans les opérations.

Ces explications, dira quelqu’un, ne s’accordent point avec la fable, qui fait Vulcain fils de Jupiter & de Junon, & qui par conséquent ne saurait être père de Saturne. Je réponds à cela que ces contradictions ne sont qu’apparentes ; on en sera convaincu, lorsqu’on aura lu le chapitre qui regarde Vulcain en particulier, auquel je renvoie le Lecteur, pour retourner à Osiris & à son expédition.

Au seul récit de cette histoire, il n’est point d’homme sensé qui ne la reconnaisse pour une fiction. Former le dessein d’aller conquérir route la terre, assembler pour cela une armée composée d’hommes & de femmes, de satyres, de musiciens, de danseuses ; se mettre en tête d’apprendre aux hommes ce qu’ils savaient déjà : cela n’est pas déjà trop bien concerté. Mais supposer qu’un Roi, avec une armée de cette espèce, ait parcouru l’Afrique, l’Asie, l’Europe jusqu’à leurs extrémités ; qu’il n’y ait même pas un endroit où il n’ait été, suivant cette inscription : Je suis le fils aîné de Saturne, sorti d’une tige illustre, & d’un sang généreux ; cousin du jour : il n’est point de lieu ou je n’aie été, & j’ai libéralement répandu mes bienfaits sur tout le genre humain (Diodore de Sicile.).

Le fait n’est pas vraisemblable, & l’on ne concevrait pas comment M. l’Abbé Banier (Mytholog. T. I.) peut l’avoir raconté d’un aussi grand sang froid, si l’on ne savait pas qu’il adopte volontiers, sans beaucoup de critique, tout ce qui est favorable à son système, & même ce que rapportent des Auteurs, dont il dit en plus d’un endroit qu’il ne faut pas faire beaucoup de cas.

Il est au moins inutile de recourir à l’expédition d’Osiris pour fixer le temps où l’on a commencé à cultiver les terres dans l’Attique, & les autres pays de l’Asie & de l’Europe. Les saintes écritures, le livre le plus ancien & le plus vrai de toutes les histoires, nous apprennent que l’agriculture était connue avant le Déluge même. Sans relever le faux & le ridicule d’une telle histoire prise à la lettre, il suffit de la présenter à un homme un peu versé dans la lecture des Philosophes Hermétiques, pour qu’il décide au premier récit, qu’elle en est un symbole palpable. Mais comme je dois supposer que bien des lecteurs n’ont pas toutes les opérations de cet art assez présentes, je vais passer en revue toutes les circonstances principales de cette histoire.

Isis & Osiris sont, comme nous l’avons dit, l’agent & le patient dans un même sujet. Osiris part pour son expédition, & dirige sa route d’abord par l’Ethiopie, pour parvenir à la mer Rouge, qui bordait l’Egypte, de même que l’Ethiopie. Ce n’était pas le chemin le plus court, mais c’est la route qu’il est nécessaire de tenir dans les opérations du grand œuvre, où la couleur noire & la couleur rouge sont les deux extrêmes. La noirceur se manifeste d’abord dans le commencement des opérations signifiées par le voyage d’Osiris dans les Indes ; car, soit que d’Espagnet, Raymond Lulle, Philalèthe, &c. aient fait allusion à ce voyage d Osiris, ou à celui de Bacchus, soit pour d’aunes raisons, ils nous disent qu’on ne peut réussir dans l’œuvre, si l’on ne parcourt les Indes. Il faut donc passer d’abord en Ethiopie, c’est-à-dire, voir la couleur noire, parce qu’elle est l’entrée & la clef de l’art Hermétique. « Ces choses sont créées dans notre terre d’Ethiopie, disent Flamel (Désir désir.) & Rasis (Liv. des lumières.), blanchissez votre corbeau ; si vous voulez le faire avec le Nil d’Egypte, il prendra, après avoir passé par l’Ethiopie, une couleur blanchâtre ; puis le conduisant par les secrets de la Perse avec cela & avec cela, la couleur rouge se manifestera telle qu’est celle du pavot dans le désert. »

Osiris étant en Ethiopie, fit élever des digues pour préserver le pays, non pas du débordement du Nil, mais d’une inondation capable de ravager le pays : car l’eau de ce fleuve est absolument nécessaire pour rendre le pays fertile. D’Espagnet dit à ce Sujet (Can. 88.) ; « Le mouvement de ce second cercle (de la circulation des éléments, qui se fait pendant la solution & la noirceur ) doit être lent particulièrement au commencement de sa révolution, de peur que les petits corbeaux ne se trouvent inondés & submergés dans leur nid, & que le monde naissant ne soit détruit par le déluge. » Ce cercle doit distribuer l’eau sur le terrain par poids, par mesure, & en proportion géométrique . Il faut donc élever des digues, soit pour faire rentrer le fleuve dans son lit, comme fit Hercule dans le territoire de Prométhée, soit pour l’empêcher d’inonder, comme fit Offris en Ethiopie.

L’Auteur de l’histoire feinte d’Osiris n’a rien oublié de ce qui était nécessaire pour donner hiéroglyphiquement une idée tant de ce qui compose l’œuvre, que des opérations requises & des signes démonstratifs. Il fait d’abord remarquer que pendant le séjour d’Osiris en Ethiopie, le Nil déborda, & que ce Prince fit élever des digues pour garantir le pays des dégâts que son inondation aurait occasionnés. Cet Auteur a voulu désigner par là la résolution de la matière en eau, de même que par le débordement du Nil en Egypte, dans le territoire duquel Prométhée était Roi ou Gouverneur. L’Artiste du grand œuvre doit faire attention que l’Ethiopie ne fut point inondée, & que le Gouvernement de Prométhée le fut. C’est que la partie de la matière terrestre qui se putréfie & noircie, surnage la dissolution ; au lieu que la fixe qui renferme le feu inné, que Prométhée vola au ciel pour en faire part aux hommes, demeure dans le fond du vase, & se trouve submergée. Les attentions que doit avoir dans cette occasion l’Artiste signifié par Hercule, est très bien exprimée dans la note ci-dessous (Leges motus hujus circuli funt utientè & paulatim decurrat, ac parce essundat, ne festinando à mensurâ cadat, & aquis obrurus ignis insitus, operis architectus hebescat, aut etiam extinguatur : ut alternis vicibus cibus & potus administrentur quo melior fiat digestio, ac optimum sicci & humidi temperamentum ; indissolubilis eniui utriusque colligatio finis ac scopus est operis ; propterea vide ut tantùm irrigando adjicias, quantûm assando desecerit, quo restauratio corroborando deperditarum vitium tantùm restituat, quantum evacuatio debilitando abstulerit. D’Espagnet, Can. 89.). Nous expliquerons dans le chapitre de Bacchus, liv. 5. ce qu’on doit entendre par les Satyres ; & l’on trouvera dans celui d’Oreste ce qui concerne la chevelure d’Osiris. Les neuf Nymphes ou Muses, & les Musiciens qui sont à la suite d’Osiris, sont les parties volatiles, ou les neuf Aigles que senior dit être requises avec une partie fixe désignée par Apollon. Nous en parlerons plus au long dans le chapitre de Persée, où nous expliquerons leur généalogie, & leurs actions.

Triprolême préside à la semence des grains, il est chargé par Osiris d’instruire les peuples de tout ce qui concerne l’Agriculture. Il n’est point d’allégories plus communes dans les ouvrages qui traitent de l’art Hermétique, que celle de l’Agriculture. Ils parlent sans cesse du grain, du choix qu’il faut en faire, de la terre où il faut le semer, & de la manière de s’y prendre. On en verra des exemples lorsque nous parlerons de l’éducation de Triptolême par Cérès dans le quatrième livre. Raymond Lulle (Testam. Codic. liv. de la quintess. & ailleurs.), Riplée & beaucoup d’autres Philosophes appellent leur eau mercurielle, vin blanc & vin rouge.

Quoique Osiris connut parfaitement la prudence & la capacité d’Isis pour gouverner ses Etats pendant son expédition, il laissa cependant Mercure auprès d’elle pour son conseil. Il sentait la nécessité d’un tel conseiller, puisque Mercure est le mercure des Philosophes, sans lequel on ne peut rien faire au commencement, au milieu & à la fin de l’œuvre ; c’est lui qui, de concert avec Hercule ou l’Artiste constitué Gouverneur général de tout l’empire, doit tout diriger, tout conduire & tout faire. Le mercure est le principal agent intérieur de l’œuvre ; il est chaud & humide ; il dissout, il putréfie, il dispose à la génération ; & l’Artiste est l’agent extérieur. On trouvera ceci expliqué en détail dans tout le cours de cet ouvrage, particulièrement dans le chapitre de Mercure, livre troisième, & dans le cinquième où nous traiterons des travaux d’Hercule.

Si l’on examine avec soin routes les particularités de l’expédition d’Osiris, on verra clairement qu’il n’en est pas une seule qui n’aie été placée à propos & à dessein, jusqu’aux cérémonies mêmes du culte rendu à Osiris, instituées, dit-on, par Isis, aidée des conseils d’Hermès. On aurait dit plus vrai, si l’on n’avait attribué cette institution qu’à Hermès seul, puisqu’il y a toute apparence qu’il fut l’inventeur & de l’histoire d’Isis & d’Osiris, & du culte mystérieux qu’on leur rendait en Egypte. Mais à quoi bon ce mystère, s’il ne s’agissait que de raconter une histoire réelle, & d’instituer des cérémonies pour en rappeler le souvenir ? Le simple récit des faits, les fêtes, les triomphes auraient plus que suffi pour immortaliser l’un & l’autre. Il eût été bien plus naturel d’en rappeler la mémoire par des représentations prises du fond de la chose même. Puisqu’on voulait que tout le peuple en fût instruit, il fallait mettre tout à sa portée, & ne pas inventer des hiéroglyphes, dont les seuls Prêtres auraient la clef. Ce mystère devait donc faire soupçonner quelque secret caché sous ces hiéroglyphes, qu’on ne dévoilait qu’aux initiés, ou à ceux que l’on voulait initier dans l’Art Sacerdotal.

Les deux œuvres qui font l’objet de cet Art sont compris, le premier dans l’expédition d’Osiris ; le second dans sa mort & son apothéose. Par le premier, on fait la pierre ; par le fécond, on forme l’élixir. Osiris dans son voyage parcourut l’Ethiopie, puis les Indes, l’Europe, & retourna en Egypte par la mer Rouge, pour jouir de la gloire qu’il s’était acquise ; mais il y trouva la mort. C’est comme si l’on disait : dans le premier œuvre, la matière passe d’abord par la couleur noire, ensuite par des couleurs variées, la grise, la blanche, & enfin survient la rouge, qui est la perfection du premier œuvre, & celle de la pierre ou du soufre Philosophique. Ces couleurs variées ont été déclarées plus ouvertement, & désignées plus clairement par les Léopards & les Tigres que la Fable suppose avoir accompagné Bacchus dans un voyage semblable à celui d’Osiris ; car tour le monde convient qu’Osiris & Bacchus ne sont qu’une même personne, ou, pour mieux dire, deux symboles d’une même chose.

Le Second œuvre est très bien représenté par le genre de mort d’Osiris & les honneurs qu’on lui rendit. Ecoutons Diodore à ce Sujet. On a, dit-il, découvert dans les anciens écrits secrets des Prêtres qui vivaient du temps d’Osiris, que ce Prince régnait avec justice & équité sur l’Egypte ; que son frère impie & scélérat, nommé Typhon, l’ayant assassiné, l’avait coupé en 26 parties, qu’il avait distribuées à ses complices, afin de les rendre plus coupables, se les attacher davantage, & les avoir pour détenteurs & pour soutiens dans son usurpation. Qu’Isis, sœur & femme d’Osiris, pour venger la mort de son mari, appela à son secours son fils Horus ; tua dans un combat Typhon & ses complices, & se mit avec son fils en possession de la couronne. La bataille se donna le long d’un fleuve, dans la partie de l’Arabie, où est située la ville qui prit le nom d’Anthée, après qu’Hercule du temps d’Osiris y eût tué un Prince tyran qui portait le nom de cette ville. Isis ayant trouvé les membres épars du corps de son époux, les ramassa avec soin, mais ayant cherché inutilement certaines parties, elle en consacra les représentations ; de-là l’usage du Phallus devenu si célèbre dans les cérémonies religieuses des Egyptiens. De chaque membre Isis forma une figure humaine, en y ajourant des aromates & de la cire. Elle assembla les Prêtres d’Egypte, & leur confia à chacun en particulier un de ces dépôts, en les assurant que chacun avait le corps entier d’Osiris ; leur recommandant expressément de ne jamais découvrir à personne qu’ils possédaient ce trésor, & de lui rendre & faire rendre le culte & les honneurs qu’on leur prescrivait. Afin de les y engager plus sûrement, elle leur accorda la troisième partie des champs cultivés de l’Egypte.

Soit que les Prêtres, convaincus des mérites d’Osiris, (c’est toujours Diodore qui parle) soit que ces bienfaits d’Isis les y eussent engagés, ils firent tout ce qu’elle leur avait recommandé ; & chacun d’eux se flatte encore aujourd’hui d’être le possesseur du tombeau d’Osiris. Ils honorent les animaux qu’on avait consacrés à ce Prince dès le commencement ; & lorsque ces animaux meurent, les Prêtres renouvellent les pleurs & le deuil que l’on fit à la mort d’Osiris. Ils lui sacrifient les Taureaux sacrés, donc l’un porte le nom d’Apis, l’autre celui de Mnevis ; le premier était entretenu à Memphis, le second à Héliopolis : tout le peuple révère ces animaux comme des Dieux.

Isis, suivant la tradition des Prêtres, jura, après la mort de son mari, qu’elle ne se remarierait pas. Elle tint parole, & régna si glorieusement, qu’aucun de ceux qui portèrent la couronne après elle ne l’a surpasse. Après sa mort on lui décerna les honneurs des Dieux, & fut enterrée à Memphis dans la forêt de Vulcain, où l’on montre encore son tombeau. Bien des gens, ajoute Diodore, pensent que les corps de ces Dieux ne sont pas dans les lieux où l’on débite au peuple qu’ils sont ; mais qu’ils ont été déposés sur les montagnes d’Egypte & d’Ethiopie, auprès de l’Ile qu’on appelle les portes du Nil, à cause du champ consacré à ces Dieux. Quelques monuments favorisent cette opinion ; on voit dans cette Ile un Mausolée élevé en l’honneur d’Osiris, & tous les jours les Prêtres de ce lieu remplissent de lait trois cents soixante urnes, & rappellent le deuil de la mort de ce Roi & de cette Reine, en leur donnant les titres de Dieu & de Déesse. C’est pour cela qu’il n’est permis à aucun étranger d’aborder dans cette Ile. Les habitants de Thèbes, qui passe pour la plus ancienne ville d’Egypte, regardent comme le plus grand serment celui qu’ils font par Osiris qui habite dans les nues ; prétendant avoir en possession tous les membres du corps de ce Roi qu’Isis avait ramassés. Ils comptent plus de dix mille ans, quelques-uns disent près de vingt-trois mille, depuis le règne d’Osiris & d’Isis, jusqu’à celui d’Alexandre de Macédoine, qui bâtis en Egypte une ville de son nom.

Plutarque (De Isid, & Osir.) nous apprend de quelle manière Typhon fit perdre la vie à Osiris. Typhon, dit-il, l’ayant invité à un superbe festin, proposa après le repas aux conviés, de se mesurer dans un coffre d’un travail exquis, promettant de le donner à celui qui serait de même grandeur. Osiris s’y étant mis à son tour, les conjurés se levèrent de table, fermèrent le coffre, & le jetèrent dans le Nil.

Isis, informée de la fin tragique de son époux, se mit en devoir de chercher son corps ; & ayant appris qu’il était dans la Phénicie, caché sous un tamarin où les flots l’avaient jeté, elle alla à la Cour de Byblos, où elle se mit au service d’Astarré, pour avoir plus de commodité de le découvrir. Elle le trouva enfin, & fit de si grandes lamentations, que le fils du Roi de Byblos en mourut de regret ; ce qui toucha si fort le Roi son père, qu’il permit à Isis d’enlever ce corps, & de se retirer en Egypte. Typhon, informé du deuil de sa belle-sœur, se saisit du coffre, l’ouvrit, mit en pièces le corps d’Osiris, & en fit porter les membres en différents endroits de l’Egypte. Isis ramassa avec soin ces membres épars, les enferma dans des cercueils, & consacra la représentation des parties qu’elle n’avait pu trouver. Enfin, après avoir répandu bien des larmes, elle le fit enterrer à Abyde, ville située à l’occident du Nil. Que si les Anciens placent le tombeau d’Osiris en d’autres endroits, c’est qu’Isis en fit élever un pour chaque partie du corps de son mari, dans le lieu même où elle l’avait trouvé.

Je n’ai rapporté ceci d’après Plutarque, que pour faire voir que les Auteurs sont d’accord sur le fond, quoiqu’ils varient sur les circonstances. Cette servitude d’Isis chez le Roi de Byblos pourrait bien avoir donné lieu à celle de Cérès chez le père de Triptolême à Eleusis ; puisqu’on convient qu’Isis & Cérès ne sont qu’une même personne.

Avouons-le de bonne foi : quand même l’Ecriture sainte & les Historiens ne nous convaincraient pas de la fausseté du calcul chronologique des Egyptiens, le reste de cette histoire a-t-il un air de vraisemblance ? y a-t-il apparence qu’une Reine aussi illustre & aussi connue qu’Isis, eût été se mettre en service chez un Roi son voisin ? que le fils de ce Roi meurt de regret de la voir se lamenter sur le corps de son mari perdu ? qu’enfin elle le trouve sous un tamarin, & le reporte en Egypte, &c. ? De semblables histoires ne méritent pas d’être réfutées ; leur absurdité est si palpable, qu’il est surprenant que Plutarque ait daigné nous la conserver, & encore plus étonnant que de savants Auteurs la soutiennent. Mais loin que ces circonstances de la mort d’Osiris, & ce qui la suivit, présentent rien d’absurde, si on les prend dans le sens allégorique de l’Art Sacerdotal, elles renferment au contraire de très grandes vérités. En voici la preuve, par la simple exposition de ce qui se passe dans l’opération de l’élixir.

Cette Seconde opération étant semblable à la première, sa clef est la solution de la matière, ou la division des membres d’Osiris en beaucoup de parties. Le coffre où ce Prince est enfermé est le vase Philosophique scellé hermétiquement. Typhon & ses complices sont les agents de la dissolution ; nous verrons pourquoi ci-après dans l’histoire de Typhon. La dispersion des membres du corps d’Osiris, est la volatilisation de l’or Philosophique, la réunion de ces membres indique la fixation. Elle se fait par les soins d’Isis, ou la Terre, qui, comme un aimant, disent les Philosophes, attire à elles les parties volatilisées ; alors Isis, avec le secours de son fils Horus, combat Typhon, le tue, règne glorieusement, & se réunit enfin à son cher époux dans le même tombeau ; c’est-à-dire, que la matière dissout, se coagule, & se fixe dans le même vase, parce qu’un axiome des Philosophes est, solutio corporis est coagulatio spiritûs.

Horus, fils d’Osiris & d’Isis, est reconnu de tous les Auteurs pour être le même qu’Apollon ; on sait aussi qu’Apollon tua le serpent Python à coup de flèches, Python n’est que l’anagramme de Typhon. Mais cette Apollon doit s’entendre du Soleil ou or Philosophique, qui est la cause de la coagulation & de la fixation. On trouvera ceci expliqué plus en détail dans le troisième livre de cet Ouvrage, chapitre d’Apollon.

Osiris fut enfin mis au rang des Dieux par Isis son épouse, & par Mercure, qui institua les cérémonies de son culte. Il faut remarquer deux choses à cet égard : 1°. que les Dieux, au rang desquels Osiris fut mis, ne peuvent être que des Dieux fabriqués par la main des hommes ; c’est-à-dire, les Dieux Chymiques ou Hermétiques. Mercure Trimégiste le dit positivement (In Asclepio.) ; nous avons déjà rapporté ses paroles à ce Sujet. 2°. Que Mercure est également le nom du Mercure des Philosophes, & d’Hermès Trimégiste.

L’un & l’autre ont travaillé avec Isis à la déification d’Osiris ; le Philosophique en agissant dans le vase de concert avec Isis, & le Philosophe en conduisant extérieurement les opérations ; c’est ce qui a fait donner à l’un & à l’autre le titre de Conseiller d’Isis qui n’entreprenait rien sans eux. Ce fut donc Trimégiste qui détermina son culte, & qui institua les cérémonies mystérieuses, pour être des symboles & des allégories permanentes tant de la matière que des opérations de l’Art Hermétique ou Sacerdotal, comme nous le verrons dans la suite.

CHAPITRE IV.

Histoire d’Isis.

Quand on fait la généalogie d’Osiris, on est au fait de celle d’Isis son épouse, puisqu’elle était sa sœur. On pense communément qu’elle était le symbole de la Lune, comme Osiris était celui du Soleil ; mais on la prenait aussi pour la Nature en général, & pour la Terre, suivant Macrobe. Delà vient, dit cet Auteur, qu’on représentait cette Déesse ayant le corps tout couvert de mamelles. Apulée est du même sentiment que Macrobe, & en fait la peinture suivante (Métam. 1. II.), « Une chevelure longue & bien fournie tombait par ondes sur son cou divin : elle avait en tête une couronne variée par sa forme & par les fleurs donc elle était ornée. Au milieu sur le devant paraissait une espèce de globe, en forme presque de miroir, qui jetait une lumière brillance & argentine, comme celle de la Lune. A droite & à gauche de ce globe s’élevaient deux ondoyantes vipères, comme pour l’enchâsser & le soutenir; & de la base de la couronne sortaient des épis de blé. Une robe de fin lin la couvrait toute entière. Cette robe était si éclatante, tantôt par sa grande blancheur, tantôt par son jaune safrané, enfin par une couleur de feu si vive, que mes yeux en étaient éblouis. Une simarre remarquable par sa grande noirceur passait de l’épaule gauche au-dessous du bras droit y & flottait à plusieurs plis en descendant jusqu’aux pieds ; elle était bordée de nœuds & de fleurs variées, & parsemée d’étoiles dans toute son étendue. Au milieu de ces étoiles se montrait la Lune avec des rayons ressemblants à des flammes. Cette Déesse avait un cistre à la main droite, qui, par le mouvement qu’elle lui donnait, rendait un son aigu, mais très agréable ; de la gauche elle portait un vase d’or donc l’anse était formée par un aspic, qui élevait la tête d’un air menaçant ; la chaussure qui couvrait ses pieds exhalants l’ambroisie, était faite d’un tissu de feuilles de palme victorieuse. Cette grande Déesse dont la douceur de l’haleine surpasse tous les parfums de l’Arabie heureuse, daigna me parler en ces termes : Je suis la Nature, mère des choses, maîtresse des éléments ; le commencement des siècles, la Souveraine des Dieux, la Reine des mânes, la première des natures célestes, la face uniforme des Dieux & des Déesses: c’est moi qui gouverne la sublimité lumineuse des cieux, les vents salutaires des mers, le silence lugubre des enfers. Ma divinité unique est honorée par tout l’Univers, mais sous différentes formes, sous divers noms, & par différences cérémonies. Les Phrygiens, les premiers nés des hommes m’appellent la Pessinontienne mère des Dieux : les Athéniens, Minerve Cécropienne ; ceux de Chypre, Vénus Paphienne, ceux de Crète, Diane Dictynne ; les Siciliens qui parlent trois langues, Proserpine Scygienne ; les Eléusiniens, l’ancienne Déesse Cérès, d’autres, Junon ; d’autres, Bellone ; quelques-uns, Hécate ; quelques autres, Rhamnusie. Mais les Egyptiens qui sont instruits de l’ancienne doctrine, m’honorent avec des cérémonies qui me sont propres & convenables, & m’appellent de mon véritable nom, la Reine Isis. »

Isis était plus connue sous son propre nom dans les pays hors de l’Egypte, que ne l’était Osiris, parce qu’on la regardait comme la mère & la nature des choses. Ce sentiment universel aurait dû faire ouvrir les yeux à ceux qui la regardent comme une véritable Reine d Egypte, & qui prétendent en conséquence adapter son histoire feinte à l’histoire réelle des Rois de ce pays-là. Les Prêtres d’Egypte comptaient, suivant le témoignage de Diodore, vingt mille ans depuis le règne du Soleil jusqu’au temps où Alexandre le Grand passa en Asie. Ils disaient aussi que leurs anciens Dieux régnèrent chacun plus de douze cents ans, & que leurs successeurs n’en régnèrent pas moins de trois cents : ce que quelques-uns entendent du cours de la Lune, & non de celui du Soleil, en comptant même les mois pour des années. Eusebe, qui fait mention de la chronologie des Rois d’Egypte, place Océan, le premier de tous, vers l’an du monde 1802, temps auquel Nemrod commença le premier à s’arroger la supériorité sur les autres hommes. Eusebe donne à Océan pour successeurs, Osiris & Isis. Les Pasteurs régnèrent ensuite pendant 103 ans, puis la Dynastie des Polytans pendant 348 ans, dont le dernier fut Miris ou Pharaon, dit Menophis, environ l’an du monde 2550. A cette Dynastie succéda celle des Larthes, qui dura 194 ans ; puis celle des Diapolytans qui fut de 177 ans.

Mais si nous ôtons mille & vingt ans des années du monde jusqu’au règne d’Alexandre, le règne du Soleil ou d’Horus qui succéda à Isis, tombera à l’an du monde environ 2608, temps auquel, selon Eusebe, régnait Zérus, successeur immédiat de Miris. Ainsi, par ce calcul, on ne trouve aucune place pour mettre les règnes d’Osiris, d’Isis, du Soleil, de Mercure, de Vulcain, de Saturne, de Jupiter, du Nil & d’Océan. Je sais cependant, dit Diodore, que quelques Ecrivains placent les tombeaux de ces Rois Dieux dans la ville de Nysa en Arabie, d’où ils ont donné à Denys le surnom de Nisée. Comme la chronologie des Rois d’Egypte n’entre point dans le dessein de cet Ouvrage, je laisse à d’autres le soin de lever toutes ces difficultés de chronologie ; & je retourne à Isis, comme principe général de la Nature, & principe matériel de l’art Hermétique.

Le portrait d’Isis, que nous avons donné d’après Apulée, est une allégorie de l’œuvre, palpable à ceux qui ont lu attentivement les ouvrages qui en traitent. Sa couronne & les couleurs de ses habits indiquent tout en général & en particulier. Isis passait pour la Lune, pour la Terre & pour la Nature. Sa couronne, formée par un globe brillant comme la Lune, l’annonce à tout le monde. Les deux serpents qui soutiennent ce globe sont les mêmes que ceux dont nous avons parlé dans le chapitre premier de ce livre, en expliquant le monument d’A. Herennulcius Hermès. Le globe est aussi la même chose que l’œuf du même monument. Les deux épis qui en sortent marquent que la matière de l’art Hermétique est la même que celle que la Nature emploie pour faire tout végéter dans l’Univers. Les couleurs qui surviennent à cette matière pendant les opérations, ne sont-elles pas expressément nommées dans l’énumération de celles des vêtements d’Isis ? Une simarre ou longue robe frappante par sa grande noirceur, palla n’igerrima splendescens atro nitore, couvre tellement le corps d’Isis, qu’elle laisse seulement apercevoir par le haut une autre robe de fin lin, d’abord blanche, puis safranée, enfin de couleur de feu. Multicolor bysso tenui prœstexta, nunc albo candore lucida, nunc croceo flore lutta, nunc roseo rubore flammea. Apulée avait sans doute copié cette description d’après quelque Philosophe ; car ils s’expriment tous de la même manière à ce sujet. Ils appellent la couleur noire, le noir plus noir que le noir même, nigrum nigro nigrius. Homère en donne un semblable à Thétis, lorsqu’elle se dispose à aller solliciter les faveurs & la protection de Jupiter pour son fils Achille (Iliad. I. 9.4. v. 93.). Il n’y avait point dans le monde, dit ce Poète, d’habillement plus noir que le sien. La couleur blanche succède à la noire, la safranée à la blanche, & la rouge à la safranée, précisément comme le rapporte Apulée. On peut consulter là-dessus le traité de l’œuvre que j’ai donné ci-devant. D’Espagnet en particulier est parfaitement conforme à cette description d’Apulée, & nomme ces quatre couleurs les moyens démonstratifs de l’œuvre. Il semble qu’Apulée ait voulu nous dire que toutes ces couleurs naissent les unes des autres ; que le blanc est contenu dans le noir, le jaune dans le blanc, & le rouge dans le jaune ; c’est pour cela que le noir couvre les autres. On pourrait peut-être m’objecter que cette robe noire est le symbole de la nuit ; & que la chose est assez indiquée par le croissant de la Lune placé au milieu avec les étoiles dont elle est toute parsemée ; mais les autres accompagnements n’y conviennent point du tout. Il n’est pas étonnant qu’on ait mis sur la robe d’Isis un croissant, puisqu’on la prenait pour la Lune, mais comme la nuit empêche de distinguer la couleur des objets, Apulée aurait dit fort mal à propos que les quatre couleurs du vêtement d’Isis le distinguaient & jetaient chacune en particulier un si grand éclat, qu’il en était ébloui. D’ailleurs cet Auteur ne fait aucune mention de la nuit ni de la Lune ; mais seulement d’Isis comme principe de tout ce que la Nature produit ; ce qui ne saurait convenir à la Lune céleste, mais seulement à la Lune Philosophique ; puisqu’on ne remarque dans la céleste que la couleur blanche, & non la safranée & la rouge.

Les épis de blé prouvent qu’Isis & Cérès n’étaient qu’un même symbole ; le cistre & le vase ou petit sceau, Sont les deux choses requises pour l’œuvre, c’est-à-dire, le laiton Philosophique & l’eau mercurielle ; car le cistre était communément un instrument de cuivre, & les verges qui le traversaient étaient aussi de cuivre, quelque fois de fer. Les Grecs inventèrent ensuite la fable d’Hercule, qui chasse les oiseaux du lac Stymphale, en faisant du bruit avec un instrument de cuivre. L’un & l’autre doivent s’expliquer de la même manière. Nous en parlerons dans les travaux d’Hercule, au cinquième livre.

On représentait ordinairement Isis non seulement tenant un cistre, mais avec un sceau ou autre vase à la main, ou auprès d’elle, pour marquer qu’elle ne pouvait rien faire sans l’eau mercurielle, ou le mercure qu’on lui avait donné pour conseil. Elle est la terre ou le laiton des Philosophes ; mais le laiton ne peut rien par lui-même, disent-ils, s’il n’est purifié & blanchi par l’azot ou l’eau mercurielle. Par la même raison Isis était très souvent représentée avec une cruche sur la tête ; souvent aussi avec une corne d’abondance à la main, pour signifier en général la Nature qui fournit tout abondamment, & en particulier la source du bonheur, de la santé & des richesses, que l’on trouve dans l’œuvre Hermétique. Dans les monuments Grecs (Ce que je dis ici des attributs d’Isis se prouve par les monuments antiques rapportés dans l’Antiquité explique de D. Bernard de Montfaucon.) on la voit quelquefois environnée d’un serpent, ou accompagnée de ce reptile, parce que le serpent était le symbole d’Esculape, Dieu de la Médecine, donc les Egyptiens attribuaient l’invention à Isis. Mais nous avons plus de raisons de la regarder comme la matière même de la Médecine Philosophique ou universelle, qu’employaient les Prêtres d’Egypte, pour guérir toutes sortes de maladies, sans que le peuple sut comment ni avec quoi ; parce que la manière de faire ce remède était contenue dans les livres d’Hermès, que les seuls Prêtres avaient droit de lire, & pouvaient seuls entendre, à cause que tout y était voilé sous les ténèbres des hiéroglyphes. Trimégiste nous apprend lui-même (In Asclepio.), qu’Isis ne fut pas l’inventrice de la Médecine, mais que ce fut l’aïeul d’Asclépius ou Hermès donc il portait le nom.

Il ne faut donc pas en croire Diodore, ni la tradition populaire d’Egypte, d’après laquelle il dit qu’Isis inventa non seulement beaucoup de remèdes pour la cure des maladies ; mais qu’elle contribua infiniment à la perfection de la Médecine, & qu’elle trouva même un remède capable de procurer l’immoralité dont elle usa pour son fils Horus, lorsqu’il fut mis à mort pat les Titans, & le rendit en effet immortel. On conviendra avec moi que tout cela doit s’expliquer allégoriquement ; & que, suivant l’explication que nous fournit l’art Hermétique, Isis contribua beaucoup à la perfection de la Médecine, puisqu’elle était la matière dont on faisait le plus excellent remède qui fût jamais dans la Nature. Mais il ne serait point tel si Isis était seule ; il faut nécessairement qu’elle soit mariée avec Osiris, parce que les deux principes doivent être réunis dans un seul tout, comme dès le commencement de l’œuvre ils ne formaient qu’un même sujet, dans lequel étaient contenues deux substances, l’une mâle, l’autre femelle.

Le voyage d’Isis en Phénicie pour y aller chercher le corps de son mari ; les pleurs qu’elle verse avant de le trouver, l’arbre sous lequel il était caché, tout est marqué au coin de l’Art Sacerdotal. En effet, Osiris étant mort, est jeté dans la mer, c’est-à-dire submergé dans l’eau mercurielle, ou la mer des Philosophes ; Isis verse, dit-on, des larmes, parce que la matière qui est encore volatile, représentée par Isis, monte en forme de vapeurs, se condense & retombe en gouttes. Cette tendre épouse cherche son mari avec inquiétude, avec des pleurs & des gémissements, & ne peut le trouver que sous un tamarin ; c’est que la partie volatile ne se réunit avec la fixe, que lorsque la blancheur survient ; alors la rougeur où Osiris est caché sous le tamarin, parce que les fleurs de cet arbre font blanches & les racines rouges. Cette dernière couleur est même indiquée plus précisément par le nom même de Phénicie, qui vient de rouge, couleur de pourpre.

Isis survécut à son mari, & après avoir régné glorieusement, elle fut mise au nombre des Dieux. Mercure détermina son culte, comme il avait fait celui d’Osiris ; parce que dans la seconde opération appelée le second œuvre, ou la seconde disposition par Morien (Entrée, du Roi Calid.), la Lune des Philosophes, ou leur Diane, ou la matière au blanc, signifiée aussi par Isis, paraît encore après la solution ou la mon d’Osiris ; elle se trouve par-là mise au rang des Dieux, mais des Dieux Philosophiques, puisqu’elle est leur Diane ou la Lune, une des principales Déesses de l’Egypte ; on voit bien pourquoi on attribue cette déification à Mercure.

Mais si toute cette histoire n’est pas une fiction, comme le prétend M. l’Abbé Banier (Mytol. T. I. p. 483. 484. & ailleurs.), puisqu’il dit qu’il croit qu’Osiris est le même que Mesraïm, fils de Cham, qui peupla l’Egypte quelque temps après le Déluge. Il ajoute même que, malgré l’obscurité qui règne dans l’histoire d’Osiris, les savants sont obligés de convenir qu’il a été un des premiers descendants de Noé par Cham, & qu’il gouverna l’Egypte où son père s’était retiré... que Diodore de Sicile nous assure que ce Prince est le même que Menés, le premier Roi d’Egypte, & que c’est là qu’il faut s’en tenir ; je prierais cous ces savants de me dire pourquoi tous les Auteurs anciens qui ont parlé de Mesraïm & de Menés, n’ont fait aucune mention, en parlant d’eux, du fameux voyage ou célèbre expédition que le prétendu Osiris fit en Afrique, en Asie & par tout le monde, suivant cette inscription trouvée sur d’anciens monuments, rapportée par Diodore & tous les Auteurs qui depuis lui ont parlé d’Osiris, & par M. l’Abbé Banier lui-même, mais qui ne l’a pas rapportée exactement.

SATURNE, LE PLUS JEUNE DE TOUS LES DIEUX, ÉTAIT MON PERE. JE SUIS OSIRIS, ROI ;

J’AI PARCOURU TOUT L’UNIVERS, JUSQU’AUX EXTRÉMITES DES DESERTS DE L’INDE, DE-LA VERS LE SEPTENTRION JUSQU’AUX SOURCES DE L’ISTER ; ENSUITE D’AUTRES PARTIES DU MONDE JUSQU’A L’OCÉAN :

JE SUIS LE FILS AINE DE SATURNE, SORTI D’UNE TIGE ILLUSTRE, ET D’UN SANG GÉNÉREUX, QUI N’AVAIT POINT DE SEMENCE. IL N’EST POINT DE LIEU OU JE N’AIE ÉTÉ. J’AI VISITE TOUTES LES NATIONS POUR LEUR APPRENDRE TOUT CE DONT J’AI ETE L’INVENTEUR..

Je ne crois pas qu’on puisse attribuer à aucun Roi d’Egypte tout ce que porte cette inscription, particulièrement la génération sans semence, au lieu que ce dernier article même se trouve dans l’œuvre Hermétique, où l’on entend par Saturne la couleur noire, de laquelle naissent la blanche ou Isis, & la rouge ou Osiris : la première appelée Lune, la seconde Soleil ou Apollon.

Il n’est pas moins difficile, ou plutôt il est impossible de pouvoir appliquer à une Reine, l’inscription suivante tirée d’une colonne d’Isis, & rapportée par les mêmes Auteurs.

MOI, ISIS, SUIS LA REINE DE CE PAYS D’EGYPTE, ET J’AI EU MERCURE POUR PREMIER MINISTRE. PERSONNE NE POURRA RÉVOQUER LES LOIS QUE J’AI FAITES, ET EMPÊCHER L’EXÉCUTION DE CE QUE J’AI ORDONNE.

JE SUIS LA FILLE AINEE DE SATURNE, LE PLUS JEUNE DES DIEUX.

JE SUIS LA SOEUR ET LA FEMME D’OSIRIS.

JE SUIS LA MERE DU ROI ORUS.

JE SUIS LA PREMIERE INVENTRICE DE L’AGRICULTURE.

JE SUIS LE CHIEN BRILLANT PARMI LES ASTRES.

LA VILLE DE BUBASTE A ETE BASTIE EN MON HONNEUR.

RÉJOUIS-TOI , O EGYPTE ! QUI M’AS NOURRIE.

Mais si on explique cela de la matière de l’Art Sacerdotal ; si l’on compare ces expressions avec celles des Philosophes Hermétiques, on les trouvera tellement conformes, qu’on sera pour ainsi dire, obligé de convenir que l’Auteur de ces Inscriptions a eu en vue le même objet que les Philosophes. Diodore dit qu’on ne pouvait lire de son temps que ce que nous avons rapporté, parce que le reste était effacé de vétusté. Il n’est même pas possible, ajoute-t-il, d’avoir aucun éclaircissement là-dessus ; car les Prêtres gardent inviolablement le secret sur ce qui leur a été confié ; aimant mieux que la vérité soit ignorée du peuple, que de courir les risques de subir les peines imposées à ceux qui divulgueraient ces secrets. Mais encore une fois, quels étaient donc ces secrets si fort recommandés ? Ceux qui, avec Cicéron, disent qu’il consistait à ne pas dire qu’Osiris avait été un homme, pensent-ils bien à ce qu’ils disent ? La conduite prétendue d’Isis à l’égard des Prêtres était seule capable de trahit ces secrets ; celle des Prêtres envers le peuple le découvrait encore davantage. Quoi ! on voudra me faire croire qu’Osiris ne fut jamais un homme, & l’on me montre son tombeau ? crainte même que je ne doute de sa mort, & comme si l’on voulait ne pas me la faire perdre de vue, on multiplie ce tombeau ? chaque Prêtre me dit qu’il en est le possesseur ? avouons que ce secret serait bien mal concerté. Et à quoi bon, après tout, ce secret inviolable au sujet du tombeau d’un Roi ardemment aimé de ses sujets ? quel intérêt de cacher le tombeau d’Osiris? Si l’on disait qu’Hermès eût conseillé à Isis de cacher le tombeau de son mari, afin d’ôter au peuple une occasion d’idolâtrie, parce qu’il sentait bien que le grand amour qu’avait conçu le peuple pour Osiris, à cause des bienfaits qu’il en avait reçus, pourrait le conduire à l’adorer par reconnaissance ; ce sentiment serait très conforme aux idées que nous devons avoir de la vraie piété d’Hermès. Mais loin de cacher ce tombeau, Isis en faisant un pour chaque membre, & voulant persuader que tout le corps d’Osiris était dans chacun de ces tombeaux, c’eût été au contraire multiplier la pierre de scandale & d’achoppement. L’Ecriture Sainte nous apprend que Josué tint une toute autre conduite à l’égard des Israélites, lorsque Moïse mourut (Deuter. 34.), pour empêcher sans doute que les Hébreux n’imitassent encore les Egyptiens en ce genre d’idolâtrie.

Ce n’était donc pas pour cacher au peuple l’humanité prétendue d’Osiris que l’on faisait un secret de son tombeau ; si l’on défendait sous des peines rigoureuses de dire qu’Isis & son mari avaient été des hommes, c’est qu’ils ne le furent jamais en effet. Cette défense qui ne s’accordait nullement avec la démonstration publique de leur tombeau, aurait dû faire soupçonner quelque mystère caché sous cette contradiction ; le grand secret qu’observaient les Prêtres aurait encore dû irriter la curiosité. Mais le peuple ne s’avise pas de sonder si scrupuleusement les choses ; il les prend celles qu’on les lui donne sans beaucoup d’examen. Et de quel secret d’ailleurs qui puisse avoir rapport à un tombeau & à ce qu’il renferme ? Prenons la chose allégoriquement ; lisons les Philosophes, & nous y verrons des tombeaux aussi mystérieux. Basile Valentin (12 Clefs.) emploie cette allégorie deux ou crois fois : Norton (Ordinale.) dit qu’il faut faire mourir le Roi & l’ensevelir. Raymond Lulle, Flamel, le Trévisan, Aristée dans la Tourbe, & tant d’autres s’expriment à peu près dans ce sens-là ; mais tous cachent avec beaucoup de soin le tombeau & ce qu’il renferme ; c’est-à-dire, le vase & la matière qui y est contenue. Trévisan dit (Philosoph. des Métaux.), que le Roi vient se baigner dans l’eau d’une fontaine ; qu’il aime beaucoup cette eau, & qu’il en est aimé, parce qu’il en est sorti, qu’il y meurt, & qu’elle lui sert de tombeau. Il serait trop long de rapporter toutes les allégories des Auteurs qui prouvent à ceux qui ne se laissent pas aveugler par le préjugé, que ce secret était celui de l’Art Sacerdotal, si fort recommandé à tous les Adeptes.

Les Prêches instruits par Hermès avaient donc un autre but en vue que celui de l’histoire, avec laquelle ne pouvaient pas s’accorder toutes les qualités différentes de mère & de fils, d’époux & d’épouse, de frère & sœur, de père & fille, que l’on trouve dans les diverses histoires d’Osiris & d’Isis; mais qui conviennent très bien à l’œuvre Hermétique, quand on prend son unique matière sous différents points de vue. Qu’on réfléchisse un peu sur certains traits de cette histoire. Pourquoi Isis ramasse-t-elle tous les membres du corps d’Osiris, excepté les parties naturelles ? pourquoi, après la mort de son mari, jure-t-elle de ne pas en épouser d’autre ? pourquoi se fait-elle enterrer dans la forêt de Vulcain ? quelles sont ces parties naturelles, sinon les terrestres noires & féculentes de la matière Philosophique dans lesquelles elle s’est formée, où elle a pris naissance, qu’il faut rejeter comme inutiles, & avec lesquelles elle ne peut se réunir, parce qu’elles lui sont hétérogènes ? Si Isis tient le serment, c’est qu’après la solution parfaite, désignée par la mort, elle ne peut plus par aucun artifice être séparée d’Osiris. Nous verrons dans la suite pourquoi l’on dit qu’elle fut inhumée dans la forêt de Vulcain. On saura, en attendant, que (Voyez là-dessus Philalèthe, Enarratio methodica, & d’Espagnec cité si souvent.) l’inhumation Philosophique n’est autre chose que la fixation, ou le retour des parties volatilisées, & leur réunion avec les parties fixes & ignées desquelles elles avaient été séparées ; c’est pour cela qu’Isis & Osiris sont dits petits-fils de Vulcain.

Est-il surprenant, après ce que nous avons dit jusqu’ici, qu’on ait supposé qu’Osiris & Isis avaient Vulcain & Mercure en grande vénération ? On regarde Mercure comme inventeur des arts & des caractères hiéroglyphiques, parce qu’Hermès les a inventés au sujet du mercure Philosophique. Il a enseigné la Rhétorique, l’Astronomie, la Géométrie, l’Arithmétique & la Musique, parce qu’il a montré la manière de parler de l’œuvre, les astres qui y sont contenus, les proportions, les poids & les mesures qu’il faut y observer pour imiter ceux de la Nature. Ce qui à fait dire à Raymond Lulle (Théor. Métam. c. 50.) : « La Nature renferme en elle-même la Philosophie & la Science des sept arts libéraux, elle contient toutes les formes géométriques & leurs proportions ; elle termine toutes choses par le calcul arithmétique, par l’égalité d’un nombre certain ; & pat une connaissance raisonnée & rhétoricale, elle conduit l’intellect de puissance en acte. »

Voilà comment Mercure fut l’interprète de tout, & servait de conseil à Isis. Elle ne pouvait rien faire sans Mercure, parce qu’il est la base de l’œuvre, & que sans lui on ne peut rien faire. On ne peut pas raisonnablement attribuée à Mercure ou Hermès l’invention de tout dans un autre sens, puisqu’on sait que les arts étaient connus avant le Déluge ; & après le Déluge la Tour de Babel en est une nouvelle preuve.

Isis, suivant Diodore, bâtit des Temples tout d’or, delubra aurea, en l’honneur de Jupiter & des autres Dieux. En quel lieu du monde, & en quel siècle l’histoire nous apprend-elle qu’on en ait élevé un seul de semblable ? Jamais l’or de mine ne fut si commun qu’il l’est aujourd’hui ; & malgré cette abondance, quel est le peuple qui pût y suffire ? n’a-t-on pas voulu dire que ces Temples étaient de même nature que les Dieux qu’ils renfermaient ? & n’est-il pas à croire qu’ils n’étaient autres que des Temples & des Dieux Hermétiques, c’est-à-dire, la matière aurifique & les couleurs de l’œuvre qu’Isis bâtit en effet, puisqu’elle en est la matière même ? Par cette même raison on dit qu’Isis considérait infiniment les Artistes en or & en autres métaux. Elle était une Déesse d’or, la Vénus dorée de toute l’Asie.

Quant à la Chronologie des Egyptiens, elle est également mystérieuse. Ils ne paraissent pas d’accord entre eux, non qu’ils ne le soient pas en effet, mais parce qu’ils l’ont voulu cacher & embarrasser à dessein ; & non pas comme plusieurs ignorants le prétendent, parce qu’ils voulaient établir l’éternité du monde. Il en est d’eux comme il en a été des Adeptes dans tous les temps, parce que ceux-ci ont toujours suivi les errements des premiers. L’un dit qu’il ne faut que quatre jours pour faire l’œuvre ; l’autre assure qu’il faut un an ; celui-là un an & demi, celui-ci fixe ce temps à trois ans, un autre pousse jusqu’à Sept, un autre jusqu’à dix ans ; à les entendre parler si différemment, ne croirait-on pas qu’ils sont tous contraires ? mais celui qui est au fait saura bien les accorder, dit Maïer. Qu’on fasse seulement attention que l’un parle d’une opération, l’autre traite d’une autre ; que dans certaines circonstances les années des Philosophes se réduisent en mois. Suivant Philalèthe (Enarrat. method. 3. Médecin. Gebri.), les mois en semaines, les semaines en jours, &c. ; que les Philosophes comptent les jours tantôt à la manière vulgaire, tantôt à la leur : qu’il y a quatre saisons dans l’année commune, & quatre dans l’année Philosophique : qu’il y a trois opérations pour pousser l’œuvre à sa fin ; savoir, l’opération de la pierre ou du soufre, celle de l’élixir, & la multiplication ; que ces trois ont chacune leurs saisons ; qu’elles composent chacune une année ; & que les trois réunies ne font aussi qu’un an, qui finit par l’automne, parce que c’est le temps de cueillir les fruits & de jouir de ses travaux.

CHAPITRE V.

Histoire d’Horus.

Plusieurs Auteurs ont confondu Horus ou Orus avec Harpocrate ; mais je ne discuterai pas ici les raisons qui ont pu les y déterminer. Le sentiment le plus reçu est qu’Horus était fils d’Osiris & d’Isis, & le dernier des Dieux d’Egypte, non qu’il le fût en mérite, mais pour la détermination de son culte, & parce qu’il est en effet le dernier des Dieux Chymiques, étant l’or Hermétique, ou le résultat de l’œuvre. C’est cet Orus ou Apollon, pour lequel Osiris entreprit un si grand voyage, & essuya tant de travaux & de fatigues. C’est le trésor des Philosophes, des Prêtres & des Rois d’Egypte ; l’enfant Philosophique né d’Isis & d’Osiris, ou si mieux aimé, Apollon né de Jupiter & de Latone. Mais des Auteurs, dira-t-on, ont regardé Apollon, Osiris & Isis comme enfants de Jupiter & de Junon ; Apollon ne peut donc pas être fils d’Isis & d’Osiris. Quelques Auteurs disent même que le Soleil fut le premier Roi d’Egypte, ensuite Vulcain, puis Saturne, enfin Osiris & Horus. Tout cela je l’avoue, pourrait causer de l’embarras, & présenter des difficultés insurmontables dans un système historique ; mais quant à l’œuvre Hermétique, il ne s’en trouve aucune ; nouvelle preuve qu’elle était l’objet de toutes ces fictions. L’agent & le patient dans l’œuvre étant homogènes, se réunissent pour produire un troisième semblable a eux, procédant des deux ; le Soleil & la Lune sont ses père & mère, dit Hermès, & les autres Philosophes après lui. Ces noms de Soleil & de Lune donnés à plusieurs choses, causent une équivoque qui occasionne toutes ces difficultés ; c’est de cette source que sont sorties toutes les qualités de père, de mère, fils, fille, aïeul, frère, sœur, oncle, époux & épouse ; & tant d’autres noms semblables, qui servent à expliquer les prétendus incestes, & les adultères si souvent répétés dans les Fables anciennes, il faudrait être Philosophe Hermétique ou Prêtre d’Egypte pour développer tout cela ; mais Harpocrate recommande le secret, & l’on ne doit pas espérer qu’il soit violé au moins clairement. Ce qu’on peut conclure de la bonne foi & de l’ingénuité plutôt que de l’indiscrétion de quelques Adeptes, est, que la matière de l’œuvre est le principe radical de tout ; mais qu’elle est en particulier le principe actif & formel de l’or ; c’est pourquoi elle devient or Philosophique par les opérations de l’œuvre imitées de celles de la Nature. Cette matière se forme dans les entrailles de la terre, & y est portée par l’eau des pluies mimées de l’Esprit universel, répandu dans l’air, & cet esprit tire fa fécondité des influences du Soleil & de la Lune, qui par ce moyen deviennent le père & la mère de cette matière. La terre est la matrice où cette semence est déposée, & se trouve par-là sa nourrice. L’or qui s’en forme est le Soleil terrestre. Cette matière ou le sujet de l’œuvre est composée de deux substances, l’une fixe, l’autre volatile : la première ignée & active ; la seconde humide & passive, auxquelles on a donné les noms de Ciel & Terre, Saturne & Rhée ; Osiris & Isis ; Jupiter & Junon ; & le principe igné ou feu de nature qui y est renfermé, a été nommé Vulcain, Prométhée, Vesta, &c. De cette manière Vulcain & Vesta qui est le feu de la partie humide & volatile, sont proprement les père & mère de Saturne, de même que le ciel & la, terre, parce que les noms de ces Dieux ne se donnent pas seulement à la matière encore crue & indigeste prise avant la préparation que lui donne l’Artiste de concert avec la Nature ; mais encore pendant la préparation & les opérations qui la suivent. Toutes les fois que cette matière devient noire, elle est le Saturne Philosophique, fils de Vulcain & de Vesta, qui sont eux-mêmes enfants du Soleil, par les raisons que nous avons dites. Quand la matière devient grise après le noir, c’est Jupiter : devient-elle blanche, c’est la Lune, Isis, Diane ; & lorsqu’elle est parvenue au rouge, c’est Apollon, Phœbus, le Soleil, Osiris. Jupiter est donc fils de Saturne, Isis & Osiris fils de Jupiter. Mais comme la. couleur grise n’est pas une des principales de l’œuvre, la plupart des Philosophes n’en font pas mention, & passant tout d’un coup de la noire à la blanche, Isis & Osiris Sont rapprocher de Saturne, & deviennent naturellement ses enfants premiers nés, conformément aux inscriptions que nous avons rapportées. Isis & Osiris Sont donc frère & sœur, soit qu’on les regarde comme principes de l’œuvre, soit qu’on les considère comme enfants de Saturne ou de Jupiter. Isis se trouve même mère d’Osiris, puisque la couleur rouge naît de la blanche. Mais, dira-t-on, comment sont-ils époux & épouse ? Si on fait attention à tout ce que nous avons dit, on verra qu’ils le sont tous sous les points de vue où l’on peut les considérer ; mais ils le sont plus ouvertement dans la production du Soleil Philosophique appelé Horus, Apollon, ou Soufre des Sages ; puisqu’il est formé de ces deux substances fixe & volatile, réunies en un tout fixe & nommé Orus, lorsqu’on fait abstraction de la préparation, ou première opération de l’œuvre, ( ce qui est assez d’usage parmi les Philosophes, qui ne commencent leurs traités de l’Art sacerdotal, ou Hermétique, qu’à la seconde opération ) comme l’or Philosophique est déjà fait, & qu’il faut l’employer pour base du second œuvre ; alors le Soleil se trouve premier Roi d’Egypte ; il contient le feu de nature dans son sein : & ce feu agissant sur les matières, produit la putréfaction, & la noirceur, voilà de nouveau Vulcain fils du Soleil, & Saturne fils de Vulcain. Osiris & Isis viendront ensuite ; enfin Orus, pour la réunion de son père & de sa mère.

C’est à cette seconde opération qu’il faut appliquer ces expressions des Philosophes : il faut marier la mère avec le fils ; c’est-à-dire, qu’après la première coction on doit le mêler avec la matière crue donc il est sorti, & le cuire de nouveau jusqu’à ce qu’ils soient réunis, & ne fassent qu’un. Pendant cette opération, la matière crue dissout & putréfie la matière digérée : c’est la mère qui tue son enfant, & le met dans son ventre pour renaître & ressusciter. Pendant cette dissolution, les Titans tuent Orus, & sa mère le ramené ensuite de la mort à la vie. Le fils alors moins affectionné envers sa mère, qu’elle ne l’était envers lui, disent les Philosophes (La Tourbe.), fait mourir sa mère, & règne en sa place. C’est-à-dire, que le fixe ou Orus fixe le volatil ou Isis y qui l’avait volatilisé ; car tuer, lier, fermer, inhumer, congeler, coaguler ou fixer, sont des termes synonymes dans le langage des Philosophes ; de même que donner la vie, ressusciter, ouvrir, délier, voyager, signifient la même chose que volatiliser.

Isis & Osiris sont donc à juste titre réputés les principaux Dieux de l’Egypte avec Horus qui règne en effet le dernier, puisqu’il est le résultat de tout l’Art sacerdotal. C’est peut-être ce qui l’a fait confondre par quelques-uns avec Harpocrate, Dieu du secret, parce que l’objet de ce secret n’était autre qu’Orus, qu’on avait aussi raison d’appeler le Soleil ou Apollon, puisqu’il est le Soleil ou l’Apollon des Philosophes. Si les Antiquaires avaient étudié la Philosophie Hermétique, ils n’auraient pas été embarrasses pour trouver la raison qui engageait les Egyptiens à représenter Horus sous la figure d’un enfant, souvent même emmailloté. Ils y auraient appris qu’Orus est l’enfant Philosophique né d’Isis & d’Osiris, ou de la femme blanche & de l’homme rouge (Le Code de vérité.) ; c’est pour cela qu’on le voie souvent dans les monuments entre les bras d’Isis qui l’allaite.

