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GUENON Correspondance avec Louis Cattiaux


René Guénon et Louis Cattiaux


RENÉ GUÉNON


Correspondance avec Louis Cattiaux



Le Caire, 17 novembre 1947

Monsieur,

     Je viens de recevoir votre lettre ; j’aurais dû déjà vous remercier de l’aimable envoi de votre livre, et je m’excuse de ne pas l’avoir fait jusqu’ici. J’ai d’ailleurs bien l’intention d’en dire quelque chose dans les Etudes Traditionnelles ; seulement, il faudra sans doute encore attendre un peu pour cela, non seulement parce que je n’arrive jamais à trouver assez de temps pour tout ce que je voudrais faire, mais aussi parce que la place dont nous disposons pour les comptes rendus est très limitée. Du reste, puisque vous voulez bien me proposer de m’envoyer un exemplaire complété, j’accepte très volontiers et je vous en remercie à l’avance ; je vois donc qu’il vaut mieux que j’attende d’en voir pris connaissance pour faire ce compte rendu, et aussi pour vous faire part directement de mon impression comme vous me le demandez.

     Mr Chauvet m’a parlé de vous plusieurs fois, mais je ne savais pas que vous étiez aussi en relation avec Monsieur de Gaigneron.

     Croyez, je vous prie, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

*

Le Caire, 31 janvier 1948

Cher Monsieur,

   Je viens de recevoir votre lettre, ainsi que l’exemplaire complété de votre livre, dont je vous remercie. Quand j’en parlerai dans les Etudes Traditionnelles, il est bien entendu que j’en dirai franchement ce que j’en pense comme vous me le demandez, et comme je le fais d’ailleurs toujours.

     Pour le moment, permettez-moi seulement de vous poser une question au sujet de la disposition de votre texte en deux colonnes parallèles : parmi les choses mises ainsi en regard l’une de l’autre, s’il y en a dont le rapport est assez visible, il y en a beaucoup d’autres par contre, pour lesquelles il n’apparaît pas nettement ; vous serait-il possible de m’expliquer un peu quelles ont été vos intentions en adoptant cette disposition ?

     Excusez ces quelques notes écrites à la hâte, et croyez […]

René Guénon

*

Le Caire, 24 mars 1948

Cher Monsieur,

     Je viens seulement de recevoir votre lettre du 17 février, et je vous remercie des explications que vous avez bien voulu me donner au sujet de votre livre. J’ai à peine besoin de vous dire que je ne suis nullement étonné qu’aucunes des personnes que vous me citez n’ai songé à vous pour certaines questions, car la plupart ne sont que des écrivains tout à fait « profanes », et, pour ma part, je n’ai jamais eu la moindre confiance dans les possibilités de compréhension qu’on peut rencontrer chez les littérateurs.

     Puisque vous parlez de Paul Le Cour, je vous dirai que je ne me serais jamais occupé de lui si lui-même n’avait éprouvé le besoin de me poursuivre constamment de ses sottises, et si je ne m’étais rendu compte que son déséquilibre évident le prédisposait, dans certaines circonstances, à servir d’instrument à des influences plus dangereuses.

     Quant à J. Marcireau, dont toutes les entreprises n’ont qu’un but uniquement commercial, je suis fort ennuyé de servir bien malgré moi à la publicité de ce peu intéressant personnage ; mais malheureusement, je n’ai pu trouver jusqu’ici aucun moyen efficace pour l’obliger à y mettre un terme…

     Pour en revenir à votre livre, j’avais bien remarqué tout de suite que les titres des colonnes de gauche étaient une série d’anagrammes tous composés des mêmes lettres, mais je pensais que cela avait été expressément voulu, et je dois dire franchement que je voyais là une de ces singularités qui se rencontrent presque toujours dans les ouvrages se rapportant à l’ésotérisme occidental, et qui font même une impression un peu gênante à ceux qui, comme c’est mon cas, sont plus habitués aux formes orientales. J’avais d’ailleurs aperçu aussi, çà et là, quelques autres choses du même genre, comme par exemple, le verset 46 ter de la colonne de droite de la page 29…

     Pourrais-je vous demander pourquoi vous écrivez Krist, ce qui n’est pas en accord avec la forme grecque originelle (Christos et non Kristos) ?

     Par contre il y a certains versets qui m’ont rappelé quelques aphorismes taoïstes ; serait-il indiscret de vous demander si vous avez eu l’occasion d’étudier le Tao-Te-King ?

     Au fond, je ne suis pas tellement surpris que vous-même puissiez découvrir toujours quelque chose de nouveau dans ce que vous avez écrit, car, à part le sens général qui forcément doit être nettement conscient, il peut s’introduire dans la formulation bien des choses secondaires qui passent tout d’abord inaperçues.

     Mais ce qui me paraît le plus important, ce serait de savoir si la pluralité des sens dont vous parlez a été tout à fait intentionnelle, ou bien si, de cela aussi, vous ne vous êtes entièrement rendu compte qu’après coup… D’autre part, quand vous dites que le sens ultime est le sens « alchimique », comment l’entendez-vous exactement, et est-ce que vous considérez ce sens comme supérieur aux autres, ou seulement comme constituant en quelque sorte le lien entre eux ?

     Je m’excuse de tant de questions, et je regrette seulement de ne pouvoir examiner tout aussi longuement et avec autant d’attention qu’il le faudrait, non pas à cause de préoccupations d’ordre extérieur, mais tout simplement parce que le temps ne suffit jamais pour tout le travail que j’aurais à faire…

     Je pense que, parmi les personnages qui sont considérés en Occident comme « grands saints », il y en a en réalité bien des catégories différentes, et je ne crois pas que ceux qui sont devenus « sociaux », comme vous le dites, puissent représenter quelque chose de bien élevé au point de vue spiritualité, qui n’a absolument rien à voir avec de la « philanthropie » ?

     Croyez […]

René Guénon

*

Le Caire, 24 mai 1948

Cher Monsieur,

     J’aurais dû vous remercier plus tôt des nouvelles explications que vous avez bien voulu me donner encore au sujet de votre livre dans votre lettre du 7 avril ; je m’excuse de n’avoir pu le faire, ayant été quelque peu fatigué tout ces temps-ci.

     La pluralité des sens me paraît être une chose toute naturelle, car elle est inhérente à tout symbolisme, et, dès lors qu’on fait appel à celui-ci, il n’y a pas besoin de la vouloir expressément pour qu’elle existe. Maintenant si je comprends bien, c’est le sens alchimique que vous considérez en quelque sorte comme fondamental par rapport aux autres ; il semblerait d’après cela, que votre point de vue se rapporte surtout à l’ordre « cosmologique », bien que naturellement ce sens soit aussi susceptible d’une transposition dans un ordre supérieur ; mais je veux parler de ce à quoi il se rapporte directement. Si vous avez lu ce que j’ai écrit au sujet de l’hermétisme dans les « Aperçus sur l’initiation », vous pourrez facilement comprendre ce que je veux dire.

     Je ne peux que vous approuver entièrement d’avoir modifié quelques passages qui avaient une allure un peu trop énigmatique. Il ne faut pas oublier que certaines indications numériques, qui sont une chose tout à fait normale quand on se sert de certaines langues comme l’arabe et l’hébreu (et même jusqu’à un certain point le grec, bien qu’elles soient beaucoup moins liées à sa constitution même), ne le sont plus du tout dans les langues occidentales. Dans l’alphabet latin, l’ordre même des lettres ne peut pas donner grand chose, parce qu’il ne correspond pas à une valeur numérique ; c’est d’ailleurs pourquoi il est tout à fait impossible, quoiqu’en prétendent certains, de calculer réellement le nombre d’un nom européen. D’autre part il faut se méfier de certains rapprochements linguistiques qui ne sont dus qu’à des apparences trompeuses ; ainsi, Christos n’a rien de commun avec la racine Kri, chi et kappa étant en grec deux lettres tout à fait différentes ; en fait Christos n’est que la traduction littérale de l’hébreu Messiah. Quant à Christobal, je ne connais ce nom que comme une déformation de Christophoros en espagnol ; je ne m’explique donc pas du tout le sens que vous pensez y trouver.

     Ce que vous dites à propos des Évangiles n’est malheureusement que trop vrai ; la plupart des chrétiens actuels semblent avoir le parti pris de n’y voir rien d’autre que des platitudes morales et sociales.

     La traduction du Tao-Te-King par P. Salet est probablement la plus défectueuse de toutes ; cet homme qui est un astronome de profession a traduit ainsi toute sorte de textes sans rien connaître des langues dans lesquelles ils sont écrits, et en faisant tout simplement une sorte de moyenne, ce n’est pas un procédé bien sérieux… Il est certain qu’aucune traduction ne peut être entièrement satisfaisante, mais il en est de même pour tous les livres traditionnels sans exception.

     Croyez […]

René Guénon

*

Le Caire, 7 septembre 1948

Cher Monsieur,

     Je suis bien en retard pour répondre à votre lettre du 24 juin, qui d’ailleurs a été très longtemps à me parvenir ; il y en a en ce moment qui restent ainsi deux et même trois mois en route, on ne sait pas pourquoi… Entre-temps, j’avais préparé un compte rendu de votre livre, qui paraîtra, je pense, dans le numéro des Études Traditionnelles de ce mois-ci ; j’espère que vous n’en serez pas trop mécontent.

     La recherche des étymologies est sûrement intéressante, mais souvent dangereuse quand elle ne s’appuie pas sur des bases suffisantes ; les élucubrations de Paul Le Cour en sont un terrible exemple.

     Je connais les ouvrages de P. Milaire de Barenton ; c’est d’une invraisemblable fantaisie ; en décomposant les mots comme il le fait, on pourrait arriver à prouver n’importe quoi ; c’est vraiment dommage de voir tant d’efforts dépensés en pure perte.

     Je pense que l’orthographe de « Krist » en breton est due tout simplement à une raison phonétique, liée aux règles conventionnelles qu’on a dû adopter pour écrire cette langue en caractères latins.

