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DE COSTER La légende d'Ulenspiegel (Livre 1-B)



A Thyl l'Espiègle, le Soufre
A Nele, le Mercure
A Lamme, le Sel


LA LEGENDE DE THYL ULENSPIEGEL

La légende et les aventures héroiques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs.

Charles De Coster

Librairie Internationale
Paris - 1869


Suite du Livre Premier


(Page 100)

Le frère qui ne prêchait point agitait son plateau. Les florins, crusats, ducatons, patards, sols & deniers y tombaient dru comme grêle.
Claes, se voyant riche, paya un florin pour dix mille ans d'indulgences. Les moines lui baillèrent en échange un morceau de parchemin.
Bientôt, voyant qu'il ne restait plus à Damme que les ladres qui n'eussent pas acheté d'indulgences, ils s'en furent à deux à Heyst.


LV

Vêtu de son costume de pèlerin & bien absous de ses fautes, Ulenspiegel quitta, marcha toujours devant lui et vint à Bamberg, où sont les meilleurs légumes du monde.
Il entra dans une auberge où était une joyeuse hôtesse, qui lui dit:
- Jeune maître, veux-tu manger pour ton argent?
- Oui, dit Ulenspiegel. Mais pour quelle somme mange-t-on ici?
L'hôtesse répondit:
- On mange à la table des seigneurs pour six florins; à la table des bourgeois pour quatre, & à la table de la famille pour deux.
- Au plus d'argent, au mieux pour moi, répondit Ulenspiegel.
Il s'alla donc asseoir à la table des seigneurs. Quand il fut bien repu & eut arrosé son dîner de Rhyn-Wyn, il dit à l'hôtesse:
- Commère, j'ai bien mangé pour mon argent: donne-moi les six florins.
L'hôtesse lui dit:
- Te moques-tu de moi? Paye ton écot.
- Baesinne mignonne, lui répondit Ulenspiegel, vous n'avez point un visage de mauvaise débitrice; j'y vois, au contraire, une bonne foi si grande, tant de loyauté & d'amour du prochain, que vous me payeriez plutôt dix-huit florins que de m'en refuser six que vous me devez. Les beaux yeux! c'est le soleil qui darde sur moi, y faisant pousser l'amoureuse folie plus haut que le chiendent en un clos abandonné.
L'hôtesse répondit:
- Je n'ai que faire de ta folie ni de ton chiendent; paye & va-t'en.
- M'en aller, dit Ulenspiegel, & ne plus te voir! J'aimerais mieux tré-

(Page 101)

passer tout de suite. Baesinne, douce baesinne, je n'ai point l'habitude de manger pour six florins, moi, pauvre petit homme vaguant par monts & par vaux; je me suis empiffré & vais tantôt tirer la langue comme un chien au soleil: daignez me payer, je gagnai bien les six florins par le rude labeur de mes mâchoires; donnez-les-moi & je vous caresserai, baiserai, embrasserai avec une si grande ardeur de reconnaissance, que vingt-sept amoureux ne pourraient, ensemble, suffire à pareille besogne.
- Tu parles pour de l'argent, dit-elle.
- Veux-tu que je te mange pour rien? dit-il.
- Non, dit-elle, se défendant contre lui.
- Ah! soupirait-il la poursuivant, ta peau est comme de la crème, tes cheveux comme du faisan doré à la broche, tes lèvres comme des cerises! En est-il une plus friande que toi?
- Il te sied bien, vilain méchant, dit-elle en souriant, de venir encore me réclamer six florins. Sois heureux que je t'aie nourri gratis sans rien te demander.
- Si tu savais, dit Ulenspiegel, comme il y a encore de la place!
- Pars! dit l'hôtesse, avant que mon mari ne vienne.
- Je serai doux créancier, répondit Ulenspiegel, donne-moi seulement un florin pour la soif future.
- Tiens, dit-elle, mauvais garçon.
Et elle le lui donna.
- Mais me laisseras-tu revenir? lui demanda Ulenspiegel.
- Veux-tu bien t'en aller, dit-elle.
- Bien m'en aller, dit Ulenspiegel, ce serait aller vers toi, mignonne, mais c'est mal m'en aller que de quitter tes beaux yeux. Si tu daignes me garder, je ne mangerai plus que pour un florin tous les jours.
- Faudra-t-il un bâton? dit-elle.
- Prends le mien, répondit Ulenspiegel.
Elle riait, mais il dut partir.

(Page 102)

LVI

Lamme Goedzak, en ce temps-là, vint de nouveau demeurer à Damme, le pays de Liége n'étant point tranquille à cause des hérésies. Sa femme le suivit volontiers parce que les Liégeois, bons gausseurs de leur nature, se moquaient de la débonnaireté de son homme.
Lamme allait souvent chez Claes qui, depuis qu'il avait hérité, hantait la taverne de la Blauwe-Torre & s'y était choisi une table pour lui & ses compagnons. A la table voisine se trouvait, buvant chichement sa demi-pinte, Josse Grypstuiver, l'avare doyen des poissonniers, ladre, chichard, vivant de harengs saurs, aimant plus l'argent que le salut de son âme. Claes avait mis dans sa gibecière le morceau de parchemin sur lequel étaient écrits ses dix mille ans d'indulgences.
Un soir qu'il était à la Blauwe-Torre, en la compagnie de Lamme Goedzak, de Jan van Roosebeke & de Mathys van Assche, Josse Grypstuiver étant à la Blauwe-Torre, Claes chopina très-bien, & Jan Roosebeke lui dit:
- C'est pécher que de tant boire!
Claes répondit:
- On ne brûle qu'un demi-jour pour une pinte de troPage Et j'ai dix mille ans d'indulgences en ma gibecière. Qui en veut cent afin de pouvoir se noyer sans crainte l'estomac?
Tous crièrent:
- Combien les vends-tu?
- Une pinte, répondit Claes, mais j'en donne cent cinquante pour une muske conyn.
Quelques buveurs payèrent à Claes qui une chopine, qui du jambon, il leur coupa à tous une petite bande de parchemin. Ce ne fut point Claes qui mangea & but le prix des indulgences, mais Lamme Goedzak, lequel mangea tant qu'il gonflait à vue d'oeil, tandis que Claes débitant sa marchandise allait & venait dans la taverne.
Grypstuiver tournant vers lui son aigre trogne:
- En as-tu pour dix jours? dit-il.
- Non, répondit Claes, c'est trop difficile à couper.

(Page 103)

Et chacun de rire, & Grypstuiver de manger sa colère.
Puis Claes s'en fut en sa chaumine, suivi de Lamme, cheminant comme s'il eût eu des jambes de laine.


LVII

Vers la fin de sa troisième année de bannissement, Katheline rentra à Damme en son logis. Et sans cesse elle disait affolée: ‘Feu sur la tête, l'âme frappe, faites un trou, elle veut sortir.’ Et elle s'enfuyait toujours voyant des boeufs & des moutons. Et elle se mettait sur le banc sous les tilleuls, derrière sa chaumine branlant la tête & regardant, sans les reconnaître, ceux de Damme, qui disaient en passant devant elle: ‘Voici la folle’.

Cependant, voguant par chemins & par sentiers, Ulenspiegel vit sur la grand'route un âne enharnaché de cuir à clous de cuivre, & la tête ornée de flocquarts & pendilloches de laine rouge.
Quelques vieilles femmes se tenaient autour de l'âne disant et parlant toutes à la fois: ‘Personne ne peut s'en emparer, c'est l'horrifique monture du grand sorcier, le baron de Raix, brûlé vif pour avoir sacrifié huit enfants au diable. - Commères, il s'est enfui si vite qu'on ne l'a pu rattraper. Satan y est qui le protège. - Car tandis que, fatigué, il s'était arrêté sur sa route, les sergents de la commune vinrent pour l'appréhender au corps, mais il ruait & brayait si terriblement qu'ils n'en osèrent approcher. - Et ce n'était point braire d'âne mais braire de démon. - Ainsi on le laissa brouter le chardon sans lui faire son procès ni le brûler vif comme sorcier. - Ces hommes n'ont point de courage.
Nonobstant ces beaux discours, sitôt que l'âne dressait les oreilles ou se battait les flancs de sa queue, elles s'enfuyaient en criant, pour se rapprocher ensuite, caquetant & jacassant, & faire le même manège au moindre mouvement du baudet.
Mais Ulenspiegel les considérant & riant:
- Ah! dit-il, curiosité sans fin & sempiternel parlement sortent comme fleuve des bouches des commères & notamment des vieilles, car chez les jeunes, le flot en est moins fréquent à cause de leurs amoureuses occupations.

(Page 104)

Considérant alors le baudet:
- Cet animal sorcier, dit-il, est alerte & ne trotte point des épaules sans doute, je puis le monter ou le vendre.
Il s'en fut, sans mot dire, chercher un picotin d'avoine, le fit manger à l'âne, lui sauta sur le dos prestement &, lui tenant la bride, se tourna vers le septentrion, l'orient & l'occident & de loin bénit les vieilles. Celles-ci, pâmées de peur, s'agenouillèrent, & il fut dit ce jour-là, à la veillée, qu'un ange coiffé d'un feutre à plume de faisan était venu, les avait toutes bénies & avait emmené l'âne du sorcier, par faveur spéciale de Dieu.
Et Ulenspiegel s'en allait califourchonnant son âne au milieu des grasses prairies où bondissaient en liberté les chevaux, où pâturaient les vaches & génisses, couchées au soleil, paresseuses. Et il le nomma Jef.
L'âne s'était arrêté & bien joyeux dînait de chardons. Quelquefois cependant il frissonnait de toute la peau, & de la queue se battait les flancs afin d'écarter les taons voraces qui, comme lui, voulaient dîner, mais de sa viande.
Ulenspiegel, dont l'estomac criait la faim, était mélancolique:
- Tu serais bien heureux, disait-il, Monsieur du baudet, dînant comme tu le fais de gras chardons, si nul ne te venait déranger en ton aise & te rappeler que tu es mortel, c'est-à-dire né pour endurer toutes sortes de vilenies.
Ainsi que toi, poursuivit-il, serrant les jambes, ainsi que toi, l'homme à la Sainte Pantoufle a son taon, c'est monsieur Luther; & sa Haute Majesté Charles a le sien aussi, c'est messire François premier du nom, le roi au nez très-long & à l'épée plus longue encore. Il est donc bien permis à moi, pauvre petit bonhomme errant comme un juif, d'avoir aussi mon taon, monsieur du baudet. Las! toutes mes pochettes sont trouées, & par le trou s'en vont courant la prétantaine, tous mes beaux ducats, florins & daelders, comme une légion de souris fuyant la gueule d'un chat. Je ne sais pourquoi l'argent ne veut point de moi, moi qui voudrais tant de l'argent. Fortune n'est point femme, quoi qu'on dise, car elle n'aime que les ladres avares qui l'encoffrent, l'ensacquent, l'enferment à vingt clefs, & jamais ne lui permettent de pousser à la fenêtre seulement un petit bout de son nez tout doré. Voilà le taon qui me ronge & démange, & me chatouille sans me faire rire. Tu ne m'écoutes point, monsieur du baudet & ne songes qu'à paître. Ah! pansard emplissant ta panse, tes longues oreilles sont sourdes au cri des ventres vides. Écoute-moi, je le veux.
Et il le fouetta bien amèrement. L'âne se prit à braire.

(Page 105)

- Venons-nous-en maintenant que tu as chanté, dit Ulenspiegel.
Mais l'âne ne bougeait pas plus qu'une borne & semblait avoir formé le projet de manger jusqu'au dernier tous les chardons de la route. Et il n'en manquait point.
Ce que voyant Ulenspiegel, il mit pied à terre, coupa un bouquet de chardons, remonta sur son âne, lui mit le bouquet sous la gueule, & le mena par le nez jusque sur les terres du landgrave de Hesse.
- Monsieur du baudet, disait-il cheminant, tu cours derrière mon bouquet de chardons, maigre pâture, & laisse derrière toi le beau chemin tout rempli de ces plantes friandes. Ainsi font tous les hommes, flairant les uns le bouquet de gloire que Fortune leur met sous le nez, les autres le bouquet de gain, d'aucuns le bouquet d'amour. Au bout du chemin, ils s'aperçoivent comme toi avoir poursuivi, ce qui est peu, & laissé derrière eux ce qui est quelque chose, c'est-à-dire santé, travail, repos & bien-être au logis.
Devisant de la sorte avec son baudet, Ulenspiegel vint devant le palais du landgrave.
Deux capitaines d'arquebusiers jouaient aux dés sur l'escalier.
L'un des deux, qui était roux de poil & de stature gigantesque, avisa Ulenspiegel se tenant modestement sur Jef & les regardant faire.
- Que nous veux-tu, dit-il, face affamée & pèlerinante?
- J'ai grand'faim, en effet, répondit Ulenspiegel, & pèlerine contre mon gré.
- Si tu as faim, repartit le capitaine, mange par le cou la corde qui se balance à la potence prochaine destinée aux vagabonds.
- Messire capitaine, répondit Ulenspiegel, si vous me donniez le beau cordon tout d'or que vous portez au chapeau, j'irais me pendre avec les dents à ce gras jambon qui se balance là-bas chez le rôtisseur.
- D'où viens-tu? demanda le capitaine.
- De Flandre, répondit Ulenspiegel.
- Que veux-tu?
- Montrer à Son Altesse Landgraviale une peinture de ma façon.
- Si tu es peintre & de Flandre, dit le capitaine, entre céans, je te vais mener près de mon maître.
Étant venu auprès du landgrave, Ulenspiegel le salua trois fois & davantage.
- Que Votre Altesse, dit-il, daigne excuser mon insolence d'oser venir à ses nobles pieds déposer une peinture que je fis pour elle, & où j'eus l'honneur de pourtraire madame la Vierge en atours impériaux.

(Page 106)

Cette peinture, poursuivit-il, lui agréera peut-être &, en ce cas j'outre-cuide assez de mon savoir-faire pour espérer de hausser mon séant jusqu'à ce beau fauteuil de velours vermeil, où se tenait, en sa vie, le peintre à jamais regrettable de Sa Magnanimité.
Le sire landgrave ayant considéré la peinture, qui était belle:
- Tu seras, dit-il notre peintre, sieds-toi là sur le fauteuil.
Et il le baisa sur les deux joues joyeusement. Ulenspiegel s'assit.
- Te voilà bien loqueteux, dit le sire landgrave, le considérant.
Ulenspiegel répondit:
- En effet, Monseigneur, Jef, c'est mon âne, dîna de chardons, mais moi, depuis trois jours, je ne vis que de misère & ne me nourris que de fumée d'espoir.
- Tu souperas tantôt de meilleure viande, répondit le landgrave, mais où est ton âne?
Ulenspiegel répondit:
- Je l'ai laissé sur la grand'place, vis-à-vis le palais de Votre Bonté; je serais bien aise si Jef avait pour la nuit gîte, litière & pâture.
Le sire landgrave manda incontinent à l'un de ses pages de traiter comme sien l'âne d'Ulenspiegel.
Bientôt vint l'heure du souper qui fut comme noces & festins. Et les viandes de fumer & les vins de pleuvoir dans les gosiers.
Ulenspiegel & le landgrave étant tous deux rouges comme braise, Ulenspiegel entra en joie, mais le landgrave demeurait pensif.
- Notre peintre, dit-il soudain, il me faudra pourtraire, car c'est une bien grande satisfaction, à un prince mortel, de léguer à ses descendants la mémoire de sa face.
- Sire landgrave, répondit Ulenspiegel, votre plaisir est ma volonté, mais il me semble à moi chétif que, pourtraite toute seule, Votre Seigneurie n'aura pas grande joie dans les siècles à venir. Il lui faut être accompagné de sa noble épouse, Madame la Landgravine, de ses dames & seigneurs, de ses capitaines & officiers les plus guerriers, au milieu desquels Monseigneur & Madame rayonneront comme deux soleils au milieu de lanternes.
- En effet, notre peintre, répondit le landgrave, & que me faudrait-il te payer pour ce grand travail?
- Cent florins d'avance ou autrement, répondit Ulenspiegel.
- Les voici d'avance, dit le sire landgrave.

(Page 107)

- Compatissant seigneur, repartit Ulenspiegel, vous mettez de l'huile dans ma lampe, elle brûlera en votre honneur.
Le lendemain, il demanda au sire landgrave de faire défiler devant lui ceux auxquels il réservait l'honneur d'être pourtraits.
Vint alors le duc de Lunebourg, commandant des lansquenets au service du landgrave. C'était un gros homme, portant à grand'peine sa panse gonflée de viande. Il s'approcha d'Ulenspiegel & lui coula en l'oreille ces paroles:
- Si tu ne m'ôtes, en me pourtraitant, la moitié de ma graisse, je te fais pendre par mes soudards.
Le duc passa.
Vint alors une haute dame, laquelle avait une bosse au dos & une poitrine plate comme une lame de glaive de justice.
- Messire peintre, dit-elle, si tu ne me mets deux bosses au lieu d'une que tu ôteras, & ne les place par devant, je te fais écarteler comme un empoisonneur.
La dame passa.
Puis vint une jeune demoiselle d'honneur, blonde, fraîche & mignonne, mais à laquelle il manquait trois dents sous la lèvre supérieure.
- Messire peintre, dit-elle, si tu ne me fais rire & montrer trente-deux dents, je te fais hacher menu par mon galant qui est là.
Et lui montrant le capitaine d'arquebusiers qui tantôt jouait aux dés sur les escaliers du palais, elle passa.
La procession continua; Ulenspiegel resta seul avec le sire landgrave.
- Si, dit le sire landgrave, tu as le malheur de mentir d'un trait en pourtraitant toutes ces physionomies, je te fais couper le cou, comme à un poulet.
- Privé de la tête, pensa Ulenspiegel, écartelé, haché menu ou pendu pour le moins, il sera plus aisé de ne rien pourtraire du tout. J'y aviserai.
- Où est, demanda-t-il au landgrave, la salle qu'il me faut décorer de toutes ces peintures?
- Suis-moi, dit le landgrave.
Et lui montrant une grande chambre avec de grands murs tout nus:
- Voici, dit-il, la salle.
- Je serais bien aise, dit Ulenspiegel, que l'on plaçât sur ces murs de grands rideaux, afin de garantir mes peintures des affronts des mouches & de la poussière.

(Page 108)

- Cela sera fait, dit le sire landgrave.
Les rideaux étant placés, Ulenspiegel demanda trois apprentis, afin, disait-il, de leur faire préparer ses couleurs.
Pendant trente jours, Ulenspiegel & les apprentis ne firent que mener noces & ripailles, n'épargnant ni les fines viandes ni les vieux vins. Le landgrave veillait à tout.
Cependant, le trente & unième jour il vint pousser le nez à la porte de la chambre où Ulenspiegel avait recommandé qu'il n'entrât point.
- Eh bien, Thyl, dit-il, où sont les portraits?
- Ils sont loin, répondit Ulenspiegel.
- Ne peut-on les voir?
- Pas encore
Le trente-sixième jour, il poussa de nouveau le nez à la porte:
- Eh bien, Thyl? interrogea-t-il.
- Hé! sire landgrave, ils cheminent vers la fin.
Le soixantième jour, le landgrave se fâcha, & entrant dans la chambre:
- Tu me vas incontinent, dit-il, montrer les peintures.
- Oui, redouté seigneur, répondit Ulenspiegel, mais daignez ne point ouvrir ce rideau avant d'avoir mandé céans les seigneurs capitaines & dames de votre cour.
- J'y consens, dit le sire landgrave.
Tous vinrent à son ordre.
Ulenspiegel se tenait devant le rideau bien fermé.
- Monseigneur landgrave, dit-il, & vous, madame la landgravine, & vous, monseigneur de Lunebourg, & vous autres belles dames & vaillants capitaines, j'ai pourtrait de mon mieux, derrière ce rideau, vos faces mignonnes ou guerrières. Il vous sera aisé de vous y reconnaître chacun très-bien. Vous êtes curieux de vous voir, c'est justice, mais daignez prendre patience & laissez-moi vous dire un mot ou six. Belles dames & vaillants capitaines, qui êtes tous de sang noble, vous pouvez voir & admirer ma peinture; mais s'il en est parmi vous un vilain, il ne verra que le mur blanc. Et maintenant daignez ouvrir vos nobles yeux.
Ulenspiegel tira le rideau:
- Les nobles hommes seuls y voient, seules elles y voient les nobles dames, aussi dira-t-on bientôt: Aveugle en peinture comme vilain, clairvoyant comme noble homme!
Tous écarquillaient les yeux, prétendant y voir, s'entre-montrant, dési-

(Page 109)

gnant & reconnaissant, mais ne voyant en effet que le mur nu, ce qui les faisait penauds.
Soudain le fou qui était présent sauta de trois pieds en l'air & agitant ses grelots:
- Qu'on me traite, dit-il, de vilain, vilain vilenant vilenie, mais je dirai & crierai avec trompettes & fanfares que je vois là un mur nu, un mur blanc, un mur nu. Ainsi m'aide Dieu & tous ses saints!
Ulenspiegel répondit:
- Quand les fous se mêlent de parler, il est temps que les sages s'en aillent.
Il allait sortir du palais quand le landgrave l'arrêtant:
- Fou folliant, dit-il, qui t'en vas par le monde louant choses belles & bonnes & te gaussant de sottise à pleine gueule, toi qui osas, en face de tant de hautes dames & de plus hauts & gros seigneurs, te gausser populairement de l'orgueil blasonnique & seigneurial, tu seras pendu un jour pour ton libre parler.
- Si la corde est d'or, répondit Ulenspiegel, elle cassera de peur en me voyant venir.
- Tiens, dit le landgrave en lui donnant quinze florins, en voici le premier bout.
- Grand merci, monseigneur, répondit Ulenspiegel, chaque auberge du chemin en aura un fil, fil tout d'or qui fait des Crésus de tous ces aubergistes larrons.
Et il s'en fut sur son âne, portant haut sa toque, la plume au vent, joyeusement.


LVIII

Les feuilles jaunissaient sur les arbres & le vent d'automne commençait de souffler. Katheline était parfois raisonnable pendant une heure ou trois. Et Claes disait alors que l'esprit de Dieu en sa douce miséricorde venait la visiter. En ces moments, elle avait pouvoir de jeter, par gestes & par langage, un charme sur Nele, qui voyait à plus de cent lieues les choses qui se passaient sur les places, dans les rues ou dans les maisons.