Ces explications, serviront de flambeaux aux Mythologues, pour pénétrer dans l’obscurité des Fables qui font mention d’adultères, d’incestes du père avec sa fille, tel que celui de Cynire avec Myrrha ; du fils avec sa mère, tel qu’on le rapporte d’Œdipe; du frère avec la sœur, comme celui de Jupiter & Junon, &c. Les parricides, matricides, &c. ne seront plus que des allégories intelligibles & dévoilées, & non des actions qui font horreur à l’humanité, & qui n’auraient point dû trouver place dans l’histoire. Les amateurs de la Philosophie Hermétique y trouveront comment il faut entendre les textes suivants des Adeptes. « Faites les noces, dit Geber, mettez l’époux avec l’épouse au lit nuptial ; répandez sur eux une rosée céleste : l’épouse concevra un fils qu’elle allaitera ; quand il sera devenu grand, il vaincra ses ennemis, & sera couronné d’un diadème rouge ». « Venez, fils de la Sagesse, dit Hermès (Sept. chap.), & réjouissons-nous dès ce moment, la mort est vaincue, notre fils est devenu Roi, il a un habit rouge, & il a pris sa teinture du feu. Un monstre disperse mes membres (Belin dans la Tourbe.) après les avoir séparés, mais ma mère les réunit. Je suis le flambeau des miens; je manifeste en chemin la lumière de mon père Saturne ». « J’avoue la vérité, dit l’Auteur du grand secret, je suis un grand pécheur ; j’ai coutume de courtiser, & de m’amuser avec ma mère qui m’a porté dans son sein ; je l’embrasse avec amour ; elle conçoit & multiplie le nombre de mes enfants, elle augmente mes semblables, suivant ce que dit Hermès ; mon père est le Soleil, & ma mère est la Lune ».« Il faut, dit Raymond Lulle (Codic. 4.), que la mère qui avait engendré un fils soit ensevelie dans le ventre de ce fils, & qu’elle en soit engendrée à son tour. »

Si Osiris se flatte d’une excellence bien supérieure à celle des autres hommes, parce qu’il a été engendré d’un père sans semence ; l’enfant Philosophique a la même prérogative, & sa mère, malgré sa conception & son enfantement demeure toujours vierge, suivant ce témoignage de d’Espagnet (Can. 58.) : « Prenez, dit-il, une vierge ailée; engrossée de la semence spirituelle du premier mâle, conservant néanmoins la gloire de sa virginité intacte, malgré sa grossesse. » Je ne finirais pas, si je voulais donner tous les textes des Philosophes qui ont un rapport palpable avec les particularités de l’histoire d’Osiris, d’Isis & d’Horus. Ceux-ci suffiront à ceux qui voudront se donner la peine de les comparer & d’en faire l’application.

CHAPITRE VI.

Histoire de Typhon.

Diodore (L. I. c. 2.) fait naître Typhon des Titans. Plutarque (De Iside & Osiride.) le dit frère d’Osiris & d’Isis : quelques autres avancent qu’il naquit de la Terre, lorsque Junon irritée la frappa du pied ; que la crainte qu’il eut de Jupiter, le fit sauver en Egypte, ou ne pouvant supporter la chaleur du climat, il se précipita dans un lac où il périt. Hésiode nous en fait une peinture des plus affreuses (Theog.), qu’Appollodore semble avoir copiée. La Terre, disent-ils, outrée de fureur de ce que Jupiter avait foudroyé les Titans, se joignit avec le Tartare, & faisant un dernier effort, elle enfanta Typhon. Ce monstre épouvantable avait une grandeur & une force supérieure à tous les autres ensemble. Sa hauteur était si énorme, qu’il surpassait de beaucoup les plus hautes montagnes, & sa tête pénétrait jusqu’aux astres. Ses bras étendus touchaient de l’orient à l’occident, & de ses mains sortaient cent dragons furieux, qui dardaient sans cesse leur langue à trois pointes. Des vipères sans nombre sortaient de ses jambes & de ses cuisses, & se repliant par différentes circonvolutions, s’étendaient sur toute la longueur de son corps, avec des sifflements si horribles, qu’ils étonnaient les plus intrépides. Sa bouche n’exhalait que des flammes ; ses yeux étaient des charbons ardents, avec une voix plus terrible que le tonnerre ; tantôt il meuglait comme un taureau, tantôt il mugissait comme un lion ; & quelquefois il aboyait comme un chien. Tout le haut de son corps était hérissé de plumes, & la partie inférieure était couverte d’écaillés. Tel était ce Typhon redoutable aux ; Dieux mêmes, qui osa lancer contre le Ciel des rochers & des montagnes, en faisant des hurlements affreux ; les Dieux en furent tellement épouvantés, que ne se croyant pas en sûreté dans le Ciel, ils se sauvèrent en Egypte, & se mirent à l’abri des poursuites de ce monstre, en s’y cachant sous la forme de divers animaux.

On a cherché à expliquer moralement, historiquement & physiquement ce que les anciens Auteurs ont dit de Typhon. Les applications qu’on en a faites ont été quelquefois assez heureuses ; mais il n’a jamais été possible aux Mythologues d’expliquer sa fable en entier dans le même système. Son mariage avec Echidna, le rendit père de divers monstres, dignes de leur origine, tels que la Gorgone, le Cerbère, l’Hydre de Lerne, le Sphinx, l’Aigle qui dévorait le malheureux Prométhée, les Dragons gardiens de la Toison d’or & du Jardin des Hespérides, &c.

Les Mythologues, pour se tirer de l’embarras où les jetait cette fable qui devenait pour eux un des mystères des plus obscurs de la Mythologie (M. l’Abbé Banier. Mythol. T. I. p. 468.), se sont avisés de dire que les Grecs & les Latins ignorants l’origine de cette fable, n’ont fait que l’obscurcir davantage, en voulant la transporter, selon leur coutume, de l’histoire d’Egypte dans la leur. Fondés sur les traditions, qu’ils avaient apprises par leur commerce avec les Egyptiens, ils firent de Typhon un monstre également horrible & bizarre, que la jalouse Junon avait fait sortir de terre pour se venger de Latone sa rivale.

Ce que nous en rapportent Diodore (Liv. I.) & Plutarque (In Iside.) n’est pas du goût de M. l’Abbé Banier ; sans doute parce qu’ils ne sont point en cela favorables à son système. Ces deux Auteurs, dit il (T. I. p. 468.), « n’ont pas laissé, selon le génie de leur nation, de mêler dans ce qu’ils rapportent plusieurs fictions ridicules ; & d’ailleurs peu exacts dans la chronologie, & ne sachant que fort confusément les premières histoires du monde renouvelé après le Déluge, au nombre desquelles est sans doute celle que M j’explique (de Typhon ), ce sont des guides qu’il ne faut suivre qu’avec de grands ménagements. » Quoique M. l’Abbé Banier ait raison de penser que ces Auteurs n’étaient pas au fait du fond de l’histoire de Typhon, il n’en est pas moins vrai qu’ils avaient recueilli ce qu’ils en disent, de la tradition conservée chez les Egyptiens. S’ils y ont mêlé quelques circonstances pour l’adapter aux fables, de leur pays, ils en ont conservé le fond, qui se trouve également fabuleux. En vain Gérard Vossius (De Idol. 1. l. 26.) prétend-il qu’Og, Roi de Basan, est le même que Typhon, sur la ressemblance des deux noms ; car, dit-il, celui de Typhon vient de uro, sccendo, & celui de Og, signifie ussit, ustulavit. En vain M. Huet (Demonst. Ev. prop.) en fait-il le législateur des Hébreux, devenu odieux aux Egyptiens, par la perte de leurs fils aînés : M. l’Abbé Sevin n’a pas plus raison de le mettre à la place de Chus ; ni M. l’Abbé Banier à celle de Sebon, en suivant dans cette occasion le sentiment de Plutarque, qui s’appuie de l’autorité de Manethon. Il ne serait pas possible de concilier Plutarque avec lui-même. Bochart a mieux réussi (Chan.) que tous les Auteurs ci-dessus, en pensant que Typhon est le même qu’Encelade ; mais il a deviné sans savoir pourquoi, puisqu’il ignorait la raison qui engageait les Poètes à les nommer indifféremment l’un pour l’autre, & à les faire périr tous deux de la même manière. Les Poètes, bien mieux que les Historiens, nous ont conservé le vrai fond des fables, & les ont, à proprement parler, moins défigurées que les Historiens, parce qu’ils se contentaient de les rapporter, en les embellissant à la vérité quelquefois, mais sans s’embarrasser de discuter pourquoi, comment & dans quel temps ces choses avaient pu se faire ; au lieu que les Historiens, cherchant à les accommoder à l’histoire, en ont supprimé des traits, y ont mêlé leurs conjectures, ont quelquefois substitué d’autres noms, &c.

Mais enfin que conclure de tant de sentiments différents ? qu’il faut chercher ce que nous devons penser de Typhon dans les traits dont les Historiens, les Poètes & les Mythologues sont d’accord, où dans lesquels ils différent peu. Les Poètes & les Mythologues disent tous de concert que Typhon fut précipité sous le mont Etna, & les Anciens qui n’ont pas placé là son tombeau, ont choisi pour cela des lieux Sulfureux, & connus par les feux souterrains, comme dans la Campanie, ou près du mont Vésuve, ainsi que le prétend Diodorc (L. 4.), ou dans les champs Phlégéens, comme le raconte Strabon (L. 5.), ou dans un lieu de l’Asie, d’où il sort de terre quelquefois de l’eau, d’autrefois du feu, au rapport de Pausanias (In Arcad.). En un mot, dans toutes les montagnes, & tous les autres lieux où il y avait des exhalaisons sulfureuses. Les Egyptiens racontaient enfin qu’il avait été foudroyé, & qu’il était péri dans un tourbillon de feu.

Rapprochons tout cela avec quelques circonstances de la vie de Typhon ; & à moins que de vouloir fermer opiniâtrement les yeux à la lumière, on sera obligé de convenir que toute l’histoire de ce prétendu Monstre n’est qu’une allégorie, qui fait partie de celle que les Prêtres Egyptiens, ou Hermès lui-même avait inventées, pour voiler l’Art Sacerdotal ; puisque, suivant M. l’Abbé Banier même (Mythol. T. I. p. 478.), les Poètes & les Historiens Grecs & Latins nous ont conservé parmi leurs fables les plus absurdes, les traditions de l’Egypte, c’est à ces traditions primitives qu’il faut nous en tenir. Elles nous apprennent que Typhon était frère d’Osiris ; qu’il le persécuta jusqu’à le faire mourir de la façon dont nous l’avons dit ; qu’il fut ensuite vaincu par Isis, secourue par Horus ; & qu’il périt enfin par le feu. Les Historiens rapportent aussi que les Egyptiens avaient la Mer en abomination, parce qu’ils croyaient qu’elle était elle-même Typhon, & l’appelaient écume ou salive de Typhon (Kirch. Obelis. Pamph. p. 155.), noms qu’ils donnaient aussi au sel marin. Pythagore, instruit par les Egyptiens, disait que la Mer était une larme de Saturne. La raison qu’ils en avaient, était que la Mer, selon eux, était un principe de corruption, puisque le Nil qui leur procurait tant de biens, se viciait par son mélange avec elle. Ces traditions nous apprennent encore que Typhon fit périr Orus dans la Mer où il le précipita, & qu’Isis sa mère le ressuscita après l’en avoir retiré.

Nous avons die qu’Osiris était le principe igné, doux & génératif que le Nature emploie dans la formation des mixtes ; & qu’Isis en était l’humide radical ; car il ne faut pas confondre l’un avec l’autre, puisqu’ils différent entre eux comme la fumée & la flamme, la lumière & l’air, le soufre & le mercure. L’humeur radicale est dans les mixtes le siège & la nourriture du chaud inné, ou feu naturel & céleste, & devient comme le lien qui l’unie avec le corps élémentaire ; cette vertu ignée est comme la forme & l’âme du, mixte. C’est pourquoi elle fait l’office de mâle, & l’humeur radicale fait, en tant qu’humide, la fonction de femelle; ils sont donc comme frère & sœur, & leur réunion constitue la base du mixte. Mais ces mixtes ne sont pas composés de la seule humeur radicale ; dans leur formation, des parties homogènes, impures & terrestres se joignent à lui pour compléter le corps du mixtes ; & ces impuretés grossières & terrestres sont le principe de sa corruption, à cause de leur soufre combustible, âcre & corrosif, qui agit sans cesse sur le soufre pur & incombustible. Ces deux soufres ou feux sont donc deux frères, mais des frères ennemis; & par la destruction journalière des individus, on a lieu de se convaincre que l’impur l’emporte sur le pur. Ce sont les deux principes bons & mauvais donc nous avons parlé dans les chapitres premier & second de ce livre.

Cela posé, il n’est pas difficile de concevoir pourquoi on faisait de Typhon un monstre effroyable, toujours disposé à faire du mal, & qui avait l’audace même de faire la guerre aux Dieux. Les métaux abondent en ce soufre impur & combustible, qui les ronge en les faisant tourner en rouille chacun dans son espèce. Les Dieux avaient donné leurs noms aux métaux ; & c’est pourquoi Hérodote (In Euterpe.) dit que les Egyptiens ne comptaient d’abord que huit grands Dieux, c’est-à-dire, les sept métaux, & le principe dont ils étaient composés. Typhon était né de la terre, mais de la terre grossière, étant le principe de la corruption. Il fut la cause de la mort d’Osiris, parce que la corruption ne se fait que par la solution que nous avons expliquée en parlant de la mort de ce Prince. Les plumes qui couvraient la partie supérieure du corps de Typhon, & sa hauteur qui portait sa tête jusqu’aux nues, indiquent sa volatilité & sa sublimation en vapeurs. Ses cuisses, ses jambes couvertes d’écaillés & les serpents qui en sortent de tous côtés, sont le symbole de son aquosité corrompante & putréfactive. Le feu qu’il jette par la bouche, marque son adustibilité corrosive, & désigne sa fraternité prétendue avec Osiris, parce que celui-ci est un feu caché naturel & vivifiant, l’autre est un feu tyrannique & destructif. C’est pourquoi d’Espagnet l’appelle le tyran de la Nature, & le fratricide du feu naturel, ce qui convient parfaitement à Typhon. Les serpents sont chez les Philosophes l’hiéroglyphe ordinaire de la dissolution & de la putréfaction, aussi convient-on que Typhon ne diffère point du serpent Python, tué par Apollon. On sait aussi qu’Apollon & Horus étaient pris pour le même Dieu.

Ce Monstre ne se contenta pas d’avoir fait mourir son frère Osiris, il précipita aussi son neveu Horus dans la mer, après s’en être saisi par le secours d’une Reine d’Ethiopie. On ne pouvait désigner plus clairement la résolution en eau de l’Horus ou l’Apollon Philosophique, qu’en le disant précipité dans la mer ; la noirceur qui est la marque de la solution parfaite, & de la putréfaction appelée mort par les Adeptes, se voit dans cette Reine d’Ethiopie. Cette matière corrompue & putréfiée est précisément cette écume ou salive de Typhon, dans laquelle Orus fut précipité & submergé. Elle est véritablement une larme de Saturne, puisque la couleur noire est le Saturne Philosophique. Isis ressuscita enfin Horus ; c’est-à-dire, que l’Apollon Philosophique, après avoir été dissous, putréfié & devenu noir, passa de la noirceur à la blancheur appelée résurrection & vie, dans le style Hermétique. Le père & la mère se réunirent alors ensemble pour combattre Typhon, ou la corruption, & après l’avoir vaincu ils régnèrent glorieusement, d’abord la mère ou Isis, c’est-à-dire, la blancheur, & après elle Orus son fils, ou la rougeur. Sans recourir à tant d’explications, les seuls tombeaux supposés de Typhon nous font entendre ce qu’on pensait de ce Monstre, père de tant d’autres, que nous expliquerons dans les chapitres qui les concernent. Les uns disent que Typhon se jeta dans un marais où il périt ; d’autres qu’il fut foudroyé par Jupiter, & qu’il périt par le feu. Ces deux genres de mort sont bien différents ; & il n’y a que la Chymie Hermétique qui puisse accorder cette contradiction ; Typhon y périt en effet, & par l’eau & par le feu en même temps : car l’eau Philosophique, ou le menstrue fétide, ou la mer des Philosophes, qui n’est qu’une même eau formée par la dissolution de la matière, est aussi un marais, puisque étant enfermée dans le vase elle n’a point de cours. Cette eau est un vrai feu, disent presque tous les Philosophes, puisqu’elle brûle avec bien plus de force & d’activité que ne fait le feu élémentaire. Les Chymistes brûlent avec le feu, & nous brûlons avec l’eau, disent Raymond Lulle & Riplée. Notre eau est un feu, ajoute ce dernier (12 Port.) , qui brûle & tourmente les corps bien plus que le feu d’enfer. Quand on dit que Jupiter le foudroya, c’est que la couleur grise ou le Jupiter des Philosophes est le premier Dieu Chymique qui triomphe des Titans, ou qui sort victorieux de la noirceur & de la corruption. Alors le feu naturel de la pierre commence à dominer. Horus vient au secours de sa mère, & Typhon demeure vaincu. Il suffit de comparer l’histoire, ou plutôt, la fable de Python avec celle de Typhon, pour voir clairement que les explications que je viens de donner expriment la véritable intention de celui qui a inventé ces allégories. En effet, le Serpent Python naît dans la boue & le limon, & Typhon naquit de la terre ; le premier périt dans la fange même qui le vit naître, après avoir combattu contre Apollon ; le second meurt, dit-on, dans un marais, après avoir fait la guerre aux Dieux, & particulièrement à Horus qui est le même qu’Apollon, & par lequel il fut vaincu. Ces faits ne demandent point d’explications.

CHAPITRE VII.

Harpocrate.

Il n’y a qu’un sentiment dans tous les Auteurs au Sujet Harpocrate pris pour le Dieu du silence ; il est vrai que dans tous les monuments où il est représenté, son attitude est de porter le doigt sur la bouche, pour marquer, dit Plutarque (De Isir. & Osir.) que les hommes qui connaissaient les Dieux, dans les temples desquels Harpocrate était placé, ne devaient pas en parler témérairement. Cette attitude le distingue de tous les autres Dieux de l’Egypte, avec lesquels il a souvent quelque rapport par les symboles dont il est accompagné. De là vient que beaucoup d’Auteurs l’ont confondu avec Horus, & l’on dit fils d’Isis & d’Osiris. Dans tous les temples d’Isis & de Sérapis on voyait une autre idole portant le doigt sur la bouche, & cette idole est sans doute celle dont parle S. Augustin (De Civ. Dei. 1. 18.c.5.) d’après Varron, qui disait qu’il y avait une loi en Egypte pour défendre sous peine de la vie, de dire que ces Dieux avaient été des hommes. Cette idole ne pouvoir être qu’Harpocrate, qu’Ausone appelle Sigaleon.

En confondant Horus avec Harpocrate on s’est trouvé dans la nécessité de dire qu’ils étaient l’un & l’autre des symboles du Soleil ; & à dire le vrai quelques figures d’Harpocrate ornées de rayons, ou assises sur le lotus, ou qui portent un arc & une trousse ou carquois, ont donné lieu à cette erreur. Dans ce cas-là il faudrait dire que les Egyptiens avaient de la discrétion du Soleil une toute autre idée que n’en avaient les Grecs. Si Harpocrate était le Dieu du silence, & était en même temps le symbole du Soleil chez les premiers, il ne pouvait être l’un & l’autre chez les seconds ; puisqu’Apollon ou le Soleil, selon les Grecs, ne put garder le secret sur l’adultère de Mars & de Vénus. Ils avaient cependant les uns & les autres la même idée d’Harpocrate, & le regardaient comme le Dieu du secret qui se conserve dans le silence, & s’évanouit par la révélation. Harpocrate par conséquent n’était pas le symbole du Soleil, mais les hiéroglyphes, dont on accompagnait sa figure, avaient un rapport symbolique avec le Soleil ; c’est-à-dire, le Soleil Philosophique donc Horus était aussi un hiéroglyphe.

Les Auteurs qui nous apprennent qu’Harpocrate était fils d’Issis & d’Osiris, disent vrai, parce qu’ils le tenaient des Prêtres d’Egypte ; mais ces Auteurs prenaient cette génération dans le sens naturel, au lieu que les Prêtres Philosophes le disaient dans un sens allégorique. puisque tous les Grecs & les Latins étaient convaincus que ces Prêtres mêlaient toujours du mystérieux dans leurs paroles, leurs gestes, leurs actions, leurs histoires & leurs figures, qu’on regardait toutes comme des symboles, il est surprenant que ces Auteurs aient pris à la lettre tant de choses qu’ils nous rapportent des Egyptiens. Leurs témoignages propres les condamnent à cet égard. Nos Mythologues & nos Antiquaires auraient dû faire cette attention. Le secret donc Harpocrate était le Dieu, était à la vérité le secret en général que l’on doit garder sur tout ce qui nous est confié. Mais les attributs Harpocrate nous indiquent l’objet du secret particulier donc il était question chez les Prêtres d’Egypte. Isis, Osiris, Horus, ou plutôt ce qu’ils représentaient symboliquement, étaient l’objet de ce secret. Ils en furent la matière; ils en fournirent le sujet, ils le firent naître ; il tirait donc son existence d’eux ; & l’on pouvait dire par conséquent qu’Harpocrate était fils d’Isis & d’Osiris.

Si, comme l’a prétendu prouver l’illustre M. Cuper dans son Traité sur Harpocrate, on ne doit regarder ce Dieu que comme une même personne avec Orus, pourquoi tous les Anciens les distinguaient-ils ? pourquoi Orus n’a-t-il jamais passé pour Dieu du silence ? & pourquoi ne le voit-on dans aucun monument représenté de la même manière & avec les mêmes symboles ? Je n’y vois qu’une seule ressemblance ; c’est que l’un & l’autre se trouvent sous la figure d’un enfant ; mais encore diffèrent-ils, en ce qu’Orus est presque toujours emmailloté, ou sur les genoux d’Isis qui l’allaite ; au lieu qu’Harpocrate est très souvent un jeune homme, & même un homme fait.

Le chat-huant, le chien, le serpent ne furent jamais des symboles donnés à Orus ; & tout ce qu’ils pourraient avoir de commun sont les rayons qu’on a mis autour de la tête d’Harpocrate, & la corne d’abondance, tels qu’on en voit plusieurs dans l’Antiquité expliquée de Dom Bernard de Montfaucon. Mais il est bon de remarquer que jamais Harpocrate ne se trouve représenté la tête rayonnante. Sans qu’on y ait joint quelque autre symbole. Quoi qu’il en soit, le serpent, le chat-huant & le chien sont tous des symboles qui conviennent parfaitement au Dieu du secret, & nullement à Orus pris pour le Soleil. Le chat-huant était l’oiseau de Minerve, Déesse de la sagesse : le serpent fut toujours un symbole de prudence, & le chien un symbole de fidélité. Je laisse au Lecteur à en faire l’application.

Les autres symboles donnés à Harpocrate, signifiaient l’objet même du secret qu’il recommandait en mettant le doigt sur la bouche ; c’est-à-dire, l’or ou le Soleil Hermétique, par la fleur de lotus sur lequel on le trouve quelquefois assis, ou qu’il porte sur la tête, par les rayons dont sa tête est environnée, & enfin par la corne d’abondance qu’il tient ; puisque le résultat du grand œuvre ou l’élixir Philosophique est la vraie corne d’Amalthée, étant la source des richesses & de la santé.

Plutarque a raison de dire qu’Harpocrate était placé à l’entrée des temples, pour avertir ceux qui connaissaient quels étaient ces Dieux, de n’en pas parler témérairement ; cela ne regardait donc pas le peuple, qui prenait à la lettre ce que l’on racontait de ces Dieux, & qui ignorait par conséquent de quoi il s’agissait. Les Prêtres avaient toujours le Dieu du silence devant les yeux, pour leur rappeler qu’il fallait se donner de garde de divulguer le secret qui leur était confié. On les y obligeait d’ailleurs sous peine de la vie, & il y avait de la prudence à faire cette loi. L’Egypte aurait couru de grands dangers si les autres Nations avaient été informées avec certitude que les Prêtres Egyptiens possédaient le secret de faire de l’or, & de guérir toutes les maladies qui affligent le corps humain. Ils auraient eu des guerres sanglantes à soutenir. Jamais la paix n’y aurait fait sentir ses douceurs. Les Prêtres même auraient été exposés à perdre la vie de la part des Rois en divulguant le secret, & de la part de ceux du peuple à qui ils auraient refusé de le dire, quand on les aurait pressés de le faire. On sentait d’ailleurs les conséquences d’une semblable révélation qui seraient devenues extrêmement fâcheuses pour l’Etat même. Il n’y aurait plus eu de subordination, plus de société ; tout l’ordre aurait été bouleversé. Ces raisons bien réfléchies ont dans tous les temps fait une si grande impression sur les Philosophes Hermétiques, que tous les Anciens n’ont pas même voulu déclarer quel était l’objet de leurs allégories & des fables qu’ils inventaient. Nous avons encore une grande quantité d’ouvrages où le grand œuvre est décrit énigmatiquement, ou allégoriquement ; ces ouvrages sont entre les mains de tout le monde, & les seuls Philosophes Hermétiques y lisent dans le sens de l’Auteur, pendant que les autres ne s’avisent même pas de le soupçonner. De-là tant de Saumaises ont épuisé leur érudition pour y faire des commentaires qui ne satisfont point les gens sensés, parce qu’ils sentent bien que tous les sens qu’on leur présente sont forcés. Il faut juger de même de presque tous les anciens Auteurs qui nous parlent du culte des Dieux de l’Egypte. Ils ne nous parlent que d’après le peuple qui n’était pas au fait. Ceux même, comme Hérodote & Diodore de Sicile, qui avaient interrogé les Prêtres, & qui parlent d’après leurs réponses, ne nous donnent pas plus d’éclaircissements. Les Prêtres leur donnaient le change, comme ils le donnaient au peuple ; on rapporte même qu’un Prêtre Egyptien, nommé Léon, en usa de cette manière envers Alexandre, qui voulait se faire expliquer la Religion d’Egypte. Il répondit que les Dieux que le peuple adorait n’étaient que des anciens Rois d’Egypte, hommes mortels comme les autres hommes. Alexandre le crut comme on le lui disait, & le manda, dit-on, à sa mère Olympias, en lui recommandant de jeter sa lettre au feu, afin que le peuple de la Grèce, qui adorait les mêmes Dieux, n’en fût pas instruit, & que la crainte qu’on lui avait inculquée de ces Dieux, le retînt dans l’ordre & la subordination.

Ceux qui avaient fait les lois pour la succession au trône, avaient eu par toutes les raisons que nous avons déduites, la sage précaution d’obvier à tous ces désordres en ordonnant que les Rois seraient pris du nombre des Prêtres, qui ne communiquaient ce secret qu’à ceux de leurs enfants, & aux autres seulement, Prêtres comme eux, ou qui en seraient Jugés dignes après une longue épreuve. C’est encore ce qui les engageait à défendre l’entrée de l’Egypte aux étrangers pendant si longtemps, ou à les obliger par affronts & par les dangers qu’ils couraient pour leur vie, d’en sortir, lorsqu’ils y avaient pénétré. Psammetichus fut le premier Roi qui permit le commerce de ses sujets avec les étrangers ; & dès ce temps-là quelques Grecs, désireux de s’instruire, se transportèrent en Egypte, où après les épreuves requises ils furent initiés dans les mystères d’Isis, & les portèrent dans leur patrie sous l’ombre des fables & des allégories imitées de celles des Egyptiens. C’est ce que firent aussi quelques Prêtres d’Egypte, qui à la tête de plusieurs colonies furent s’établir hors de leur pays ; mais tous gardèrent scrupuleusement le secret qui leur était confié, & sans en changer l’objet, ils varièrent les histoires fous lesquelles ils le voilaient. De-là sont venues toutes les fables de la Grèce & d’ailleurs, comme nous le ferons voir dans les livres suivants.

Le secret fut toujours l’apanage du sage, & Salomon nous apprend qu’on ne doit pas révéler la sagesse à ceux qui en peuvent faire un mauvais usage, ou qui ne sont pas propres à la garder avec prudence & discrétion. C’est pourquoi tous les Anciens ne parlaient que par énigmes, par paraboles, par symboles, par hiéroglyphes, &c afin que les Sages seuls pussent y comprendre quelque chose.

CHAPITRE VIII.

Anubis.

Diodore de Sicile (Lib. I.) dit qu’Anubis fut un de ceux qui accompagnèrent Osiris dans son expédition des Indes ; qu’il était fils de ce même Osiris ; qu’il portait pour habillement de guerre une peau de chien, & qu’il était, suivant l’interprétation de M. l’Abbé Banier (Mythol.T.I.p.496.), Capitaine des Gardes de ce Prince. Le premier de ces Auteurs rapporte ce qu’il avait appris en Egypte, & dit vrai; mais le second a tort d’accuser la Mythologie Grecque d’avoir confondu Anubis avec Mercure Trimégiste, si célèbre en Egypte par ces belles découvertes, par l’invention des caractères, & par le nombre prodigieux de livres qu’il composa sur toutes sortes de sciences. Ceux qui transportent la Mythologie des Egyptiens chez les Grecs, tels que Musée, Orphée, Mélampe, Eumolpe, Homère, &c. ne s’écartèrent point des idées des Egyptiens, & ne confondirent jamais Anubis avec Trimégiste, mais avec un autre Mercure inconnu à M. l’Abbé Banier, au moins dans le sens que ces promulgateurs de la Mythologie en avaient. Le peu de connaissance qu’on avait de ce Mercure, qui accompagna en effet Osiris dans son voyage, a occasionné les faux raisonnements que la plupart des Auteurs ont faits sur Anubis ; ce n’est donc pas sur leur témoignage qu’il faut établir ses conjectures, & fonder ses jugements. Le P. Kircher (Obelisc. Pamph. p. 292.), est un de ceux qui a mal à propos confondu avec le ton décisif qui lui est ordinaire, Mercure Trimégiste avec Anubis, & qui s’est persuadé faussement que les Egyptiens le représentaient sous la figure d’Anubis. Unde posteri virum tam admirandâ scientiâ prœditum ïnter Deos relatum divinis honoribus coluerunt, eum Anubin vacantes, hoc est, canem, ob admirabilem hujus in rébus, quâ inveniendis, qua investigarnis sagacitatem : il a été sans doute trompé par les explications des hiéroglyphes Egyptiens, données par Horapollo (Liv. l. Explicat. 39.), qui dit que le chien était le symbole d’un Ministre, d’un Conseiller, d’un Secrétaire d’Etat, d’un Prophète, d’un Savant, &c. Plutarque peut aussi avoir contribué à tromper nos Mythologues, en donnant à ce Dieu le nom d’Herm-Anubis, qui signifie Mercure Anubis. Apulée aurait cependant pu les tirer d’erreur, s’ils avaient fait réflexion sur la description qu’il en fait en ces termes: « Anubis est l’interprète des Dieux du Ciel, & de ceux de l’enfer. Il a la face tantôt noire, tantôt de couleur d’or. Il tient élevée sa grande tête de chien, portant de la main gauche un caducée, & de la droite une palme verte, qu’il semble agiter. » Un Antique, que Boissard nous a conservé, que l’on trouve aussi dans le P. Kircher (Loc. cit. p. 294.), dans l’Antiquité expliquée de Dom de Montfaucon, T, II. P. II. p. 314 & ailleurs, & suivant l’inscription, dédiée par un grand Prêtre, nommé Isias, montre clairement ce que les Egyptiens entendaient par Anubis. Cet Isias dédie cet hiéroglyphe aux Dieux frères, & dit que ces Dieux, c’est-à-dire, Sérapis ou Osiris, Apis & Anubis sont les Dieux synthrônes de l’Egypte, ou participants au même trône en Egypte. Isias montre par cette inscription qu’il était plus au fait de la nature de ces Dieux & de leur généalogie, que ne l’étaient beaucoup d’anciens Auteurs Grecs & Latins, & que ne le sont encore aujourd’hui nos Mythologues. La fraternité de ces trois Dieux sape les fondements de toutes leurs explications ; elle contredit Plutarque, qui croit qu’Anubis était fils de Nephté, qui en accoucha, selon lui, avant terme, par la terreur qu’elle eut de Typhon son mari, & que ce fut lui qui, quoique encore fort jeune, apprit à Isis sa tante la première nouvelle de la mort d’Osiris. Elle ne s’accorde pas avec Diodore, qui fait Anubis fils d’Osiris. Mais si nos Mythologues pénétraient dans les idées d’Isias, ils verraient bientôt que ces contradictions ne sont qu’apparentes, & que ces trois Auteurs parlent réellement d’un seul & unique sujet, quoiqu’ils s’expriment diversement. Diodore & Plutarque rapportent les traditions Egyptiennes, telles qu’ils les avaient apprises sans savoir ce qu’elles signifiaient, au lieu qu’Isias était instruit des mystères qu’elles renfermaient. On en jugera par l’explication suivante.

Il y avait deux Mercures en Egypte, l’un surnommé Trimégiste, inventeur des hiéroglyphes des Dieux de l’Egypte, c’est-à-dire, des Dieux fabriqués par les hommes, & qui faisaient l’objet de l’Art Sacerdotal ; l’autre Mercure appelé Anubis, qui était un de ces Dieux, en vue desquels ces hiéroglyphes furent inventés. L’un & l’autre de ces Mercures furent donnés pour conseil à Isis ; Trimégiste pour gouverner extérieurement, & Anubis pour le gouvernement intérieur. Mais comment cela put-il se faire, dira-t-on, puisque Diodore rapporte qu’Anubis accompagna Osiris dans son expédition ? Voici le moyen d’accorder ces contradictions ; & l’on verra qu’Anubis est fils, de même que frère d’Osiris.

Nous avons dit qu’Osiris & Isis étaient le symbole de la matière de l’Art Hermétique ; que l’un représentait le feu de la Nature, le principe igné & générant, le mâle & l’agent ; que l’autre ou Isis signifiait l’humeur radicale, la terre, ou la matrice & le siège de ce feu, le principe passif ou la femelle ; & que tous deux ne formaient qu’un même sujet composé de ces deux substances. Osiris était le même que Sérapis ou, Amun, que quelques-uns disent Amon & Ammon, représenté par une tête de Bélier, ou avec des cornes de Bélier ; parce que cet animal, suivant les Auteurs (Kirch. Obél. Pamph. p. 295.) cités par le P. Kircher, est d’une nature chaude & humide. On voyait Isis avec une tête de Taureau, parce qu’elle était prise pour la Lune, dont le croissant est représenté par les cornes de cet animal ; & que d’ailleurs il est pesant & terrestre. Anubis dans l’Antique de Boissart, se trouve placé encre Sérapis & Apis, pour faire entendre qu’il est composé des deux, ou qu’il en vient ; il est donc fils d’Osiris & d’Isis, & voici comment. Cette matière de l’Art Sacerdotal, mise dans le vase, se dissout en eau mercurielle ; cette eau forme le Mercure Philosophique ou Anubis. Plutarque dit que, quoique fort jeune, il fut le premier qui annonça à Isis la mort d’Osiris, parce que ce Mercure ne paraît qu’après la dissolution & la putréfaction désignées par la mort de ce Prince. Et comme Typhon & Nephté sont les principes de destruction & les causes de cette dissolution, on dit qu’Anubis est fils de ce monstre & de sa femme. Voilà donc Anubis fils d’Osiris & d’Isis en réalité, & né d’eux générativement. Typhon & Nephté sont aussi ses père & mère, mais seulement comme causes occasionnelles. Raymond Lulle s’exprime dans ce sens-là (Vade mecum.) , lorsqu’il dit : Mon fils, notre enfant a deux pères & deux mères. Cette eau est appelée eau de la sagesse, parce qu’elle est toute or & argent, & elle en réside l’esprit de la quintessence qui fait tout, & sans elle on ne peut rien faire. Ce feu, cette terre, & cette eau qui se trouvent dans cette même matière de l’œuvre, sont frères comme les éléments le sont entre eux, ce qui fait qu’Isias les appelle de ce nom. Il dit aussi qu’ils sont Dieux synthrônes de l’Egypte, ou des Dieux également révérés par les Egyptiens, participants au même trône & au même honneur, pour nous faire entendre que les trois ne sont qu’un, & qu’ils ne signifient que la même chose, quoiqu’ils aient différents noms. Cette unité ou ces trois principes qui se réunifient pour ne faire qu’un tout, est déclare palpablement par le triangle qui se voit dans ce monument.

Ayant dit ce que c’est qu’Anubis, on devine aisément comment il put accompagner Osiris dans son voyage, puisque le Mercure Philosophique est toujours dans le vase ; qu’il passe par le noir ou l’Ethiopie, le blanc, &c. ; on a vu le reste dans le chapitre d’Osiris. Quant à la tête de chien qu’on donne à Anubis, nous avons vu que les Egyptiens prenaient le chien pour symbole d’un Ministre d’Etat ; ce qui convient très bien au Mercure des Philosophes, puisque c’est lui qui conduit tout l’intérieure de l’œuvre. Le caducée seul le fait connaître pour Mercure ; la face tantôt noire, tantôt de couleur d’or que lui donne Apulée, n’indique-t-elle pas clairement les couleurs de l’œuvre ? Le texte de Raymond Lulle que nous avons cité, fait voir que Osiris, Isis & Anubis, ou Sérapis, Apis & Anubis sont renfermés dans un même sujet, puisque Osiris, symbole du Soleil, & Isis, symbole de la Lune, se trouvent dans l’eau mercurielle ; car les Philosophes appellent indifféremment Soleil ou or leur soufre parfait au rouge, & Lune ou argent, leur matière fixée à blancheur. Le crocodile, animal amphibie, sur lequel Isias a fait représenter Anubis debout, désigne que Mercure ou le Dieu Anubis est composé ou naît de la terre & de l’eau ; & afin qu’on ne s’y méprît pas, il a fait mettre auprès un préséricule & une patère, qui sont des vases où l’on met de l’eau ou d’autres liqueurs. Le ballot que le P. Kircher n’a pas explique, & que D. de Montfaucon prend pour un coussin bandée en avouant qu’il n’en sait pas l’usage, signifie le commerce qui se fait par le moyen de l’or, dont le globe qu’Anubis porte à la main droite est le symbole. On voie assez souvent le globe dans les hiéroglyphes Egyptiens, parce qu’ils avaient l’Art Sacerdotal pour objet. lorsque ce globe est joint à une croix, c’est pour faire voir que l’or est composé des quatre éléments si bien combinés qu’ils ne se détruisent point l’un, & l’autre. Quand le globe est ailé, c’est l’or qu’il faut volatiliser pour parvenir à lui donner la vertu transmutative. Un globe environné d’un serpent, ou un serpent appuyé sur un globe, est un signe de la putréfaction par laquelle il doit passer avant d’être volatilité. On le trouve même quelquefois ailé, avec un serpent attaché au-dessous (Kirch. Obel. Pamph. p. 399.), & alors il désigne la putréfaction, & la volatilisation qui en est une suite. Mais il faut faire attention que je parle de l’or Philosophique, ou Soleil Hermétique, je croîs devoir faire cette observation, crainte que quelque souffleur n’en prenne occasion de chercher par les eaux fortes ou quelques dissolvants semblables, le moyen de distiller l’or commun, & ne s’imagine avoir touché au but quand il fera parvenu à les faire passer ensemble dans le récipient.

CHAPITRE IX.

Canope.

Les Mythologues ont hasardé bien des conjectures physiques, astronomiques & morales sur les Canopes ; il s’en trouve même d’assez ingénieuses : mais on n’est pas plus éclairci après cela, & chacun a tourné l’allégorie du côté qui frappait le plus son imagination, sans néanmoins qu’aucun ait touché le but que s’étaient proposé les Egyptiens dans l’invention & les représentations du Dieu Canope. S’ils avaient suivi mon système, ils n’auraient pas eu besoin de se mettre l’esprit si fort à la torture, pour deviner ce que pouvait signifier ce Dieu cruche. Il ne leur aurait fallu que des yeux, & ils n’auraient pas perdu leur temps à subtiliser en vain. Qu’on montre à un Philosophe Hermétique un Canope, il n’hésitera pas à dire ce que c’est, n’eût-il jamais entendu parler du Canope d’Egypte, ni des hiéroglyphes donc ils sont couverts ; parce qu’il y reconnaîtra une représentation symbolique de tout ce qui est nécessaire à l’œuvre des Sages. En effet, ce Dieu n’est-il pas toujours représenté dans les monuments Egyptiens sous la forme d’un vase surmonté d’une tête d’homme ou de femme, toujours coiffée, & la coiffure serrée d’un bandeau, à peu prés comme on coiffe une bouteille, pour empêcher la liqueur de s’éventer, ou de s’évaporer ? Faut-il donc être un Œdipe pour deviner une chose qui se manifeste par elle-même ? Un Canope n’est autre chose que la représentation du vase dans lequel on met la matière de l’Art Sacerdotal ; le col du vase est désigné par celui de la figure humaine ; la tête & la coiffure montre la manière dont il doit être scellé, & les hiéroglyphes dont sa superficie est remplie, annoncent aux spectateurs les choses que ce vase contient, & les différents changements de formes, de couleurs & de manières d’être de la matières. « Le vase de l’Art, dit d’Espagnet (Can. 113.), doit être de forme ronde ou ovale, ayant un col de la hauteur d’une palme ou davantage, l’entrée sera étroite. Les Philosophes en ont fait un mystère, & lui ont donné divers noms. Ils l’ont appelé cucurbite, ou vase aveugle, parce qu’on lui ferme l’œil avec le sceau Hermétique, pour empêcher que rien d’étranger ne s’y introduise, & que les esprits ne s’en évaporent. »

Les Mythologues se sont persuadé mal à propos que le Dieu Canope était uniquement l’hiéroglyphe de l’élément de l’eau. Ceux qui sont percés de petits trous, ou qui ont des mamelles par lesquels l’eau s’écoule, ont été faits à l’imitation des Canopes, non pour représenter simplement l’élément de l’eau ; mais pour indiquer que l’eau mercurielle des Philosophes contenue dans les Canopes, est le principe humide & fécondant de la Nature. C’est de cette eau que l’on parlait, quand on dit à Plutarque que Canope avait été le pilote du vaisseau d’Osiris ; parce que l’eau mercurielle conduit & gouverne tout ce qui se passe dans l’intérieur du vase. La morsure d’un serpent, dont Canope fut atteint, marque la putréfaction du mercure, & la mort qui s’ensuivit indique la fixation de cette substance volatile. Tout cela est très bien signifié par les hiéroglyphes des Canopes. Comme je les ai déjà expliqués pour la plupart dans les chapitres précédents, le Lecteur pourra y avoir recours. Quant aux animaux, nous en parlerons dans la suite.

A une des embouchures du Nil était une ville du nom Canope, où ce Dieu avait un temple superbe. S. Clément d’Alexandrie (Strom, 1. 6.) dit qu’il y avait dans cette ville une Académie des sciences la plus célèbre de toute l’Egypte : qu’on y apprenait toute la Théologie Egyptienne, les Lettres hiéroglyphiques ; qu’on y initiait les Prêtres dans les mystères Sacrés, & qu’il n’y avait pas un autre lieu où on les expliquât avec plus d’attention & d’exactitude ; c’est pour cette raison que les Grecs y faisaient de si fréquents voyages. Sans doute qu’en donnant des instructions sur le Dieu Canope, on se trouvait dans la nécessité d’expliquer en même temps tous les mystères voilés sous l’ombre des hiéroglyphes, dont la superficie de ce Dieu était remplie ; au lieu que dans les autres villes où l’on adorait Osiris & Isis, &c. on ne se trouvait que dans le cas de faire l’histoire que du Dieu ou de la Déesse qui y étaient révérés en particulier.

Voilà les principaux Dieux de l’Egypte, dans lesquels on comprend tous les autres. Hérodote (L. 2.) nomme aussi Pan comme le plus ancien de tous les Dieux de ce pays ; & dit qu’en langue Egyptienne on le nommait Mondes. Diodore (L.1.p. 16.) nous assure qu’il était en si grande vénération dans ce pays-là, qu’on voyait sa statue dans tous les temples, & qu’il fût un de ceux qui accompagnèrent Osiris dans son expédition des Indes. Mais comme ce Dieu n’indique autre chose que le principe générant de tout, & qu’on le confond en conséquence avec Osiris, je n’en dirai rien de plus. Nous dirons ces deux mots de Sérapis dans la troisième section. On décerna aussi les honneurs du culte à Saturne, Vulcain, Jupiter, Mercure, Hercule, &c. Nous en traiterons dans les livres suivants, lorsque nous expliquerons la Mythologie des Grecs.

SECTION SECONDE.

Rois d’Egypte et Monuments élevés dans ce pays-là.

L’histoire ne nous apprend Sur les premiers Rois d’Egypte, rien de plus certain que sur ceux de la Grèce & des autres Nations. La Royauté n’était pas héréditaire chez les Egyptiens, suivant Diodore. Ils élisaient pour Rois ceux qui s’étaient rendus recommandables, soit par l’invention de quelques arts utiles, soit par leurs bienfaits envers le peuple. Le premier dans ce genre, si nous en voulons croire les Arabes, fut Hanuch ; le même qu’Henoc fils de Jared, qui fut aussi nommé Idris ou Idaris, & que le P. Kircher dit (Œdip. Ægypt. T. I.p. 66. & suiv.) être le même qu’Osiris, sur le témoignage d’Abenéphi & de quelques autres Arabes. Mais sans nous amuser à discuter si ces Arabes & Manéthon I. ou le Sybennite disent la vérité pour ce qui a précédé le Déluge, c’est de cette époque remarquable que nous devons dater. Plusieurs Auteurs sont même persuadés que Manéthon, qui était Prêtre d’Egypte, n’a formé ses Dynasties, & n’a écrit beaucoup d’autres choses que conformément aux tables qui avaient été inventées & divulguées longtemps avant lui. Ce sentiment est d’autant mieux fondé, que ces fables contenaient l’histoire de la succession prétendue des Rois du pays, pour cacher leur véritable objet, dont les Prêtres faisaient un mystère, & un secret qu’il leur était défendu de révéler sous peine de la vie. Manéthon, comme Prêtre, fut donc obligé d’écrire conformément à ce que l’on débitait au peuple. Mais le secret auquel il était tenu, ne l’obligeant pas à défigurer ce qu’il y avait de vrai dans l’histoire, il a bien pu nous le conserver au moins en partie.

La discussion de la succession des Rois d’Egypte m’entraînerait dans une dissertation qui n’entre point dans le plan que je me suis proposé. Je laisse ce soin à ceux qui veulent entreprendre l’histoire de ce pays-là. Il suffit, pour remplir mon objet, de rapporter les Rois que les Auteurs citent comme ayant laissé des monuments qui prouvent que l’Art Sacerdotal ou Hermétique était connu & en vigueur dans l’Egypte.

Le premier qui s’y établit après le Déluge fut Cham, fils de Noé, qui, suivant Abénéphi (Kirch. loc. cit. p. 85.), fut nommé Zoroastre & Osiris, c’est-à-dire, feu répandu dans toute la Nature. A Cham succéda Mesraïm. La chronique d’Alexandre (L. 1.) donne le surnom de Zoroastre à celui-ci, & Opmecrus le nomme Osiris. Le portrait que les Auteurs font de Cham & de Mesraïm ou Misraïm, est celui d’un Prince idolâtre, sacrilège, adonné à toutes sortes de vices & de débauches, & ne peut convenir à Osiris, qui n’était occupé qu’à remettre le vrai culte de Dieu en vigueur, à faire fleurir la Religion & les Arts, & à rendre ses peuples heureux sous la conduite prudente, sage & religieuse de l’incomparable Hermès Trimégiste. Ce seul contraste devrait faire abandonner l’opinion de ceux qui soutiennent que Cham, ou Misraïm son fils étaient les mêmes qu’Osiris, Il est bien plus naturel de penser que le prétendu Zoroastre ou Osiris, qui signifient feu caché ou, feu répandu dans tout l’Univers, n’eut jamais d’autre Royauté que l’empire de la Nature, que de regarder ce nom comme surnom d’un homme, fût-il Roi, puisqu’il ne saurait même convenir à toute l’humanité réunie.

La chronique d’Alexandrie fait Mercure successeur de Misraïm, & dit qu’il régna 35 ans ; elle ajoute qu’il quitta l’Italie pour se rendre eu Egypte, où il philosophait sous un habit tressé d’or ; qu’il y enseigna une infinité de choses, que les Egyptiens le proclamèrent Dieu, & l’appelaient le Dieu d’or, à cause des grandes richesses qu’il leur procurait. Plutarque (De Iside & Osiride.) donne à Mercure 38 ans de règne. C’est sans doute ce même Mercure qui, suivant Diodore, fut donné pour conseil à Isis.

Mais si les choses sont ainsi, où placera-t-on le règne des Dieux ? Si Vulcain, le Soleil, Jupiter, Saturne, &c. ont été Rois d’Egypte, & que chacun n’ait pas régné moins de douze cents ans, comme nous l’avons dit ci-devant ; il n’est pas possible de concilier tout cela, quand même on dirait que ces noms des Dieux n’étaient que des surnoms donnés à de véritables Rois. La chose deviendra encore moins vraisemblable, si l’on veut s’en rapporter à la chronique d’Alexandrie, qui donne Vulcain pour successeur à Mercure, & le Soleil pour successeur à Vulcain. Après le Soleil elle met Sosin, ou Sothin, ou Sochin. Après Sosin, Osiris, puis Horus, ensuite Thulen, qui pourrait être le même qu’Eusebe nomme Thuois, & Hérodote Thonis. Diodore bouleverse tout l’ordre de cette prétendue succession ; & la confusion qui naît de-là, forme un labyrinthe de difficultés donc il n’est pas possible de se tirer. Mais enfin il faut s’en tenir à quelque chose; c’est pourquoi nous dirons avec Hérodote & Diodore (Diod. 1. l.p.2.c.I.), que le premier Roi qui régna en Egypte après les Dieux, fut un homme appelé Ménas ou Mènes, qui apprit aux peuples le culte des Dieux & les cérémonies qu’on devait y observer.

Ainsi commença donc le règne des hommes en Egypte, qui dura, suivant quelques-uns, jusqu’à la cent quatre-vingtième Olympiade, temps auquel Diodore fut en Egypte, & auquel régnait Ptolémée IX, surnommé Denis.

Ménas donna aux Egyptiens des lois par écrit, qu’il disait avoir promulguées par ordre de Mercure, comme le principe & la cause de leur bonheur. On voit que Mercure se trouve partout, soit pendant le règne des Dieux que les Auteurs font durer un peu moins de huit mille ans, & donc le dernier fut Horus, soit pendant le règne des hommes, qui commença à Ménas ; d’où l’on doit conclure, contre le sentiment du P. Kircher (Œdip. T. I. p. 93.), que ce Ménas ne peut être le même que Mythras & Osiris, puisque ce dernier fut le père d’Horus. Mais suivons Diodore. La race de Ménas donna 52 Rois en 1040. ans. Busiris fut ensuite élu, & huit de ses descendants lui succédèrent. Le dernier des huit, qui se nommait aussi Busiris, fit bâtir la ville de Thèbes, ou la ville du Soleil. Elle avait cent quarante stades d’enceinte ; Strabon lui en donne quatre-vingt de, longueur : elle avait cent portes, deux cents hommes passaient par chacune avec leurs chariots & leurs chevaux (Homer. Iliad. 9.v.381.). Tous les édifices en étaient superbes & d’une magnificence au-delà de ce qu’on peut imaginer. Les successeurs de ce Busiris se firent une gloire de contribuer à l’ornement de cette ville. Ils la décorèrent de temples, de statues d’or, d’argent, d’ivoire de grandeur colossale. Ils y firent élever des obélisques d’une seule pierre, & la rendirent enfin supérieure à toutes les villes du monde. Ce sont les propres termes de Diodore de Sicile, qui est en cela d’accord avec Strabon.

Cette ville devenue célèbre dans tout le monde, & dont les Grecs ne sachant rien pendant longtemps que par oui dire, n’ont pu en parler que d’une manière fort suspecte, fut bâtie en l’honneur d’Orus ou Apollon, le même que le Soleil, dernier des Dieux qui furent Rois en Egypte; & non pas en l’honneur de l’astre qui porte ce nom, comme les monuments qu’on y voyait le témoignent. Une ville si opulente, si remplie d’or & d’argent, apportés en Egypte par Mercure, qui, comme nous l’avons dit d’après les Auteurs, apprit aux Egyptiens la manière de le faire, n’est-elle pas une preuve convaincante de la science des Egyptiens, quant à la Philosophie ou l’Art Hermétique ? Il y avait dans cette même ville, continue Diodore, quarante-sept mausolées de Rois, dont dix-sept subsistaient encore du temps de Ptolémée Lagus. Après les incendies arrivés du temps de Cambyse, qui en transporta l’or & l’argent dans la Perse, on y trouva encore 500 talens pesants d’or, & 1300 d’argent.

Busiris, fondateur de cette ville, était fils de Roi, par conséquent Philosophe instruit de l’Art Sacerdotal ; il était même Prêtre de Vulcain. L’entrée en était défendue aux étrangers. Ce fut sans doute une des raisons qui engagèrent les Grecs à décrier si hautement ce Busiris, le même dont il est fait mention dans les travaux d’Hercule. Mais de quoi n’est pas capable l’envie, la jalousie ? Les Grecs ne pouvaient qu’aboyer après ces richesses qu’ils ne voyaient qu’en perspective.

Les Obélisques seuls suffiraient pour prouver que ceux qui les faisaient élever, étaient parfaitement au fait de l’Art Hermétique. Les hiéroglyphes donc ils étaient revêtus, les dépenses excessives qu’il fallait faire, & jusqu’à la matière, ou plutôt le choix affecté de la pierre, décèlent cette science. Je n’apporterai même pas en preuves ce que dit le P. Kircher, que l’on doit la première invention des Obélisques à un fils d’Osiris, qu’il nomme Meframuthisis, qui faisait sa résidence à Héliopolis, & qui en éleva le premier, parce qu’il était instruit des sciences d’Hermès, & qu’il fréquentait habituellement les Prêtres. Je dirai seulement avec le même Auteur, qu’afin que tout fût mystérieux dans ces Obélisques, les inventeurs des caractères hiéroglyphiques firent même choix d’une matière convenable à ces mystères.

« La pierre de ces Obélisques, dit le même Auteur (Loc. sit), était une espèce de marbre dont les couleurs différentes semblaient avoir été jetées goutte à goutte ; sa dureté ne le cédait point à celle du porphyre, que les Grecs appellent , les Latins Pierres de Thèbes, & les Italiens Granito rosso. La carrière d’où l’on tirait ce marbre était près de cette fameuse ville de Thèbes, où résidaient autrefois les Rois d’Egypte, auprès des montagnes qui regardaient l’Ethiopie, & les sources du Nil, en tirant vers le midi. Il n’est point de sortes de marbres que l’Egypte ne fournisse ; je ne vois pas par quelle raison les Hiéromyste choisissaient pour les Obélisques celle-là plutôt qu’une autre. Il y avait certainement quelque mystère caché là-dessous, & c’était sans doute en vue de quelque secret de la Nature. » On dira peut-être que la dureté, la ténacité faisait préférer ce marbre à tout autre, parce qu’il était propre à résister aux injures du temps. Mais le porphyre, si commun dans ce pays-là, était bien aussi solide, & par conséquent aussi durable. Pourquoi d’ailleurs n’y regardait-on pas de si près quand il s’agissait d’élever d’autres monuments plus grands ou plus petits que les Obélisques, & l’on employait alors d’autres espèces de marbres ? Je dis donc, ajoure le même Auteur, que ces Obélisques étant élevés en l’honneur de la Divinité Solaire, on choisissait, pour les faire une matière dans laquelle on connaissait quelques propriétés de cette Divinité, ou qui avait quelque analogie de ressemblance avec elle.

Le P. Kircher avait raison de soupçonner du mystère dans la préférence que l’on donnait à ce marbre, dont les couleurs étaient constamment au nombre de quatre. Il n’a même pas mal rencontré, lorsqu’il dit que c’était à cause d’une espèce d’analogie avec le Soleil ; il aurait pu assurer la chose, s’il avait suivi notre système, pour le guider dans ses explications. Car il aurait vu clairement que les couleurs de ce marbre font précisément celles qui surviennent à la matière que l’on emploie dans les opérations du grand œuvre, pour faire le soleil philosophique, en l’honneur & en mémoire duquel on élevait ces Obélisques. On en jugera par la description suivante qu’en fait le même Auteur (Ibid. p. 50.) : « La Nature a mélangé quatre substances pour la composition de ce Pyrite Egyptien ; la principale, qui en fait comme la base & le fond, est d’un rouge éclatant, dans laquelle sont comme incrustés des morceaux de cristal, d’autres d’améthystes, les uns de couleur cendrée, les autres bleus, d’autres enfin noirs, qui sont semés ça & là dans toute la substance de cette pierre. Les Egyptiens ayant donc observé ce mélange, jugèrent cette matière comme la plus propre à représenter leurs mystères.» Un Philosophe Hermétique ne s’exprimerait pas autrement que le P. Kircher ; mais il aurait des idées bien différentes. On fait, & nous l’avons répété assez souvent, que les trois couleurs principales de l’œuvre sont la noire, la blanche & la rouge. Ne sont-ce pas celles de ce marbre ? La couleur cendrée n’est-elle pas celle que les Philosophes appellent Jupiter, qui se trouve intermédiaire entre la noire nommée Saturne, & la blanche appelée Lune ou Diane ? La rouge qui domine dans ce marbre ne désigne-t-elle pas clairement celle qui, dans les livres des Philosophes Hermétiques, est comparée à la couleur des pavots des champs, & constitue la perfection du Soleil ou Apollon des Sages ? La bleue n’est-elle pas celle qui précède la noirceur dans l’œuvre, que Flamel (Explic. des fig. hiéroglyp.) & Philalèthe (Enarrat. Method. 3. Gebri Medic.) disent être un signe que la putréfaction n’est pas encore parfaite ? Nous en parlerons plus au long dans le chapitre de Cérès au IVe. Livre, lorsque nous expliquerons ce que c’était que le lac Cyanée, par lequel se sauva Pluton en enlevant Proserpine.