     Je ne suis pas autrement surpris de ce que vous me dites au sujet de la façon dont vous avez pu retrouver certaine matière picturale ; en effet, j’ai connu autrefois quelqu’un qui avait retrouvé aussi, par des indications reçues en songe, certains procédés perdus des enlumineurs du moyen-âge. Seulement, il est bien entendu que toutes ces choses relèvent d’un ordre psychique et non pas spirituel, et qu’elles sont par conséquent tout à fait en dehors (ou à côté si vous voulez) du travail initiatique entendu dans son véritable sens.

     J’ai à peine besoin de vous dire combien je vous approuve de ne pas vous laisser influencer par tout ce que peuvent dire les gens, dans un sens ou dans l’autre ; les érudits en particulier quand ils ne sont rien de plus que cela, ont vraiment bien peu d’importance au fond. Je souhaite que le projet de traduction et d’édition de votre livre en Amérique puisse aboutir ; malheureusement, dans les circonstances actuelles, les difficultés de publication y sont à peu près aussi grandes que partout ailleurs ; et qui sait quand tout cela pourra revenir à des conditions plus normales ?

     Croyez […]

René Guénon

*

Le Caire, 7 octobre 1948

Cher Monsieur,

     Je viens de recevoir votre lettre du 31 août qui a du se croiser avec ma réponse à la précédente, car il me semble que ce doit être vers le milieu du mois dernier que je vous ai écrit.

     Comme vous pouvez le penser, je ne suis nullement surpris de l’accueil fait à votre livre ; qu’il s’agisse du clergé, de l’université ou d’autres milieux, c’est partout la même chose en fait de mentalité étroite et bornée, sauf de bien rares exceptions. Encore faut-il vous estimer plutôt heureux s’il ne s’agit que d’isolement comme vous le dites, sans manifestation d’une hostilité plus « agissante ». En ce qui me concerne, dans les derniers temps que j’étais en France, cela devenait véritablement intenable de toutes les façons ; heureusement, depuis que je suis ici, tout ce monde ne peut plus qu’aboyer de loin, ce qui est évidemment beaucoup moins gênant.

     Quant à la question que vous me posez, je dois vous avouer que je suis quelque peu embarrassé pour y répondre. Dans les pays islamiques, les gens qui s’intéressent aux choses de cet ordre ne connaissent généralement aucune langue européenne ; les autres sont trop « occidentalisés » ou « modernisés », ce qui est la même chose au fond. Dans l’Inde, il faut tout au moins qu’un livre soit écrit ou traduit en anglais pour pouvoir atteindre un public plus ou moins étendu, car ceux qui savent le français n’y sont qu’en nombre tout à fait infime. Il y a encore une difficulté d’un autre genre : c’est que la forme de votre ouvrage est trop différente des modes d’expression des traditions orientales, pour qu’il soit assimilable tel qu’il est.

     Je dirais même qu’il ne serait pas traduisible, et qu’on ne pourrait en envisager qu’une sorte d’adaptation, ce qui nécessiterait évidemment un travail considérable. Si cependant la traduction anglaise dont vous m’aviez parlé s’éditait en Amérique, vous pourriez peut-être essayer de la faire pénétrer dans l’Inde ; mais je ne vois vraiment pas trop ce qu’il serait possible de faire d’autre, à moins de circonstances plus satisfaisantes, mais il faut bien voir les choses comme elles sont : dans le domaine purement métaphysique, on peut toujours trouver dans toutes les traditions des équivalences exactes ; mais il en est autrement quand il s’agit d’un point de vue cosmologique comme celui auquel se réfère l’hermétisme.

     Quoiqu’il en soit, je souhaite que malgré tout vous ne vous laissiez pas décourager trop facilement par la lamentable médiocrité du monde occidental actuel ; il faut penser qu’on travaille pour quelques uns seulement, et ne pas se préoccuper des autres.

     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes bien cordiaux sentiments.

René Guénon

*

Le Caire, 2 décembre 1948

Cher Monsieur,

   J’ai reçu il y a quelques jours votre lettre du 19 octobre, et j’ai été confus de voir que vous m’exprimiez tant de remerciements pour le compte rendu que j’ai fait de votre livre. Je ne dis jamais que ce que je pense réellement, et je suis trop souvent obligé de dire plus de mal que de bien des ouvrages dont j’ai à parler ; aussi ne suis-je que trop heureux quand il s’en trouve un qui fait exception, comme cela a été le cas pour le vôtre.

     Je vous remercie bien vivement de votre intention de m’offrir une peinture de vous, et c’est avec grand plaisir que je l’accepterais si je voyais un moyen de me la faire parvenir. Un envoi postal serait trop risqué, et il est bien douteux qu’il puisse arriver sans s’abîmer en cours de route. Il faudrait pouvoir trouver quelqu’un qui viendrait ici et qui se chargerait de l’apporter ; une telle occasion peut se présenter (il y en a déjà eu), mais malheureusement je n’en vois pas pour le moment, de sorte qu’il faut se résigner à attendre, et, en tout cas, je ne prévois guère que ce puisse être avant l’été prochain.

     Merci d’avance pour l’envoi d’un autre exemplaire de votre livre avec les corrections définitives. Pour ce qui est de votre idée de transformer mon compte rendu en « introduction» en vue d’une future réédition, c’est bien volontiers que je vous donnerais satisfaction, mais je n’ose jamais trop m’engager à rien. En tout cas, comme ce n’est pas pour tout de suite (mais je souhaite pourtant que vous réussissiez dans votre recherche d’un éditeur), il y a encore tout le temps d’y penser… Mais, d’un autre côté, vous avez déjà celle de Lanza del Vasto ; ne sera-ce pas trop de deux ?

     L’intérêt, sûrement bien superficiel, des milieux littéraires pour tout ce qui touche plus ou moins à l’ésotérisme ne me paraît pas bien rassurant, et je pense tout à fait comme vous là dessus. Comment pourrait-on même jamais espérer que ces gens sachent même jamais faire la distinction entre l’ésotérisme véritable et ses multiples contrefaçons ? Et il est bien probable que ce sont plutôt celles-ci, occultisme et autre, qui les attirent en réalité…

     L’abstention des membres de l’ONU, dont vous vous plaignez, ne m’étonne pas du tout, hélas. Car il y a des préoccupations qui sont difficilement compatibles entre elles. Quant à l’« occidentalisation » de certains orientaux, je la déplore encore plus que vous ne pouvez le faire, parce que, là où je suis, elle me touche plus directement.

     Merci de m’offrir si aimablement de me recevoir si j’allais à Paris, mais qui sait si cela arrivera jamais ? Il y a près de vingt ans que je n’ai pas bougé d’ici, n’ayant jamais été très « voyageur », et maintenant, avec les déplacements qui deviennent toujours de plus en plus difficiles et compliqués à tous les points de vue, ce n’est vraiment pas très engageant.

     […]

René Guénon

*

 Le Caire, 7 février 1949

Cher Monsieur,

    Je viens seulement de recevoir votre lettre, et je vois qu’elle est datée du 12 décembre ; les fantaisies de la poste sont de plus en plus incompréhensibles…

     Votre petit tableau est arrivé aussi juste en même temps, et, contrairement à ce qu’on aurait pu craindre, en parfait état ; je ne sais vraiment comment vous remercier de votre amabilité. Vous avez assurément très bien choisi le sujet ; l’aspect est en effet quelque peu étrange à première vue, comme vous le dites, mais il y a quelque chose d’assez frappant dans les couleurs, qui rappellent celles des anciens vitraux ; y a-t-il dans la matière employée quelque chose qui peut expliquer ce rapprochement ? En tout cas cela n’a heureusement rien de commun avec les couleurs habituelles des peintres modernes, qui me font l’effet d’être « fausses », si l’on peut dire, un peu de la même façon que les notes de la musique occidentale actuelle…

     Je pense que, entre temps, vous aurez reçu de votre côté ma réponse à votre précédente lettre, qui, autant que je m’en souvienne, doit dater d’à peu près deux mois. Puisque nous sommes entrés depuis lors dans une année nouvelle, je vous adresse tous mes meilleurs voeux, avec le regret que, par suite de la marche même de notre correspondance, ils ne puissent vous parvenir que bien tardivement. Je souhaite en particulier que, malgré les difficultés qui tiennent en somme aux conditions même de notre triste époque, vous réussissiez à trouver un éditeur pour votre livre mis au point ; je vois d’ailleurs que vous ne perdez pas votre temps en attendant, puisque vous trouvez toujours quelques modifications et additions à y faire, ce qui bien entendu, ne m’étonne nullement.

     Pour ce qui est de la préface de Lanza del Vasto, il est certain que, quelqu’en soient les qualités, elle ne présente pas un rapport très direct avec le livre lui même ; je crois qu’au fond d’après tout ce qu’on m’a dit de lui, il est beaucoup plus préoccupé de réalisations sociales que de question de doctrine ; du reste, aurait-il pu prendre Gandhi pour son maître s’il en était autrement ?

     Sûrement, l’intelligence et la compréhension des milieux littéraires ne vont pas loin, et on peut aussi en dire autant de celle des milieux universitaires ; aussi ne suis-je pas surpris de la sottise prodigieuse que vous avez relevée dans la préface de cette traduction du Corân dont j’ignorais jusqu’ici l’existence, de même que j’ignorais tout à fait le nom d’Octave Pesle ; on peut véritablement s’attendre à tout de la part de ces gens-là. C’est risible en effet, mais c’est dangereux aussi, parce que le commun des lecteurs croit trop facilement à la compétence de ces imbéciles diplômés et accepte aveuglément toutes leurs idées fausses. On ne saura jamais tout le mal que les orientalistes ont fait à ce point de vue, et à quel point ils ont empêché toute véritable compréhension des doctrines traditionnelles chez bien des gens qui en auraient été capables s’ils n’avaient pas subi l’influence de leurs écrits ; ils ne font d’ailleurs en cela, quoiqu’inconsciemment le plus souvent, que remplir très exactement le rôle qui leur est assigné dans l’entreprise de la falsification de la mentalité actuelle…

     En dehors de ces considérations, il faut dire aussi qu’une traduction du Corân, comme du reste de toutes les Écritures sacrées, est en réalité une chose tout à fait impossible ; je veux dire que la meilleure traduction concevable ne pourrait jamais rendre que le sens le plus extérieur, ce qui évidemment est tout à fait insuffisant, puisque ce qui lui échappe forcément est même, au fond, ce qu’il y a de plus essentiel.