(Page 110)

Donc ce jour-là Katheline étant en son bon sens mangeait des ohekoekjes bien arrosées de dobbel-cuyt, avec Claes, Soetkin & Nele.
Claes dit:
- C'est aujourd'hui le jour de l'abdication de Sa Sainte Majesté l'empereur Charles Quint. Nele, ma mignonne, saurais-tu voir jusqu'à Bruxelles, en Brabant?
- Je le saurai, si Katheline le veut, répondit Nele.
Katheline alors fit asseoir la fillette sur un banc, & par ses paroles & gestes, agissant comme charme, Nele s'affaissa tout ensommeillée.
Katheline lui dit:
- Entre dans la petite maison du Parc, qui est le séjour aimé de l'empereur Charles Quint.
- Je suis, dit Nele parlant bassement & comme si elle étouffait, je suis en une petite salle peinte à l'huile, en vert. Là se trouve un homme tirant sur les cinquante-quatre ans, chauve & gris, portant la barbe blonde, sur un menton proéminent, ayant un mauvais regard en ses yeux gris, pleins de ruse, de cruauté & de feinte bonhomie. Et cet homme, on l'appelle Sainte Majesté. Il est catarrheux & tousse beaucouPage Auprès de lui en est un autre, jeune, au laid museau, comme d'un singe hydrocéphale, celui-là, je le vis à Anvers, c'est le roi Philippe. Sa Sainte Majesté lui reproche en ce moment d'avoir découché la nuit; sans doute, dit-Elle, pour aller trouver en un bouge quelque guenon de la ville basse. Il dit que ses cheveux ont une odeur de taverne, que ce n'est pas là un plaisir de roi n'ayant qu'à choisir corps mignons, peaux de satin rafraîchies dans des bains de senteurs & mains de grandes dames bien amoureuses, ce qui vaut mieux, dit-Elle, qu'une truie folle, sortie à peine lavée des bras d'un soudard ivrogne. Il n'est point, lui dit-il, de femme pucelle, mariée ou veuve, qui lui voulût résister, parmi les plus nobles & belles éclairant leurs amours avec bougies parfumées, & non aux graisseuses lueurs de puantes chandelles.
Le roi répond à Sa Sainte Majesté qu'il lui obéira en tout.
Puis Sa Sainte Majesté tousse & boit quelque gorgées d'hypocras.
‘Tu vas, dit-Elle en s'adressant à Philippe, voir tantôt les états généraux, prélats, nobles & bourgeois: d'Orange le Taiseux, d'Egmont le Vain, de Hornes l'Impopulaire, Brederode le Lion; & aussi tous ceux de la Toison d'or, dont je te ferai souverain. Tu verras là cent porteurs de hochets, qui se couperaient tous le nez s'ils pouvaient le porter à une chaîne d'or sur la poitrine, en signe de plus haute noblesse’

(Page 111)

Puis changeant de ton & bien dolente, Sa Sainte Majesté dit au roi Philippe:
‘Tu sais que je vais abdiquer en ta faveur, mon fils, donner à l'univers un grand spectacle & parler devant une grande foule, quoique hoquetant & toussant, - car je mangeai trop toute ma vie, mon fils, - & tu devras avoir le coeur bien dur si, après m'avoir entendu, tu ne verses pas quelques larmes.
‘- Je pleurerai, mon père, répond le roi Philippe.’
Puis Sa Sainte Majesté parle à un valet qui a nom Dubois:
‘Dubois, dit-Elle, baille-moi un morceau de sucre de Madère: j'ai le hoquet. Pourvu qu'il ne m'aille pas saisir quand je parlerai à tout ce monde. Cette oie d'hier ne passera donc jamais! Si je buvais un hanap de vin d'Orléans? Non, il est trop cru! Si je mangeais quelques anchois? Ils sont bien huileux. Dubois, donne-moi du vin de Romagne.’
Dubois donne à Sa Sainte Majesté ce qu'Elle demande, puis lui met une robe de velours cramoisi, la couvre d'un manteau d'or, la ceint de l'épée, lui met aux mains le sceptre & le globe, & sur la tête la couronne.
Puis Sa Sainte Majesté sort de la maison du Parc, montée sur une petite mule & suivie du roi Philippe & de maints hauts personnages. Ils vont ainsi en un grand bâtiment qu'ils nomment palais, & y trouvent en une chambre un homme de haute & mince taille, richement vêtu, & qu'ils nomment d'Orange.
Sa Sainte Majesté parle à cet homme & lui dit:
‘Ai-je bonne mine, cousin Guillaume?’
Mais l'homme ne répond point.
Sa Sainte Majesté lui dit alors, moitié riant, moitié fâchée:
‘Tu seras donc toujours muet, mon cousin, même pour dire leurs vérités aux antiquailles? Faut-il que je règne encore ou que j'abdique, Taiseux?
‘- Sainte Majesté, répond l'homme mince, quand vient l'hiver les plus forts chênes laissent tomber leurs feuilles.’
Trois heures sonnent.
‘Taiseux, dit-Elle, prête-moi ton épaule, que je m'y appuie.’
Et Elle entre avec lui & sa suite dans une grande salle, s'assied sous un dais & sur une estrade couverts de soie ou de tapis cramoisis. Là sont trois sièges, Sa Sainte Majesté prend celui du milieu, plus orné que les autres & surmonté d'une couronne impériale; le roi Philippe s'assied sur le deuxième,

(Page 112)

& le troisième est pour une femme, qui est une reine sans doute. A droite & à gauche, sont assis, sur des bancs tapissés, des hommes vêtus de rouge & portant au cou un mouton en or. Derrière eux se tiennent plusieurs personnages qui sont sans doute princes & seigneurs. Vis-à-vis & au bas de l'estrade sont assis, sur des bancs non tapissés, des hommes vêtus de draPage Je leur entends dire qu'ils ne sont assis & vêtus si modestement que parce qu'ils payent à eux seuls toutes les charges. Chacun s'est levé quand Sa Sainte Majesté est entrée, mais Elle s'est bientôt assise & a fait signe à chacun de l'imiter.
Un homme vieux parle alors de la goutte longuement, puis la femme, qui semble être une reine, remet à Sa Sainte Majesté un rouleau de parchemin où il y a des choses écrites que Sa Sainte Majesté lit en toussant & d'une voix sourde & basse, & parlant d'Elle-même, dit:
‘J'ai fait maints voyages en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Angleterre & en Afrique, le tout pour la gloire de Dieu, le renom de mes armes & le bien de mes peuples.’
Puis, ayant parlé longuement, Elle dit qu'Elle est débile & fatiguée & veut remettre la couronne d'Espagne, les comtés, duchés, marquisats de ces pays aux mains de son fils.
Puis Elle pleure. Et tous pleurent avec Elle.
Le roi Philippe se lève alors, & tombant à genoux:
‘Sainte Majesté, dit-il, m'est-il permis de recevoir cette couronne de vos mains, quand vous êtes si capable de la porter encore.’
Puis Sa Sainte Majesté lui dit à l'oreille de parler bénévolement aux hommes qui sont assis sur les bancs tapissés.
Le roi Philippe, se tournant vers eux, leur dit d'un ton aigre & sans se lever:
‘J'entends assez bien le français, mais pas assez pour vous parler en cette langue. Vous entendrez ce que l'évêque d'Arras, monsieur Grandvelle, vous dira de ma part.
‘- Tu parles mal, mon fils, dit Sa Sainte Majesté.’
Et de fait, l'assemblée murmure en voyant le jeune roi si fier & si hautain. La femme, qui est la reine, parle aussi pour faire son éloge, puis vient le tour d'un vieux docteur qui, lorsqu'il a fini, reçoit un signe de main de Sa Sainte Majesté, en façon de remerciement. Ces cérémonies & harangues finies, Sa Sainte Majesté déclare ses sujets libres de leur serment de fidélité, signe les actes pour ce dressés, & se levant de son trône, y place son fils.

(Page 113)

Et chacun pleure dans la salle. Puis ils s'en revont à la maison du Parc.
Là, étant derechef en la chambre verte, seuls & toutes portes closes, Sa Sainte Majesté rit aux éclats, & parlant au roi Philippe, qui ne rit point:
‘As-tu vu, dit-Elle, parlant, hoquetant & riant à la fois, comme il faut peu pour attendrir ces bonshommes? Quel déluge de larmes! Et ce gros Maes qui, en terminant son long discours, pleurait comme un veau. Toi-même parus ému, mais pas assez. Voilà les vrais spectacles qu'il faut au populaire. Mon fils, nous autres hommes, nous chérissons d'autant plus nos amies, qu'elles nous coûtent davantage. Ainsi des peuples. Plus nous les faisons payer, plus ils nous aiment. J'ai toléré en Allemagne la religion réformée que je punissais sévèrement aux Pays-Bas. Si les princes d'Allemagne avaient été catholiques, je me serais fait luthérien & j'aurais confisqué leurs biens. Ils croient à l'intégrité de mon zèle pour la foi romaine & regrettent de me voir les quitter. Il a péri, de mon fait, aux Pays-Bas, pour cause d'hérésie, cinquante mille de leurs hommes les plus vaillants & de leurs plus mignonnes fillettes. Je m'en vais, ils se lamentent. Sans compter les confiscations, je les ai fait contribuer plus que les Indes & le Pérou: ils sont marris de me perdre. J'ai déchiré la paix de Cadzant, dompté Gand, supprimé tout ce qui pouvait me gêner; libertés, franchises, privilèges, tout est soumis à l'action des officiers du prince. Ces bonshommes se croient encore libres parce que je les laisse tirer de l'arbalète & porter processionnellement leurs drapeaux de corporations. Ils sentirent ma main de maître; mis en cage, ils s'y trouvent à l'aise, y chantent & me pleurent. Mon fils, sois avec eux tel que je le fus: bénin en paroles, rude en actions; lèche tant que tu n'as pas besoin de mordre. Jure, jure toujours leurs libertés, franchises & priviléges, mais s'ils peuvent être un danger pour toi, détruis-les. Ils sont de fer quand on y touche d'une main timide, de verre quand on les brise avec un bras robuste. Frappe l'hérésie, non à cause de sa différence avec la religion romaine, mais parce qu'en ces Pays-Bas elle ruinerait notre autorité; ceux qui s'attaquent au pape, qui porte trois couronnes, ont bientôt fini des princes qui n'en ont qu'une. Fais-en, comme moi de la libre conscience, un crime de lèse-majesté, avec confiscations de biens, & tu hériteras comme j'ai fait toute ma vie, & quand tu partiras pour abdiquer ou pour mourir, ils diront: - “Oh! le bon prince!” Et ils pleureront.’

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- Et je n'entends plus rien, poursuivit Nele, car Sa Sainte Majesté s'est couchée sur un lit & dort, & le roi Philippe, hautain & fier, le regarde sans amour.
Ce qu'ayant dit, Nele fut éveillée par Katheline.
Et Claes, songeur, regardait la flamme du foyer éclairer la cheminée.


LIX

Ulenspiegel, en quittant le landgrave de Hesse, monta sur son âne &, traversant la grand'place, rencontra quelques faces courroucées de seigneurs & de dames, mais il n'en eut point de souci.
Bientôt il arriva sur les terres du duc de Lunebourg, & y fit rencontre d'une troupe de Smaedelyke broeders, joyeux Flamands de Sluys qui mettaient tous les samedis quelque argent de côté pour aller une fois l'an voyager au pays d'Allemagne.
Ils s'en allaient chantant dans un chariot découvert & traîné par un vigoureux cheval de Vuerne-Ambacht, lequel les menait batifolant par les chemins & marais du duché de Lunebourg. Il en était parmi eux qui jouaient du fifre, du rebec, de la viole & de la cornemuse avec grand fracas. A côté du chariot marchait souventes fois un dikzak jouant du rommelpot & cheminant à pied, dans l'espoir de faire fondre sa bedaine.
Comme ils étaient à leur dernier florin, ils virent venir à eux Ulenspiegel, lesté de sonnante monnaie, entrèrent en une auberge & lui payèrent à boire. Ulenspiegel accepta volontiers. Voyant toutefois que les Smaedelyke broeders clignaient de l'oeil en le regardant & souriaient en lui versant à boire, il eut vent de quelque niche, sortit, & se tint à la porte pour écouter leurs discours. Il entendit le dikzak disant de lui:
- C'est le peintre du landgrave qui lui bailla plus de mille florins pour un tableau. Festoyons-le de bière & de vin, il nous en rendra le double.
- Amen, dirent les autres.
Ulenspiegel alla attacher son âne tout sellé à mille pas de là, chez un fermier, donna deux patards à une fille pour le garder, entra dans la salle de l'auberge & s'assit à la table des Smaedelyke broeders, sans mot dire. Ceux-ci lui versèrent à boire & payèrent. Ulenspiegel faisait sonner dans sa

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gibecière les florins du landgrave, disant qu'il venait de vendre son âne à un paysan pour dix-sept daelders d'argent.
Ils voyagèrent mangeant & buvant, jouant du fifre, de la cornemuse & du rommel-pot & ramassant en chemin les commères qui leur semblaient avenantes. Ils procréèrent ainsi des enfants du bon Dieu, & notamment Ulenspiegel, dont la commère eut plus tard un fils qu'elle nomma Eulenspiegelken, ce qui veut dire petit miroir & hibou en haut allemand, & cela parce que la commère ne comprit pas bien la signification du nom de son homme de hasard & aussi peut-être en mémoire de l'heure à laquelle fut fait le petit. Et c'est de cet Eulenspiegelken qu'il est dit faussement qu'il naquit à Knittingen, au pays de Saxe.
Se laissant traîner par leur vaillant cheval, ils allaient le long d'une chaussée au bord de laquelle étaient un village & une auberge portant pour enseigne: In den Ketele: Au Chaudron. Il en sortait une bonne odeur de fricassées.
Le dikzak qui jouait du rommel-pot alla au baes & lui dit en parlant d'Ulenspiegel:
- C'est le peintre du landgrave: il payera tout.
Le baes, considérant la mine d'Ulenspiegel, qui était bonne, & entendant le son des florins & daelders, apporta sur la table de quoi manger & boire. Ulenspiegel ne s'en faisait point faute. Et toujours sonnaient les écus de son escarcelle. Maintes fois il avait aussi frappé sur son chapeau en disant que là était son plus grand trésor. Les ripailles ayant duré deux jours & une nuit, les Smaedelyke broeders dirent à Ulenspiegel:
- Vidons de céans & payons la dépense.
Ulenspiegel répondit:
- Quand le rat est dans le fromage, demande-t-il à s'en aller?
- Non, dirent-ils.
- Et quand l'homme mange & boit bien, cherche-t-il la poussière des chemins & l'eau des sources pleines de sangsues?
- Non, dirent-ils.
- Donc, poursuivit Ulenspiegel, demeurons ici tant que mes florins & daelders nous serviront d'entonnoirs pour verser dans notre gosier les boissons qui font rire.
Et il commanda à l'hôte d'apporter encore du vin & du saucisson.
Tandis qu'ils buvaient & mangeaient, Ulenspiegel disait:
- C'est moi qui paye, je suis landgrave présentement. Si mon escarcelle

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était vide, que feriez-vous, camarades? Vous prendriez mon couvre-chef de feutre mou & trouveriez qu'il est plein de carolus, tant au fond que sur les bords.
- Laisse-nous tâter, disaient-ils tous ensemble. Et soupirant, ils y sentaient entre leurs doigts de grandes pièces ayant la dimension de carolus d'or. Mais l'un d'eux le maniait avec tant d'amitié qu'Ulenspiegel le lui reprit, disant:
- Laitier impétueux, il faut savoir attendre l'heure de traire.
- Donne-moi la moitié de ton chapeau, disait le smaedelyk-broeder.
- Non, répondait Ulenspiegel, je ne veux pas que tu aies une cervelle de fou, la moitié à l'ombre & l'autre au soleil.
Puis donnant son couvre-chef au baes:
- Toi, dit-il, garde-le toutefois, car il est chaud. Quant à moi, je vais me vider dehors.
Il le fit, & l'hôte garda le chapeau.
Bientôt il sortit de l'auberge, alla chez le paysan, monta sur son âne & courut le grand pas sur la route qui mène à Embden.
Les smaedelyke broeders, ne le voyant pas revenir, s'entre-disaient:
- Est-il parti? Qui payera la dépense?
Le baes, saisi de peur, ouvrit d'un coup de couteau le chapeau d'Ulenspiegel. Mais, au lieu de carolus, il n'y trouva entre le feutre & la doublure que de méchants jetons de cuivre.
S'emportant alors contre les smaedelyke broeders, il leur dit:
- Frères en friponnerie, vous ne sortirez pas d'ici que vous n'y ayez laissé tous vos vêtements, la chemise seule exceptée.
Et ils durent se dépouiller tous pour payer leur écot.
Ils allèrent ainsi en chemise par monts & par vaux, car ils n'avaient pas voulu vendre leur cheval ni leur chariot.
Et chacun, les voyant si piteux, leur donnait volontiers à manger du pain, de la bière & quelquefois de la viande; car ils disaient partout qu'ils avaient été dépouillés par des larrons.
Et ils n'avaient à eux tous qu'un haut-de-chausses.
Et ainsi ils revinrent à Sluys en chemise, dansant dans leur chariot & jouant du rommel-pot.

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LX 

Dans l'entre-temps, Ulenspiegel califourchonnait sur le dos de Jef, à travers les terres & marais du duc de Lunebourg. Les Flamands nomment ce duc Water-Sigrorke, à cause qu'il fait toujours humide chez lui.
Jef obéissait à Ulenspiegel comme un chien, buvait de la bruinbier, dansait mieux qu'un Hongrois maître ès arts de souplesses, faisait le mort & se couchait sur le dos au moindre signe.
Ulenspiegel savait que le duc de Lunebourg, marri & fâché de ce qu'Ulenspiegel s'était gaussé de lui, à Darmstadt, en la présence du landgrave de Hesse, lui avait interdit l'entrée de ses terres sous peine de la hart. Soudain il vit venir Son Altesse Ducale en personne, & comme il savait qu'elle était violente, il fut pris de peur. Parlant à son âne:
- Jef, dit-il, voici Monseigneur de Lunebourg qui vient. J'ai au cou une grande démangeaison de corde; mais que ce ne soit pas le bourreau qui me gratte. Jef, je veux bien être gratté, mais non pendu. Songe que nous sommes frères en misère & longues oreilles; songe aussi quel bon ami tu perdrais me perdant.
Et Ulenspiegel s'essuyait les yeux, & Jef commençait à braire.
Continuant son propos:
- Nous vivons ensemble joyeusement, lui dit Ulenspiegel, ou tristement, suivant l'occurrence; t'en souviens-tu, Jef? - L'âne continuait de braire, car il avait faim. - Et tu ne pourras jamais m'oublier, disait son maître, car quelle amitié est forte sinon celle qui rit des mêmes joies & pleure des mêmes peines! Jef, il faut te mettre sur le dos.
Le doux âne obéit & fut vu par le duc les quatre sabots en l'air. Ulenspiegel s'assit prestement sur son ventre. Le duc vint à lui:
- Que fais-tu là? dit-il. Ignores-tu que, par mon dernier placard, je t'ai défendu, sous peine de la corde, de mettre ton pied poudreux en mes pays?
Ulenspiegel répondit:
- Gracieux seigneur, prenez-moi en pitié!
Puis montrant son âne:

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- Vous savez bien, dit-il, que, par droit & loi, celui-là est toujours libre qui demeure entre ses quatre pieux.
Le duc répondit:
- Sors de mes pays, sinon tu mourras.
- Monseigneur, répondit Ulenspiegel, j'en sortirais si vite monté sur un florin ou deux!
- Vaurien, dit le duc, vas-tu, non content de ta désobéissance, me demander encore de l'argent?
- Il le faut bien, monseigneur, puisque je ne peux pas vous le prendre.
Le duc lui donna un florin.
Puis Ulenspiegel dit, parlant à son âne:
- Jef, lève-toi & salue monseigneur.
L'âne se leva & se remit à braire. Puis tous deux s'en furent.


LXI

Soetkin & Nele étaient assises à l'une des fenêtres de la chaumière & regardaient dans la rue.
Soetkin disait à Nele:
- Mignonne, ne vois-tu pas venir mon fils Ulenspiegel?
- Non, disait Nele, nous ne le verrons plus ce méchant vagabond.
- Nele, disait Soetkin, il ne faut point être fâchée contre lui, mais le plaindre, car il est hors du logis, le petit homme.
- Je le sais bien, disait Nele; il a une autre maison bien loin d'ici, plus riche que la sienne, où quelque belle dame lui donne sans doute à loger.
- Ce serait bien heureux pour lui, disait Soetkin; il y est peut-être nourri d'ortolans.
- Que ne lui donne-t-on des pierres à manger: il serait vite ici, le goulu! disait Nele.
Soetkin alors riait & disait:
- D'où vous vient donc, mignonne, cette grande colère?
Mais Claes, qui tout songeur aussi liait des fagots dans un coin:
- Ne vois-tu pas, disait-il, qu'elle en est affolée?

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- Voyez-vous, disait Soetkin, la rusée cauteleuse qui ne m'en a point sonné mot! Est-il vrai, mignonne, que tu en veuilles?
- Ne le croyez pas, disait Nele.
- Tu auras là, dit Claes, un vaillant époux ayant grande gueule, le ventre creux & la langue longue, faisant des florins des liards & jamais un sou de son labeur, toujours battant le pavé & mesurant les chemins à l'aune de vagabondage.
Mais Nele répondit toute rouge & fâchée:
- Que n'en fîtes-vous autre chose?
- Voilà, dit Soetkin, qu'elle pleure maintenant; tais-toi, mon homme!