Voilà tout le mystère dévoilé. Voilà le motif de la préférence que les Egyptiens donnèrent à ce marbre pour en former les Obélisques, & c’était, comme l’on voit, avec raison, puisqu’il s’agissait de les élever en l’honneur d’Horus ou du Soleil Philosophique, & de représenter sur leurs surfaces des hiéroglyphes, sous les ténèbres desquels étaient ensevelies & la matière dont Horus se faisait, & les opérations requises pour y parvenir. Je ne prétends cependant pas que ce fût l’objet unique de l’érection de ces Obélisques & des Pyramides. Je sais que toute la Philosophie de la Nature y était hiéroglyphiquement renfermée en général, & que Pythagore, Socrate, Platon, & la plupart des autres Philosophes Grecs puisèrent leur Science dans cette source ténébreuse, où l’on ne pouvait pénétrer, à moins que les Prêtres d’Egypte n’y portassent le flambeau de leurs instructions ; mais je sais aussi que les Philosophes disent (Cosmop. novum lumen Chemic. D’Espagnet, Raymond Lulle, &c.) que la connaissance du grand œuvre donne celle de toute la Nature, & qu’on y voit toutes ses opérations & ses procédés comme dans un miroir.

Pline n’est pas d’accord avec Diodore sur le Roi d’Egypte qui le premier fit élever des Obélisques. Pline (L. 36. c. 8.) en attribue l’invention à Mitrès ou Mitras : Trabes ex os fecêre Reges , quodam certamine Obeliscos vocantes Solis Numini sacratos ; radio sum ejus argumentum in effigie est, & ita significat in nomme Ægyptio. Primns omnium id instituit Mitres, qui id urbe Solis ( Heliopoliseu Thebis intellige ) primus regnabat, somnio jussus, & hoc ipsum scriptum in eo. Mais sans doute que cette différence ne vient que de ce que Mitrès ou Mithras signifiait le soleil, & Ménas la Lune. Il y a même grande apparence que ce Mithras & ce Ménas étaient les mêmes qu’Osiris & Isis ; non qu’ils aient en effet fait élever des Obélisques, puisqu’ils n’ont jamais existé sous forme humaine ; mais parce que c’est en leur honneur qu’on les éleva. On ne prouve pas mieux leur existence réelle en disant qu’ils bâtirent Memphis (Hérodote in Euterp.) ou quelque autre ville d’Egypte ; puisque Vulcain, Neptune & Apollon ne sont pas, moins des personnages fabuleux pour avoir bâtit la ville de Troyes, comme nous le prouverons dans le cours de cet Ouvrage, & particulièrement dans le VIe. Livre.

Sans m’attacher scrupuleusement à la succession chronologique des Rois d’Egypte, puisque leur histoire entière n’entre point dans mon plan, je passe à quelques-uns de ceux qui ont laissé des monuments particuliers de l’œuvre Hermécique, & je m’en tiens à Diodore de Sicile pour évitée les discussions.

Simandius, au rapport d’Hécatée & de Diodore, fit des choses surprenantes à Thèbes, & surpassa ses prédécesseurs en ce genre. Il fit ériger un monument admirable par sa grandeur, & par l’art avec lequel il était travaillé. Il avait dix stades, la porte par où l’on y entrait, avait deux arpents de longueur, & quarante-cinq coudées de hauteur. Sur ce monument était une inscription en ces termes :

JE SUIS SIMANDIUS ROI DES ROIS.

SI QUELQU’UN DESIRS SAVOIR CE QUE J’AI ETE ET OU JE SUIS, QU’IL CONSIDERE MES OUVRAGES.

J’omets la description de ce superbe monument ; on peut la voir dans les Auteurs cités ; je dirai seulement avec eux, qu’entre les peintures & les sculptures placées sur un des côtés de ce fameux péristyle, on voyait Simandius offrant aux Dieux l’or & l’argent qu’il faisait tous les ans ; la somme en était marquée, & montait à 131200000000 mines, suivant le même Diodore.

Auprès de ce monument on voyait là Bibliothèque Sacrée, sur la porte de laquelle était écrit REMEDE DE L’ESPRIT. Sur le derrière était une belle maison, où l’on voyait 20 couffins ou petits lits dressés, pour Jupiter & Junon, la statue du Roi & son tombeau. Autour étaient distribués divers appartements ornés de peintures, qui représentaient tous les animaux révérés en Egypte, & tous semblant diriger leurs pas vers le tombeau. Ce monument était environné d’un cercle d’or massif, épais d’une, coudée, & sa circonférence était de 365. Chaque coudée était un cube d’or, & marquée par des divisions. Sur chacune étaient gravés les jours, les années, le lever & le coucher des Astres, & tout ce que cela signifiait suivant les observations astrologiques des Egyptiens. Ce cercle fut enlevé, dit-on, du temps que Cambyse & les Perses régnèrent en Egypte.

Ce que nous venons de rapporter de la magnificence de Simandius, montre assez, tant par la matière dont ces choses étaient faites, que par la forme qu’on leur donnait, pour quelle raison & à quel dessein on les avait ainsi faites. Quelque interprétation que les Historiens puissent y donner, comment pourront-ils supposer que Simandius ait pu tirer, soit des mines, soit des impôts une si prodigieuse quantité d’or ? Et quand on pourrait le supposer, Simandius aurait-il eu droit de s’en faire une gloire particulière, & d’en parler comme de son ouvrage ? Si les autres Rois avaient le même revenu, ils pouvaient s’en glorifier comme lui. Il y eût eu de la folie à faire graver sur son tombeau qu’il ne tenait ces richesses que de ses exactions, & de la puérilité à faire marquer la somme des richesses qu’il tirait annuellement de la terre. Une si grande somme paraît à la vérité incroyable ; mais elle ne l’est pas à ceux qui savent ce que peut transmuer un gros de poudre de projection multipliée en qualité autant qu’elle peut l’être.

L’inscription mise au-dessus de la porte de la Bibliothèque, annonce combien la lecture est utile ; mais elle ne paraît y avoir été placée que pour marquer le trésor qui y était renfermé ; c’est-à-dire, les livres que les égyptiens appelaient sacrés, ou ceux qui contenaient en termes allégoriques, & en caractères hiéroglyphiques toute la Philosophie Hermétique ou l’art de faire l’or, & le remède pour guérir toutes les maladies ; puisque la possession de cet art fait évanouir la source de toutes les maladies de l’esprit, l’ambition, l’avarice, & les autres passions qui le tyrannisent. Cette science étant celle de la Sagesse, on peut dire avec Salomon (Sap. 7.), l’or n’est que du sable vil en comparaison de la sagesse, & l’argent n’est que de la boue. Son acquisition vaut mieux que tout le commerce de l’or & de l’argent ; son fruit plus précieux que toutes les richesses du monde : tout ce qu’on y désire ne peut lui: être comparé. La santé & la longueur de la vie est à sa droite (Prov. c. 3.), la gloire & des richesses infinies sont à sa gauche. Ses voies sont des opérations belles, louables & nullement à mépriser ; elles ne se font point avec précipitation ni à la hâte, mais avec patience & attention pendant un long travail : c’est l’arbre de vie à ceux qui la possèdent & heureux sont ceux qui l’ont en leur pouvoir !

On explique communément ces paroles, de la sagesse & de la piété, mais quoiqu’on possède tout quand on possède Jésus-Christ, & que l’on est fidèle à observer sa loi, l’expérience de tous les temps nous démontre que la santé, la longueur de la vie, la gloire & les richesses ne sont pas l’apanage de tous les Saints. Pourquoi Salomon ne l’aurait-il pas dit de la sagesse Hermétique, puisque tout y convient parfaitement, & en est proprement la définition ?

Le huitième Roi d’Egypte après Simandius, ou Smendes, appelé aussi Osymandnas, fut Uchorens, suivant Diodore (Lib. I. p. 2. c. I.), que je me suis proposé de suivre. Il fit bâtir Memphis, lui donna cent cinquante stades de circuit, & la rendit la plus belle ville de l’Egypte, les Rois ses successeurs la choisirent pour leur séjour. Miris, le douzième de sa race, régna dans la suite, & fit construire à Memphis le vestibule septentrional du temple, dont la magnificence n’était point inférieure à ce qu’avaient fait ses prédécesseurs. Il fit aussi creuser le lac Mœris de trois mille six cents stades de tour, & de cinquante brasses de profondeur, afin de recevoir les eaux du Nil, lorsqu’elles débordaient avec trop d’abondance, & de pouvoir les distribuer dans les champs des environs, quand les eaux manquaient d’inonder le pays. Chaque fois qu’on donnait issue ou entrée à ces eaux, il en coûtait cinquante talens. Au milieu de cette espèce de lac, Miris fit élever un mausolée à deux pyramides de la hauteur d’une stade chacune, l’une pour lui, l’autre pour son épouse, à laquelle il accorda pour sa toilette, tout le produit de l’impôt mis sur le poisson qui se pêchait dans ce lac. Sur chaque pyramide était une statue de pierre, assise sur un trône, le tout d’un ouvrage exquis.

Sésostris prit ensuite la couronne, & surpassa tous ses prédécesseurs en gloire & en magnificence. Après qu’il fut né, Vulcain apparut en songe à son père, & lui dit que Sésostris son fils commanderait à tout l’Univers. Il le fit en conséquence élever avec nombre d’autres enfants du même âge ; l’obligea aux mêmes exercices fatigants, & ne voulut pas qu’il eût d’autre éducation qu’eux, tant afin que la fréquentation les rendît plus liés, que pour l’endurcir au travail. Pour se concilier l’attachement de tout le monde, il employa les bienfaits, les présents, la douceur, l’impunité même à l’égard de ceux qui l’avaient offensé. Assuré de la bienveillance des chefs & des soldats, il entreprit cette grande expédition, dont les Historiens nous ont conservé la mémoire. De retour en Egypte il fit une infinité de belles choses à grands frais, afin d’immortaliser son nom. Il commença par construire dans chaque ville de ses Etats un temple magnifique en l’honneur du Dieu qui y était adoré ; & fit mettre une inscription dans tous les temples, qui annonçait à la postérité qu’il les avait fait tous élever à ses frais, sans avoir levé aucune contribution sur ses peuples. Il fit amonceler des terres en forme de montagnes, bâtir des villes sur ces élévations, & les peupla des habitants qu’il tira des villes basses, trop exposées à être submergées dans les débordements du Nil. On creusa par ses ordres un grand nombre de canaux de communication, tant pour faciliter le commerce, que pour défendre l’entrée de l’Egypte à ses ennemis. Il fit construire un navire de bois de cèdre, long de 280 coudées, tout doré en dehors, & argenté en dedans, qu’il offrit au Dieu qu’on révérait particulièrement à Thèbes. Il plaça dans le temple de Vulcain à Memphis sa statue & celle de son épouse, faites d’une feule pierre, haute de trente coudées, & celles de ses enfants hautes de vingt. Il s’acquit enfin tant de gloire, & sa mémoire fut en telle vénération, que plusieurs siècles après, Darius, père de Xerxès, ayant voulu faire placer sa statue avant celle de Sésostris dans le temple de Memphis, le Prince des Prêtres s’y opposa, en lui représentant qu’il n’avait pas encore fait tant & de si grandes choses que Sésostris. Darius, loin de se fâcher de la liberté du Grand Prêtre, lui répondit qu’il donnerait tous ses soins peur y parvenir, & que si le ciel lui conservait la vie, il ferait en sorte de ne lui céder en rien.

Sésostris ayant régné trente-trois ans mourut, & son fils qui lui succéda, ne fit rien de remarquable en fait de magnificence, sinon deux obélisques chacun d’une même pierre, haute de cène coudées & large de huit, qu’il fit dresser en l’honneur du Dieu d’Héliopolis, c’est-à-dire, du Soleil ou d’Horus. Hérodote (L.2.c.3.) nomme Pheron ce fils de Sésostris, & lui donne Prothée pour successeur, au lieu que Diodore en met plusieurs entre eux, & n’en nomme aucun jusqu’à Amasis, qui eut pour successeur Actisanes Ethiopien, ensuite Ménides, que quelques-uns appellent Marus. C’est lui qui fit faire ce célèbre labyrinthe, dont Dédale fut si enchanté, qu’il en construisit un semblable à Crète pendant le règne de Minos. Ce dernier n’existait plus du temps de Diodore, & celui d’Egypte subsistait dans tout son entier.

Cétès, que les Grecs nomment Prothée, régna après Ménide, Cétès était expert dans tous les arts. C’est le Prothée des Grecs, qui se changeait en toutes sortes de figures, & qui prenait les formes tantôt de lion, puis de taureau, de dragon, d’arbre, de feu. Nous expliquerons pourquoi dans les livres suivants.

Le neuvième qui porta la couronne en Egypte après Prothée, fut Chembis, qui régna 50 ans, & fit élever la plus grande des trois pyramides, que l’on met au nombre des merveilles du monde. La plus grande couvre de sa base sept arpents de terrain, sa hauteur en a six, & sa largeur de chacun des quatre côtés, qui diminue à mesure que la pyramide s’élève, a soixante-cinq coudées. Tout l’ouvrage est d’une pierre extrêmement dure, très difficile à travailler. On ne peut revenir de l’étonnement qui saisit à la vue d’un édifice si admirable. Quelques-uns assurent, continue Diodore, qu’il y a plus de trois mille ans que cette masse énorme de bâtisse a été élevée, elle subsiste néanmoins encore dans tout son entier. Ces Pyramides sont d’autant plus surprenantes, qu’elles sont dans un terrain sablonneux, fort éloigné de toutes sortes de carrières, & que chaque pierre de la plus grande de ces Pyramides n’avait pas moins de trente pieds de face. Selon le rapport d’Hérodote (Lib.2.). La tradition du pays était qu’on avait fait transporter ces pierres des montagnes de l’Arabie. Une inscription gravée sur cette Pyramide apprenait que la dépense faite en oignons, ails & raves donnés pour vivre aux ouvriers qui avaient travaillé à sa construction, montait à seize cents talens d’or ; que trois cents soixante mille hommes y furent employés pendant vingt ans, & qu’il en coûta douze millions d’or pour transporter les pierres, les tailler & les poser. Suivant Ammien Marcellin on ne fit pas moins de dépenses pour le Labyrinthe. Combien en dût-il coûter, dit Hérodote, pour le fer, les vêtements des ouvriers, & les autres choses requises ?

Chabrée & Mycerin qui régnèrent après Chembis, firent aussi élever des Pyramides superbes, avec des frais proportionnés, mais immenses, Bocchorus vint ensuite; Sabachus, qui abdiqua la couronne, & se retira en Ethiopie. L’Egypte après cela fut gouvernée par douze Pairs pendant quinze ans, au bout desquels un des douze nommé Psammeticus se fit Roi. Il attira le premier les étrangers en Egypte (Herodot. I. 2. c. 154.), & leur procura toute la sûreté dont ils n’avaient point joui sous ses prédécesseurs, qui les faisaient mourir, ou les réduisaient en servitude. La cruauté que les Egyptiens exercèrent envers les étrangers sous le règne de Busiris, donna occasion aux Grecs, dit Diodore, d’invectiver contre ce Roi, de la manière qu’ils l’ont fait dans leurs fables, quoique roui ce qu’ils en rapportent soit contraire à la vérité.

Après la mort de Psammericus commença la quatrième race des Rois d’Egypte, c’est-à-dire, d’Apries, qui ayant été attaqué par Amasis, chef des Egyptiens révoltés, fut pris & étranglé. Amasis fut élu à sa place environ l’an du monde 3390, qui fut celui du retour de Pythagore dans la Grèce sa patrie. Pendant le règne du successeur d’Amasis, Cambyses, Roi de Perse, subjugua l’Egypte vers la troisième année de la soixante-troisième Olympiade. Des Ethiopiens, des Perses, des Macédoniens portèrent aussi la couronne d’Egypte ; & parmi ceux qui y ont régné, on compte six femmes.

Quelques réflexions fur ce que nous avons rapporté d’après Diodore, ne seront pas hors de propos. Les superbes monuments que le temps avait détruits, ou qui subsistaient encore lorsque cet Auteur fut en Egypte ; les frais immenses avec lesquels on les avait élevés ; l’usage de choisir les Rois dans le nombre des Prêtres, & tant d’autres choses qui se présentent à l’esprit, sont des preuves bien convaincantes de la science Chymico-Hermétique des Egyptiens. Diodore parle en Historien, & ne peut être suspect quant à cet Art sacerdotal, à cette Chymie qu’il ignorait, selon les apparences, avoir été en vigueur dans ce pays-là. Il ne soupçonnait même pas qu’on pût avoir de l’or d’ailleurs que des mines. Ce qu’il dit (Rer. Antiq. 1.3. c. 2.) de la manière de le tirer des terres frontières de l’Arabie & de l’Ethiopie ; le travail immense qui était requis pour cela, le grand nombre de personnes qui y étaient occupées, donne assez à entendre qu’il ne croyait pas qu’on en tirât d’ailleurs. Aussi n’avait-il pas été initié dans les mystères de ce pays. Il ne paraît même pas qu’il ait eu une liaison particulière avec les Prêtres. Il ne rapporte que ce qu’il avait vu ou appris de ceux qui, comme lui, n’y soupçonnaient sans doute rien de mystérieux : il avoue cependant quelquefois, que ce qu’il rapporte a tout l’air de fable ; mais il ne s’avise pas de vouloir pénétrer dans leur obscurité. Il dit que les Prêtres conservaient inviolablement un secret qu’ils se confiaient successivement. Mais il était du nombre de ceux qui pensaient voir clair où ils ne voyaient goutte ; & qui s’imaginaient que ce secret n’avait d’autre objet que le tombeau d’Osiris, & peut-être ce qu’on entendait par les cérémonies du culte de ce Dieu, de Vulcain & des autres. S’il avait fait attention au culte particulier que l’on rendait à Osiris, Isis, Horus, qui ne passaient que pour des hommes ; celui de Vulcain, dont tous les Rois se firent un devoir d’embellir le temple à Memphis, les cérémonies particulières que l’on observait dans ce culte; que les Rois étaient appelés Prêtres de Vulcain, pendant que chez les autres Nations, Vulcain était regardé comme un misérable Dieu, chassé du ciel à cause de sa laide figure, & condamné à travailler pour eux. Si Diodore avoir réfléchi sur l’attention qu’avaient les Rois d’Egypte avant Psamméticus, d’empêcher l’entrée de leur pays aux autres Nations, il aurait vu sans peine qu’ils ne le faisaient pas sans raisons. Le commerce des étrangers, pouvant apporter dans l’Egypte les richesses abondances qu’il porte dans les autres pays, il y eût eu de la folie aux Egyptiens de l’interdire, Diodore convient cependant avec tous les Auteurs, que les Egyptiens étaient les plus sages de tous les Peuples ; & cette idée ne peut convenir à ces puérilités introduites dans leur culte, à moins qu’on ne suppose qu’elles renfermaient des mystères sublimes, & conformes à l’idée que l’on avait de leur haute sagesse. Puisque le commerce ne portait en Egypte ni l’or, ni l’argent, ils avaient sans doute une autre ressource pour trouver ces métaux chez eux : mais en supposant avec Diodore qu’on tirait au moins l’or d’une terre noire, & d’un marbre blanc ; peut-on penser qu’ils en fournissaient assez pour ces dépenses excessives que les Rois firent pour la construction de ces merveilles du monde? ces métaux pouvaient-ils devenir assez communs pour que le peuple en eût cette abondance, donc l’écriture fait mention, au sujet de la suite des Hébreux de l’Egypte? Si ces mines avaient ère si riches, eût-il fallu tant de travail pour les exploiter ? Je serais tenté de croire que Diodore ne parle de ces mines que par ouï dire. Cette terre noire, ce marbre blanc d’où l’on tiroir de l’or, m’ont bien l’air de n’être autres que la terre noire & le marbre blanc des Philosophes Hermétiques ; c’est-à-dire, la couleur noire, de laquelle Hermès & ceux qu’il avait instruits, savaient tirer l’or Philosophique. C’était là le secret de l’Art sacerdotal, de l’Art des Prêtres d’où l’on tirait les Rois ; aussi Diodore dit-il que l’invention des métaux était fort ancienne chez les Egyptiens, & qu’ils l’avaient apprise des premiers Rois du pays. Que les Métallurgistes de nos jours suivent dans le travail des mines la méthode que Diodore détaille si bien, & qu’ils nous disent ensuite quelle réussite aura eu leur travail. Le P. Kircher sentait bien son insuffisance, & l’impossibilité de la chose, lorsque, pour prouver que la Philosophie Hermétique ou l’art de faire de l’or n’était pas connu des Egyptiens, il apporte le témoignage de Diodore en preuve que ces peuples le tiraient des mines, & se voit enfin obligé de recourir à un secret qu’ils avaient de tirer ce métal de toutes sortes de matières. Ce secret suppose donc que l’or se trouve dans tous les mixtes. Les Philosophes Hermétiques disent, il est vrai, qu’il y est en puissance ; c’est pourquoi leur matière, selon eux, se trouve partout, & dans tout ; mais le P. Kircher ne l’entendait pas dans ce sens là : & le secret d’extraire en réalité l’or de tous les mixtes est une supposition sans fondement. La science Hermétique, l’Art sacerdotal, était la source de toutes ces richesses des Rois d’Egypte, & l’objet de ces mystères si cachés fous le voile de leur prétendue Religion.

Quel autre, motif aurait pu les engager à ne s’expliquer que par des hiéroglyphes ? une chose aussi essentielle que la Religion demande-t-elle à être enseignée par des figures inintelligibles à d’autres qu’aux Prêtres ? Que le fond de la Religion ou plutôt l’objet soient des mystères, il n’y a rien d’étonnant : tout le monde sait que l’esprit humain est trop borné pour concevoir clairement tout ce qui regarde Dieu & ses attributs ; mais loin de vouloir les rendre encore plus incompréhensibles en les présentant sous les ténèbres presque impénétrables des hiéroglyphes. Hermès & les Prêtres qui se proposaient de donner au peuple la connaissance de Dieu, auraient pris des moyens plus à sa portée, ce qui ne s’accordait en aucune façon, & qui eût été même contradictoire avec ce secret qui leur avait été recommandé, & qu’ils gardaient si inviolablement. C’eût été prendre précisément les moyens de ne pas réussir dans leur dessein.

Je sais que de quelques-unes des fables Egyptiennes on pouvait former un modèle de morale ; mais les autres n’y convenaient nullement. Il y a donc grande apparence qu’elles avaient un autre objet que celui de la Religion. On a inventé une infinité de systèmes pour expliquer & les hiéroglyphes & les fables ; M. Peluche (Hist. du Ciel.), en suivant les idées de quelques autres, a prétendu qu’ils n’avaient d autres rapports qu’avec les saisons, & qu’ils n’étaient que des instructions que l’on donnait au peuple pour la culture des terres: mais quelle connexion peut avoir cela avec tous ces superbes monuments, ces richesses immenses donc nous avons parlé, ces Pyramides où les Auteurs nous assurent que les anciens Philosophes Grecs puisèrent leur Philosophie ? Ces sages y voyaient donc ce que les inventeurs de ces hiéroglyphes n’avaient pas eu dessein d’y mettre, disons plutôt que les fabricateurs du système de M. Peluche n’y voyaient eux-mêmes goutte. Un peuple qui n’eut été occupé que de la culture des terres, & qui n’exerçait aucun commerce avec les autres Nations, aurait-il trouvé, en labourant, ces trésors qui fournissaient à tant de dépenses ? Comment M. Peluche adaptera-t-il ce secret si recommandé à son système ? y aurait-il eu du mystère à représenter hiéroglyphiquement, ce que l’on aurait ensuite expliqué ouvertement à tout le monde ? Peut-on en même temps cacher & découvrir une même chose ? C’eût été le secret de la comédie. Il n’est pas vraisemblable que l’on eût non seulement fait un mystère de ce que tout le monde savoir, mais qu’on eût défendu sous peine de la vie de le divulguer. Voyons quelques-uns de ces hiéroglyphes, & par les explications que nous en donnerons tirées de la Philosophie Hermétique, on aura lieu de se convaincre de l’illusion de M. Peluche & de tant d’autres.





SECTION TROISIEME.

DES ANIMAUX RÉVÉRÉS EN EGYPTE ET DES PLANTES HIEROGLYPHIQUES.

CHAPITRE PREMIER.

Du Bœuf Apis.

Tous les Historiens qui parlent de l’Egypte font mention du Bœuf Sacré. « Nous ajouterons à ce que nous avons rapporté du culte rendu aux animaux, les attentions & le soin, que les Egyptiens ont pour le Taureau sacré, qu’ils appellent Apis. Lorsque ce Bœuf est mort (Diodor. l. i. c. 4.), & qu’il a été magnifiquement inhumé, des Prêtres commis pour cela en cherchent un semblable, & le deuil du peuple cesse lorsque ce Taureau est trouvé. Les Prêtres à qui l’on confie ce soin, conduisent le jeune animal à la ville du Nil, ou ils le nourrissent pendant quarante jours. Ils l’introduisent ensuite dans un vaisseau couvert, dans lequel on lui a préparé un logement d’or, & l’ayant conduit à Memphis avec tous les honneurs dus à un Dieu, ils le logent dans le temple de Vulcain. Pendant tout ce temps-là les femmes seules ont permission de voir le Bœuf ; elles se tiennent debout devant lui d’une manière très indécente. C’est le Seul temps où elles puissent le voir .» Strabon (Geogr. I. dernier.) dit que ce Bœuf doit être noir, avec une seule marque blanche formée en croissant de lune, au front ou sur l’un des côtés. Pline est du même sentiment (L.E.c.46.). Hérodote (L. III. C. 28.) en parlant d’Apis, que les Grecs nomment Epaphus, dit qu’il doit avoir été conçu par le tonnerre ; qu’il doit être tout noir, ayant une marque carrée au front, la figure d’une aigle sur le dos, celle d’un escarbot au palais, & le poil double à queue (Herode. 1.3.c.28.).

Pomponius Mela est d’accord avec Hérodote, quant à la conception d’Apis, de même qu’Elien. « Les Grecs, dit ce dernier, le nomment Epaphus, & prétendent qu’il tire son origine d’Io l’Argienne, fille d’Inaque ; mais les Egyptiens le nient, & en prouvent le faux, en assurant que l’Epaphus des Grecs est venu bien des siècles après Apis. Les Egyptiens le regardent comme un grand Dieu, conçu d’une Vache par l’impression de la foudre». On nourrissait ce Taureau pendant quatre ans, au bout desquels on le conduisait en grande solennité à la fontaine des Prêtres, dans laquelle on le faisait noyer, pour l’enterrer ensuite dans un magnifique tombeau.

Plusieurs Auteurs font mention des Palais superbes, & des appartements magnifiques que les Egyptiens bâtissaient à Memphis pour loger le Taureau Sacré. On sait les soins que les Prêtres se donnaient pour son entretien, & la vénération que le peuple avait pour lui. Diodore nous apprend que de son temps le culte de ce Bœuf était encore en vigueur, & ajoute qu’il était fort ancien. Nous en avons une preuve dans le Veau d’or que les Israélites fabriquèrent dans le désert. Ce peuple sortait de l’Egypte, & avoir emporté avec lui son penchant pour Idolâtrie Egyptienne. Il s’était écoulé bien des siècles depuis Moïse jusqu’à Diodore, qui vivait, suivant son propre témoignage, du temps de Jules César, & fut en Egypte sous le règne de Ptolomée Aulete, environ 55 avant la naissance de J. C.

Les Egyptiens, du temps du voyage de cet Auteur, ignoraient probablement la véritable origine du culte qu’ils rendaient à Apis, puisque leurs sentiments variaient sur cet article. Les uns, dit-il, pensent qu’ils adorent ce Bœuf, parce que l’âme d’Osiris, après sa mort, passa dans le corps de cet animal, & de celui-ci dans ses successeurs. D’autres racontent qu’un certain Apis ramassa les membres épars d’Osiris tué par Typhon, les mit dans un Bœuf de bois, couvert de la peau blanche d’un Bœuf, & que pour cette raison on donne à la ville le nom de Busiris. Cet Historien rapporte les sentiments du peuple ; mais il avoue lui-même que les Prêtres avaient une autre tradition secrète, conservée même par écrit. Les raisons que Diodore déduit, d’après les Egyptiens, du culte qu’ils rendaient aux animaux, lui ont paru fabuleuses à lui-même, & sont en effet si peu vraisemblables, que j’ai cru devoir les passer sous silence. Il n’est pas surprenant que le Peuple & Diodore n’en aient pas su le vrai, puisque les Prêtres, obligés à un secret inviolable sur cet article, s’étaient bien donné de garde de les leur déclarer. Ce sont ces mauvaises raisons qui ont jeté un si grand ridicule sur le culte que les Egyptiens rendaient aux animaux. Regardés dans tous les temps comme les plus sages, les plus avisés, les plus industrieux des hommes, la source même où les Grecs & les autres Nations puisèrent toute leur Philosophie & leur Sagesse, comment les Egyptiens auraient-ils donné dans de si grandes absurdités? Pythagore, Démocrite, Platon, Socrate, &c. savaient bien sans doute qu’elles renfermaient quelques mystères que le peuple ignorait, mais dont les Prêtres étaient parfaitement instruits. Ce culte était par lui-même si puérile, qu’il ne pouvait être tombé dans l’esprit d’un aussi grand homme que l’école Hermès Trimégiste son inventeur, s’il n’avait eu des vues ultérieures, qu’il ne jugea pas à propos de manifester à d’autres qu’aux Prêtres, pensant que les instructions qu’on donnait d’ailleurs au peuple pour lui faire connaître le vrai Dieu, & en conserver le culte, suffiraient pour l’empêcher de tomber dans l’idolâtrie. Hé, malgré les instructions journalières que l’on donne de la vraie Religion, & du culte religieux qui doit l’accompagner, combien les peuples n’y introduisent-ils pas de superstitions ? Je ne crois pas, dit M. l’Abbé Banier (Myth T, I. p. 512.), qu’il y eut de Religion dans le monde qui fut exempte de ce reproche. Si l’on n’avait égard qu’aux pratiques populaires, qui ne sont souvent qu’une superstition peu éclairée.

Le secret confié aux Prêtres d’Egypte n’avait donc pas pour objet le culte du vrai Dieu ; & le culte des animaux était relatif à ce secret. Intimidés par la peine de mort, & connaissant d’ailleurs les conséquences funestes de la divulgation de ce Secret, ils le gardaient inviolablement. Le peuple ignorant les vraies causes de ce prétendu culte des animaux, ne pouvaient en donner que des raisons frivoles, conjecturales & fabuleuses. Il eût fallu les apprendre de ceux qui avaient été initiés, & ils ne les disaient pas. Les Historiens qui n’étaient pas de ce nombre se sont trouvés dans le même cas que Diodore. L’on entrevoit seulement à travers les nuages de ces traditions fabuleuses, quelques rayons de lumière que les Prêtres & les Philosophes avaient laissé échapper. Horus Apollo n’a suivi lui-même que les idées populaires dans l’interprétation qu’il a donné des hiéroglyphes Egyptiens. Ce n’est donc pas aux explications qu’en donnent ces Auteurs, qu’il faut s’en tenir, puisqu’on sait très bien qu’ils n’étaient pas du nombre des initiés, & que les Prêtres ne leur avaient pas dévoilé leur secret. Il faut examiner seulement le simple récit qu’ils font des choses, & voir s’il y a moyen de trouver une base sur laquelle tout cela puisse rouler, un objet auquel & les animaux pris en eux-mêmes, & les cérémonies de leur culte prétendu, puissent tendre & se rapporter en tout, au moins dans leur institution primitive. Tous ceux qui, comme le P. Kircher, ont voulu donner dans leurs propres idées, ou fonder leurs interprétations sur celle des Historiens qui n’étaient pas au fait, ont prouvé clairement par leurs explications forcées, qu’il ne faut pas s’en rapporter à eux. La base dont j’ai parlé est la Philosophie Hermétique ; & l’objet de ce culte n’est autre que la matière requise de l’Art Sacerdotal, & les couleurs qui lui surviennent pendant les opérations, lesquelles, pour la plupart, sont indiquées par la nature des animaux, & par les cérémonies qu’on observait dans leur culte. Afin d’en convaincre ceux qui voudraient encore en douter, examinons chaque chose en particulier.

Il fallait un Taureau noir, ayant une marque blanche au front ou à l’un des côtés du corps, cette marque dévoie avoir la forme d’un croissant, selon quelques Auteurs ; ce Taureau devait même avoir été conçu par les impressions de la foudre. On ne pouvait mieux désigner la matière de l’Art Hermétique que par tous ces caractères. Quant à sa conception, Haymon dit en termes exprès qu’elle s’engendre parmi la foudre & le tonnerre. Le noir est le caractère indubitable de la vraie matière, comme le disent unanimement tous les Philosophes Hermétiques, parce que la couleur noire est le commencement & la clef de l’œuvre. La marque blanche en forme de croissant, était l’hiéroglyphe de la couleur blanche qui succède à la noire, & que les Philosophes ont nommé Lune. Le Taureau par ces deux couleurs avait un rapport avec le Soleil & la Lune, qu’Hermès (Table d’Emeraude.) dit être le père & la mère de la matière. Porphyre confirme cette idée, en disant que les Egyptiens avaient consacré le Taureau Apis au Soleil & à la Lune, parce qu’il en portait les caractères dans ses couleurs noires & blanches, & le scarabée qu’il devait avoir sur la langue. Apis était plus en particulier le symbole de la Lune, tant à cause de ses cornes qui représentent le croissant, que parce que la Lune n’étant pas dans son plein, a toujours une partie ténébreuse indiquée par le noir, & l’autre partie blanche, claire & resplendissante, caractérisée par la marque blanche, ou en forme de croissant.

Ces raisons étaient suffisantes pour faire choisir un Taureau de cette espèce pour caractère hiéroglyphique, préférablement à tout autre animal ; mais les Prêtres en avaient d’autres encore, dont le motif n’était pas moins raisonnable. Le Soleil produit cette matière, la Lune l’engendre ; la terre est la matrice où elle se nourrit, c’est elle qui nous la fournit, comme les autres choses nécessaires à la vie, & le Bœuf est le plus utile à l’homme, par sa force, sa docilité, son travail dans l’agriculture, dont les Philosophes emploient sans cesse l’allégorie pour exprimer les opérations de l’Art Hermétique. C’est pour cette raison que les Egyptiens disaient allégoriquement qu’Isis & Osiris avaient inventé l’agriculture ; & qu’ils en faisaient les Symboles du Soleil & de la Lune. Osiris & Isis n’étaient pas mal désignés par le Bœuf, même suivant les idées que quelques Auteurs attribuent aux Egyptiens à cet égard. Osiris signifie feu caché, le feu qui anime tout dans la Nature, & qui est le principe de la génération & de la vie des mixtes. Les Egyptiens pensaient, suivant le témoignage d’Abénéphi, que le génie & l’âme du monde habitaient dans le Bœuf ; que tous les signes ou marques distinctives d’Apis étaient autant de caractères symboliques de la Nature ; les Egyptiens, au rapport d’Eusebe, disaient aussi qu’ils remarquaient dans le Bœuf beaucoup de propriétés solaires, &qu’ils ne pouvaient mieux représenter Osiris ou le Soleil, que par cet animal.

Mais s’il est vrai, dira-t-on, que les Prêtres d’Egypte ne prétendaient pas donner au peuple Apis pour un Dieu, pourquoi lui décerner un culte & des cérémonies ? je réponds à cela, que le culte n’était pas un culte de latrie ou une véritable adoration, mais seulement relatif, & des cérémonies telles que celles qui sont en usage dans les fêtes publiques, ou à peu près comme l’on donne de l’encens aux personnes vivantes, ou aux figures qui sont représentées sur leurs tombeaux. C’est une pure marque de vénération pour leur rang, ou pour leur mémoire, & l’on ne prétend pas leur rendre les mêmes honneurs qu’à la Divinité. Les Prêtres avaient d’ailleurs deux raisons plausibles d’en agir ainsi. Pénétrés de reconnaissance envers le Créateur, pour une grâce si spéciale que celle de la connaissance de l’Art Sacerdotal, ils voulaient non seulement lui en rendre des actions de grâces en particulier, mais ils voulaient aussi engager le peuple à y joindre les siennes, puisqu’il profitait de cette grâce, quoique sans le savoir, par les avantages qu’il retirait des productions de l’Art Hermétique. On présentait en conséquence à ce peuple, qui ne se conduit guère que par les sens, l’animal le plus utile & le plus nécessaire, pour l’engager à penser au Créateur & à recourir à lui, en lui donnant occasion de réfléchir sur ses bienfaits. Il ne pouvait voir Dieu. Tout occupé des choses terrestres, il lui fallait un objet sensible qui le lui rappelât sans cesse, & en particulier dans certains temps, c’est-à-dire, les jours de fêtes & de pompes instituées pour cela. C’est l’idée que l’on doit avoir des Prêtres d’Egypte à cet égard ; & je crois que l’on doit penser avec le P. Kircher, & bien d’autres savants, que ces Prêtres qui furent les maîtres de ces Philosophes, à qui la postérité a consacré le nom de sages par excellence, étaient trop sensés pour croire à la lettre les fables d’Osiris, Isis, Horus, Typhon, &c. & pour rendre un culte aussi extravagant à des animaux ou autres symboles de la Divinité. Les témoignages d’Hermès Trimégiste même, d’Iamblique sur les mystères des Egyptiens, ce que disent Plotinus dans son troisième livre des Hypostases, Hérodote, Diodore de Sicile, Plutarque, &c. sont plus que suffisants pour fixer ce que nous devons en penser. Défions-nous des Auteurs Grecs & Latins, qui n’étaient pas toujours assez bien instruits des mystères des Egyptiens, que les Prêtres leur cachaient comme à des profanes.

La seconde raison est que le secret de l’Art Sacerdotal étant d’une nature à ne pas être communiqué sans avoir éprouvé la discrétion & la prudence de ceux que l’on se proposait d’initier, les jeunes Prêtres que l’on y disposait par des instructions, ayant toujours ces hiéroglyphes devant les yeux, sentaient réveiller leur curiosité, & se trouvaient animés, par leur présence, à la recherche de ce qu’ils pouvaient signifier. Ils passaient leur noviciat de sept ans à recevoir ces instructions, & à s’exercer sur ce que ces animaux représentaient, afin de savoir parfaitement la théorie avant que de s’adonner à la pratique.

Il fallait aussi avoir égard au peu, le qu’on ne voulait pas instruire du fond du mystère, & employer des explications feintes, mais avec un air de vraisemblance, qui peut du moins l’empêcher de soupçonner le vrai fond de la chose. Sans cette adresse, les Prêtres n’auraient pu garder tranquillement un secret dont le peuple aurait senti tout l’avantage. Les idées de Religion que ce peuple y accommoda dans la suite, devinrent aussi un frein qu’il posa lui-même à sa curiosité. Le feu entretenu perpétuellement dans le temple de Vulcain aurait bien pu l’irriter ; mais les explications simulées, les fables allégoriques que l’on débitait à ce sujet, empêchaient défaire attention à son véritable objet.

La matière de l’Art philosophique était donc désignée par Osiris & Isis, dont le symbole hiéroglyphique était le Taureau, dans lequel les Egyptiens disaient que les âmes de ces Dieux avaient passé après leur mort ; ce qui lui faisait donner le nom de Sérapis, & les engageait à lui rendre les mêmes honneurs qu’à Osiris & Isis. Nous en dirons deux mots ci-après.

Les Grecs, instruits par les Egyptiens, représentaient aussi la matière Philosophique par un ou plusieurs Taureaux, comme on le voit dans la fable du Minotaure, renfermé dans le Labyrinthe de Crète, vaincu par Thésée, avec le Secours du filet d’Ariadne ; par les Bœufs qu’Hercule enleva à Gérion ; ceux d’Augias ; par les Bœufs du Soleil, qui paissaient en Trinacrie, ceux que Mercure vola ; par les Taureaux que Jason fut obligé de mettre sous le joug, pour parvenir à enlever la Toison d’or, & bien d autres qu’on peut voir dans les Fables. Tous ces Bœufs n’étaient pas noirs & blancs comme devait l’être Apis, puisque ceux de Gérion étaient rouges ; mais il faut observer que la couleur noire & la blanche qui lui succède dans les opérations de l’œuvre, ne sont pas les deux seules qui surviennent à la matière ; la couleur rouge vient aussi après la blanche, & ceux qui ont inventé ces fables ont eu en vue ces différentes circonstances. Les voiles du vaisseau de Thésée étaient noires, même après qu’il eût vaincu le Minotaure, & celles du vaisseau d’Ulysse l’étaient aussi, lorsqu’il partit pour reconduire Chryseis à son père ; mais il en prit de blanches pour son retour, parce que les deux circonstances étaient bien différences, comme nous le verrons dans leurs histoires.

Apis devait être un Taureau jeune, sain, hardi ; c’est pourquoi les Philosophes disent qu’il faut choisir la matière fraîche, nouvelle & dans toute sa vigueur ; ne la prenez point si elle n’est fraîche & crue dit Haimon (Epitre.). On n’entretenait Apis que pendant quatre ans, & son logement était dans le temple de Vulcain. Après ce temps là on le faisait noyer dans la fontaine des Prêtres, & l’on en cherchait un nouveau tout semblable pour lui succéder, c’est que la première œuvre étant finie dans le fourneau Philosophique, il faut commencer la seconde semblable à la première. Suivant le témoignage de Morien (Entretien du Roi Calid.). Le fourneau secret des Philosophes est le temple de Vulcain, où l’on entretenait un feu perpétuel, pour indiquer que le feu Philosophique doit être aussi conservé sans interruption, c’est pourquoi ils ont donné à leur fourneau secret le nom d’Athanor. On sait que Vulcain ne signifie que le feu. Si ce feu s’éteignait un instant, & que la matière sentît le moindre froid, Philalèthe, Raymond Lulle, Arnaud de Villeneuve & tous les Philosophes assurent que l’œuvre serait perdue. Ils apportent à ce sujet l’exemple de la poule qui couve : si les œufs se refroidissent un instant seulement, le poussin périra. Les quatre saisons des Philosophes, & les quatre couleurs principales qui doivent paraître dans chaque œuvre, sont indiquées par les quatre années d’entretien d’Apis ; ces quatre ans, pris même dans le sens naturel, signifiaient aussi quelque chose ; mais lorsque les Philosophes parlent du temps que dure chaque disposition, pour me servir du terme de Morien, ils en parlent aussi mystérieusement que du reste, & ne veulent pas déclarer pourquoi on noie le Taureau dans la cinquième année. Nous donnerons quelques éclaircissements là-dessus, lorsque nous traiterons des fêtes & des jeux des Anciens, dans le quatrième livre de cet Ouvrage.

De même que le Taureau était le Symbole du chaos Philosophique, de même aussi les autres animaux signifiaient ou les différentes qualités de la matière, comme sa fixité, sa volatilité, sa ponticité, sa vertu résolutive, dévorante, ses couleurs variées, suivant les différents progrès de l’œuvre, ses propriétés relatives aux éléments & à la nature de ces animaux. Le peuple les ayant vu sculptés ou peints auprès d’Osiris, d’Apis, d’Isis, de Typhon, d’Horus, &c. commencèrent d’abord à n’avoir qu’un certain respect pour eux, relatif aux prétendus Dieux, auprès desquels il les voyaient. Ce respect se fortifia peu à peu ; la superstition se mit de la partie, & l’on crut qu’ils méritaient un culte particulier comme Apis avait le sien. On ne vit pas plus de difficultés, & l’on ne trouva pas plus d’extravagance à adorer un Bélier, qu’a rendre un culte à un Bœuf ; le Lion valait bien le Bélier, on lui décerna le sien, & ainsi des autres, selon que le peuple était affecté. Les superstitions se couvent à la sourdine, elles s’enracinent au point qu’il n’est presque pas possible de les détruire. Les Prêtres n’en sont souvent instruits que lorsque le remède deviendrait capable d’aigrir le mal. Le progrès va toujours son train, il se fortifie de plus en plus. Les successeurs d’Hermès pouvaient bien désabuser le peuple d’Egypte de ces erreurs ; ils le faisaient sans doute : nous en avons une preuve dans la réponse que le Grand Prêtre fit à Alexandre, dans les instructions qu’ils donnèrent aux Grecs & aux autres Nations, qui furent prendre des leçons en Egypte : mais il fallait à ces Prêtres de la circonspection & de la prudence ; en détrompant le peuple, ils couraient risque de dévoiler leur secret. Si, par exemple, en expliquant l’expédition d’Osiris, ils avaient dit qu’on ne devait pas l’entendre d’une expédition réelle, & que les prétendus enseignements qu’il donnait aux différentes Nations sur la manière de cultiver les terres, de les ensemencer, & d’en cueillir les fruits, devaient s’entendre de la culture d’un champ bien différent que celui des terres communes ; on leur aurait demandé quel était ce champ ? auraient-ils dit, sans violer leur serment, que ce champ était la terre feuillée des Philosophes (Maïer Atalenta fugiens, Embl.VI), où tous les Adeptes disent qu’il faut semer leur or ? Basile Valentin en a fait l’emblème de sa huitième clef. Ils auraient été ensuite dans la nécessité de dire ce qu’ils entendaient par cette terre feuillée. C’est dans le même sens que les Grecs parlaient de Cérès, de Triptolême, de Denis, &c.

Cette erreur du peuple, à l’égard des animaux, le conduisit insensiblement dans ces cultes ridicules qu’on reproche aux Egyptiens. L’ignorance fit prendre le symbole pour la réalité; ainsi de superstitions en superstitions, d’erreurs en erreurs, le mal s’accrut toujours, & infecta presque tout le monde ; chaque ville prit occasion de se choisir un Dieu à sa fantaisie, & en prit le nom, comme si quelque Dieu ; sous la forme de cet animal, en avait été le fondateur. On vit alors Bubaste, ainsi nommée de Bœuf, Léoncopolis de Lion, Lycopolis de Loup, &c. Strabon (Georg. 1. 17.), parlant du culte que les Egyptiens rendaient aux animaux, dit que les Saites & les Thébains adoraient particulièrement le Bœuf ; les Latopoltiains, le Latus, poisson du Nil ; les Lycopoluains, le Loup ; les Hermopolitains, le Cynocéphale, les Babyloniens, la Baleine. Ceux de Thèbes adoraient aussi l’Aigle ; les Mendesiens, le Bouc & la Chèvre ; les Atribites, le Rat, l’Araignée. Nous ne parlerons que de quelques-uns, tels que le Chien, le Loup, le Chat, le Bouc, l’Ichneumon, le Cynocéphale, le Crocodile, l’Aigle, l’Epervier, & l’Ibis : on pourra juger des autres par ceux ci.

CHAPITRE II.

Du Chien & du Loup.

Cet animal était consacré à Mercure, à cause de sa fidélité, de sa vigilance & de son industrie. Il était même le caractère hiéroglyphique de ce Dieu ; c’est pourquoi on le représentait avec une tête de chien, & on l’appelait Anubis ; ce qui a fait dire à Virgile :

Omnigenumque Deum monstra & latrator Anubis.

Horus-Apollo donne une raison pour laquelle les Egyptiens prenaient le Chien pour symbole de Mercure ; c’est, dit-il (a), que cet animal regarde fixement les simulacres des Dieux, ce que ne font pas les autres animaux ; & que le Chien est chez eux l’hiéroglyphe d’un Secrétaire ou Ministre. Quoique cette première raison ne paraisse pas avoir un rapport visible & palpable avec l’Art Sacerdotal, les Philosophes Hermétiques ne s’exprimeraient guère autrement dans leur style énigmatique. Ils disent tous que leur Mercure est le seul qui puisse avoir action sur leurs métaux, auxquels ils donnent les noms des Dieux ou des Planètes; que leur Mercure est un Aigle qui regarde le soleil fixement sans cligner les yeux, & sans en être ébloui ; ils donnent à leur Mercure les noms de Chien de Corascene, & Chiennes d’Arménie. Nous en avons apporté d’autres raisons dans le chap. d’Anubis.

Le Loup ayant beaucoup de ressemblance avec le Chien, & n’étant, pour ainsi dire, qu’un Chien sauvage, il n’est pas surprenant qu’il ait participé aux mêmes honneurs que le Chien. Il avait aussi quelque rapport avec Osiris, puisque les Egyptiens pensaient qu’Osiris avait pris la forme de Loup pour venir au secours d’Isis & d’Horus contre Typhon. Cette fable paraît ridicule à un homme qui n’y cherche que l’histoire ; mais elle ne l’est nullement dans le sens Philosophique, puisque les Philosophes Hermétiques cachent, sous le nom de Loup, leur matière perfectionnée à un certain degré. Basile Valentin (12 Clefs, Clef I.) dit qu’il faut prendre un Loup ravissant & affamé qui court dans le désert, en cherchant toujours de quoi dévorer. Celui qui fera attention à ce que nous avons dit dans le chapitre d’Osiris, & du combat d’Isis contre Typhon, verra aisément l’analogie qui se trouve entre Osiris & le Loup dans certaines circonstances de l’œuvre ; & pourquoi les Egyptiens débitaient cette fiction. Il suffit, pour remettre sur les voies, de faire observer que le Loup était consacré à Apollon ; ce qui le fit nommer Apollo Lycius. La Fable disait aussi, selon le rapport de quelques Auteurs, que Latone, pour éviter les poursuites & les effets de la jalousie de Junon, s’était cachée sous la forme d’une Louve, & avait, sous cette forme, mis Apollon au monde. On sait qu’Osiris & Horus étaient des hiéroglyphes d’Apollon ; ce qui doit s’entendre du Soleil ou or Philosophique. « Notre Loup, dit Rhasis (Epître.), se trouve en Orient, & notre Chien en Occident. Ils se mordent l’un & l’autre, deviennent enragés, & se tuent. De leur corruption se forme un poison, qui dans la suite se change en thériaque. » L’Auteur anonyme des Rimes Allemandes dit aussi : « Le Philosophe Alexandre nous apprend qu’un Loup & un Chien ont été élevés dans cette argile, & qu’ils ont tous deux la même origine.» Cette origine est marquée dans la fiction de l’expédition d’Osiris, où l’on dit que ce Prince s’y fit accompagner de ses deux fils, Anubis sous la forme de Chien, & Macedon sous celle de Loup. Ces deux animaux ne représentent donc hiéroglyphiquement que deux choses prises d’un même sujet, ou d’une même substance, donc l’une est plus traitable, l’autre plus féroce. Isis, suivant l’inscription de sa colonne, dit elle-même, qu’elle est ce Chien brillant parmi les Astres que nous appelons la Canicule.

CHAPITRE III.

Du Chat ou Ælurus.

Le Chat était en grande vénération chez les Egyptiens, parce qu’il était consacré à Isis. On, représentait communément cet animal sur le haut du cistre, instrument que l’on voie souvent à la main de cette Déesse. Lorsqu’un Chat mourait, les Egyptiens l’embaumaient, & le portaient en grand deuil dans la ville de Bubaste, où Isis était particulièrement révérée. Il serait surprenant que le Chat n’eut pas eu les mêmes honneurs que bien d’autres animaux chez un peuple qui avait fait une étude si particulière de la nature des choses, & des rapports qu’elles ont, ou paraissent avoir entre elles, Isis étant le symbole de la Lune, pouvaient-ils choisir un animal qui eût plus de rapport avec cet Astre, puisque tout le monde sait que la figure de la prunelle des yeux du Chat semble suivre les différents changements qui arrivent à la Lune, dans son accroissement ou son déclin. Les yeux de cet animal brillent la nuit comme les Astres du firmament. Quelques Auteurs ont voulu même nous persuader que la femelle du Chat faisait dans l’année autant de petits qu’il y avait de jours dans un mois lunaire. Ces traits de ressemblance donnèrent sans doute occasion de dire que la Lune ou Diane se cacha sous la forme du Chat, lorsqu’elle se sauva en Egypte avec les autres Dieux, pour Se mettre à couvert des poursuites de Typhon. Fele foror Phœbi (Ovid. Metam. 1. 5.).

Tous ces traits de ressemblance étaient plus que suffisants pour déterminer les Egyptiens à prendre le Chat pour symbole de la Lune céleste ; mais les Prêtres qui avaient une intention ultérieure, spécifiaient ce symbole par des attributs, donc le sens mystérieux n’était connu que d’eux seuls. Ce Dieu Chat est représenté dans des différents monuments, tantôt tenant un cistre d’une main, & portant, comme Isis, un vase à anses de l’autre, tantôt assis, & tenant une croix attachée à un cercle. On sait que la croix chez les Egyptiens était le symbole des quatre éléments ; quant aux autres attributs nous les avons expliqués dans le chapitre d’Isis.

CHAPITRE IV.

Du Lion.

Cet animal tenait un des premiers rangs dans le culte que les Egyptiens rendaient aux animaux. Il passe pour leur Roi par sa force, son courage, & ses autres qualités fort supérieures à celles des autres. Le trône d’Horus avait des Lions pour supports. Elien dit que les Egyptiens consacraient les Lions à Vulcain, parce cet animal est d’une nature ardente & pleine de feu. L’idée qu’il donne de Vulcain, confirme celle que nous en avons donnée. Eos ideo Vulcano consecrant, (est autem Vulcanus nihil aliud, nisi ignea quœdam solis subterranei vïrtus, & fulgure elucescens ) quod sint naturœ vehementer ignita, atque ideo exteriorem ignem, ob inierioris vehementiam œgerrimè intuentur. Cette interprétation d’Elien montre assez quelle était l’idée des Prêtres d’Egypte, en consacrant le Lion à Vulcain. Toutes les explications que je pourrais donner s’y rapportent entièrement, puisque nous avons dit que Vulcain était le feu Philosophique. Le Lion a été pris presque par tous les Philosophes pour un symbole de l’Art Hermétique. Il n’est guère d’animal dont il soit fait mention si souvent dans les ouvrages qui en traitent, & toujours dans le sens d’Elien. Nous aurons si souvent occasion d’en parler dans la suite, qu’il est inutile de nous étendre ici plus au long sur cet article.

CHAPITRE V.

Du Bouc.

Toutes les Nations se sont accordées à regarder le Bouc comme le symbole de la fécondité, il était celui de Pan, ou le principe fécondant de la Nature ; c’est-à-dire, le feu inné, principe de vie & de génération. Les Egyptiens avaient, pour cette raison, consacré le Bouc à Osiris. Eusebe (De prœp. Ev. 1. 2. c. I.), en nous rapportant un hiéroglyphe Egyptien, nous donne à entendre les idées que ce peuple en avait. Selon l’interprétation qu’il en donne ; mais en faisant un peu d’attention à la description qu’il fait de cet hiéroglyphe, on doit voir dans notre système le sens caché que les Prêtres y attachaient. « Lorsqu’ils veulent, dit-il, représenter la fécondité du Printemps, & l’abondance dont il est la source, ils peignent un enfant assis sur un Bouc, & tourné vers Mercure.» J’y verrais plutôt avec les Prêtres l’analogie du Soleil avec Mercure, & la fécondité dont la matière des Philosophes est le principe dans tout les êtres ; c’est cette matière esprit universel corporifié, principe de végétation, qui devient huile dans l’olive, vin dans le raisin, gomme, résine dans les arbres, &c. Si le soleil par sa chaleur est un principe de végétation, ce n’est qu’en excitant le feu assoupi dans les semences, où il reste comme engourdi jusqu’à ce qu’il soit réveillé & animé par un agent extérieur. C’est ce qui arrive aussi dans les opérations de l’Art Hermétique, ou le mercure Philosophique travaille par son action sur la matière fixe, où est comme en prison ce feu inné ; il le développe en rompant ses liens, & le met en état d’agir, pour conduire l’œuvre à sa perfection, C’est-là cet enfant assis sur le Bouc, & en même temps la raison pourquoi il se tourne vers Mercure. Osiris étant ce feu inné ne diffère pas de Pan ; aussi le Bouc était-il consacré à l’un & à l’autre. C’était aussi un des attributs de Bacchus, par la même raison.