     Si vous avez l’intention de voyager dans l’avenir, il faut espérer que les déplacements seront alors plus faciles et moins compliqués qu’ils ne le sont actuellement, mais malheureusement cela ne me semble guère en prendre le chemin ; les multiples formalités administratives qu’on exige maintenant suffiraient à elles seules pour décourager les plus intrépides voyageurs.

     […]

René Guénon

*

Le Caire, 2 avril 1949

Cher Monsieur,
     
     Je viens seulement de recevoir votre lettre du 17 février ; vous voyez que cela ne va pas plus vite ; il semble que la difficulté des voyages, dont je vous parlais la dernière fois, n’existe pas uniquement pour les humains, mais aussi pour toutes choses.

     C’est dommage que vous n’ayez pu m’envoyer le cadre avec la peinture, mais je crois qu’en effet c’était vraiment une chose impossible. Votre choix de l’Arbre de Vie était vraiment excellent, et je vous en remercie encore ; ce que vous me dites de cette substance vivante au centre est vraiment véritablement étrange, quoique naturellement j’en comprenne bien la possibilité…

     Je vois avec plaisir que nous sommes tout à fait d’accord dans notre appréciation de la peinture et de la musique modernes ; le contraire m’aurait d’ailleurs bien étonné. Vous n’avez que trop raison de dire que tout est ainsi actuellement, et je pense que nous n’avons pas encore tout à fait atteint le point le plus bas, quoique nous nous en rapprochions manifestement avec une rapidité toujours croissante ; quelle malchance de devoir vivre dans une pareille époque.

     Et, à propos de « trucage chimiques », que dire aussi de la médecine actuelle, et, plus généralement, de tout ce qu’on fait pour que les gens ne puissent plus avoir qu’une vie presque entièrement artificielle à tout les points de vue ? Ne vous pressez pas pour la mise au point de votre livre ; mais il faut tout de même espérer, quoique vous en disiez, que, quand elle sera achevée, vous pourrez trouver un éditeur, bien que ce soit évidemment beaucoup moins facile que s’il s’agissait de littérature à la mode, de philosophie existentielle ou de quelqu’autre sottise du même genre…

     Pour les Écritures sacrées, il est bien certain qu’on ne peut voir de contradiction entre elles que dans la mesure où on ne les comprend pas. Quant aux traductions, il est vrai que même les plus mauvaises ne peuvent pas ne pas donner malgré tout quelque chose du sens ; mais ne pensez-vous pas qu’elles ne sont utilisables que pour ceux qui ont déjà des données suffisantes, et qu’elles risquent plutôt d’égarer les autres ?

     Je ne savais pas que Lanza del Vasto continuait son expérience, car j’avais entendu dire que les premiers résultats qu’il en avait eux étaient plutôt décourageants. On m’a dit aussi (mais je ne sais si cela est vrai) qu’il était allé récemment chez Gurdjieff, mais qu’il s’en était retiré presque aussitôt, ne pouvant admettre les vexations et les brutalités auxquelles tout le monde est en butte de la part de ce personnage ; cela, en tout cas, s’accorderait bien avec ce que je sais des singulières méthodes de celui-ci.

   Je connaissais le nom de Théophile Briant, mais je le croyais seulement poète ; il est malheureusement peu probable que je puisse avoir l’occasion de le rencontrer, car je n’ai aucune relation avec les milieux européens d’ici, qui forment comme un monde entièrement séparé de celui où je vis…

     […]

René Guénon

*

Le Caire, 8 juin 1949

Cher Monsieur,
     
     Il n’y a qu’une huitaine de jours que j’ai reçu votre lettre du 13 avril ; vous voyez que la vitesse des communications ne s’améliore toujours pas, et je ne crois pas que ce ne soit dû qu’à la poste restante.

     Je vous remercie de m’offrir si aimablement de m’envoyer un cadre pour votre peinture, mais plus j’y pense, plus il me paraît à peu près impossible qu’il parvienne sans accident, de sorte qu’en définitive il vaudra sans doute mieux que je trouve moyen de faire arranger cela ici même. Pour la matière du centre, vous parlez d’un « exsudat de roche » ; cela me rappelle quelque chose dont j’ai entendu parler autrefois, que certains hermétistes appelaient « beurre de montagne » et à quoi ils paraissaient attacher une grande importance ; je me demande s’il ne s’agirait pas de la même substance…

     Je n’avais jamais entendu parler de la revue « Élites Françaises » (ce pluriel me fait toujours l’effet d’un fâcheux contresens) ; si vous avez la possibilité de me faire envoyer ce numéro spécial, je serais très heureux de pouvoir faire la connaissance de votre logis… et de votre chat ; mais vous-même ne figurez-vous pas dans ces photographies ?

     Vous dites qu’il n’y a pas de hasard ; non seulement je suis entièrement d’accord avec vous là-dessus, mais cela me paraît même une chose tout à fait évidente ; au fond, le hasard n’est qu’une pseudo-idée inventée par les occidentaux pour ne pas avouer qu’il y a des choses dont les causes leur échappent, ou qui refusent de se plier à leur manie des explications rationnelles.

     Je vous félicite de votre admiration pour le Corân, qui prouve que, malgré toute l’imperfection des traductions, vous en sentez la signification réelle ; c’est tout de même dommage que vous n’ayez pas persisté dans votre intention d’apprendre l’arabe, ce qui vous aurait sûrement permis d’y trouver bien plus encore…

     Je ne comprends que trop combien il doit vous déplaire de vivre dans le milieu européen actuel ; je m’estime heureux d’avoir pu sortir avant qu’il ne soit tombé à ce niveau, car tout ce que j’en apprends me montre à quel point les choses se sont aggravées depuis une vingtaine d’années, et pourtant ce n’était déjà certes pas merveilleux à cette époque.

     La grossièreté dont vous parlez ne m’étonne pas ; cela va d’ailleurs avec tout le reste ; quand les gens ont perdu leur tradition, ils ne peuvent que s’abaisser toujours de plus en plus et à tout les points de vue, jusqu’à ce que cela aboutisse à une catastrophe s’ils ne peuvent pas se redresser à temps pour l’éviter.

     Oui, comme vous le dites, tout est truqué aujourd’hui ; on veut obliger les gens à vivre artificiellement pour les changer plus facilement en des sortes de machines, et la médecine a sûrement un grand rôle à jouer dans la réalisation de ce plan diabolique. Je regrette souvent de n’avoir ni le temps ni la facilité d’examiner de plus près la dite médecine avec toutes les précisions voulues ; il serait bien à souhaiter qu’il se trouve quelqu’un qui puisse et ose entreprendre cette tâche.

     Je suis content de savoir que votre ami Théophile Briant a bien compris les raisons pour lesquelles je ne reçois pas de visiteurs occidentaux ; il y a des gens qui ne veulent ou qui ne peuvent pas les comprendre, et qui se froissent parce qu’ils s’imaginent, bien à tort, qu’il s’agit d’une exclusion les visant personnellement, alors que c’est tout simplement une mesure d’ordre général destinée à assurer ma tranquillité ; je ne parle pas de ceux qui, pour pouvoir raconter des mensonges, prétendent m’avoir rencontré ici alors que je ne les ai jamais vu de ma vie…

     Je ne savais pas que Lanza del Vasto avait été aussi avec Ivanoff ; encore un personnage bien sinistre et qui a fait de nombreux dupes ; il paraît même que, malgré ce qui lui est arrivé, certains n’en sont pas revenus, et se proposent d’obtenir sa réhabilitation. Gurdjieff est d’un tout autre genre, mais il n’est pas moins inquiétant ; il exerce sur ses disciples une véritable fascination, qui témoigne assurément d’une force psychique peu ordinaire, mais qui, spirituellement, est un signe très défavorable ; du reste tous les prétendus « maîtres » qui ne relèvent d’aucune forme traditionnelle déterminée sont par là même à éviter purement et simplement.

     Merci pour le compte rendu de l’expérience de voyance que vous avez joint à votre lettre ; il faut souhaiter que cela se vérifie, car en somme, avec tout les bruits de guerre prochaine qui courent un peu partout, c’est plutôt rassurant. Ce que vous me dites des conditions dans lesquelles ce travail a été fait, ainsi que les prédications antérieures qui se sont déjà réalisées, paraît bien indiquer qu’il y a là quelque chose de vraiment sérieux. Par contre, il y a toujours lieu de se méfier des « professionnels », même quand il ne s’agit nullement de charlatans, et notamment parce qu’ils sont tous plus ou moins en contact avec les milieux spirites ou occultistes, et que les idées qu’ils en reçoivent déforment inévitablement ce que leurs facultés naturelles leur permettent d’apercevoir ; ainsi, quand un voyant se met à raconter des histoires de réincarnations, il n’y a pas besoin de pousser les choses plus loin pour savoir à quoi s’en tenir. D’autre part, vous avez raison sur les réserves à faire sur les dates, car il semble bien que ce soit là une des choses les plus difficiles à déterminer exactement ; il est d’ailleurs facile de comprendre qu’il y ait des états où la notion de temps terrestre a disparu plus où moins complètement.