LXII

Ulenspiegel vint un jour à Nuremberg & s'y donna pour un grand médecin vainqueur de maladies, purgateur très-illustre, célèbre dompteur de fièvres, renommé balayeur de pestes & invincible fouetteur de gales.
Il y avait à l'hôpital tant de malades qu'on ne savait où les loger. Le maître hospitalier, ayant appris la venue d'Ulenspiegel, vint le voir & s'enquit de lui s'il était vrai qu'il pût guérir toutes les maladies.
- Excepté la dernière, répondit Ulenspiegel; mais promettez-moi deux cents florins pour la guérison de toutes les autres, & je n'en veux pas recevoir un liard que tous vos malades ne se disent guéris & ne sortent de l'hôpital.
Il vint le lendemain audit hôpital, le regard assuré & portant doctoralement sa trogne solennelle. Étant dans les salles, il prit à part chaque malade, & lui parlant:
- Jure, disait-il, de ne confier à personne ce que je vais te conter à l'oreille. Quelle maladie as-tu?
Le malade le lui disait & jurait son grand Dieu de se taire.
- Sache, disait Ulenspiegel, que je dois, par le feu, réduire l'un de vous en poussière, que je ferai de cette poussière une mixture merveilleuse & la donnerai à boire à tous les malades. Celui qui ne saura marcher sera brûlé. Demain, je viendrai ici, &, me tenant dans la rue avec le maître

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hospitalier, je vous appellerai tous criant: Que celui qui n'est pas malade trousse son bagage & vienne.
Le matin, Ulenspiegel vint & cria comme il l'avait dit. Tous les malades boiteux, catarrheux, tousseux, fiévreux, voulurent sortir ensemble. Tous étaient dans la rue, de ceux-là mêmes qui depuis dix ans n'avaient pas quitté leur lit.
Le maître hospitalier leur demanda s'ils étaient guéris & pouvaient marcher.
- Oui, répondirent-ils, croyant qu'il y en avait un qui brûlait dans la cour.
Ulenspiegel dit alors au maître hospitalier:
- Paye-moi, puisqu'ils sont tous dehors & se déclarent guéris.
Le maître lui paya deux cents florins. Et Ulenspiegel s'en fut.
Mais le deuxième jour, le maître vit revenir ses malades dans un pire état que celui où ils se trouvaient auparavant, sauf un qui, s'étant guéri au grand air, fut trouvé ivre & chantant dans les rues: ‘Noël au grand docteur Ulenspiegel!’


LXIII

Les deux cents florins ayant couru la pretantaine, Ulenspiegel vint à Vienne où il se loua à un charron qui gourmandait toujours ses ouvriers, parce qu'ils ne faisaient pas aller assez fort le soufflet de la forge:
- En mesure, criait-il toujours, suivez avec les soufflets!
Ulenspiegel, un jour que le baes allait au jardin, détache le soufflet, l'emporte sur ses épaules, suit son maître: Celui-ci s'étonnant de le voir si étrangement chargé, Ulenspiegel lui dit:
- Baes, vous m'avez commandé de suivre avec les soufflets, où faut-il que je dépose celui-ci pendant que j'irai chercher l'autre.
- Cher garçon, répondit le baes, je ne t'ai pas dit cela, va remettre le soufflet à sa place.
Cependant il songeait à lui faire payer ce tour. Dès lors, il se leva tous les jours à minuit, éveilla ses ouvriers & les fit travailler.
Les ouvriers lui dirent:

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- Baes, pourquoi nous éveilles-tu au milieu de la nuit?
- C'est une habitude que j'ai, répondit le baes, de ne permettre à mes ouvriers de ne rester qu'une demi-nuit au lit pendant les sept premiers jours.
La nuit suivante il éveilla encore à minuit ses ouvriers. Ulenspiegel, qui couchait au grenier, mit son lit sur son dos & ainsi chargé descendit dans la forge.
Le baes lui dit:
- Es-tu fou? Que ne laisses-tu ton lit à sa place?
- C'est une habitude que j'ai, répondit Ulenspiegel, de passer, les sept premiers jours, la première moitié de la nuit sur mon lit & l'autre moitié dessous.
- Eh bien, moi, répondit le maître, c'est une seconde habitude que j'ai, de jeter à la rue mes effrontés ouvriers avec la permission de passer la première semaine sur le pavé & la seconde dessous.
- Dans votre cave, baes, si vous voulez, près des tonneaux de bruinbier, répondit Ulenspiegel.


LXIV

Ayant quitté le charron & s'en retournant en Flandre, il dut se donner à louage d'apprenti à un cordonnier qui restait plus volontiers dans la rue qu'à tenir l'alène en son ouvroir. Ulenspiegel, le voyant pour la centième fois prêt à sortir, lui demanda comment il lui fallait couper le cuir des empeignes.
- Coupes-en, répondit le baes, pour de grands & de moyens pieds, afin que tout ce qui mène le gros & le menu bétail puisse y entrer commodément.
- Ainsi sera-t-il, baes, répondit Ulenspiegel.
Quand le cordonnier fut sorti, Ulenspiegel coupa des empeignes bonnes seulement à chausser cavales, ânesses, génisses, truies & brebis.
De retour à l'ouvroir, le baes voyant son cuir en morceaux:
- Qu'as-tu fait là, gâcheur vaurien? dit-il.
- Ce que vous m'avez dit, répondit Ulenspiegel.
- Je t'ai commandé, répartit le baes, de me tailler des souliers où puisse

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entrer commodément tout ce qui mène les boeufs, les porcs, les moutons, & tu me fais de la chaussure au pied de ces animaux.
Ulenspiegel répondit:
- Baes, qui donc mène le verrat sinon la truie, l'âne sinon l'ânesse, le taureau sinon la génisse, le bélier sinon la brebis, en la saison où toutes bêtes sont amoureuses?
Puis il s'en fut & dut rester dehors.


LXV

On était pour lors en avril, l'air avait été doux, puis il gela rudement & le ciel fut gris comme un ciel du jour des morts. La troisième année de bannissement d'Ulenspiegel était depuis longtemps écoulée & Nele attendait tous les jours son ami: ‘Las! disait-elle, il va neiger sur les poiriers, sur les jasmins en fleur, sur toutes les pauvres plantes épanouies avec confiance à la tiède chaleur d'un précoce renouveau. Déjà de petits flocons tombent du ciel sur les chemins. Et il neige aussi sur mon pauvre coeur.
‘Où sont-ils les clairs rayons se jouant sur les visages joyeux, sur les toits qu'ils faisaient plus rouges, sur les vitres qu'ils faisaient flambantes? Où sont-ils, réchauffant la terre & le ciel, les oiseaux & les insectes? Las! maintenant, de nuit & de jour, je suis refroidie de tristesse & longue attente. Où es-tu, mon ami Ulenspiegel?’


LXVI

Ulenspiegel, approchant de Renaix en Flandre, eut faim & soif, mais il ne voulait point geindre, & il essayait de faire rire les gens pour qu'on lui donnât du pain. Mais il riait mal toutefois, & les gens passaient sans rien donner.
Il faisait froid: tour à tour il neigeait, pleuvait, grêlait sur le dos du vagabond. S'il passait par les villages, l'eau lui venait à la bouche rien qu'à voir un chien rongeant un os au coin d'un mur. Il eut bien voulu gagner

Nele dolente attendait Ulenspiegel
Camille Van Camp

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un florin, mais ne savait comment le florin pourrait lui tomber dans la gibecière.
Cherchant en haut, il voyait les pigeons qui, du toit d'un colombier, laissaient, sur le chemin, tomber des pièces blanches, mais ce n'était point des florins. Il cherchait par terre sur les chaussées, mais les florins ne fleurissaient pas entre les pavés.
Cherchant à droite, il voyait bien un vilain nuage qui s'avançait dans le ciel, comme un grand arrosoir, mais il savait que si de ce nuage quelque chose devait tomber, ce ne serait point une averse de florins. Cherchant à gauche, il voyait un grand fainéant de marronnier d'Inde, vivant sans rien faire: ‘Ah! se disait-il, pourquoi n'y a-t-il pas de floriniers? Ce seraient de bien beaux arbres!’
Soudain le gros nuage creva, & les grêlons en tombèrent dru comme cailloux sur le dos d'Ulenspiegel: ‘Las! dit-il, je le sens assez, on ne jette jamais de pierres qu'aux chiens errants. ‘Puis, se mettant à courir: “Ce n'est point de ma faute, se disait-il, si je n'ai point un palais ni même une tente pour abriter mon corps maigre. Oh! les méchants grêlons: ils sont durs comme des boulets. Non, ce n'est pas de ma faute si je traîne par le monde mes guenilles, c'est seulement parce que cela m'a plu. Que ne suis-je empereur! Ces grêlons veulent entrer de force dans mes oreilles comme de mauvaises paroles.” Et il courait: “Pauvre nez, ajoutait-il, tu seras bientôt percé à jour & pourras servir de poivrier dans les festins des grands de ce monde sur lesquels il ne grêle point.” Puis, essuyant ses joues: “Celles-ci, dit-il, serviront bien d'écumoires aux cuisiniers qui ont chaud près de leurs fourneaux. Ah! lointaine souvenance des sauces d'autrefois! J'ai faim. Ventre vide, ne te plains point; dolentes entrailles, ne gargouillez pas davantage. Où te caches-tu, fortune propice? mène-moi vers l'endroit où est la pâture.”
Tandis qu'il se parlait ainsi à lui-même, le ciel s'éclaircit au soleil qui brilla, la grêle cessa & Ulenspiegel dit: “Bonjour, soleil, mon seul ami, qui viens pour me sécher!”
Mais il courait toujours, ayant froid. Soudain il vit venir de loin sur le chemin un chien blanc & noir courant tout droit devant lui, la langue pendante & les yeux hors la tête.
“Cette bête, dit Ulenspiegel, a la rage au ventre!” Il ramassa à la hâte une grosse pierre & monta sur un arbre: comme il en atteignait la première branche, le chien passa & Ulenspiegel lui lança la pierre sur le crâne. Le

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chien s'arrêta, & tristement & raidement voulut monter sur l'arbre & mordre Ulenspiegel, mais il ne le put & tomba pour mourir.
Ulensspiegel n'en fut pas joyeux, & bien moins lorsque, descendant de l'arbre, il s'aperçut que le chien n'avait pas la gueule sèche ainsi que l'ont de coutume ses pareils atteints de malerage. Puis, considérant sa peau, il vit qu'elle était belle & bonne à vendre, la lui enleva, la lava, la pendit à son épieu, la laissa se sécher un peu au soleil, puis la mit dans sa gibecière.
La faim & la soif le tourmentant davantage, il entra dans plusieurs fermes, n'osa y vendre sa peau, de crainte qu'elle ne fût celle d'un chien ayant appartenu au paysan. Il demanda du pain, on le lui refusa. La nuit venait. Ses jambes étaient lasses, il entra dans une petite auberge. Il y vit une vieille baessinne qui caressait un vieux chien tousseux dont la peau était semblable à celle du mort.
- D'où viens-tu, voyageur? lui demanda la vieille baessinne. Ulenspiegel répondit:
- Je viens de Rome, où j'ai guéri le chien du pape d'une pituite qui le gênait extraordinairement.
- Tu as donc vu le pape? lui dit-elle en lui tirant un verre de bière.
- Hélas! dit Ulenspiegel vidant le verre, il m'a seulement été permis de baiser son pied sacré & sa sainte pantoufle.
Cependant le vieux chien de la baessinne toussait & ne crachait point.
- Quand fis-tu cela? demanda la vieille.
- Le mois avant-dernier, répondit Ulenspiegel, j'arrivai, étant attendu, & frappai à la porte: - Qui est là? demanda le camérier archicardinal, archisecret, archiextraordinaire de Sa Très-Sainte Sainteté. - C'est moi, répondis-je, monseigneur cardinal, qui viens de Flandre expressément pour baiser le pied du pape & guérir son chien de la pituite. - Ah! c'est toi, Ulenspiegel? dit le pape parlant de l'autre côté d'une petite porte. Je serais bien aise de te voir, mais c'est chose impossible présentement. Il m'est défendu par les saintes Décrétales de montrer mon visage aux étrangers quand on y passe le saint rasoir. - Hélas! dis-je, je suis bien infortuné, moi qui viens de si lointains pays pour baiser le pied de Votre Sainteté & guérir son chien de la pituite. Faut-il m'en retourner sans être satisfait? - Non, dit le Saint-Père; puis je l'entendis criant: - Archicamérier, glissez mon fauteuil jusqu'à la porte & ouvrez le petit guichet qui est au bas. Ce qui se fit. - Et je vis passer par le guichet un pied chaussé d'une pantoufle d'or, & j'entendis une voix, parlant comme un tonnerre, disant:

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- Ceci est le pied redoutable du Prince des Princes, du Roi des Rois, de l'Empereur des Empereurs. Baise, chrétien, baise la sainte pantoufle. Et je baisai la sainte pantoufle, & j'eus le nez tout embaumé du céleste parfum qui s'exhalait de ce pied. Puis le guichet se referma, & la même redoutable voix me dit d'attendre. Le guichet se rouvrit & il en sortit, sauf tout respect, un animal au poil pelé, chassieux, tousseux, gonflé comme une outre & forcé de marcher les pattes écartées, à cause de la largeur de sa bedaine.
Le Saint-Père daigna me parler encore: - Ulenspiegel, dit-il, tu vois mon chien; il fut pris de pituite & d'autres maladies en rongeant des os d'hérétiques auxquels on les avait rompus. Guéris-le, mon fils: tu t'en trouveras bien.
- Bois, dit la vieille.
- Verse, répondit Ulenspiegel. Poursuivant son propos: Je purgeai, dit-il, le chien à l'aide d'une boisson mirifique par moi-même composée. Il en pissa pendant trois jours & trois nuits, sans cesse, & fut guéri.
- Jésus God en Maria! dit la vieille; laisse-moi te baiser, glorieux pèlerin, qui as vu le pape & pourras aussi guérir mon chien.
Mais Ulenspiegel, ne se souciant point des baisers de la vieille, lui dit: Ceux qui ont touché des lèvres la sainte pantoufle ne peuvent, endéans les deux ans, recevoir les baisers d'aucune femme. Donne-moi d'abord à souper quelques bonnes carbonnades, un boudin ou deux & de la bière à suffisance, & je ferai à ton chien une voix si claire qu'il pourra chanter les avés en e la au jubé de la grande église.
- Puisses-tu dire vrai, geignit la vieille, & je te donnerai un florin.
- Je le ferai, répondit Ulenspiegel, mais seulement après le souper.
Elle lui servit ce qu'il avait demandé. Il mangea & but tout son soûl, & il eut bien, par gratitude de gueule, embrassé la vieille, n'était ce qu'il lui avait dit.
Tandis qu'il mangeait, le vieux chien mettait les pattes sur ses genoux pour avoir un os. Ulenspiegel lui en donna plusieurs, puis il dit à l'hôtesse:
- Si quelqu'un avait mangé chez toi & ne te payait pas, que ferais-tu?
- J'ôterais à ce larron son meilleur vêtement, répondit la vieille.
- C'est bien, repartit Ulenspiegel; puis il mit le chien sous son bras & entra dans l'écurie. Là, il l'enferma avec un os, sortit de sa gibecière la peau du mort, &, revenant près de la vieille, il lui demanda si elle avait dit qu'elle enlèverait son meilleur vêtement à celui qui ne lui payerait point son repas.

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- Oui, répondit-elle.
- Eh bien! ton chien a dîné avec moi & il ne m'a pas payé; je lui ai donc enlevé, suivant ton précepte, son meilleur et son seul habit.
Et il lui montra la peau du chien mort.
- Ah! dit la vieille pleurant, c'est cruel à toi, monsieur le médecin. Pauvre chiennet! il était, pour moi veuve, mon enfant. Pourquoi m'enlevas-tu le seul ami que j'eusse au monde? Je puis bien mourir maintenant.
- Je le ressusciterai, dit Ulenspiegel.
- Ressusciter! dit-elle. Et il me caressera encore, & il me regardera encore, & il me lèchera encore, & il fera encore aller en me regardant son pauvre vieux bout de queue! Faites-le, monsieur le médecin, & vous aurez dîné gratis ici, un dîner bien coûteux, & je vous donnerai encore plus d'un florin par-dessus le marché.
- Je le ressusciterai, dit Ulenspiegel; mais il me faut de l'eau chaude, du sirop pour coller les jointures, une aiguille & du fil & de la sauce de carbonnades; & je veux être seul durant l'opération.
La vieille lui donna ce qu'il demandait; il reprit la peau du chien mort & s'en fut à l'écurie.
Là, il barbouilla de sauce le museau du vieux chien, qui se laissa faire joyeusement; il lui traça une grande raie au sirop sous le ventre, il lui mit du sirop au bout des pattes & de la sauce à la queue.
Poussant trois fois un grand cri, il dit alors: Staet op! staet op! ik't bevel vuilen hond!
Puis, mettant prestement la peau du chien mort dans sa gibecière, bailla un grand coup de pied au vivant & le poussa ainsi dans la salle de l'auberge.
La vieille, voyant son chien en vie et se pourléchant, voulut tout aise l'embrasser; mais Ulenspiegel ne le permit pas.
- Tu ne pourras, dit-il, caresser ce chien qu'il n'ait lavé de sa langue tout le sirop dont il est enduit; alors seulement les coutures de la peau seront fermées. Compte-moi maintenant mes dix florins.
- J'avais dit un, répondit la vieille.
- Un pour l'opération, neuf pour la résurrection, répondit Ulenspiegel.
Elle les lui compta. Ulenspiegel s'en fut jetant dans la salle de l'auberge la peau du chien mort & disant: - Tiens, femme, garde sa vieille peau: elle te servira à rapiécer la neuve quand elle aura des trous.

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LXVII

Ce dimanche-là, eut lieu à Bruges la procession du Saint-Sang. Claes dit à sa femme & à Nele de l'aller voir & que, peut-être, elles trouveraient Ulenspiegel en ville. Quant à lui, disait-il, il garderait la chaumine en attendant que le pèlerin y rentrât.
Les deux femmes partirent à deux; Claes, demeuré à Damme, s'assit sur le pas de sa porte & trouva la ville bien déserte. Il n'entendait rien sinon le son cristallin de quelque cloche villageoise, tandis que de Bruges lui arrivaient, par bouffées, la musique des carillons & un grand fracas de fauconneaux & de boîtes d'artifice tirées en l'honneur du Saint-Sang.
Claes, cherchant tout songeur Ulenspiegel sur les chemins, ne voyait rien, sinon le ciel clair & tout bleu sans nuages, quelques chiens couchés tirant la langue au soleil, des moineaux francs se baignant en pépiant dans la poussière, un chat qui les guettait, & la lumière entrant amie dans toutes les maisons & y faisant briller sur les dressoirs les chaudrons de cuivre & les hanaps d'étain.
Mais Claes était triste au milieu de cette joie, &, cherchant son fils, il tâchait de le voir derrière le brouillard gris des prairies, de l'entendre dans le joyeux bruissement des feuilles & le gai concert des oiseaux dans les arbres. Soudain il vit sur le chemin venant de Maldeghem un homme de haute stature & reconnut que ce n'était pas Ulenspiegel. Il le vit s'arrêter au bord d'un champ de carottes & manger de ces légumes avidement.
- Voilà un homme qui a grand'faim, dit Claes.
L'ayant perdu de vue un moment, il le vit reparaître au coin de la rue du Héron, & il reconnut le messager de Josse qui lui avait apporté les sept cents carolus d'or. Il alla à lui sur le chemin & dit:
- Entre chez moi.
L'homme répondit:
- Bénis ceux qui sont doux au voyageur errant.
Il y avait sur l'appui extérieur de la fenêtre de la chaumière du pain émietté que Soetkin réservait aux oiseaux des alentours. Ils y venaient

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l'hiver chercher leur nourriture. L'homme prit de ces miettes quelques-unes qu'il mangea.
- Tu as faim & soif, dit Claes.
L'homme répondit:
- Depuis huit jours que je fus détroussé par les larrons, je ne me nourris que de carottes dans les champs & des racines dans les bois.
- Donc, dit Claes, c'est l'heure de faire ripaille. Et voici, dit-il en ouvrant la huche, une pleine écuellée de pois, des oeufs, boudins, jambons, saucisson de Gand, waterzoey: hochepot de poisson. En bas dans la cave sommeille le vin de Louvain préparé à la façon de ceux de Bourgogne, rouge & clair comme rubis; il ne demande que le réveil des verres. Or ça, mettons un fagot au feu. Entends-tu les boudins chanter sur le gril? C'est chanson de bonne nourriture.
Claes les tournant & retournant dit à l'homme:
- N'as-tu pas vu mon fils Ulenspiegel?
- Non, répondit-il.
- Apportes-tu des nouvelles de Josse mon frère? dit Claes mettant sur la table les boudins grillés, une omelette au gras jambon, du fromage & de grands hanaps, le vin de Louvain rouge & clairet brillant dans les flacons.
L'homme répondit:
- Ton frère Josse est mort sur la roue, à Sippenaken, près d'Aix. Et ce pour avoir, étant hérétique, porté les armes contre l'empereur.
Claes fut comme affolé & il dit tremblant de tout son corps, car sa colère était grande:
- Méchants bourreaux! Josse! mon pauvre frère!
L'homme dit alors sans douceur:
- Nos joies & douleurs ne sont point de ce monde.
Et il se mit à manger. Puis il dit:
- J'assistai ton frère en sa prison, en me faisant passer pour un paysan de Nieswieler, son parent. Je viens ici parce qu'il m'a dit: ‘Si tu ne meurs point pour la foi comme moi, va près de mon frère Claes; mande-lui de vivre en la paix du Seigneur, pratiquant les oeuvres de miséricorde, élevant son fils en secret dans la loi du Christ. L'argent que je lui donnai fut pris sur le pauvre peuple ignorant, qu'il l'emploie à élever Thyl en la science de Dieu & de la parole.’
Ce qu'ayant dit, le messager donna à Claes le baiser de paix.

(Page 129)

Et Claes se lamentant disait:
- Mort sur la roue, mon pauvre frère!
Et il ne pouvait se ravoir de sa grande douleur. Toutefois, comme il vit que l'homme avait soif & tendait son verre, il lui versa du vin, mais il mangea & but sans plaisir.
Soetkin & Nele furent absentes pendant sept jours; durant ce temps le messager de Josse habita sous le toit de Claes.
Toutes les nuits ils entendaient Katheline hurlant dans la chaumine:
- Le feu, le feu! Creusez un trou: l'âme veut sortir!
Et Claes allait près d'elle, la calmait par douces paroles, puis rentrait en son logis.
Au bout de sept jours, l'homme partit & ne voulut recevoir de Claes que deux carolus pour se nourrir & s'héberger en chemin.