CHAPITRE VI.

De l’Ichneumon & du Crocodile.

On regardait cet animal comme l’ennemi juré du Crocodile, & ne pouvant le vaincre par la force, n’étant qu’une espèce de Rat, il employait l’adresse. Lorsque le Crocodile dort, l’ichneumon s’insinue, dit-on, dans sa gueule béante, descend dans ses intestins, & les ronge. Il arrive quelque chose à peu près semblable dans les opérations de l’œuvre. Le fixe, qui ne paraît d’abord que peu de chose, ou plutôt le feu qu’il renferme semble n’avoir aucune force, il paraît pendant longtemps dominé par le volatil ; mais à mesure qu’il se développe, il s’y insinue de manière qu’il prend enfin le dessus, & le tue, c’est-à-dire, le fixe comme lui. Nous avons parlé du Crocodile dans le chapitre d’Anubis ; mais nous en dirons encore deux mots.

Le Crocodile était un hiéroglyphe naturel de la matière Philosophique, composée d’eau & de terre, puisque cet animal est amphibie : aussi le voit-on souvent pour accompagnement des figures d’Osiris & d’Isis. Eusebe (Prœpar. Evang. 1.3. c. 3.) dit que les Egyptiens représentaient le soleil dans un navire comme Pilote, & ce navire porté par un Crocodile, pour signifier, ajoute-t-il, le mouvement du soleil dans l’humide ; mais bien plutôt pour marquer que la matière de l’Art Hermétique est le principe ou la base de l’or ou Soleil Philosophique ; l’eau où nage le Crocodile est ce mercure ou cette matière réduite en eau ; le navire représente le vase de la Nature, dans lequel le Soleil ou le principe igné & sulfureux est comme Pilote, parce que c’est lui qui conduit l’œuvre par son action sur l’humide ou le mercure. Le Crocodile était aussi l’hiéroglyphe de l’Egypte même, & particulièrement de la basse, parce que ce pays-là est marécageux.

CHAPITRE VII.

Du Cynocéphale.

Rien parmi les hiéroglyphes des Egyptiens ; n’est plus fréquent que 1e Cynocéphale, parce que c’était proprement la figure d’Anubis ou de Mercure : car cet animal a le corps presque semblable à celui d’un homme, & la tête à celle d’un chien. S. Augustin (L. 2. de la Cité de Dieu , ch. 14.) en fait mention y & Thomas de Valois dit, liv. 3. ch. 12. & 16, que Saint Augustin entendait parler de Mercure ou Hermès Egyptien par le Cynocéphale. Isidore (L. 8.c.dern.) dit qu’Hermès avait une tête de chien. Virgile, Ovide, Properce, Prudence, Amian, lui donnent tous l’épithète d’aboyer. Les Egyptiens avaient remarqué tant de rapport du Cynocéphale avec le Soleil & la Lune, qu’ils l’employaient souvent pour symbole de ces deux Astres, si nous en croyons Horapollo. Cet animal urinait une fois à chaque heure du jour & de la nuit dans le temps des équinoxes (L.I.c. l6.). Il devenait triste, & mélancolique pendant les deux ou trois premiers jours de la Lune, parce qu’alors ne paraissant pas à nos yeux, il la pleurait comme si elle nous avait été ravie. Les Egyptiens supposant aussi que le Cynocéphale avait indiqué à Isis le corps d’Osiris qu’elle cherchait, mettaient souvent cet animal auprès de ce Dieu & de cette Déesse. Tous ces raisonnements ne sont proprement qu’allégoriques ; le vrai de tout cela, est que le Cynocéphale était l’hiéroglyphe de Mercure & du mercure Philosophique, qui doit toujours accompagner Isis, comme son Ministre, parce que, comme nous l’avons dit dans les chapitres de ces Dieux, sans le mercure, Isis & Osiris ne peuvent rien faire dans l’œuvre. Hermès ou Mercure Philosophe ayant donné occasion, par son nom, de le confondre avec le mercure Philosophique, dont on le suppose l’inventeur, il n’est pas étonnant que les Egyptiens, & les Auteurs qui n’étaient pas au fait, aient confondu la chose inventée avec son inventeur, puisqu’ils portaient le même nom ; & qu’ils aient en conséquence pris l’hiéroglyphe de l’un pour l’hiéroglyphe de l’autre. Lorsque le Cynocéphale est représenté avec le caducée, quelques vases, ou avec un croissant, ou avec la fleur de lotus, ou quelque chose d’aquatique, ou volatile, il est alors un hiéroglyphe du mercure des Philosophes ; mais quand on le voit avec un roseau, ou un rouleau de papier, il représente Hermès, qu’on dit être l’inventeur de l’écriture & des sciences, & de plus secrétaire & Conseiller d’Isis. L’idée de prendre cet animal pour symbole d’Hermès, est venue de ce que les Egyptiens pensaient que le Cynocéphale savait naturellement écrire les lettres qui étaient en usage dans leur pays ; c’est pourquoi quand on apportait aux Prêtres un Cynocéphale pour être nourri avec les autres dans le Temple, on lui présentait un morceau de canne ou de jonc propre à former les caractères de l’écriture, avec de l’encre & du papier, afin de connaître s’il était de la race de ceux qui connaissaient l’écriture, & qui savaient écrire. Horapollo fait mention de cet usage dans le 14°. chapitre du premier livre de son interprétation des Hiéroglyphes Egyptiens, & dit que c’est pour cette raison que le Cynocéphale était consacré à Hermès.

CHAPITRE VIII.

Du Bélier.

La nature du Bélier qu’on regardait comme chaude & humide, répondant parfaitement à celle du mercure Philosophique, les Egyptiens n’oublièrent pas de mettre cet animal au nombre de leurs principaux hiéroglyphes. Ils débitèrent dans la suite la fable de la fuite des Dieux en Egypte, où ils dirent que Jupiter se cacha sous la forme de Bélier, & l’ayant représenté en conséquence avec une tête de cet animal, ils lui donnèrent le nom d’Amun ou Ammon.

Duxque gregis dixit, sit Jupiter, unde rccurvis

Nune quoque formatus Lybis est, cum cornibus Ammon.

Ovid. Métamorph. 1. 5.

Toutes les autres fables que les Anciens ont débitées à ce sujet, ne méritent pas d’être rapportées. Une d’entre toutes suffira pour faire voir qu’elles ne furent inventées en effet que pour indiquer le mercure des Philosophes. Bacchus, dit-on, étant dans la Libye avec son armée, se trouva extrêmement pressé de la soif, & invoqua Jupiter pour en avoir du secours contre un mal si pressant. Jupiter lui apparut sous la forme d’un Bélier, & le conduisit à travers les déserts à une fontaine où il se désaltéra, & où, en mémoire de cet événement, on éleva un Temple en l’honneur de Jupiter, sous le nom de Jupiter Ammon, & on représenta ce Dieu avec une tête de Bélier. Ce qui confirme mon sentiment, est que cet animal était un des symboles de Mercure (Pausan. in Corint.). Le Bélier apparaît à Bacchus dans la Libye ; parce que la Libye signifie une pierre d’où découle de l’eau, venant de je distille, le mercure dont la nature est chaude & humide ne se forme que par la résolution de la matière Philosophique en eau. « Cherchez, dit le Cosmopolite (Nov. Lum. Chim.), une matière de laquelle vous puissiez tirer une eau qui puisse dissoudre l’or sans violence, & sans corrosion, mais naturellement. Cette eau est notre mercure, que nous tirons au moyen de notre aimant qui se trouve dans le ventre du Bélier. » Hérodote (L.2.c.42.) dit que Jupiter apparut à Hercule sous la même forme ; & que c’est pour cela qu’on consacra le Bélier à ce père des Dieux & des hommes, & qu’on le représente ayant la tête de cet animal. Cette faveur que Jupiter accorda aux instances prières d’Hercule, caractérise précisément le violent désir qu’ont tous les Artistes Hermétiques de voir le Jupiter Philosophique, qui ne peut se montrer que dans la Libye, c’est-à-dire, lorsque la matière a passé par la dissolution ; parce qu’ils ont alors le mercure après lequel ils ont tant soupiré. Nous prouverons dans le cinquième Livre, que tant en Egypte que dans la Grèce, Hercule fut toujours le symbole de l’Artiste ou Philosophe Hermétique. L’allégorie de la fontaine été employée par plusieurs Adeptes, & en particulier par le Trévisan (Philoso. Des Métaux), & par Abraham Juif, dans ses figures hiéroglyphiques rapportées par Nicolas Flamel. Nous parlerons encore du Bélier dans le livre 2, lorsque nous expliquerons la fable de la Toison d’or. Le Bélier était une victime que l’on sacrifiait presque à tous les Dieux, parce que le Mercure, dont il était le symbole, les accompagne tous dans les opérations de l’Art Sacerdotal ; mais l’on disait que Mercure, quoique Messager des Dieux, l’était plus spécialement de Jupiter, & en particulier pour les messages gracieux, au lieu qu’Isis n’était guère envoyée que pour des affaires tristes, pour des guerres, des combats, &c. La raison en est toute naturelle pour un Philosophe, qui sait qu’on ne doit entendre par Isis que les couleurs variées de l’arc-en-ciel, qui ne se manifestent sur la matière que pendant la dissolution de la matière, temps auquel se donne le combat du fixe & du volatil.



CHAPITRE IX.

De l’Aigle et de l’Epervier.

Ces deux oiseaux ont assez de rapport par leur nature ; l’un & l’autre sont forts, hardis, entreprenants, d’un tempérament chaud, igné, bouillant ; & les raisons qui, selon Horus, avaient détermine les Egyptiens à insérer l’Epervier dans leurs hiéroglyphes, conviennent très bien avec celles qui ont engagé les Philosophes à emprunter le nom de cet oiseau, pour le donner à leur matière parvenue à un certain degré de perfection, où elle acquiert une ignéité qui la caractérise particulièrement ; je veux dire, lorsqu’elle est devenue soufre Philosophique ; c’est dans cet état que Raymond Lulle (Lib. Experim. 13.) l’appelle notre Epervier, ou la première matière fixe des deux grands luminaires.

L’Aigle est le Roi des oiseaux, & consacré a Jupiter, parce qu’elle fut d’un heureux présage pour ce Dieu, lorsqu’il fut combattre son père Saturne, & qu’elle fournit des armes au même Jupiter, lorsqu’il vainquit les Titans, &c. Son char est attelé de deux Aigles, & l’on ne représente presque jamais ce Dieu sans mettre cet oiseau auprès de lui. Si peu qu’on ait lu les ouvrages des Philosophes Hermétiques, on est au fait de l’idée de ceux qui ont inventé ces fictions. Tous appellent Aigle leur mercure, ou la partie volatile de leur matière. C’est le nom le plus commun qu’ils lui aient donné dans tous les temps. Les Adeptes de toutes les Nations sont d’accord là-dessus. Chez eux le Lion est la partie fixe, & l’Aigle la partie volatile. Ils ne parlent que des combats de ces deux animaux. Il est donc inutile d’en rapporter les textes : je suppose parler à des personnes qui les ont au moins feuilletés.

On a feint avec raison que l’Aigle fut d’un bon augure à Jupiter, puisque la matière se volatilise dans le temps que Jupiter remporte la victoire sur Saturne, c’est-à-dire, lorsque la couleur grise prend la place de la noire. Elle fournit par la même raison des armes à ce Dieu contre les Titans, comme nous le prouverons dans le troisième livre au chapitre de Jupiter, où nous renvoyons l’explication de ce fait. Le même motif a fait dire que le char de ce Dieu était attelé de deux Aigles.

Mais pourquoi représentait-on Osiris avec une tête d’Epervier ? Ceux qui ont fait attention à ce que nous avons dit de ce Dieu, le devineront aisément. L’Epervier est un oiseau qui attaque tous les autres, qui les dévore, & les transforme, en sa nature en les changeant en sa propre substance, puisqu’ils lui servent d’aliments. Osiris est un principe igné & fixe, qui fixe les parties volatiles de la matière désignées par les oiseaux. Le texte que j’ai cité de Raymond Lulle prouve la vérité de mon interprétation. J’ai dit aussi qu’Osiris était l’or, le Soleil, le Soufre des Philosophes, & l’Epervier est un symbole du Soleil. Homère (Odyss.) l’appelle le Messager d’Apollon, lorsqu’il raconte que Télémaque étant prêt de retournera Ithaque, en aperçut un qui dévorait une colombe ; d’où il conjectura qu’il aurait le dessus sur ses rivaux. Les Egyptiens donnaient pour raison du culte rendu a cet oiseau, qu’il était venu des pays inconnus à Thèbes, où il avait apporté aux Prêtres un livre écrit en lettres rouges, dans lequel étaient toutes les cérémonies de leur culte religieux.

Il n’est personne qui ne voit combien un tel fait est fabuleux ; mais on doit bien sentir qu’on ne l’a pas inventé sans raisons. On dira sans doute que les Prêtres débitaient une telle fable, pour donner plus de respect au peuple, en lui faisant croire que quelque Dieu avait envoyé cet oiseau chargé de cette commission. Mais ils n’auraient pas été d’accord avec eux-mêmes, puisqu’ils publiaient en même temps qu’Hermès avec Isis étaient les inventeurs & les instituteurs de ce culte, & des cérémonies qu’on y observait. Il y aurait eu une contradiction, au moins apparente ; car dans le fond tout s’accordait parfaitement. Le livre prétendu était écrit en lettres rouges, parce que le magistère Philosophique, l’Elixir parfait de l’Art Sacerdotal, Osiris, dont l’épervier était le symbole, ou l’Apollon des Philosophes, est rouge, & d’un rouge de pavot des champs. Les cérémonies de leur culte y étaient écrites, puisqu’elles étaient une allégorie des opérations, & de tout ce qui se passe depuis le commencement de l’œuvre jusqu’à sa perfection, temps auquel se montre l’épervier ; c’est pourquoi l’on disait que cet oiseau avait apporté ce livre, voilà la fiction. Hermès d’un autre côté avait institué ces cérémonies, & avoir établi des Prêtres, auxquels il avait confié son secret, pour les observer, voilà le vrai. Isis était mêlée dans cette institution y parce qu’elle y avait en effet bonne part, en étant l’objet, & comme matière elle y avait donné lieu. Ceux qui chez les Egyptiens étaient chargés d’écrire ce qui regardait ce culte, portaient, au rapport de Diodore (L.I.c.4.), un chapeau rouge avec une aile d’Epervier, pour les raisons ci-dessus.

Il semble qu’il y a une autre contradiction dans ce que je viens de dire, de conforme cependant à ce que disaient les Egyptiens. Osiris & Horus n’étaient pas le même, puisque l’un était le père, l’autre le fils. On convient cependant que l’un & l’autre étaient le symbole du Soleil, ou d’Apollon. Je demande aux Mythologues comment, suivant leurs différents systèmes, ils pourront résoudre cette difficulté. Deux personnes différentes, deux Rois qui ont régné successivement, de manière qu’il y a même eu le règne d’Isis intermédiaire, peuvent-ils être censés une même personne ? L’histoire même fabuleuse du règne des Dieux en Egypte, ne nous apprend pas que le Soleil ait régné deux fois. Elle nous dit qu’Osiris mourut par la perfidie & la manœuvre de Typhon ; mais elle ne dit pas qu’il ressuscita. Osiris était cependant le même que le Soleil, Horus le même qu’Apollon, & le Soleil ne diffère pas d’Apollon. Je ne vois donc pas comment nos Mythologues pourraient se tirer de ce labyrinthe. Mais ce qui prouve bien clairement la vérité de mon système, c’est qu’en le suivant, les Egyptiens ne pouvaient pas combiner cette histoire d’une autre manière. Sans s’écarter de la vérité, je veux dire, sans changer l’ordre de ce qui se passe successivement dans le progrès de l’œuvre. En effet, il y a deux opérations, ou, si l’on veut, deux œuvres qui se succèdent immédiatement. Dans le premier, dit d’Espagnet (Can. 121.), on crée le soufre, & dans le second un fait l’élixir ; le soufre & l’or vif des Philosophes, leur Soleil ou Osiris. Dans le second œuvre, il faut faire mourir cet Osiris, par la dissolution & la putréfaction, après laquelle règne Isis ou la Lune, c’est-à-dire, la couleur blanche, appelée Lune par les Philosophes. Cette couleur disparaît pour faire place à la jaune safranée & c’est Isis qui meurt & Horus qui règne, ou l’Apollon de l’Art Hermétique, il est inutile de s’étendre davantage là-dessus, nous l’avons expliqué assez au long, tant dans le traité de cet Art, que dans les chapitres de ce livre qui concernent ces Dieux.

CHAPITRE X.

De l’Ibis.

Hérodote (Lib.2.c.75. & 76.) rapporte qu’il y a en Egypte deux espèces d’Ibis, l’une toute noire qui combat contre les serpents ailés, & les empêche de pénétrer dans le pays, lorsqu’au printemps ils viennent en troupes de l’Arabie ; l’autre est blanche & noire. C’est cette seconde espèce que l’on emplois pour représenter Isis. Hérodote ne dit pas avoir vu ces serpents ailés ; mais seulement des tas de squelettes de serpents. Il ne rapporte donc que ces reptiles sont ailés que sur un oui dire. Il pourrait bien se faire que la chose ne fût pas réelle quant à cette circonstance : mais quand elle le serait, l’allégorie n’en serait que plus juste. Elien, Plutarque, Horapollo, Abénéphi, Platon, Cicéron, Pomponius Mela, Diodore de Sicile, & tant d’autres Auteurs parlent de l’Ibis, & disent les rapports qu’elle a avec la Lune & Mercure, qu’il est inutile de se mettre en devoir de les prouver.

Les grands services que cet oiseau rendait à toute l’Egypte, soit en tuant les serpents dont nous avons parlé, soit en cassant les œufs des crocodiles, étaient bien propres à déterminer les Egyptiens à lui rendre les mêmes honneurs qu’aux autres animaux. Mais ils avaient d’autres raisons de l’inférer parmi leurs hiéroglyphes. Mercure, en fuyant devant Typhon, prit la forme d’Ibis : d’ailleurs Hermès sous cette forme veillait, suivant Abénéphi (De cultu Ægypt.), à la conservation des Egyptiens, & les instruisait de toutes les sciences. Ils remarquaient aussi dans sa couleur, son tempérament & ses actions, beaucoup de rapport avec la Lune, donc Isis était le symbole. Voilà pourquoi ils donnaient à cette Déesse une tête d’Ibis ; & pourquoi elle était en même temps consacrée à Mercure. Car on voit entre Isis & Mercure une si grande analogie & un rapport si intime, qu’on ne les séparait presque jamais ; aussi supposait-on qu’Hermès était le conseiller de ce Prince, & qu’ils agissaient toujours de concert : c’était avec raison, puisque la Lune & le Mercure Philosophique ne sont dans certains cas qu’une même chose, & les Philosophes les nomment indifféremment l’un pour l’autre. « Celui qui dirait que la Lune des Philosophes, ou, ce qui est la même chose, leur Mercure est le Mercure vulgaire, voudrait tromper avec connaissance de cause, dit d’Espagnet (Can. 44 & 24.), ou se tromperait lui-même. Ceux qui établissent pour matière de la pierre le soufre & le mercure, entendent l’or & l’argent commun par le Soufre, & par le mercure la Lune des Philosophes. »

Par les couleurs noires & blanches de l’Ibis, elle voit avec la Lune le même rapport que le Taureau Apis, & devenait par-là le symbole de la matière de l’Art Sacerdotal. L’Ibis toute noire qui combattait & tuait les serpents ailés, indiquait le combat qui se fait entre les parties de la matière pendant la dissolution ; la mort de ces serpents signifiait la putréfaction qui est une suite de cette dissolution, où la matière devient noire. Flamel a supposé dans ce cas le combat de deux Dragons, l’un ailé, l’autre sans aile, d’où résulte le mercure. Plusieurs autres ont employé des allégories semblables. Après cette putréfaction la matière devient en partie noire, en partie blanche, temps auquel le mercure se fait ; c’est la seconde espèce d’ibis, dont Mercure emprunta la forme.

Telles sont les raisons simples & naturelles que les Prêtres Egyptiens avaient d’introduire les animaux dans leur culte apparent de Religion, & dans leurs hiéroglyphes. Ils inventèrent une quantité d’autres figures, telles qu’on les voit sur les pyramides, & les autres monuments Egyptiens. Mais routes avaient quelque rapport prochain ou éloigné avec les mystères de l’Art Hermétique. En vain fera-t-on de grands commentaires pour expliquer ces hiéroglyphes dans un autre sens que le Chymique. Si Vulcain & Mercure ne sont pas la base de toutes ces explications, on trouvera à chaque pas des difficultés insurmontables, & quand à force de s’être donné la torture pour en trouver de vraisemblables, à l’imitation de Plutarque, de Diodore, & d’autres Grecs anciens & modernes, on sentira toujours qu’elles sont tirées de loin, qu’elles sont forcées, enfin qu’elles ne satisfont pas. On aura toujours devant les yeux cet Harpocrate avec le doigt sur la bouche, qui nous annoncera sans cesse que tout ce culte, ces cérémonies, ces hiéroglyphes renfermaient des mystères, qu’il n’était pas permis à tout le monde de pénétrer, qu’il fallait les méditer en silence, que le peuple n’en était pas instruit, & qu’on ne les dévoilait pas à ces gens que les Prêtres étaient persuadés n’être venus en Egypte que pour satisfaire leur curiosité. Les Historiens sont de ce nombre, & ils ne sont pas plus croyables, dans les interprétations qu’ils donnent, que l’était le peuple d’Egypte, qui tendait les honneurs du culte aux animaux, parce qu’on lui avait dit que les Dieux en avaient pris la figure.

Huc quoque terrigenam vensse Typhona narrat,

Et se mentitis superos celasse figuris.

Duxque gregis dixit, sit Jupiter, unde recurvis

Nunc quoque formatur Libyci cum cornibusAmmon,

Delius in corvo est, proles Semeeia capro,

Fele soror Phœbus, nivei Saturnia vaccâ ,

Pisce Venus laiuit, Cyllenius Ibidis alis.

Ovid. Metam. 1. 5.

CHAPITRE XI.

Du Lotus & de la Fève d’Egypte.

Le Lotus est une espèce de lys qui croît en abondance après l’inondation du Nil (Herod. L.2.c.92.). Les Egyptiens, après l’avoir coupé, le faisaient sécher au Soleil, & d’une partie de cette plante, qui ressemble au pavot, ils faisaient du pain. Sa, racine est ronde, de la grosseur d’une pomme, & fort bonne à manger.

Le même Auteur dit (liv. 4. c. 177.) que le fruit du Lotus ressemble à celui du lentisque, aussi agréable au goût que celui du palmier. Les Lotophages, ainsi nommés de ce qu’ils usaient de ce fruit pour toute nourriture, en faisaient du vin. Les Egyptiens, au rapport de Plutarque (De Isis & Osir.), peignaient le Soleil naissant de la fleur de Lotus, non pas, dit-il, qu’ils croyaient qu’il soit né ainsi, mais parce qu’ils représentent allégoriquement la plupart des choses.

M. Mahudel lut à l’Académie des inscriptions & Belles Lettres, en 1716, un Mémoire fort judicieux & très circonstancié sur les différentes plantes d’Egypte que l’on trouve dans les monuments de ce pays-là, & qui servent d’ornements ou d’attributs à Osiris, Isis , &c. Suivant lui, le Lotus est une espèce de Nymphœa, qui ne diffère de la Fève d’Egypte que par la couleur de sa fleur, qui est blanche, pendant que l’autre est d’un rouge incarnat, ce qui convient à l’idée que nous en donne Hérodote dans l’endroit que nous avons cité. Il est inutile d’en chercher la description dans Théophraste, Pline & Dioscoride, qui n’avaient pas vu ces plantes dans leur lieu natal. Si M. Mahudel avait soupçonné que la couleur du fruit & de la racine du Lotus & de la Fève d’Egypte, eussent mérité qu’il en fît mention, il n’aurait pas oublié d’en faire le détail ; mais il ne voyait que le fruit & la fleur dans les monuments ; il ne s’est attaché particulièrement qu’à cela. La feuille entrait aussi pour quelque chose dans les idées hiéroglyphiques des Egyptiens, puisqu’elle représente en quelque façon le Soleil par sa rondeur, & par ses fibres, qui d’un petit cercle, placé au centre de cette feuille, se répandent de tous côtés comme des rayons jusqu’à la circonférence. La fleur épanouie représente à peu près la même chose. Mais cette fleur est de toutes les parties de la plante, celle qui se remarque le plus communément sur la tête d’Isis, d’Osiris & des Prêtres mêmes qui étaient à leur service. Le rapport que les Egyptiens croyaient que la fleur du Lotus avait avec le Soleil, parce qu’au lever de cet Astre elle se montrait à la surface de l’eau, & s’y replongeait des qu’il était couché, n’était pas précisément le seul qui la lui avait fait consacrer. Si les Antiquaires avaient pu distinguer, ou du moins s’ils avaient eu l’attention d’examiner quelle était là couleur des fleurs qu’on mettait sur la tête d’Osiris, & de celles qu’on mettait sur celle d’Isis, ils auraient vu sans doute que la fleur incarnate de la Fève d’Egypte ne se trouvait jamais sur la tête d’Isis, mais seulement la fleur blanche du Locus, & qu’on affectait la première à Osiris. La ressemblance entière de ces deux plantes a empêché de soupçonner du mystère dans le choix, & de remarquer cette différence. On pourra trouver dans la suite, ou l’on a peut-être déjà quelques monuments Egyptiens colorés, sur lesquels on verra cette distinction.

Les inventeurs des hiéroglyphes n’en admirent aucun qui n’eût un rapport avec la chose signifiée. Plutarque (Loc. cit.) l’a entrevu dans la couleur du fruit des plantes donc nous parlons, qui a la forme d’une coupe de ciboire, & qui en portait le nom chez les Grecs. Voyant un enfant représenté assis sur ce fruit, il a dit que cet enfant était le crépuscule, par rapport à la ressemblance de la couleur de ce beau moment du jour avec celle de ce fruit. Il était donc à propos de faire attention à la couleur même de ces attributs, pour pouvoir en donner des interprétations justes, & conformes aux idées de leurs instituteurs. On a dû remarquer jusqu’ici que la couleur jaune & la rouge étaient particulièrement celles d’Horus & d’Osiris, & la blanche celle d’Isis ; parce que les deux premières étaient les couleurs du Soleil, & la blanche celle de la Lune, dans le système Hermétique même. Il est donc vraisemblable que les Egyptiens employèrent le Lotus & la Fève d’Egypte dans leurs hiéroglyphes, à cause de leur couleur différente, puisque étant semblables pour tout le reste, une de ces deux plantes aurait suffi. La plupart des vases, sur la coupe desquels on voit un enfant assis, sont le fruit du Lotus.

CHAPITRE XII.

Du Colocasia.

Le Colocasia est une espèce de Arum ou de pied de veau, qui croît dans les lieux aquatiques. Ses feuilles sont grandes, nerveuses en-dessous, attachées à des queues longues & grosses : sa fleur est du genre des fleurs de pied de veau, fait en forme d’oreilles d’âne ou de cornet, dans lequel est placé le fruit, composé de différentes baies rouges, entassées comme en grappe tout le long d’une espèce de pilon qui s’élève du fond de la fleur. Les Arabes font un grand commerce de sa racine, qui est bonne à manger.

On reconnaît cette fleur sur la tête de plusieurs Divinités, & plus souvent sur celle de quelques Harpocrates ; non qu’elle fût un symbole de fécondité, comme le disent quelques-uns ; mais parce que la couleur rouge de ses fruits représentait Horus Hermétique, avec lequel on a souvent confondu Harpocrate, & que ce Dieu du silence ne fut inventé, que pour marquer le silence que l’on devait garder au sujet de ce même Horus.

CHAPITRE XIII.

Du Persea.

C’est un arbre qui croît aux environs du grand Caire. Ses feuilles sont très semblables à celles du laurier, excepté qu’elles sont plus grandes. Son fruit a la figure d’une poire, & renferme un noyau, qui a le goût d’une châtaigne.

La beauté de cet arbre qui est toujours vert, la ressemblance de ses feuilles a une langue, & celle de son noyau à un cœur, l’avaient fait consacrer au Dieu du silence, sur la tête duquel on le voit plus ordinairement que sur celle d’aucune autre Divinité. Il y est quelquefois entier, d’autres fois ouvert pour faire paraître l’amande ; mais toujours pour annoncer qu’il faut savoir conduire sa langue, & conserver dans le cœur le secret des mystères d’Isis, d’Osiris, & des autres Divinités dorées de l’Egypte. C’est pour cette raison qu’on le voit quelquefois sur la tête d’Harpocrate rayonnante, ou posé sur un croissant (Antiq. Explicat. De Montfaucon, T. II.p2.pl.124.fig.8.& 10.).



CHAPITRE XIV.

Du Musca ou Amusa.

Quelques Botanistes & plusieurs Historiens l’ont qualifié d’arbre, quoiqu’il soit sans branches. Son tronc est ordinairement gros comme la cuisse d’un homme, spongieux, couvert de plusieurs écorces ou feuilles écailleuses, couchées les unes sur les aunes ; ses feuilles sont larges, obtuses, & leur longueur surpasse quelquefois sept coudées (Mém. de l’Acad. des Inscript. & Bell. Lett. T.III.). Elles sont affermies par une côte grosse & large, qui règne au milieu tout du long ; du sommet de la tige naissent des fleurs rouges ou jaunâtres. Les fruits qui leur succèdent sont d’un goût agréable, & ressemblent assez à un concombre doré. Sa racine est longue, grosse, noire en dehors, charnue & blanche en dedans. Quand on fait des incisions à cette racine, elle rend un suc blanc, mais qui devient ensuite rouge.

M. Mahudel, avec plusieurs Antiquaires, ne voient dans cette plante que sa seule beauté, capable d’avoir déterminé les Egyptiens à la consacrer aux Divinités locales de la contrée, où elle croissait avec plus d’abondance ; mais puisque tout était mystère chez ce peuple, puisqu’il l’employait dans ses hiéroglyphes, sans doute qu’il y attachait quelque idée particulière, & qu’il avait remarqué dans cette plante quelque rapport avec ces Divinités. Les panaches d’Osiris & de ses Prêtres ; ceux d’Isis, où ces feuilles se trouvent quelquefois ; le fruit coupé qui se fait voir entre les deux feuilles qui forment le panache ; Isis enfin qui présente la tige fleurie de cette plante à son époux, sont des choses que la Table Isiaque nous met plus d’une fois devant les yeux, croira-t-on que la seule beauté de cette plante en soit le motif ? n’est-il pas plus naturel de penser qu’un peuple aussi mystérieux ne le faisait pas sans avoir quelque autre objet en vue ? Il pouvait donc y avoir du mystère là-dessous, & il s’y en trouvait en effet ; mais un mystère très aisé à dévoiler pour celui qui, après avoir fait quelques réflexions sur ce que nous avons dit, verra dans la description de cette plante les quatre couleurs principales du grand œuvre. Le noir se trouve dans la racine, comme la couleur noire est la racine, la base, ou la clef de l’œuvre ; si l’on enlève cette écorce noire, on découvre le blanc ; la pulpe du fruit est aussi de cette dernière couleur ; les fleurs qu’Isis présente à Osiris sont jaunes & rouges, & la pelure du fruit est dorée. La Lune des Philosophes est la matière parvenue au blanc ; la couleur jaune safranée & la rouge qui succèdent à la blanche, sont le Soleil ou l’Osiris de l’art ; on avait donc raison de représenter Isis dans la posture d’une personne qui offre une fleur rouge à Osiris. On peut enfin observer que les attributs d’Osiris participent tous en tout ou en partie de la couleur rouge ou de la jaune, ou de la safranée ; & ceux d’Isis, du noir & du blanc pris séparément, ou mélangés, parce que les monuments Egyptiens nous représentent ces Divinités, suivant les différents états où se trouve la matière de l’œuvre pendant le cours des opérations. On peut donc rencontrer des Osiris de toutes les couleurs ; mais il faut alors faire attention aux attributs qui l’accompagnent. Si l’Auteur du monument était au fait des mystères d’Egypte, & qu’il ait voulu représenter Osiris dans sa gloire, les attributs seront rouges ou du moins safranés : dans son expédition des Indes, ils seront variés de différentes couleurs ; ce qui était indiqué par les tigres & les léopards qui accompagnaient Bacchus en Ethiopie, ou mort, les couleurs seront ou noires ou violettes, mais jamais on y trouvera du blanc sans mélange, comme on ne verra jamais aucun attribut d’Isis purement rouge. Il serait à souhaiter, quand on trouve quelque ancien monument coloré, que l’on recommandât au Graveur de blasonner tout ce qui y est représenté ; ou que celui qui en donne la description au Public, eut l’attention d’en désigner exactement les couleurs. Il ne serait pas moins à propos d’obliger le Graveurs à représenter les monuments tels qu’ils sont, ne pas leur laisser la liberté de changer les proportions & les attitudes des figures, sous prétexte de suppléer à l’ignorance des anciens Artistes, & de donner une forme plus gracieuse à ces figures. L’exactitude est d’une très grande conséquence, particulièrement pour les attributs. Un ouvrage sur les Antiques, mis au jour depuis peu d’années, m’oblige à faire cette observation.

Les Grecs & les Romains qui regardaient comme barbare tout ce qui n’était pas né à Rome ou à Athènes, exceptèrent les Egyptiens d’une imputation si injuste ; & leurs meilleurs Auteurs, loin d’imiter Juvenal, Virgile, Martial, & surtout Lucien, qui déploient les railleries les plus fines contre les superstitions des Egyptiens, sont remplis des éloges qu’ils donnent à leur politesse & à leur savoir. Ils avouaient que leurs grands hommes y avaient puisé toutes ces belles connaissances, dont ils ornèrent dans la suite leurs ouvrages. Si l’on ne peut absolument justifier le peuple d’Egypte sur l’absurdité & le ridicule du culte qu’il rendait aux animaux, n’attribuons pas aux Prêtres & aux savants de ce pays-là des excès donc leur sagesse & leurs connaissances les rendaient incapables. Les traditions s’obscurcissent quelquefois à mesure qu’elles s’éloignent de leur source. Les hiéroglyphes si multipliés peuvent dans la suite des temps avoir été interprétés par des gens peu ou point instruits de leur véritable signification. Les Auteurs qui ont puisé dans cette source impure n’ont pu le transmettre que de la manière qu’ils l’ont reçue, ou peut-être encore plus défigurée. Il semble même Hérodote, Diodore de Sicile, Plutarque, & quelques autres cherchent à excuser les Egyptiens, en apportant des raisons vraisemblables du culte qu’ils rendaient aux animaux. Ils disent qu’ils adoraient dans ces animaux la Divinité dont les attributs se manifestaient dans chaque animal, comme le Soleil dans une goutte d’eau qui est frappée de ses rayons (Plutarq. de Isid. & Osir.). Il est certain d’ailleurs que tout culte n’est pas un culte religieux, & encore moins une vraie adoration ; & tout ce qui est placé dans les temples, même pour être l’objet de la vénération publique, n’est pas au rang des Dieux. Les Historiens ont donc pu se tromper dans le récit qu’ils ont fait des Dieux de l’Egypte, même quant à ce qui regardait le culte du peuple, & à plus forte raison pour ce qui regardait les Prêtres & les Philosophes, dont ils ignoraient les mystères.

L’écriture symbolique, connue sous le nom d’hiéroglyphes, n’était pas contraire au dessein que les Egyptiens avaient de travailler pour la postérité. M. le Comte de Caylus (Recueil. D’Antiq. pag. 2.) n’est pas entré dans leurs idées à cet égard. Ces hiéroglyphes furent un mystère dans le temps même de leur institution, comme ils le sont encore, & le seront toujours pour ceux qui cherchent à les expliquer par d’autres moyens que ceux que je propose. Le dessein de leurs instituteurs n’était pas d’en rendre la connaissance publique, & en les gravant sur leurs monuments pour les conserver à la postérité, ils ont agi comme les Philosophes Hermétiques, qui n’écrivent en quelque façon que pour être entendus de ceux qui sont au fait de leur science, ou pour donner quelques traits de lumières absorbés, pour ainsi dire, dans une obscurité si grande, que les yeux les plus clairvoyants n’en sont frappés qu’après de longues recherches & de profondes médications.

La plupart des antiquités Egyptiennes sont donc de nature à ne pouvoir nous flatter de les éclaircir parfaitement. Toutes les explications qu’on voudra tenter de donner pour les ramener à l’histoire, se réduiront à des conjectures, parce que tout se ressent du mystère qui régnait dans ce pays, & que, pour fonder ses raisonnements sur l’enchaînement des faits, on trouve que le premier anneau de la chaîne qui les lie, aboutit à des fables. C’est donc à ces fables qu’il faut avoir recours ; & en les regardant comme telles, faire ses efforts pour en pénétrer la véritable signification. Quand on trouve un système qui les développe naturellement, il faut le prendre pour guide. Tous ceux que l’on a suivis jusqu’ici sont reconnus insuffisants par tous les Auteurs qui ont écrit sur les Antiquités. On y trouve à chaque pas des obstacles qu’on ne peut surmonter. Ils ne sont donc pas les vrais filets d’Ariadne qui nous nous serviront à nous tirer de ce labyrinthe ; il faut par conséquent les abandonner. En se conduisant sur les principes de la Philosophie Hermétique, & en les étudiant assez pour se mettre en état d’en faire de justes applications, il est peu d’hiéroglyphes qu’on ne puisse expliquer. On ne serait pas dans le cas d’admettre comme faits historiques ceux qui sont purement fabuleux, & de rejeter de ces faits des circonstances qui les caractérisent particulièrement, sous prétexte qu’elles y ont été cousues pour embellir la narration, & en augmenter le merveilleux. Cette dernière méthode a été suivie par M. l’Abbé Banier dans sa Mythologie ; & quelque facilité qu’elle lui ait procuré, il se trouve souvent dans la fâcheuse nécessité d’avouer qu’il lui est impossible de débrouiller ce chaos.

SECTION QUATRIEME.

Des Colonies Egyptiennes.

La Philosophie Hermétique ne fut pas toujours renfermée dans les Bornes de l’Egypte, où il semble qu’Hermès l’avait fait fleurir. Les habitants de ce pays-là s’étant trop multipliés, quelques-uns prirent le parti d’en sortir pour aller s’établir d’abord dans le voisinage, & puis dans les pays plus éloignés. Plusieurs chefs de famille y conduisirent des colonies, & emmenèrent des Prêtres instruits avec eux. Bélus qui fixa son séjour près de l’Euphrate, en établit à Babylone, qui furent surnommés Chaldéens. Ils devinrent célèbres par les connaissances qu’ils acquirent en observant les Astres à la manière d’Egypte. Des savants croient que le sabisme, ou cette sorte d’idolâtrie, qui a pour objet de son culte les Astres & les Planètes, commença dans la Chaldée, où ces Philosophes Egyptiens s’étaient fixés ; mais il est bien plus vraisernblable qu’ils l’y portèrent de l’Egypte d’où ils sortaient, & où le Soleil & la Lune étaient adorés sous le nom d’Osiris & d’Isis ; puisque Hérodote dit que l’Astrologie prit naissance en Egypte, où l’on convient qu’elle y était cultivée dès les temps les plus reculés. Le nom de science Chaldaïque qu’elle a porté depuis longtemps, prouve tout au plus que les Astrologues de la Chaldée devinrent plus célèbres que ceux des autres Nations. Babylone, capitale du pays, quoique la plus idolâtre de toutes les villes du monde, suivant l’idée que nous en donne le Prophète Jérémie (Ch. 50.), en l’appelant une terre d’Idoles, terra sculptilium, paraît avoir tiré ses Dieux de l’Egypte, dont elle avait conservé jusqu’aux monstres ; & in portentis gloriantur. Les Prêtres, instruits dans les mêmes sciences que ceux dont ils venaient de se séparer, savaient aussi sans doute à quoi s’en tenir au sujet du culte de ces Idoles ; mais obligés au même secret que ceux d’Egypte, ils se firente successivement un devoir de ne pas le divulguer. Les noms de Saturne & de Jupiter donnés à Bélus, prouvent assez clairement qu’on connaissait dans la Chaldée la généalogie des Dieux Hermétiques des Egyptiens.

Danaiis tenta aussi un établissement hors de son pays. Il quitta l’Egypte sa patrie, & partit avec cinquante filles qu’il avait eues de plusieurs femmes, avec tous ses domestiques, & quelques Egyptiens qui voulurent bien le suivre. Il relâcha, dit-on, d’abord à Rhodes, où, après avoir consacré une statue à Minerve, une des grandes Divinités de l’Egypte, il s’embarqua & arriva dans la Grèce, où, si nous en croyons Diodore, il fit bâtir la ville d’Argos & en Lydie celle de Cypre, dans laquelle il fit élever un Temple à Minerve, & y établit sans doute des Prêtres pour le service du même culte qu’on rendait en Egypte à cette Déesse. Le nom de Béléides donné aux filles de Danaiis, prouve qu’il avait quelque affinité avec Bélus ; & quelques Auteurs ont en effet regardé ce Bélus comme le père de Danaiis. Les allégories que les Poètes ont faites sur le supplice des Danaïdes, & sur le massacre de leurs époux, est une nouvelle preuve qu’elles furent imitées d’Egypte, où Diodore raconte (L. 2. c. 6.) que 360 Prêtres d’Achante avaient coutume de puiser de l’eau dans un vaisseau percé. Nous expliquerons ces allégories dans les Livres suivant.

Cécrops venu d’Egypte s’établit dans l’Attique. Il y porta avec les lois de son pays le culte des Dieux qu’on y adorait, & surtout celui de Minerve, honorée à Saïs sa patrie, celui de Jupiter & des autres Dieux d’Egypte : ce fait est attesté par toute l’Antiquité. Eusebe (Prep. Evang. 1. 10. c. 9.) dit que ce fut lui qui le premier donna le nom de Dieu à Jupiter, lui éleva un autel, & érigea une statue en l’honneur de Minerve. S. Epiphane répète la même chose, & Pausanias l’avait dit avant eux ; mais ce dernier (In Attic. 1. 8.)remarque qu’il n’offrait dans ses sacrifices que des choses inanimées. Athènes, le triomphe des arts & des sciences, le siège de la politesse & de l’érudition, doit donc ses commencements à l’Egypte.

Quoi qu’il en soit de cette histoire, les Athéniens en convenaient, & se glorifiaient d’être descendus des Saïtes ; quelques-uns disaient que Dipetes, père de Mnestée, Roi d’Athènes, était Egyptien, de même qu’Ericthée, qui le premier leur apporta les grains d’Egypte, & la manière de les cultiver, ce qui le fit établir Roi. Il leur enseigna aussi les cérémonies de Cérès Eléusine, suivant celles qu’observaient les Egyptiens ; c’est pourquoi les Athéniens pensaient que ce Roi était contemporain de Cérès. Diodore, en rapportant ceci, ignorait sans doute que Cérès & Isis n’étaient qu’une même Divinité. Il aurait dû se souvenir qu’il avait raconté la même chose de Triptolême. Nous parlerons de la nature de ces grains, & de toute cette histoire dans le quatrième Livre.

Les habitants de la Colchide étaient aussi une colonie d’Egypte, suivant Diodore & Hérodote (L. 2.c. 104. & suiv.), qui apporte en preuve beaucoup de raisons, entre autres qu’ils font circoncire leurs enfants, comme ayant apporté cet usage d’Egypte. Il ignorait sans doute l’Ecriture Sainte qui nous marque si positivement l’origine de la circoncision. Diodore concluait, par la même raison, que les Juifs, habitants entre l’Arabie & la Syrie étaient venus d’Egypte, mais il ne parle de ces Juifs qu’après leur servitude dans ce pays, & c’est l’occasion de son erreur. Cette fuite des Juifs est remarquable par tous les événements qui la précédèrent & la suivirent ; celui qui a le plus de rapport à notre sujet, est la quantité prodigieuse d’or & d’argent qui se trouvait alors parmi les Egyptiens. Moïse signifia aux Juifs d’emprunter de leurs Hôtes tous les vases d’or & d’argent qu’ils pourraient en obtenir. Et quels étaient ces Hôtes ? des gens du commun. A qui prêtaient-ils ces vases ? à des Juifs esclaves, méprisés, haïs, sans ressource, gens qu’on ne pouvait guère ignorer avoir le dessein de quitter le pays, & de s’enfuir pour se soustraire à la servitude ; & si le peuple en était si bien fourni, combien devaient en avoir le Roi & les Prêtres qui, comme nous l’apprend Hérodote, faisaient construire des bâtiments pour le conserver ?

Cadmus était originaire de Thèbes d’Egypte. Ayant été envoyé à la recherche de sa sœur par Agenor son père, Roi de Phénicie, il se trouva exposé à une furieuse tempête, qui l’obligea de relâcher à Rhodes, où il érigea un Temple en l’honneur de Neptune, & en confia le service à des Phéniciens qu’il laissa dans cette Isle. Il offrit à Minerve un vase de cuivre très beau, & de forme antique, sur lequel était une inscription, qui portait que l’Isle de Rhodes serait ravagée par les serpents. Cette inscription seule indique que toute cette histoire est une allégorie de l’Art Sacerdotal. Car pourquoi offrir à Minerve un vase antique, & de cuivre ? Cadmus doit être supposé avoir vécu dans des temps bien reculés : quelle pouvait donc être l’antiquité de ce vase ? Il y a apparence qu’il faut avoir égard à la matière, & non à la forme.

Cette matière est la terre de Rhodes, ou la terre rouge Philosophique, qui doit être ravagée par des serpents, c’est-à-dire dissoute par l’eau des Philosophes, qui est souvent appelée serpent. Cadmus au fait de ces mystères n’eut pas beaucoup de peine à prédire cette dévastation. Le présent d’un vase de cuivre, même antique, était-il d’une si grande conséquence qu’il eût le mérite d’être présenté à la Déesse de la Sagesse ? L’or, les pierreries auraient été plus dignes d’elle. Mais sans doute il y avait du mystère là-dessous ; il fallait un vase de cuivre, non du vulgaire, mais de l’airain Philosophique, que les favoris de Minerve, les Sages Philosophes appellent communément laton pour leton. Blanchissez le laton, dit Morien (Entret. du Roi Calid.) , & déchirez vos livres. L’azot & le laton vous suffisent.

Toute l’histoire de Cadmus sera toujours considérée comme une fable pure, qui paraîtra ridicule à tout homme de bon sens, dès qu’il ne l’expliquera pas conformément à la Chimie Hermétique. Quelle idée en effet de suivre un Bœuf de différentes couleurs, de bâtir une ville où ce Bœuf s’arrête, d’envoyer ses compagnons à une fontaine, qui y sont dévorés par un horrible dragon, fils de Typhon & d’Échidna ; lequel dragon est ensuite tué par Cadmus, qui lui arrache les dents, les sème dans un champ comme on sème du grain, d’où naissent des hommes qui attaquent Cadmus ; & qui enfin, à l’occasion d’une pierre jetée entre eux, se détruisent les uns & les autres sans qu’il en reste un seul ? Nous prouverons dans la suite de cet ouvrage, que cette histoire est une allégorie suivie de tout ce qui se passe dans le cours des opérations de l’œuvre Philosophique.

M. l’Abbé Banier (Mythol. T. L p. 67. & T. II. p. 262.) dit que Cadmus porta en Grèce les mystères de Bacchus & d’Osiris. La Fable nous apprend cependant que Bacchus était petit-fils de Cadmus. Il est vrai que ce Mythologue introduit un autre Bacchus, fils de Sémélé, afin d’ajuster son histoire ; mais sur quel fondement ? Est-il permis d’introduire ainsi de son propre chef des personnages nouveaux pour se tirer d’embarras ? Orphée, en transposant dans la Grèce les Fables Egyptiennes, les habilla à la Grecque, & supposa un Denis, qui ne diffère point de l’Osiris des Egyptiens, & du Bacchus des Latins : mais ce Denis ou Osiris était célèbre en Egypte longtemps avant qu’il fût question de Cadmus. C’est pourquoi les Egyptiens se moquaient des Grecs, lorsqu’ils entendaient ceux-ci dire que Denis était né parmi eux.

D’autres attribuent à Mélampe l’institution des cérémonies du culte de Denis dans la Grèce, l’histoire de Saturne, & la guerre des Titans. Dédale fui, dit-on, l’Architecte du fameux vestibule du Temple élevé à Memphis en l’honneur de Vulcain. Mais les Grecs, die Diodore, ayant appris les histoires & les allégories des Egyptiens, en prirent occasion d’en inventer d’autres sur ces modèles. En effet, les Poètes & les Théologiens du Paganisme semblent n’avoir copié que ces fables d’Egypte, transportées dans la Grèce par Orphée Musée, Mélampe, & Homère. Les Législateurs ont formé leurs lois sur celles de Lycurgue ; les Princes des sectes philosophiques ont puisé leur système dans Pythagore, Platon, Eudoxe, & Démocrite. Et s’ils ont été si différents entre eux, c’est qu’ils n’étaient pas tous au fait des mystères Egyptiens, & qu’ils en ont en conséquence mal expliqué les allégories.

Les colonnes de Mercure, desquelles ces premiers Philosophes tirerons leur science, par les explications que les Prêtres d’Egypte leur en donnèrent, pourraient bien être celles d’Osiris & d’Isis, donc nous avons parlé ; peut-être les obélisques qu’on voit encore à Rome, qu’on sait y avoir été transportés d’Egypte, & donc la surface est remplie de triangles, de cercles, de carrés, & de figures hiéroglyphiques. Plus d’un Auteur s’est donné la torture pour les expliquer : le P. Kircher à fait un traité exprès ; mais, malgré son ton décisif, soutenu d’une science fort étendue, on ne l’a pas cru sur sa parole. C’est dans les Auteurs anciens qui puisèrent leur science en Egypte, qu’il faudrait en chercher l’interprétation ; mais pour entendre la plupart d’entre eux, on aurait aussi besoin du secours d’un Œdipe, parce qu’ils ont écrit allégoriquement comme leurs maîtres.

N’ayant donc point de guides assurés, les plus célèbres Auteurs sont tous différents entre eux. Selon Bochard, Mercure est le même que Chanaan, & selon M. Huet, le même que Moïse. L’un dit qu’Hercule est Samson, & l’autre que c’est Josué ; L’un que Noé est Saturne, l’autre que c’est Abraham. L’un soutient que Cérès fut une Reine de Sicile ; l’autre qu’elle ne diffère point d’Isis qui ne fut jamais dans ce pays là. Les plus anciens Auteurs ne sont pas même d’accord entre eux ; & outre les contradictions qu’on y trouve, combien y voit-on de choses gratuites, pour ne rien dire de plus. Quant aux parallèles dont les livres de quelques savants modernes sont remplis, je demanderais si l’on est reçu à dire que Thamas-Kouli-Cham est le même que Tamerlan, parce qu’on trouve beaucoup de ressemblance dans l’humeur & dans les actions de ces deux Princes ?

Je crois qu’on peut tirer beaucoup de lumières des anciens Auteurs Grecs, pour pénétrer dans l’obscurité des fables ; non pas qu’on doive précisément s’en rapporter à eux sur la véritable origine des anciens peuples, puisque ce qu’ils en disent est presque tout fabuleux ; mais parce qu’ils ont copié les Egyptiens, qui furent les premiers inventeurs des Fables, & qu’en faisant le parallèle des Fables anciennes de la Grèce avec celles de l’Egypte, on y remarque aisément qu’elles sont toutes sorties de la même source, & qu’elles ressemblent à un voyageur, qui s’habille dans chaque pays qu’il parcourt, suivant la mode qui y est en usage. Les ouvrages Egyptiens, qui auraient pu nous donner quelques idées de leur façon de penser, ceux d’Hermès & des autres Philosophes nous ont échappé avec le temps, & nous pleurerons toujours sur les tristes cendres de la Bibliothèque d’Alexandrie. Nous n’avons plus d’autre ressource que celle des Grecs, disciples des savants Prêtres d’Egypte ; c’est donc à eux qu’il faut avoir recours, persuadés qu’ils sont entrés dans les idées des maîtres donc ils avaient reçu des leçons.

Je suis surpris que M. l’Abbé Banier soit à cet égard si peu d’accord avec lui-même, qu’après avoir dit (Ibid.p. 55.& suiv.) & avoir même employé toutes les raisons possibles pour prouver que ce n’est pas chez les Ecrivains Grecs qu’il faut chercher l’origine des anciens Peuples, ni des autres monuments de l’Antiquité, ce savant les apporte en preuves de ce qu’il établit dans tout le cours de son ouvrage. Il est vrai qu’il a une attention toute particulière à choisir tout ce que les Auteurs ont avancé de favorable à son système, & à rejeter comme fable tout ce qui peut y être contraire. Il décide même sur cela avec le ton d’un Juge en dernier ressort ; mais comme il n’est pas toujours conforme à lui-même, & qu’il déclare en plus d’un endroit qu’il faut tenir ses garants pour suspects, il nous rétablit dans nos droits, & nous laisse la liberté d’en penser ce que nous voudrons.

Je serais assez du sentiment de Diodore, quant aux noms de quelques anciennes villes, des montagnes, des fleuves, &c. Cet Auteur dit que les anciens Philosophes tirèrent de leur doctrine la plupart de ces noms, & dénommèrent les lieux suivant les rapports qu’ils y voyaient avec quelques traits de cette science. Il s’agit donc de savoir quelle était cette doctrine. Or personne ne doute que ce ne soit celle qu’ils apprirent en Egypte ; Jamblique (Des mystères des Egyptiens.) nous assure que cette science était gravée sur les colonnes d’Hermès. Josephe (Des Antiq. des Juifs.) parle de deux colonnes, l’une de pierre, l’autre de brique, élevées avant lu Déluge, sur lesquelles les principes des Arts étaient gravés. Bernard, Comte de la Marche Trévisane (Philos. des Métaux.), instruit par la lecture des livres anciens, dit qu’Hermès trouva sept tables dans la vallée d’Hébron, sur lesquelles étaient gravés les principes des Arts libéraux. Mais qu’Hermès les ait trouvées ou qu’il les ait inventées, il y a grande apparence que ces principes n’y étaient qu’en hiéroglyphes ; que cette manière d’enseigner marquait que le fond de cette science était un mystère qu’on ne voulait pas dévoiler à tout le monde : par conséquent que les termes & les noms employés faisaient aussi partie de ce mystère, d’où nous devons conclure que les noms donnés aux lieux par les anciens Philosophes, tenaient par quelque endroit aux mystères des Egyptiens.

Tout esprit qui ne voudra pas demeurer opiniâtrement attaché à son préjugé, doit voir dans ce que nous avons dit, quel était l’objet de ces mystères. La magnificence des Rois d’Egypte, qui, si nous en croyons Pline (L. 2.6. ch 12.), ne faisaient élever ces merveilles du monde, qu’afin d’employer leurs richesses immenses, est une preuve Dieu palpable de l’Art Hermétique. Sémiramis fit élever à Babylone un Temple en l’honneur de Jupiter, au haut duquel elle plaça trois statues d’or, l’une de ce Dieu, la seconde de Junon, & la troisième de la Déesse Ops. Celle de Jupiter, au rapport de Diodore, subsistait encore de son temps, avait 40 pieds de hauteur, & pesait mille talens Babyloniens. La statue d’Ops, du même poids, se voit encore dans la salle dorée. Deux lions, ajoute cet Auteur, & des serpents d’argent d’une grosseur énorme sont placés auprès. Chaque figure est du poids de trente talens. La Déesse tient à la main droite une tête de serpent, & de la gauche un sceptre de pierre. Dans la même salle se trouve aussi une table d’or de 40 pieds de longueur, large de 12, & pesant 50 talens. La statue de Junon est du poids de 800.