     […]

René Guénon

*

Le Caire, 7 octobre 1949

Bien Cher Monsieur,
     
     Voilà déjà bien longtemps que j’ai reçu votre lettre du 5 juillet, car elle a tout de même été moins longtemps en route que la précédente ; mais (et c’est ce qui, je l’espère, me sera une excuse pour avoir tant tardé à y répondre) j’attendais toujours ce que vous m’annonciez, et jusqu’à maintenant rien n’est arrivé. Il y a encore assez souvent des choses qui se perdent, surtout les imprimés quand ils ne sont pas recommandés (ils ne sont sans doute pas perdus pour tout le monde) ; il est vrai qu’il y en a aussi quelquefois qui finissent par se retrouver alors qu’on n’y compte plus du tout. Quoiqu’il en soit je regrette bien de n’avoir pas eu la revue en question, puisque cela me prive du plaisir de voir les photographies de votre logis et de vous-même…

     Je n’ai pas reçu davantage les épreuves de votre ouvrage sur la peinture ; comme vous me disiez que vous les recommandiez, c’est encore plus extraordinaire, et je me demande ce qui a bien pu arriver, à moins pourtant que vous n’ayez pas fait l’envoi au moment où vous me l’annonciez, car il se peut que les imprimeurs vous aient fait attendre les épreuves plus longtemps que vous ne le pensiez, et c’est même assez dans leurs habitudes. À ce propos, je dois vous dire très franchement que je ne vois pas du tout comment il me serait possible d’écrire pour cet ouvrage une introduction comme celle que vous voulez bien me demander, non seulement à cause du manque de temps qui cependant mérite déjà d’être pris en considération, puisque je n’arrive que de plus en plus difficilement à préparer mes articles habituels en temps voulu (ma correspondance prend des proportions toujours plus énormes), mais aussi et surtout parce que je n’ai aucune compétence spéciale sur le sujet. L’intérêt que j’y porte ne suffit malheureusement pas à me donner cette compétence : j’arriverais peut-être tout au plus à écrire là-dessus trois ou quatre pages, en me tenant dans d’assez vagues généralités, mais 25 pages ou plus, c’est là un travail dont je ne peux même pas concevoir comment j’en viendrai à bout. J’espère que vous le comprendrez facilement, et je ne vous en remercie pas moins d’avoir eu cette idée puisqu’elle montre que vous m’attribuez plus de possibilités que je n’en ai réellement…

   Pour votre « Message Retrouvé », je souhaite bien vivement que vous puissiez réussir chez Desclée, ce qui serait sûrement très bien ; ce qui m’inspire seulement quelques craintes, c’est que la maison est peut-être un peu trop spécialisée dans le domaine proprement religieux. Si cela pouvait plaire à Stanislas Fumst (je suppose du moins que celui-ci est toujours dans la maison), ce serait une véritable chance pour vous ; il a certaines prétentions à l’ésotérisme, mais, à vrai dire, il est tellement bizarre qu’il n’est guère possible de prévoir quel effet cela pourrait produire sur lui…

    Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne suis nullement étonné que les affaires des artistes, plus encore peut-être que toutes les autres, aillent plutôt mal dans les circonstances actuelles ; c’est même le contraire qui serait bien étonnant.

    Il faut espérer que votre médicament vous donnera les moyens d’y suppléer, surtout si vous ne craignez pas trop, pour votre tranquillité, les tracasseries à peu près inévitables des médecins. Ces gens là en sont arrivés à s’emparer en quelque sorte du monde entier, et bientôt on n’aura plus le droit de vivre sans leur permission.

     Pour ce qui est des critiques d’art, religieux ou autres, je ne crois pas, hélas, qu’il y ait grand chose à faire pour venir à bout de l’incompréhension dont ils font preuve, sauf de bien rares exceptions. Il n’est que trop vrai aussi que la majorité des chrétiens actuels limitent leur horizon au point de vue qu’on désigne du nom barbare d’« historicisme », quant à la doctrine, il est évident que cela ne les intéresse en aucune façon.

     J’ai souvent remarqué que, quand certains parlent de « transcendance » du Christianisme, ce qu’ils entendent par là est justement la négation de toute véritable transcendance, je veux dire de toute signification profonde ; je me demande ce qu’il pourrait bien y avoir de transcendant dans les banalités morales et sociales où ils se complaisent exclusivement. La vérité est que l’esprit moderne s’infiltre de plus en plus partout, même dans ce qui devrait lui être le plus radicalement opposé ; un exemple vraiment effrayant, c’est cette « réorganisation des ordres religieux » dont on parle actuellement et qui, en fait, équivaut tout simplement à la disparition des ordres contemplatifs comme tels ; quand on voit des choses comme celles-là, on ne peut plus s’étonner de rien…

     […]

René Guénon

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Le Caire, 21 octobre 1949

Cher Monsieur,
     
     Je viens juste de recevoir votre lettre du 27 septembre, qui s’est croisée avec ma réponse un peu tardive à la précédente. Je ne puis malheureusement que vous confirmer que, comme je vous l’ai dit dans celle-ci, je n’ai toujours rien reçu jusqu’à maintenant de ce dont vous m’aviez annoncé l’envoi. Quant à votre proposition d’écrire une introduction pour votre ouvrage sur la peinture, je vous ai expliqué les raisons, manque de temps et aussi de compétence, qui ne me permettent vraiment pas de me charger d’un tel travail ; plus j’y repense, moins je vois par quel moyen il me serait possible de le mener à bien…

     Je suis un peu surpris, agréablement d’ailleurs, de ce que vous me dites au sujet de votre récent voyage en Belgique, car, d’après tout ce que j’en ai su jusqu’ici, je n’avais pas l’impression qu’il puisse y avoir dans ce pays beaucoup de personnes s’intéressant réellement à l’ésotérisme ; il y a un assez grand nombre de théosophistes et d’occultistes de tout genre, mais, évidemment, c’est là tout à fait autre chose, pour ne pas dire même le contraire…

     Il y a cependant aussi (et je me demande même si cela n’aurait pas quelque rapport avec ce dont vous parlez) le groupe des « Cahiers du Symbolisme Chrétien », qui est certainement animé d’excellentes intentions, et auquel il manque seulement un peu de prudence et de discernement ; il faut d’ailleurs espérer que cela viendra quand il aura acquis un peu plus d’expérience.

     Ce que vous dites du genre d’ouvrages qui ont le plus de succès à Paris ne m’étonne pas beaucoup ; on a l’impression d’une sorte de folie qui gagne toujours de plus en plus. Je me félicite d’être bien loin de tout cela ; naturellement, par ce qu’on m’écrit et par les publications qui me parviennent, j’en ai des échos suffisants pour me rendre à peu près compte de ce qu’il en est ; mais du moins ai-je eu la chance de pouvoir m’arranger de façon à n’avoir aucun contact direct avec ce monde occidental.

     […]

René Guénon

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Le Caire, 30 novembre 1949

Cher Monsieur,
     
    J’ai reçu il y a quelques jours votre lettre du 24 octobre, et je viens de recevoir celle du 3 novembre. J’ai été plutôt stupéfait d’apprendre que ce que vous m’aviez envoyé vous a été retourné ; il s’agit évidemment d’une erreur de la poste, mais que je suis tout à fait incapable de m’expliquer ; c’est la première fois que pareille chose se produit. Il faut bien espérer qu’il n’en sera pas de même cette fois, puisque vous voulez bien me faire l’envoi de nouveau ; seulement, comme il peut se passer quelque temps avant qu’il me parvienne (les imprimés sont généralement encore plus longtemps en route que les lettres), je préfère vous écrire sans attendre pour ne pas me trouver encore si en retard avec vous…

    Je suis heureux que vous ayez bien compris les raisons pour lesquelles il m’est vraiment impossible de vous donner une introduction sur la peinture ; la chose me sera sûrement plus facile pour le « Message Retrouvé », quoique je ne puisse vous promettre de faire quelques chose de très étendu ; je ne sais comment il se fait que, tout en perdant le moins de temps possible, je n’arrive jamais à tout ce que je voudrais.

     L’offre de traduction que vous avez reçue d’Amérique est réellement une bonne nouvelle et je souhaite qu’il y soit donné suite ; mais qui est donc le Dr Piper ? Ce que vous dites de l’influence persistante du rationalisme cartésien en France n’est que trop vrai ; seulement permettez-moi de vous dire que je m’étonne de la valeur que vous paraissez attribuer à Krishnamurti. Je dois reconnaître que celui-ci m’a été sympathique dans une certaine circonstance, quand il a eu le courage de se débarrasser des dirigeants théosophistes et de leurs visées « messianiques » ; mais c’est tout, et cela ne prouve évidemment rien à un autre point de vue. Ses « enseignements » sont quelque chose d’aussi vague et inconsistant que possible, sans aucune base doctrinale solide, et où chacun peut trouver ce qu’il veut (cela m’a toujours fait penser, par certains côtés, à la philosophie de Bergson) ; quant à son attitude nettement antitraditionnelle d’opposition à tout les rites, c’est le plus mauvais signe qui puisse être pour quelqu’un qui prétend jouer un rôle de guide spirituel.

     Pour ce qui est de mes livres, il y en a déjà quatre qui ont paru en Angleterre, et plusieurs autres sont actuellement en préparation ; il y a aussi des projets pour en publier certains en Amérique, notamment « La Crise du Monde moderne » et le « Règne de la Quantité ». C’est en Italie que j’ai eu le plus de traductions jusqu’ici, et même presque tout ce qui n’y est pas encore paru va se trouver prêt d’ici assez peu de temps. En Suisse, on s’occupe sérieusement des traductions allemandes dont la publication va bientôt commencer ; la situation actuelle causait bien des difficultés à cet égard, mais on a enfin trouvé le moyen de les résoudre ; une traduction espagnole de l’« Introduction générale » a paru en Argentine pendant la guerre, et une traduction portugaise de la « Crise du Monde moderne » au Brésil l’an dernier. D’autre part, on projette maintenant de traduire en hindi l’« Introduction générale » et l’« Homme et son Devenir » ; vous voyez donc qu’en somme je n’ai pas trop à me plaindre sous ce rapport.

     Le groupe du « Symbolisme Chrétien » est certainement animé des meilleures intentions, il lui manque seulement d’avoir des données suffisamment bien établies, de sorte qu’il lui arrive d’accueillir des choses fort inégales, mais peut-être un peu plus d’expérience pourra y remédier. D’un autre côté, il éprouve des difficultés au point de vue financier, de sorte que sa revue ne peut paraître que très irrégulièrement ; il n’y a malheureusement pas lieu de s’en étonner, car ceux qui s’intéressent à ces question sont non seulement assez rares, mais aussi, comme vous le dites, bien dispersés et difficiles à atteindre.

     L’influence occidentale et moderne (c’est la même chose au fond) gagne du terrain partout hélas, et on en arrive à redouter son intrusion même au Tibet ; c’est bien un signe que la fin du cycle ne peut plus être très éloignée… Tout de même dans les pays orientaux cette influence n’affecte encore qu’une minorité ; mais naturellement il n’y a que celle-ci qui soit connue en occident, ce qui fausse la perspective dans une large mesure.