LXVIII

Nele & Soetkin étant revenues de Bruges, Claes, dans sa cuisine, assis par terre à la façon des tailleurs, mettait des boutons à un vieux haut-de-chausses. Nele était près de lui agaçant contre la cigogne Titus Bibulus Schnouffius qui, se lançant sur elle & se reculant tour à tour, piaillait de sa voix la plus claire. La cigogne, debout sur une patte, le regardant grave & pensive, rentrait son long cou dans les plumes de sa poitrine. Titus Bibulus Schnouffius, la voyant paisible, piaillait plus terriblement. Mais soudain l'oiseau, ennuyé de cette musique, décocha son bec comme une flèche dans le dos du chien qui s'enfuit en criant:
- A l'aide!
Claes riait, Nele pareillement, & Soetkin ne cessait de regarder dans la rue, cherchant si elle ne verrait point venir Ulenspiegel.
Soudain elle dit:
- Voici le prévôt & quatre sergents de justice. Ce n'est pas à nous, sans doute, qu'ils en veulent. Il y en a deux qui tournent autour de la chaumine.
Claes leva le nez de dessus son ouvrage...

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- Et deux qui s'arrêtent devant, continua Soetkin.
Claes se leva.
- Qui va-t-on appréhender en cette rue? dit-elle. Jésus Dieu! mon homme, ils entrent ici.
Claes sauta de la cuisine dans le jardin, suivi de Nele.
Il lui dit:
- Sauve les carolus, ils sont derrière le contre-coeur de la cheminée.
Nele le comprit, puis voyant qu'il passait par-dessus la haie, que les sergents le happaient au collet, qu'il les battait pour se défaire d'eux, elle cria & pleura:
- Il est innocent! il est innocent! ne faites pas de mal à Claes mon père! Ulenspiegel, où es-tu? Tu les tuerais tous deux!
Et elle se jeta sur l'un des sergents & lui déchira le visage de ses ongles. Puis criant: ‘Ils le tueront!’ elle tomba sur le gazon du jardin & y roula éperdue.
Katheline était venue au bruit, &, droite & immobile, considérait le spectacle disant, branlant la tête: ‘Le feu! le feu! Creusez un trou: l'âme veut sortir.’
Soetkin ne voyait rien, & parlant aux sergents entrés dans la chaumine:
- Messieurs, que cherchez-vous en notre pauvre demeure? Si c'est mon fils, il est loin. Vos jambes sont-elles longues?
Ce disant, elle était joyeuse.
En ce moment Nele criant à l'aide, Soetkin courut dans le jardin, vit son homme frappé au collet & se débattant sur le chemin près de la haie.
- Frappe! dit-elle, tue! Ulenspiegel, où es-tu?
Et elle voulut aller porter secours à son homme, mais l'un des sergents la prit au corps, non sans danger.
Claes se débattait & frappait si fort qu'il eût bien pu s'échapper, si les deux sergents auxquels avait parlé Soetkin ne sussent venus en aide à ceux qui le tenaient.
Ils le ramenèrent les deux mains liées, dans la cuisine où Soetkin & Nele pleuraient à sanglots:
- Messire prévôt, disait Soetkin, qu'a donc fait mon pauvre homme pour que vous le liiez ainsi de ces cordes?
- Hérétique, dit l'un des sergents.
- Hérétique? répartit Soetkin; tu es hérétique, toi? Ces démons ont menti.

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Claes répondit:
- Je me remets en la garde de Dieu.
Il sortit, Nele & Soetkin le suivirent pleurant & croyant qu'on les allait aussi mener devant le juge. Bonshommes & commères vinrent à elles; quand ils surent que Claes marchait ainsi lié parce qu'il était soupçonné d'hérésie, ils eurent si grande peur, qu'ils rentrèrent en hâte dans leurs maisons en fermant derrière eux toutes les portes. Quelques fillettes seulement osèrent venir à Claes & lui dire:
- Où t'en vas-tu ainsi lié, charbonnier?
- A la grâce de Dieu, fillettes, répondit-il.
On le mena dans la prison de la commune, Soetkin & Nele s'assirent sur le seuil. Vers le soir, Soetkin dit à Nele de la laisser pour aller voir si Ulenspiegel ne revenait point.


LXIX

La nouvelle courut bientôt dans les villages voisins que l'on avait emprisonné un homme pour cause d'hérésie & que l'inquisiteur Titelman, doyen de Renaix, surnommé l'Inquisiteur Sans Pitié, dirigerait les interrogatoires. Ulenspiegel vivait alors à Koolkerke, dans l'intime faveur d'une mignonne fermière, douce veuve qui ne lui refusait rien de ce qui était à elle. Il y fut bien heureux, choyé & caressé, jusqu'au jour où un traître rival, échevin de la commune, l'attendit un matin qu'il sortait de la taverne & voulut le frotter de chêne. Mais Ulenspiegel, pour lui rafraîchir sa colère, le jeta dans une mare d'où l'échevin sortit de son mieux, vert comme un crapaud & trempé comme une éponge.
Ulenspiegel, pour ce haut fait, dut quitter Koolkerke & s'en fut à toutes jambes vers Damme, craignant la vengeance de l'échevin.
Le soir tombait frais, Ulenspiegel courait vite: il eût voulu déjà être au logis; il voyait en son esprit Nele cousant, Soetkin préparant le souper, Claes liant des fagots, Schnouffius rongeant un os & la cigogne frappant sur le ventre de la ménagère pour avoir quelques miettes de nourriture.
Un colporteur piéton lui dit en passant:

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- Où t'en vas-tu ainsi courant?
- A Damme, en mon logis, répondit Ulenspiegel.
Le piéton dit:
- La ville n'est plus sûre à cause des réformés qu'on y arrête.
Et il passa.
Arrivé devant l'auberge du Roode-Schildt, Ulenspiegel y entra pour boire un verre de dobbel-kuyt. Le baes lui dit:
- N'es-tu point le fils de Claes?
- Je le suis, répondit Ulenspiegel.
- Hâte-toi, dit le baes, car la maleheure a sonné pour ton père.
Ulenspiegel lui demanda ce qu'il voulait dire.
Le baes répondit qu'il le saurait trop tôt.
Et Ulenspiegel continua de courir.
Comme il était à l'entrée de Damme, les chiens qui se tenaient sur le seuil des portes lui sautèrent aux jambes en jappant & en aboyant. Les commères sortirent au bruit & lui dirent, parlant toutes à la fois:
- D'où viens-tu? As-tu des nouvelles de ton père? Où est ta mère? Est-elle aussi avec lui en prison? Las! pourvu qu'on ne le brûle pas!
Ulenspiegel courait plus fort.
Il rencontra Nele, qui lui dit:
- Thyl, ne va pas à ta maison: ceux de la ville y ont mis un gardien de la part de Sa Majesté.
Ulenspiegel s'arrêta:
- Nele, dit-il, est-il vrai que Claes mon père soit en prison?
- Oui, dit Nele, & Soetkin pleure sur le seuil.
Alors le coeur du fils prodigue fut gonflé de douleur & il dit à Nele:
- Je vais les voir.
- Ce n'est pas ce que tu dois faire, dit-elle, mais bien obéir à Claes, qui m'a dit, avant d'être pris: ‘Sauve les carolus; ils sont derrière le contrecoeur de la cheminée.’ Ce sont ceux-là qu'il faut sauver d'abord, car c'est l'héritage de Soetkin, la pauvre commère.
Ulenspiegel n'écoutant rien courut jusqu'à la prison. Là il vit sur le seuil Soetkin assise, elle l'embrassa avec larmes, & ils pleurèrent ensemble.
Le populaire s'assemblant, à cause d'eux, en foule devant la prison, des sergents vinrent & dirent à Ulenspiegel & à Soetkin qu'ils eussent à déguerpir de là au plus tôt.
La mère & le fils s'en furent en la chaumine de Nele, voisine de leur

(Page 133)

logis, devant lequel ils virent un des soudards lansquenets mandés de Bruges par crainte des troubles qui pourraient survenir pendant le jugement & durant l'exécution. Car ceux de Damme aimaient Claes grandement.
Le soudard était assis sur le pavé, devant la porte, occupé à humer hors d'un flaçon la dernière goutte de brandevin. N'y trouvant plus rien, il le jeta à quelques pas, &, tirant son bragmart, il prit son plaisir à déchausser les pavés.
Soetkin entra chez Katheline toute pleurante.
Et Katheline, hochant la tête: ‘Le feu! Creusez un trou: l'âme veut sortir’, disait-elle.


LXX

La cloche dite borgstorm (tempête du bourg) ayant appelé les juges au tribunal, ils se réunirent dans la Vierschare, sur les quatre heures, autour du tilleul de justice.
Claes fut mené devant eux & vit, siégant sous le dais, le bailli de Damme, puis à ses côtés, & vis-à-vis de celui-ci, le mayeur, les échevins & le greffier.
Le populaire accourut au son de la cloche, en grande multitude, & disant:
Beaucoup d'entre les juges ne sont pas là pour faire oeuvre de justice, mais de servage impérial.
Le greffier déclara que, le tribunal s'étant réuni préalablement dans la Vierschare, autour du tilleul, avait décidé que, vu & entendu les dénonciations & témoignages, il y avait eu lieu d'appréhender au corps Claes, charbonnier, natif de Damme, époux de Soetkin, fille de Joostens. Ils allaient maintenant, ajouta-t-il, procéder à l'audition des témoins.
Hans Barbier, voisin de Claes, fut d'abord entendu. Ayant prêté serment, il dit: ‘Sur le salut de mon âme, j'affie & assure que Claes, présent devant ce tribunal, est connu de moi depuis bientôt dix-sept ans, qu'il a toujours vécu honnêtement & suivant les lois de notre mère sainte l'Église, n'a jamais parlé d'elle opprobrieusement, ni logé à ma connaissance aucun hérétique, ni caché le livre de Luther, ni parlé dudit livre, ni rien fait qui

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le puisse faire soupçonner d'avoir manqué aux lois & ordonnances de l'empire. Ainsi m'aient Dieu & tous ses saints.’
Jan Van Roosebeke fut alors entendu & dit ‘que, durant l'absence de Soetkin, femme de Claes, il avait maintes fois cru entendre dans la maison de l'accusé deux voix d'hommes, & que souvent le soir, après le couvre-feu, il avait vu, dans une petite salle sous le toit, une lumière & deux hommes, dont l'un était Claes, devisant ensemble. Quant à dire si l'autre homme était ou non hérétique, il ne le pouvait, ne l'ayant vu que de loin. Pour ce qui est de Claes, ajouta-t-il, je dirai, parlant en toute vérité, que, depuis que je le connais, il fit toujours ses Pâques régulièrement, communia aux grandes fêtes, alla à la messe tous les dimanches, sauf celui du Saint-Sang & les suivants. Et je ne sais rien davantage. Ainsi m'aient Dieu & tous ses saints.’
Interrogé s'il n'avait point vu dans la taverne de la Blauwe-Torre Claes vendant des indulgences & se gaussant du purgatoire, Jan Van Roosebeke répondit qu'en effet Claes avait vendu des indulgences, mais sans mépris ni gaudisserie, & que lui, Jan Van Roosebeke, en avait acheté, comme aussi avait voulu le faire Josse Gripstuiver, le doyen des poissonniers, qui était là dans la foule.
Le bailli dit ensuite qu'il allait faire connaître les faits & gestes pour lesquels Claes était amené devant le tribunal de la Vierschare.
‘Le dénonciateur, dit-il, étant d'aventure resté à Damme, afin de n'aller point à Bruges dépenser son argent en noces & ripailles, ainsi que cela se pratique trop souvent dans ces saintes occasions, humait l'air sobrement sur le pas de sa porte. Étant là, il vit un homme qui marchait dans la rue du Héron. Claes, en apercevant l'homme, alla à lui & le salua. L'homme était vêtu de toile noire. Il entra chez Claes, & la porte de la chaumine: fut laissée entr'ouverte. Curieux de savoir quel était cet homme, le dénonciateur entra dans le vestibule, entendit Claes parlant dans la cuisine avec l'étranger d'un certain Josse, son frère, qui, ayant été fait prisonnier parmi les troupes réformées, fut, pour ce fait, roué vif non loin d'Aix. L'étranger dit à Claes que l'argent qu'il avait reçu de son frère étant de l'argent gagné sur l'ignorance du pauvre monde, il le devait employer à élever son fils dans la religion réformée. Il avait aussi engagé Claes à quitter le giron de notre mère sainte Église & prononcé d'autres paroles impies auxquelles Claes répondait seulement par ces paroles: “Cruels bourreaux! mon pauvre frère!” Et l'accusé blasphémait ainsi notre saint-père le Pape & Sa Majesté Royale, en les accusant de cruauté parce qu'ils punissaient jus-

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tement l'hérésie comme un crime de lèse-majesté divine & humaine. Quand l'homme eut fini de manger, le dénonciateur entendit Claes s'écrier: “Pauvre Josse, que Dieu ait en sa gloire, ils furent cruels pour toi.” Il accusait ainsi Dieu même d'impiété, en jugeant qu'il peut recevoir dans son ciel des hérétiques. Et Claes ne cessait de dire: “Mon pauvre frère!” L'étranger, entrant alors en fureur comme un prédicant à son prêche, s'écria: “Elle tombera la grande Babylone, la prostituée romaine, & elle deviendra la demeure des démons & le repaire de tout oiseau exécrable!” Claes disait: “Cruels bourreaux! mon pauvre frère!” L'étranger, pour-suivant son propos, disait: “Car l'ange prendra la pierre qui est grande comme une meule. Et elle sera lancée dans la mer, & il dira: “Ainsi sera jetée la grande Babylone, & elle ne sera plus trouvée. - Messire, disait Claes, votre bouche est pleine de colère; mais dites-moi quand viendra le règne où ceux qui sont doux de coeur pourront vivre en paix sur la terre? - Jamais! répondit l'étranger, tant que régnera l'Antechrist, qui est le pape & l'ennemi de toute vérité. - Ah! disait Claes, vous parlez sans respect de notre Saint-Père. Il ignore assurément les cruels supplices dont on punit les pauvres réformés.” L'étranger répondit: “Il ne les ignore point, car c'est lui qui lance ses arrêts, les fait exécuter par l'Empereur, & maintenant par le roi, lequel jouit du bénéfice de confiscation, hérite des défunts, & fait volontiers aux riches des procès pour cause d'hérésie.” Claes répondit: “On dit de ces choses au pays de Flandre, je dois les croire; la chair de l'homme est faible, même quand c'est chair royale. Mon pauvre Josse!” Et Claes donnait ainsi à entendre que c'était par un vil désir de lucre que Sa Majesté punissait les hérésiarques. L'étranger le voulant patrociner. Claes répondit: “Daignez, messire, ne plus me tenir de pareils discours, qui, s'ils étaient entendus, me susciteraient quelque méchant procès.”
‘Claes se leva pour aller à la cave & en remonta avec un pot de bière. “Je vais fermer la porte”, dit-il alors, & le dénonciateur n'entendit plus rien, car il dut sortir prestement de la maison. La porte, ayant été fermée, fut toutefois rouverte à la nuit tombante. L'étranger en sortit, mais il revint bientôt y frapper, disant: “Claes, j'ai froid; je ne sais où loger; donne-moi asile; personne ne m'a vu entrer, la ville est déserte”. Claes le reçut chez lui, alluma une lanterne, & on le vit, précédant l'hérétique, monter l'escalier & mener l'étranger sous le toit, dans une petite chambre dont la fenêtre ouvrait sur la campagne...’

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- Qui donc, s'écria Claes, peut avoir rapporté tout cela, si ce n'est toi, méchant poissonnier, que je vis le dimanche sur ton seuil, droit comme un poteau, regardant hypocritement en l'air voler les hirondelles?
Et il désigna du doigt Josse Grypstuiver, doyen des poissonniers, qui montrait son laid museau dans la foule du peuple.
Le poissonnier sourit méchamment en voyant Claes se trahir de la sorte. Tous ceux du populaire, hommes, femmes & fillettes, s'entre-dirent:
- Pauvre bonhomme, ses paroles lui seront cause de mort sans doute.
Mais le greffier continuant sa déclaration:
‘L'hérétique & Claes, dit-il, devisèrent cette nuit-là ensemble longuement, & aussi pendant six autres, durant lesquelles on pouvait voir l'étranger faire force gestes de menace ou de bénédiction, lever les bras au ciel comme font ses pareils en hérésie. Claes paraissait approuver ses propos.
‘Certes, durant ces journées, soirées & nuits, ils devisèrent opprobrieusement de la messe, de la confession, des indulgences & de Sa Majesté Royale...’
- Nul ne l'a entendu, dit Claes, & l'on ne peut m'accuser ainsi sans preuves!
Le greffier repartit:
- On a entendu autre chose. Lorsque l'étranger sortit de chez toi, le septième jour, à la dixième heure, le soir étant déjà tombé, tu lui fis route jusques près de la borne du champ de Katheline. Là il s'enquit de ce que tu avais fait des méchantes idoles, - & le bailli se signa, - de madame la Vierge, de monsieur saint Nicolas & de monsieur saint Martin? Tu répondis que tu les avais brisées & jetées dans le puits. Elles furent, en effet, trouvées dans ton puits, la nuit dernière, & les morceaux en sont dans la grange de torture.
A ce propos, Claes parut accablé. Le bailli lui demanda s'il n'avait rien à répondre, Claes fit signe de la tête que non.
Le bailli lui demanda s'il ne voulait pas rétracter la maudite pensée qui lui avait fait briser les images & l'erreur impie en vertu de laquelle il avait prononcé des paroles opprobrieuses à Sa Majesté divine & à Sa Majesté royale.
Claes répondit que son corps était à Sa Majesté Royale, mais que sa conscience était à Christ, dont il voulait suivre la loi. Le bailli lui demanda si cette loi était celle de notre mère sainte Église. Claes répondit:
- Elle est dans le saint Évangile.

(Page 137)

Sommé de répondre à la question de savoir si le pape est le représentant de Dieu sur la terre:
- Non, dit-il.
Interrogé s'il croyait qu'il fût défendu d'adorer les images de Madame la Vierge et de Messieurs les saints, il répondit que c'était de l'idolâtrie. Questionné sur le point de savoir si la confession auriculaire est chose bonne & salutaire, il répondit:
- Christ a dit: ‘Confessez-vous les uns aux autres’.
Il fut vaillant en ses réponses; quoiqu'il parût bien marri & effrayé au fond de son coeur.
Huit heures étant sonnées & le soir tombant, messieurs du tribunal se retirèrent, remettant au lendemain le jugement définitif.


LXXI

En la chaumine de Katheline, Soetkin pleurait de douleur affolée. Et elle disait sans cesse:
- Mon homme! mon pauvre homme!
Ulenspiegel & Nele l'embrassaient avec grande effusion de tendresse. Elle, les pressant alors dans ses bras, pleurait silencieuse. Puis elle leur fit signe de la laisser seule. Nele dit à Ulenspiegel:
- Laissons-la, elle le veut; sauvons les carolus.
Ils s'en furent à deux; Katheline tournait autour de Soetkin, disant:
- Creusez un trou: l'âme veut partir.
Et Soetkin, l'oeil fixe, la regardait sans la voir.
Les chaumines de Claes & de Katheline se touchaient, celle de Claes était en un enfoncement avec un jardinet devant la maison, celle de Katheline avait un clos planté de fèves donnant sur la rue. Le clos était entouré d'une haie vive, dans laquelle Ulenspiegel, pour aller chez Nele, & Nele, pour aller chez Ulenspiegel, avaient fait un grand trou en leur jeune âge.
Ulenspiegel & Nele vinrent dans le clos, et de là virent le soudard-gardien qui, le chef branlant, crachait en l'air, mais la salive retombait sur son pourpoint. Un flacon d'osier gisait à côté de lui:

(Page 138)

- Nele, dit tout bas Ulenspiegel, ce soudard ivre n'a pas bu à sa soif; il faut qu'il boive encore. Nous serons ainsi les maîtres. Prenons le flacon.
Au son de leurs voix, le lansquenet tourna de leur côté sa tête lourde, chercha son flacon, & ne le trouvant pas, continua de cracher en l'air & tâcha de voir, au clair de la lune, tomber sa salive.
- Il a du brandevin jusqu'aux dents, dit Ulenspiegel; entends-tu comme il crache avec peine?
Cependant le soudard, ayant beaucoup craché & regardé en l'air, étendit encore le bras pour mettre la main sur le flacon. Il le trouva, mit la bouche au goulot, pencha la tête en arrière, renversa le flacon, frappa dessus à petits coups pour lui faire donner tout son jus & y teta comme un enfant au sein de sa mère. N'y trouvant rien, il se résigna, posa le flacon à côté de lui, jura quelque peu en haut allemand, cracha derechef, branla la tête à droite & à gauche, & s'endormit marmonnant d'inintelligibles patenôtres.
Ulenspiegel, sachant que ce sommeil ne durerait point & qu'il le fallait appesantir davantage, se glissa par la trouée saite dans la haie, prit le flacon du soudard & le donna à Nele, qui l'emplit de brandevin.
Le soudard, ne cessait de ronfler; Ulenspiegel repassa par le trou de la haie, lui mit le flacon plein entre les jambes, rentra dans le clos de Katheline & attendit avec Nele derrière la haie.
A cause de la fraîcheur de la liqueur nouvellement tirée, le soudard s'éveilla un peu, & de son premier geste chercha ce qui lui donnait froid sous le pourpoint.
Jugeant par intuition ivrognale que ce pourrait bien être un plein flacon, il y porta la main. Ulenspiegel & Nele le virent à la lueur de la lune secouer le flacon pour entendre le son de la liqueur, en goûter, rire, s'étonner qu'il fût si plein, boire un trait puis une gorgée, le poser à terre, le reprendre & boire derechef.
Puis il chanta:

Quand seigneur Maan viendra
 Dire bonsoir à dame Zee...

Pour les hauts Allemands, dame Zee, qui est la mer, est l'épouse du seigneur Maan, qui est la lune & le maître des femmes. Donc il chanta:

(Page 139)

Quand Seigneur Maan viendra
 Dire bonsoir à dame Zee,
 Dame Zee lui servira
 Un grand hanap de vin cuit.
 Quand seigneur Maan viendra,
 Avec lui elle soupera
 Et maintes fois le baisera;
 Et quand il aura bien mangé,
 Dans son lit le couchera,
 Quand seigneur Maan viendra.
 Ainsi fasse de moi m'amie,
 Gras souper & bon vin cuit;
 Ainsi fasse de moi m'amie,
 Quand seigneur Maan viendra.

