Affichage des articles dont le libellé est RABELAIS Le Tiers Livre (1). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est RABELAIS Le Tiers Livre (1). Afficher tous les articles
RABELAIS Le Tiers Livre (1546) - 1ère partie
LE TIERS LIVRE
DES FAICTS ET DICTS
Héroïques du bon Pantagruel
Composé par M. François Rabelais
docteur en Medecine.
FRANÇOIS RABELAIS
à l'esprit de la royne de Navarre.
Esprit abstrait, ravy, & ecstatic,
Qui frequentant les cieulx, ton origine,
As delaissé ton hoste & domestic,
Ton corps concords, qui tant se morigine
A tes edictz, en vie peregrine
Sans sentement, & comme en Apathie:
Vouldrois tu poinct faire quelque sortie
De ton manoir divin, perpetuel?
Et ça bas veoir une tierce partie
Des faictz ioyeux du bon Pantagruel?
PROLOGUE DE L'AUTEUR
M. François Rabelais
pour le tiers livre
des faicts & dicts Heroïques
du bon Pantagruel.
Bonnes gens, Beuveurs tresillustres, & vo' Goutteux tresprecieux, veistez vous oncques Diogenes le philosophe Cynic? Si l'avez veu, vous n'aviez perdu la veue: ou ie suis vrayment forissu d'intelligence, & de sens logical. C'est belle chose veoir la clairté du (vin & escuz) Soleil. I'en demande à l'aveugle né tant renommé par les tressacrées bibles: lequel ayant option de requerir tout ce qu'il vouldroit, par le commendement de celluy qui est tout puissant, & le dire duquel est en un moment par effect representé, rien plus ne demanda que veoir. Vous item n'estiez ieunes. Qui est qualité competente, pour en vin, non en vain, ainsi plus que physicalement philosopher, & desormais estre du conseil Bacchicque: pour en lopinant opiner des substance, couleur, odeur, excellence, proprieté, faculté, vertus, effect, & dignité du benoist & desiré piot. Si veu ne l'avez (comme facilement ie suis induict à croire) pour le moins avez vous ouy de luy parler. Car par l'aër & tout ce ciel est son bruyt & nom iusques à present resté memorable & celèbre assez: & puys vous estez tous du sang de Phrygie extraictz, (ou ie ne me abuse) & si n'avez tant d'escuz comme avoir Midas, si avez vous de luy ie ne sçay quoy, que plus iadis louoient les Perses en tous leurs Otacustes: & que plus soubhaytoit l'empereur Antonin: dont depuys feut la serpentine de Rohan surnommée Belles aureilles. Si n'en avez ouy parler, de luy vous veulx presentement une histoire narrer, pour entrer en vin, (beuvez doncques) & propous, (escoutez doncques). Vous advertissant (affin que ne soyez pippez comme gens mescreans) qu'en son temps il feut philosphe rare, & ioyeux entre mille. S'il avoit quelques imperfections: aussi avez vous, aussi avons nous. Rien n'est, si non Dieu, perfaict. Si est ce que Alexandre le grand, quoy qu'il eust Aristoteles pour Praecepteur & domestic, l'avoit en telle estimation, qu'il soubhaytoit en cas que Alexandre ne feust, estre Diogenes Sinopien.
Quand Philippe roy de Macedonie entreprint assieger & ruiner Corinthe, les Corinthiens par leurs espions advertiz, que contre eulx il venoit en grand arroy & exercice numereux, tous feurent non à tort espoventez, & ne feurent negligens soy soigneusement mettre chascun en office & debvoir, pour à son hostile venue, resister, & leur ville defendre. Les uns des champes es forteresses retiroient meubles, bestail, grains, vins, fruictz, victuailles, & munitions necessaires. Les autres remparoient murailles, dressoient bastions, esquarroient ravelins, cavoient fossez, escuroient contremines, gabionnoient defenses, ordonnoient plates formes, vuidoient chasmates, rembarroient faulses brayes, erigeoient cavalliers, ressapoient contrescarpes, enduisoient courtines, taluoient parapetes, enclavoient barbacanes, asseroient machicoulis, renovoient herses Sarrazinesques, & Cataractes, assoyoient sentinelles, forissoient patrouilles. Chascun estoit au guet, chascun portoit la hotte. Les uns polissoient corseletz, vernissoient alecretz, nettoyoient bardes, chanfrains, aubergeons, briguandines, salades, bavieres, cappelines, guisarmes, armetz, mourions, mailles, iazerans, brassalz, tassettes, gouffetz, guorgeriz, hoguines, plastrons, lamines, aubers, pavoys, boucliers, caliges, greues, foleretz, esprons. Les autres apprestoient arcs, fondes, arbalestes, glands, catapultes, phalarices, micraines, potz, cercles, & lances à feu: balistes, scorpions, & autres machines bellicques repugnatoires & destructives des Helepolides. Esguisoient vouges, picques, rancons, halebardes, hanicroches, volains, lancers, azes guayes, fourches fières, parthisanes, massues, hasches, dards, dardelles, iavelines, iavelotz, espieux. Affiloient cimeterres, brands d'assier, badelaires, passuz, espées, verduns, estocz, pistoletz, viroletz, dagues, mandousianes, poignars, cousteaulx, allumelles, raillons. Chascun exerceoit son penard: chascun desrouilloit son braquemard. Femme n'estoit, tant preude ou vieille feust, qui ne feist fourbir son harnoys: comme vous sçavez que les antiques Corinthiennes estoient au combat couraigeuses.