     Oui, à notre époque où tout est industrialisé et commercialisé, les médecins ne pensent plus guère qu’à leurs intérêts, et les fabricants de médicaments « à la mode » également ; mais il y a aussi dans le lancement de certains produits des « dessous », dont probablement ceux qui les recommandent sont généralement inconscients, et qui sont encore moins rassurants….

   Il est bien à souhaiter que vous ne vous trouviez pas obligé de quitter votre logis, car un déménagement est toujours une chose fort déplaisante et de plus on dit qu’il est bien difficile actuellement de trouver quelque chose, surtout à Paris. Ces destructions survenues dans les lieux d’où vous avez dû partir sont vraiment étranges ; on peut d’ailleurs se demander ce qui est ici cause et effet ; ne se pourrait-il pas que précisément vous ayez été forcé de vous en aller parce que la place devait être détruite, ce qui indiquerait que vous avez été l’objet d’une protection toute spéciale.

     Évidemment cela n’excuse pas l’injustice des instruments humains en l’occurrence, mais ils ont pu servir à leur insu et malgré eux.

     […]

René Guénon

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Le Caire 2 janvier 1950

Cher Monsieur,
     
     J’ai reçu hier la revue contenant les images de votre demeure, et je vous en remercie de nouveau, ainsi que l’aimable dédicace qui les accompagne ; la poste cette fois n’a pas renouvelé son erreur… J’ai plaisir à voir cette installation, qui témoigne d’une ingéniosité que j’admire, et dont je vous félicite ; je ne parle pas du goût, car c’est là chose naturelle chez un artiste (ou qui du moins devrait l’être, mais il faut bien reconnaître que les artistes actuels n’en font pas toujours preuve). C’est seulement dommage que les personnages, sur ces photographies soient un peu trop petits pour qu’on puisse distinguer nettement leurs traits… Je pense que si vous êtes obligé de quitter ce logis comme vous en exprimez la crainte dans votre dernière lettre, vous devrez en éprouver du regret. Je n’y vois qu’un seul défaut possible, qui doit tenir à sa destination originelle : c’est d’être probablement un peu trop exposé aux regards du public ; ce serait du moins un défaut pour moi, mais il est vrai que tout le monde n’en est pas également gêné.

     Je viens de recevoir votre lettre du 11 décembre, qui s’est croisée avec le mot que je vous ai envoyé vers la même date pour accuser réception de la revue ; celle-ci m’est donc bien parvenue cette fois, et j’espère bien qu’il en sera de même de l’exemplaire complété de votre livre que vous vous proposez de m’envoyer prochainement. Chose singulière, j’ai appris ces jours-ci que, à peu près à la même époque où votre envoi vous avait été retourné, des revues qui m’avaient été adressées par une autre personne lui sont revenues également ; cela paraît bien confirmer que, comme je l’avais supposé, il y a eu alors un employé temporaire qui n’était pas au courant. En tout cas, depuis lors, il n’y a plus rien eu d’anormal ; je dois dire d’ailleurs que, contrairement à ce que vous semblez penser, il n’y a jamais eu plus de difficultés pour moi à recevoir les envois recommandés que les autres, et c’est plus prudent pour les imprimés, à cause des amateurs peu scrupuleux qui, en cours de route (je ne sais si c’est en France ou sur les bateaux), s’emparent très volontiers des livres ou des revues qui les intéressent quand ils ne sont pas recommandés.

     Je suis content de savoir que l’édition américaine de votre livre est maintenant tout à fait décidée ; ce qui m’étonne quelque peu, c’est que vous le deviez à un professeur de philosophie, car, pour ma part, je n’ai jamais constaté jusqu’ici la moindre compréhension de la part des gens qui exercent ce métier, et j’ai toujours eu l’impression que leur horizon mental était irrémédiablement borné. Quoiqu’il en soit, il est bien possible que, comme vous l’espérez, cela engage les éditeurs français à s’intéresser à votre ouvrage ; tenez-moi au courant des résultats de vos démarches de ce côté ; je crois comprendre maintenant qu’il n’est plus question de Desclée… Bien entendu, quand j’aurai relu votre texte remanié, je ne manquerai pas de vous faire part de mes remarques s’il y a lieu ; quant à l’introduction, je n’ose pas vous promettre de faire quelque chose de bien long, toujours à cause du manque de temps, et du reste, je pensais que ce que vous vouliez était en somme une sorte d’arrangement un peu plus développé de mon compte rendu ; est-ce exact ?

     Je vois avec plaisir qu’au fond nous sommes bien d’accord en ce qui concerne notre appréciation de Krishnamurti ; j’avais cru comprendre, par ce que vous me disiez l’autre fois, que vous regrettiez qu’il n’ait pas de succès en France comme en Amérique, et c’est là ce qui m’avait étonné. La vérité est qu’en Amérique n’importe quelle entreprise pseudo spirituelle trouve toujours une clientèle, et celle-ci est même d’autant plus nombreuse et enthousiaste qu’il s’agit de quelque chose de plus « simpliste » et vide au point de vue intellectuel… ou de plus extravagant, car les fantasmagories de toutes sortes y prennent aussi avec une incroyable facilité.

    Je ne suis pas tout à fait de votre avis au sujet des Allemands ; ils excellent surtout dans les travaux d’érudition patiente, mais érudition et compréhension sont deux choses tout à fait différentes, et il ne faut pas oublier que les interprétations de leurs orientalistes sont au point de départ de bien des conceptions fausses qui ont cours dans tout l’occident au sujet des doctrines orientales.

    Quant à leur philosophie, j’avoue que je n’ai jamais pu y prendre aucun intérêt, non plus d’ailleurs qu’à toute la philosophie moderne en général ; tout cela n’est que vaines abstractions et discussions oiseuses et purement verbales… Maintenant, il est possible que les circonstances actuelles aient changé quelque chose dans cette mentalité ; en tout cas, on verra bien quel accueil sera fait à mes livres de ce côté, et c’est sûrement une expérience à tenter.

    La proximité de la fin du cycle présent ne fait de doute pour aucun de ceux qui ont connaissance de certaines données traditionnelles, toutes concordantes dans le même sens ; l’accélération sans cesse croissante dont vous parlez n’est pas plus douteuse, elle est même facile à constater dans tout ce qui se passe autour de nous ; je l’ai du reste indiqué expressément à diverses reprises, et surtout dans le « Règne de la Quantité ».

     Non, vous ne m’aviez pas encore raconté ce qui vous est arrivé lors de la mobilisation générale et ce qu’il en est advenu par la suite ; cette histoire est vraiment étrange, assurément, et pourtant je ne peux pas dire que j’en sois très étonné, car j’ai déjà eu connaissance d’autres cas du même genre : il y en aurait sans doute encore davantage si les gens savaient faire attention à certains avertissements et en tenir compte… Pour ce qui est de ne pas avoir de visions, il ne faut certes pas vous en plaindre, mais plutôt vous en féliciter, car les facultés psychiques de cette sorte sont certainement beaucoup plus gênantes qu’utiles. Quant aux réactions hostiles du monde ambiant à l’égard de tous ceux qui cherchent à lui échapper d’une façon ou d’une autre, elles sont choses toutes naturelles en somme, mais elles n’en sont pas moins fâcheuses pour cela, surtout lorsque, comme il semble en être pour vous, elles trouvent un support dans l’entourage immédiat.

     La confusion du « repos de l’être », c’est à dire de l’état non-manifesté, avec le Néant, est bien évidente en effet chez les philosophes modernes (pseudo-métaphysiciens), et plus particulièrement ceux qui, comme Bergson, prétendent mettre toute la réalité dans le devenir. J’ai déjà entendu parler de cet existentialisme chrétien qui se recommande, paraît-il, de Kierkegaard (dont je ne sais du reste pas grand chose) ; j’ai même entendu dire que Maritain et Gilson s’étaient mis d’accord pour soutenir que le thomisme lui-même était déjà un existentialisme : mais pour ce qui est de savoir ce qu’on veut entendre au juste par « existentialisme », je dois vous avouer que je n’ai jamais pu y réussir. J’ai essayé de lire « L’Être et le Néant » de Sartre ; cela m’a paru n’être que du verbalisme pur et simple, agrémenté d’invraisemblables complications psychologiques ; décidément la philosophie est quelque chose de bien peu intéressant au fond…

     Je vous remercie de l’aperçu cosmogonique que vous m’exposez à la fin de votre lettre ; si je comprends bien, cela revient en somme à dire que le non-manifesté est supérieur au manifesté, ce qui est en effet une notion tout à fait évidente au point de vue de la métaphysique traditionnelle, ce que, par conséquent, toute manifestation peut être considérée comme une « chute »,ou tout au moins comme une « descente » ; (il n’est même pas nécessaire pour cela qu’elle ait lieu dans la matière, si tant est que ce soit susceptible d’avoir un sens bien précis, ce qui me paraît assez douteux).

     Seulement je préfère dire non-manifesté et manifesté là où vous dites « être en repos » et « être en acte », parce que ce qui s’oppose habituellement à l’acte est la « puissance », et qu’il ne peut y avoir aucune potentialité dans l’état principiel ; c’est au contraire dans les « ténèbres extérieures » que se trouve la potentialité pure, et en réalité le manifesté, parce qu’il en participe, ne peut jamais être complètement en « acte ». J’ajoute encore que le non-manifesté va au-delà de l’Être, en temps que celui-ci n’est proprement que le principe de la manifestation universelle ; mais, toute question de terminologie à part, il me semble que nous sommes bien d’accord ici sur l’essentiel ; vous me direz si ces quelques remarques répondent bien au sens que vous en vue.

     Puisqu’une nouvelle année vient de commencer, je ne veux pas terminer sans vous adresser tout mes meilleurs vœux à cette occasion avec mes bien cordiaux sentiments.