Puis tour à tour buvant & chantant un quatrain, il s'endormit. Et il ne put entendre Nele disant: ‘Ils sont dans un pot derrière le contrecoeur de la cheminée’; ni voir Ulenspiegel entrer par l'étable dans la cuisine de Claes, lever la plaque du contre-coeur, trouver le pot & les carolus, rentrer dans le clos de Katheline, y cacher les carolus à côté du mur du puits, sachant bien que, si on les cherchait, ce serait dedans & non dehors.
Puis ils s'en retournèrent près de Soetkin & trouvèrent la dolente épouse pleurant & disant:
- Mon homme! mon pauvre homme!
Nele & Ulenspiegel veillèrent près d'elle jusqu'au matin.


LXXII

Le lendemain, la Borgstorm appela à grandes volées les juges au tribunal de la Vierschare.
Quand ils se furent assis sur les quatre bancs, autour de l'arbre de justice, ils interrogèrent de nouveau Claes & lui demandèrent s'il voulait revenir de ses erreurs.
Claes leva la main vers le ciel:

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- Christ, mon seigneur, me voit d'en haut, dit-il. Je regardais son soleil lorsque naquit mon fils Ulenspiegel. Où est-il maintenant, le vagabond? Soetkin, ma douce commère, seras-tu brave contre l'infortune?
Puis regardant le tilleul, il dit le maudissant:
- Autan & sécheresse! faites que les arbres de la terre des pères périssent tous sur pied plutôt que de voir sous leur ombre juger à mort la libre conscience. Où es-tu, mon fils Ulenspiegel? Je fus dur envers toi. Messieurs, prenez-moi en pitié & jugez-moi comme le ferait Notre Seigneur miséricordieux.
Tous ceux qui l'écoutaient pleuraient, fors les juges.
Puis il demanda s'il n'y avait nul pardon pour lui, disant:
- Je travaillai toujours, gagnant peu; je fus bon aux pauvres & doux à un chacun. J'ai quitté l'Église romaine pour obéir à l'esprit de Dieu qui me parla. Je n'implore nulle grâce que de commuer la peine du feu en celle du bannissement perpétuel du pays de Flandres sur la vie, peine déjà grande toutefois.
Tous ceux qui étaient présents crièrent:
- Pitié, messieurs! miséricorde!
Mais Josse Grypstuiver ne cria point.
Le bailli fit signe aux assistants de se taire & dit que les placards contenaient la défense expresse de demander grâce pour les hérétiques; mais que, si Claes voulait abjurer son erreur, il serait exécuté par la corde au lieu de l'être par le feu.
Et l'on disait dans le peuple:
- Feu ou corde, c'est mort.
Et les femmes pleuraient, & les hommes grondaient sourdement.
Claes dit alors:
- Je n'abjurerai point. Faites de mon corps ce qu'il plaira à votre miséricorde.
Le doyen de Renaix, Titelman, s'écria:
- Il est intolérable de voir une telle vermine d'hérétiques lever la tête devant leurs juges; brûler leurs corps est une peine passagère, il faut sauver leurs âmes & les forcer par la torture à renier leurs erreurs, afin qu'ils ne donnent point au peuple le spectacle dangereux d'hérétiques mourant dans l'impénitence finale.
A ce propos, les femmes pleurèrent davantage & les hommes dirent:
- Où il y a aveu, il y a peine, & non torture.

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Le tribunal décida que, la torture n'étant point prescrite par les ordonnances, il n'y avait pas lieu de la faire souffrir à Claes. Sommé encore une fois d'abjurer, il répondit:
- Je ne le puis.
Il fut, en vertu des placards, déclaré coupable de simonie, à cause de la vente des indulgences, hérétique, recéleur d'hérétiques, &, comme tel, condamné à être brûlé vif jusqu'à ce que mort s'ensuivît devant les bailles de la Maison commune.
Son corps serait laissé pendant deux jours attaché à l'estache pour servir d'exemple, & ensuite inhumé au lieu où le sont de coutume les corps des suppliciés.
Le tribunal accordait au dénonciateur Josse Grypstuiver, qui ne fut point nommé, cinquante florins sur les cent premiers florins carolus de l'héritage, & le dixième sur le restant.
Ayant entendu cette sentence, Claes dit au doyen des poissonniers:
- Tu mourras de malemort, méchant homme, qui pour un petit denier fais une veuve d'une épouse heureuse, & d'un fils joyeux un dolent orphelin!
Les juges avaient laissé parler Claes, car eux aussi, sauf Titelman, tenaient en grand mépris la dénonciation du doyen des poissonniers.
Celui-ci parut tout blême de honte & de colère.
Et Claes fut ramené dans sa prison.


LXXIII

Le lendemain, qui était la veille du supplice de Claes, la sentence fut connue de Nele, d'Ulenspiegel & de Soetkin.
Ils demandèrent aux juges de pouvoir entrer dans la prison, ce qui leur fut accordé, mais non pas à Nele.
Quand ils entrèrent, ils virent Claes attaché au mur avec une longue chaîne. Un petit feu de bois brûlait dans la cheminée, à cause de l'humidité. Car il est de par droit & loi, en Flandre, commandé d'être doux à ceux qui vont mourir, & de leur donner du pain, de la viande ou du fromage & du vin. Mais les avares geôliers contreviennent souvent à la loi, & il en est

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beaucoup qui mangent la plus grosse part & les meilleurs morceaux de la nourriture des pauvres prisonniers.
Claes embrassa en pleurant Ulenspiegel & Soetkin, mais il fut le premier qui eut les yeux secs, parce qu'il le voulait, étant homme & chef de famille.
Soetkin pleurait & Ulenspiegel disait:
- Je veux briser ces méchants fers.
Soetkin pleurait, disant:
- J'irai au roi Philippe, il fera grâce.
Claes répondit:
- Le roi hérite des biens des martyrs. Puis il ajouta: - Femme & fils aimés, je m'en vais aller tristement de ce monde & douloureusement. Si j'ai quelque appréhension de souffrance pour mon corps, je suis bien marri aussi, songeant que, moi n'étant plus, vous deviendrez tous deux pauvres & misérables, car le roi vous prendra votre bien.
Ulenspiegel répondit, parlant à voix basse:
- Nele sauva tout hier avec moi.
- J'en suis aise, repartit Claes; le dénonciateur ne rira pas sur ma dépouille.
- Qu'il meure plutôt, dit Soetkin, l'oeil haineux, sans pleurer.
Mais Claes, songeant aux carolus, dit:
- Tu fus subtil, Thylken mon mignon; elle n'aura donc point faim en son vieil âge, Soetkin ma veuve.
Et Claes l'embrassait, la serrant fort contre sa poitrine, & elle pleurait davantage, songeant que bientôt elle perdrait sa douce protection.
Claes regardait Ulenspiegel & disait:
- Fils, tu péchas souvent courant les grands chemins, ainsi que font les mauvais garçons; il ne faut plus le faire, mon enfant, ni laisser seule au logis la veuve affligée, car tu lui dois défense & protection, toi le mâle.
- Père, je le ferai, dit Ulenspiegel.
- O mon pauvre homme! disait Soetkin l'embrassant. Quel grand crime avons-nous commis? Nous vivions à deux paisiblement d'une honnête & petite vie, nous aimant bien, Seigneur Dieu, tu le sais. Nous nous levions tôt pour travailler, & le soir, en te rendant grâces, nous mangions le pain de la journée. Je veux aller au roi & le déchirer de mes ongles. Seigneur Dieu, nous ne fûmes point coupables!
Mais le geôlier entra & dit qu'il fallait partir.
Soetkin demanda de rester. Claes sentait son pauvre visage brûler le sien,

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& les larmes de Soetkin, tombant à flots, mouiller ses joues, & tout son pauvre corps frissonnant & tressaillant en ses bras. Il demanda qu'elle restât près de lui.
Le geôlier dit encore qu'il fallait partir & ôta Soetkin des bras de Claes.
Claes dit à Ulenspiegel:
- Veille sur elle.
Celui-ci répondit qu'il le ferait. Et Ulenspiegel & Soetkin s'en furent à deux, le fils soutenant la mère.


LXXIV

Le lendemain, qui était le jour du supplice, les voisins vinrent, & par pitié enfermèrent ensemble, dans la maison de Katheline, Ulenspiegel, Soetkin & Nele.
Mais ils n'avaient point pensé qu'ils pouvaient de loin entendre les cris du patient, & par les fenêtres voir la flamme du bûcher.
Katheline rôdait par la ville, hochant la tête & disant:
- Faites un trou, l'âme veut sortir.
A neuf heures, Claes en son linge, les mains liées derrière le dos, fut mené hors de sa prison. Suivant la sentence, le bûcher était dressé dans la rue de Notre-Dame, autour d'un poteau planté devant les bailles de la maison commune. Le bourreau & ses aides n'avaient pas encore fini d'empiler le bois.
Claes, au milieu de ses happe-chair, attendait patiemment que cette besogne fût faite, tandis que le prévôt à cheval, & les estafiers du bailliage, & les neuf lansquenets appelés de Bruges, pouvaient à grand'peine tenir en respect le peuple grondant.
Tous disaient que c'était cruauté de meurtrir ainsi en ses vieux jours injustement un pauvre bonhomme si doux, miséricordieux & vaillant au labeur.
Soudain ils se mirent à genoux & prièrent. Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.
Katheline était aussi dans la foule de peuple, au premier rang, toute folle. Regardant Claes & le bûcher, elle disait hochant la tête:

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- Le feu! le feu! Faites un trou: l'âme veut sortir.
Soetkin et Nele, entendant le son des cloches, se signèrent toutes deux. Mais Ulenspiegel ne le fit point, disant qu'il ne voulait point adorer Dieu à la façon des bourreaux. Et il courait dans la chaumine, cherchant à enfoncer les portes & à sauter par les fenêtres; mais toutes étaient gardées.
Soudain Soetkin s'écria, en se cachant le visage dans son tablier:
- La fumée!
Les trois affligés virent en effet dans le ciel un grand tourbillon de fumée toute noire. C'était celle du bûcher sur lequel se trouvait Claes attaché à un poteau, & que le bourreau venait d'allumer en trois endroits au nom de Dieu le Père, de Dieu le Fils & de Dieu le Saint-Esprit.
Claes regardait autour de lui, & n'apercevant point dans la foule Soetkin & Ulenspiegel, il fut aise, en songeant qu'ils ne le verraient point souffrir.
On n'entendait nul autre bruit que la voix de Claes priant, le bois crépitant, les hommes grondant, les femmes pleurant, Katheline disant: ‘Otez le feu, faites un trou: l'âme veut sortir’, & les cloches de Notre-Dame sonnant pour les morts.
Soudain Soetkin devint blanche comme neige, frissonna de tout son corps sans pleurer, & montra du doigt le ciel. Une flamme longue & étroite venait de jaillir du bûcher & s'élevait par instants au-dessus des toits des basses maisons. Elle fut cruellement douloureuse à Claes, car, suivant les caprices du vent, elle rongeait ses jambes, touchait sa barbe & la faisait fumer, léchait les cheveux & les brûlait.
Ulenspiegel tenait Soetkin dans ses bras & voulait l'arracher de la fenêtre. Ils entendirent un cri aigu, c'était celui que jetait Claes, dont le corps ne brûlait que d'un côté. Mais il se tut & pleura. Et sa poitrine était toute mouillée de ses larmes.
Puis Soetkin & Ulenspiegel entendirent un grand bruit de voix. C'étaient des bourgeois, des femmes & des enfants criant:
- Claes n'a pas été condamné à brûler à petit feu, mais à grande flamme. Bourreau, attise le bûcher!
Le bourreau le fit, mais le feu ne s'allumait pas assez vite.
- Étrangle-le, crièrent-ils.
Et ils jetèrent des pierres au prévôt.
- La flamme! la grande flamme! cria Soetkin.
En effet, une flamme rouge montait dans le ciel au milieu de la fumée.
- Il va mourir, dit la veuve. Seigneur Dieu! prenez en pitié l'âme de

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l'innocent. Où est le roi, que je lui arrache le coeur avec mes ongles?
Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.
Soetkin entendit encore Claes jeter un grand cri, mais elle ne vit point son corps se tordant & criant à cause de la douleur du feu, ni son visage se contractant, ni sa tête qu'il tournait de tous côtés & cognait contre le bois de l'estache. Le peuple continuait de crier & de siffler, les femmes & les garçons jetaient des pierres, quand soudain le bûcher tout entier s'enflamma, & tous entendirent, au milieu de la flamme & de la fumée, Claes disant:
- Soetkin! Thyl!
Et sa tète se pencha sur sa poitrine comme une tête de plomb.
Et un cri lamentable & aigu fut entendu sortant de la chaumine de Katheline. Puis nul n'ouït plus rien, sinon la pauvre affolée hochant la tête & disant: ‘L'âme veut sortir’.
Claes avait trépassé. Le bûcher ayant brûlé s'affaissa aux pieds du poteau. Et le pauvre corps tout noir y resta pendu par le cou.
Et les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.


LXXV

Soetkin était chez Katheline debout contre le mur, la tête basse & les mains jointes. Elle tenait Ulenspiegel embrassé, sans parler ni pleurer.
Ulenspiegel aussi demeurait silencieux; il était effrayé de sentir de quel feu de fièvre brûlait le corps de sa mère.
Les voisins, étant revenus du lieu d'exécution, dirent que Claes avait fini de souffrir.
- Il est en gloire, dit la veuve.
- Prie, dit Nele à Ulenspiegel; et elle lui donna son rosaire; mais il ne voulut point s'en servir, parce que, disait-il, les grains en étaient bénits par le pape.
La nuit étant tombée, Ulenspiegel dit à la veuve: - Mère, il faut te mettre au lit; je veillerai près de toi.

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Mais Soetkin: - Je n'ai pas besoin, dit-elle, que tu veilles; le sommeil est bon aux jeunes hommes.
Nele leur prépara à chacun un lit dans la cuisine; & elle s'en fut.
Ils restèrent à deux tandis que les restes d'un feu de racines brûlaient dans la cheminée.

Soetkin se coucha, Ulenspiegel fit comme elle, & l'entendit pleurant sous les couvertures.
Au dehors, dans le silence nocturne, le vent faisait gronder, comme la mer, les arbres du canal &, précurseur d'automne, jetait contre les fenêtres la poussière par tourbillons.
Ulenspiegel vit comme un homme allant & venant; il entendit comme un bruit de pas dans la cuisine. Regardant, il ne vit plus l'homme; écoutant, il n'ouït plus rien que le vent huïant dans la cheminée & Soetkin pleurant sous ses couvertures.
Puis il entendit marcher de nouveau, & derrière lui, contre sa tête, un soupir. - Qui est là? dit-il.
Nul ne répondit, mais trois coups furent frappés sur la table. Ulenspiegel prit peur, & tremblant: - Qui est là? dit-il encore. Il ne reçut pas de réponse, mais trois coups furent frappés sur la table & il sentit deux bras l'étreindre & sur son visage un corps se penchant, dont la peau était rugueuse & qui avait un grand trou dans la poitrine & une odeur de brûlé:
- Père, dit Ulenspiegel, est-ce ton pauvre corps qui pèse ainsi sur moi?
Il ne reçut point de réponse, &, nonobstant que l'ombre fût près de lui, il entendit crier au dehors: ‘Thyl! Thyl!’ Soudain Soetkin se leva & vint au lit d'Ulenspiegel: - N'entends-tu rien? dit-elle.
- Si, dit-il, le père m'appelant.
- Moi, dit Soetkin, j'ai senti un corps froid à côté de moi, dans mon lit; & les matelas ont bougé, & les rideaux ont été agités & j'ai ouï une voix disant: ‘Soetkin’; une voix toute basse comme un souffle, & un pas léger comme le bruit des ailes d'un moucheron. Puis, parlant à l'esprit de Claes: Il faut, dit-elle, mon homme, si tu désires quelque chose au ciel où Dieu te tient en sa gloire, nous dire ce que c'est, afin que nous accomplissions ta volonté.
Soudain, un coup de vent entr'ouvrit la porte impétueusement, en emplissant la chambre de poussière, & Ulenspiegel & Soetkin entendirent de lointains croassements de corbeaux.

Katheline la folle
Charles de Groux

(Page 147)

Ils sortirent ensemble & ils vinrent au bûcher.
La nuit était noire, sauf quand les nuages chassés par l'aigre vent du Nord & courant comme des cerfs dans le ciel, laissaient brillante la face de l'astre.
Un sergent de la commune se promenait gardant le bûcher. Ulenspiegel & Soetkin entendaient, sur la terre durcie, le bruit de ses pas & la voix d'un corbeau en appelant d'autres sans doute, car de loin lui répondaient des croassements.
Ulenspiegel & Soetkin s'étant approchés du bûcher, le corbeau descendit sur les épaules de Claes, ils entendirent ses coups de bec sur le corps, & bientôt d'autres corbeaux vinrent.
Ulenspiegel voulut se lancer sur le bûcher & frapper ces corbeaux; le sergent lui dit:
- Sorcier, cherches-tu des mains de gloire? Sache que les mains de brûlé ne rendent point invisible, mais seulement les mains de pendu comme tu le seras quelque jour.
- Messire sergent, répondit Ulenspiegel, je ne suis point sorcier, mais le fils orphelin de celui qui est attaché là, & cette femme est sa veuve. Nous ne voulons que le baiser encore & avoir un peu de ses cendres en mémoire de lui. Permettez-le-nous, messire, qui n'êtes point soudard étranger, mais bien fils de ces pays.
- Qu'il en soit fait comme tu le veux, répondit le sergent.
L'orphelin & la veuve, marchant sur le bois brûlé, vinrent au corps; tous deux baisèrent le visage de Claes avec larmes.
Ulenspiegel prit à la place du coeur, là où la flamme avait creusé un grand trou, un peu des cendres du mort. Puis, s'agenouillant, Soetkin & lui, prièrent. Quand l'aube parut blémissante au ciel, ils étaient encore là tous deux; mais le sergent les chassa de peur d'être puni à cause de son bon vouloir.
En rentrant, Soetkin prit un morceau de soie rouge & un morceau de soie noire; elle en fit un sachet, puis elle y mit les cendres; & au sachet, elle mit deux rubans, afin qu'Ulenspiegel le pût toujours porter au cou. En lui mettant le sachet, elle lui dit:
- Que ces cendres qui sont le coeur de mon homme, ce rouge qui est son sang, ce noir qui est notre deuil, soient toujours sur ta poitrine, comme le feu de vengeance contre les bourreaux.
- Je le veux, dit Ulenspiegel.
Et la veuve embrassa l'orphelin, & le soleil se leva.

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LXXVI

Le lendemain, les sergents & les crieurs de la commune vinrent au logis de Claes afin d'en mettre tous les meubles dans la rue & de procéder à la vente de justice. Soetkin voyait de chez Katheline descendre le berceau de fer & de cuivre qui, de père en fils, avait toujours été dans la maison de Claes où le pauvre mort était né, où était né aussi Ulenspiegel. Puis ils descendirent le lit où Soetkin avait conçu son enfant & où elle avait passé de si douces nuits sur l'épaule de son homme. Puis vint aussi la huche où elle serrait le pain, le bahut où étaient les viandes au temps de fortune, des poêles, chaudrons & coquasses non plus reluisants comme au bon temps de bonheur, mais souillés de la poussière de l'abandon. Et ils lui rappelèrent les festins familiers alors que les voisins venaient alléchés à l'odeur.
Puis vinrent aussi une tonne & un tonnelet de simpel & dobbel kuyt, & dans un panier des flacons de vin dont il y avait au moins trente; & tout fut mis sur la rue, jusques au dernier clou que la pauvre veuve entendit arracher avec grand fracas des murs.
Assise, elle regardait sans crier ni se plaindre &, toute navrée, enlever ces humbles richesses. Le crieur ayant allumé une chandelle, les meubles furent vendus à l'encan. La chandelle était près de sa fin que le doyen des poissonniers avait tout acheté à vil prix pour le revendre; & il semblait se réjouir comme une belette suçant la cervelle d'une poule.
Ulenspiegel disait en son coeur: ‘Tu ne riras pas longtemps, meurtrier’.
La vente finit cependant, & les sergents qui fouillaient tout ne trouvaient point les carolus. Le poissonnier s'exclamait:
- Vous cherchez mal: je sais que Claes en avait sept cents il y a six mois.
Ulenspielgel disait en son coeur: ‘Tu n'hériteras point, meurtrier’.
Soudain, Soetkin se tournant vers lui:
- Le dénonciateur! dit-elle en lui montrant le poissonnier.
- Je le sais, dit-il.
- Veux-tu, dit-elle, qu'il hérite du sang du père?
- Je souffrirai plutôt tout un jour sur le banc de torture, répondit Ulenspiegel.

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Soetkin dit:
- Moi aussi, mais ne me dénonce point par pitié, quelle que soit la douleur que tu me voies endurer.
- Hélas! tu es femme, dit Ulenspiegel.
- Pauvret, dit-elle, je te mis au monde & sais souffrir. Mais toi, si je te voyais... Puis blémissant: Je prierai madame la Vierge qui a vu son fils en croix.
Et elle pleurait caressant Ulenspiegel.
Et ainsi fut fait entre eux un pacte de haine & force.