Diodore & les autres Historiens rapportent beaucoup de choses qui prouvent les richesses immenses des Egyptiens & des Babyloniens, qui par Belus en tiraient leur origine. Mais ce qui aurait dû frapper ces Historiens, & tous ceux qui voyaient la statue d’Ops, c’est son attitude & ses attributs. Je voudrais que nos savants m’expliquassent pourquoi on avait mis un sceptre de pierre à l’une des mains de cette Déesse, & un serpent à l’autre ? Fait-on des sceptres de pierre à une statue d’or ? une telle idée ne passerait-elle pas pour ridicule aux yeux de ceux qui n’y verraient rien d’allégorique ? Mais la Déesse Ops étant prise hermétiquement, il était naturel de la représenter ainsi, parce que l’or des Philosophes est appelé pierre, & leur mercure serpent. Ops ou la Terre qui en était la matière, tenait ces deux symboles à la main pour indiquer qu’elle contenait ces deux principes de l’Art. Et comme cet Art était la source des richesses, Ops en fut regardée comme la Déesse. On avait même désigné la chose plus particulièrement en mettant auprès d’Ops deux lions & deux serpents, parce que les Philosophes employaient pour l’ordinaire l’allégorie de ces animaux, pour signifier les principes matériels de l’œuvre, pendant le cours des opérations.

Jupiter & Junon frère & sœur, époux & épouse, se trouvaient dans cette salle avec leur grand-mère, & devant eux une table d’or commune aux trois, parce qu’ils sortent du même principe aurifique, duquel l’on extrait deux choses, une humidité aérienne & mercurielle, & une terre fixe, ignée, qui réunies ne font qu’une & même chose, appelée or Hermétique, commun aux trois, puisqu’il en est composé ; & le vrai remède de l’esprit, dont nous avons parlé, auquel Diodore donne le nom de Nepentes, parce qu’il est fait de l’herbe prétendue de ce nom, donc Homère (Odiss. 1.4. v. 221. & Suiv.) dit qu’on compose en Egypte le remède qui fait oublier tous les maux, & fait mener à l’homme une vie exempte de douleur & de chagrin ; propriétés tant vantées de l’or Hermétique. Le même Poète ajoute que ce remède était celui d’Hélène, fille de Jupiter, celle qui occasionna la guerre de Troye. Nous en verrons ses raisons dans le sixième Livre. L’origine Egyptienne & du remède, & de la manière de le faire, est une preuve qu’Homère nous donne en passant, qu’il était instruit de la nature de ce remède, de ses propriétés, & du lieu où il était en vogue. Il a donc pu le prendre pour sujet de son allégorie de la prise de la ville de Troye, ou tout au moins avoir pris occasion d’une guerre, d’un siège réel, pour en former une allégorie du grand œuvre, comme nous le prouverons en discutant toutes les circonstances de ce siège ; je ne vois guère sur quoi est fondé M. l’Abbé Banier, pour dire (Ibid.T.I.p.67.) qu’il y avait eu avant Homère des Poètes qui avaient traité le sujet de la guerre de Troye, & qui avaient fait des Iliades ; la seule raison que ce savant en apporte, c’est que la Poésie grecque n’aurait pas commencé par des chef-d’œuvres. Je laisse au Lecteur à juger de la bonté de ce raisonnement. L’ouvrage de cet Abbé, quoique très savant & très bien concerté, fourmille de preuves de cette trempe. Si Homère, pour donner un air de vraisemblance à sa fiction, a introduit des noms de villes & de peuples existants, on est obligé d’avouer qu’on ne connaît Ithaque, les Cimmériens, l’Isle de CalypSo, & beaucoup d’autres choses, que dans ses ouvrages. Où vit-on jamais les Arimaspes, les Issedons, les Hyperboréens, les Acéphales, &c. ? Mais on convient que les fables tirent leur origine d’Egypte & de la Phénicie ; c’est donc par celles qui se débitaient dans ces pays-là, qu’il faut juger des autres, au moins des plus anciennes.

Je ne pense pas trouver des contradicteurs sur cet article ; mais conviendra-t-on avec moi que tous les monuments, dont j’ai parlé soient une preuve convaincante que l’Art Hermétique était connu & pratiqué chez les Egyptiens ? Les savants, quelque peu d’accord qu’ils soient entre eux, ont fortifié par leurs ouvrages le préjugé qui a pris naissance dans le récit des anciens Historiens. On a cru qu’étant plus près que nous ne le sommes de ces temps obscurs, on ne pouvait mieux faire que de suivre le chemin qu’ils nous ont tracé, persuadé qu’ils étaient au fait de tout cela. On savait cependant, & ces Anciens le disent eux-mêmes, que les Prêtres d’Egypte gardaient un secret inviolable sur la véritable signification de leurs Hiéroglyphes ; mais on n’a pas fait assez de réflexions là-dessus. Il s’agirait donc de dépouiller tout préjugé à cet égard ; d’examiner les choses sans prévention, & de comparer les explications que les Antiquaires ou les Mythologues ont donné des Hiéroglyphes & des Fables Egyptiennes, avec celle que j’en donne, & juger ensuite de la vérité des unes & des autres. Par cette méthode on se trouvera en état de décider si la Morale, la Religion, la Physique & l’Historie ont fourni matière à ces Fables & à ces Hiéroglyphes ; ou s’il n’est pas plus simple de leur donner un seul & unique objet, tel qu’un secret aussi précieux, & d’une aussi grande conséquence que peut l’être celui qui conserve l’humanité dans tour l’état parfait donc elle est susceptible, en lui procurant la source des richesses & de la santé.



LIVRE II.

Des allégories qui ont un rapport plus palpable avec l’Art Hermétique.

Jamais pays ne fut plus fertile en fables que la Grèce. Celles qu’elle avait reçues d’Egypte ne lui suffisaient pas, elle en inventa un nombre infini. Les Egyptiens ne reconnaissaient proprement pour Dieux qu’Osiris, Isis & Orus, mais ils en multiplièrent les noms, & se trouvèrent engagés par-là à en multiplier les fictions historiques. De là vinrent douze Dieux principaux, Jupiter, Neptune, Mars, Mercure, Vulcain, Apollon, Junon, Vesta, Cerès, Vénus, Diane & Minerve, six mâles & six femelles. Ces 12 seuls regardés comme grands Dieux étaient représentes en statues d’or. Dans la suite on en imagina d’autres, auxquels on donna le nom de demi-Dieux, qui n’étaient pas connus du temps d’Hérodote, ou du moins dont il ne fait pas mention sous ce titre. Leurs figures croient sculptées en bois, ou en pierre, ou en terre. Le même Hérodote dit (In Euterp. C. 50.) que les Egyptiens imposèrent les premiers ces douze noms, & que les Grecs les reçurent d’eux.

Les premiers des Grecs qui passèrent en Egypte, sont, suivant Diodore de Sicile, Orphée, Mutée, Mélampe, & les autres dont nous avons parlé dans le livre précédent. Ils y puisèrent les principes de la Philosophie & des autres sciences, & les transportèrent dans leur pays, où ils les enseignèrent de la manière dont ils les avaient apprises ; c’est-à-dire, sous le voile des allégories & des fables. Orphée y trouva le sujet de ses Hymnes sur les Dieux, & les Orgies (M. l’Abbé Banier. Myth. T. II. p. 273.). Que ces solemnités tirent leur origine de l’Egypte, c’est un fait dont conviennent également les Mythologues & les Antiquaires, & qu’on n’a pas besoin de prouver. Ce Poète introduisit dans le culte de Denys les mêmes cérémonies qu’on observait dans le culte d’Osiris. Celles de Cerès se rapportaient à celles d’Isis. Il fit mention le premier des peines des impies, des Champs Elysées, & fit naître l’usage des statues. Il feignit que Mercure était destiné à conduire les âmes des défunts, & devint l’imitateur des Egyptiens dans une infinité d’autres fictions.

Lorsque les Grecs virent que Psamméticus protégeait les étrangers, & qu’ils pourraient voyager en Egypte sans risque de leur vie ou de leur liberté, ils y abordèrent en assez grand nombre, les uns pour satisfaire leur curiosité sur les merveilles qu’ils avaient apprises de ce pays là, les autres pour s’instruire. Orphée, Musée, Linus, Mélampe & Homère y passèrent successivement. Ces cinq avec Hésiode furent les propagateurs des Fables dans la Grèce, par les Poèmes pleins des fictions qu’ils y répandirent. Sans doute que ces grands hommes n’auraient pas adopté & répandu de sang froid tant d’absurdités apparences, s’ils n’avaient au moins soupçonné un sens caché, raisonnable, & un objet réel enveloppé dans ces ténèbres. Auraient-ils, par dérision & malicieusement, voulu tromper les Peuples ? & s’ils pensaient sérieusement que ces personnages étaient des Dieux, qu’ils devaient représenter comme des modèles de perfection & de conduite, leur auraient-ils attribué des adultères, des incestes, des parricides, & tant d’autres crimes de toute espèce ? Le ton sur lequel Homère en parle suffit pour donner à entendre quelles étaient ses idées à cet égard. Il est donc bien plus probable qu’ils ne pressentaient ces fictions que comme des symboles & des allégories, qu’ils voulurent rendre plus sensibles en personnifiants & déifiant les effets de la Nature. Ils assignèrent en conséquence un office particulier à chacun de ces personnages déifié, réservant seulement l’Empire universel de l’Univers à un seul & unique vrai Dieu. Orphée s’explique assez clairement ; là-dessus, en disant que tous ne sont qu’une même chose comprise sous divers noms. Car tels sont ses termes : « Le Messager interprète Cyllenien est à tous. Les Nymphes sont l’eau ; Cérès les grains ; Vulcain est le feu ; Neptune la mer ; Mars la guerre ; Vénus la paix ; Thémis la justice ; Apollon, dardant ses flèches, est le même que le Soleil rayonnant, soit que cet Apollon soit regardé comme agissant de loin ou de près, soit comme Devin, Augure, ou comme le Dieu d’Epidaure, qui guérit les maladies. Toutes ces choses ne font qu’une, quoiqu’elles aient plusieurs noms. » Hermésianax dit que Pluton, Persephone, Cérès, Vénus & les Amours, les Tritons, Nérée, Thétis, Neptune, Mercure, Junon, Vulcain, Jupiter, Pan, Diane & Phœbus ne sont que le même Dieu.

Tous les offices de la Nature devinrent donc des Dieux entre leurs mains ; mais des Dieux soumis à un seul Dieu suprême, suivant ce qu’ils en avaient appris en Egypte. Ces différents attributs de la Nature regardaient cependant des effets particuliers, ignorés du Peuple, & connus seulement des Philosophes.

Si quelques-unes de ces fictions eurent l’Univers en général pour objet, on ne saurait nier que le plus grand nombre n’ait eu une application particulière ; & plusieurs d’entre elles sont si spécialement déterminées, qu’on ne saurait s’y méprendre. Il surfit de passer les principales en revue, pour mettre en état de porter son jugement sur les autres. Je parlerai donc en premier lieu de l’expédition de la Toison d’or : des pommes d’or : du jardin des Hespérides, & quelques autres qui manifestent plus clairement que l’intention des Auteurs de ces fictions était d’y enveloppée les mystères de l’Art Hermétique.

Orphée est le premier qui ait fait mention de l’expédition de la Toison d’or, si l’on veut admettre les ouvrages d’Orphie comme appartenant à ce premier des Poètes Grecs ; mais je n’entre pas dans cette discussion des savant : que ces ouvrages soient vrais ou supposés, peu m’importe ; il me suffit qu’ils soient partis d’une plume très ancienne, savante, & au fait des mystères des Egyptiens & des Grecs. S. Justin en son Parenet ; Lactance, & S. Clément d’Alexandrie, dans son Discours aux Gentils, parlent ; d’Orphée sur ce ton-là.

Ce Poète a donné à cette fiction un air d’histoire qui l’a fait regarder comme telle par nos Mythologues modernes mêmes, malgré l’impossibilité où ils se trouvent d’en ajuster les circonstances. Ils ont mieux aimé y échouer, que d’y voir le sens caché & mystérieux qu’elle présente, & que l’Auteur même a manifesté assez visiblement en citant, dans le cours de cette fiction, quelques autres de ses ouvrages ; savoir, un Traité des petites pierres, & un autre de l’antre de Mercure comme source de tous les biens. Il est aisé de voir de quel Mercure il entend parler, puisqu’il le présente comme faisant partie de l’objet que se proposait Jason dans la conquête de la Toison d’or.

CHAPITRE PREMIER.

Histoire de la conquête de la Toison d’or.

Il y a peu d’Auteurs anciens qui ne parlent de cette fameuse conquête. Elle a exercé l’esprit de nos savants, qui ont fait beaucoup de dissertations sur ce sujet, & M. l’Abbé Banier, qui en a inséré plusieurs dans les Mémoires de l’Académie des Belles Lettres, regarde ce fait comme si constant, qu’on ne peut, dit-il (Mytlolog T. III. P.198.), le détacher de l’histoire ancienne de la Grèce, sans renverser presque toutes les généalogies de ce temps-là. Nous avons un Poème là-dessus sous le nom d Orphée ; mais Vossius prétend que ce Poète n’en est pas l’Auteur, & que ce Poème n’est pas plus ancien que Pisistrate (Vossius de Poëti Græcis & Latinis, cap.9.). On l’attribue à Onomacrite, & l’on dit qu’il fut composé vers la 50e. Olympiade. Il pourrait bien se faire que cet Onomacrite n’en fût pas l’Auteur, mais seulement le restaurateur, ou qu’il en eut recueilli tous les fragments dispersés, comme Aristarque ceux d Homère. Apollonius de Rhodes en composa un sur la même matière vers le temps des premiers Ptolomées. Pindare en fait un allez long détail dans la quatrième Olympique, & dans la troisième Isthmique ; beaucoup d’autres Poètes font de fréquentes allusions à cette conquête. Mais ce qui prouve l’antiquité de cette fable, c’est qu’Homère en dit deux mots dans le douzième Livre de l’Odyssée M. l’Abbé Banier trouve une erreur dans cet endroit de ce dernier Poète, & dit qu’il fait parler Circé de certaines roches errantes comme situées sur le détroit qui sépare la Sicile de l’Italie, & qu’elles sont en effet à l’entrée du Pont-Euxin. Pour ajuster cette expédition aux idées de M. l’Abbé Banier, ces roches ne sauraient à la vérité se trouver au lieu marqué dans Homère ; mais j’aurais cru qu’il était plus à propos de chercher les moyens d’accorder M. l’abbé Banier avec Homère, que d’accuser ce Poète d’erreur, pour éluder les difficultés que cet endroit faisait naître. Il est aisé de se tirer d’embarras quand on a recours à de semblables ressources. Homère avait sans doute ses raisons pour placer là ces roches errantes ; car la plupart des erreurs que l’on trouve dans ce Poète, & dans les autres inventeurs des fables, semblent y être mises avec affectation, comme pour indiquer à la postérité que ce sont des fictions pures qu’ils débitent, & non de véritables histoires. Les lieux que l’on fait parcourir aux Argonautes, les endroits où on les fait aborder sont si éloignés de la route qu’ils auraient dû & pu tenir ; il y a même une impossibilité si manifeste qu’ils aient tenu celle dont Orphée parle, qu’on voit clairement que l’intention de ce Poète n’était que de raconter une fable.

Les difficultés qui se présentent en foule à un Mythologue qui veut trouver une véritable histoire dans cette fiction, n’ont pas rebuté la plupart des savants. Eustathe (Sur le vers 686 de Denys Perigete.) parmi les Anciens, l’a regardé comme une expédition militaire, laquelle, outre l’objet de la Toison d’or, c’est-à-dire, selon lui, le recouvrement des biens que Phryxus avait emportés dans la Colchide, avait encore d’autres motifs, comme celui de trafiquer sur les côtes du Pont-Euxin, & d’y établit quelques colonies pour en assurer le commerce. Ceux qui ont voulu ramener la plupart des Fables anciennes à l’Histoire Sainte, comme le P. Thomasin & M. Huet, se sont imaginés y voir l’histoire d’Abraham, d’Agar & de Sara, de Moïse & de Josué. En suivant de pareilles idées, il n’est point de fables, si palpablement fables qu’elles soient, qu’on ne puisse y faire venir.

Eustathe, pour accréditer son sentiment, dit qu’il y avait un nombre de vaisseaux réunis en une flotte, dont le Navire Argo en était comme l’Amiral ; mais que les Poètes n’ont parlé que d’un seul vaisseau, & n’ont nommé que les seuls chefs de cette expédition. Je ne pense pas qu’on en croit cet Auteur sur sa parole, puisqu’il n’en a d’autre garant que la raison de convenance, qui exigeait que les choses fussent ainsi pour que son sentiment pût se soutenir. M. l’Abbé Banier, qui suit assez bien Eucasthe dans ce genre de preuves, décide hardiment que cette expédition n’est point le mystère du grand œuvre. A-t-il prononcé avec connaissance de cause ? avait-il lu les Philosophes ? avait-il même du grand œuvre l’idée qu’il faut en avoir ? Je répondrais bien qu’il n’en connaissait que le nom, mais nullement les principes.

Pour donner une idée juste de cette fiction, il faudrait prendre la chose dès son origine, expliquer comment cette prétendue Toison d’or fut portée dans la Colchide, & faire toute l’histoire d’Athamas, d’Ino, de Nephelé, d’Hellé & de Phryxus, de Léarque & de Mélicette ; mais comme nous aurons occasion d’en parler dans le quatrième Livre, en expliquant les Jeux Isthmiques, nous entrerons seulement dans le détail de cette expédition, en suivant ce qu’Orphée & Apollonius en ont rapporté.

Jason eue pour père Eson, Créthéus pour aïeul, Eole pour bisaïeul, & Jupiter pour trisaïeul. Sa mère fut Polimede, fille d’Autolycus, d’autres disent Alcimede, ce qui convient également pour le fond de l’histoire, suivant mon système. Tyro, fille de Salmonée, élevée par Créthéus, frère de celui-ci, plut à Neptune, & en eut Nélée & Pélias ; elle ne laissa pas ensuite d’épouser Créthéus son oncle, dont elle eut trois fils, Eson, Pherès & Amithaon. Créthéus bâtit la ville d’Iolcos, donc il fit la capitale de ses Etats, & laissa en mourant la couronne à Eson. Pélias, à qui Créthéus n’avait point donné d’établissement, comme ne lui appartenant pas, se rendit puissant par ses intrigues, & détrôna Eson. Jason qui vint au monde sur ces entrefaites, donna de la jalousie & de l’inquiétude à Pélias, qui chercha en conséquence tous les moyens de le faire périr. Mais Eson, avec son épouse, ayant pénétré les mauvais desseins de l’usurpateur, portèrent le Jeune Jason, qui s’appelait alors Diomede, dans l’antre de Chiron, fils de Saturne & de la Nymphe Philyre, qui habitait sur le Mont Pélion, & lui confièrent son éducation. Le Centaure passait pour l’homme le plus sage & le plus habile de son temps. Jason y apprit la Médecine & les Arts utiles à la vie.

Ce jeune Prince, devenu grand, s’introduisit dans la Cour d’Iolcos, après avoir exécuté de point en point tout ce que l’Oracle lui avait prescrit. Pélias ne douta pas que Jason ne s’acquît bientôt la faveur du Peuple & des Grands. Il en devint jaloux, & ne cherchant qu’un honnête prétexte pour s’en défaire, il lui proposa la conquête de la Toison d’or, persuadé que Jason ne refuserait pas une occasion si favorable d’acquérir de la gloire. Pélias, qui en connaissait tous les risques, pensait qu’il y périrait. Jason prévoyait lui-même tous les dangers qu’il avait à courir. La proposition fut néanmoins de son goût, & son grand courage ne lui permit pas de ne point l’accepter.

Il disposa donc tout pour cet effet, & suivant les conseils de Pallas, il fit construire un vaisseau, auquel il mit un mât fait d’un chêne parlant de la forêt de Dodone. Ce vaisseau fut nommé le Navire Argo ; & les Auteurs ne sont pas d’accord sur le motif qui le fit nommer ainsi. Apollonius, Diodore de Sicile, Servius & quelques autres prétendent que ce nom lui fut donné, parce qu’Argus en proposa le dessein ; & l’on varie encore beaucoup sur cet Argus, les uns le prenant pour le même que Junon employa à la garde d’Io, fils d’Arustor ; mais Meziriac (Sur l’Ep. Hypsiphile à Jason.) veut qu’on lise dans Apollonius de Rhodes, fils d’Alector, au lieu de fils d’Arestor. Sans entrer dans le détail des différents sentiments au sujet de la dénomination de ce vaisseau, que l’on peut voir dans plusieurs Auteurs, je dirai seulement qu’il fut construit du bois du Mont Pélion, suivant l’opinion la plus commune des Anciens.

Prolémée Ephestion dit, au rapport de Photius, qu’Hercule lui-même en fut le constructeur. La raison que M. l’Abbé Banier apporte pour rejeter cette opinion, n’est point du tout concluante à cet égard. Quant à la forme de ce vaisseau, les Auteurs ne sont pas plus d’accord entre eux. Les uns disent qu’il était long, les autres rond ; ceux-là, qu’il avait vingt-cinq rames de chaque côté ; ceux-ci qu’il en avait trente ; mais on convient en général qu’il n’était pas fait comme les vaisseaux ordinaires. Orphée & les plus anciens Auteurs qui en ont parlé, n’ayant rien dit de cette forme, tout ce que les autres en rapportent n’est fondé que fur des conjectures.

Toutes les circonstances de cette expédition prétendue souffrent contradiction. On varie & sur le Chef & fur le nombre de ceux qui l’accompagnèrent. Quelques-uns assurent qu’Hercule fut d’abord choisi pour Chef, & que Jason ne le devint qu’après qu’Hercule eut été abandonné dans la Troade, où il était descendu à terre pour aller chercher Hylas. D’autres prétendent qu’il n’eut aucune part à cette entreprise ; mais le sentiment ordinaire est qu’il s’embarqua avec les Argonautes. Quant au nombre de ceux-ci, on ne peut rien établir de certain, puisque des Auteurs en nomment dont les autres ne font aucune mention. On en compte communément cinquante, tous d’origine divine. Les uns fils de Neptune, les autres de Mercure, de Mars, de Bacchus, de Jupiter. On peut en voir les noms & l’histoire abrégée dans le Tome troisième de la Mythologie de M. l’Abbé Banier, page 211 & Suiv. où il explique le tout conformément à ses idées, & décide à son ordinaire qu’il faut rejeter ce qu’il ne peut y ajuster. Il admet, par exemple, dans le nombre de ces Argonautes, Acaste, fils de Pélias, & Nélée, frère de celui-ci. Y a-t-il apparence, si cette expédition était un fait véritable, qu’on eût supposé que Pélias, persécuteur & ennemi juré de Jason ; ce Pélias même qui n’engageait ce neveu dans cette expédition périlleuse, que parce qu’il regardait sa perte comme assurée, eût permis à Acaste de l’y accompagner, lui qui ne cherchait à faire périr Jason que pour conserver la couronne à ce fils ? On ne manquerait pas de raison pour en rejeter d’autres que ce savant Mythologue admet sur la foi d’autres Auteurs ; & il serait aisé de prouver qu’ils ne pouvaient s’y être trouvés, suivant le système de ce savant ; mais il faudrait une discussion qui n’entre pas dans mon plan.

Lorsque tout fut prêt pour le voyage, la troupe de Héros s’embarqua, & le vent étant favorable on mit à la voile, on aborda en premier lieu à Lemnos, afin de se rendre Vulcain favorable. Les femmes de cette Isle ayant, dit-on, manqué de respect à Vénus, cette Déesse, pour les en punir, leur avoir attaché une odeur insupportable, qui les rendit méprisables aux hommes de cette Isle. Les Lemniennes piquées complotèrent entre elles de les assassiner tous pendant leur sommeil. La seule Hypsiphile conserva la vie à son père Thoas, qui pour lors était Roi de l’Isle, Jason s’acquit les bonnes grâces d’Hypsiphile, & en eut des enfants.

Au sortir de Lemnos, les Tyrrémens leur livrèrent un sanglant combat, où tous ces Héros furent blessés, excepté Glaucus qui disparut, & fut mis au nombre des Dieux de la mer (Pausis dans Athen. 1. 7. c. 12.), Delà ils tournèrent vers l’Asie, abordèrent à Marsias, à Cius, à Cyzique, en Ibélie : ils s’arrêtèrent ensuite dans la Béblycie, qui était l’ancien nom de la Bithynie, s’il faut en croire Servius (Sur le 5e. liv. de l’Enéide, v. 373.), Amycus qui y régnait, avait coutume de défier au combat du ceste ceux qui arrivaient dans ses Etats. Pollux accepta le défi, & le fit périr sous ses coups. Nos voyageurs arrivèrent après cela vers les Syrtes de la Lybie, par où l’on va en Egypte. Le danger qu’il y avait à traverser ces Syrtes, fit prendre à Jason & à ses compagnons le parti de porter leur vaisseau sur leurs épaules pendant douze jours, à travers les déserts de la Lybie ; au bout duquel temps ayant retrouvé la mer, ils le remirent à flots. Ils furent aussi rendre visite à Phinée, Prince aveugle, & sans cesse tourmenté par les Harpies, dont il fut délivré par Calais & Zethès, enfants de Borée, qui avaient des ailes. Phinée, devin & plus clairvoyant des yeux de l’esprit que de ceux du corps, leur indiqua la route qu’ils devaient tenir. Il faut, leur dit-il, aborder premièrement aux Inès Cyances, (que quelques-uns ont appelées Symplegades, ou écueils qui s’entre heurtent ). Ces Isles jettent beaucoup de feu ; mais vous éviterez le danger en y envoyant une colombe. Vous passerez de-là en Bithynie, & laisserez à côté l’Isle Thyniade. Vous verrez Mariandynos, Achéruse, la Ville des Enetes, Carambim, Halym, Iris, Thémiscyre, la Cappadoce, les Calybes, & vous arriverez enfin au fleuve Phasis, qui arrose la terre de Circée, & dé-là en Colchide où est la Toison d’or. Avant d’y arriver les Argonautes perdirent leur Pilote Tiphis, & mirent Ancée à sa place.

Toute la troupe débarqua enfin sur les terres d’ Ætes, fils du Soleil & Roi de Colchos, qui leur fit un accueil très gracieux. Mais comme il était extrêmement jaloux du trésor qu’il possédait, lorsque Jason parut devant lui, & qu’il eut été informé du motif qui l’amenait, il parut consentir de bonne grâce à lui accorder sa demande ; mais il lui fit le détail des obstacles qui s’opposaient à ses désirs. Les conditions qu’il lui prescrivit étaient si dures, qu’elles auraient été capables de faire désister Jason de son dessein. Mais Junon qui chérissait Jason, convint avec Minerve qu’il fallait rendre Médée amoureuse de ce jeune Prince, afin qu’au moyen de l’art des enchantements dont cette Princesse était parfaitement instruite, elle le tirerait des périls où il s’exposerait pour réussir dans son entreprise. Médée prit en effet un tendre intérêt à Jason ; elle lui releva le courage, & lui promit tous les secours qui dépendaient d’elle, pourvu qu’il s’engageât à lui donner sa foi.

La Toison d’or était suspendue dans la forée de Mars, enceinte d’un bon mur, & l’on ne pouvait y entrer que par une seule porte gardée par un horrible Dragon, fils de Typhon & d’Echidna. Jason devait mettre sous le joug deux Taureaux, présent de Vulcain, qui avaient les pieds & les cornes d’airain, & qui jetaient des tourbillons de feu & de flammes par la bouche & les narines ; les atteler à une charrue, leur faire labourer le champ de Mars, & y semer les dents du Dragon, qu’il fallait avoir tué auparavant. Des dents de ce Dragon semées devaient naître des hommes armés, qu’il fallait exterminer jusqu’au dernier, & que la Toison d’or serait ainsi la récompense de sa victoire.

Jason apprit de son amante quatre moyens pour réussir. Elle lui donna un onguent dont il s’oignit tout le corps, pour se préserver contre le venin du Dragon, & le feu des Taureaux. Le second fut une composition somnifère qui assoupirait le Dragon sitôt que Jason la lui aurait jetée dans la gueule. Le troisième une eau limpide pour éteindre le feu des Taureaux ; le quatrième enfin une médaille, sur laquelle le Soleil & la Lune étaient représentés.

Dès le lendemain Jason muni de tout cela se présente devant le Dragon, lui jette la composition enchantée ; il s’assoupit, s’endort, devient enflé & crève. Jason lui coupe la tête, & lui arrache les dents. A peine a-t-il fini que les Taureaux viennent à lui, en faisant jaillir une pluie de feu. Il s’en garantit en leur jetant son eau limpide. Ils s’apprivoisent à l’instant ; Jason les saisit, les met sous le joug, labour le champ & y sème les dents du Dragon. Tout aussitôt en voit sortir des combattants ; mais suivant, toujours les bons conseils de Médée, il s’en éloigne un peu, leur jette une pierre qui les met en fureur ; ils tournent leurs armes les uns contre les autres, & s’entre-tuent tous. Jason délivré de tous ces périls, court se saisir de la Toison d’or, revient victorieux à son vaisseau, & part avec Médée, pour retourner dans sa patrie.

Telle est en abrégé la narration d’Orphée, ou, si l’on veut, d’Onomacrite. M. l’Abbé Banier dit que l’Argonaute Orphée avait écrit une relation de ce voyage en langue Phénicienne. Je ne vois pas sur quoi ce Mythologue fonde cette supposition. Orphée n’était pas Phénicien ; il accompagnait des Grecs, & il écrivait pour des Grecs. Brochart lui aura sans doute fourni cette idée, parce qu’il prétendait trouver l’explication de ces fictions dans l’étymologie des noms Phéniciens. Mais ce système ne peut avoir lieu à l’égard de l’expédition des Argonautes, dont tous les noms font Grecs & non Phéniciens. Si Onomacrite a fait son Poème Grec sur le Poème Phénicien d’Orphée, & qu’il n’entendît pas cette dernière langue, comme le prétend M. l’Abbé Banier, Onomacrite aura-t-il pu suivre Orphée ? Si l’on me présentait un Poème Chinois que Je n’entendisse pas, pourrais-je le traduire ou l’imiter ?

La relation d’Apollonius de Rhodes, & celle de Valerius Flaccus ne différent guère de celle d’Orphée ; mais plusieurs Anciens y ont ajouté des circonstances qu’il est inutile de rapporter. Ceux qui ont lu ces Auteurs y ont vu que Médée, en se sauvant avec Jason, massacra son frère Absyrthe, le coupa en morceaux, & répandit ses membres sur la route, pour retarder les pas de son père, & de ceux qui la poursuivaient ; qu’étant arrivée dans le pays de Jason, elle rajeunit Eson, père de son amant, & fit beaucoup d’autres prodiges. Ils y auront lu que Phryxus traversa l’Hellespont sur un Bélier, arriva à Colchos, y sacrifia ce Bélier à Mercure, & en suspendit la Toison, dorée par ce Dieu, dans la forêt de Mars ; qu’enfin de tous ceux qui entreprirent de s’en emparer, Jason fut le seul à qui Médée prêta son secours, sans lequel on ne pouvait réussir.

Avant d’entrer dans le détail des explications Hermétiques de cette fiction, voyons en peu de mots ce qu’en ont pensé quelques savants accrédités. Le plus grand nombre l’a regardée comme la relation d’une expédition réelle, qui contribuait beaucoup à éclaircir l’histoire d’un siècle, dont l’étude est accompagnée de difficultés sans nombre. M. le Clerc (Bibliot. Unîv. c.21.) l’a prise pour le récit d’un simple voyage de Marchands Grecs, qui entreprirent de trafiquer sur les côtes Orientales du Pont-Euxin. D’autres prétendent que Jason fut à Colchos pour revendiquer les richesses réelles que Phryxus y avait emportées, d’autres enfin que c’est une allégorie. Plusieurs ont imaginé que cette prétendue Toison d’or devait s’entendre de l’or des mines emporté par les torrents du pays de Colchos, que l’on ramassait avec des toisons de Bélier ; ce qui se pratique encore aujourd’hui en différents endroits. Strabon est de ce dernier sentiment. Mais Pline pense avec Varron que les belles laines de ce pays-là ont donné lieu à ce voyage, & aux fables que l’on en a faites. Palephate, qui voulait expliquer tout à sa fantaisie, a imaginé que sous l’emblème de la Toison d’or, on avait voulu parler d’une belle statue de ce métal, que la mère de Pélops avait fait faire, & que Phryxus avait emportée avec lui dans la Colchide. Suidas croit que la Toison d’or était un livre de parchemin qui contenait l’Art Hermétique, ou le secret de faire de l’or. Tollius a voulu, dit M. l’Abbé Banier, faire revivre cette opinion, & a été suivi par tous les Alchimistes. Il est vrai que Jacques Tollius dans son Traité Fortuita, a adopté ce sentiment ; mais M. l’Abbé Banier, en disant que tous les Alchimistes pensent comme lui, donne une preuve bien convaincante qu’il n’a pas lu les ouvrages des Philosophes Hermétiques, qui regardent la fable de la Toison d’or, non pas comme Suidas & Tollius, mais comme une allégorie du grand œuvre, & de ce qui se passe dans le cours des opérations de cet Art. On en sera convaincu si l’on veut prendre là peine de lire les ouvrages de Nicolas Flamel, d’Augurelle, de d’Espagnet, de Philalèthe, &c. Quelques Auteurs ont tenté de donner à cette fable un sens purement moral ; mais ils ont échoué : d’autres enfin forcés par l’évidence ont avoué que c’était une allégorie faite pour expliquer les secrets de la Nature, & les opérations de l’Art Hermétique, Noël le Comte est de ce sentiment (Mythol. 1 6. c. 8.), quant à cette fiction, sans cependant l’admettre pour les autres. Eustathius parmi les Anciens l’explique de la même sorte dans des notes sur Denis le Géographe.

Examinons légèrement ces différentes opinions, le Lecteur pourra, juger ensuite quelle est la mieux fondée. Quelque différentes & extravagantes que soient, au moins en apparence, les relations des Auteurs, tant de l’allée que du retour des Argonautes, on prétend tirer de l’existence réelle de ces lieux qu’on leur fait parcourir une preuve de la réalité de cette expédition. De graves Historiens les ont en conséquence adoptées en tout ou en partie, tels qu’Hétacée de Milet, Timagete, Timée, &c. Sirabon même, qui n’y ajoute pas foi, fait mention des monuments trouvés dans les lieux cités par les Poètes. Mais ne sait-on pas qu’une fiction, un roman, n’ont de grâce qu’autant que ce qu’ils mènent sur la scène approche du vrai ? Le vraisemblable les fait prendre pour des histoires ; sans cette qualité, on n’y verrait qu’une fable pure, aussi puérile & aussi insipide que les Contes des Fées. L’existence réelle des lieux de ces pays-là ne saurait d’ailleurs former une preuve, pas même une présomption pour établir la réalité de cette histoire, puisque Diodore de Sicile (Liv. a. ch. 6.) assure positivement que la plupart des lieux de la Grèce ont tiré leurs noms de la doctrine de Musée, d’Orphée, &c. Or la doctrine de ces Poètes était celle qu’ils apprirent des Prêtres d’Egypte, & l’on a vu ci-devant que celles des Prêtres d’Egypte était la Philosophie d’Hermès, ou l’Art Sacerdotal, appelé depuis l’Art Hermétique.

Mais ce qui prouve clairement que l’histoire des Argonautes n’est pas véritable, c’est que le temps, les personnes & leurs actions, jointes aux circonstances qu’on en rapporte, ne sont point du tout conformes à la vérité. Si l’on fait attention au temps, il sera aisé de voir combien se sont trompés ceux qui ont voulu en déterminer l’époque. Les savants ont trouvé un si grand embarras à ce sujet, qu’ils n’ont pu s’accorder entre eux. Presque tous ont pris pour point fixe l’événement de la guerre de Troye, parce qu’Homère dans son Iliade nomme quelques-uns de ces guerriers, ou leurs fils, ou leurs petits-fils comme ayant assistés à cette seconde expédition. Mais pour avoir un pôle fixe, avec lequel on pût faire comparaison, il eût fallu que l’époque même de la guerre de Troye fût déterminée ; ce qui n’est pas, comme nous le démontrerons dans le sixième livre. Ces deux époques étant donc aussi incertaines l’une que l’autre, elles ne peuvent se servir de preuves réciproques ; & tous les raisonnements que nos savants font en conséquence, tombent d’eux-mêmes. Toute l’érudition que l’on étale à ce sujet, n’est que de la poudre que l’on nous jette devant les yeux. Que Castor & Pollux, Philoctete, Euryalus, Nestor, Ascalaphus, Jalmenus & quelques autres soient supposés s’être trouvés aux deux expéditions, on prouverait tout au plus par-là qu’elles ne furent pas beaucoup éloignées l’une de l’autre ; mais cela n’en déterminerait pas l’époque précise. Les uns, avec Eusebe, mettent entre ces deux événements une distance de 96 ans, les autres, avec Scaliger, en comptent seulement 20 ; &M. l’abbé Banier, pour partager le différend, ne met qu’environ 35 ans.

Apollodore fait mourir Hercule 55 ans avant la guerre de Troye (Clem. d’Alex. Strom. 1.I.). Hérodote ne compte qu’environ 400 ans depuis Homère jusqu’à lui, & près de 500 depuis Hercule jusqu’à Homère, quoiqu’il ne mette qu’environ 160 ans d’intervalle entre ce dernier & le siège de Troye. Hercule, suivant Hérodote, serait mort plus de 500 ans avant ce siège ; il faut donc en conclure qu’Hercule ayant été du nombre des Argonautes, cette expédition doit avoir précédé de 300 ans la prise de Troye. Mais, suivant ce calcul, comment quelques-uns des Argonautes, ou leurs fils auraient-ils pu se trouver à cette dernière expédition ? Hélène, qu’on dit en avoir été le sujet, eût été alors une beauté bien surannée, & peu capable d’être la récompense du jugement de Paris. Cette difficulté a paru si difficile à lever, que quelques Anciens, pour se tirer d’embarras, ont imaginé qu’Hélène, comme fille de Jupiter, était immortelle. Tous les Argonautes étant fils de quelque Dieu, ou descendus d’eux, ne pouvaient-ils pas avoir eu le même privilège ? Hérodote parle à la vérité de ce siège de Troye ; mais les difficultés & les objections qu’il se fait à lui-même sur sa réalité, & les réponses qu’il y donne, prouvent assez qu’il ne le croyait pas véritable. Nous discuterons tout cela dans le sixième Livre.

Une autre difficulté non moins difficile a résoudre, se présente dans Thésée & sa mère Æthra. Thésée avait enlevé Ariadnee, & l’abandonna dans l’Isle de Naxo, où Bacchus l’ayant épousée, en eut Thoas, qui devint Roi de Lemnos & père d’Hypsiphile, qui reçue Jason dans cette Isle ; Thésée eut donc pu alors avoir été l’aïeul d’Hypsiphile, Æthhra sa bisaïeule. Comment celle-ci aura-t-elle pu se trouver esclave d’Hélène dans le temps de la prise de Troye ? Il n’est pas possible d’accorder tous ces faits, en n’admettant même avec M. l’Abbé Banier que 35 ans de distance entre ces deux événements.

Thésée avait au moins 30 ans, lorsqu’il entreprit le voyage de l’Isle de Crète, pour délivrer sa patrie du tribut qu’elle payait à Minos ; puisqu’il avait déjà fait presque toutes les grandes actions qu’on lui attribut ; & qu’il avait été reconnu Roi d’Athènes. Æthra devait par conséquent en avoir au moins 45. Depuis ce voyage de Thésée jusqu’à celui des Argonautes, il doit s’être écoulé environ 40 ans ; puisque Thoas naquit d’Ariadne, devint grand, régna même dans l’isle de Lemnos, & eut entre autres enfants Hypsiphile, qui regnait dans cette Isle, lorsque Jason y aborda. Les Auteurs disent même que Jason racontait à Hypsiphile l’histoire de Thésée, comme une histoire du vieux temps.

Nouvelle difficulté. Toute l’Antiquité convient que Thésée, âgé au moins de cinquante ans, & déjà célèbre par mille belles actions, ayant appris des nouvelles de la beauté d’Hélène, résolut de l’enlever. Il fallait bien qu’elle fût nubile, puisque d’anciens Auteurs assurent que Thésée, après l’avait enlevée, la laissa grosse entre les mains de sa mère Æthra ; d’où elle fut ensuite retirée par ses frères Castor & Pollux. Ce fait doit avoir nécessairement précédé la conquête de la Toison d’or, à laquelle ces deux frères assistèrent. Que nos Mythologues lèvent toutes ces difficultés, & tant d’autres qu’il serait aisé de leur faire. Et quand même ils en viendraient à bout d’une manière à satisfaire les esprits les plus difficiles, pourraient-ils se flatter d’avoir déterminé l’époque précité du voyage des Argonautes ? Loin que M. l’Abbé Banier dans ses Mémoires présentés à l’Académie des Belles Lettres, & dans sa Mythologie, ait touché le but à cet égard, il semble n’avoir écrit que pour rendre cet événement plus douteux.

Venons à la chose même. Peut-on regarder comme une histoire véritable, un événement qui ne semble avoir été imaginé que pour amuser des enfants ? Persuadera-t-on à des gens sensés que l’on ait construit un vaisseau de chênes parlants ; que des Taureaux jettent des tourbillons de feu par la bouche & les narines ; que des dents d’un Dragon semées dans un champ labouré, il en naisse aussitôt des hommes armés qui s’entre-tuent pour une pierre jetée au milieu d’eux ; enfin tant d’autres puérilités qui sont sans exception toutes les circonstances de cette célèbre expédition ? y en a-t-il une seule en effet qui ne soit marquée au coin de la Fable, & d’une Fable même assez mal concertée, & très insipide, si l’on ne l’envisage pas dans un point de vue allégorique ? C’est sans doute ce qui a frappé ceux qui ont regardé cette relation comme une allégorie prise des mines qu’on supposait être dans la Colchide. Ils ont approché plus près du vrai, & plus encore ceux qui l’ont interprétée d’un livre de parchemin qui concernait la manière de faire de l’or. Mais quel est l’homme qui pour un tel objet voulût s’exposer aux périls que Jason surmonta? De quelle utilité pouvaient leur être les conseils de Médée, ses onguents, son eau, ses pharmaques enchantés, sa médaille du Soleil & de la Lune, &c ? Quel rapport avaient des Bœufs vomissant du feu, un Dragon gardien de la porte, des hommes armés qui sortent de terre, avec un livre écrit en parchemin, ou de l’or que l’on ramasse avec des Toisons de Brebis ? Etait-il donc nécessaire que Jason ( qui signifie Médecin ) fût élevé pour cela sous la discipline de Chiron ? Quelle relation aurait encore avec cela le rajeunissement d’Eson par Médée après cette conquête ?

Je sais que les Mythologues se sont efforcés de donner des explications à toutes ces circonstances. On a expliqué le char de Médée traîné par deux Dragons, d’un vaisseau appelé Dragon ; & quand on n’a pu réussir à y donner un sens même forcé, on a cru avoir tranché le nœud de la difficulté en disant avec M. l’Abbé Banier (Mythol. T. III. p. 259.) : C’est encore ici une fiction dénuée de tout fondement. Ressource heureuse ! pouvait-on en imaginer une plus propre à faire disparaître tout ce qui se trouve d’embarrassant pour un Mythologue ? Mais est-elle capable de contenter un homme sensé, qui doit naturellement penser que les Auteurs de ces fictions avaient sans doute leurs raisons pour y introduire toutes ces circonstances ? Presque toutes les explications données par les Mythologues, ou ne portent sur rien, ou sont imaginées pour éluder les difficultés.

Il est donc évident qu’on doit regarder la relation de la conquête de la Toison d’or comme une allégorie. Examinons chaque chose en particulier Quel fut Jason ? son nom, son éducation, & ses actions l’annoncent assez. Son nom signifie Médecin, & guérison. On le mit sous la discipline de Chiron, le même ; qui prit soin aussi de l’éducation d’Hercule & d’Achille, deux Héros, dont l’un se montra invincible à la guerre de Troye, & l’autre fait pour délivrer la terre des monstres qui l’infestaient. Ainsi Jason eut deux maîtres, Chiron & Médée.. Le premier lui donna les premières instructions & la théorie, le second le guida dans la pratiqua par ses conseils assidus. Sans leur secours un Artiste ne réussirait jamais, & tomberait d’erreurs en erreurs. Le détail que Bernard Trévisan, & Denis Zachaire (Philos. des Métaux, Opuscule.) font des leurs, serait capable de faire perdre à un Artiste l’espérance de parvenir à la fin de la pratique de cet Art, s’ils ne donnaient en même temps les avertissements nécessaires pour les éviter.

Jason était de la race des Dieux. Mais comment a-t-il pu être élevé par Chiron, si Saturne ; père de celui ci, & Phyllire sa mère n’ont jamais existé en personne ? On dit que Médée, épouse de Jason, était petite-fille du Soleil & de l’Océan, & fille d’Ætes, frère de Pasiphaé, & de Circé l’enchanteresse. Avouons que de tels parents convenaient parfaitement à Jason, pour toutes les circonstances des événements de sa vie. Tout chez lui tient du divin, jusqu’aux compagnons mêmes de son voyage.

Il y a de plus bien des choses à observer dans cette fiction. La Navire Argo fut construire, selon quelques-uns, sur le Mont Pélion, des chênes parlants de la forêt de Odone ; au moins y en mit-on un, soit pour servir de mât, soit à la poupe ou à la proue. Pallas ou la sagesse présida à sa construction. Orphée en fut désigné le Pilote, avec Typhus & Ancée, suivant quelques Auteurs. Les Argonautes portèrent ce Navire sur leurs épaules pendant douze jours à travers les déserts de la Libye. Jason s’étant mis à l’abri du Navire Argo, qui tombait de vétusté, fut écrasé, & périt sous ses ruines. Le Navire enfin fut mis au rang des Astres.

Toutes ces choses indiquent évidemment qu’Orphée en fut le constructeur & le Pilote ; c’est-à-dire, que ce Poète se déclare lui-même pour Auteur de cette fiction, & qu’il plaça le Navire au rang des Astres, afin de mieux en conserver la mémoire à la postérité. S’il la gouverna au son de sa lyre, c’était pour donner à entendre qu’il en composa, l’histoire en vers que l’on chantait. Il la construisit suivant les conseils de Pallas, parce que Minerve ou Pallas était regardée comme la Déesse des Sciences, & qu’il ne faut point, comme on dit, se mettre en tête de vouloir rimer malgré Minerve. Le chêne qu’on employa à la construction de ce Navire, est le même que celui contre lequel Cadmus tua le serpent qui avait dévore ses compagnons ; c’est ce chêne creux, au pied duquel était planté le rosier d’Abraham Juif, dont parle Flamel (Explicat. Des Hiérogl.) ; le même encore qui environnait la fontaine du Trévisan (Philos. Des Métaux, 4 part.), & celui donc d’Espagnet fait mention au 114e. Canon de son Traité. Il faut donc que ce tronc de chêne soit creux ; ce qui lui a fait donner le nom de Vaisseau. On a feint aussi que Typhis fût un des Pilotes, parce que le feu est le conducteur de l’œuvre ; car sumum excito in flammo. On lui donna Ancée pour adjoint, afin d’indiquer que le feu doit être le même que celui d’une poule qui couve, comme le disent les Philosophes ; car Ancée vient de ulnæ.

Suivons à présent Jason dans son expédition. Il aborde premièrement à Lemnos, & pourquoi ? pour se rendre, dit-on, Vulcain favorable. Quel rapport & quelle relation a le Dieu du feu avec Neptune Dieu de la mer ? Si le Poète avait voulu nous faire entendre que la relation qu’il nous donnait était en effet celle d’une expédition de mer, serait-il tombé dans une méprise si grossière. Il n’ignorait pas sans doute que c’était au Dieu des eaux qu’il fallait adresser ses vœux. Mais c’était Vulcain qu’il était nécessaire de se rendre favorable, parce que le feu est absolument requis, & quel feu ? un feu de corruption & de putréfaction. Les Argonautes en reconnurent les effets à Lemnos ; ils y trouvèrent des femmes qui exhalaient une odeur puante & insupportable. Telle est celle de la matière Philosophique, lorsqu’elle est tombée en putréfaction. Toute putréfaction étant occasionnée par l’humidité & le feu interne qui agit sur elle, on ne pouvait mieux la signifier que par les femmes, qui dans le style Hermétique en sont le symbole ordinaire. Morien dit (Entretien du Roi Calid.) que l’odeur de la matière est semblable à celle des cadavres ; & quelques Philosophes ont donné à la matière dans cet état le nom d’Assa fœtida. Le massacre que ces femmes avaient fait de leurs maris, signifie la dissolution du fixe par l’action du volatil communément désigné par des femmes. La volatilisation est indiquée plus particulièrement dans cette circonstance du voyage des Argonautes, car Thoas père d’Hypsiphile, qui vient de, céleri, celeriter moveo. Et par sa fille dont le nom signifie, qui aime les hauteurs. C’est ainsi que M. l’Abbé Banier & plusieurs autres la nomment toujours, quoique Homère (Iliad. 1. 7. v. 469.) & Apollonius (Argonaut. 1. I. v. 637.) l’appellent Hypsiphile. Ce qui convient aussi à la partie volatile de la matière, qui s’élève jusqu’à l’entrée ou l’embouchure du vase scellé, & fermée comme une porte murée & bien clause.

Les Argonautes se plaisaient dans cette Isle, & semblaient avoir oublié le motif de leur voyage, lorsque Hercule les réveilla de cet assoupissement, & les détermina à quitter ce séjour (Apoll. ibid. v. 864.). A peine eurent-ils quitté le rivage, que les Tyrrhéniens leur livrèrent un combat sanglant, où tous furent blessés, & Glaucus disparut. C’est le combat du volatil & du fixe, auquel succède la noirceur qui a été précédée de la couleur bleue. Aussi Apollonius ajoute-t-il, v. 922.

Illinc profunda nigri pelagi remis transmiserunt.

Ut hac Thracum tellurem, hac contrariam

Haberent superius imbrum.

Et comme les Philosophes donnent aussi les noms de nuit, ténèbres à cette noirceur, le même Auteur continue :

........... At sole commodum

Occaso devenerunt ad precurrentem peninsulam.

Les Argonautes ayant abordé en une certaine Isle, ils dressèrent un Autel de petites pierres (Ibid.v.1123. & siuv.) en l’honneur de la mère des Dieux ou Cybele Dindymene, c’est-à-dire, la Terre. Titye & Mercure qui seuls avaient secouru & favorisé nos Héros, ne furent pas oubliés. Ce n’était pas sans raison. Lorsque la matière commence à se fixer, elle se change en terre, qui devient la mère des Dieux Hermétiques. Dans l’état de noirceur, c’est Saturne le premier de tous. Cybtle ou Rhée son épouse est cette première terre Philosophique, qui devient mère de Jupiter ou de la couleur grise que cette terre prend. Tirye était ce Géant célèbre, fils de Jupiter & de la Nymphe Elate, que Jupiter cacha dans la terre pour la soustraire au courroux de Junon. Homère dit Titye fils de !a Terre même:

Et Tityum vidis terrae gloriosae filium,

Presiratum in solo.

Odys.I. 11.v. 575.

Comme le volume de la terre Philosophique augmente toujours à mesure que l’eau se coagule & se fixe, les Poètes ont feint que ce Titye allait toujours en croissant, de manière qu’il devint d’une grandeur énorme. Il voulut, dit-on, attenter à l’honneur de Latone, mère d’Apollon & de Diane, qui le tuèrent à coup de flèche. C’est-à-dire, que cette terre Philosophique, qui n’est pas encore absolument fixée, & qui est désignée par Latone, comme nous le verrons dans le Livre suivant, devient fixe, lorsque la blancheur, appelée Diane ou la Lune des Philosophes, & la rougeur ou Apollon paraissent. Quant aux honneurs rendus à Mercure, on en sait la raison, puisqu’il est un des principaux agents de l’œuvre. Apollonius ne met que ces trois comme les seuls protecteurs & les seuls guides des Argonautes (Lib. I. v. 1125.) : en effet, il n’y a que ces trois choses, la Terre, le fils de cette Terre, & l’eau ou Mercure dans cette circonstance de l’œuvre.

Après que nos Héros eurent parcouru les côtes de la petite Mysie & de la Troade, ils s’entêtèrent en Bebrycie, où Pollux tua Amycus qui l’avait défié au combat du ceste ; c’est-à-dire, que la matière commença à se fixer après sa volatilisation désignée par le combat. Elle est encore plus particulièrement indiquée par les Harpies, qui avaient des mains crochues & des ailes d’airain, chassée par Calaïs & Zerès fils de Borée ; car les Philosophes donnent le nom d’airain ou laton ou leton à leur matière dans cet état : Dealbate latonem & rumpite libres, ne corda vestra. disrumpantur (Morien & presque tous les Adeptes.). Les Argonautes ayant quitté la Bebrycie, abordèrent dans le pays où Phinée, fils d’Agenor, devin & aveugle, était molesté sans cesse par ces Harpies. Elles enlevaient les viandes qu’on lui servait, & infectaient celles qu’elles laissaient. Volatiliser, c’est enlever. Calaïs, qui est le nom d’une pierre, & Zélés les chassèrent & les confinèrent dans l’Isle Plote, c’est-à-dire, qui flotte ou qui nage, parce que la matière, en se coagulant, forme une Isle flottante, comme celle de Délos, où Latone accoucha de Diane. Les deux fils de Borée sont exprimés dans Basile Valentin en ces termes (12 Clefs, Cl. 6.) « Deux vents doivent alors souffler sur la matière, l’un appelé Vulturnus, ou vent d’Orient, l’autre Notus, ou vent du Midi. Ces vents doivent donc souffler sans relâche, jusqu’à ce que l’air soit devenu eau ; alors ayez confiance, & comptez que le spirituel deviendra corporel, c’est-à-dire, que les parties volatiles se fixeront. » Tous les noms donnés aux Harpies expriment quelque chose de volatil & de ténébreux. Suivant Brochart, Occipetè , qui vole ; Celeno, obscurité, nuage ; Aello, tempête ; d’où il a conclu qu’elles ne signifiaient que des sauterelles. Elles étaient filles de Neptune & de la Terre; c’est-à-dire, de, la terre & de l’eau mercurielle des Philosophes. On dit les Harpies sœurs d’Isis, & l’on a raison ; puisque Isis n’est autre que les couleurs de l’arc-en-ciel, qui paraissent sur la matière après sa putréfaction, & quand elle commence à se volatiliser.

Suivant Apollonius, Phinée était fils d’Agenor, & faisait son séjour sur une côte opposée à la Bithynie. M. l’Abbé Banier le dit fils de Phœnix, Roi de Salmidesse, sans nous apprendre d’où descendait ce Phœnix. Il serait assez difficile que Phinée eût vécu jusqu’au temps des Argonautes, & même qu’il se fût trouvé en Thrace, car il devait s’être écoulé deux siècles, selon le calcul même de M. l’Abbé Banier, depuis Agenor jusqu’à la guerre de Troye ; par conséquent, selon lui, Phinée aurait eu alors au moins 165 ans. Si on le dit petit-fils d’Agenor par Phœnix ce Mythologue ne fera pas moins embarrassé y puisqu’il dit (T. III. p. 57.) , d’après Hygin (Fab. 178.), que Phœnix s’établit en Afrique, lorsqu’il cherchait sa sœur Europe. Phinée était aveugle ; ce qui a été ajouté pour marquer la noirceur appelée nuit & ténèbres, puisqu’il est toujours nuit pour un aveugle. Les Harpies ne le tourmentèrent qu’après que Neptune lui eut ôté la vue ; c’est-à-dire, que l’eau mercurielle eut occasionné la putréfaction. Ces monstres, symboles des parties volatiles, avaient des ailes & une figure de femme, pour marquer leur légèreté, puisque, suivant un Ancien ;

Quid levius fumo ? flamen. Quid flamme ? ventus.

Quid vento ? mulier. Quid mulisre ? nihil.

Quand on dit que Phinée était devin, c’est que la noirceur étant la clef de l’œuvre, elle annonce la réussite à l’Artiste, qui sachant la théorie du reste des opérations, voit tout ce qui arrivera dans la suite.

Pour convaincre le Lecteur de la justesse & de la vérité des explications que je viens de donner, il suffit de lui mettre devant les yeux ce que dit Flamel à ce sujet (Explicat. de ses fig. ch. 4.) ; il y verra ces Harpies sous le nom de Dragons ailés ; l’infection & la puanteur qu’elles produisaient sur les mers de Phinée, & enfin leur fuite. Il pourra en faire la comparaison avec les portraits que Virgile (En. I. 3.) & Ovide (Foest. L. 6.) en font ; il en conclura que le nom de Dragon leur convient parfaitement.