René Guénon

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Le Caire, 23 janvier 1950

Cher Monsieur,
     
   J’ai reçu il y a quelques jours votre lettre du 23 décembre, et je viens tout juste de recevoir l’exemplaire corrigé du « Message Retrouvé » et vous en remercie. Vous voyez que tout arrive bien maintenant, ce qui confirme la supposition que j’ai faite au sujet des envois qui ont été retournés si mal à propos ; je pense, d’après ce que vous me dites, que vous m’enverrez aussi bientôt la copie des derniers chapitres, et je tâcherai d’examiner le tout sans trop tarder, c’est à dire dès qu’il me sera possible de trouver un peu de temps libre. Merci d’avance pour le reportage photographique dont vous m’annoncez également l’envoi ; dans quel pays cela doit-il paraître ?

     Je suis content de savoir que, dans votre logis actuel, vous êtes mieux à l’abri que je l’avais pensé de la curiosité plus ou moins indiscrète des passants ; j’imagine du reste, bien que ne connaissant pas votre rue, qu’elle doit être plutôt calme, si toutefois il en reste à Paris qui le sont encore. Je vous souhaite d’y rester le plus longtemps possible, mais il va de soi que, si des circonstances quelconques vous obligeaient à en partir, je crois comme vous que vous feriez très bien de n’y opposer aucune résistance et qu’en définitive ce ne pourrait être que pour le mieux, comme on le constate bien souvent pour des choses dont on n’avait tout d’abord vu que le côté déplaisant.

     Bien que je n’aie naturellement aucun contact avec les artistes actuels, j’ai bien l’impression, par tout ce que j’en peux savoir, que ce que vous dites de l’attitude de la généralité d’entre eux, n’est malheureusement que trop juste. La vôtre, si différente, n’est évidemment pas favorable au succès matériel ; il n’y a pas lieu de s’en étonner à l’époque où nous vivons, mais je pense qu’il ne faut tout de même pas que vous en éprouviez trop de regrets, car je doute comme vous que ceux qui réussissent ainsi par n’importe quel moyen puissent réellement en être beaucoup plus heureux au fond…

     […]

René Guénon

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 Le Caire, 20 février 1950

Cher Monsieur,
     
     J’ai reçu il y a une dizaine de jours votre lettre du 13 janvier et je viens tout juste de recevoir celle du 31 avec les chapitre XV et XVI que j’ai joints aux précédents. Je voudrais bien pouvoir voir le tout d’ici peu et, à cause de la traduction, ne pas vous faire trop attendre l’introduction promise, mais mon travail est encore plus en retard que jamais en ce moment ; songez que je n’ai pas encore pu arriver à préparer mes articles pour le numéro de mars des Études Traditionnelles. Il faut dire que le froid que nous avons ici ne facilite pas les choses, avec les rhumes continuels qui en sont la conséquence ; il est encore plus fort que l’hiver dernier, qu’on considérait déjà comme exceptionnel, et cette fois il a même gelé, chose qu’on ne se souvient pas d’avoir jamais vu ; décidément, il faut croire que les climats sont bouleversés comme tout le reste…

   Naturellement, ce n’est pas encore au même point que chez vous, mais, comme on n’est pas organisé pour se défendre contre le froid, on le supporte plus difficilement.

     Je suis content de voir que vous avez bon espoir de pouvoir rester tranquillement dans votre logis ; je n’avais pas compris que c’était un changement de propriétaire qui vous avait inspiré des craintes à ce sujet.

   Pour les événements annoncés dans la prédiction que vous m’avez communiquée, il n’y a naturellement qu’à attendre encore quelque peu, car je sais très bien qu’il est à peu près impossible en pareil cas de fixer une date précise, ou du moins c’est extrêmement rare ; quoi qu’il en soit, souhaitons que tout cela se termine pour le mieux.

   El Khidr n’est pas exactement le même que Melki-Tsédek, bien qu’il y ait entre eux un rapport assez étroit ; la différence est celle qui existe entre la voie initiatique qui relève du « Pôle » et celle des Afrâd, cette dernière étant d’ailleurs exceptionnelle. Dans la Kabbale, il y a quelque chose de similaire avec les deux frères « doués d’une perpétuelle jeunesse », Métatron et Sandalphon.

     Pour en revenir à votre livre, le refus de la maison Desclée ne m’étonne pas autrement ; quant au Père Bruno, je crois que son plus grand défaut est un certain manque de jugement ; sans cela comment pourrait-il accueillir favorablement des choses telles que la psychanalyse ? La collaboration de Marise Choisy à « Satan », en particulier, a produit un effet déplorable de bien des côtés.

   La différence entre vos expressions et les miennes n’a assurément rien d’étonnant, et son seul inconvénient est de [partie manquante] pour établir des équivalences précises ; mais il va de soi que l’essentiel, comme vous le dites, c’est d’être d’accord sur le fond. Le mot « alchimie » donne lieu en effet, chez la plupart des gens, à la confusion dont vous parlez, et il m’est arrivé plusieurs fois de le signaler ; je crois que celui d’« hermétisme » lui conviendrait le mieux (ou alors on pourrait dire « alchimie spirituelle » pour éviter toute équivoque). « Gnose «  a un sens beaucoup plus étendu, et, d’autre part, il y a ceci de fâcheux que beaucoup confondent « gnose » et « gnosticisme », ce qui pourtant n’est pas du tout la même chose. Quant à la « tradition primordiale », l’expression ne serait pas applicable en ce cas, car il ne s’agit en réalité que d’une forme dérivée, comme d’ailleurs toutes celles qu’on peut connaître actuellement.

   À propos de Krishnamurti, je viens d’apprendre qu’il vient de quitter la Californie pour retourner dans l’Inde ; que va-t-il bien pouvoir y faire, sinon d’ajouter encore au désordre qu’y cause déjà maintenant comme partout l’invasion des idées modernes ? Quant aux Américains, il n’est que trop vrai qu’ils vont à tout indistinctement, et il semble même que plus une chose est extravagante, plus elle a de chance de réussir chez eux ; c’est là en quelque sorte la contrepartie de leur mentalité d’hommes d’affaires, et ce sont comme les deux pôles opposés d’un même état de déséquilibre.

   Le complémentarisme (plutôt que l’opposition) entre la puissance et l’acte appartient à la terminologie aristotélicienne et scolastique ; la puissance a ici le sens de « potentialité », qui n’a rien de commun avec l’autre sens suivant lequel Dieu est désigné comme le Tout-Puissant (de même que, d’autre part, l’acte dont il s’agit n’a rien à voir avec l’action) ; ces acceptions toutes différentes pour un même terme (et il y en a beaucoup d’autres exemples dans lesquels cela est encore plus gênant) montrent bien l’insuffisance de tout le vocabulaire occidental, y compris celui qui s’est pourtant efforcé d’être le plus rigoureux. Le « miroir obscur » me paraît correspondre exactement à la passivité universelle, mais d’ailleurs celle-ci est, au fond, identique à la pure potentialité.

     Est-il bien exact de dire que le sel est seulement l’union du soufre et du mercure, ou n’est-il plutôt le produit de cette union ? La confusion philosophique de l’être non-manifesté avec le néant est assurément énorme, mais il faut bien se rendre compte que tout ce que les hommes sont incapables de concevoir (et l’horizon intellectuel des philosophes modernes est fort étroitement limité) ne peut en effet que leur apparaître que comme le néant.

   Qui sait si nous arriverons à nous rencontrer quelque jour ? Je le souhaite, mais il ne faut pas compter que, quant à moi, je pourrai me déplacer, je n’ai jamais été voyageur, et maintenant surtout cette perspective m’effraierait tout à fait, car, pour aller d’un pays dans un autre, les choses sont devenues si compliquées à tous les points de vue que cela me paraît presque une impossibilité ; le plus curieux est que cela n’empêche pas les admirateurs du soi-disant « progrès » de vanter les facilités apportées aux communications par les inventions modernes.

   Bien cordialement à vous.

René Guénon

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Le Caire, 20 mars 1950

Cher Monsieur,
     
     Je viens de recevoir votre lettre du 20 mars ; je regrette les retards et les difficultés qui, me dites-vous, surviennent encore pour votre livre, mais, d’un autre côté, je dois avouer que cela me rassure en ce qui me concerne, car je craignais bien de vous faire attendre l’introduction plus qu’il ne l’aurait fallu et d’être ainsi moi-même la cause d’un retard. Ne vous inquiétez pas pour les fautes de copie qui peuvent se trouver dans le dernier chapitre ; je pense que j’arriverai tout de même bien à m’y reconnaître ; l’important serait seulement que je puisse trouver un peu de temps et de tranquillité pour examiner le tout avec le soin que je voudrais y apporter.

     Il faut m’excuser, car mon travail ne fait qu’aller toujours en augmentant (la correspondance en particulier), et je ne sais plus trop comment en sortir.

   Je vois que vous n’aimez guère plus le froid que moi ; nous en sommes enfin débarrassés maintenant, mais le temps est encore assez bizarre et changeant ; je préfère l’été, même ici, car la chaleur ne m’a jamais incommodé.

   Je suis heureux pour vous des bonnes dispositions de vos nouveaux propriétaires, et je vous souhaite de pouvoir ainsi continuer à demeurer tranquillement dans votre logis.

    Si les événements prédits paraissent devoir commencer à la Pentecôte, cela ne fait en somme plus bien longtemps à attendre sans doute (je n’ai pas de calendrier européen à ma disposition pour voir la date exacte) ; je suis assez curieux de voir ce qu’il en sera…

   Vous avez probablement raison dans ce que vous dites à propos du Père Bruno, et malheureusement, à notre époque, il y en a certainement beaucoup dont le cas ressemble au sien ; c’est bien encore là un signe des temps.

     Au sujet de Krishnamurti, je viens d’apprendre qu’il doit venir faire une série de conférences à Paris en avril et mai ; son séjour dans l’Inde n’aura pas été de bien longue durée ; je ne sais pas s’il y retournera ensuite, mais il me semble plus probable qu’il ira retrouver ses disciples de Californie.

     Le vocabulaire occidental a toujours été plus ou moins insuffisant et prête à bien des confusions, puisque même une terminologie qui veut être aussi précise que celle des scolastiques n’en est pas exempte : mais il l’est devenu bien davantage dans les temps modernes. La grossière simplification cartésienne y est sûrement pour beaucoup, mais ne pensez-vous pas qu’elle n’aurait pas pu être adoptée aussi facilement et si généralement si elle n’avait répondu à une certaine mentalité qui existait déjà en occident et à laquelle elle n’a fait que donner une expression plus nettement définie ? Je ne crois pas qu’une philosophie puisse « prendre » si elle n’est pas comme une sorte de résultante et de « cristallisation » de tendances préexistantes, bien plutôt que le point de départ d’une nouvelle orientation de la mentalité.