LXXVII

Le poissonnier ne dut payer que la moitié du prix d'achat, l'autre moitié devant servir à lui payer sa dénonciation jusqu'à ce que l'on retrouvât les sept cents carolus qui l'avaient poussé à vilenie.
Soetkin passait les nuits à pleurer & le jour à faire oeuvre de ménagère. Souvent Ulenspiegel l'entendait parlant toute seule & disant:
- S'il hérite, je me ferai mourir.
Comprenant qu'elle le ferait comme elle le disait, Nele et lui firent de leur mieux pour engager Soetkin à se retirer en Walcheren, où elle avait des parents. Soetkin ne le voulut point, disant qu'elle n'avait pas besoin de s'éloigner des vers qui bientôt mangeraient ses os de veuve.
Dans l'entre-temps, le poissonnier était allé derechef chez le bailli & lui avait dit que le défunt avait hérité depuis quelques mois seulement de sept cents carolus, qu'il était homme chichard & vivant de peu, & n'avait donc pas dépensé cette grosse somme, cachée sans doute en quelque coin.
Le bailli lui demanda quel mal lui avaient fait Ulenspiegel & Soetkin pour qu'ayant pris à l'un son père, à l'autre son homme, il s'ingéniât encore à les poursuivre cruellement?
Le poissonnier répondit qu'étant haut bourgeois de Damme, il voulait faire respecter les lois de l'empire & mériter ainsi la clémence de Sa Majesté.
Ce qu'ayant dit, il laissa entre les mains du bailli une accusation écrite & produisit des témoins qui, parlant en toute vérité, certifièrent malgré eux que le poissonnier ne mentait point.
Messieurs de la Chambre échevinale, ayant ouï les témoignages, décla-

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rèrent suffisants à torture les indices de culpabilité. En conséquence, ils envoyèrent fouiller derechef la maison par des sergents qui avaient tout pouvoir de mener la mère & le fils en la prison de la ville, où ils seraient détenus, jusqu'à ce que vînt de Bruges le bourreau, qu'on y allait mander incontinent.
Quand Ulenspiegel & Soetkin passèrent dans la rue, les mains liées sur le dos, le poissonnier était sur le seuil de sa maison, les regardant.
Et les bourgeois & bourgeoises de Damme étaient aussi sur le seuil de leurs maisons. Mathyssen, proche voisin du poissonnier, entendit Ulenspiegel dire au dénonciateur:
- Dieu te maudira, bourreau des veuves!
Et Soetkin lui disant:
- Tu mourras de malemort, persécuteur des orphelins.
Ceux de Damme ayant appris ainsi que c'était sur une seconde dénonciation de Grypstuiver qu'on menait ainsi en prison la veuve & l'orphelin, huèrent le poissonnier & le soir jetèrent des pierres dans ses vitres. Et sa porte fut couverte d'ordures.
Et il n'osa plus sortir de chez lui.


LXXVIII

Vers les dix heures de l'avant-midi, Ulenspiegel & Soetkin furent menés dans la grange de torture.
Là se tenaient le bailli, le greffier & les échevins, le bourreau de Bruges, son valet & un chirurgien-barbier.
Le bailli demanda à Soetkin si elle ne détenait aucun bien appartenant à l'empereur? Elle répondit que, n'ayant rien, elle ne pouvait rien détenir.
- Et toi? demanda le bailli parlant à Ulenspiegel.
- Il y a sept mois, répondit-il, nous héritâmes de sept cents carolus; nous en mangeâmes quelques-uns. Quant aux autres, je ne sais où ils sont; je pense toutefois que le voyageur piéton qui demeura chez nous, pour notre malheur, emporta le reste, car je n'ai plus rien vu depuis.
Le bailli demanda derechef si tous deux persistaient à se déclarer innocents.

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Ils répondirent qu'ils ne détenaient aucun bien appartenant à l'empereur.
Le bailli dit alors gravement & tristement:
- Les charges contre vous étant grosses & l'accusation motivée, il vous faudra, si vous n'avouez, subir la question.
- Épargnez la veuve, disait Ulenspiegel. Le poissonnier a tout acheté.
- Pauvret, disait Soetkin, les hommes ne savent point comme les femmes endurer la douleur.
Voyant Ulenspiegel blême comme trépassé à cause d'elle, elle dit encore:
- J'ai haine & force.
- Épargnez la veuve, dit Ulenspiegel.
- Prenez-moi en sa place, dit Soetkin.
Le bailli demanda au bourreau s'il tenait prêts les objets qu'il fallait pour connaître la vérité.
Le bourreau répondit:
- Ils sont ici tous.
Les juges, s'étant concertés, décidèrent que, pour savoir la vérité, il fallait commencer par la femme.
- Car, dit l'un des échevins, il n'est point de fils assez cruel pour voir souffrir sa mère sans faire l'aveu du crime & la délivrer ainsi; de même fera toute mère, fût-elle tigresse de coeur, pour son fruit.
Parlant au bourreau, le bailli dit:
- Assieds la femme sur la chaise & mets-lui les baguettes aux mains & aux pieds.
Le bourreau obéit.
- Oh! ne faites point cela, messieurs les juges, cria Ulenspiegel. Attachez-moi à sa place, brisez les doigts de mes mains & de mes pieds, mais épargnez la veuve!
- Le poissonnier, dit Soetkin. J'ai haine & force.
Ulenspiegel parut plus blême, tremblant, affolé & se tut.
Les baguettes étaient de petits bâtons de buis, placés entre chaque doigt, touchant l'os & réunis à l'aide de cordelettes par un engin de si subtile invention, que le bourreau pouvait, au gré du juge, serrer ensemble tous les doigts, dénuder les os de leur chair, les broyer ou ne causer au patient qu'une petite douleur.
Il plaça les baguettes aux pieds & aux mains de Soetkin.
- Serrez, lui dit le bailli.
Il le fit cruellement.

(Page 152)

Alors le bailli, s'adressant à Soetkin.
- Désigne-moi, dit-il, l'endroit où sont cachés les carolus.
- Je ne le connais pas, répondit-elle gémissante.
- Serrez plus fort, dit-il.
Ulenspiegel agitait ses bras liés derrière le dos pour se défaire de la corde et venir ainsi en aide à Soetkin.
- Ne serrez point, Messieurs les juges, disait-il, ce sont des os de femmes ténus & cassants. Un oiseau les briserait de son bec. Ne serrez point. Monsieur le bourreau, je ne parle point à vous, car vous devez vous montrer obéissant aux commandements de messieurs. Ne serrez point; ayez pitié!
- Le poissonnier! dit Soetkin.
Et Ulenspiegel se tut.
Cependant, voyant que le bourreau serrait plus fort les baguettes, il cria de nouveau:
- Pitié, messieurs! disait-il. Vous brisez à la veuve les doigts dont elle a besoin pour travailler. Las! ses pieds! Ne saura-t-elle plus marcher, maintenant? Pitié, messieurs!
- Tu mourras de malemort, poissonnier, s'écria Soetkin.
Et ses os craquaient, & le sang de ses pieds tombait en gouttelettes.
Ulenspiegel regardait tout, &, tremblant de douleur & de colère, disait:
- Os de femme, ne les brisez point, Messieurs les juges.
- Le poissonnier! gémissait Soetkin.
Et sa voix était basse & étouffée comme voix de fantôme.
Ulenspiegel trembla & cria:
- Messieurs les juges, les mains saignent & aussi les pieds. On a brisé les os à la veuve!
Le chirurgien-barbier les toucha du doigt, & Soetkin jeta un grand cri.
- Avoue pour elle, dit le bailli à Ulenspiegel.
Mais Soetkin le regarda avec des yeux pareils à ceux d'un trépassé, tout grands ouverts. Et il comprit qu'il ne pouvait point parler, & pleura sans rien dire.
Mais le bailli dit alors:
- Puisque cette femme est douée de fermeté d'homme, il faut éprouver son courage devant la torture de son fils.
Soetkin n'entendit point, car elle était hors de sens à cause de la grande douleur soufferte.

(Page 153)

On la fit avec force vinaigre revenir à elle. Puis Ulenspiegel fut déshabillé & mis nu devant les yeux de la veuve. Le bourreau lui rasa les cheveux & tout le poil, afin de voir s'il n'avait pas sur lui quelque maléfice. Il aperçut alors sur son dos le pointelet noir qu'il y portait de naissance. Il y passa plusieurs fois une longue aiguille; mais le sang étant venu, il jugea qu'il n'y avait en ce pointelet nulle sorcellerie. Sur le commandement du bailli, les mains d'Ulenspiegel furent liées à deux cordes jouant sur une poulie attachée au plafond, si bien que le bourreau pouvait au gré des juges le hisser & le descendre en le secouant rudement; ce qu'il fit bien neuf fois après lui avoir attaché à chaque jambe un poids de vingt-cinq livres.
A la neuvième secousse, la peau des poignets & des chevilles se déchira, & les os des jambes commencèrent à sortir de leurs charnières.
- Avoue, dit le bailli.
- Non, répondit Ulenspiegel.
Soetkin regardait son fils & ne trouvait point de force pour crier ni parler; elle étendait seulement les bras en avant, agitant ses mains saignantes & montrant par ce geste qu'il fallait éloigner ce supplice.
Le bourreau fit encore monter & descendre Ulenspiegel. Et la peau des chevilles & des poignets se déchira plus fort; & les os de ses jambes sortirent davantage de leurs charnières; mais il ne cria point.
Soetkin pleurait & agitait ses mains saignantes.
- Avoue le recel, dit le bailli, & il te sera pardonné.
- Le poissonnier a besoin de pardon, répondit Ulenspiegel.
- Tu veux te gausser des juges? dit un des échevins.
- Me gausser? Las! répondit Uulenspiegel, je ne fais que semblant, croyez-moi.
Soetkin vit alors le bourreau qui, sur l'ordre du bailli, attisait un brasier ardent, & un aide qui allumait deux chandelles.
Elle voulut se lever sur ses pieds meurtris, mais retomba assise, & s'exclamant:
- Otez ce feu! cria-t-elle. Ah! messieurs les juges, épargnez sa pauvre jeunesse. Otez le feu!
- Le poissonnier! cria Ulenspiegel la voyant faiblir.
- Relevez Ulenspiegel à un pied de terre, dit le bailli; placez-lui le brasier sous les pieds & une chandelle sous chaque aisselle.
Le bourreau obéit. Ce qui restait de poil sous les aisselles crépita & fuma sous la flamme.

(Page 154)

Ulenspiegel criait, & Soetkin, pleurant, disait:
- Otez le feu!
Le bailli disait:
- Avoue le recel, & tu seras délivré. Avoue pour lui, femme.
Et Ulenspiegel disait:
- Qui veut jeter le poissonnier dans le feu qui brûle toujours?
Soetkin faisait signe de la tête qu'elle n'avait rien à dire. Ulenspiegel grinçait les dents, & Soetkin le regardait les yeux hagards & toute en larmes.
Cependant, lorsque le bourreau, ayant éteint les chandelles, plaça le brasier ardent sous les pieds d'Ulenspiegel, elle cria:
- Messieurs les juges, ayez pitié de lui: il ne sait ce qu'il dit.
- Pourquoi ne sait-il ce qu'il dit? demanda le bailli cauteleusement.
- Ne l'interrogez point, messieurs les juges; vous voyez bien qu'elle est affolée de douleur. Le poissonnier a menti, dit Ulenspiegel.
- Parleras-tu comme lui, femme? demanda le bailli.
Soetkin fit signe de la tête que oui.
- Brûlez le poissonnier! cria Ulenspiegel.
Soetkin se tut, levant en l'air son poing fermé comme pour maudire.
Voyant toutefois flamber plus ardemment le brasier sous les pieds de son fils, elle cria:
- Monseigneur Dieu! madame Marie qui êtes aux cieux, faites cesser ce supplice! Ayez pitié! Otez le brasier!
- Le poissonnier! gémit encore Ulenspiegel.
Et il vomit le sang à flots par le nez & par la bouche, &, penchant la tête, resta suspendu au-dessus des charbons.
Alors Soetkin cria:
- Il est mort, mon pauvre orphelin! Ils l'ont tué! Ah! lui aussi. Otez ce brasier, messieurs les juges! Laissez-moi le prendre dans mes bras pour mourir aussi, moi, près de lui. Vous savez que je ne me puis enfuir sur mes pieds brisés.
- Donnez son fils à la veuve, dit le bailli.
Puis les juges délibérèrent.
Le bourreau détacha Ulenspiegel, & le mit nu & tout couvert de sang sur les genoux de Soetkin, tandis que le chirurgien lui remettait les os en leurs charnières.
Cependant Soetkin embrassait Ulenspiegel, & pleurant disait:

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- Fils, pauvre martyr! Si Messieurs les juges le veulent, je te guérirai, moi; mais éveille-toi, Thyl, mon fils! Messieurs les juges, si vous me l'avez tué, j'irai à Sa Majesté; car vous avez agi contre tout droit & justice, & vous verrez ce que peut une pauvre femme contre les méchants. Mais, messieurs, laissez-nous libres ensemble. Nous n'avons que nous deux au monde, pauvres gens sur qui la main de Dieu tombe lourde.
Ayant délibéré, les juges rendirent la sentence suivante:
‘Pour ce que vous, Soetkin, femme veuve de Claes, & vous, Thyl, fils de Claes, surnommé Ulenspiegel, ayant été accusés d'avoir frustré le bien qui, par confiscation appartenait à Sa Royale Majesté, nonobstant tous privilèges à ce contraire, n'avez, malgré torture cruelle & épreuves suffisantes, rien avoué;
‘Le tribunal, considérant le manque d'indices suffisants, & en vous, femme, le pitoyable état de vos membres, & en vous, homme, la rude torture que vous avez soufferte, vous déclare libres, & vous permet de vous fixer chez celui ou celle de la ville à qui il conviendra de vous loger, nonobstant votre pauvreté.
‘Ainsi fait à Damme, le vingt-troisième jour d'octobre, l'an de Notre-Seigneur 1558.’
- Grâces vous soient rendues, messieurs les juges, dit Soetkin.
- Le poissonnier! gémissait Ulenspiegel.
Et la mère & le fils furent menés chez Katheline dans un chariot.


LXXIX

En cette année, qui fut la cinquante-huitième du siècle, Katheline entra chez Soetkin, & dit:
‘Cette nuit, m'étant ointe de baume, je fus transportée sur la tour de Notre-Dame, & je vis les esprits élémentaires transmettant les prières des hommes aux anges, lesquels, s'envolant vers les hauts cieux, les portaient au trône. Et le ciel était tout parsemé d'étoiles radiantes. Soudain s'éleva d'un bûcher une forme qui me parut noire & monta se placer près de moi sur la tour. Je reconnus Claes tel qu'il était en vie, vêtu de ses habits de

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charbonnier. “- Que fais-tu, me dit-il, sur la tour de Notre-Dame? - Mais toi, répondis-je, où vas-tu, volant dans les airs comme un oiseau? - Je vais, dit-il, au jugement; n'entends-tu point le clairon de l'ange?” Je me trouvais tout près de lui, & sentis que son corps d'esprit n'était pas dur comme le corps des vivants; mais si subtil qu'en avançant contre lui, j'y entrais comme dans une vapeur chaude. A mes pieds, par tout le pays de Flandre, brillaient quelques lumières, & je me dis: “Ceux qui se lèvent tôt & travaillent tard sont les bénis de Dieu.”
‘Et toujours j'entendais dans la nuit sonner le clairon de l'ange. Et je vis alors une autre ombre qui montait, venant d'Espagne; celle-là était vieille & décrépite, avait le menton en pantoufle & de la confiture de coing aux lèvres. Elle portait sur le dos un manteau de velours cramoisi doublé d'hermine, sur la tête une couronne impériale, dans l'une de ses mains un anchois qu'elle grignotait, & dans l'autre un hanap plein de bière.
‘Elle vint, par fatigue sans doute, s'asseoir sur la tour de Notre-Dame. M'agenouillant, je lui dis: “Majesté couronnée, je vous vénère, mais je ne vous connais point. D'où venez-vous & que faites-vous au monde? - Je viens, dit-elle, de Saint-Juste en Estramadoure, & fus l'empereur Charles Quint. - Mais, dis-je, où allez-vous présentement par cette froide nuit, à travers ces nuages chargés de grêle? - Je vais, dit-elle, au jugement.” Comme l'empereur voulait achever de manger son anchois, & de boire sa bière en son hanap, sonna le clairon de l'ange; & il s'éleva dans l'air en grommelant d'être ainsi interrompu dans son repas. Je suivis Sa Sainte Majesté. Elle allait par les espaces hoquetant de fatigue, soufflant d'asthme, & vomissant parfois, car la mort l'avait frappée en état d'indigestion. Nous montâmes sans cesse, comme des flèches chassées par un arc de cornouiller. Les étoiles glissaient à côté de nous traçant des raies de feu dans le ciel; nous les voyions s'y détacher & tomber. Le clairon de l'ange sonnait. Quel bruit éclatant & puissant! A chaque fanfare frappant les vapeurs de l'air, celles-ci s'ouvraient, comme si de près quelque ouragan eût soufflé sur elles. Et ainsi la voie nous était tracée. Ayant été enlevés pendant mille lieues & davantage, nous vîmes Christ en sa gloire, assis sur un trône d'étoiles, & à sa droite était l'ange qui écrit les actions des hommes sur un registre d'airain, & à sa gauche Marie, sa mère, l'implorant sans cesse pour les pécheurs.
‘Claes & l'empereur Charles s'agenouillèrent devant le trône.

Allant au Jugement...
Léon Becker

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‘L'ange lui jeta de la tête la couronne: “Il n'est qu'un empereur céans, dit-il, c'est Christ.”
‘Sa Sainte Majesté parut fâchée; toutefois, parlant humblement: “Ne pourrais-je, dit-elle, garder cet anchois & ce hanap de bière, car ce long voyage me donna faim?
‘- Comme tu l'eus toute ta vie, repartit l'ange; mais mange & bois toutefois.’
‘L'empereur vida le hanap de bière & grignota l'anchois.
‘Christ alors parlant dit:
‘- Te présentes-tu au jugement l'âme nette?
‘- Je l'espère, mon doux Seigneur, car je me confessai’, répondit l'empereur Charles.
‘- Et toi, Claes? dit Christ; car tu ne trembles point comme cet empereur.’
‘- Mon Seigneur Jésus, répondit Claes, il n'est point d'âme qui soit nette, je n'ai donc nulle peur de vous qui êtes le souverain bien & la souveraine justice, mais je crains toutefois pour mes péchés qui furent nombreux.
‘- Parle, carogne,’ dit l'ange en s'adressant à l'empereur.
‘- Moi, Seigneur, répondit Charles d'une voix embarrassée, étant oint du doigt de vos prêtres, je fus sacré roi de Castille, empereur d'Allemagne & roi des Romains. J'eus sans cesse à coeur la conservation du pouvoir qui vient de vous, & pour ce, j'agis par la corde, par le fer, la fosse & le feu contre tous les réformés.’
‘Mais l'ange:
‘- Menteur gastralgique, dit-il, tu veux nous tromper. Tu toléras en Allemagne les réformés, car tu avais peur d'eux, & les fis décapiter, brûler, pendre & enterrer vifs aux Pays-Bas, où tu ne craignais rien que de n'hériter point assez de ces abeilles laborieuses riches de tant de miel. Cent mille âmes périrent de ton fait, non que tu aimasses Christ, mon Seigneur, mais parce que tu fus despote, tyran, rongeur de pays, n'aimant que toi-même, & après toi, les viandes, poissons, vins & bières, car tu fus goulu comme un chien & buveur comme une éponge.
‘- Et toi, Claes, parle,’ dit Christ.
‘Mais l'ange se levant:
‘- Celui-ci n'a rien à dire. Il fut bon, laborieux, comme le pauvre peuple de Flandre, travaillant volontiers & volontiers riant, tenant la

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foi qu'il devait à ses princes & croyant que ses princes tiendraient la foi qu'ils lui devaient. Il avait de l'argent, il fut accusé, & comme il avait hébergé un réformé, il fut brûlé vif.
‘- Ah! dit Marie, pauvre martyr, mais il est au ciel des sources fraîches, des fontaines de lait & de vin exquis qui te rafraîchiront, & je t'y mènerai moi-même, charbonnier.
‘Le clairon de l'ange sonna encore & je vis s'élever, du fond des abîmes, un homme nu & beau, couronné de fer. Et sur le cercle de la couronne étaient écrits ces mots: “Triste jusqu'au jour de la justice.”
‘Il s'approcha du trône & dit à Christ:
‘- Je suis ton esclave jusqu'à ce que je sois ton maître.
‘- Satan, dit Marie, un jour viendra où il n'y aura plus d'esclaves ni de maîtres, & où Christ qui est amour, Satan qui est orgueil, voudront dire: Force & Science.
‘- Femme, tu es bonne & belle, dit Satan.
‘Puis parlant à Christ, & montrant l'empereur:
‘- Que faut-il faire de ceci, dit-il?
‘Christ répondit:
‘- Tu mettras le vermisseau couronné dans une salle où tu rassembleras tous les instruments de torture en usage sous son règne. Chaque fois qu'un malheureux innocent endurera le supplice de l'eau, qui gonfle les hommes comme des vessies; celui des chandelles, qui leur brûle la plante des pieds & les aisselles; l'estrapade, qui brise les membres; la traction à quatre galères; chaque fois qu'une âme libre exhalera sur le bûcher son dernier souffle, il faut qu'il endure tour à tour ces morts, ces tortures, afin qu'il apprenne ce que peut faire de mal un homme injuste commandant à des millions d'autres: qu'il pourrisse dans les prisons, meure sur les échafauds, gémisse en exil, loin de la patrie, qu'il soit honni, vilipendé, fouetté; qu'il soit riche & que le fisc le ronge; que la délation l'accuse, que la confiscation le ruine. Tu en feras un âne, afin qu'il soit doux, maltraité & mal nourri; un pauvre, pour qu'il demande l'aumône & soit reçu avec des injures; un ouvrier, afin qu'il travaille trop & ne mange pas assez; puis, quand il aura bien souffert dans son corps & dans son âme d'homme, tu en feras un chien, afin qu'il soit bon & reçoive les coups; un esclave aux Indes, afin qu'on le vende aux enchères; un soldat, afin qu'il se batte pour un autre & se fasse tuer sans savoir pourquoi. Et quand, au bout de trois cents ans, il aura ainsi

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épuisé toutes les souffrances, toutes les misères, tu en feras un homme libre, & si en cet état il est bon comme fut Claes, tu donneras à son corps, dans un coin de terre ombreux à midi, visité du soleil le matin, sous un bel arbre, couvert d'un frais gazon, le repos éternel. Et ses amis viendront sur sa tombe verser leurs larmes amères & semer les violettes, fleurs du souvenir.
‘- Grâce, mon fils, dit Marie, il ne sut ce qu'il faisait, car puissance fait le coeur dur.
‘- Il n'est point de grâce, dit Christ.
‘- Ah! dit la Sainte Majesté, si j'avais seulement un verre de vin d'Andalousie.
‘- Viens, dit Satan; il est passé le temps du vin, des viandes & des volailles.
‘Et il emporta au plus profond des enfers l'âme du pauvre empereur, qui grignotait encore son morceau d'anchois.
‘Satan le laissa faire par pitié. Puis je vis madame la Vierge qui mena Claes au plus haut du ciel, là où il n'y avait que des étoiles serrées par grappes à la voûte. Et là, des anges le lavèrent & il devint beau & jeune. Puis ils lui donnèrent à manger de la rystpap dans des cuillers d'argent. Et le ciel se ferma.’
- Il est en gloire, dit la veuve.
- Les cendres battent sur mon coeur, dit Ulenspiegel.