« La cause pourquoi j’ai peint ces deux spermes en forme de Dragon, dit Flamel, c’est parce que leur puanteur est très grande, comme est celle des Dragons, & les exhalaisons qui montent dans le matras sont obscures, noires & bleues, jaunâtres, ainsi que sont ces Dragons peints ; la force desquels & des corps dissous est si venimeuse, que véritablement il n’y a point au monde de plus grand venin y car il est capable par sa force & sa puanteur de faire mourir & tuer toute chose vivante. Le Philosophe ne sent jamais cette puanteur, s’il ne casse ses vaisseaux ; mais seulement il la juge, telle par la vue & le changement des couleurs qui proviennent de la pourriture de ses confections. »

« Au même temps la matière se dissout, se corrompt, noircit & conçoit pour engendrer, parce que toute corruption est génération, & l’on doit toujours souhaiter cette noirceur. Elle est aussi ce voile noir, avec lequel le Navire de Thésée revint victorieux de Crète, qui fut cause de la mort de son père. Aussi faut-il que le père meure, afin que des cendres de ce Phœnix, il en renaisse un autre, & que le fils soit Roi. »

« Certes qui ne voit cette noirceur au commencement de ses opérations, durant les jours de la pierre ! quelle autre couleur qu’il voit, il manque entièrement au magistère, & ne le n peut plus parfaire avec ce chaos. Car il ne travaille pas bien, ne putréfiant point, d’autant que si l’on ne pourrit, on ne corrompt ni n’engendre point : & véritablement je te dis derechef, que quand même tu travaillerais sur les vraies matières ; si au commencement, après avoir mis les confections dans l’œuf Philosophique, c’est-à-dire, quelque temps après que le feu les a irritées, tu ne vois cette tête de corbeau noire du noir très noir, il te faut recommencer. Que donc ceux qui n’auront point ce présage essentiel se retirent de bonne heure des opérations, afin qu’ils évitent une perte assurée.... Quelque temps après, l’eau commence à s’engrossir & coaguler davantage, venant comme de la poix très noire; & enfin vient corps & terre, que les envieux ont appelée terre fétide & puante. Car alors, à cause de la parfaite putréfaction qui est aussi naturelle que toute autre, cette terre est puante, & donne une odeur semblable au relent des sépulcres remplis de pourritures & d’ossements encore chargés d’humeur naturelle. Cette terre a été appelée par Hermès la terre des feuilles ; néanmoins son plus propre & vrai nom est le laton ou laiton qu’on doit puis après blanchir. Les anciens sages Cabalistes l’ont décrite dans les métamorphoses sous différentes histoires, entre autres sous celle du serpent de Mars qui avait dévoré les compagnons de Cadmus, lequel le tua en le perçant de sa lance contre un chêne creux. » Remarque ce, chêne.

On ne peut donc avoir un plus heureux présage dans les quarante premiers jours, que cette noirceur ou Phinée aveugle ; c’est-à-dire, la matière qui dans la première œuvre avait acquis la couleur rouge, & tant de splendeur & d’éclat, qu’elle avait mérité les noms de Phœnix & de Soleil, se trouve dans le commencement du second, obscurci, éclipsé, & sans lumière; ce qui ne pouvait être guère mieux exprimé que par la perte de la vue. Phinée avait, dit-on, reçu le don de prophétie d’Apollon ; parce que Phinée était lui-même l’Apollon des Philosophes dans le premier œuvre, ou la première préparation. Flamel dit positivement que ce que je viens de rapporter de lui doit s’entendre de la seconde opération. « Je te peins donc ici deux corps, un de mâle & l’autre de femelle continue-t-il au commencement du chapitre V, pour t’enseigner qu’en cette seconde opération tu as véritablement, mais non pas encore parfaitement deux natures conjointes & mariées, la masculine & la féminine, ou plutôt les quatre éléments. »

Orphée, ou l’inventeur de cette relation du voyage des Argonautes, étant au fait de l’œuvre. il ne lui fut pas difficile de leur faire dire par Phinée la route qu’ils devaient tenir, & ce qu’ils dévoient faire dans la suite ; aussi le sage & prudent Pilote Orphée les conduit-il au son de sa guitare, & leur dit ce qu’il faut faire pour se garantir des dangers donc ils sont menacés par les Syrtes, les Sirènes, Scylla, Carybde, les Roches Cyanées, & tous les autres écueils. Ces deux derniers sont deux amas de rochers à l’entrée du Pont-Euxin, d’une figure irrégulière, dont une partie est du côté de l’Asie, l’autre de l’Europe ; & qui ne laissent entre eux, selon Strabon (Liv. 7.), qu’un espace de vingt stades. Les Anciens disaient que, ces rochers étaient mobiles, & qu’ils se rapprochaient pour engloutir las vaisseaux, ce qui leur fit donner le nom de Symplegades, qui signifie, qu’ils s’entrechoquaient.

Ces deux écueils avaient de quoi étonner nos Héros ; le portrait que leur en avait fait Phinée eût été capable de les intimider, s’il ne leur avait en même temps appris comment ils devaient s’en tirer. C’était de lâcher une colombe de ce coté-là, & si elle volait au-delà, ils n’avaient qu’à continuer leur route, sinon ils devaient prendre le parti de s’en retourner.

On ne peut que trop louer l’inventeur de cette fiction, de l’attention qu’il a eut de ne pas omettre presque une seule circonstance remarquable de ce qui se passe dans le progrès des opérations. Lorsque la couleur noire commence à s’éclaircir, la matière se revêt d’une couleur bleue foncée, qui participe du noir & du bleu ; ces deux couleurs, quoique distinctes entre elles, semblent cependant à une certaine distance n’en, former qu’une violette. C’est pourquoi Flamel dit (Loc. cit.) ; « J’ai fait peindre le champ où sont ces deux figures azuré & bleu, pour montrer que la matière ne fait que commencer à sortir de la noirceur très noire. Car l’azuré & bleu est une des premières couleurs que nous laisse voir l’obscure femme, c’est-à-dire, l’humidité cédant un peu à la chaleur & à la sécheresse... Quand la sécheresse dominera, tout sera blanc. » Peut-on ne pas voir dans cette description les roches Cyanées, puisqu’on sait que leur nom même veut dire une couleur bleue noirâtre. Il fallait avant de les traverser y faire passer une colombe par-dessus ; c’est-à-dire, volatiliser la matière ; c’était l’unique moyen, parce qu’on ne peut réussir sans cela.

Au-delà des roches Cyanées nos Héros devaient laisser à droite la Bithynie, toucher seulement à l’Isle Thyérée, & aborder chez les Mariandiniens. Les tombeaux des Paphlagoniens, sur lesquels Pélops avait régné autrefois, & dont ils se flattent d’être descendus, ne sont pas loin de là, leur dit Phinée (Apoll. Argon. 1. 2. v. 356. ). Il avait raison ; puisque la matière ne fait alors que quitter la couleur noire, désignée là par Pélops. C’est aussi de cette couleur qui vient de la putréfaction, que les Philosophes ont pris occasion, dit Flamel, de faire leurs allégories des tombeaux, & de lui en donner le nom. A l’opposite vers la grande Ourse s’élevait dans la mer une montagne nommée Carambim, au-dessus de laquelle l’Aquilon excitait des orages.

Abraham Juif a employé ce symbole pour signifier la même chose ; on le trouve dans ses figures hiéroglyphiques, rapportées par Flamel : (Explic. des fig. Avant-propos. ) « A l’autre coté du quatrième feuillet, était une belle fleur au sommet d’une montagne très haute, que l’Aquilon ébranlait fort rudement. Elle avait la tige bleue, les fleurs blanches & rouges, les feuilles reluisantes comme l’or fin, à l’entour de laquelle les Dragons & Griffons Aquiloniens faisaient leur nid & leur demeure. » Non loin de là, continue Apollonius le petit fleuve Iris roule ses eaux argentées, & va se jeter dans la mer. Après avoir passé l’embouchure du Termodon, les terres des Calybes, qui sont tous ouvriers en fer, & le promontoire de Jupiter l’hospitalier, vous descendrez dans une Isle inhabitée, de laquelle vous chasserez tous les oiseaux qui y sont en grand nombre. Vous y trouverez un Temple que les Amazones Ottera & Antiope ont fait construire en l’honneur de Mars, après leur expédition. N’y manquez pas, je vous en conjure, car on vous y présentera de la mer une chose d’une valeur inexprimable. De l’autre côté habitent les Philyres, au-dessus les Macrones, puis les Byzeres, & enfin vous arriverez en Colchide. Vous y passerez par le territoire Cytaïque, qui s’étend jusqu’à la montagne de l’Amaranthe, ensuite par les terres qu’arrose le Phasis, de l’embouchure duquel vous apercevez le palais d’Ætes, & la forêt de Mars, où la Toison d’or est suspendue.

Voilà toute la route que leur prescrit Phinée, & ce n’est pas à tort qu’il les assure n’avoir rien oublié (Apollonius, 1. 2. v. 392.). Après la couleur noire vient la grise, à laquelle succède la blanche ou l’argent, la Lune des Philosophes ; Phinée l’indique par les eaux argentées du petit fleuve Iris ; il en marque la qualité ignée par le fleuve Thermodon. Après la blanche vient la couleur de rouille de fer, que les Philosophes appellent Mars. Phinée la désigne par la demeure des Calybes ouvriers en fer, par l’Isle & le Temple de Mars élevé par les Amazones Otrera & Antiope, c’est-à-dire, par l’action des parties volatiles fur le fixe, que l’on doit reconnaître au terme d’expédition qui avait précédé. Il fallait chasser de cette Isle tous les oiseaux , c’est-à-dire, qu’il faut fixer tout ce qui est volatil ; car lorsque la matière a acquis la couleur de rouille, elle est absolument fixe, & il ne lui manque plus que de se fortifier en couleur ; c’est pourquoi Phinée dit qu’ils passeront par le territoire Cytaïque, ou de couleur de la fleur de grenade, qui conduit au Mont Amaranthe. On sait que l’amaranthe est une fleur de couleur de pourpre, & qui est une espèce d’immortelle. C’est la couleur qui indique la perfection de la pierre ou du soufre des Philosophes. Toutes ces couleurs sont annoncées en peu de mots par d’Espagnet (Can.53.) : « On doit, dit-il, chercher & nécessairement trouver trois sortes de très belles fleurs dans le Jardin des sages. Des violettes, des lys & des amaranthes immortelles de couleur de pourpre. Les violettes se trouvent dès l’entrée. Le fleuve doré qui les arrose, leur fait prendre une couleur de saphir ; l’industrie & le travail font ensuite trouver le lys, auquel succède insensiblement l’amaranthe. » Ne reconnaît-on pas dans ce peu de mots tout ce voyage des Argonautes ? Que leur restait-il de plus à faire ? Il fallait entrer dans le fleuve Phasis, ou qui porte de l’or. Ils y entrèrent en effet, les fils de Phryxus accueillirent parfaitement nos Héros ; Jason fut conduit à Ætes, fils du Soleil, qui avait épousé la fille de l’Océan, de laquelle il avait eu Médée. Le fils du Soleil est donc le possesseur de ce trésor, & sa petite-fille fournit les moyens de l’acquérir ; c’est-à-dire, que la préparation parfaire des principes matériels de l’œuvre est achevée ; & que l’Artiste est parvenu à la génération du fils du Soleil des Philosophes. Mais il y a trois travaux pour achever l’œuvre en entier ; le premier est représenté par le voyage des Argonautes en Colchide ; le second parce que Jason y fit pour s’emparer de la Toison d’or, & le troisième par leur retour dans leur patrie.

Nous avons expliqué le premier assez au long pour donner une idée des autres ; c’est pourquoi nous serons plus courts sur les deux suivants.

Une infinité d’obstacles & de périls se présentent sur les pas de Jason. Un Dragon de la grandeur d’un navire à cinquante rames est le gardien de la Toison d’or ; il faut le vaincre, & qui oserait l’entreprendre sans la protection de Pallas & l’arc de Médée? C’est, ce Dragon dont parlent tant de Philosophes, & desquels il suffit de rapporter seulement quelques textes. « Il faut, dit Raymond Lulle (Théor. ch. 6.), extraire de ces trois choses, le grand Dragon, qui est le commencement radical & principal de l’altération permanente. » Et plus bas (chap. 10.) « Par cette raison il faut dire allégoriquement que ce grand Dragon est sorti des quatre éléments. » ( chap. 9. ) « Le grand Dragon est rectifié dans cette liqueur. » ( chap. 52.) « Le Dragon habite dans toutes choses, c’est-à-dire, le feu dans lequel est notre pierre aérienne. Cette propriété se trouve dans tous les individus du monde, (chap. 54.) Le feu contre nature est renfermé dans le menstrue fétide, qui transmue notre pierre en un certain Dragon venimeux, vigoureux & vorace, qui engrosse sa propre mère. »

Il est peu de Philosophes qui n’emploient l’allégorie du Dragon : on en trouvera des preuves plus que suffisantes dans tout cet ouvrage. Ce Dragon étant un feu, suivant l’expression de Raymond Lulle, il n’est pas surprenant qu’on ait feint que celui de la Toison d’or en jetait par la bouche & les narines. On ne peut réussir à le tuer, qu’en lui jetant dans la gueule une composition narcotique & somnifère ; c’est-à-dire, qu’on ne peut parvenir à la putréfaction de la matière fixée, que par le secours & l’action de l’eau mercurielle, qui semblent l’éteindre en la dissolvant. Ce n’est que par ce moyen qu’on peut lui arracher les dents, c’est-à-dire, la semence de l’or Philosophique, qui doit être ensuite semée.

Chaque opération n’étant qu’une répétition de celle qui l’a précédée, quant à ce qui se manifeste dans le progrès, il est aisé d’expliquer l’une quand on a l’intelligence de l’autre. Celle-ci commence donc, comme la précédente, par la putréfaction ; le genre de mort de ce Dragon, & les accidents qui l’accompagnent sont exprimés dans le Testament d’Arnaud de Villeneuve D’Espagnet dit (Cant. 50.) aussi qu’on ne peut venir à bout du Dragon Philosophique qu’en le baignant dans l’eau. C’est cette eau limpide que Médée donna à Jason.

Mais ce n’est pas assez d’avoir tué le Dragon ; des Taureaux se présentent aussi en vomissant du feu ; il faut les dompter par le même moyen, & les mettre sous le joug. J’ai assez expliqué dans le chapitre d’Apis ce qu’on doit entendre par les Taureaux, c’est-à-dire, la véritable matière primordiale de l’œuvre ; c’est avec ces animaux qu’il faut labourer le champ Philosophique, & y jeter la semence préparée qui y convient. Jason usa du même stratagème pour venir à bout du Dragon & des Taureaux ; mais le principal moyen qu’il employa fut de se munir de la médaille du Soleil & de la Lune. Avec ce pantacule, on est sûr de réussir. C’est dans les opérations précédentes qu’on le trouve ; & il n’est rien dont les Philosophes fassent plus de mention que de ces deux luminaires.

A peine les dents du Dragon sont-elles en terre, qu’il en sort des hommes armés qui s’entre-tuent. C’est-à-dire, qu’aussitôt que la semence aurifique est mise sur la terre, les natures fixes & volatiles agissent l’une sur l’autre ; il se fait une fermentation occasionnée par la matière fixée en pierre ; le combat s’engage ; les vapeurs montent & descendent, jusqu’à ce que tout se précipite, & qu’il en résulte une substance fixe & permanence, dont la possession procure celle de la Toison d’or. Virgile parle de ces Taureaux (Georg. 2.) en ces termes :

Haec loca non Tauri spirantes naribus ignem

Invertere, fatis immanis dentibus hydri,

Nec galeïs, densisque virum, seges horruit hastis.

Les uns disent que cette Toison était blanche, les autres de couleur de pourpre ; mais la Fable nous apprend qu’elle avait été dorée par Mercure, avant qu’elle fût suspendue dans la forêt de Mars. Elle avait par conséquent passé de la couleur blanche à la jaune, puis à la couleur de rouille, & enfin à la couleur de pourpre. Mercure l’avait dorée, puisque la couleur citrine qui se trouve intermédiaire entre la blanche & la rouillée, est un effet du mercure.

Il est à propos de faire remarquer avec Apollonius (Argonaut. 1. 3. v. 996.), que Médée & Ariadne, l’une & l’autre petites-filles du Soleil, fournissent à Thésée & à Jason les moyens de Vaincre les monstres contre lesquels ils veulent combattre. La ressemblance qui se trouve encre les expéditions de ces deux Princes, prouve bien que ces deux fictions furent imaginées en vue du même objet. Ils s’embarquent tous deux avec quelques compagnons, Thésée arrivé trouve un monstre a combattre, le Minotaure ; Jason a aussi des Taureaux à vaincre. Thésée, pour parvenir au Minotaure, est obligé de passer par tous les détours d’un labyrinthe toujours en danger d’y périr ; Jason a une route à faire non moins difficile, à travers des écueils & des ennemis. Ariadne se prend d’amour pour Thésée, & contre les intérêts de son propre père, fournit à son amant les moyens de sortir victorieux des dangers auxquels il doit s’exposer ; Médée se trouve dans le même cas ; & dans une semblable circonstance, elle procure à Jason tout ce qu’il lui faut pour vaincre ; Ariadne quitte son père, sa patrie, & s’enfuit avec Thésée, qui l’abandonne ensuite dans lisle de Naxo, pour épouser Phèdre, dont il eut Hippolyte & Démophoon, après avoir eu, selon quelques Auteurs, Œnopion & Staphilus d’Ariadne. Médée se sauve aussi avec Jason, qui en ayant eu deux enfants, la laissa pour prendre Créuse. Les enfants des uns & des autres périrent misérablement comme leurs mères ; Thésée mourut précipité du haut d’un rocher dans la mer, Jason périt sous les ruines de la Navire Argo. Médée abandonnée de Jason épousa Egée, Ariadne Bacchus. Il est enfin visible que ces deux fictions ne sont qu’une même chose expliquée par des allégories, dont on a voulu varier les circonstances pour en faire deux différentes histoires. Si les Mythologues voulaient se donner la peine de réfléchir sur cette ressemblance, pourraient-ils s’empêcher d’ouvrir les yeux sur leur erreur ; & se donneraient-ils tant de peines pour rapporter à l’histoire, ce qui n’est palpablement qu’une fiction toute pure ? Ce ne sont pas les deux seules fables qui aient un rapport immédiat ; celle de Cadmus ne ressemble pas moins à celle de Jason. Même Dragon qu’il faut faire périr, mêmes dents qu’il faut semer, mêmes hommes armés qui en naissent & s’entre-tuent : là est un Taureau que Cadmus suit ; ici des Taureaux que Jason combat. Si l’on voulait enfin rapprocher toutes les Fables anciennes, on verrait sans peine que j’ai raison de les réduire toutes à un même principe, parce qu’elles n’ont réellement qu’un même objet.

Retour des Argonautes.

Les Auteurs sont encore moins d’accord sur la toute que les Argonautes tinrent pour retournée en Grèce, qu’ils le sont sur les autres circonstances de cette expédition ; aussi n’est-ce pas à de simples Historiens, ou à des Poètes qui ne sont pas au fait de la Philosophie Hermétique, à décrire ce qui se passe dans le progrès des opérations de cet Art.

Hérodote (L. 4.) n’en fait pas un assez long détail, pour que M. l’Abbé Banier puisse dire (T. III. p. 242.) avec raison que cet Historien fournit seul de quoi rectifier la relation des autres ; on pourrait seulement conjecturer de ce qu’il en dit, que les Argonautes suivirent en s’en retournant à peu près la même route qu’ils avaient tenue en allant. Hécatée de Millet veut que du fleuve Phasis ces Héros soient passés dans l’Océan, de là dans le Nil, ensuite dans la mer de Tyrrhene, ou Méditerranée, & enfin dans leur pays. Arthémidore d’Ephese réfute cet Auteur, & apporte pour preuve que le Phasis ne communique point à l’Océan. Timagete, Timée & plusieurs autres soutiennent que les Argonautes ont passé par tous les endroits cités par Orphée, Apollonius de Rhodes, &c. parce qu’ils prétendent que de leur temps on trouvait encore dans ces lieux des monuments qui attestaient ce passage. Comme si de tels monuments, imaginés sans doute sur les relations mêmes, ou cités par ces Poètes, parce qu’ils venaient à propos aux circonstances qu’ils inséraient dans leurs fictions, pouvaient rendre possible ce qui ne l’est pas.

Olphée fait parcourir aux Argonautes les côtes Orientales de l’Asie, traverser le Bosphore Cimmérien, les Palus Méotides, puis un détroit qui n’exista jamais, par lequel ils entrèrent après neuf jours dans l’Océan septentrional ; de là ils arrivèrent à l’isle Peuceste, connue du Pilote Antée ; puis à celle de Circé, ensuite aux colonnes d’Hercule, rentrèrent dans la Méditerranée, côtoyèrent la Sicile, évitèrent Scylla & Carybde, par le secours de Thétis, qui s’intéressait pour la vie de Pelée son époux, abordèrent au pays des Phéaciens, après avoir été sauvés des Sirènes par l’éloquence d’Orphée, au sortir de là ils furent jetés sur les Syrtes d’Afrique, desquels un Triton les garantit moyennant un trépied. Enfin ils gagnèrent le cap Malée, & puis la Thessalie.

Il semble qu’Orphée ait voulu déclarer ouvertement que sa relation était absolument feinte, par le peu de vraisemblance qu’il y a mis ; mais Apollonius de Rhodes a beaucoup encore enchéri sur Orphée. Les Argonautes, selon lui, s’étant ressouvenus que Phinée leur avait recommandé de s’en retourner dans la Grèce par une route différente de celle qu’ils avaient tenue en allant à la Colchide, & que cette route avait été marquée par les Prêtres de Thèbes en Egypte, entrèrent dans un grand fleuve qui leur manqua. Ils furent obligés de porter leur vaisseau pendant douze jours jusqu’à ce qu’ils retrouvèrent la mer, avec Absytche, frère de Médée, qui les poursuivait, & donc ils se défirent, en le coupant en morceaux. Alors le chêne de Dodone prononça un oracle qui prédisait à Jason qu’il ne reverrait pas sa patrie avant qu’il se fut soumis à la cérémonie de l’expiation de ce meurtre. Les Argonautes prirent en conséquence la route de Æea, où Circé, sœur du Roi de Colchos, & tante de Médée, faisait son séjour. Elle fit toutes les cérémonies usitées dans les expiations, & puis les renvoya.

Leur navigation fut assez heureuse pendant quelque temps ; mais ils furent jetés sur les Syrte d’Afrique, d’où ils ne se retirèrent qu’avec peine, & aux conditions rapportées par Orphée.

Il est évident que ces relations sont absolument fausses. On excuse ces Auteurs sur le défaut de connaissance de la géographie & de la navigation qui n’était pas encore assez perfectionnée dans ces temps-là. Mais ces erreurs sont si grossières & si palpables, que M. l’Abbé Banier, avec beaucoup d’autres Mythologues qui admettent la vérité de cette expédition, n’ont pu s’empêcher de dire (T. III. p. 242.) que c’était le comble de l’ignorance & une fiction puérile, que ces Auteurs n’ont employée que pour étaler ce qui se savait de leur temps sur les Peuples qui habitaient ces contrées éloignées. Ce savant Mythologue avoue aussi que la plupart de ces Peuples sont inconnus, & n’existaient même pas au temps d’Orphée, ou d’Onomatrice : Il était cependant nécessaire de trouver dans ces Poètes quelques choses sur lesquelles M. l’Abbé Banier pût établir son système historique. Apollonius lui a fourni un fondement bien peu solide à la vérité. Ce sont des prétendues colonnes de la Colchide, sur lesquelles ce Poète dit que toutes les routes connues en ce temps-là étaient gravées. Sésostris est précisément celui qui, suivant ce Mythologue, avait fait élever ces colonnes. malheureusement Sésostris ne vint au monde que longtemps après cette prétendue expédition, en admettant même la réalité de ce voyage au temps où ce savant en fixe l’époque. Mais cette difficulté n’était pas de conséquence pour lui. Apollonius, dit-il, possédait sans doute l’histoire de Sésostris ; & quoiqu’elle fût postérieure à l’expédition des Argonautes, il a pu par anticipation parler des monuments que ce conquérant laissa dans la Colchide. Je laisse au Lecteur à juger de la solidité de cette preuve. Pour moi, j’aime mieux expliquer Apollonius par lui-même, & dire avec lui que la route qu’il fait tenir aux Argonautes est la même qui leur avait été marquée par les Prêtres d’Egypte. C’est insinuer assez clairement que le tout n’est qu’une pure fiction, & une relation allégorique de ce qui se passe dans les opérations de l’art Sacerdotal ou Hermétique. C’était de ces Prêtres mêmes qu’Orphée, Apollonius, & beaucoup d’autres avaient appris la route qu’il faut tenir pour parvenir à la fin que l’on se propose dans la pratique de cet Art. Il y a donc grande apparence que ces prétendues colonnes étaient de même nature que celles d’Osiris, de Bacchus, d’Hercules ; c’est-à-dire, la pierre au blanc & la pierre au rouge, qui sont les deux termes des voyages de ces Héros. Les fautes contre la Géographie qu’on reproche à ces Poètes, ne sont des fautes que lorsqu’on les envisage dans le point de vue qui présenterait une histoire véritable, mais nullement dans une allégorie de ce genre, puisque tout y convient parfaitement. Les lieux qui se seraient trouvés naturellement sur la route de la Colchide en Grèce, n’auraient pas été propres à exprimer les idées allégoriques de ces Poètes, qui, sans se soucier beaucoup de se conformer à la Géographie, en ont sacrifié la vérité à celle qu’ils avaient en vue. En allant de la Grèce à la Colchide, tout se trouvait disposé comme il le fallait ; Lemnos se présentait d’abord, après cela venaient les Cyanées, & tout le reste ; mais Phinée avait eu raison de leur prescrire une autre route pour le retour, parce que l’opération figurée par ce retour, devant être semblable à celle qui était figurée par le voyage à Colchos, ils n’auraient pas trouvé un Lemnos au sortir du Phasis, ni les roches Cyanées, C’eût été renverser l’ordre de ce qui doit arriver dans cette dernière opération. La dissolution de la matière, la couleur noire qui doit lui succéder, & la putréfaction ayant été désignées par Lemnos & la mauvaise odeur des femmes de cette Isle, se seraient trouvées alors dans la relation à la fin de l’œuvre, au lieu qu’elles doivent paraître dès le commencement, puisqu’elles en sont la clef. Il a donc fallu imaginer une autre allégorie, au risque de s’écarter du vraisemblable quant à la Géographie. Cette dissolution a été désignée dans le retour, par le meurtre d’Absyrthe, & la division de ses membres, par le prêtent qu’Eurypile fit à Jason ; c’est-à-dire, une motte de terre qui tomba dans l’eau, où Médée l’ayant vu dissoudre prédit beaucoup de choses favorables aux Argonautes. Cette terre est celle des Philosophes, qui s’est formée de l’eau ; il faut, pour réussir, la réduire en sa première matière, qui est l’eau ; c’est pourquoi l’on a feint qu’un fils de Neptune avait fait le présent, & qu’il avait été donné en garde à Euphême, fils du même Dieu, & de Mécioni, ou Oris, fille du fleuve Eurotas ; d’autres lui donnent pour mère Europe, fille du fameux Titye. Apollonius de Rhodes & Hygin (Fab. 14.) vantent beaucoup Euphême pour sa légèreté à la course, qui était telle, disaient-ils, qu’en courant sur la mer, à peine mouillait-il ses pieds. Pausanias (In Eliac.) lui attribue une grande habileté à conduire un char. Apollonius en faisait un si grand cas, qu’il l’honore des mêmes épithètes Homère donne à Achille dans l’Iliade ; aussi étaient-ils fils, l’un de Thétis, fille de Nérée, l’autre, d’Osiris, fille du fleuve Eurotas, c’est-à-dire, de l’eau. La preuve que ces deux Poètes avaient la même idée de ces Héros, est qu’Apollonius fait aussi venir Thétis, pour sauver les Argonautes des écueils de Scylla & de Carybde, à cause de son mari Pélée qui se trouvait parmi eux.

La manière donc ce Poète raconte l’événement de la motte de terre, prouve clairement à ceux qui ont lu avec attention les explications précédentes, que c’est une allégorie toute pure de ce qui se passe dans l’œuvre depuis la dissolution de la matière jusqu’à ce qu’elle redevient terre, & qu’elle prend la couleur blanche. Les Argonautes étant dans l’isle d’Anaphé, l’une des Sporades, voisine de celle de Thera, Euphême se ressouvint d’un songe qu’il avait eu la nuit d’après l’entrevue du Triton, & d’Eurypile, qui lui avait confié la motte de terre, & le raconta à Jason & aux autres Argonautes. Il avait vu en songe qu’il tenait la motte de terre dans ses bras, & qu’il voyait couler de son sein sur elle, quantité de gouttes de lait, qui, à mesure qu’elles la détrempaient, lui faisaient prendre insensiblement la forme d’une jeune fille fort aimable. Il en était devenu amoureux aussitôt qu’elle lui parut parfaite, & n’avait eu aucune peine à la faire consentir à ce qu’il voulait ; mais il s’était repenti dans le moment d’un commerce qu’il croyait incestueux. La fille l’avait rassuré en lui disant qu’il n’était pas son père; qu’elle était fille du Triton & de la Libye, & qu’elle serait un jour la nourrice de ses enfants. Elle avait ajouté qu’elle demeurait aux environs de l’isle d’Anaphé, & qu’elle paraîtrait sur la surface des eaux, lorsqu’il en serait temps. Pour mettre le Lecteur au fait, il suffit de lui rappeler ce que nous avons dit ci-devant de l’isle flottante, de celle de Délos où Latone accoucha de Diane. Quand on sait que la matière commence à se volatiliser après sa dissolution, on voit pourquoi l’on dit qu’Euphême était si léger à la courte, qu’il ne mouillait presque pas ses pieds en courant sur les eaux.

Il est à propos de remarquer que le Trépied donc Jason fit présent au Triton, était de cuivre, qu’il le mit dans son Temple. Je fais cette observation pour montrer combien toutes ces circonstances s’accordent avec les opérations de l’Art Hermétique, lorsqu’elles sont parvenues au point dont nous parlons ; puisque les Philosophes donnent aussi le nom de cuivre à leur matière dans cet état, en disant blanchissez le leton.

Les Déesses de la mer & les Génies qu’Apollonius fait apparaître aux Argonautes, ne sont donc pas les habitants des côtes de la Libye ; & le cheval ailé dételé du char de Neptune, un vaisseau d’Eurypile (M. l’Abbé Banier, T. III, p. 245.) ; mais les parties aqueuses & volatiles qui se subliment. Le navire Argo n’étant que la matière qui nage dans ou sur la mer des Philosophes, c’est-à-dire, leur eau mercurielle, il ne leur était pas difficile de porter leur vaisseau, & de le conformer en même temps aux ordres qu’ils, avaient de suivre les traces de ce cheval ailé qui allait aussi vite que l’oiseau le plus léger. Pour rapprocher ici les fables, qu’on se souvienne qu’un Héros fit aussi présent à Minerve d’un vase antique de cuivre. Diodore de Sicile, qui parle aussi du Trépied, dit qu’il portait une inscription en caractères fort antiques.

Les Auteurs racontent beaucoup d’autres choses du retour des Argonautes, mais je crois que les explications que j’ai données me dispensent d’entrer dans un plus long détail ; il faudrait, pour ainsi dire, faire un commentaire, avec des notes sur tout ce qu’avancent ces Auteurs. Je me restreins donc à dire deux mots de ce qui se passa après le retour de Jason.

Tous conviennent que Médée étant arrivée dans la patrie de son amant, y rajeunie Eson, après l’avoir coupé en morceaux, & fait cuire. Eschyle en dit autant des nourrices de Bacchus. On raconte la même chose de Denis & d’Osiris. Les Philosophes Hermétiques sont d’accord avec ces Auteurs, & attribuent à leur médecine la propriété de rajeunir ; mais on les prend à la lettre, & l’on tombe dans l’erreur.

Balgus (La Tourbe.) va nous apprendre quel est ce Vieillard : « Prenez, dit-il, l’arbre blanc, bâtissez-lui une maison ronde, ténébreuse & environnée de rosée ; mettez dedans avec lui un Vieillard de cent ans, & ayant fermé exactement la maison de manière que la pluie ni le vent même n’y puissent entrer, laissez-les-y 8o jours. Je vous dis avec vérité que ce Vieillard ne cessera de manger du fruit de l’arbre jusqu’à ce qu’il soit rajeuni. O que la Nature est admirable qui transforme l’âme de ce Vieillard en un corps jeune & vigoureux, & qui fait y que le père devient fils ! Béni soit Dieu notre Créateur. »

Ces dernières paroles expliquent le fait de Médée à l’égard de Pélias, rapporté par Ovide & Pausanias (I Arad.) ; savoir, que Médée, pour tromper les filles de Pélias, après avoir rajeuni Eson, prit un vieux Bélier qu’elle coupa en morceaux, le jeta dans une chaudière, le fit cuire, & le retira transformé en un jeune Agneau. Les filles de Pélias, persuadées qu’il en arriverait autant à leur père, le disséquèrent, le jetèrent dans une chaudière d’eau bouillante, où il fut tellement consumé, qu’il n’en resta aucune partie capable de sépulture. Médée après ce coup monta sur son char attelé de deux Dragons ailés, & se sauva dans les airs. Voilà les Dragons ailés de Nicolas Flamel ; c’est-à-dire, les parties volatiles. C’est pour cela qu’on a fait précéder cette fuite par la mort de Pélias, pour marquer la dissolution & la noirceur.

Une expédition aussi périlleuse, une navigation aussi pénible, la route que les Argonautes ont tenue soit en allant, soit en revenant, demandaient plus de temps que quelques Auteurs n’en comptent. Les uns assurent que tout fut achevé en une année; ce qui ne saurait s’accorder avec les deux ans de séjour que Jason fit dam l’isle de Lymnos. Il faudrait alors compter trois ans ; temps que les vaisseaux de Salomon employaient pour aller chercher l’or dans l’isle d’Ophir. Mais en vain les Mythologues voudraient-ils essayer de déterminer la durée de la navigation des Argonautes. Si Jason était jeune quand il partit pour la Colchide, il est certain qu’Eson n’était pas vieux, non plus que Pélias. Les Auteurs nous les représentent cependant comme des vieillards décrépits au retour des Argonautes. La preuve en est toute simple par la table généalogique qui suit.





Crétéus eut de Tryp

Æson eut d’Alcimede

Jason

Eole

eut pour fils Atamas de Néphélé

Phryxus, Hellé Argos, Phrontis, Mélas, Cylindus.









Salmonéé eut

Tiro eut de Neptune



Nélée, Pélias

Acaste.

On voit par-là que Pélias, Eson & Phryxus devaient être à peu près du même âge. Calciope, femme de Phryxus, était sœur de Médée, & fit tout ce qui était en son pouvoir pour favoriser la passion de Jason pour sa sœur. Phryxus était jeune lorsqu’il épousa Calciope, qui ne devait pas être vieille, lorsque Jason, âgé d’une vingtaine d’années, arriva à Colchos, puisque Médée sa sœur était jeune aussi. Il faut donc que les Mythologues concluent ou que l’expédition des Argonautes a duré beaucoup d’années, ou que Pélias & Eson n’étaient pas si vieux que les Auteurs le disent.

Cette difficulté mise dans tout son jour ne serait pas facile à résoudre pour les Mythologues. Mais il paraît que les Auteurs des relations du voyage de la Colchide ne se sont pas mis beaucoup en peine de celles qui pourraient en résulter. Ceux qui étaient au fait de l’Art Hermétique savaient bien que ces prétendues difficultés disparaîtraient aux yeux des Philosophes, dont la manière de compter les mois & les années est bien différente de celle du commun des Chronologistes. On a vu dans le Traité de cet Art Sacerdotal, que les Adeptes ont leurs saisons, leurs mois, leurs semaines, & que leur manière de compter la durée du temps varie même suivant les différentes dispositions ou opérations de l’œuvre. C’est pourquoi ils ne paraissent pas d’accord entre eux, quand ils fixent la durée de l’œuvre les uns à un an, les autres à quinze mois, d’autres à dix-huit, d’autres à trois ans. On en voit même qui la poussent jusqu’à dix & douze années. On peut dire en général que l’œuvre s’achève en douze mois ou quatre saisons qui font l’année Philosophique; mais cette durée, quoique composée des mêmes saisons, est infiniment abrégée dans le travail de la multiplication de la pierre, & chaque multiplication est plus courte que celle qui l’a précédée. Nous expliquerons ces saisons dans le Dictionnaire Mytho - Hermétique, qui forme une suite nécessaire à cet ouvrage. C’est dans ce sens-là qu’il faut expliquer la durée des voyages d’Osiris, de Bacchus ; il faut aussi faire attention que chaque Fable n’est pas toujours une allégorie entière de l’œuvre complet. La plupart des Auteurs n’en ont qu’une partie pour objet, & plus communément les deux œuvres du soufre & de l’élixir, niais particulièrement ce dernier, comme étant la fin de l’œuvre avant la multiplication, qu’on peut se dispenser de faire, quand on veut s’en tenir là.

Avouons-le de bonne foi, quand on a lu les histoires d’Athamas, d’Ino, de Néphélé, de Phryxus & d’Hellé, de Léarque & de Mélicerte, qui donnèrent lieu à la conquête de la Toison d’or ; quand on a réfléchi sur celles de Pélias, d’Eson, de Jason & du voyage des Argonautes ; trouve-t-on dans la tournure même de M. l’Abbé Banier, & dans les explications que ce Mythologue & les autres savants en ont données, de quoi satisfaire un esprit exempt de préjugés ? Il semble que les doutes se multiplient à mesure qu’ils s’efforcent de les lever. Ils se voient sans cesse forcés d’avouer que telles & telles circonstances sont de pures fictions ; & si l’on ôtait de ces histoires tout ce qu’ils déclarent fiction, il ne resterait peut-être pas une seule circonstance qui pût raisonnablement s’expliquer historiquement. En voici la preuve. L’histoire de Néphélé est une fable, dit M. l’Abbé Banier, Tom. III. p. 203. Celle du transport de la Toison d’or dans la Colchide l’est aussi, puisqu’il dit : « Pour expliquer des circonstances si visiblement fausses, les anciens Mythologues inventèrent une nouvelle fable, & dirent, &c. (ibid.) » On ne peut douter que le voyage de Jason du Mont Pélion à Iolcos, la perte de son soulier, son passage du fleuve Anaure ou Enipée, suivant Homère (Odys.l. II.v.237.), sur les épaules de Junon, ne soient aussi marqués au même coin. On ne croira certainement pas que le navire Argo ait été construit de chênes parlants. Presque tous les traits qui composent l’histoire des compagnons de Jason, chacun en particulier, sont reconnus fabuleux, soit dans leur généalogie, puisqu’ils sont tous ou fils des Dieux, on leurs descendants. Il serait trop long d’entrer dans le détail à cet égard. Voilà ce qui a précédé le départ ; voyons la navigation. L’infection générale des femmes de Lemnos, occasionnée par le courroux de Vénus, n’est pas vraisemblable, en faisant même disparaître le courroux de la Déesse ; on ce serait avoir bien mauvaise idée de la délicatesse des Argonautes, qui valaient bien les Lemniens ; & loin de faire dans cette Isle un séjour de deux ans, comment y auraient-ils passé deux jours ? L’abandonnement d’Hercule dans la Troade, qui va chercher Hylas enlevé par les Nymphes ; les Géants de Cyzique qui avaient chacun six bras & six jambes ; la fontaine que la mère des Dieux y fil sortir de terre, pour que Jason pût expier le meurtre involontaire de Cyzicus,

La visite rendue à Phinée, molesté sans cesse par les Harpies, chances par le fils de Borée, est une fiction qui cache sans doute quelque vérité (M l’Abbé Ban. loc. cit. p. 229.) ; l’entrechoque des rochers Cyanées, ou Syinpiegades, est une fable, (ibid. p. 151. ). La fixation de ces rochers, la colombe qui y perd sa queue dans le trajet, ne sont pas plus vrais. Les oiseaux de l’isle d’Arécie, qui lançaicnt de loin des plumes meurtrières, aux Argonautes, n’existèrent jamais.

Enfin les voilà dans la Colchide ; & tout ce qui s’y passa sont des fables aussi extraordinaires que difficiles à expliquer. ( ibid. p. 233.) L’enchanteresse Médée, le Dragon & les Taureaux aux pieds d’airain, les hommes armés qui sortent de terre, les herbes enchantées, le breuvage préparé, la victoire de Jason, son départ avec Médée ; on peut dire seulement que toutes ces fables ne sont qu’un pur jeu de l’imagination des Poètes. (ibid. p. 235.)

Venons au retour des Argonautes. Les Poètes, ont imaginé le meurtre d’Absyrthe. (ibid. p. 238. ) Les relations de ce retour sont extravagantes. Celle d’Onomacrite n’est pas vraisemblable, & celle d’Apollonius l’est encore moins. (ibid. p, 240.) C’est une fiction, p. 241. Les peuples cités par ces Auteurs sont ou inconnus, ou n’existaient pas du temps de ces Poètes, ou sont placés à l’aventure. (p. 242.) Ce qui se passa au lac Tritonide est un conte sur lequel l’on doit faire, peu de fond. (p. 244.) L’histoire de Jason & celle de Médée sont enfin mêlées de tant de fictions, qui se détruisent même les unes & les autres, qu’il est bien difficile d’établir quelque chose de certain à leur sujet. ( ibid. p. 253. )

Ne doit-on pas être surpris qu’après de tels aveux, M. l’Abbé Banier ait entrepris de donner ces fables pour des histoires réelles, & qu’il ait voulu se donner la peine de faire les frais des preuves qu’il en apporte ? Je ne me suis pas proposé de discuter toutes ses explications ; je les abandonne au jugement de ceux qui ne se laissent point éblouir par la grande érudition.

CHAPITRE II.

Histoire de l’enlèvement des Pommes d’or du Jardin des Hespérides.

Après l’histoire de la conquête de la Toison d’or, il n’en est guère qui vienne mieux à notre sujet que celle de l’expédition d’Hercule pour se mettre en possession de ces fameux fruits connus de si peu de personnes, que les Auteurs qui en ont parlé n’ont pas même été d’accord sur leur vrai nom. Les anciens Poètes ont donné carrière à leur imagination sur ce sujet ; & les Historiens qui n’en ont parlé que d’après ces pères des fables, après avoir cherché en vain le lieu ou était ce Jardin, le nom & la nature de ces fruits, sont presque tous contraires les uns aux autres. Et comment auraient-ils pu dire quelque chose de certain sur un fait qui n’exista jamais ?

Il est inutile de faire des dissertations pour favoriser le sentiment de l’un plutôt que de l’autre, puisqu’ils sont tous également dans l’erreur à cet égard. C’est donc avec raison qu’on peut regarder comme des idées creuses & chimériques les explications de la plupart des Mythologues qui ont voulu tout rapporter à l’histoire, quelque ingénieuses & quelque brillances qu’elles soient, & quoiqu’elles aient d’illustres garants. Je ne fais ici que rétorquer contre les Mythologues l’argument qu’un d’entre eux (M. l’Abbé Massieu, Mémoires des Belles-Lettres, T. III. p. 49.) a fait contre Michel Maïer ; l’on jugera si je suis fondé à le faire, par les explications que nous donnerons ci-après.

Il ne faut pas juger des premiers Poètes Grecs comme de ceux qui n’ont été, pour ainsi dire, que leurs imitateurs, soit pour n’avoir traité que les mêmes sujets, soit pour avoir travaillé sur d’autres, mais dans le goût des premiers. Ceux-ci, instruits par les Egyptiens, prirent chez ce Peuple les sujets de leurs Poèmes, & les travestirent à la Grecque, suivant le génie de leur langue & de leur nation. Frappés de la grandeur de l’objet qu’ils avaient en vue, mais qu’ils ne voulaient pas dévoiler aux Peuples, ils s’attachèrent à le traiter par des allégories, dont le merveilleux excitât l’admiration & la surprise, souvent sans nul égard pour le vraisemblable, afin que les gens sensés ne prissent pas pour une histoire réelle, ce qui n’était qu’une fiction ; & qu’ils sentissent en même temps que ces allégories portaient sur quelque chose de réel.

Les Poètes qui parurent dans la suite, & qui ignoraient le point de vue des premiers, ne virent dans leurs ouvrages que le merveilleux. Ils traitèrent les matières suivant leur génie, & abusèrent du privilège qu’ils avaient de tout oser.

...... Pctoribus atque Poëtis

Quidlibet audendi semper suit œqua potestas.

Hor. Art. Poët.

Sur ce principe, quand ils choisirent pour matière de leurs ouvrages des sujets déjà traités, ils en conservèrent le fond, mais ils y ajourèrent, ou en retranchèrent des circonstances, ou y firent quelques changements à leur fantaisie, & ne s’appliquèrent, pour ainsi dire, qu’à exciter l’admiration & la surprise, par le merveilleux qu’ils y répandaient, sans avoir d’autre but que celui de plaire. Il n’est donc pas surprenant que l’on trouve chez eux des traits qui peuvent s’expliquer de l’objet que s’étaient proposés leurs prédécesseurs. Mais comme un sujet est susceptible de mille allégories différentes, chaque Poète l’a traité à sa manière. Je ne prétends donc pas que toutes les Fables puissent être expliquées par mon système, mais seulement les anciennes, qui ont pour base les fictions Egyptiennes & Phéniciennes ; puisqu’on sait que les plus anciens Poètes Grecs y ont puisé les leurs, comme il serait aisé de le prouver en en faisant une concordance, qui prouverait clairement qu’elles ont toute le même objet.

Les fables ne sont donc pas toutes des mensonges ingénieux, mais celles-là seulement qui n’ont d’autre objet que de plaire. Celle dont il est ici question, & presque toutes celles d’Orphée, d’Homère & des plus anciens Poètes sont des allégories qui cachent des instructions sous le voile de la généalogie, & des actions prétendues des Dieux, des Déesses ou de leurs descendants.

Lorsqu’on veut réduire la fable des Hespérides à l’histoire, on ne sait comment s’y prendre pour déterminer quelque chose de précis. Chaque Historien prétend qu’on doit l’en croire préférablement à tout autre, & ne donne cependant aucune preuve solide de son sentiment. Ils sont partagés en tant d’opinions différences, qu’on ne fait à laquelle se fixer. Hérodote, le plus ancien des Historiens, & très instruit de toutes les fables, ne fait pas mention de celle des Hespérides, ni de beaucoup d’autres ; sans doute parce qu’il les regardait comme des fictions. Les traditions étant toujours plus pures à mesure qu’elles approchent de leur source, il eût été plus en état que les autres Historiens, de nous laisser quelque chose de moins douteux, quoiqu’on l’accuse d’avoir été un peu trop crédule. Sera-ce à Paléphate qu’il faudra s’en rapporter ? tous les Mythologues conviennent que c’est un Auteur très suspect, accoutumé à forger des explications, & à donner à sa fantaisie l’existence à des personnes qui n’ont jamais été (M. l’Abbé Banier, Myth. T. III. p. 283.).

Il dit (chap. 19.) qu’Hespérus était un riche Milésien, qui alla s’établir dans la Carie. Il eut deux filles, nommées Hespérides, qui avaient de nombreux troupeaux de brebis, qu’on appelait Brebis d’or, à cause de leur beauté. Elles en confiaient la garde à un Berger, nommé Dragon ; mais Hercule passant par le pays enleva le Berger & les troupeaux. Il n’y aurait rien de plus simple que cette explication de Paléphate ; toute admiration, tout le merveilleux de cette fable se réduirait à si peu de chose, qu’elle ne mériterait certainement pas d’être mise au nombre des célèbres travaux du fils de Jupiter & d’Alcmene.

Il n’est point de fables qu’on ne puisse expliquer aussi facilement, en imitant Paléphate ; mais est-il permis de changer les noms, les lieux, les circonstances des faits, & la nature même des choses ? Malgré le peu de solidité du raisonnement de cet Auteur ; malgré le peu de conformité qui se trouve entre son explication & le fait rapporté par les Poètes, Agroetas, autre Historien cité par les anciens Scholiastes, semble avoir suivi Paléphate, & dit au troisième livre des choses libyques, que ce n’était point des Pommes, mais des Brebis, qu’on appelait Brebis d’or, à cause de leur beauté. Et le Berger qui en avait la garde, n’était point un Dragon, mais un homme ainsi nommé, parce qu’il avait la vigilance & la férocité de cet animal. Varron & Servius ont adopté ces idées. Cette opinion n’a cependant pas eu autant de partisans que celle de ceux qui s’en sont tenus aux termes propres des Poètes. Ceux-ci ont prétendu que les autres avaient été trompés par l’équivoque du terme, qui signifie également Brebis & Pomme, & l’on ne voit pas d’autres raisons qui aient pu leur faire prendre le change. Ceux qui ont regardé ces fruits comme de vrais fruits, n’ont été guère moins embarrassés quand il a fallu en déterminer l’espèce. Des pommes d’or ne croissent pas sur des arbres ; mais on les a, disent-ils, appelées ainsi, parce qu’elles étaient excellences ; ou parce que les arbres qui les portaient, étaient d’un grand rapport ; ou enfin parce que ces fruits avaient une couleur approchante de celle de l’or.

Diodore de Sicile (Bibliot. 1. 5. c. 13.), incertain sur le parti qu’il devait prendre, laisse la liberté de penser ce qu’on voudra, & dit que c’étaient des fruits ou des Brebis. Il fabrique une histoire à cet égard absolument contraire à ce qu’en avaient dit les Poètes. M. l’Abbé Massieu (Mém. des Belles-Lettres, T. III p. 31.) regarde cette histoire comme ce qui nous reste de plus solide sur le sujet que nous examinons, quoiqu’il n’y soit fait aucune mention des ordres d’Eurystée, ni de ce qui a précédé l’enlèvement de ces fruits, ni d’aucunes des circonstances de cette expédition. Selon Diodore, le hasard conduisit Hercule sur le rivage de la mer Atlantide, au retour de quelques-unes de ses expéditions. Il y trouva les filles d’Atlas qu’un Pirate avoir enlevées par ordre de Busiris ; il tua les corsaires, & ramena les Hespérides chez leur père, qui par reconnaissance fit présent à Hercule des fruits, ou des Brebis que ses filles gardaient ou cultivaient avec un soin extrême. Atlas qui était très versé dans la Science des Astres, voulut aussi initier le Héros dans les principes de l’Astronomie, & lui donna une sphère. Voilà en substance l’histoire que fait Diodore, qui place ce fait dans la partie la plus occidentale de l’Afrique, au lieu que Paléphate le met dans la Carie.

Pline le Naturaliste (Liv. 5.) ne sait où le placer ; comme il suit le sentiment de ceux qui admettaient des fruits, il fallait aussi trouver le Jardin où ils croissaient. De son temps, les uns le mettaient à Bérénice, ville de Libye, les autres à Lixe, ville de Mauritanie. Un bras de mer qui serpente autour de cette ville, a donné, dit-il, aux Poètes l’idée de leur Dragon. Les savants tiennent pour ce dernier lieu.

Cette différence de sentiments prouve l’incertitude des Historiens à ce sujet. On ne sait quel parti prendre, même après avoir rapproché & confronté leurs témoignages. Paléphate n’admet que deux Hespérides, filles d’Hespérus Milésien ; Diodore dit qu’elles étaient sept filles d’Atlas dans la Mauritanie. Selon quelques-uns Hercule se présenta à main armée pour enlever les pommes d’or. Selon d’autres, il n’y parut que comme libérateur. Il y en a qui prétendent qu’un homme féroce & brutal gardait ces Brebis : si l’on en croit les autres, c’était non un homme, ni un dragon, mais un bras de mer. S’il y avait donc quelque chose d’historique à conclure de tout cela, tout se réduirait au plus à dire qu’il y a eu des sœurs nommées Hespérides, qui cultivaient de beaux fruits, ou qui prenaient soin de belles Brebis, & qu’Hercule en emporta ou en emmena dans la Grèce. Ce peu de chose ne serait même pas sans difficulté ; il s’agirait alors de savoir si le fils d’Alcmene fut jamais en Mauritanie; s’il vivait du temps d’Atlas, & même si Atlas vivait du temps de Busiris. Chaque article demanderait encore une dissertation, d’où l’on ne conclurait rien de plus certain.

En admettant pour un moment que ces pommes d’or furent des fruits, les savants, aussi incertains sur leur espèce que sur le lieu où ils croissaient, ont élevé de grandes contestations entre eux. Budée (Comment, sur Théophr.) prétend que ce sont des coins ; Saumaise & Spanheim, que c’était des oranges, & plusieurs savants, que c’était des citrons. Le premier fonde son opinion sur le terme qui veut dire pommes d’or, nom qui a été souvent donné aux coins. Mais ce nom ne prouve pas plus pour les coins que pour les oranges & les citrons, qui ont aussi la couleur d’or ; & ceux qui sont pour ces derniers fruits, s’appuient de la même preuve ; ils y en ajoutent quelques autres aussi peu solides, c’est pourquoi je ne les rapporterai pas. Et d’ailleurs ces fruits étaient-ils donc si rares, qu’il fallût les confier à la garde d’un Dragon monstrueux ? Il est surprenant que Paléphate, & ceux qui ont adopté son opinion, se soient avisés d’une explication si peu naturelle. L’équivoque du terme ne saurait l’excuser, puisque les brebis ne naissent pas sur les arbres, comme les fruits. Quant à ceux qui prennent ces pommes pour des oranges ou des citrons, ils auraient dû faire attention que les Poètes ne disent pas que c’était des pommes de couleur d’or, mais des pommes d’or, & jusqu’aux arbres mêmes qui les portaient.

Arborea frondes, dit Ovid. auro radiante nitentes,

Ex auro ramos, ex auro poma ferebant.

Métam. 1. 4.

Voyons donc ce que les Poètes ont dît de ce Jardin célèbre ; le lieu qu’habitaient les Hespérides était un Jardin où tout ce que la Nature a de beau se trouvait rassemblé. L’or y brillait de toutes parts ; c’était le séjour des délices & des Fées. Celles qui l’habitaient chantaient admirablement bien (Apoll. Argonaut. 1. 4. v. 1396. & suiv.). Elles aimaient à prendre toutes sortes de figures, & à surprendre les spectateurs par des métamorphoses subites. Si nous en croyons le même Poète, les Argonautes rendirent visite aux Hespérides ; ils s’adressèrent à elles en les conjurant de leur montrer quelque source d’eau, parce qu’ils étaient extrêmement pressés par la soif. Mais au lieu de leur répondre, elles se changèrent à l’instant en terre & en poussière :

Orphée qui était au fait du prodige n’en fut point déconcerté ; il conjura de nouveau ces filles de l’Océan, & redoubla ses prières. Elles l’écoutèrent favorablement ; mais avant de les exaucer, elles se métamorphosèrent d’abord en herbes, qui croissaient peu à peu de cette terre. Ces plantes s’élevèrent insensiblement, il s’y forma des branches & des feuilles, de manière qu’en un moment Hespera devint Peuplier, Erytheis un Ormeau, Eglé se trouva un Saule. Les autres Argonautes, saisis d’étonnement à ce spectacle, ne savaient que penser ni que faire, lorsque Eglé, sous la forme d’arbre, les rassura, & leur dit, qu’heureusement pour eux un homme intrépide était venu la veille, qui sans respect pour elles avait tué le Dragon gardien des pommes d’or, & s’était sauvé avec ces fruits des Déesses, que cet homme avait le coup d’œil fier, la physionomie dure, qu’il était couvert d’une peau de Lion, armé d’une massue & d’un arc avec des flèches, dont il s’était servi pour tuer le monstrueux Dragon. Cet homme brûlait aussi de soif, & ne savait où trouver de l’eau. Mais enfin soit par industrie, soit par inspiration, il frappa du pied la terre, & il en jaillit une source abondante, dont il but à longs traits. Les Argonautes s’étant aperçus qu’Eglé pendant son discours avait fait un geste de la main, qui semblait leur indiquer la source d’eau sortie du rocher, ils y coururent, & s’y désaltérèrent, en rendant grâces à Hercule de ce qu’il avait rendu un si grand service à ses compagnons, quoiqu’il ne fût pas avec eux.

Après avoir fait des enchanteresses de ces filles d’Atlas, il ne restait plus aux Poètes qu’à en faire des Divinités ; les Anciens n’en avaient peut-être pas eu l’idée, mais Virgile y a suppléé ( Enéid. L. 4.). Il leur a donné un Temple & une Prêtresse, redoutable par l’empire souverain qu’elle exerce sur toute la Nature. C’est elle qui est la gardienne des rameaux sacrés, & qui nourrir le Dragon ; elle commande aux noirs chagrins, elle arrête les fleuves dans leur course, elle fait rétrograder les astres, & oblige les morts à sortir de leurs tombeaux.