   Quoiqu’il en soit, il n’en est pas moins certain que c’est surtout depuis Descartes que les occidentaux n’ont plus su faire aucune distinction en l’« âme » et l’« esprit », qu’ils ont pris ces deux mots indistinctement l’un pour l’autre en les appliquant d’une façon aussi vague et confuse que possible. Je ne sais plus qui (peut-être est-ce Leibniz, mais je n’en suis pas sûr) a écrit qu’« il n’y a de choses si absurde qu’elle n’ait été dite par quelque philosophe » ; ce n’est assurément que trop vrai.

     Nous sommes bien d’accord en ce qui concerne le sel ; mais je ne m’explique pas bien que vous parliez du « soufre terrestre » et du « mercure céleste » : cela ne revient-il à faire la terre masculine et le Ciel féminin, à l’encontre du symbolisme traditionnel le plus généralement admis ? (je dis le plus généralement parce qu’il semble que la tradition des anciens égyptiens ait fait exception ; mais on en sait réellement si peu de choses qu’il est impossible de connaître les raison de cette anomalie au moins apparente et assez étonnante à première vue).

     Il faut espérer que vous arriverez un jour à réaliser votre intention de venir ici ; je serai heureux de pouvoir vous connaître ainsi plus directement, et la promesse que vous formulez me le fait souhaiter davantage encore… Je comprends que vous ne vouliez pas faire ce voyage à la façon des touristes ; cette engeance est véritablement odieuse par sa sottise ahurie et incompréhensive, et, quand on en voit ici, on a l’impression de troupeaux de moutons plutôt que d’êtres humains.

     […]

René Guénon

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Le Caire, 24 avril 1950

Cher Monsieur,
     
     J’ai reçu ces jours derniers votre lettre du 28 mars, et je suis heureux de savoir l’intérêt qu’a suscité votre exposition de peinture, ce qui d’ailleurs ne me surprend pas, étant donné ce que vous me dites de la technique ancienne retrouvée par vous. Quant à l’histoire de ce jeune peintre vous reprochant de ne pas vouloir divulguer vos découvertes, c’est bien conforme en effet à la mentalité actuelle ; on reconnaît là cette caractéristique de notre époque que j’ai appelé « la haine du secret », et qui se manifeste en toutes circonstances.

     Pour ce qui est de la science moderne, comme elle est purement extérieure et superficielle, il est évident que le secret y serait sans objet, à moins qu’il ne s’agisse tout simplement de se réserver le monopole d’une invention quelconque, ce qui ne relève d’ailleurs en réalité que de l’ordre des applications industrielles.

   Je vous plains d’être assiégé, vous aussi, par toutes sortes de correspondants, car il est bien probable que la majorité d’entre eux ne sont pas très intéressants. J’ai toujours eu le tort (si c’en est un) de répondre à toutes les lettres par crainte de décourager quelque bonne volonté, mais certains en abusent et m’accablent d’interminables questionnaires ; je ne fais d’exception que pour les fous et les gens d’intentions suspectes.

     Je pensais que la traduction de votre livre devait être éditée en Amérique ; mais si vous avez reçu une demande d’un éditeur anglais, peut-être y aurait-il avantage à ce qu’il paraisse à la fois dans les deux pays, car je constate que cela se fait assez souvent maintenant ; il semble d’ailleurs que ce soit là une chose nouvelle, et je suppose que les difficultés dues au change doivent bien y être pour quelque chose. Quant à l’incompréhension que vous rencontrez chez les éditeurs français, je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle ne m’étonne guère ; la plupart de ces gens-là ne connaissent absolument rien en dehors du point de vue commercial ; espérons pourtant que l’intervention de vos amis belges pourra vous faciliter une solution de ce côté aussi, car il va de soi que ce que les dits éditeurs craignent par dessus tout, c’est d’engager des frais sans être assurés de la réussite.

     Je vous remercie pour le compte rendu de votre dernière expérience ; c’est très intéressant et plus précis que le précédent, peut-être parce que les événements annoncés s’approchent. Il est à souhaiter qu’on en voie bientôt la réalisation ; il est certainement très rare, comme vous le dites, que de telles prédictions d’ordre général se vérifient effectivement… Les notaires et autre officiers ministériels sont chose complètement inconnue ici, ou, fort heureusement du reste, nous ne sommes pas encore affligés d’une législation entièrement européanisée comme c’est le cas en Turquie.

     Je devrai donc me contenter, en attendant les événements, de garder votre compte rendu dans mon bureau, et d’ailleurs il n’en sera pas moins probant pour moi, sa date étant évidemment tout à fait suffisante.

     Vous avez bien raison de ne pas perdre votre temps à aller écouter Krishnamurti, car il n’y a rien à tirer des vagues de banalités qu’il débite ; son origine hindoue contribue à lui donner du prestige auprès de bien des gens, mais il est tout à fait ignorant des doctrines traditionnelles, ayant reçu une éducation exclusivement anglo-saxonne et ayant toujours vécu, sauf dans son enfance, en Europe ou en Amérique. Pour moi, je ne peux le considérer que comme un produit de l’occident actuel.

     Bien entendu, la séparation du spirituel et du corporel est une conception toute moderne ; sa première formulation explicite est en somme le dualisme cartésien.

     Sûrement que la question du soufre est très complexe, car il y a là plusieurs aspects différents ; il serait intéressant de les situer exactement les uns par rapport aux autres, mais évidemment ce n’est pas facile…

     […]

René Guénon

*

Le Caire, 7 mai 1950

Cher Monsieur,
     
     J’ai reçu votre lettre du 13 avril, avec la photographie du « fruit de la terre » qui l’accompagnait et dont je vous remercie ; je vois que cette œuvre remonte déjà à un certain nombre d’années ; l’aspect en est quelque peu étrange, à vrai dire, mais je pense qu’elle doit avoir une signification nettement axiale…

     Il ne faut pas vous étonner qu’il y ait encore une censure ici, car, si en Europe vous n’êtes plus en état de guerre depuis longtemps, nous le sommes toujours, la paix n’étant pas signée entre l’Égypte et l’état d’Israël. Bien entendu, cela ne peut être gênant que pour les gens qui s’occupent de politique ou de commerce ; quant à ceux qui sont comme vous, il va de soi que cela ne les concerne en rien.

     C’est dommage que votre exposition n’ait pas eu de résultats plus fructueux pour vous au point de vue des ventes, mais vous devez tout de même être content de l’intérêt qu’elle a suscité. Comme vous pouvez le penser, je ne suis nullement surpris de tout ce que vous me dites sur les combinaisons financières et autres qui influent sur le succès des peintures, et dont je comprends trop bien que les conséquences doivent en être pitoyables…

     Tant mieux que les grèves aient à peu près cessé, mais je vois que malheureusement vous ne pensez pas que ce calme puisse durer bien longtemps ; souhaitons pourtant que les événements qui vous ont été annoncés viennent bientôt mettre un terme à tout ce désordre. Vous m’avez parlé de vos amis belges, mais je ne connaissais pas le nom du baron d’Hoogvorst ; il faut espérer qu’il va donner suite à ses intentions pour faciliter la réédition de votre livre.

     Quant à Watkins, d’après tout ce que j’en sais, c’est un bon éditeur, et ce qu’il publie est, d’une façon générale, plus sérieux, moins mêlé que Rider à qui j’ai eu affaire autrefois. Maintenant, c’est Luxae qui édite les traductions de mes livres, mais il est trop spécialisé dans ce qui touche à l’Orient pour que cela puisse vous convenir.

     Je vous plains fort d’avoir de tels ennuis domestiques ; je me souviens que vous y aviez déjà fait allusion autrefois, mais je ne pensais pourtant pas que c’était à ce point. Si pénible qu’il soit de devoir prendre une décision comme celle que vous envisagez, je souhaite qu’elle puisse vous rendre la tranquillité qui vous serait assurément bien nécessaire…

     […]

René Guénon

*

Le Caire, 20 juillet 1950

Cher Monsieur,
     
     Je viens de recevoir votre lettre du 1er juillet, et je suis confus en constatant que j’en ai là trois autres de vous auxquelles je n’ai pas encore répondu ; il faut m’excuser, car ce n’est vraiment pas de ma faute, il y a eu tous ces temps-ci un tel désordre dans les courriers que je n’arrive plus à m’y reconnaître ; une grande quantité de lettres qui semblaient s’être perdues ont fini par me parvenir toutes d’un seul coup et avec des retards invraisemblables (il y en a qui, expédiées par avion, dataient de deux et trois mois) ; ça n’avait encore jamais été à ce point, et maintenant je ne sais plus trop comment mettre toute cette correspondance à jour. Vos lettre des 7 et 17 mai me sont ainsi parvenues ensemble au milieu d’une cinquantaine d’autres ; puis j’ai reçu celle du 16 juin la semaine dernière, et enfin hier celle du 1er juillet comme je viens de vous le dire.

     Je dois dire franchement que dans le nouveau titre que vous envisagez pour votre livre, l’emploi du mot « crasse » ne me paraît pas heureux, parce que ceux qui le verront ne pourront pas comprendre dans quel sens vous l’entendez, de sorte qu’il leur fera tout simplement l’impression d’une trivialité. Quant à l’anonymat, c’est peut-être une bonne idée ; en tous cas, pour ma part, j’ai toujours eu quelque regret de n’avoir pas su faire ainsi, car cela m’aurait sûrement évité bien des désagréments.