LXXX

Pendant les vingt-trois jours suivants, Katheline devint blanche, maigre & sécha comme si elle fût dévorée d'un feu intérieur plus rongeant que celui de folie.
Elle ne disait plus: ‘Le feu! Creusez un trou: l'âme veut sortir’; mais ravie en extase toujours & parlant à Nele: - Epouse je suis; épouse tu dois être. Beau; grands cheveux; chaud amour; froids genoux & bras froids!
Et Soetkin la regardait tristement, croyant à une folie nouvelle.

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Katheline poursuivant son propos:
- Trois fois trois font neuf, nombre sacré. Celui qui a dans la nuit des yeux brillants comme yeux de chat voit seul le mystère.
Un soir Soetkin l'entendant fit un geste de doute. Mais Katheline:
- Quatre & trois, dit-elle, malheur sous Saturne; sous Vénus, nombre de mariage. Bras froids! Froids genoux! Coeur de feu!
Soetkin repartit:
- Il ne faut point parler des méchantes idoles païennes.
Ce qu'entendant Katheline, elle fit le signe de la croix & dit:
- Béni soit le cavalier gris. Faut à Nele mari, beau mari portant l'épée, noir mari à la face brillante.
- Oui, disait Ulenspiegel, fricassée de maris dont je ferai la sauce avec mon couteau.
Nele regarda son ami avec des yeux de plaisir tout humides de le voir si jaloux:
- Je n'en veux point, dit-elle.
Katheline répondit:
- Quand viendra celui qui est vêtu de gris, toujours botté & éperonné d'autre sorte.
Soetkin disait:
- Priez Dieu pour l'affolée.
- Ulenspiegel, dit Katheline, va nous quérir quatre livres de dobbel-kuyt pendant que je vais préparer les heete-koeken; ce sont des crêpes au pays de France.
Soetkin demanda pourquoi elle fêtait le samedi comme les juifs.
Katheline répondit:
- Parce que la pâte est prête.
Ulenspiegel se tenait debout ayant à la main le grand pot d'étain d'Angleterre qui contenait juste la mesure.
- Mère, que faut-il faire? demanda-t-il.
- Va, dit Katheline.
Soetkin ne voulait plus répondre, n'étant point maîtresse dans la maison; elle dit à Ulenspiegel: - Va, mon fils.
Ulenspiegel courut jusqu'au Scaeck, d'où il rapporta les quatre litres de dobbel-kuyt.
Bientôt le parfum des heete-koeken se répandit dans la cuisine, & tous eurent faim, même la dolente affligée.

Soetkin
Hippolyte Boulenger

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Ulenspiegel mangea bien. Katheline lui avait donné un grand hanap en disant qu'étant le seul mâle, chef de maison, il devait boire plus que les autres & chanter après.
Et ce disant, elle avait l'air malicieux; mais Ulenspiegel but & ne chanta point. Nele pleurait en regardant Soetkin blême & toute sur elle-même affaissée; Katheline seule était joyeuse.
Après le repas, Soetkin & Ulenspiegel montèrent au grenier pour s'aller coucher; Katheline & Nele restèrent dans la cuisine où leurs lits étaient dressés.
Vers deux heures du matin, Ulenspiegel s'était depuis longtemps endormi à cause de la pesanteur de la boisson; Soetkin, les yeux ouverts, comme chaque nuit, priait Madame la Vierge de lui donner le sommeil, mais Madame ne l'écoutait point.
Soudain elle entendit le cri d'une orfraie & de la cuisine un semblable cri répondant; puis, de loin, dans la campagne, d'autres cris retentirent & toujours il lui paraissait qu'on y répondait de la cuisine.
Pensant que c'étaient des oiseaux de nuit, elle n'y fit nulle attention. Elle entendit des hennissements de chevaux & le bruit de sabots ferrés frappant la chaussée; elle ouvrit la fenêtre du grenier & vit en effet deux chevaux sellés piaffant & broutant l'herbe de l'accotement. Elle entendit alors une voix de femme criant, une voix d'homme menaçant, des coups frappés, de nouveaux cris, une porte se fermant avec fracas & un pas angoisseux montant les marches de l'escalier.
Ulenspiegel ronflait & n'entendait rien; la porte du grenier s'ouvrit, Nele entra presque nue, hors d'haleine, pleurant à sanglots, mit en hâte, contre la porte, une table, des chaises, un vieux réchaud, tout ce qu'elle put trouver de meubles. Les dernières étoiles étaient près de s'éteindre, les coqs chantaient.
Ulenspiegel, au bruit qu'avait fait Nele, s'était retourné dans le lit, mais continuait de dormir.
Nele alors se jetant au cou de Soetkin: - Soetkin, dit-elle, j'ai peur, allume la chandelle.
Soetkin le fit; & toujours gémissait Nele.
La chandelle étant allumée, Soetkin, regardant Nele, vit la chemise de la fillette déchirée à l'épaule & sur le front, la joue & le cou, des traces saignantes, comme en laissent les coups d'ongle.
- Nele, dit Soetkin l'embrassant, d'où viens-tu ainsi blessée?

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La fillette tremblant & gémissant toujours disait: - Ne nous fais point brûler, Soetkin.
Cependant, Ulenspiegel s'éveillait & clignait de l'oeil à la clarté de la chandelle. Soetkin disait: - Qui est en bas? Nele répondait: - Tais-toi, c'est le mari qu'elle me veut donner.
Soetkin & Nele entendirent tout à coup crier Katheline, & les jambes leur faillirent à tous deux. ‘Il la bat, il la bat à cause de moi!’ disait Nele.
- Qui est dans la maison? cria Ulenspiegel sautant du lit. Puis, s'essuyant les yeux, il vagua par la chambre jusqu'à ce qu'il eût mis la main sur un lourd tisonnier gisant en un coin.
- Personne, disait Nele, personne; n'y va pas, Ulenspiegel!
Mais lui, n'écoutant rien, courut à la porte, jetant de côté chaises, tables & réchaud. Katheline ne cessait de crier en bas; Nele & Soetkin tenaient Ulenspiegel sur le palier, l'une à bras-le-corps, l'autre aux jambes, disant: - N'y va pas, Ulenspiegel; ce sont des diables.
- Oui, répondait-il, diable mari de Nele, je vais maritalement l'accoupler à mon tisonnier. Fiançailles de fer & de viande! Laissez-moi descendre.
Elles ne le lâchaient point toutefois, car elles étaient fortes de ce qu'elles se tenaient à la rampe. Lui les entraînait sur les marches de l'escalier, et elles avaient peur se rapprochant ainsi des diables. Mais elles ne purent rien contre lui. Descendant par sauts & par bonds comme un boulet de neige du haut d'une montagne, il entra dans la cuisine, vit Katheline défaite & blême à la lueur de l'aube, & l'ouït disant: ‘Hanske, pourquoi me laisses-tu seule? Ce n'est point de ma faute si Nele est méchante.’
Ulenspiegel, sans l'écouter, ouvrit la porte de l'étable. N'y trouvant personne, il s'élança dans le clos & de là sur la chaussée; il vit de loin deux chevaux courant & se perdant en la brume. Il courut pour les atteindre, mais ne le put, car ils allaient comme l'autan balayant les feuilles sèches.
Marri de colère & de désespérance, il rentra disant entre ses dents: ‘Ils ont abusé d'elle! ils ont abusé d'elle!’ Et il regardait, les yeux brûlant d'une méchante flamme, Nele qui, toute frissante, se tenant devant la veuve & Katheline, disait: - Non, Thyl, mon aimé, non.

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Ce disant, elle le regardait dans les yeux si tristement & franchement, qu'Ulenspiegel vit bien qu'elle disait vrai. Puis l'interrogeant:
- D'où venaient ces cris? dit-il, où allaient ces hommes? Pourquoi ta chemise est-elle déchirée à l'épaule & au dos? Pourquoi portes-tu au front & à la joue des traces d'ongles?
- Ecoute, dit-elle, mais ne nous fais point brûler, Ulenspiegel. Katheline, que Dieu la sauve de l'enfer! a, depuis vingt-trois jours, pour ami un diable vêtu de noir, botté & éperonne. Il a la face brillante du feu que l'on voit en été sur les vagues de la mer quand il fait chaud.
- Pourquoi es-tu parti, Hanske, mon mignon? disait Katheline. Nele est méchante.
Mais Nele, poursuivant son propos, disait: - Il crie comme une orfraie pour annoncer sa présence. Ma mère le voit dans la cuisine tous les samedis. Elle dit que ses baisers sont froids & que son corps est comme neige. Il la bat quand elle ne fait point tout ce qu'il veut. Il lui apporta une fois quelques florins, mais il lui en prit toutes les autres.
Durant ce récit, Soetkin, joignant les mains, priait pour Katheline. Katheline joyeuse disait:
- A moi n'est plus mon corps, à moi n'est plus mon esprit, mais à lui. Hanske, mon mignon, mène-moi encore au sabbat. Il n'y a que Nele qui ne veuille jamais venir; Nele est méchante.
- A l'aube il s'en allait, continuait la fillette; le lendemain, ma mère me racontait cent choses bien étranges... Mais il ne faut pas me regarder avec de si méchants yeux, Ulenspiegel. Hier, elle me dit qu'un beau seigneur, vêtu de gris & nommé Hilbert, voulait m'avoir en mariage & viendrait céans pour se montrer à moi. Je répondis que je ne voulais point de mari, ni laid ni beau. Par autorité maternelle, elle me força de demeurer levée à les attendre; car elle ne perd point du tout le sens quand il s'agit de ses amours. Nous étions à demi déshabillées, prêtes à nous coucher; je dormais sur la chaise qui est là. Quand ils entrèrent, je ne m'éveillai point. Soudain je sentis quelqu'un m'embrassant & me baisant sur le cou. Et à la lueur de la lune brillante, je vis une face claire comme sont les crêtes des vagues de la mer en juillet, quand il va tonner, & j'entendis qu'on me disait à voix basse: ‘Je suis Hilbert, ton mari; sois mienne, je te ferai riche.’ Le visage de celui qui parlait avait une odeur de poisson. Je le repoussai; il me voulut prendre par violence, mais j'avais la force de dix hommes comme lui. Toutefois, il me déchira ma chemise, me blessa au

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visage & disait toujours: ‘Sois mienne, je te ferai riche. - Oui, disais-je, comme ma mère, à qui tu prendras son dernier liard.’ Alors il redoublait de violence; mais ne pouvait rien contre moi. Puis, comme il était plus laid qu'un trépassé, je lui donnai de mes ongles dans les yeux si fort qu'il cria de douleur & que je pus m'échapper & venir ici près de Soetkin.
Katheline disait toujours:
- Nele est méchante. Pourquoi es-tu parti si vite, Hanske, mon mignon?
- Où étais-tu, mauvaise mère, disait Soetkin, pendant qu'on voulait prendre l'honneur à ton enfant?
- Nele est méchante, disait Katheline. J'étais près de mon seigneur noir, quand le diable gris vint à nous, le visage sanglant & dit: ‘Viens-t'en, garçon: la maison est mauvaise; les hommes y veulent frapper à mort, & les femmes ont des couteaux au bout des doigts.’ Puis ils coururent à leurs chevaux & disparurent dans le brouillard. Nele est méchante!


LXXXI

Le lendemain, tandis qu'ils prenaient le lait chaud, Soetkin dit à Katheline:
- Tu vois que la douleur me chasse déjà de ce monde, m'en veux-tu faire fuir par tes damnées sorcelleries?
Mais Katheline disait toujours:
- Nele est méchante. Reviens, Hanske, mon mignon.
Le mercredi suivant, les diables revinrent à deux. Nele, depuis le samedi, couchait chez la veuve Van den Houte, disant qu'elle ne pouvait rester chez Katheline à cause de la présence d'Ulenspiegel, jeune gars.
Katheline reçut son seigneur noir & l'ami de ce seigneur dans le keet, qui est la buanderie & le four à pain attenant au logis principal. Et ils y menèrent noces & festins de vin vieux & de langue de boeuf fumée, qui étaient toujours là les attendant. Le diable noir dit à Katheline:

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- Nous avons, pour un grand oeuvre à faire, besoin d'une grosse somme d'argent; donne-nous ce que tu peux.
Katheline ne leur voulant bailler qu'un florin, ils la menacèrent de la tuer. Mais ils la laissèrent quitte pour deux carolus d'or & sept deniers.
- Ne venez plus le samedi, leur dit-elle, Ulenspiegel connaît ce jour & vous attendra en armes pour vous frapper de mort, & je mourrais après vous.
- Nous viendrons le mardi suivant, dirent-ils.
Ce jour-là, Ulenspiegel & Nele dormaient sans craindre les diables, car ils croyaient qu'ils ne venaient que le samedi.
Katheline se leva & alla voir dans le keet si ses amis étaient venus.
Elle était bien impatiente, car depuis qu'elle avait revu Hanske, sa souffrance de folie avait grandement diminué, car c'était folie amoureuse, disait-on.
Ne les voyant pas, elle fut navrée; quand elle entendit du côté de Sluys, dans la campagne, crier l'orfraie; elle marcha vers le cri. Cheminant dans la prairie au bas d'une digue de fascines & de gazon, elle entendit de l'autre côté de la digue les deux diables causant ensemble. L'un disait:
- J'en aurai la moitié.
L'autre répondait:
- Tu n'en auras rien, ce qui est à Katheline est à moi.
Puis ils blasphémèrent furieux, se disputant à eux deux à qui aurait seul le bien & les amours de Katheline & de Nele tout ensemble. Transie de peur, n'osant parler ni bouger, Katheline les entendit bientôt s'entre-battre, puis l'un d'eux disant:
- Ce fer est froid. Puis un râle & la chute d'un corps lourd.
Peureuse, elle marcha jusqu'à sa chaumine. A deux heures de la nuit, elle entendit de nouveau, mais dans son clos, le cri de l'orfraie. Elle alla pour ouvrir & vit devant la porte son diable ami seul. Elle lui demanda:
- Qu'as-tu fait de l'autre?
- Il ne viendra plus, répondit-il.
Puis l'embrassant, il la caressa. Et il lui parut plus froid que de coutume. Et l'esprit de Katheline était bien éveillé. Quand il s'en fut, il lui demanda vingt florins, tout ce qu'elle avait: elle lui en donna dix-sept.

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Le lendemain, curieuse, elle alla la long de la digue; mais elle ne vit rien.
Sinon, à une place grande comme un cercueil d'homme, du sang sur le gazon plus mou sous le pied. Mais le soir, la pluie lava le sang.
Le mercredi suivant, elle entendit encore dans son clos le cri de l'orfraie.


LXXXII

Chaque fois qu'il en avait besoin pour payer chez Katheline leur dépense commune, Ulenspiegel allait la nuit lever la pierre du trou creusé près du puits & prenait un carolus.
Un soir, les trois femmes étaient à filer; Ulenspiegel sculptait áu couteau une boîte que lui avait recommandée le bailli & dans laquelle il gravait habilement une belle chasse, avec une meute de chiens de Hainaut, de molosses de Candie, qui sont bêtes très-féroces, de chiens de Brabant marchant par paires & nommés les mangeurs d'oreilles, & d'autres chiens tors, retors, mopses, trapus & lévriers.
Katheline étant présente, Nele demanda à Soetkin si elle avait bien caché son trésor. La veuve lui répondit sans méfiance qu'il ne pouvait être mieux qu'à côté du mur du puits.
Vers la mi-nuit qui était de jeudi, Soetkin fut éveillée par Bibulus Schouffius, qui aboya très-aigrement, mais non longtemps. Jugeant que c'était quelque fausse alerte, elle se rendormit.
Le vendredi matin, au petit jour, Soetkin & Ulenspiegel, s'étant levés, ne virent point, comme de coutume, Katheline dans la cuisine, ni le feu allumé, ni le lait bouillant sur le feu. Ils en furent ébahis & regardèrent si de hasard elle ne serait point dans le clos. Ils l'y virent, nonobstant qu'il bruinât, échevelée, en son linge, mouillée & transie, mais n'osant entrer.
Ulenspiegel allant à elle, lui dit:
- Que fais-tu là, presque nue, quand il pleut?
- Ah! dit-elle, oui, oui, grand prodige!
Et elle montra le chien égorgé & tout roide.
Ulenspiegel songea aussitôt au trésor; il y courut. Le trou en était vide & la terre au loin semée.

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Sautant sur Katheline & la frappant:
- Où sont les carolus? dit-il.
- Oui, oui, grand prodige! répondait Katheline.
Nele, défendant sa mère, criait:
- Grâce & pitié, Ulenspiegel.
Il cessa de frapper! Soetkin se montra alors & demanda ce qu'il y avait.
Ulenspiegel lui montra le chien égorgé & le trou vide.
Soetkin blêmit & dit:
- Vous me frappez durement, Seigneur Dieu. Mes pauvres pieds!
Et elle disait cela à cause de la douleur qu'elle y avait & de la torture inutilement soufferte pour les carolus d'or. Nele, voyant Soetkin si douce, se désespérait & pleurait; Katheline, agitant un morceau de parchemin, disait:
- Oui, grand prodige. Cette nuit il est venu, bon & beau. Il n'avait plus sur son visage ce blême éclat qui me causait tant de peur. Il me parlait avec une grande tendresse. J'étais ravie, mon coeur se fondait. Il me dit: ‘Je suis riche maintenant & t'apporterai mille florins d'or, bientôt. - Oui, dis-je, j'en suis aise pour toi plus que pour moi, Hanske, mon mignon. - Mais n'as-tu point céans, demanda-t-il, quelque autre personne que tu aimes & que je puisse enrichir? - Non, répondis-je, ceux qui sont ici n'ont nul besoin de toi. - Tu es fière, dit-il; Soetkin & Ulenspiegel sont donc riches? - Ils vivent sans le secours du prochain, répondis-je. - Malgré la confiscation? dit-il. - Ce à quoi je répondis que vous aviez plutôt souffert la torture que de laisser prendre votre bien. - Je ne l'ignorais point, dit-il.’ Et il commença, ricassant coîment & bassement, à se gausser du bailli & des échevins, pour ce qu'ils n'avaient rien su vous faire avouer. Je riais alors pareillement. ‘Ils n'eussent point été si niais, dit-il, que de cacher leur trésor en leur maison.’ Je riais. ‘Ni dans la cave céans. Nenni, disais-je. - Ni dans le clos?’ Je ne répondis point. ‘Ah! dit-il, ce serait grande imprudence. - Petite, disais-je, car l'eau ni son mur ne parleront.’ Et lui de continuer de rire.
Cette nuit il partit plus tôt que de coutume, après m'avoir donné une poudre avec laquelle, disait-il, j'irais au plus beau des sabbats. Je le reconduisis, en mon linge, jusqu'à la porte du clos, & j'étais tout ensommeillée. J'allai, comme il l'avait dit, au sabbat, & n'en revins qu'à l'aube, où je me trouvai ici, & vis le chien égorgé & le trou vide. C'est là un coup bien pesant pour moi, qui l'aimai si tendrement & lui donnai mon âme. Mais vous aurez

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tout ce que j'ai, & je ferai oeuvre de mes pieds & de mes mains pour vous faire vivre.
- Je suis le blé sous la meule; Dieu & un diable larron me frappent à la fois, dit Soetkin.
- Larron, n'en parlez point ainsi, repartit Katheline; il est diable, diable. Et pour preuve, je vais vous montrer le parchemin qu'il laissa dans la cour; il y est écrit: ‘N'oublie jamais de me servir. Dans trois fois deux semaines & cinq jours, je te rendrai le double du trésor. N'aie nul doute, sinon tu mourras.’ Et il tiendra parole, j'en suis sûre.
- Pauvre affolée! dit Soetkin.
Et ce fut son dernier reproche.


LXXXIII

Les deux semaines ayant passé trois fois & les cinq jours pareillement, le diable ami ne revint point. Toutefois Katheline vivait sans désespérance.
Soetkin, ne travaillant plus, se tenait sans cesse devant le feu, toussant & courbée. Nele lui donnait les meilleures herbes & les plus embaumées; mais nul remède ne pouvait sur elle. Ulenspiegel ne sortait point de la chaumine, craignant que Soetkin ne mourût quand il serait dehors.
Il advint ensuite que la veuve ne put plus manger ni boire sans vomir. Le chirurgien-barbier vint, qui lui ôta du sang; le sang étant ôté, elle fut si faible qu'elle ne put quitter son banc. Enfin, desséchée de douleur, elle dit un soir:
- Claes, mon homme! Thyl, mon fils! merci, Dieu qui me prends!
Et soupirant elle mourut.
Katheline n'osant la veiller, Ulenspiegel & Nele le firent ensemble, & toute la nuit, ils prièrent pour la morte.
A l'aube entra par la fenêtre ouverte une hirondelle.
Nele dit:
- L'oiseau des âmes, c'est bon présage: Soetkin est au ciel.
L'hirondelle fit trois fois le tour de la chambre & partit, jetant un cri.
Puis il entra une seconde hirondelle plus grande & noire que la première. Elle tourna autour d'Ulenspiegel, & il dît:

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- Père & mère, les cendres battent sur ma poitrine, je ferai ce que vous demandez.
Et la seconde s'en fut criant comme la première. Le jour parut plus clair. Ulenspiegel vit des milliers d'hirondelles rasant les prairies, & le soleil se leva.
Et Soetkin fut enterrée au Champ des pauvres.