Tel est le portrait que les Poètes font des Hespérides, & s’ils ne conviennent pas tous soit du nombre de ces Nymphes, soit du lieu où était situé ce célèbre Jardin, au moins s’accordent-ils tous à dire que c’était des pommes d or & non des Brebis ; que le Jardin était gardé par un Dragon, qu’Hercule le tua & enleva ces fruits. Junon, dit-on, apporta pour dot de son mariage avec Jupiter des arbres qui portaient ces pommes d’or. Ce Dieu en fut enchanté ; & comme il les avait infiniment à cœur, il chercha les moyens de les mettre à l’abri des atteintes de ceux à qui ces fruits ferraient envie, il les confia pour cet effet aux soins des Nymphes Hespérides, qui firent enclore de murs le lieu où ces arbres étaient plantés, & placèrent un Dragon pour en garder l’entrée.

On n’admet communément que trois Nymphes Hespérides, filles d’Hespérus, frère d’Atlas, & leurs noms étaient Eglé, Aréthuse & Hespéréthuse. Quelques Poètes en ajoutent une quatrième qui est Hespéra ; d’autres une cinquième qui est Erytheis, & d’autres enfin une sixième sous le nom de Vesta, Diodore de Sicile les fait monter jusqu’à sept. Hésiode (Théogon. v. 315.) leur donne la nuit pour mère ; M. l’Abbé Massieu est surpris, & ne saurait, dit-il, deviner pourquoi ce Poète donne une mère si laide à des filles si belles. On en trouvera une bonne raison ci-après. Chèrétcrate les fait filles de Phorcys & de Céro, deux Divinités de la mer. Pour ce qui est du Dragon, Phérécyde le dit fils de Thyphon & d’Echidna, & Pisandre de la terre, ce qui est la même chose dans mon système. Le peu d’accord qu’il y a entre les Auteurs sur la situation du Jardin des Hespérides, prouve en quelque manière qu’il n’a jamais existé. La plupart des Poètes le placent vers le Mont Atlas, sur les côtes Occidentales de l’Afrique.

Oceani finem juxtà , solemique cadentem

Ultimus Ethyopum locus est, ubi maximus Atlas

Axent humero torquet stellis ardentibus aptum.

Eneid. 1. 4.

Les Historiens les mettent près de Lixe, ville de Mauritanie sur les confins de l’Ethiopie ; quelques-uns à Tingi, avec Pline (L. 5.c. 5.). Mais Hésiode le transporte au- delà de l’Océan, & d’autres, à son exemple, le placent dans les Canaries ou Isles fortunées, sans doute par la raison qui a fait conjecturer à Bochart (Myth. 1. 7. c. 7.) que ces Pommes ou Brebis ne signifiaient que les richesses d’Atlas ; parce que le mot Phénicien Melon, dont les Grecs on fait Malon, signifie également des richesses & des pommes. Ce dernier sentiment approche un peu plus de la vérité que les autres, parce qu’il a un rapport plus immédiat avec le vrai sens de l’allégorie. Mais enfin, puisque les Historiens ne peuvent rien conclure de certain de cette variété d’opinions, ils devraient donc convenir que c’est une fiction. Ils en ont une bonne raison, puisque les Historiens n’en parlent que d’après les Poètes ; & que quand même il se trouverait quelque chose d’historique dans ceux-ci, il est tellement absorbé par ce qui n’est que pure fiction, qu’il est impossible de l’en débrouiller. L’affectation que l’on remarque chez eux à rendre les faits peu vraisemblables, doit naturellement faire penser qu’ils n’ont jamais eu dessein de nous conserver la mémoire de faits réellement historiques.

Parmi ceux qui ont regardé cette fable comme une allégorie, Noël le Conte y a vu la plus belle moralité du monde. Il prétend (Chan. 1.I.c.I.) que le Dragon surveillant qui gardait les Pommes d’or est l’image naturelle des avares, hommes durs, & impitoyables, qui ne ferment l’œil ni jour ni nuit ; & qui, rongés par leur folle passion, ne veulent pas que les autres touchent à un or dont ils ne font aucun usage.

Tzetzez, & après lui Vossius (De orig. & progr. Idol. 1.2. p. 384.), trouvent dans cette fable le Soleil, les Astres & tous les corps lumineux du firmament. Les Hespérides sont les dernières heures de la journée. Leur Jardin est le firmament. Les Pommes d’or sont les étoiles. Le Dragon est ou l’horizon, qui excepté sous la ligne, coupe l’équateur à angles obliques ; ou le zodiaque, qui s’étend obliquement d’un tropique à l’autre. Hercule est le soleil, parce que son nom signifie la gloire de l’air. Le Soleil en paraissant sur l’horizon en fait disparaître les étoiles, c’est Hercule qui enlevé les Pommes d’or.

Quand on fait tant que d’expliquer une chose, il faut faire en sorte que l’explication convienne à toutes les circonstances. Quelque ingénieuse & quelque brillante qu’elle soit, elle manque de fondement & de solidité, si quelques-unes de ces circonstances ne peuvent y convenir. Voilà précisément le cas où se trouvent les Mythologues & les Historiens par rapport à la fable dont il est ici question, comme on le verra ci-après. On aurait tort de blâmer ceux qui se donnent la peine de chercher les moyens d’expliquer les fables : leur motif c’est très louable ; les Moralistes travaillent à former les mœurs ; les Historiens à éclaircir quelques points de l’Histoire ancienne. Les uns & les autres concourent à l’utilité publique, on doit donc leur en savoir gré. Quoiqu’on n’aperçoive pas de rapport entre des Pommes d’or qui croissent sur des arbres, & des étoiles placées au firmament, entre Hercule qui tue un Dragon, & le soleil qui parcoure le Zodiaque ; entre ces Pommes portées à Eurysthée, & les Astres qui restent au Ciel, Tzeczez n’est pas plus blâmable que ceux qui coupent & tranchent cette fable en morceaux pour n’en prendre que ceux qui peuvent convenir à leur système. Si c’est un préjugé défavorable contre la vérité de leurs explications, l’attention que j’aurai de ne pas laisser une seule circonstance de cette fable sans être expliquée, doit faire pencher la balance du côté de mon système. Entrons en matière.

Thémis avait prédit à Atlas qu’un fils de Jupiter enlèverait un jour ces pommes (Ovid. Métam. 1. 4.) : cette entreprise fut tentée par plusieurs, mais il était réservé à Hercule d’y réussir. Ne sachant où était situé ce Jardin, il prit le parti d’aller consulter quatre Nymphes de Jupiter & de Thémis, qui faisaient leur séjour dans un antre. Elles l’adressèrent à Nérée ; celui ci le renvoya à Prométhée, qui, selon quelques Auteurs, lui dit d’envoyer Atlas chercher ces fruits, & de se charger de soutenir le Ciel sur ses épaules jusqu’à son retour, mais suivant d’autres Hercule ayant pris conseil de Prométhée, fut droit au Jardin, tua le Dragon, s’empara des pommes, & les porta à Eurysthée, suivant l’ordre qu’il en avoir reçu. Il s’agit donc de découvrir le noyau caché sous cette enveloppe, de ne pas prendre les termes à la lettre, & de ne pas confondre ces Pommes du Jardin des Hespérides avec celles dont parle Virgile dans ses Eglogues :

Aurea mala decem misi, cras altéra mittam.

Les Pommes dont il est ici question croissent sur les arbres que Junon apporta pour sa dot, lorsqu’elle se maria avec Jupiter. Ce sont des fruits d’or, & qui produisent des semences d’or, des arbres dont les feuilles & les branches sont de ce même métal ; les mêmes rameaux dont Virgile fait mention dans le sixième livre de son Enéide, en ces termes :

Accipe quae per agenda prius latet arbore opacâ,

Aureus & soliis, & lento vimineramus,

Junon iinferne dictus sacer,

……………………………….

………….primo avulso, non deficit aller

Aureus, & simili frondescit virga, métallo.

Nous avons vu ci-devant qu’Ovide en dit autant des Pommiers du Jardin des Hespérides. Il est donc inutile de recourir à des dirons, à des oranges, à des coins, à des brebis, pour avoir une explication simple & naturelle de cette fable, qui, comme beaucoup d’autres, fut imitée des Fables Egyptiennes. Pour montrer le faux de l’histoire que Diodore a fabriquée, il suffit sur cela de dire que Busiris étant contemporain d’Osiris, il n’est pas possible, qu’il le fût aussi de l’Hercule Grec, auquel on attribue cette expédition, puisque celui-ci ne vint au monde que bien des siècles après Bursiris. On répondra sans doute que ce Tyran, tué par Hercule, était différent de celui qui voulue faire enlever les filles d’Atlas ; mais il y a grande apparence que Diodore, & nos modernes après lui, ayant transporté Atlas (M. l’Abbe Banier, Myth. t. II. p. III.) de la Phénicie ou des pays voisins sur les côtes occidentales de l’Afrique, il ne leur était pas plus difficile d’en faire venir Busiris, & de l’établir Roi d’Espagne. Diodore est le premier des Anciens qui en fasse mention. Mais enfin le Mont Atlas, célèbre dans ce temps-là, comme il l’est encore, produit bien des espèces de minéraux, & abonde en terre matière, de laquelle se forme l’or. Il n’est donc pas surprenant qu’on y ait placé le Jardin des Hespérides. La même raison a fait dire que Mercure était fils de Maïa, l’une des filles d’Atlas : car le mercure des Philosophes se compose de cette matière primitive de l’or. Il fut pour cela surnommé Atlantiade.

Le Sommet du Mont Atlas est presque toujours couvert de nuages, de manière que ne pouvant être aperçu, il semble que la cime s’élève jusqu’au Ciel ; en fallait-il davantage pour le personnifier, & feindre qu’il portait le Ciel sur ses épaules ? Ajoutez à cela que l’Egypte & l’Afrique jouissent d’un Ciel serein, & qu’il n’est point dans le monde de lieu plus propre à l’observation des Astres, particulièrement le Mont Atlas, à cause de la grande élévation. Il n’est donc pas nécessaire d’en faire un Astronome, inventeur de la sphère ; & l’on feint avec encore moins de vraisemblance qu’il fut Roi de Mauritanie, métamorphosé en cette montagne à l’aspect de la tête de Méduse que Persée lui présenta. Je donnerai la raison de cette fiction quand je parlerai de Persée.

Plusieurs Auteurs ont confondu les Pléiades avec les Hespérides, & les ont toutes regardées comme filles d’Atlas ; mais les premières au nombres de sept, donc les noms étaient Maïa, mère de Mercure, Electere, mère de Dardanus, Taygete, Astérope, Mérope, Alcyone & Céléno, sont proprement filles d’Atlas, & les Hespérides filles d’Hespérus. Je trouve dans cette généalogie une nouvelle preuve qui montre bien clairement que cette histoire prétendue des Hespérides n’est qu’une fiction. Tous les Mythologues conviennent qu’Electre fut mère de Dardanus, fondateur de Dardante, & premier Roi des Troyens. Atlas était donc aïeul de Dardanus. Ce qui s’accorderait presque avec le calcul de Théophile d’Antioche (Liv. 3. adv. Ant.), au rapport de Tallus, qui dit positivement que Chronos ou Saturne, frère d’Atlas, vivait 321 ans avant la prise de Troye. Si l’on ne veut pas accorder que cette Electre fut la même qu’Electre fille d’Atlas, parce que la mère de Dardanus est dite Nymphe, fille d’Océan & de Thétis, on conviendra du moins que la fille d’Atlas était nièce de Saturne (Diod. de Sicile.). M. l’Abbé Banier assure (T. II p. III.) qu’il croit devoir s’en tenir au témoignage de Diodore à cet égard. Ce savant Mythologue reconnaît néanmoins qu’Electre, mère de Dardanus, était fille d’Atlas ; & dit (Ibid. p. 15.) que le Jupiter qui eut affaire avec elle, devait vivre environ 150 ans avant la guerre de Troye. Ainsi quand nous abandonnerions Théophile d’Antioche pour suivre le calcul de Diodore, ou même celui de M. l’Abbé Banier, il ne serait pas possible qu’Hercule, fils d’Alcmene, eût été l’Auteur de l’enlèvement des Pommes d’or du Jardin des Hespérides, puisque, suivant ce Mythologue, le Jupiter, père d’Alcide, quel qu’il soit, vivait 60 ou 80 ans seulement avant la prise de Troye (Ibid.). Il est vrai que cet Auteur est sujet à tomber en contradiction avec lui-même, & que l’on ne doit pas beaucoup compter sur ce qu’il assure même positivement ; car si on veut l’en croire sur l’article d’Hercule, ce Héros n’est mort qu’environ 30 ans avant la prise de cette ville, & n’ayant vécu que 52 ans, pourrait-il avoir vu Atlas & les Hespérides ? Mais passons une discussion qui nous mènerait trop loin : nous ne finirions pas si nous voulions comparer toutes les époques qu’il détermine.

Le Mont Atlas comprend presque toutes les montagnes qui règnent le long de la côte occidentale de l’Afrique, comme on nomme en général le Mont Taurus, les Alpes, le Mont d’Or, les Pyrénées, &c. une chaîne de montagnes, & non une montagne seule ; les petits monts qui se trouvent adjacents aux Mont Atlas & Hespérus, semblent naître de ceux-ci, ce qui peut avoir donné lieu de les regarder comme leurs enfants ; c’est pourquoi on les appelle Atlantides. Mais Maïer s’est trompé, lorsqu’il a dit (Arcana arcaniss. 1.2.), en expliquant cette fable, qu’on appelait ces montagnes Hespérides, & qu’on les disait gardiennes des Pommes d’or, parce que la matière propre à former ce métal se trouve sur ces petites montagnes. Il ne serait pas tombé dans cette erreur, s’il eut fait attention que le Mercure des Philosophes, fils de Maïa, l’une d’entre elles, ne naît point sur ces montagnes, mais dans le vase de l’Art Sacerdotal ou Hermétique. Les trois noms des Hespérides ne leur ont été donnés, que parce qu’ils signifient les trois principales choses qui affectent la matière de l’œuvre avant qu’elle soit proprement l’or Philosophique. Hespéra est fille d’Hespérus, ou de la fin du jour, par conséquent la nuit ou la noirceur. Hespéréthuse ou Hesperthuse, a pris ce nom de la matière qui se volatilise pendant & après cette noirceur, de diei finis, & de impetu feror. Eglé signifie la blancheur qui succède à la noirceur, de splendor, fulgor, parce que la matière étant parvenue au blanc, est brillante, & a beaucoup d’éclat. On voit par-là pourquoi Hésiode dit que la nuit fut mère des Hespérides ; mais M. l’Abbé Massieu n’avait garde d’en deviner la raison, puisqu’il ne savait sans doute que le nom de l’Art Hermétique, & nullement ce qui se passe dans ses opérations. En accusant Maïer de chimère, il annonce à tout le monde son ignorance dans cet Art, & prouve, en jugeant ainsi sans connaissance de cause, qu’il se laissait conduire par le préjugé.

Apollonius de Rhodes n’a confédéré dans les noms qu’il donne aux Hespérides, que les trois couleurs principales de l’œuvre, la noire sous le nom d’Hespéra, la blanche sous celui d’Eglé, & la rouge sous celui d’Erytheis, qui vient de rubor. Il semble même avoir voulu l’indiquer plus particulièrement par les métamorphoses qu’il rapporte d’elles. De Nymphes qu’elles étaient, elles se changèrent en terre & en poussière à l’abord des Argonautes. Hermès (Table d’Emeraude.) dit que la force ou puissance de la matière de l’œuvre est entière, si elle est convertie en terre. Tous les Philosophes Hermétiques assurent qu’on ne réussira jamais si l’on ne change l’eau en terre. Apollonius fait mention d’une seconde métamorphose. De cette terre pullulèrent, dit-il, trois plantes, & chaque Hespérides se trouva insensiblement changée eu un arbre qui convenait à sa nature. Ces arbres croissent plus volontiers dans les lieux humides, le peuplier, le saule & l’ormeau. Le premier ou peuplier noir est celui dont Hespéra prit la figure, parce qu’elle indique la couleur noire. L’Auteur de la fable de la descente d’Hercule aux enfers, a feint aussi que ce Héros y trouva, un peuplier, dont les feuilles étaient noires d’un côté, & blanches de l’autre, afin de faire entendre que la couleur blanche succède à la noire ; Apollonius a désigné cette blancheur par Eglé changée en saule, parce que les feuilles de cet arbre sont lanugineuses & blanchâtres. Erytheis ou la couleur rouge de la pierre des Philosophes ne pouvait être guère mieux indiquée que par l’orme, donc le bois est jaune quand il est vert, & prend insensiblement une couleur rougeâtre à mesure qu’il sèche. C’est ce qui arrive dans les opérations rie l’œuvre, où le citrin succède au blanc, & le rouge au citrin, suivant le témoignage d’Hermès. Ceux enfin qui ont mis une Vesta au nombre des Hespérides, ont eu égard à la propriété ignée de l’eau mercurielle des Philosophes, qui leur a fait dire, nous lavons avec le feu, & nous brûlons avec l’eau. « Notre feu humide, dit Riplée (12 Port.), ou le feu permanent de notre eau, brûle avec plus d’activité & de force que le feu ordinaire, puisqu’il dissout & calcine l’or ; ce que le feu commun ne saurait faire. »

Les Pléiades, filles d’Atlas, annoncent le temps pluvieux dans le cours ordinaire des saisons, & les Pléiades Philosophiques sont en effet les vapeurs qui s’élèvent de la matière, se condensent au haut du vase, & retombent en pluie, que les Philosophes appellent rosée de Mai ou du Printemps, parce qu’elle se manifeste après la putréfaction & la dissolution de la matière, qu’ils appellent leur Hiver. Une de ces Pléiades, Electre, femme de Dardanus, se cacha au temps de la prise de Troye, & ne parut plus, dit la Fable ; non qu’en effet une de ces Pléiades célestes ait disparu un peu avant le siège de Troye, qui n’eut jamais lieu ; mais parce qu’une partie de cette pluie, ou rosée Philosophique se change en terre, c’est disparaître que de ne plus se montrer sous une forme connue. Cette terre est l’origine de la ville de Troye. Lorsqu’elle était encore sous la forme d’eau, elle était mère de Dardanus, fondateur de l’empire Troyen. Le temps même où l’eau se change en terre, est le temps du siège ; nous expliquerons tout cela plus au long dans le sixième Livre. Mais l’on observera que cette terre est désignée par le nom même d’Electre, puisque les Philosophes l’appellent leur Soleil, lorsqu’elle est devenue fixe. Plusieurs Auteurs Hermétiques, entre autres Albert le Grand & Paracelse, donnent le nom d’Electre à la matière de l’Art.

L’entrée du Jardin des Philosophes est gardée par le Dragon des Hespérides, dit d’Espagnet (Can. 52.) Ce qu’il y a de remarquable, c’est que ce Dragon était fils de Typhon & d’Echidna, par conséquent frère de celui qui gardait la Toison d’or ; frère de celui qui dévora les compagnons de Cadmus ; de celui qui était auprès des bœufs de Geryon, du Cerbère, du Sphinx, de la Chimère, & de tant d’autres monstres dont nous parlerons dans leurs lieux. Tous ces événements se sont cependant passés en des pays bien différents, & en des temps bien éloignés les uns des autres. Comment les inventeurs de ces fictions se seraient-ils si bien accordés, & auraient-ils feint précisément la même chose dans des circonstances semblables, s’il n’avait eu le même objet en vue ? Cette raison seule aurait dû faire faire quelques réflexions aux Mythologues, & les déterminer à s’accorder aussi dans leurs explications. Mais quand ils auraient voulu le faire, auraient-ils pu réussir ? Les sentiments différents entre lesquels ils se sont partagés ne le leur permettaient pas. Ils sont trop divisés entre eux pour pouvoir s’accorder ; ils se combattent les uns & les autres ; aussi leurs opinions ne sauraient-elles se soutenir ; tout Etat divisé tend à sa ruine. Pour savoir la nature de ces monstres, il eût fallu connaître celle de leur père commun. En considérant Typhon comme un Prince d’Egypte, il n’était pas possible qu’on pût le regarder comme père de ces monstres, quelque explication que l’on put imaginer. Ils ont donc été contraints d’avouer que tout cela n’était que fictions. Il suffisait de lire la Théogonie d’Hésiode pour en être convaincu. La généalogie qu’il fait de Typhon, d’Echidna & de leurs enfants, n’est susceptible d’aucune explication historique, même un peu vraisemblable.

Il n’en est pas ainsi d’une explication Philosopho-Hermétique. On y voit dans Typhon un esprit actif, violent, sulfureux, igné, dissolvant, sous la forme d’un vent impétueux & empoisonné qui détruit tout. On reconnaît dans Echidna une eau corrompue, mêlée avec une terre noire, puante, sous le portrait d’une Nymphe aux yeux noirs. De tels pères pouvaient-ils engendrer autre chose que des monstres, & des monstres de même nature qu’eux ; c’est-à-dire, une Hydre de Lerne, engendrée dans un marais ; des Dragons vomissants du feu, parce qu’ils sont d’une natures ignée comme Typhon ; enfin la peste, & la destruction des lieux qu’ils habitent, pour marquer leur vertu dissolvante, résolutive, & la putréfaction qui en est une suite.

C’est de là que les Philosophes Hermétiques, d’accord avec les Poètes qu’ils entendaient bien, ont tiré leurs allégories. C’est le Dragon Babylonien de Flamel (Désir désiré.), les deux Dragons du même Auteur, l’un ailé, comme ceux, de Médée & de Céres, l’autre sans ailes, tel que celui de Cadmus & de la Toison d’or, des Hespérides, &c. C’est encore le Dragon de Basile Valentin (12 Clefs.), & de tant d’autres qu’il serait trop long de rapporter.

Quelques Chymistes ont cru voir ces Dragons dans les parties arsenicales des minéraux, & les ont en conséquence regardés comme la matière de la pierre des Philosophes. Philalèthe en a confirmé plusieurs dans cette idée, parce qu’il dit à ce sujet dans son Introitus apertus ad occlusum Regis palatium, cap. de investigatione Magisterii, dans lequel il paraît désigner clairement l’antimoine ; mais Artéphius, Synesius, & beaucoup d’autres Philosophes se contentent de dire que cette matière est un antimoine, parce qu’elle en a les propriétés. « Ils ont soin d’avertir que l’arsenic, les vitriols, les atramens, les borax, les aluns, le nitre, les sels, les grands, les moyens & les bas minéraux, & les métaux seulets, dit le Trévifan (Philos. des Métaux.), ne sont point la matière requise pour le Magistère.» En vain les souffleurs tourmentent-ils donc ces matières par le feu & l’eau pour en faire l’œuvre d’Hermès, ils n’en retireront que de la cendre, de la fumée, du travail & de la misère : car les Philosophes qui en parlent, ajoutent le même Auteur, ou ont voulu tromper, ou n’étaient pas encore au fait quand, ils y ont travaillé, & n’y ont guère dépendu de biens quand ils l’ont su.

On ne peut guère voir de description, ou plutôt de tableau peint avec des couleurs plus vives que celui qu’Apollonius fait du Dragon des Hespérides expirant (Argonaut. 1. 4, v. 1400. & suiv.). « Ladus, dit-il, ce serpent qui gardait encore hier les Pommes d’or, dont les Nymphes Hespérides prenaient un si grand soin, ce monstre, percé des traits d’Hercule, est étendu au pied de l’arbre ; l’extrémité de sa queue remue encore ; mais le reste de son corps est sans mouvement & sans vie. Les mouches s’assemblent par troupes sur son noir cadavre, pour sucer le sang corrompu de ses plaies, & le fiel amer de l’Hydre de Lerne, dont les flèches étaient teintes. Les Hespérides désolées à ce triste spectacle, appuient sur leurs mains leur visage couvert d’un voile blanc tirant sur le jaune, & pleurent en poussant des cris lamentables. »

Si la description d’Apollonius plaît par la beauté du tableau qu’elle présente aux yeux de ceux qui ne sont pas au fait de l’objet de cette allégorie, combien ne doit-elle pas plaire à un Philosophe Hermétique qui y voit, comme dans un miroir, ce qui se passe dans le vase de son Art pendant & après la putréfaction de la matière ? Hier encore ce Ladus, ce serpent terrestre, qui gardait les pommes d’or, & que les Nymphes alimentaient, est étendu mort, percé de flèches. N’est ce pas comme si l’on disait : Cette masse terrestre & fixe, si difficile à dissoudre, & qui par cette raison gardait opiniâtrement & avec soin la semence aurifique ou le fruit d’or qu’elle renfermait, se trouve aujourd’hui dissoute par l’action des parties volatiles. L’extrémité de sa queue remue encore, mais le reste de son corps est sans mouvement & sans vie ; les mouches s’assemblent en troupes sur son noir cadavre, pour sucer le sang corrompu de ses plaies ; c’est-à-dire, peu s’en faut que la dissolution ne soit parfaite ; la putréfaction & la couleur noire paraissent déjà ; les parties volatiles circulent en grand nombre, & volatilisent avec elles les parties fixes dissoutes. Les Nymphes désolées pleurent & se lamentent la tête couverte d’un voile blanc jaunâtre. La dissolution en eau est faite, ces parties aqueuses volatilisées retombent en gouttes comme des larmes, & la blancheur commence à se manifester.

Le portrait & le pouvoir que Virgile prête à la Prêtresse des Hespérides, nous annoncent précisément les propriétés du mercure des Philosophes. C’est lui qui nourrit le Dragon Philosophique ; c’est lui qui fait rétrograder les Astres, c’est-à-dire, qui dissout les métaux, & les réduit à leur première matière. C’est lui qui fait sortir les morts de leurs tombeaux, ou qui, après avoir fait tomber les métaux en putréfaction, appelée mort, les ressuscite en les faisant passer de la couleur noire à la blanche appelée vie ; ou en volatilisent le fixe, puisque la fixité est un état de mort dans le langage des Philosophes, & la volatilité un état de vie: nous trouverons une infinité d’exemples de l’un & l’autre dans cet ouvrage.

Mais suivons cette fable, dans toutes ces circonstances. Hercule va consulter les Nymphes de Jupiter & de Thémis, qui faisaient leur séjour dans un antre sur les bords du fleuve Eridan, connu aujourd’hui sous le nom du Pô en Italie, qui veut dire dispute, débat. Au commencement de l’œuvre les parties aqueuses mercurielles excitent une fermentation, par conséquent un débat, voilà les Nymphes du fleuve Eridan. Ces Nymphes étaient au nombre de quatre, à cause des quatre éléments, dont les Philosophes disent que leur matière est comme l’abrégé quintessencié par la nature, suivant ses poids, ses mesures & ses proportions, que l’Artiste ou Hercule doit prendre pour modèles. C’est pourquoi elles sont appelées Nymphes de Jupiter & de Thémis. Or qu’un Artiste doive consulter la Nature, & imiter ses opérations pour réussir dans celles de l’Art Hermétique, tous les Philosophes en conviennent, & assurent même qu’on travaillerait en vain sans cela. Geber & les autres disent que tout homme qui ignore la Nature & ses procédés ne parviendra jamais à la fin qu’il se propose, si Dieu ou un ami ne lui révèle le tout. Et quoique Basile Valentin (Deuxième addit aux 12 Clefs) dise : « Notre matière est vile & abjecte, & l’œuvre, que l’on conduit seulement par le régime du feu, est aisé à faire,.... Tu n’as pas besoin d’autres instructions pour savoir gouverner ton feu, & bâtir ton fourneau, comme celui qui a de la farine ne tarde guerre à trouver un four, & n’est pas beaucoup embarrassé pour faire cuire du pain. » Le Cosmopolite nous dit aussi (Nov. Lum. Chemic.) que quand les Philosophes assurent que l’œuvre est facile, ils auraient dû ajouter, a ceux qui le savent. Et Pontanus (Epist.), nous apprend qu’il a erré plus de deux cent fois en travaillant sur la vraie matière, parce qu’il ignorait le feu des Philosophes. L’embarras est donc, 1° de trouver cette matière, & c’est sur cela qu’Hercule va consulter les Nymphes, qui le renvoient à Nérée le plus ancien des Dieux, suivant Orphée, fils de la Terre & de l’Eau, ou de l’Océan & de Thétis ; celui-là même qui prédit à Paris la ruine de Troye, & qui fut père de Thétis, mère d’Achille. Homère (Iliad. 1. 18. v. 36.) l’appelle le Vieillard ; & son nom signifie humide. Voilà donc cette matière si commune, si vile, si méprisée. lorsque Hercule se présentait à lui, il ne pouvait le reconnaître & avoir raison de lui, parce qu’il le trouvait chaque fois sous une nouvelle forme ; mais enfin il le reconnut, & le pressa avec tant d’instances, qu’il l’obligea à lui déclarer tout. Ces métamorphoses sont prises de la nature même de cette matière, que Basile Valentin (12 Clefs), Haimon (Espit.) & beaucoup d’autres disent n’avoir aucune forme déterminée, mais qu’elle est susceptible de toutes ; qu’elle devient huile dans la noix & l’olive, vin dans le raisin, amère dans l’absinthe, douce dans le sucre, poison. dans un sujet, thériaque dans l’autre. Hercule voyait Nérée sous toutes ces formes différentes ; mais ce n’était pas sous celles-là qu’il voulait le voir. Il fit donc tant qu’enfin il le découvrit sous cette forme, qui ne présente rien de gracieux ni de spécifié, telle qu’est la matière Philosophique. Il est donc nécessaire d’avoir recours à Nérée ; mais comme ce n’est pas assez d’avoir trouvé la matière vraie & prochaine de l’œuvre, pour parvenir à sa fin, Nérée envoi Hercule à Prométhée, qui avait volé le feu du Ciel pour en faire part aux hommes, c’est-à-dire, au feu Philosophique, qui donne la vie à cette matière, sans lequel on ne pourrait rien faire. Prométhée fut toujours regardé comme le Titan igné, ami de l’Océan. Il avait un Autel commun avec Pallas & Vulcain, parce que son nom signifie prévoyant, judicieux ; ce qui convient à Pallas, Déesse de la sagesse & de la Prudence ; & que le feu de Prométhée était le même que Vulcain. On a aussi voulu marquer par-là la prudence & l’adresse qu’il faut à un Artiste pour donner à ce feu le régime convenable.

Ce Titan judicieux engagea Jupiter à détrôner Saturne son père, Jupiter suivit ses conseils, & réussit. Mais il crut néanmoins devoir le punit du vol qu’il avait fait, & le condamna dans la suite à être attaché à un rocher du Mont Taurus, & à avoir le foie déchiré sans cesse par un Vautour, de manière cependant que son foie renaîtrait à mesure que le Vautour là dévorerait. Mercure fut chargé de cette expédition ; & le supplice dura jusqu’à ce que Hercule par reconnaissance tua le Vautour, ou l’Aigle, selon quelques-uns, & l’en délivra. Comme cette fable forme un épisode, & qu’elle se trouve expliquée dans un autre endroit de cet ouvrage, nous n’en dirons que deux mots. Prométhée ou le feu Philosophique est celui, qui opère toutes les variations des couleurs que la matière prend successivement dans le vase. Saturne est la première ou la couleur noire ; Jupiter est la grise qui lui succède. C’est donc par le conseil & le secours de Prométhée, que Jupiter détrône son père ; mais ce Titan vole le feu du Ciel, & en est puni. Ce feu volé est celui qui est inné dans la matière. Elle en a été imprégnée comme par attraction ; il lui a été infusé par le Soleil & la Lune ses père & mère, selon l’expression d’Hermès (Tab. Samarag.), pater ejus est Sol, & mater ejus Luna ; c’est ce qui lui a fait donner le nom de feu céleste. Prométhée est ensuite attaché à un rocher : n’est-ce pas comme si l’on disait que ce feu se concentre, & s’attache à la matière qui commence à se coaguler en pierre après la couleur grise, & que cela se fait par l’opération du mercure des Philosophes ? La partie volatile qui agit sans cesse sur la patrie ignée & fixée, pour ainsi dire, pouvait-elle être mieux désignée que par une Aigle, ou un Vautour, & ce feu concentré, que par le foie ? Ces oiseaux sont carnassiers & voraces, le foie est, pour ainsi dire, le siège du feu naturel dans les animaux. Le volatil agit donc jusqu’à ce que l’Artiste, dont Hercule est le symbole, aie tué cette Aigle, c’est-à-dire, fixé le volatil.

Ces couleurs qui se succèdent sont les Dieux & les Métaux des Philosophes, qui leur ont donné les noms des Sept Planètes. La première entre les principales est la noire, le plomb des Sages, ou Saturne. La grise qui vient après est affectée à Jupiter, & porte son nom. La couleur de la queue de Paon à Mercure, la blanche à la Lune, la jaune à Vénus, la rougeâtre à Mars, & la pourprée au Soleil ; ils ont même appelé règne le temps que dure chaque couleur. Tels sont les métaux Philosophiques, & non les vulgaires, auxquels les Chymistes ont donné les mêmes noms. Faisons une réflexion à ce sujet. Un composé de deux choses, l’une aqueuse & volatile, l’autre terrestre & fixe, étant mise dans un vase, s’il y survient une fermentation & une dissolution, il apparaîtra des couleurs ou qui se succéderont, ou qui se manifesteront mélangées comme celles de la queue de Paon ou de l’Arc-en-ciel. Je suppute qu’un homme d’esprit, de génie, d’une imagination féconde, se mette en tête de personnifier la matière du composé & les couleurs qui y surviennent, qu’étant ensuite parfaitement au fait, par ses observations, des combats qui se donnent entre le fixe & ce volatil, & des différents changements, ou des variations de couleurs qu’ils produisent, il lui prenne envie d’en fabriquer une fable, une fiction allégorique, un roman, qu’il remplira des actions de personnes feintes, que son imagination lui fournira ; lui sera-t-il difficile de donner à cette fiction l’air d’une histoire vraisemblable ? puisque suivant le témoignage d’Horace:

. . . . Cui lecta patenter erit res,

Nec facuitdia deseret hunc, nec lucidus ordo.

In Art. Poèt.

Ne suffira-t-il pas, pour parvenir à ce but, d’y faire entrer les lieux connus, qui conviendront d’une manière ou d’autre à ce que l’on veut exprimer allégoriquement ? qui empêchera même de supposer l’expédition dans un lieu éloigné & inconnu ? & si l’Auteur de la Fable veut qu’elle ne soit prise que pour une allégorie, il ne sera plus alors gêné par le vraisemblable ; il pourra donner dans le merveilleux tant qu’il lui plaira. Il supposera s’il veut des lieux & des peuples qui n’existèrent jamais, & ne s’attachera qu’à plaire, en conservant cependant toujours une allusion exacte dans les événements feints tant dans le caractère convenable aux acteurs, que dans la suite des variations d’état & de couleurs que subit sa matière dans les opérations.

Voilà l’origine des Fables ; & comme une fiction de cette espèce peut être variée à l’infini par une ou plusieurs personnes de génie, les Fables se sont extrêmement multipliées. De là tant d’ouvrages allégoriques composés sur la théorie & la pratique de l’Art Hermétique. Le Cosmopolite sentait bien combien il est facile d’inventer sur une matière aussi féconde, lorsqu’il dit (Præsat, in Ænigma Philosop.) : Vobis dico ut sitis simplices, & non nimium prudentes, donec arcanum inveneritis, quo habito necessario aderit prudentia, tunc vobis non decrit libros infinitos, scribendi facilitas. Le Lecteur excusera, s’il lui plaît, cette digression ; si elle est hors de sa place, elle n’est pas hors de propos.

Revenons à la fable des Hespérides ; elle a tous les caractères dont je viens de parler. Hercule ayant vu & pris conseil de Nérée, & de Prométhée, n’est plus embarrassé pour réussir; il prend le chemin du Jardin des Hespérides, & instruit de ce qu’il doit faire, il se met en devoir d’exécuter son entreprise. A peine y est-il arrivé, qu’un Dragon monstrueux se présente à l’entrée. Il l’attaque, le tue, & cet animal tombe en putréfaction de la manière que je l’ai rapporté. L’allusion n’aurait pas été exacte, si ce monstre n’avait pas été supposé tué à l’entrée, la noirceur, suite de la corruption, étant la clef de l’œuvre, comme le prouvent Synesius (De l’œuv. des Sages.) : « Quand notre matière Hylec commence à ne plus monter & descendre, qu’elle tient de la substance, fumeuse, & se putréfie, elle devient ténébreuse, ce qui s’appelle robe noire, ou la tête du corbeau.... Cela fait aussi qu’il n’y a que deux éléments formels en notre pierre, savoir, la terre & l’eau ; mais la terre contient en sa substance la vertu & la siccité du feu ; & l’eau comprend l’air avec son humidité.... Remarquez que la noirceur est le signe de la putréfaction ( que nous appelons Saturne) ; & que le commencement de la dissolution est le signe de la conjonction des deux matières.... Or, mon fils, vous avez déjà par la grâce de Dieu, un élément de notre pierre, qui est la tête noire, la tête de corbeau, qui est !e fondement & la clef de tout le Magistère, sans lesquels vous ne réussirez jamais. » Morien s’exprime dans le même sens, & dit (Entret. du Roi Calid.) : « Sachez maintenant, ô magnifique Roi, qu’en ce Magistère rien n’est animé, rien ne naît, & rien ne croît qu’après la noirceur de la putréfaction, & » après avoir souffert, par un combat mutuel, de l’altération & du changement. Ce qui a fait dire au sage, que toute la force du Magistère n’est qu’après la pourriture. »

Nicolas Flamel (Explicat. des fig.), qui a employé l’allégorie du Dragon, dit aussi : « Au même temps la matière se dissout, se corrompt, noircit, & conçoit pour engendrer ; parce que toute corruption est génération, & l’on doit toujours souhaiter cette noirceur.... Certes qui ne voit cette noirceur durant les premiers jours de la pierre ! quelle autre couleur qu’il voit, il manque entièrement au Magistère, & ne le peut plus parfaire avec ce chaos ; car il ne travaille pas bien, ne putréfiant point. » Basile Valentin en traite dans ses douze Clefs ; Riplée dans ses douze Portes, enfin tous les autres Philosophes qu’il serait trop long de citer. Les Anciens ayant observé que la dissolution se faisait par l’humidité & la putréfaction, ou le noir étant leur Saturne, ils avaient coutume de mettre un Triton sur le Temple de ce fils du Ciel & de la Terre ; & l’on sait que Triton avait un rapport immédiat avec Néree. Maïer (Arcana arcanissima. 1. 2.) nous assure que les premières monnaies furent frappées sous les auspices de Saturne, & qu’elles portaient pour empreinte une brebis & un vaisseau ; ce qui faisait allusion à la Toison d’or & au navire Argo.

Les Auteurs qui ont prétendu qu’Hercule, n’employa point la violence pour emporter les Pommes d’or, mais qu’il les reçue de la main d’Atlas, n’ont pas sans doute fait attention que la Fable dit positivement qu’il fallait, pour y parvenir, tuer ce Dragon effroyable qui gardait l’entrée du Jardin. Mais & ceux qui sont de ce sentiment, & ceux qui sont d’une opinion contraire, ont également raison. Les rôles pleins de supercherie que Pérécide (Schol. Apollon. I. 4. Argon.) fait jouer à Hercule & à Atlas dans cette occasion, sont trop indignes d’eux, & trop mal combinés pour mériter qu’on en fasse mention. Hercule usa de violence en tuant le Dragon, dans le sens & de la manière que nous l’avons dit ; & l’on peut dire aussi qu’il reçut les Pommes de la main d’Atlas, en ce que ce prétendu Roi de Mauritanie ne signifie autre chose que le rocher dans lequel il fut changé, c’est-à-dire, le rocher ou la pierre des Philosophes, de laquelle se forme l’or des Sages, que quelques Philosophes ont appelé fruit du Soleil ou Pommes d’or.

Mais quelle raison les Philosophes anciens & modernes ont-ils pu avoir de feindre des Pommes d’or ? Cette idée doit venir assez naturellement à un homme qui fait que les filons des mines s’étendent sous terre à peu près comme les racines des arbres. Les substances sulfureuses & mercurielles se rencontrant dans les pores & les veines de la terre & des rochers, se coagulent pour former les minéraux & les métaux, de même que la terre & l’eau imprégnées de différents sels fixes & volatils, concourent au développement des germes, & à l’accroissement des végétaux. Cette allégorie des arbres métalliques est donc prise de la nature même des choses.

Presque tous les Philosophes Hermétiques ont parlé de ces arbres minéraux. Les uns se sont expliqués d’une façon, les autres d’une autre ; mais de manière que tous concourent à toucher au même but. « Le grain fixe, dit Flamel (Loc. cit.), est comme la pomme, & le mercure est l’arbre ; il ne faut donc pas séparer le fruit de l’arbre avant sa maturité, parce qu’il ne pourrait y parvenir faute de nourriture..... Il faut transplanter l’arbre, sans lui ôter son fruit, dans une terre fertile, grasse & plus noble, qui fournira plus de nourriture au fruit dans un jour, que la première terre ne lui en aurait fourni en cent ans, à cause de l’agitation continuelle des vents. L’autre terre étant proche du Soleil, perpétuellement échauffée par ses rayons, & abreuvée sans cesse de rosée, fait végéter & croître abondamment l’arbre planté dans la Jardin Philosophique. » Quelque marqué que soit le rapport de cette allégorie de Flamel, avec celle du Jardin des Hespérides, celle du Cosmopolite est encore plus précise. « Neptune, dit-il (Parabole), me conduisit dans une prairie, au milieu de laquelle était un Jardin planté de divers arbres très remarquables. Il m’en montra sept entre les autres qui avaient leurs noms particuliers, & m’en fit remarquer deux de ces sept, beaucoup plus beaux & plus élevés : l’un portait des fruits qui brillaient comme le Soleil, & ses feuilles étaient comme de l’or ; l’autre produisait des fruits d’une blancheur qui surpasse celle des lys, & ses feuilles ressemblaient à l’argent le plus fin. Neptune appelait le premier Arbre solaire, & l’autre Arbre lunaire. » Un autre Auteur a intitulé son traité sur cette matière : Arbor solaris. On le trouve dans le sixième Tome du Théâtre chimique.

Après un rapport, si palpable, pourrait-on se persuader que ces allégories anciennes & modernes n’aient pas le même objet ? & si elles ne l’avaient pas en effet, comment serait-il arrivé que les Philosophes Hermétiques les ayant employées pour expliquer leurs opérations & la matière du Magistère, elles soient entre elles si conformes ? On dira peut-être, ce ne sont pas les Poètes qui ont puisé leurs fables chez les Philosophes ; ce sont ces derniers qui ont pris leurs allégories dans les fables des Poètes. Mais si les choses étaient ainsi, & que les Poètes n’aient eu en vue que l’histoire ancienne, ou la morale, comment la suite successive de toutes les circonstances des actions rapportées par les Poètes, & les circonstances de presque toutes les fables se trouvent-elles précisément propres à expliquer allégoriquement tout ce qui se passe successivement dans les opérations de l’œuvre ? & comment peut-on expliquer l’un par l’autre ? S’il n’y avait qu’une ou deux fables qui pussent s’y rapporter, on dirait peut-être qu’en leur donnant la torture à la manière des Mythologues portés pour l’historique ou le moral, on pourrait les faire venir au grand œuvre tant bien que mal ; mais qu’il n’y en ait pas une seule des anciennes Egyptiennes & Grecques qui ne puissent s’expliquer jusqu’aux circonstances mêmes qui paraissent les moins intéressantes aux autres Mythologues, & qui se trouvent nécessaires dans mon système ; c’est un argument que nos Mythologues auraient bien de la peine à résoudre.

Orphée & les anciens Poètes ne se sont cependant pas proposé de décrire allégoriquement la suite entière de l’œuvre dans chaque fable, & plusieurs Philosophes Hermétiques n’en ont aussi décrit que la partie qui les frappait le plus. L’un n’a eu en vue que de faire allusion a ce qui se passe dans l’œuvre du soufre ; l’autre dans les opérations de l’élixir ; un troisième n’a parlé que de la multiplication. Quelquefois, pour donner le change, ces derniers ont entremêlé des opérations de l’un & de l’autre œuvre. C’est ce qui les rend si inintelligibles à ceux qui ne savent pas faire cette distinction ; c’est aussi ce qui fait qu’on trouve souvent des contradictions apparences dans leurs ouvrages, lorsqu’on les compare les uns avec les autres. Par exemple, un Philosophe Hermétique, en parlant des matières qui entrent dans la composition de l’élixir, dit qu’il en faut plusieurs, & celui qui parle de la composition du soufre, assure qu’il n’en faut qu’une. Ils ont raison tous deux ; il suffirait pour les accorder, de faire attention qu’ils ne parlent pas des mêmes circonstances de l’œuvre. Ce qui contribue à confirmer l’idée de contradiction que l’on y remarque, c’est que la description des opérations est souvent la même dans l’un & dans l’autre ; mais ils ont encore raison en cela, puisque Morien, l’un d’entre eux, nous assure avec beaucoup d’autres Philosophes, que le second œuvre, qu’il appelle disposition, est tout semblable au premier quant aux opérations.

On doit juger des fables de la même façon. Les travaux d’Hercule pris séparément, ne font pas allusion à tous les travaux de l’œuvre ; mais la conquête de la Toison d’or le renferme dans son entier. C’est pourquoi l’on voit reparaître plusieurs fois dans cette dernière fiction des faits différents en eux-mêmes quant aux lieux & aux actions, mais qui, pris dans le sens allégorique, ne signifient que la même chose. Les lieux par lesquels il était tout naturel que les Argonautes passassent pour retourner dans leur pays, n’étant plus propres à exprimer ce qu’Orphée avoir en vue, il en a feint d’autres qui n’ont jamais existé, ou a feint qu’ils avaient passé par des lieux connus, mais qu’il leur était impossible de trouver sur leur route. Cette remarque a lieu pour les autres, comme nous le verrons dans la suite. La propriété que Midas avait reçu de Bacchus de changer en or tout ce qu’il touchait, n’est qu’une allégorie de la projection ou transmutation des métaux en or. L’art nous fournit tous les jours dans le règne végétal des exemples de transmutation, qui prouve la possibilité de celle des métaux. Ne voyons-nous pas qu’un petit œil pris sur un arbre franc, & enté sur un sauvageon, porte des fruits de la même espèce que ceux de l’arbre d’où l’œil a été tiré ? Pourquoi l’art ne réussirait-il pas dans le règne minéral en fournissant aussi l’œil métallique au sauvageon de la Nature, & en travaillant avec elle. La Nature emploie un an entier pour faire produire à un pommier des feuilles, des fleurs & des fruits. Mais si au commencement de Décembre avant les gelées, on coupe d’un pommier une petite branche a fruit, & que l’ayant mise dans de l’eau dans une étuve, on la verra dans peu de jours pousser des feuilles & des fleurs. Que font les Philosophes ? ils prennent une branche de leur pommier Hermétique ; ils la mettent dans leur eau, & dans un lieu modérément chaud : elle leur donne des fleurs & des fruits dans son temps. La Nature aidée de l’art abrège donc la durée de ses opérations ordinaires. Chaque règne a ses procèdes, mais ceux que la Nature met en usage pour l’un justifie ceux de l’autre, parce qu’elle agit toujours par une voie simple & droite ; l’art doit l’imiter : mais il emploie divers moyens quand il s’agit de parvenir à des buts différents.

La fable des Hespérides est une preuve que le Philosophe Hermétique doit consulter la Nature avant de travailler, & imiter les procèdes dans ses opérations, s’il veut, comme Hercule, réussir à enlever les Pommes d’or. C’est dans ce même Jardin que fut cueillie la pomme, première semence de la guerre de Troye. Vénus y prit aussi celles dont elle fit présent à Hippomene pour arrêter Atalante dans sa courte. Nous expliquerons cette dernière fable dans le Chapitre suivant, & nous réservons l’autre pour le sixième Livre.

CHAPITRE III.

Histoire d’Atalante.

La fable d’Atalante est tellement liée avec celle du Jardin des Hespérides, qu’elle en dépend absolument, puisque Vénus y prit les Pommes qu’elle donna à Hyppomene ; Ovide avait sans doute appris de quelque ancien Poète, que Vénus avait cueilli ces pommes dans le champ Danuséen de l’Isle de Chypre (Méram. 1.10. Fab. II.). L’inventeur de cette circonstance a fait allusion, à l’effet de ces pommes, puisque le nom du champ où l’on suppose qu’elles croissent, signifie, vaincre, dompter, de subigo, domo, qualité qu’ont les Pommes d’or du Jardin Philosophique ; ce qui est pris de la nature même de la chose, comme nous le verrons ci-après.

On a varié sur les parents de cette Héroïne, les uns la disant avec Apollodore fille de Jasus, & les autres filles de Schænée, Roi d’Arcadie. Quelques Auteurs ont même supposé une autre Atalante, fille de Métalion, qu’ils disent avoir été si légère à la course, qu’aucun homme, quelque vigoureux qu’il fût, ne pouvait l’atteindre.

M. l’Abbé Banier semble la distinguer de celle qui assista à la chasse du Sanglier de Calydon, mais les Poètes la font communément fille de Schænée, Roi de Schytre. Elle était vierge, & d’une beauté surprenante. Elle avait résolu de conserver sa virginité (Ovid. Loc. cit.), parce qu’ayant consulté l’Oracle pour savoir si elle devait se marier, il lui répondit qu’elle ne devait pas se lier avec un époux, mais qu’elle ne pourrait cependant l’éviter. Sa beauté lui attira beaucoup d’amans ; mais elles les éloignait tous par les conditions dures qu’elle imposait à ceux qui prétendaient à l’épouser. Elle leur proposait de disputer avec elle à la course, à condition qu’ils courraient sans armes ; qu’elle les suivrait avec un javelot, & que ceux qu’elle pourrait atteindre avant d’être arrives au but, elles les percerait de cette arme ; mais que le premier qui y arriverait avant elle, serait son époux. Plusieurs le tentèrent, & y périrent. Hyppomene, arrière-petit-fils du Dieu des Eaux (Ibid.), frappé lui-même de la valeur connue, de la beauté d’Atalante, ne fut point rebuté par le malheur des autres poursuivants de cette valeureuse fille. Il invoqua Vénus, & en obtint trois pommes d’or. Muni de ce secours, il se présenta pour courir avec Atalante aux mêmes conditions que les autres. Comme l’amant, suivant la convention, passait devant, Hyppomene en courant laissa tomber adroitement ces trois pommes à quelque distance l’une de l’autre, & Atalante s’étant amusée à les ramasser, il eut toujours l’avance, & arriva le premier au but. Ce stratagème l’ayant ainsi rendu vainqueur, il épousa cette Princesse. Comme elle aimait beaucoup la chasse, elle prenait souvent cet exercice. Un jour qu’elle s’y était beaucoup fatiguée, elle se sentit atteinte d’une soif violente auprès d’un Temple d’Esculape. Elle frappa un rocher, dit la fable, & en fit saillir une source d’eau fraîche, dont elle se désaltéra. Mais ayant dans la suite profané avec Hyppomene un Temple de Cybele, il fut changé en Lion, & Atalante en Lionne.

Quelque envie que l’on puisse avoir de regarder cette fiction comme une histoire véritable, toutes les circonstances ont un air si fabuleux, que M. l’Abbé Banier lui-même s’est contenté de rapporter ce qu’en disent divers Auteurs, sans en faire aucune application. Ceux qui trouvent dans toutes les fables des règles pour les mœurs, réussissent-ils mieux en disant que celle-ci est le portrait de l’avarice & de la volupté ? que cette vitesse à la course indique l’inconstance qui ne peut être fixée que par l’appât de l’or ? & que leur métamorphose en animaux, fait voir l’abrutissement de ceux qui se livrent sans modération à la volupté ? Quelque peu vraisemblables que soient ces explications, combien d’autres circonstances trouve-t-on dans cette fiction qui les démentent, & qui ne sauraient s’y ajuster ? Mais il n’en est aucune qui devienne difficulté dans mon système.

Atalante a Schænce pour père, ou une plante qui croît dans les marais, de juncus ; elle était vierge & d’une beauté surprenante, si légère à la courte, qu’elle parut à Hyppomene courir aussi vite que vole une flèche ou un oiseau ;

. . . . . . . Dum talia secum

Exigit Hyppomenes, passu volat alite virgo.

Quæ quanquàm Scylthica non, segnius ire fagitta,

Aonio visa est juvenis.

Ovid. loc. cit.

L’eau mercurielle des Philosophes a toutes ces qualités ; c est une vierge ailée, extrêmement belle (Espagnet. Can. 58.), née de l’eau marécageuse de la mer, ou du lac Philosophique. Elle a des joues vermeilles, & se trouve issue de sang royal, telle qu’Ovide, dans l’endroit cité, nous représente Atalante :

Inque puellari corpus candore, ruborem Traxerat.

Rien de plus volatil que cette eau mercurielle ; il n’est donc pas surprenant qu’elle surpasse tous ses Amans à la course. Les Philosophes lui donnent même souvent les noms de flèches & d’oiseaux. C’était avec de telles flèches qu’Apollon tua le Serpent Python ; Diane les employait à la chasse, & Hercule dans les combats qu’il avait à soutenir contre certains monstres ; la même raison a fait supposer qu’Atalante tuait avec un javelot, & non avec une pique, ceux qui couraient devant elle, Hyppomene fut le seul qui la vainquît, non seulement parce qu’il était descendu du Dieu des Eaux, par conséquent de même race qu’Atalante, mais avec le secours des pommes d’or du Jardin des Hespérides, qui ne sont autre chose que l’or ou la matière des Philosophes fixée & fixative. Cet or est seul capable de fixer le mercure des Sages en le coagulant, & le changeant en terre. Atalante court ; Hyppomene court à cause d’elle, parce que c’est une condition sans laquelle il ne pouvait l’épouser. En effet, il est absolument requis dans l’œuvre que le fixe soit premièrement volatilisé, avant de fixer le volatil ; & l’union des deux ne peut par conséquent se faire avant cette succession d’opérations ; c’est pourquoi l’on a feint qu’Hyppomene avait laissé tomber ses pommes de distance en distance.

Atalante enfin devenue amoureuse de son vainqueur, l’épouse, & ils vivent ensemble en bonne intelligence ; ils sont même inséparables, mais ils s’adonnent encore à la chasse ; c’est-à-dire, qu’après que la partie volatile est réunie avec la fixe, le mariage est fait ; ce fameux mariage dont les Philosophes parlent dans tous leurs Traités (D’Espagnet. Can. 58. Morien, entretien du Roi Calid. 2. partie. Flamel. Désir désiré. L’Auteur anonyme du Traité, Consilium conjugii massoe Solis & Lunae ; Thesaurus Philosophiae &S tant d’autres.). Mais comme la matière n’est pas alors absolument fixe, on suppose Atalante & Hyppomene encore adonnés à la chasse. La soif donc Atalante est atteinte, est la même que celle dont brûlaient Hercule & les Argonautes auprès du Jardin des Hespérides ; & ce prétendu Temple d’Esculape n’en diffère tout au plus que de nom. Hercule dans le même cas fit sortir, comme Atalante, une source d’eau vive d’un rocher, mais à la manière des Philosophes, donc la pierre se change en eau. Car, comme dit Synesius (Sur l’œuvre des Philosophes.), tout notre art consiste à savoir tirer l’eau de la pierre ou de noire terre, & à remettre cette eau sur sa terre. Riplée s’explique à peu près dans les mêmes termes : « Notre art produit l’eau de la terre, & l’huile du rocher le plus dur. » « Si vous ne changez notre pierre en eau, dit Hermès (Sept Chap.), & notre eau en pierre, vous ne réussirez, pas. » Voilà la fontaine du Trévisan, & l’eau vive des Sages. Synesius que nous venons de citer, avait reconnu dans l’œuvre une Atalante & un Hyppomene, lorsqu’il dit (Loc. cit.) : « Cependant, s’ils pensaient m’entendre sans connaître la nature des éléments & des choses créées, & sans avoir une notion parfaite de notre riche métal, ils se tromperaient, & travailleraient inutilement. Mais, s’ils connaissent les natures qui fuient, & celles qui suivent, ils pourront, par la grâce de Dieu, parvenir où tendent leurs désirs. » Michel Maïer a fait un traité d’emblèmes Hermétiques, qu’il a intitulé en conséquence Atalanta fugiens, &c.