   Contrairement à ce que vous craignez, personne ne m’a écrit quoi que ce soit contre vous ; vous pouvez vous rassurer entièrement là-dessus. Si cependant il est vrai que j’éprouve quelque gêne comme vous le pensez, c’est pour de toutes autres raisons, qui n’ont rien à voir avec vous ni avec votre livre, et dont la première est la difficulté de plus en plus grande que j’ai à venir à bout de tout ce que j’ai à faire, et qui finit par être assez [mot manquant] ; songez que je ne trouve même plus le temps de lire le moindre livre, et il s’en accumule constamment devant moi, dont beaucoup me sont envoyés par des auteurs qui espèrent des compte rendus… Il y a aussi une autre raison d’ordre général ; c’est qu’une introduction signée de moi constituerait en quelque sorte un « précédent » me rendant beaucoup plus difficile de décliner les demandes semblables qui me seront faites à l’avenir. J’avoue que je n’avais pas pensé à cela tout d’abord ; si cette idée m’est venue dernièrement, c’est parce qu’on m’a effectivement demandé une préface pour un ouvrage qui est d’ailleurs intéressant dans son ensemble, mais qui contient des choses contestables et dont je ne voudrais pas paraître assumer la responsabilité.

     Alors, je ne sais plus trop comment faire, et j’en suis à me demander s’il n’aurait pas mieux valu que je m’abstienne « par principe » de toute chose de ce genre, ce qui serait peut-être le seul moyen de ne froisser personne ; voilà très franchement ce qu’il en est, et je vous prierai de me donner vous-même votre avis sur cette situation en vous mettant à ma place, et comme si vous étiez entièrement désintéressé…

     C’est dommage que vous vous trouviez obligé de changer de peinture et de vous mettre ainsi à peindre des choses plus ou moins indifférentes, mais j’en comprends trop bien la nécessité ; je souhaite seulement que cette occupation ne vous cause pas trop d’ennui… Cela me fait penser que vous ne reparlez plus de ce médicament que vous aviez en vue et dont vous espériez pouvoir tirer des ressources appréciables ; y avez-vous donc renoncé ?

     Les événements annoncés se font un peu attendre en effet, mais je ne m’en étonne pas trop, car je pense comme vous que les dates exactes sont à peu près impossibles à déterminer en pareil cas ; mais qu’est-ce donc que ces autres événements concernant le barrage de Génissiat auxquels vous faites allusion ? Je ne sais pas du tout de quoi il s’agit (il faut dire que je ne lis pas les journaux), ni même où peut bien se trouver une localité de ce nom.

     Je m’aperçois que je ne vous ai même pas encore accusé réception des derniers chapitres de votre livre, puisque c’est à vos lettres des 16 et 17 juin qu’ils étaient joints ; je m’en excuse encore.

     Je serai très curieux de voir l’ouvrage de votre ami A. de Saint-Phalle (ce nom me rappelle quelque chose, mais c’est extrêmement vague), si vous voulez bien me l’envoyer quand il paraîtra, et je vous en remercie bien vivement à l’avance. À vrai dire l’identification de la momie de Joseph me laisse plutôt sceptique « à priori » ; on se fait souvent tant d’imaginations pour tout ce qui touche à l’Égypte ancienne, sur laquelle, au fond, on ne sait réellement pas grand chose au point de vue traditionnel.

     Je vous plains d’avoir, vous aussi, une correspondance si chargée ; malheureusement, il est bien à craindre que tout ce qu’on peut répondre à tant d’inconnus ne serve pas à grand chose, car trop souvent les questions qu’ils posent n’indiquent pas une très grande compréhension. Nous avons ici en ce moment une très forte chaleur qui est un peu fatigante ; c’est sans doute pour compenser le froid peu ordinaire de l’hiver dernier ; mais, malgré tout, j’aime encore mieux cela que le froid.

     […]

René Guénon

*

Le Caire, 4 octobre 1950

Cher Monsieur,
     
     Je m’excuse d’être si en retard pour répondre à votre lettre du 1er août ; la vérité est hélas que je n’arrive plus du tout à tenir ma correspondance à peu près à jour…

     Je suppose que l’article dont vous parlez est celui qui a paru dans le Journal du Dimanche, et qu’on m’a envoyé d’autre part, de telle sorte qu’il m’est parvenu presque en même temps que votre lettre. Je dois vous dire que j’en ai été fort étonné.

     D’abord parce que cette sorte d’annonce de votre livre ne s’accorde guère avec votre intention de le faire paraître anonymement, et enfin, et même surtout, à cause de ce qui est dit de moi à la fin et qui contient presque autant d’erreurs que de mots ? Je veux croire que ces erreurs sont dues à la fantaisie habituelle des journalistes ; si je n’ai pas envoyé une rectification ou une mise au point, c’est que j’ai pensé que le journal en question ne le méritait pas, et que d’ailleurs mon nom même devait être tout à fait inconnu de la généralité de ses lecteurs, pour ne rien dire de mes ouvrages qui ne sont certainement pas à leur portée. Je dois ajouter que, même si on avait dit de moi des choses exactes, je n’en aurais pas été moins contrarié pour cela, car j’ai toujours estimé que rien de ce qui se rapporte à moi personnellement ne regarde le public, et je me suis toujours refusé absolument à fournir à qui que ce soit même les indications biographiques les plus inoffensives. Dans ces conditions, je pense que vous comprendrez que cette sorte d’indiscrétion n’est guère de nature à m’engager à vous donner satisfaction pour ce que vous m’aviez demandé…

     Il y a aussi, dans votre lettre même, quelque chose qui, pour le dire franchement, me paraît plutôt inquiétant ; c’est quand vous parlez de votre livre comme « écrit sous l’inspiration de Dieu ». Il y a assurément bien des sortes d’inspirations, et même celle qui vient directement des mondes supérieurs n’est pas forcément divine pour cela, car il y a là encore une multitude de degrés intermédiaires ; en fait, il n’y a que les livres sacrés des différentes traditions qui soient véritablement inspirés de Dieu, et il ne doit plus y avoir aucun Prophète jusqu’à la fin du cycle actuel, qui du reste n’est peut-être plus bien éloignée… D’un autre côté, si vous considérez votre livre comme inspiré, comment se fait-il que vous ayez osé y apporter après coup des additions et des modifications comme vous l’avez fait ? Il y a là aussi quelque chose que j’avoue ne pas comprendre.

     Vous dites qu’une introduction n’est pas forcément un éloge de l’ouvrage présenté ; c’est peut-être vrai dans une certaine mesure, mais alors je ne vois pas très bien quel avantage elle peut offrir pour l’ouvrage lui-même. Quant aux autres considérations, comme celle de savoir « qui peut faire honneur à ma signature », je vous assure qu’elles me sont tout à fait étrangères, car je n’ai rien d’un écrivain professionnel… et profane ; je n’ai jamais eu d’autre prétention que celle d’exposer fidèlement ce que je connais des doctrines traditionnelles, sans y mettre de moi autre chose que la seule forme d’expression, et j’aurais bien voulu vivre à une époque où il était encore possible et presque normal de faire paraître des livres sans signatures. Mais c’est précisément cette situation, exceptionnelle aujourd’hui qui m’oblige à une prudence toute particulière dans tout ce que je fais, parce que ce n’est pas moi que cela engage en réalité, ce qui au fond n’aurait qu’assez peu d’importance.

     L’attitude hostile de J. Mallinger à mon égard s’est manifestée bien avant que j’ai eu l’occasion de parler de ses livres ; il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’en étonner autrement, car la vérité est que la haine de tous les milieux occultistes contre moi remonte à un peu plus de 40 ans. Je vous remercie de l’explication concernant le barrage de Génissiat ; je n’en avais jamais entendu parler ; vous voyez à quel point je suis peu au courant de ce qui se passe en Europe…

     […]

René Guénon

*

Le Caire, 10 octobre 1950

Cher Monsieur,
     
   Votre lettre du 21 septembre m’est arrivée bien peu de temps après avoir enfin répondu à la précédente. Au sujet de ce que vous a dit Mr. Chauvet, il est tout à fait exact qu’il y a toujours eu et qu’il y a encore contre moi de nombreuses attaques de toutes sortes ; mais, comme il y a un peu plus de quarante ans que cela dure, vous devriez bien penser que j’y suis habitué depuis fort longtemps, plus encore que vous ne pouvez l’être vous même, et que d’ailleurs tout cela ne peut guère m’atteindre personnellement. Si malheureusement je ne peux pas m’en désintéresser purement et simplement, c’est parce qu’en réalité ce n’est pas moi qui suis visé, ce qui importerait assez peu, mais ce que je me trouve représenter tant bien que mal ; c’est uniquement pour cela que je suis obligé de répondre comme je le fait, et cette sorte de défense fait, comme bien d’autres choses encore, partie intégrante de mon travail, qui n’a assurément rien de commun avec un travail d’« homme de lettres »… Il est vrai que certains des personnages dont vous parlez peuvent paraître assez insignifiants par eux-mêmes, mais on ne saurait en dire autant de ce qui les mine, le plus souvent à leur insu ; puisque vous parlez d’entreprises sataniques, je puis vous assurer que, en ce genre, j’ai vu des choses peu ordinaires. Je m’étonne toujours de voir combien peu de gens comprennent les véritables raisons que j’ai d’agir de telle ou telle façon, en m’attribuant facilement celles qui ont cours dans le monde profane et qui sont aussi loin que possible de moi à tous les points de vue. Voilà tout ce que je pense à cet égard ; la sérénité n’a évidemment rien à voir là-dedans…

     La préface à laquelle Mr. Chauvet a fait allusion n’a jamais paru en réalité, car je l’ai retirée à temps, dès que j’en ai obtenu le résultat que j’en attendais ; cela n’empêche pas que certains en parlent toujours chaque fois qu’ils peuvent en trouver l’occasion, comme s’ils pouvaient savoir pourquoi je l’avais écrite.

     Au sujet des songes, je dois vous dire que je n’ai pas l’habitude d’y prêter la moindre attention ; je sais trop bien quel mélange d’éléments psychiques plus ou moins hétéroclites y interviennent d’ordinaire, et comme je n’ai ni le goût ni le temps de débrouiller ce chaos, je préfère le laisser pour ce qu’il vaut et ne pas m’en occuper. C’est un peu comme, dans un autre ordre d’idées, les énigmes cryptographiques ; cela peut n’être pas entièrement dépourvu d’intérêt, mais quand on n’a pas autre chose à faire…

     Croyez bien, je vous prie, Cher Monsieur, à mes bien cordiaux sentiments.

René Guénon

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