LXXXIV

Depuis la mort de Soetkin, Ulenspiegel, rêveur, dolent ou fâché, errait par la cuisine, n'entendant rien, prenant en nourriture & boisson ce qu'on lui donnait, sans choisir. Et il se levait souvent la nuit.
En vain de sa douce voix Nele l'exhortait à l'espérance, vainement Katheline lui disait qu'elle savait que Soetkin était en paradis auprès de Claes, Ulenspiegel répondait à tout:
- Les cendres battent.
Et il était comme un homme affolé, & Nele pleurait le voyant ainsi.
Cependant le poissonnier demeurait en sa maison seul comme un parricide, & n'en osait sortir que le soir; car, hommes & femmes, en passant près de lui, le huaient & l'appelaient meurtrier, & les petits enfants fuyaient devant lui, car on leur avait dit qu'il était le bourreau. Il errait seul, n'osant entrer en aucun des trois cabarets de Damme; car on l'y montrait au doigt, &, s'il y restait seulement debout une minute, les buveurs sortaient.
De là vint que les baesen ne le voulurent plus revoir, &, s'il se présentait, fermaient sur lui la porte. Alors le poissonnier leur faisait une humble remontrance; ils répondaient que c'était leur droit non leur devoir de vendre.
De guerre lasse, le poissonnier allait boire In't Roode Valck, au Faucon-Rouge, petit cabaret éloigné de la ville, sur les bords du canal de Sluys. Là on le servait; car c'était des gens besoigneux de qui toute monnaie était bien reçue. Mais le baes du Roode Valck ne lui parlait point ni non plus sa femme. Il y avait là deux enfants & un chien: quand le poissonnier voulait caresser les enfants, ils s'enfuyaient; & quand il appelait le chien, celui-ci le voulait mordre.

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Ulenspiegel, un soir, se mit sur le seuil de la porte; Mathyssen, le tonnelier, le voyant si rèveur, lui dit:
- Il faut travailler de tes mains & oublier ce coup de douleur.
Ulenspiegel répondit:
- Les cendres de Claes battent sur ma poitrine.
- Ah! dit Mathyssen, il mène plus triste vie que toi, le dolent poissonnier. Nul ne lui parle & chacun le fuit, si bien qu'il est forcé d'aller chez les pauvres gueux du Roode Valck boire sa pinte de bruinbier solitairement. C'est grande punition.
- Les cendres battent! dit encore Ulenspiegel.
Ce soir-là même, tandis que la cloche de Notre-Dame sonnait la neuvième heure, Ulenspiegel marcha vers le Roode Valck, &, voyant que le poissonnier n'y était point, alla vaguant sous les arbres qui bordaient le canal. La lune brillait claire.
Il vit venir le meurtrier.
Comme il passait devant lui, il put le voir de près, & l'entendit dire, parlant tout haut comme gens qui vivent seuls: - Où ont-ils caché ces carolus?
- Où le diable les a trouvés, répondit Ulenspiegel en le frappant du poing au visage.
- Las! dit le poissonnier, je te reconnais, tu es le fils. Aie pitié, je suis vieux & sans force. Ce que je fis, ce ne fut point par haine, mais pour servir Sa Majesté. Daigne me bailler pardon. Je te rendrai les meubles achetés par moi, tu ne m'en payeras pas un patard. N'est-ce assez? Je les achetai sept florins d'or. Tu auras tout & aussi un demi-florin, car je ne suis riche, il ne te le faut imaginer.
Et il voulut se mettre à genoux devant lui.
Ulenspiegel, le voyant si laid, si tremblant & si lâche, le jeta dans le canal.
Et il s'en fut.

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LXXXV

Sur les bûchers fumait la graisse des victimes. Ulenspiegel, songeant à Claes & à Soetkin, pleurait solitairement.
Il alla un soir trouver Katheline pour lui demander remède & vengeance.
Elle était seule avec Nele cousant près la lampe. Au bruit qu'il fit en entrant, Katheline leva pesamment la tête comme une femme réveillée d'un lourd sommeil.
Il lui dit:
- Les cendres de Claes battent sur ma poitrine, je veux sauver la terre de Flandre. Je le demandai au grand Dieu du ciel & de la terre, mais il ne me répondit point.
Katheline dit:
- Le grand Dieu ne te pouvait entendre; il fallait premièrement parler aux esprits du monde élémentaire, lesquels, étant des deux natures céleste & terrestre, reçoivent les plaintes des pauvres hommes, & les transmettent aux anges qui, après, les portent au trône.
- Aide-moi, dit-il, en mon dessein; je te payerai de sang s'il le faut.
Katheline répondit:
- Je t'aiderai, si une fille qui t'aime veut te prendre avec elle au sabbat des Esprits du Printemps qui sont les Pâques de la Séve.
- Je le prendrai, dit Nele.
Katheline versa dans un hanap de cristal une grisâtre mixture dont elle donna à boire à tous les deux; elle leur frotta de cette mixture les tempes, narines, paumes des mains & poignets, leur fit mangèr une pincée de poudre blanche, & leur dit de s'entre-regarder, afin que leurs âmes n'en fissent qu'une.
Ulenspiegel regarda Nele, & les doux yeux de la fillette allumèrent en lui un grand feu; puis, à cause de la mixture, il sentit comme un millier de crabes le pincer.
Alors ils se dévêtirent, & ils étaient beaux ainsi éclairés par la lampe, lui dans sa force fière, elle dans sa grâce mignonne; mais ils ne pouvaient se voir, car ils étaient déjà comme ensommeillés. Puis Katheline posa le cou

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de Nele sur le bras d'Ulenspiegel, & prenant sa main la mit sur le coeur de la fillette.
Et ils demeurèrent ainsi nus & couchés l'un près de l'autre.
Il semblait à tous deux que leurs corps se touchant sussent de feu doux comme soleil du mois des roses.
Ils se levèrent, ainsi qu'ils le dirent plus tard, montèrent sur l'appui de la fenêtre, de là s'élancèrent dans le vide, & sentirent l'air les porter comme l'eau fait aux navires.
Puis ils n'aperçurent plus rien, ni de la terre où dormaient les pauvres hommes, ni du ciel où tantôt à leurs pieds roulaient les nuages. Et ils posèrent le pied sur Sirius, la froide étoile. Puis de là ils furent jetés sur le pôle.
Là ils virent, non sans crainte, un géant nu, le géant Hiver, au poil fauve, assis sur des glaçons & contre un mur de glace. Dans des flaques d'eau, des ours & des phoques se mouvaient, hurlant troupeau, autour de lui. D'une voix enrouée, il appelait la grêle, la neige, les froides ondées, les grises nuées, les brouillards roux & puants, & les vents, parmi lesquels souffle le plus sort, l'âpre septentrion. Et tous sévissaient à la fois en ce lieu funeste.
Souriant à ces désastres, le géant se couchait sur des fleurs par sa main fanées, sur des feuilles à son souffle séchées. Puis se penchant & grattant le sol de ses ongles, le mordant de ses dents, il y fouissait un trou pour y chercher le coeur de la terre, le dévorer, & aussi mettre le noir charbon où étaient les forêts ombreuses, la paille où était le blé, le sable au lieu de la terre féconde. Mais le coeur de la terre étant de feu, il n'osait le toucher & se reculait craintif.
Il trônait en roi, vidant sa coupe d'huile, au milieu de ses ours & de ses phoques, & des squelettes de tous ceux qu'il tua sur mer, sur terre & dans les chaumines des pauvres gens. Il écoutait, joyeux, mugir les ours, braire les phoques, cliqueter les os des squelettes d'hommes & d'animaux sous les pattes des vautours & des corbeaux y cherchant un dernier morceau de chair, & le bruit des glaçons poussés les uns contre les autres par l'eau morne.
Et la voix du géant était comme le mugissement des ouragans, le bruit des tempêtes hivernales & le vent huïant dans les cheminées.
- J'ai froid & peur, disait Ulenspiegel.
- Il ne peut rien contre les esprits, répondait Nele.

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Soudain il se fit un grand mouvement parmi les phoques, qui rentrèrent en hâte dans l'eau, les ours, qui, couchant l'oreille de peur, mugirent lamentablement, & les corbeaux qui, croassant d'angoisse, se perdirent dans les nuées.
Et voici que Nele & Ulenspiegel entendirent les coups sourds d'un bélier sur le mur de glace servant d'appui au géant Hiver. Et le mur se fendait & oscillait sur ses fondements.
Mais le géant Hiver n'entendait rien, & il hurlait & aboyait joyeusement, remplissait & vidait sa coupe d'huile, & il cherchait le coeur de la terre pour le glacer & n'osait le prendre.
Cependant les coups résonnaient plus fort & le mur se fendait davantage, & la pluie de glaçons volant en éclats ne cessait de tomber autour de lui.
Et les ours mugissaient sans cesse lamentablement, & les phoques se plaignaient dans les eaux mornes.
Le mur croula, il fit jour dans le ciel: un homme en descendit, nu & beau, s'appuyant d'une main sur une hache d'or. Et cet homme était Lucifer, le roi Printemps.
Quand le géant le vit, il jeta loin sa coupe d'huile, & le pria de ne le point tuer.
Et au souffle tiède de l'haleine du roi Printemps, le géant Hiver perdit toute force. Le roi prit alors des chaînes de diamants, l'en lia & l'attacha au pôle.
Puis s'arrêtant, il cria, mais tendrement & amoureusement. Et du ciel descendit une femme blonde, nue & belle. Se plaçant près du roi, elle lui dit:
- Tu es mon vainqueur, homme fort.
Il répondit:
- Si tu as faim, mange; si tu as soif, bois; si tu as peur, mets-toi près de moi: je suis ton mâle.
- Je n'ai, dit-elle, faim ni soif que de toi.
Le roi cria encore sept fois terriblement. Et il y eut un grand fracas de tonnerre & d'éclairs, & derrière lui se forma un dais de soleils & d'étoiles. Et ils s'assirent sur des trônes.
Alors le roi & la femme, sans que leur noble visage bougeât & sans qu'ils fissent un geste contraire à leur force & à leur calme majesté, crièrent.
Il y eut à ces cris un onduleux mouvement dans la terre, la pierre dure & les glaçons. Et Nele & Ulenspiegel entendirent un bruit pareil à celui que

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feraient de gigantesques oiseaux voulant casser à coups de bec l'écale d'oeufs énormes.
Et dans ce grand mouvement du sol qui montait & descendait, pareil aux vagues de la mer, étaient des formes comme celles de l'oeuf.
Soudain de partout sortirent des arbres enchevêtrant leurs branches sèches, tandis que leurs troncs se mouvaient vacillants comme des hommes ivres. Puis ils s'écartèrent, laissant entre eux un vaste espace vide. Du sol agité sortirent les génies de la terre; du fond de la forêt, les esprits des bois; de la mer voisine, les génies de l'eau.
Ulenspiegel & Nele virent là les nains gardiens des trésors, bossus, pattus, velus, laids & grimaçants, princes des pierres, hommes des bois vivant comme des arbres, & portant, en façon de bouche & d'estomac, un bouquet de racines au bas de la face, pour sucer ainsi leur nourriture du sein de la terre; les empereurs des mines, qui ne savent point parler, n'ont ni coeur ni entrailles, & se meuvent comme des automates brillants. Là étaient des nains de chair & d'os, ayant queues de lézard, têtes de crapaud, coiffés d'une lanterne, qui sautent la nuit sur les épaules du piéton ivre ou du voyageur peureux, en descendent &, agitant leur lanterne, mènent dans les mares ou dans des trous, croyant, les pauvres hères, que cette lanterne est la chandelle brûlant en leur logis.
Là étaient aussi les filles-fleurs, fleurs de force & de santé féminine, nues & point rougissantes, fières de leur beauté, n'ayant pour tout manteau que leurs chevelures.
Leurs yeux brillaient humides comme la nacre dans l'eau; la chair de leurs corps était ferme, blanche & dorée par la lumière; de leurs bouches rouges entr'ouvertes sortait une haleine plus embaumante que jasmin.
Ce sont elles qui errent le soir, dans les parcs & jardins, ou bien au fond des bois, dans les sentiers ombreux, amoureuses & cherchant quelque âme d'homme pour en jouir. Sitôt que passent devant elles un jeune gars & une fillette, elles essayent de tuer la fillette, mais, ne le pouvant, soufflent à la mignonne, encore résistante, désirs d'amour afin qu'elle se livre à l'amant; car alors la fille-fleur a la moitié des baisers.
Ulenspiegel & Nele virent aussi descendre des hauts cieux les esprits protecteurs des étoiles, les génies des vents, de la brise & de la pluie, jeunes hommes ailés qui fécondent la terre.
Puis à tous les points du ciel parurent les oiseaux des âmes, les mignonnes hirondelles. Quand elles furent venues, la lumière parut plus vive. Filles-

Les Filles-Fleurs
Camille Van Camp

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fleurs, princes des pierres, empereurs des mines, hommes des bois, esprits de l'eau, du feu & de la terre crièrent ensemble: ‘Lumière! sève! gloire au roi Printemps!’
Quoique le bruit de leur unanime clameur fût plus puissant que celui de la mer furieuse, de la foudre tonnant & de l'autan déchaîné, il sonna comme grave musique aux oreilles de Nele & d'Ulenspiegel, lesquels, immobiles & muets, se tenaient recroquevillés derrière le tronc rugueux d'un chêne.
Mais ils eurent plus peur encore quand les esprits, par milliers, prirent place sur des sièges qui étaient d'énormes araignées, des crapauds à trompes d'éléphant, des serpents entrelacés, des crocodiles debout sur la queue & tenant un groupe d'esprits dans la gueule, des serpents qui portaient plus de trente nains & naines assis à califourchon sur leur corps ondoyant, & bien cent mille insectes plus grands que des Goliaths, armés d'épées, de lances, de faux dentelées, de fourches à sept fourchons, de toutes autres sortes d'horribles engins meurtriers. Ils s'entre-battaient avec grand vacarme, le fort mangeant le faible, s'en engraissant & montrant ainsi que Mort est faite de Vie & que Vie est faite de Mort.
Et il sortait de toute cette foule d'esprit grouillante, serrée, confuse, un bruit pareil à celui d'un sourd tonnerre & de cent métiers de tisserands, foulons, serruriers travaillant ensemble.
Soudain parurent les esprits de la sève, courts, trapus, ayant les reins larges comme le grand tonneau d'Heidelberg, des cuisses grosses comme des muids de vin, & des muscles si étrangements forts & puissants que l'on eût dit que leurs corps fussent faits d'oeufs grands & petits joints les uns aux autres & couverts d'une peau rouge, grasse, luisante comme leur barbe rare & leur rousse chevelure; & ils portaient d'immenses hanaps remplis d'une liqueur étrange.
Quand les esprits les virent venir, il y eut parmi eux un grand trémoussement de joie; les arbres, les plantes s'agitèrent, & la terre se crevassa pour boire.
Et les esprits de la sève versèrent le vin: tout, aussitôt, bourgeonna, verdoya, fleurit; le gazon fut plein d'infectes susurrants, & le ciel rempli d'oiseaux & de papillons; les esprits versaient toujours, & ceux d'en bas reçurent le vin comme ils purent: les filles-fleurs ouvrant la bouche ou sautant sur leurs roux échansons, & les baisant pour avoir davantage; d'aucuns, joignant les mains en signe de prière; d'autres qui, béats, laissaient sur eux

(Page 176)

pleuvoir; mais tous avides ou altérés, volant, debout, courant ou immobiles, cherchant à avoir le vin, & plus vivants à chaque goutte qu'ils en pouvaient recevoir. Et il n'y avait point là de vieillards, mais, laids ou beaux, tous étaient pleins de verte force & de vive jeunesse.
Et ils riaient, criaient, chantaient en se poursuivant sur les arbres comme des écureuils, dans l'air comme des oiseaux, chaque mâle cherchant sa femelle & faisant sous le ciel de Dieu l'oeuvre sainte de nature.
Et les esprits de la sève apportèrent au roi & à la reine la grande coupe pleine de leur vin. Et le roi & la reine burent & s'embrassèrent.
Puis le roi, tenant la reine enlacée, jeta sur les arbres, les fleurs & les esprits, le fond de sa coupe & s'écria:
- Gloire à la Vie! gloire à l'Air libre! gloire à la Force!
Et tous s'écrièrent:
- Gloire à Nature! gloire à la Force!

Les Pâques de la sève
Léon Becker

Et Ulenspiegel prít Nele dans ses bras. Étant ainsi enlacés, une danse commença; danse tournoyante comme les feuilles que rassemble une trombe, où tout était en branle, arbres, plantes, insectes, papillons, ciel & terre, roi & reine, filles-fleurs, empereurs des mines, esprits des eaux, nains bossus, princes des pierres, hommes des bois, porte-lanternes, esprits protecteurs des étoiles, & les cent mille horrifiques insectes entremêlant leurs lances, leurs faux dentelées, leurs fourches à sept fourchons, danse vertigineuse, roulant dans l'espace qu'elle remplissait, danse à laquelle prenaient part le soleil, la lune, les planètes, les étoiles, le vent, les nuées.
Et le chêne auquel Nele & Ulenspiegel s'étaient accrochés roulait dans le tourbillon, & Ulenspiegel disait à Nele:
- Mignonne, nous allons mourir.
Un esprit les entendit & vit qu'ils étaient mortels:
- Des hommes, cria-t-il, des hommes en ce lieu!
Et il les arracha de l'arbre & les jeta dans la foule.
Et Ulenspiegel & Nele tombèrent mollement sur le dos des esprits, lesquels se les renvoyaient les uns aux autres, disant:
- Salut aux hommes! bienvenus les vers de terre! Qui veut du garçonnet & de la fillette? Il nous viennent faire visite, les chétifs!
Et Ulenspiegel & Nele volaient de l'un à l'autre criant:
- Grâce!
Mais les esprits ne les entendaient point, & tous deux voltigeaient, les

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jambes en l'air, la tête en bas, tournoyant comme des plumes au vent d'hiver, pendant que les esprits disaient:
- Gloire aux hommelets & aux femmelettes, qu'ils dansent comme nous!
Les filles-fleurs, voulant séparer Nele d'Ulenspiegel, la frappaient & l'eussent tuée, si le roi Printemps, d'un geste arrêtant la danse, n'eût crié:
- Qu'on amène devant moi ces deux poux!
Et ils furent séparés l'un de l'autre; & chaque fille-fleur disait en essayant d'arracher Ulenspiegel à ses rivales:
- Thyl, ne voudrais-tu mourir pour moi?
- Je le ferai tantôt, répondait Ulenspiegel.
Et les nains esprits des bois qui portaient Nele disaient:
- Que n'es-tu âme comme nous, que nous te puissions prendre!
Nele répondait:
- Ayez patience.
Ils arrivèrent ainsi devant le trône du roi; & ils tremblèrent fort en voyant là sa hache d'or & sa couronne de fer.
Et il leur dit:
- Qu'êtes-vous venus faire ici, chétifs?
Ils ne répondirent point.
- Je te connais, bourgeon de sorcière, ajouta le roi, & toi aussi rejeton de charbonnier; mais en étant venus à force de sortilèges à pénétrer en ce laboratoire de nature, pourquoi avez-vous maintenant le bec clos comme chapons empiffrés de mie?
Nele tremblait en regardant le diable terrible; mais Ulenspiegel, reprenant sa virile assurance, répondit:
- Les cendres de Claes battent sur mon coeur. Altesse divine, la mort va fauchant par la terre de Flandre, au nom du pape, les plus forts hommes, les femmes les plus mignonnes; ses privilèges sont brisés, ses chartes anéanties, la famine la ronge, ses tisserands & drapiers l'abandonnent pour aller chez l'étranger chercher le libre travail. Elle mourra tantôt si on ne lui vient en aide. Altesses, je ne suis qu'un pauvre petit bonhommet venu au monde comme un chacun, ayant vécu comme je le pouvais, imparfait, borné, ignorant, pas vertueux, point chaste ni digne d'aucune grâce humaine ni divine. Mais Soetkin mourut des suites de la torture & de son chagrin, mais Claes brûla dans un terrible feu, & je voulus les venger, & le fis une fois; je voulus aussi voir plus heureux ce pauvre sol où sont semés ses os, & je demandai à Dieu la mort des persécuteurs, mais il ne m'écouta point.

(Page 178)

De plaintes las, je vous évoquai par la puissance du charme de Katheline, & nous venons, moi & ma tremblante compagne, à vos pieds, demander, Altesses divines, de sauver cette pauvre terre.
L'empereur & sa compagne répondirent ensemble:

Par la guerre & par le feu,
Par la mort & par le glaive,
 Cherche les Sept.
 Dans la mort & dans le sang,
 Dans les ruines & les larmes,
 Trouve les Sept.
 Laids, cruels, méchants, difformes,
 Vrais fléaux pour la pauvre terre,
 Brûle les Sept.
 Attends, entends & vois,
 Dis-nous, chétif, n'es-tu bien aise?
Trouve les sept.
Et tous les esprits de chanter ensemble:
Dans la mort & dans le sang,
Dans les ruines & les larmes,
Trouve les Sept.
Attends, entends & vois,
Dis-nous, chétif, n'es-tu bien aise?
Trouve les Sept.

- Mais, dit Ulenspiegel, Altesses & vous, messieurs les esprits, je n'entends rien à votre langage. Vous vous gaussez de moi, sans doute.
Mais, sans l'écouter, ceux-ci dirent:

Quand le septentrion
Baisera le couchant,
Ce sera fin de ruines:
Trouve les Sept
Et la Ceinture.

Et cela, avec un si grand ensemble & une si effrayante force de sonorité, que la terre trembla & que les cieux frémirent. Et les oiseaux sifflant, les hiboux bubulant, les moineaux pépiant de peur, les orfraies se plaignant,

(Page 179)

voletaient éperdus. Et les animaux de la terre, lions, serpents, ours, cerfs, chevreuils, loups, chiens & chats mugissaient, sifflaient, bramaient, hurlaient, aboyaient & miaulaient terriblement.
Et les esprits chantaient:

Attends, entends & vois,
Aime les Sept
Et la Ceinture.

Et les coqs chantèrent, & tous les esprits s'évanouirent, sauf un méchant empereur des mines qui, prenant Ulenspiegel & Nele chacun par un bras, les lança dans le vide, sans douceur.
Ils se trouvèrent couchés l'un près de l'autre, comme pour dormir, & ils frissonnèrent au vent froid du matin.
Et Ulenspiegel vit le corps mignon de Nele tout doré à cause du soleil qui se levait.


FIN DU LIVRE PREMIER


(Suite au Livre 2)


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