Ceux d’entre les Anciens qui ont dit Hyppomene était fils de Mars, ne sont point contraires dans le fond à ceux qui le disent descendu de Neptune, puisque le Mars Philosophique se forme de la terre provenue de l’eau des Sages, qu’ils appellent aussi leur mer. Cette matière fixe est proprement le Dieu des Eaux ; d’elle est composée l’Isle de Délos, que Neptune, dit-on, fixa pour favoriser la retraite & l’accouchement de Latone, qui y mit au monde Apollon & Diane ; c’est-à-dire la pierre au blanc & la pierre au rouge, qui sont la Lune & le Soleil des Philosophes, & qui ne différent point Atalante changée en Lionne, & d’Hyppomene métamorphosé en Lion. Ils sont l’un & l’autre d’une nature ignée, & d’une force à dévorer les métaux imparfaits représentés par les animaux plus faibles qu’eux, & à les transformer en leur propre substance, comme fait la poudre de projection au blanc & au rouge, qui transmue ces bas métaux en argent ou en or, suivant sa qualité. Le Temple de Cybele où se fit la profanation qui occasionna la métamorphose, est le vase Philosophique, dans lequel est la terre des Sages, mère des Dieux Chylmiques.

Quoique Appollodore ait suivi une tradition un peu différente de celle que nous venons de rapporter, le fond en est le même, & s’explique aussi facilement. Suivant cet Auteur, elle fut exposée dès sa naissance dans un lieu désert, trouvée & élevée par des chasseurs ; ce qui lui fit prendre beaucoup de goût pour la chasse. Elle se trouva à celle du monstrueux Sanglier de Calydon, & ensuite aux combats & aux jeux institués en l’honneur de Pélias, où elle lutta contre Pelée, & remporta le prix. Elle trouva depuis ses parents, qui la pressant de se marier, elle consentit d’épouser celui qui pourrait la vaincre à la course, ainsi qu’on l’a dit.

Le désert où Atalante est exposée, est le lieu même où se trouve la matière des Philosophes, fille de la Lune, suivant Hermès (Tab. Smarag.) : In depopulatis terris invenitur, Sol est ejus pater, & mater Luna, comme Atalante avait Ménalion pour mère, qui semble venir de Luna. & de seges. Les chasseurs qui la trouvèrent, sont les Artistes auxquels Raymond Lulle (Theorica Testam. C. 18.) donne le nom de Chasseurs dans cette circonstance même. Cùm venatus fueris eam ( materiam ) à terra noli ponere in ea aquam, aut puverem, aut aliam quamcumque rem. L’Artiste en prend soin, il la met dans le vase, & lui donne le goût de la chasse, c’est-à-dire, la dispose à la volatilisation ; quand elle fut en âge de soutenir la fatigue, & qu’elle fut exercée, elle assista à la chasse du Sanglier de Calydon, c’est-à-dire, au combat qui se donne entre le volatil & le fixe, où le premier agit sur le second, & le surmonte comme Atalante blessa le premier d’une flèche le fier animal, & fut cause de sa prise, c’est pourquoi on lui en adjugea la hure & la peau. A ce combat succède la dissolution & la noirceur, représentées par les combats institués en l’honneur de Pélias, comme nous le verrons dans le quatrième Livre. Enfin après y avoir remporté le prix contre Pelée, elle retrouva ses parents ; c’est-à-dire, qu’après que la couleur noire a disparu, la matière commence à se fixer, & à devenir Lune & Soleil des Philosophes, qui sont les père & mère de leur matière. Le reste a été expliqué ci-devant. Ce que je viens de dire de la guerre de Calydon semblerait exiger que j’entrasse dans un plus grand détail à ce Sujet ; mais cette fable n’étant pas de la nature de celles que ne me suis proposé d’expliquer dans ce second Livre, à cause de leur rapport plus apparent avec l’Art Hermétique, je n’en ferai pas une mention plus étendue.

CHAPITRE IV.

La Biche aux cornes d’or.

L’HISTOIRE de la prise de la Biche aux cornes d’or & aux pieds d’airain, est si manifestement une fable, qu’aucun Mythologue, je pense, ne se mettra en tête de la traiter autrement. M. l’Abbé Banier (T. III. p. 276.) a bien senti lui-même que des cornes, & qui plus est des cornes d’or données aune Biche, qui n’en porte d’aucune espèce, formaient une circonstance qui rend l’histoire au moins allégorique, & que les pieds d’airain devaient faire allusion à quelque chose ; mais il a rapporté simplement le fait des cornes sans y donner aucune explication, quelque envie qu’il eût de donner cette fiction pour une histoire véritable. Il aurait bien fait de se taire aussi sur les pieds d’airain. « Hercule, dit-il, ayant poursuivi pendant un an une Biche qu’Eurysthée lui avait ordonné de lui amener en vie, on publia dans la suite qu’elle avait les pieds d’airain ; expression figurée, qui marquait la vitesse avec laquelle elle courait. » Le Lecteur pensera-t-il avec ce Mythologue que des pieds d’airain soient très propres à donner de la légèreté à un animal & à augmenter sa vitesse ? Pour moi, si je voulais expliquer cette fable dans le système de ce savant, j’aurais supposé, au contraire, que l’Auteur de cette fiction avait feint ces pieds d’airain pour rendre le fait plus croyable ; non pas quant aux pieds d’airain en eux-mêmes, mais pour donner à entendre figurativement, que cette Biche était d’une nature beaucoup plus pesante que les Biches ne le sont communément ; par conséquent bien moins légère à la course, & plus facile à être prise par un homme qui la poursuivait.

Mais cette difficulté levée, il reste encore celle des cornes d’or, celle de la poursuite d’une année entière ; celle de ne pouvoir être tuée par aucune arme, ni prise à la course par aucun homme qu’un Héros tel qu’Hercule, enfin toutes les autres circonstances de cette fiction. Une histoire de cette espèce deviendrait un conte puéril, & un fait très peu digne d’être mis au nombre des travaux d’un si grand Héros, s’il ne renfermait quelques mystères.

Cette Biche était, dit-on, consacrée à Diane. Elle habitait le mont Ménale, il n’était pas permis de la chasser aux chiens, ni à l’arc ; il fallait la prendre à la course, en vie, & sans perte de son sang. Eurystée commanda à Hercule de la lui amener. Hercule la poursuivit sans relâche un an entier, & l’attrapa enfin dans la forêt d’Artémise, consacrée à Diane, lorsque cet animal était sur le point de traverser le fleuve Ladon.

La Biche est un animal des plus vîtes à la course, & aucun homme ne pourrait se flatter de l’atteindre. Mais celle-ci avait des cornes d’or & des pieds d’airain ; elle en était moins leste, & par conséquent plus aisée à prendre ; & malgré cela il fallait un Hercule. Dans toute autre circonstance, celui qui se serait avisé de prendre une Biche consacrée à Diane, dans les bois de cette Déesse, &c. aurait infailliblement encouru l’indignation de la sœur d’Apollon, extrêmement jalouse de ce qui lui appartenait, & punissant sévèrement ceux qui lui manquaient. Mais dans celle-ci Diane semble avoir agi de concert avec Alcide, quoiqu’elle parût faire pour fournir matière aux travaux de ce Héros. Le Lion Néméen, le Sanglier d’Erymante en sont des preuves. Hercule qui lançait des flèches contre le Soleil même, aurait-il à craindre le courroux de Diane ? mais quelque téméraire qu’il eût pu être, lui qui était dans le monde pour le purger des monstres & des malfaiteurs qui l’infestaient, auraient-ils osé s’en prendre aux Dieux, s’il avait regardé ces Dieux comme réels, & s’il n’avait su qu’ils étaient de nature à pouvoir être attaqués impunément par des hommes ? Il brave Neptune, Pluton, Vulcain, Junon. Tous cherchent à lui nuire, à lui donner de l’embarras, & il s’en tire. Mais tels sont les Dieux fabriqués par l’Art Hermétique, ils donnent de la peine à l’Artiste ; mais celui-ci les poursuit tout à coup de flèches ou de massue, & vient à bout d’en faire ce qu’il se propose. Dans la poursuite qu’il fait de cette Biche, il n’emploie pas de telles armes ; mais l’or même dont les cornes de cet animal sont faites, & ses pieds d’airain favorisent son entreprise. C’est en effet ce qu’il faut dans l’Art chymique, où la partie volatile, figurée par la course légère de la Biche, est volaille au point, qu’il ne faut rien moins qu’une matière fixe comme l’or pour la fixer. L’Auteur du Rosaire a employé figurativement des expressions qui signifient la même chose, lorsqu’il a dit : « L’argent-vif volatil ne sert de rien, s’il n’est mortifié avec son corps, ce corps est de la nature du Soleil. » « Deux animaux sont dans notre forêt, dit un ancien Philosophe Allemand (Rythmi German.) , l’un vif, léger, alerte, beau, grand & robuste ; c’est un Cerf ; l’autre est la Licorne. »

Basile Valentin, dans une allégorie sur le Magistère des sages, s’exprime ainsi : « Un âne ayant été enterré, s’est corrompu & putréfié ; il en est venu un cerf ayant des cornes d’or & des pieds d’airain beaux & blancs ; parce que la chose dont la tête est rouge, les yeux noirs & les pieds blancs, constitue le Magistère. » Les Philosophes parlent souvent du laton ou leton qu’il faut blanchir. Ce laton ou la matière parvenue au noir par la putréfaction, est la base de l’œuvre. Blanchissez le laton, & déchirez vos livres, dit Morien ; l’azoth & le laton vous suffisent. On a donc feint avec raison que cette Biche avait des pieds d’airain. De cet airain étaient ces vases antiques que quelques Héros de la fable offrirent à Minerve ; le Trépied dont les Argonautes firent présent à Apollon ; l’instrument au bruit duquel Hercule chassa les oiseaux du lac Stymphale ; la tour dans laquelle Danae fut renfermée, &c.

Tout dans cette fable a un rapport immédiat avec Diane. La Biche lui est consacrée ; elle habite sur le mont Ménale, ou pierre de la Lune, de luna, & de lapis ; elle fut prise dans la forêt Artémise qui signifie aussi Diane. La Lune & Diane ne sont qu’une même chose, & les Philosophes appellent Lune la partie volatile ou mercurielle de leur matière. Lunam Philosophorum sive eorum mercurium, qui mercurium vulgarem dixerit, aut sciens fallit, aut ipse slitur (D’Espagn. Can. 44.). Ils nomment aussi Diane leur matière parvenue au blanc : Viderunt ïllam sine veste Dianam hisce elapsis annis {sciens loquor) multi & supremœ & infinœ sortis homines, dit le Cosmopolite dans la Préface de ses douze Traités. C’est alors que la Biche se laisse prendre, c’est-à-dire, la matière de volatile qu’elle était devient fixe. Le fleuve Ladon fut le terme de sa courte, parce qu’après la circulation longue elle se précipite au fond du vase dans l’eau mercurielle, où le volatil & le fixe se réunissent. Cette fixité est désignée par le présent qu’Hercule en fait à Eurysthée ; car Eurysthée vient de latus, amplus, & de sto, maneo. Comme on a fait firmiter stans, ou potens, de latus, & de robur. C’est donc comme si l’on disait que l’Artiste, après avoir travaillé à fixer la matière lunaire pendant le temps requis, qui est celui d’un an, il réussit à en faire leur Diane, ou à parvenir au blanc, & lui donne ensuite le dernier degré de fixité signifié par Eurystée. Ce terme d’un an ne doit pas s’entendre d’une année commune, mais d’une année Philosophique, dont les saisons ne sont pas non plus les saisons vulgaires. J’ai ’ expliqué ce que c’était dans le Traité Hermétique qui se trouve au commencement de cet Ouvrage, & dans le Dictionnaire qui lui sert de Table.

Cette poursuite d’un an aurait dû faire soupçonner quelque mystère caché sous cette fiction. Mais les Mythologues n’étant pas au fait de ce mystère, n’ont pu y voir que du fabuleux. Chaque chose a un temps fixe & déterminé pour parvenir à sa perfection. La Nature agit toujours longuement, & quoique l’Art puisse abréger les opérations, il ne réussirait pas s’il en précipitait trop les procédés. Au moyen d’une chaleur douce, mais plus vive que celle de la Nature, on peut prématurer une fleur ou un fruit ; mais une chaleur trop violente brûlerait la plante, avant qu’elle eût pu produire ce qu’on en attendait. Il faut plus de patience & de temps dans l’Artiste, que de travail & de dépense, dit d’Espagnet (Can. 35.) . Riplée nous assure d’ailleurs (12. Portes.), & beaucoup d’autres, qu’il faut un an pour parvenir à la perfection de la pierre au blanc, ou la Diane des Philosophes, que cet Auteur appelle chaux. « il nous faut, dit-il, un an, pour que notre chaux devienne fusible, fixe, & prenne une couleur permanente. » Zacharie & le plus grand nombre des Philosophes disent qu’il faut 90 jours, & autant de nuits pour pousser l’œuvre au rouge après le vrai blanc, & 275 jours pour parvenir à ce blanc ; ce qui fait un an entier, auquel Trévisan ajoute sept jours.

Quelques Mythologues ont fait de cette fable une application assez extraordinaire. Hercule, disent-ils, figure le Soleil, qui fait son cours tous les ans. Mais quand il faut dire qu’elle est cette Biche que le Soleil poursuit, ils restent en chemin, tant il est vrai que toute explication fausse cloche toujours par quelque endroit.

CHAPITRE V.

Midas.

Quoique la fable de Midas ne renferme pas une seule circonstance qu’on puisse avec fondement regarder comme historique, M. l’Abbé Banier prétend que tout en est vrai (Mythol. T. II. p. 596.). « C’est ainsi, dit ce Mythologue , que les Grecs se plaisaient à travestir l’histoire en fables ingénieuses. Je dis l’histoire, car c’en est une véritable. » Les Auteurs de cette fiction ne pourraient-ils pas dire de M. l’Abbé Banier avec plus de raison : C’est ainsi que ce savant travestit en histoire ce qui ne fut jamais qu’un fruit de notre imagination ; car l’histoire prétendue de Midas est une fable pure. En effet, tous les Acteurs de la pièce ne sont-ils pas imaginaires? Nous avons donné Cybèle, mère de Midas, pour mère des Dieux, & il plaît à ce Mythologue d’en faire une Reine de Phrygie, fille de Dindyme & de Méon, Roi de Phrygie & de Lydie. Silène était pour nous le nourricier du Dieu Bacchus qui n’exista jamais, il le métamorphose en Philosophe aussi célèbre par sa science que par son ivrognerie. Je sais bien que plusieurs anciens Auteurs sont de son sentiment, & qu’ils ne regardent cette ivresse dont on a tant parlé, que comme une ivresse mystérieuse, qui signifiait que Silène était profondément enseveli dans ses spéculations. Cicéron, Plutarque & bien d’autres encore avaient conçu de lui une idée à peu près semblable ; mais les uns ne parlent que d’après les autres, & lorsqu’on remonte à la source, on ne voit Silène que comme un véritable ivrogne, père nourricier du Dieu Bacchus.

La singularité même de l’aventure qui livra Silène, à Midas, & ce qui en résulta ne peut être regardé que comme une pure fiction. Y a-t-il apparence que Midas, en tant que le plus avare des hommes, eût prodigué du vin jusqu’à en remplir une fontaine pour engager Silène d’en boire avec excès, & l’avoir en sa possession ? Un avare n’aurait-il pas trouvé un moyen plus conforme à son avarice, & fallait-il user d’un stratagème aussi coûteux pour obtenir une chose aussi aisée ? Les façons dont Midas en usa envers Silène, suivant ce qu’en rapporte M. l’Abbé Banier (Loc. cit. p, 395.), détruisent même absolument l’idée de réalité. « Silène, dit ce Mythologue, rodait dans le pays, monté sur son âne, & s’arrêtait souvent près d’une fontaine pour cuver son vin, & se reposer de ses fatigues. L’occasion parut favorable à Midas : il fit jeter du vin dans cette fontaine, & mit quelques paysans en embuscade. Silène but un jour de ce vin avec excès, & ces paysans qui le virent ivre, se jetèrent sur lui, le lièrent avec des guirlandes de fleurs & le menèrent ainsi au Roi. Ce Prince, qui était lui-même initié aux mystères de Bacchus, reçue Silène avec de grandes marques de respect, & après avoir célébré avec lui les Orgies pendant dix jours & dix nuits consécutives, & l’avoir entendu discourir sur plusieurs matières, le ramena à Bacchus. Ce Dieu, charmé de revoir son père nourricier, dont l’absence lui avait causé beaucoup d’inquiétudes, ordonna à Midas de lui demandée tout ce qu’il voudrait. Midas qui était extrêmement avare, souhaita de pouvoir convertir en or tout ce qu’il toucherait ; ce qui lui fut accordé. »

Si l’on en croit le même Auteur, Silène était donc un Philosophe très savant, dont Midas employa les lumières pour l’établissement de la Religion, & les changements qu’il fit dans celle des Lydiens. Et pour avoir un garant de la vérité de cette histoire prétendue, il cite Hérodote (L. l. c. 14.), à qui il fait dire ce qu’il ne dit pas en effet. Les autres explications sont si peu naturelles, & s’éloignent si fort du vraisemblable, que je ne crois pas devoir les rapporter.

Si Silène était un Philosophe, quelle raison peut avoir engagé de le supposer nourricier de Bacchus ? La Philosophie n’est-elle pas incompatible avec l’ivresse ? Un homme adonné habituellement à ce vice, n’est aucunement propre aux profondes spéculations que demande cette Science. puisque ce Philosophe prétendu avait coutume d’aller cuver son vin auprès de la fontaine où il fut pris, était-il nécessaire de prendre tant de meures pour s’en saisir ? Pensera-t-on avec le Scholiaste d’Aristophane & M. l’Abbé Banier, qu’on n’a feint que Midas avait des oreilles d’âne, que parce que ce Prince avait partout des espions qu’il interrogeait & écoutait avec attention ? Dira-t-on avec ce Mythologue, qu’il communiqua sa vertu aurifique au fleuve Pactole, parce qu’il obligeait ses sujets à ramasser l’or que les eaux de ce fleuve entraînaient ? Et s’il est vrai qu’il était extrêmement grossier & stupide (T. II, p. 227.), comment avait-il assez d’esprit pour entreprendre de donner des lois aux Lydiens, & d’instituer des cérémonies religieuses (Ibid. p. 398.) ? Pour s’accréditer parmi tes peuples, & se faire regarder comme un second Numa ? Pour conduire un commerce de manière à devenir si opulent, qu’on ait feint qu’il changeait tout en or ?

Telles sont les explications, ou plutôt les contradictions de ce savant Mythologue, qui sait ingénieusement faire usage de tous les Auteurs pour parvenir à son but. Dans un endroit Midas règne le long du fleuve Sangar ; dans l’autre, c’est le long du fleuve Pactole. Là, c’est un homme grossier & stupide qui mérite en conséquence qu’on feigne qu’il avait des oreilles d’âne : ici, c’est un homme d’esprit, un génie vaste & étendu, capable de grandes entreprises, digne d’être comparé à Numa ; & qui, ayant trouvé le secret de savoir tout par ses espions, avait par-là donné lieu de feindre qu’il portait des oreilles d’âne.

Les Poètes n’avaient pas trouvé un dénouement si ingénieux à cette fiction. Ovide (Métam. 1. II. Fab. 4.) nous dit qu’Apollon ne crut pas pouvoir mieux punir Midas, que de lui raire croître des oreilles d’âne, pour faire connaître à tout le monde le peu de discernement de ce Roi, qui avait adjugé la victoire à Pan sur ce Dieu de la Musique ; ce qui prouve assez clairement que les Historiens sont assez mal entrés dans l’esprit des Poètes en voulant nous donner Midas pour un homme d’esprit & de génie. Mais prenons la chose de la manière que les Poètes la racontent. Midas était, disent-ils, un Roi de Phrygie qu’Orphée avoir initié dans le secret des Orgies. Bacchus allant un jour voir ce pays-là, Silène son père nourricier se sépara de lui, & s’étant arrêté auprès d’une fontaine de vin dans un jardin de Midas, où croissaient d’elles-mêmes les plus belles roses du monde. Silène s’y enivra, & s’endormit. Midas s’en étant aperçu, & sachant l’inquiétude où l’absences de Silène avait jeté le fils de Sémélé ; il se saisit de Silène, l’environna de guirlandes de fleurs de toutes espèces, & après lui avoir fait l’accueil le plus gracieux qu’il lui fut possible, il le reconduisit vers Bacchus. Il fut enchanté de revoir son père nourricier ; & voulant reconnaître ce bienfait de Midas, il lui promit de lui accorder tout ce qu’il lui demanderait. Midas demanda que tout ce qu’il toucherait devînt or : ce qui lui fut accordé. Mais une telle propriété lui étant devenue onéreuse, parce que les mets qu’on lui servait pour sa nourriture, se convertissaient en or dès qu’il les touchait, & qu’il était sur le point de mourir de faim, il s’adressa au même Dieu pour être délivré d’un pouvoir si incommode. Bacchus y consentit, & lui ordonna pour cet effet d’aller laver ses mains dans le Pactole. Il le fit, & communiqua aux eaux de ce fleuve la vertu fatale dont il se débarrassait.

Quand on sait ce qui se passe dans l’œuvre Hermétique, lorsqu’on travaille à l’élixir, la fable de Midas le représente comme dans un miroir. On peut se rappeler que quand Osiris, Denys ou Bacchus des Philosophes se forme, il se fait une terre. Cette terre est Bacchus que l’on feint visiter la Phrygie, à cause de sa vertu ignée, brûlante & sèche, parce que Phrygie, veut dire terra torrida & arida, de torreo, arefacio. On suppose que Midas y règne ; mais pour indiquer clairement ce qu’on doit entendre par ce Roi prétendu, on le dit fils de Cybèle ou de la Terre, la même qu’on regardait comme mère des Dieux, mais des Dieux Philosophico-Her-méciques. Ainsi Bacchus, accompagné de ses Bacchantes & de ses Satyres, donc Silène était le Chef, & Satyre lui-même, quitte la Thrace pour aller vers le Pactole qui descend du Mont Tmole ; c’est précisément comme si l’on disait le Bacchus Philosophique, ou le soufre après avoir été dissous & volatilisé, tend à la coagulation ; puisque Thracia, vient de curro, ou de tumultuando clamo, ce qui désigne toujours une agitation violente, telle que celle de la matière fixe quand elle se volatilité après sa dissolution. On ne pouvait guère mieux exprimer la coagulation que par le nom de Pactole, qui vient naturellement de compactus, compingo, assembler, lier, joindre l’un à l’autre. Par cette réunion se forme cette terre Phrygienne, ou ignée & aride, dans laquelle règne Midas. Ce qui était alors volatil est arrêté par le fixe, ou cette terre. C’est Silène sur le territoire de Midas. La fontaine auprès de laquelle ce Satyre se repose, est l’eau mercurielle. On feint que Midas y avait mis du vin, dont Silène but avec excès, parce que cette eau mercurielle, que le Trévisan appelle aussi fontaine (Philosoph. des Métaux.), & Raymond Lulle (Dans presque tous tes Ouvrages.) vin, devient rouge à mesure que cette terre devient plus fixe. Le sommeil de Silène marque le repos de la partie volatile, & les guirlandes de fleurs dont on le ceignit pour le mener à Midas, sont les différentes couleurs par lesquelles la matière passe avant d’arriver à la fixation. Les Orgies qu’ils célébrèrent ensemble avant de joindre Bacchus, sont les derniers jours qui précèdent la parfaite fixation, qui est elle-même le terme de l’œuvre. On pourrait même croire qu’on a voulu exprimer ce terme par le nom de Denys donné à Bacchus ; puisqu’il peut venir de meta, le Dieu qui est la fin ou le terme.

Les Poètes font des descriptions admirables du Pactole ; lorsqu’ils veulent peindre une région fortunée, ils la comparent au pays qu’arrose le Pactole, dans les eaux duquel Midas déposa le don funeste qui lui avait été communiqué. Crésus n’eût été sans le Pactole qu’un Monarque borné dans la puissance, & incapable de piquer la jalousie de Cyrus.

Suivant M. l’Abbé Batthelemi, (Mém. de l’Acad. des Inscipt. & belles-Lettres pour l’année 1747. jusque & compris l’année 1748. T.XXl.) le Pactole n’a jamais été qu’une rivière très médiocre, sortie du Mont Tmolus, dirigée dans son cours au travers de la plaine, & même de la ville de Sardes, terminée par le fleuve Hemus. Homère, voisin de ces contrées, n’en parle pas, non plus qu’Hésiode, quoiqu’il soit attentif à nommer les rivières de l’Asie mineure. Longtemps avant Strabon le Pactole ne roulait plus d’or, & tous les siècles postérieurs n’ont point reconnu de richesses dans ce ruisseau si fortuné sous la plume des Poètes. Quoique plusieurs Historiens graves lui attribuent cette propriété, je ne vois pas sur quoi M. l’Abbé Barthelemi peut fixer l’époque de cette fécondité du Pactole au huitième siècle avant l’Ere Chrétienne, sous les ancêtres de Crésus, qui perdit son Royaume 545 ans avant Jésus-Christ. La Lydie pouvait être riche en or, indépendamment du Pactole, & les richesses que Cyrus y trouva ne prouvent point du tout qu’elles venaient de ce fleuve. On n’a jamais trouvé d’or sur le Mont Tmolus ; aucun Historien ne parle des mines de ce Mont. Je conclus donc de ces raisons, que le tout est une fable.

Pacchus est charmé de revoir son père nourricier, & récompense Midas par le pouvoir qu’il lui donne de convertir en or tout ce qu’il toucherait. Ce Dieu ne pouvait donner que ce qu’il possédait lui-même ; il était donc un Dieu aurifique. Cette propriété aurait dû occasionner aux Mythologues quelques réflexions, mais comme ils n’ont lu les fables qu’avec un esprit rempli de préjugés pour l’histoire ou la morale, ils n’y ont vu que cela. L’or est l’objet de la passion des avaricieux ; on feint que Midas demande à Denys le pouvoir d’en faire tout ce qu’il voudra ; on conclut qu’il est un avare, & le plus avare des hommes. Mais si l’on avait fait attention que c’est à Denys qu’il fait cette demande, & que ce Dieu la lui accorde de sa pleine autorité, sans recourir ni à Jupiter son père, ni à Pluton Dieu des richesses ; on aurait pensé naturellement que Bacchus était un Dieu d’or, un principe aurifique, qui peur transmuer lui-même, & communiquer à d’autres le même pouvoir de convertir tout en or, au moins tout ce qui est transmuable. lorsque les Poètes nous disent que tout devenait or dans les mains de Midas, jusqu’aux mets qu’on lui servait pour sa nourriture, on sait bien qu’on ne peut l’entendre qu’allégoriquement. Aussi est-ce une suite naturelle de ce qui avait précédé. Midas ayant conduit Silène à Bacchus ; c’est-à-dire, la terre Phrygienne, ayant fixé une partie du volatil, tout est devenu fixe, & par conséquent pierre transmuante des Philosophes. Il reçoit de Bacchus le pouvoir de transmuer, il l’avait quant à l’argent ; mais il ne pouvoir obtenir cette propriété quant à l’or, que de Bacchus, parce que ce Dieu est la pierre au rouge, qui seule peut convertir en or les métaux imparfaits. Je l’ai expliqué assez au long dans le premier Livre, en parlant d’Osiris, que tout le monde convient être le même que Denys ou Bacchus.

On peut aussi se rappeler que j’ai expliqué les Satyres & les Bacchantes des parties volatiles de la matière, qui circulent dans le vase. C’est la raison qui a fait dire aux inventeurs de ces fictions, que Silène était lui-même un Satyre fils d’une Nymphe ou de l’Eau, & le père des autres Satyres ; car on ne pouvait, ce semble, mieux indiquer la matière de l’Art Hermétique, que par le portrait que l’on nous fait du bonhomme Silène. Son extérieur grossier, pesant, rustique & fait, ce semble, pour être tourné en ridicule, propre à exciter la risée des enfants, cachait cependant quelque chose de bien excellent, puisque l’idée qu’on a voulu nous en donner est celle d’un Philosophe consommé. Il en est de même de la matière du Magistère, méprisée de tout le monde, foulée aux pieds, & quelquefois même servant de jouet aux enfants, comme le disent les Philosophes ; elle n’a rien qui attirent les regards. On la trouve partout comme les Nymphes, dans les prés, les champs, les bois, les montagnes, les vallées, les jardins : tout le monde la voit, & tout le monde la méprise, à cause de son apparence vile, & qu’elle est si commune, que le pauvre peut en avoir comme le riche, sans que personne s’y oppose, & sans employer de l’argent pour l’acquérir.

Il faut donc imiter Midas, & faire un bon accueil à ce Silène, que les Philosophes disent fils de la Lune & du Soleil, & que la Terre est sa nourrice, aussi Séléné signifie la Lune, & l’on peut très bien avoir fait Silène de Seléné, en changeant le premier e en i, comme on a fait, lira, plico, aries & cent autres mots semblables. (Vossius Etymolog.) Les Ioniens changeaient même assez souvent le E en I, il n’y aurait donc rien de surprenant qu’on eût fait ce changement pour le nom de Silène.

Cette matière étant le principe de l’or, on a raison de regarder Silène comme le père nourricier d’un Dieu auriaque. Elle est même le nectar & l’ambroisie des Dieux. Elle est, comme Silène, fille de Nymphe, & Nymphe elle-même, puisqu’elle est eau ; mais une eau, disent les Philosophes, qui ne mouille pas les mains. La terre sèche, aride & ignée, figurée par Midas, boit cette eau avidement ; & dans le mélange qui se fait des deux, il survient différentes couleurs. C’est l’accueil que Midas fait à Silène, & les guirlandes de fleurs dont il le lie. Au lieu de nous donner Silène pour un grand Philosophe, on aurait mieux rencontré, & l’on serait mieux entré dans l’esprit de celui qui a inventé cette fiction, si l’on avait dit que Silène était propre à faire des Philosophes, étant la matière même sur laquelle raisonnent & travaillent les Philosophes Hermétiques. Et si Virgile (Eglog. 6.) le fait raisonner sur les principes du monde. Sa formation & celles des êtres qui le composent ; c’est sans doute parce que si l’on en croit les disciples d’Hermès, cette matière est la même dont tout est fait dans le monde. C’est un reste de cette masse première & informe, qui fut le principe de tout (D’Espagnet, Ench. Phys. réstit. Can. 49.). C’est le plus précieux don de la Nature, & un abrégé de la quintessence céleste. Elien (Variar. Hist. 1. 3. c.12.) disait en conséquence, que quoique Silène ne fût pas au nombre des Dieux, il était cependant d’une nature supérieure à celle de l’homme. C’est-à-dire, en bon français, qu’on devait le regarder comme un être aussi imaginaire que les Dieux de la fable, & que les Nymphes dont Hésiode (Théog.) dit que tous les Satyres font Sortis.

Enfin Midas se défait du pouvoir incommode de changer tout en or, & le communique au Pactole en se lavant dans ses eaux. C’est précisément ce qui arrive à la pierre des Philosophes, lorsqu’il s’agit de la multiplier. On est alors obligé de la mettre dans l’eau mercurielle, où le Roi du pays, dit Trévisan (Philoso. Des Métaux, 4. part.), doit se baigner. Là, il dépouille sa robe de drap de fin or. Et cette fontaine donne ensuite à ses frères cette robe, & sa chair sanguine & vermeille, pour qu’ils deviennent comme lui. Cette eau mercurielle est véritablement une eau pactole, puisqu’elle doit se coaguler en partie, & devenir or Philosophique.

CHAPITRE VI.

De l’âge d’or.

Tout est embarras, tout est difficulté, & tout présente aux Mythologues un labyrinthe dont ils ne sauraient se tirer quand il s’agit de rapporter à l’histoire ce que les Auteurs nous ont transmis sur les temps fabuleux. Il n’en est pas un seul qui n’attribue l’âge d’or au règne de Saturne ; mais quand il faut déterminer & l’endroit où ce Dieu a régné, & l’époque de ce règne, & les raisons qui ont pu engager à le faire nommer le siècle d’or, on ne sait plus comment s’y prendre. On aurait bien plutôt fait d’avouer que toutes ces prétendues histoires ne sont que des fichons ; mais on veut y trouver de la réalité, comme s’il intéressait beaucoup de justifier aujourd’hui le trop de crédulité de la plupart des Anciens. Et l’on ne fait pas attention qu’en s’étayant de l’autorité de plusieurs d’entre eux, que l’on tient même pour suspects, on prouve aux Lecteurs qu’on ne mérite pas d’être cru davantage. Si l’on avait pour garants des Auteurs contemporains, ou qui eussent du moins travaillé d’après des monuments assurés, & dont l’authenticité fût bien avérée, on pourrait les en croire ; mais on convient que toutes ces histoires nous viennent des Poètes, qui ont imité les fictions Egyptiennes. On sait que ces Poètes ont presque tous puisé dans leur imagination, & que les Historiens n’ont parlé de ces temps-là que d’après eux. Hérodote, le plus ancien que nous connaissions, n’a écrit que plus de 400 ans après Homère, & celui-ci longtemps après Orphée, Lin, &c. Aucun de ceux-ci ne dit avoir vu ce qu’il rapporte, ailleurs que dans son imagination. Leurs descriptions mêmes sont absolument poétiques. Celle qu’Ovide nous fait (Métam, 1. I. Fab. 3.) du siècle d’or, est plutôt un portrait d’un Paradis terrestre, & de gens qui l’auraient habité, que d’un temps postérieur au Déluge, & d’une terre sujette aux variations des saisons. « On observait alors, dit-il, les règles de la bonne foi & de la justice, sans y être contraint par les lois. La crainte n’était point le motif qui faisait agir les hommes : on ne connaissait point encore les supplices. Dans cet heureux siècle, il ne fallait point graver sur l’airain, ces lois menaçantes, qui ont servi dans la suite de frein à la licence. On ne voyait point en ce temps là de criminels trembler en présence de leurs Juges : la sécurité où l’on vivait, n’était pas l’effet de l’autorité que donnent les lois. Les arbres tirés des forêts, n’avaient point encore été transportés dans un monde qui leur était inconnu: l’homme n’habitait que la terre où il avait pris naissance, & ne se servait point de vaisseaux pour s’exposer à la fureur des flots. Les villes sans murailles ni fossés étaient un asile assuré. Les trompettes, les casques, l’épée étaient des choses qu’on ne connaissait pas encore, & le soldat était inutile pour assurer aux citoyens une vie douce & tranquille. La terre, sans être déchirée par la charrue, fournissait toutes sortes de fruits ; & ses habitants, satisfaits des aliments qu’elle leur présentait sans être cultivée, se nourrissaient de fruits sauvages, ou du gland qui tombait des chênes. Le Printemps régnait toute l’année ; les doux zéphyrs animaient de leur chaleur les fleurs qui naissaient de la terre : les moissons se succédaient sans qu’il fût besoin de labourer ni de semer. On voyait de toutes parts couler des ruisseaux de lait & de nectar ; & le miel sortait en abondance du creux des chênes & des autres arbres. »

Vouloir admettre avec Ovide un temps où les hommes aient vécu de la manière que nous venons de le rapporter, c’est se repaître de chimères, & d’êtres de raison. Mais quoique ce Poète l’ait dépeint tel qu’il devait être pour un siècle d’or, ce portrait n’est pas du goût de M. l’Abbé Banier. Des gens qui auraient vécu de cette manière, auraient été, selon lui (Mythol.T. II. p, 110.), des gens qui menaient une vie sauvage, sans lois & presque sans religion. Janus se présente, il les assemble, leur donne des lois ; le bonheur de la vie se manifeste, on voit naître un siècle d’or. La crainte, la contrainte qu’occasionnent des lois menaçantes avaient paru à Ovide contraires au bonheur de la vie. Elles sont une source de félicité pour M. l’Abbé Banier. Mais enfin quelles raisons peuvent avoir eu les Anciens pour attribuer au règne de Saturne, la vie d’un siècle d’or ? Jamais règne ne fut souillé de plus de vices ; les guerres, le carnage, les crimes de toutes espèces inondèrent la terre pendant tout ce temps-là. Saturne ne monta sur le trône qu’en en chassant son père, après l’avoir mutilé. Que fit Jupiter de plus que Saturne, pour avoir mérité qu’on ne donnât pas à son règne le nom d’âge d’or? Jupiter le traita à la vérité précisément & de la même manière que Saturne, avait traité son père. Jupiter était un adultère, un homicide, un incestueux, &c. Mais Saturne valait-il davantage? N’avait-il pas aussi épousé sa sœur Rhée ? N’eut-il pas Philyre pour concubine, sans compter les autres ? Vit-on un Roi plus inhumain que celui qui dévore ses propres enfants ? Il est vrai qu’il ne dévora pas Jupiter ; mais il y allait à la bonne foi, & l’on ne doit pas lui en savoir gré : on lui présenta un caillou ; il l’avala, & ne pouvant le digérer, il le rendit. Cette pierre, suivant Hésiode, fut placée sur le Mont Hélicon, pour servir de monument aux hommes. Beau monument bien propre à rappeler le souvenir d’un siècle d’or !

N’est-il pas surprenant qu’un tel paradoxe n’ait pas fait ouvrir les yeux aux Anciens, & que tous soient convenus d’attribuer un âge d’or au règne de Saturne ? M. l’Abbé Banier le donne à celui de Janus, qui régna conjointement avec Saturne. « Ce Prince, dit ce Mythologue (Loc. cit.), adoucit la férocité de leurs mœurs, les rassembla dans les villes & dans les villages, leur donna des lois, & sous son règne, ses sujets jouirent d’un bonheur qu’ils ne connaissaient pas : ce qui fit regarder le temps où il avait régné comme un temps heureux, & un siècle d’or. » Mais il n’y a pas moins de difficultés en prenant les choses de ce côté là. Il n’est même pas possible de faire vivre Saturne avec Janus. Les temps ne s’y accordent point du tout. Théophile d’Antioche nous assure, sur l’autorité de Tallus (Lib.3.adv. Ant.), que Chronos, appelé Saturne par les Latins, vivait trois cents vingt et un ans avant la prise de Troye ; ce qui, en admettant le calcul des Historiens mêmes, supposerait plus d’un siècle & demi entre lui & Janus. D’où il faudrait conclure, ou que Saturne n’alla jamais en Italie ou qu’il y alla longtemps avant le règne de Janus. Toute l’Antiquité atteste cependant la contemporanéité de ces deux Princes. On pourrait supposer, dit M. l’Abbé Banier avec quelques autres, qu’il s’agit d’un autre Saturne, & que celui qui était contemporain de Janus, était Stercès, père de Picus, qui après son apothéose fut nommé Saturne. Mais ces Auteurs ne font pas attention, que Janus ne partagea pas sa couronne avec Srercès ; que la fable dit que Janus régnait déjà, lorsque Saturne vint en Italie. On ne peut donc le dire de Stercès, puisqu’il régna avant Janus. Ce Saturne même qui, suivant Virgile (Eneid. I. 8.), rassembla ces hommes sauvages, cette race indocile, dispersée sur les montagnes, qui leur donna des lois, & qui appella cette terre latium, parce qu’il s’y était caché, pour éviter la fureur de son fils, ne peut-être Stercès, père de Picus, puisque celui-ci était dans un âge fort tendre, lorsque son père mourut. Il l’entendait donc de Saturne, père des Jupiter.

Puisqu’il n’est pas possible de concilier roue cela, il est naturel de penser que l’inventeur de cette fable n’avait pas l’histoire en vue, mais quelque allégorie, dont les Historiens n’ont pas soupçonné le sens. Non, Saturne, Janus, Jupiter n’ont jamais régné ; parce que pour régner, il faut être homme, & tous ces Dieux dont nous, parlons n’existèrent jamais que dans l’esprit des inventeurs de ces fables, que la plupart des Peuples regardaient comme histoires réelles, parce que leur amour propre s’en trouvait extrêmement flatté. Il leur était infiniment glorieux d’avoir des Dieux pour les premiers de leurs ancêtres, ou pour Rois, ou enfin pour fondateurs de leurs villes. Chaque Peuple s’en flattait à l’envi, & se croyait supérieur aux autres, à proportion de la grandeur du Dieu, & de son antiquité. Il faut donc chercher d’autres raisons qui aient fait donner au prétendu règne de Saturne le nom de siècle ou d’âge d’or. J’en trouve plus d’une dans l’Art Hermétique, où ces Philosophes appellent règne de Saturne le temps que dure là noirceur, parce qu’ils nomment Saturne cette même noirceur ; c’est-à-dire, lorsque la matière Hermétique mise dans le vase, est devenue comme, de la poix fondue. Cette noirceur étant aussi, comme ils le disent, l’entrée, la porte & la clef de l’œuvre, elle représente Janus, qui règne par conséquent conjointement avec Saturne. On a cherché & l’on cherchera longtemps encore la raison qui faisait ouvrir la porte du Temple de Janus, lorsqu’il s’agissait de déclarer la guerre, & qu’on la fermait à la paix. Un Philosophe Hermétique la trouve plus simplement que tous ces Mythologues. La voici. La noirceur est une suite de la dissolution ; la dissolution est la clef & la porte de l’œuvre. Elle ne peut se faire que par la guerre qui s’élève entre le fixe & le volatil, & par les combats qui se donnent entre eux. Janus étant cette porte, il était tout naturel qu’on ouvrît celle du Temple qui lui était consacré, pour annoncer une guerre déclarée. Tant que la guerre durait, elle demeurait ouverte, & on la fermait à la paix, parce que cette guerre du fixe & du volatil dure jusqu’à ce que la matière soit absolument devenue toute fixe. La paix se fait alors. C’est pourquoi la Tourbe dit, fac pacem inter inimicos, & opus completum est. Les Philosophes ont même dit figurativement, ouvrir, délier, pour dire dissoudre, & fermer, lier, pour dire fixer. Macrobe dit que les Anciens prenaient Janus pour le Soleil. Ceux qui entendaient mal cette dénomination, l’attribuaient au Soleil céleste qui règle les saisons ; au lieu qu’il fallait l’entendre du Soleil Phllosophique ; & c’est une des raisons qui fit appeler son règne siècle d’or.

Pendant la noirceur donc nous avons parlé, ou le règne de Saturne, l’âme de l’or, suivant les Philosophes, se joint avec le mercure ; & ils appellent en conséquence ce Saturne, le tombeau du Roi, ou du Soleil. C’est alors que commence le règne des Dieux, parce que Saturne en est regardé comme le père ; c’est donc en effet l’âge d’or, puisque cette matière devenue noire contient en elle le principe aurifique, & l’or des Sages. L’Artiste se trouve d’ailleurs dans le cas des sujets de Janus & de Saturne ; dès que la noirceur a paru, il est hors d’embarras & d’inquiétude. jusque-là il avait travaillé sans relâche, & toujours incertain de la réussite. Peut-être avait-il erré dans les bois, les forêts , & sur les montagnes, c’est-à-dire, travaillé sur différentes matières peu propres à cet Art ; peut-être même avait-il erré près de deux cents fois en travaillant comme Pontanus (Epist.) sur la vraie matière, il commence alors à sentir une joie, une satisfaction & une véritable tranquillité, parce qu’il voit ses espérances fondées sur une base solide. Ne serait ce donc pas un âge vraiment d’or, dans le sens même d’Ovide, où l’homme vivrait content, & le cœur & l’esprit pleins de satisfaction ?

CHAPITRE VII.

Des Pluies d’or.

Les Poètes ont souvent parlé des pluies d’or, & quelques Auteurs Païens ont eu la faiblesse de rapporter comme vrai, qu’il tomba une pluie d’or à Rhodes, lorsque le Soleil y coucha avec Vénus. On pardonnerait cela aux Poètes ; mais que Strabon nous dise (Liv. 14.) qu’il plut de l’or à Rhodes, lorsque Minerve naquit du cerveau de Jupiter, on ne saurait la lui passer. Plusieurs Auteurs nous assurent à la vérité, qu’en tel ou tel temps il plut des pierres, du sang, ou quelque liqueur qui lui ressemblait, des insectes. Bien des gens protestent même encore aujourd’hui avoir vu pleuvoir des petites grenouilles ; qu’elles tombaient en abondance sur leurs chapeaux, mêlées avec une pluie d’orange ; qu’ils en avaient vu une si grande quantité, que la terre en était presque couverte. Sans entrer dans la recherche des causes physiques de tels phénomènes, & sans vouloir les contredire ou les approuver, parce qu’ils ne viennent pas au sujet que je traite, je dirai seulement que cela peut être ; mais quant à une pluie d’or, on aurait beau le certifier, je ne crois personne assez crédule pour le croire sans l’avoir vu. Il faut donc regarder cette histoire comme une allégorie.

On peut appeler en effet pluie d’or, une pluie qui produirait de l’or, ou une matière propre à en faire, comme le Peuple dit assez communément qu’il pleut du vin, lorsqu’il vient une pluie dans le temps qu’on la désire, soit pour attendrir le raisin, soit pour le faire grossir. C’est précisément ce qui arrive par la circulation de la matière Philosophique dans le vase où elle est renfermée. Elle se dissout, & ayant monté en vapeurs au haut du vase, elle s’y condense, & retombe en pluie sur celle qui reste au fond. C’est pour cela que les Philosophes ont donné quelquefois le nom d’eau de nuée à leur eau mercurielle. Ils ont même appelé Vénus cette partie volatile, & Soleil la matière fixe. Rien n’est si commun dans leurs ouvrages que ces noms. « Notre Lune, dit Philalèthe, qui fait dans notre œuvre la fonction de femelle, est de race de Saturne ; c’est pourquoi quelques-uns de nos Auteurs envieux l’ont appelle Vénus. » D’Espagnet a parlé plusieurs fois de cette eau mercurielle sous le nom de Lune & de Vénus, & a parfaitement exprimé cerce conjonction du Soleil & de Vénus, lorsqu’il a dit Can. 27.) : « La génération des enfants est l’objet & la fin du légitime mariage. Mais pour que les enfants naissent sains, robustes & vigoureux, il faut que les deux époux le soient aussi, parce qu’une semence pure & nette produit une génération qui lui ressemble. C’est ainsi que doivent être le Soleil & la Lune avant d’entrer dans le lit nuptial. Alors se consommera le mariage, & de cette conjonction naîtra un Roi puissant, dont le Soleil sera le père, & la Lune la mère. » Il avait dit (Can. 44) que la Lune des Philosophes est leur Mercure, & qu’ils lui ont donné plusieurs noms (Can. 46.) , entre autres ceux de terre subtile, d’eau-de-vie, d’eau ardente & permanente, d’eau d’or & d’argent, enfin de Vénus Hermaphrodite. Cette épithète seule explique assez clairement de quelle nature & substance était formée cette prétendue Déesse, & l’idée qu’on devait y attacher, puisque le nom d’Hermaphrodite a été fait selon toutes les apparences de Hermès, Mercurius, & d’Aphros, Spunta, comme si l’on disait écume de mercure. C’est sans doute pour cela que la Fable dit Hermaphrodite fils de Mercure & de Vénus. On a feint que cette conjonction du Soleil & de Vénus se fit à Rhodes, parce que l’union du Soleil & du Mercure Philosophiques ne se fait que quand la matière commence à rougir; ce qui est indiqué par le nom de cette Isle, qui vient de rosa. La matière fixe ou l’or Philosophique, qui après s’être volatilisée retombe alors en forme de pluie, a donc pris avec raison le nom de pluie d’or ; sans cette pluie l’enfant Hermétique ne se formerait pas.

Une pluie semblable se fit voir lorsque Pallas naquit du cerveau de Jupiter, & cela par la même raison ; car Jupiter n’aurait pu accoucher d’elle, si Vulcain ou le feu Philosophique ne lui avait servi de sage-femme. Si l’on regarde Pallas dans cette occasion comme la Déesse des Sciences & de l’Etude, on peut dire, quant à l’Art Hermétique, qu’on aurait en vain la théorie la mieux raisonnée, & la matière même du Magistère appelée Vierge, fille de la Mer, ou de l’Eau, ou de Neptune, & du marais Tritonis, on ne réussira jamais à faire l’œuvre si l’on n’emploie le secours de Vulcain ou du feu Philosophique. Quelques Poètes ont feint en conséquence que Pallas ayant résisté vigoureusement à Vulcain, qui voulait lui faire violence, la semence de celui-ci étant tombée à terre, il en naquit un monstre, qui fut nommé Ericthon, ayant la figure humaine depuis la tête jusqu’à la ceinture, & celle d’un Dragon dans toute la partie inférieure. Cet Elicthon est le résultat des opérations des Artistes ignorants, qui mettent la main à l’œuvre sans savoir les principes, & veulent travailler malgré Minerve. Ils ne produisent que des monstres, même avec le secours de Vulcain.

M. l’Abbé Banier prétend (T. III. p.39.) que cet Ericthonius fut réellement un Roi d’Athènes, qui succéda à un nommé Amphiction son compétiteur, par lequel il avait été vaincu. Cet Amphiction avoir succédé à Cranaus, & celui-ci à Cécrops, qui vivait, suivant les interprètes des marbres d’Arondel, la chronologie de Censorin, & de Denys d’Halycarnasse, 400 ans avant la prise de Troye. M. l’Abbé Banier rejette cette chronologie, parce qu’elle n’est pas propre à confirmer son système, & assure que ces Auteurs reculent trop l’arrivée de Cécrops dans la Grèce. Il détermine donc cette arrivée à 330 ans avant la guerre de Troye (Ibid. p.37.). Mais ce Mythologue a oublié son propre calcul quelques pages après, où parlant de l’arrivée de Deucalion dans la Thessalie, il en fixe l’époque à la neuvième année du règne de Cécrops, c’est-à-dire, dit notre Auteur (Ibid. p.42.), vers l’an 215 ou 220 avant la guerre de Troye. Ce qui fait une erreur de 110 ans au moins dans sa chronologie même. Mais quand on lui passerait cela, l’en croira-t-on sur sa parole, lorsqu’il dit (Ibid. p.40.) qu’Ericthonius n’avait passé pour être fils de Minerve & de Vulcain, que parce qu’il avait été exposé dans un Temple qui leur était consacré ? Une telle exposition pouvait-elle fournir matière à la Fable, qui donne à Ericthonius une origine tout-à-fait infâme ? Il n’est dans cette fiction aucune circonstance qui ait le moindre rapport à cette exposition. La suite même de la Fable, qui dit que Minerve voyant cet enfant né avec des jambes de serpents, en donna le soin à Aglaure, fille de Cécrops, qui, contre la défense de Minerve, eut la curiosité de regarder dans la corbeille où il était enfermé, & en fut punie par une passion de jalousie contre sa sœur, dont Mercure était amoureux. Qu’ayant un jour voulu empêcher ce Dieu d’entrer dans là chambre où sa Sœur Hersé était, il la frappa de son caducée, & la changea en rocher. Cette fuite de la fiction montre bien que c’est une pure fable, qu’on ne peut expliquer qu’allégoriquement. Pallas, Vulcain, Mercure & les filles de Cécrops ne peuvent être supposés avoir vécus ensemble, quand même on regarderait les uns & les autres comme des personnes réelles : je crois qu’on n’exigera pas que j’en donne la preuve. Mais si l’on fait attention au rapport que cette fable peut avoir avec l’Art Hermétique, on y trouve d’abord deux Dieux & une Déesse qui lui appartiennent tellement, qu’ils y font absolument requis, savoir la science de cet Art, & la prudence pour la conduite du régime du feu & des opérations ; en second lieu, le feu Philosophique, ou Vulcain ; ensuite le mercure des Sages. Si l’Artiste anime & pousse trop ce feu, c’est Vulcain qui veut faire violence à Pallas, que les Philosophes ont souvent pris pour la matière. Malgré la résistance de cette vierge, Vulcain agit toujours, il ouvre la matière des Philosophes, & la dissout. Cette dissolution ne peut se faire que par cette espèce de combat entre la matière Philosophique, appelée Vierge, comme nous l’avons prouvé plus d’une fois, & le feu. Mais qu’en résulte-t-il ? un monstre, qu’on nomme Ericthonius, parce que ce nom même désigne la chose, c’est-à-dire la contestation & la terre. On ne sera pas étonné que ce soit un monstre, quand on se rappellera tous les autres de la Fable, Cerbère, l’Hydre de Lerne, les différents Dragons dont il est fait mention dans les autres Fables, & qui signifient la même chose qu’Ericthonius ; c’est-à-dire, la dissolution, & la putréfaction, qu’on dit avec raison fils de Vulcain & de la Terre, puisque cette putréfaction est celle de la terre Philosophique même, & un effet de Vulcain, ou du feu des Sages.

C’est donc la semence de Vulcain qui produit Ericthonius. Et si l’on dit qu’Aglaure fut chargée par Minerve d’en avoir soin, sans qu’il lui fût permis de regarder ce que la corbeille contenait, on sent bien qu’une condition telle que celle-là, qui rendait la chose impossible, ne peut avoir été inventée qu’en vue d’une allégorie, de même que sa métamorphose en rocher. C’est en effet une suites de l’allusion au progrès de l’œuvre Hermétique. Aglaure lignifie éclat, splendeur, & les Philosophes appellent de ce nom leur matière parvenue au blanc à mesure qu’elle quitte la noirceur ; cet intervalle du blanc au noir est le temps de l’éducation d’Ericthonius. Et si Mercure la changea en rocher, c’est que la matière même se coagule, & devient pierre lorsqu’elle parvient à cet état de blancheur éclatante dont nous venons de parler ; c’est pourquoi les Philosophes l’appellent alors leur Pierre au blanc, leur Lune, &c. Le Mercure étant l’agent principal, produit cette métamorphose. On suppose ce Dieu amoureux d’Hersé, sœur d’Aglaure, parce que hersé signifie la rosée, & que le Mercure Philosophique circule alors dans le vase, & retombe comme une rosée.

D’une troisième pluie d’or naquit un Héros ; mais un Héros bien plus fameux qu’Ericthonius. Danaé fut renfermée dans une tour d’airain par son père Acrise, parce qu’il avait appris de l’Oracle que, l’enfant qui naîtrait de sa fille, le priverait de la couronne & de la vie, & il ne voulut entendre à aucune proposition de mariage pour elle. Jupiter fut épris d’amour pour cette belle prisonnière. La tour était bien fermée & bien gardée ; mais l’amour est ingénieux. Jupiter accoutumé aux métamorphoses, se transforma en pluie d’or, & se glissa par ce moyen dans le sein de Danaé, qui de cette visite conçut Persée.

Persea quem pluvio Danae conceperat auro.

Ovid. Métam. 1. 6.

Ce fils de Jupiter étant devenu grand, entre autres exploits, coupa la tête à Méduse, & s’en servit pour pétrifier tout ce à quoi il la présentait. Des gouttes du sang qui découlait de la plaie de Méduse, naquit Chrysaor, père de Géryon, à crois corps ; quelques-uns disent à crois têtes.

L’explication de cette fable sera très aisée à qui voudra se rappeler celles que nous avons données des autres pluies d’or. On conçoit aisément que Danaë & la tour sont la matière & l’airain des Philosophes qu’ils appellent cuivre, laton, ou laiton ; que la pluie d’or sont les gouttes d’eau d’or, ou la rosée aurifique qui montent dans la circulation, & retombent sur la terre, qui est au fond du vase. On pourrait dire même avec les Mythologues, que Jupiter est pris pour l’air; mais il faut l’entendre ici de la couleur grise appelée Jupiter, parce que la pluie d’or se manifeste pendant le temps que la matière passe de la couleur noire à la grise. Persée est le fruit qui naît de cette circulation. Je ne vois pas trop sur quel fondement M. l’Abbé Banier tire l’étymologie de Persée du mot hébreu Paras ; il est vrai qu’il signifie Cavalier ; & que Persée monta sur un cheval. Mais pourquoi les Grecs auraient-ils été chercher dans la langue Hébraïque les noms que la langue Grecque leur fournissait abondamment ? Des gouttes du sang de Méduse naquit Chrysaor, & de celui-ci Géryon. C’est comme si l’on disait que de l’eau rouge des Philosophes, que Pythagoras nomme sang (Et des quatre parts s’élève airain, rouille, fer, safran, or, sang & pavot. Et la Tourbe : Sachez que notre œuvre a plusieurs noms : fer, airain, argent, rouge sanguin & rouge très hautain, &c. la Tourbe.), avec bien d’autres Adeptes, & Raymond Lulle avec Riplée, vin rouge, naît l’or, ou le soufre philosophique. On sait d’ailleurs que Chrysaor vient du grec aurum. Cet or dissous dans sa propre eau rouge comme du sang, produit l’élixir ou Géryon, à trois corps ou trois têtes, parce qu’il est composé de la combinaison exacte des trois principes soufre, sel & mercure. J’expliquerai plus au long cette fable dans le chapitra de Persée. J’aurais pu en mettre quelques autres dans ce second Livre ; mais par celles-ci on peut juger des autres. Je ne me suis pas proposé de faire une Mythologie entière ; il suffit, pour prouver mon système, d’expliquer les principales & les plus anciennes. J’aurai d’ailleurs occasion d’en passer en revue un grand nombre dans le Livre suivant, qui traitera de la généalogie des Dieux.



Fin de la première Partie & du second Livre.



















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