Diogenes les voyant en telle ferveur mesnaige remuer, & n'estant par les magistratz enployé à chose aulcune faire, contempla par quelques iours leur contenence sans mot dire: puys comme excité d'esprit Martial, ceignit son palle en escharpe, recoursa ses manches iusques es coubtes, se troussa en cueilleur de pommes, bailla à un sien compaignon vieulx sa bezasse, ses livres, & opistographes, feit hors la ville tirant vers la Cranie (qui est une colline & promontoire lez Corinthe) une belle esplanade: y roulla le tonneau fictil, qui pour maison luy estoit contre les miures du ciel, & en grande vehemence d'esprit desployant ses braz le tournoit, viroit, brouilloit, barbouilloit, hersoit, versoit, renversoit, grattoit, flattoit, barattoit, bastoit, boutoit, butoit, tabustoit, cullebutoit, trepoit, trempoit, tapoit, timpoit, estouppoit, destouppoit, detraquoit, triquotoit, chapotoit, croulloit, elançoit, chamailloit, bransloit, esbranloit, levoit, lavoit, clavoit, entravoit, bracquoit, bricquoit, blocquoit, tracassoit, ramassoit, clabossoit, afestoit, bassouoit, enclouoit, amadouoit, goildronnoit, mittonnoit, tastonnoit, bimbelotoit, clabossoit, terrassoit, bistorioit, vreloppoit, chaluppoit, charmoit, armoit, gizarmoit, enharnachoit, empennachoit, carapassonnoit, le devalloit de mont à val, & praecipitoit par le Cranie: puys de val en mont le rapportoit, comme Sisyphus faict sa pierre: tant que peu s'en faillit, qu'il ne le defonçast. Ce voyant quelqu'un de ses amis, luy demanda, quelle cause le mouvoit, à son corps, son esprit, son tonneau ainsi tormenter? Auquel respondit le philosophe, qu'à autre office n'estant pour la republicque employé, il en ceste façon son tonneau tempestoit, pour entre ce peuple tant fervent & occupé, n'este veu seul cessateur & ocieux.
Ie pareillement quoy que soys hors d'effroy, ne suis toutesfoys hors d'esmoy: de moy voyant n'estre faict aulcun pris digne d'oeuvre, & consyderant par tout ce tresnoble royaulme de France, deça, delà les mons, un chascun auiourd'huy soy instantanement exercer & travailler: part à la fortification de la patrie, & la defendre: part au repoulsement des ennemis, & les offendre: le tout en police tant belle, en ordonnance si mirificque, & à profit tant evident pour l'advenir (Car desormais sera France superbement bournée, seront François en repous asceurez) que peu de chose me retient, que ie n'entre en l'opinion du bon Heraclitus, affermant guerre estre de tous biens père: & croye que guerre soit en Latin dicte belle, non par Antiphrase, ainsi comme ont cuydé certains rapetasseurs de vieilles ferrailles Latines, par ce qu'en guerre guères de beaulté ne voyoient: mais absolument, & simplement par raison qu'en guerre apparoisse tout espèce de bien & beau, soit dececlée toute espèce de mal & laidure. Qu'ainsi soit, le Roy saige & pacific Solomon, n'a sceu mieulx nous repraesenter la perfection indicible de la sapience divine, que la comparant à l'ordonnance d'une armée en camp. Par doncques n'estre adscript & en ranc mis des nostres en partie offensive, qui me ont estimé trop imbecile & impotent: de l'autre qui est defensive n'estre employé aulcunement, feust ce portant hotte, cachant crotte, ployant rotte, ou cassant motte, tout m'estoys indifferent: ay imputé à honte plus que mediocre, estre veu spectateur ocieux de tant vaillans, divers, & chevalereux personnaiges, qui en veue & spectacle de toute Europe iouent ceste insigne fable & Tragicque comedie: ne me esvertuer de moy-mesmes, & non y consommer ce rien mon tout, qui me restoit. Car peu de gloire me semble accroistre à ceulx qui seulement y emploient leurs oeilz, au demeurant y espargnent leurs forces: cèlent leurs escuz, cachent leur argent, se grattent la teste avecques un doigt, comme landorez desgoustez, baislent aux mousches comme Veaulx de disme, chauvent des aureilles comme asnes de Arcadie au chant des musiciens, & par mines en silence: signifient qu'ilz consentent à la prosopopée.
Prins ce choys & election, ay pensé ne faire exercice inutile & importun, si ie remuois mon tonneau Diogenic, qui seul m'est resté du naufrage faict par le passé on far de Mal'encontre. A ce triballement de tonneau, que feray ie en vostre advis? Par la Vierge qui se rebrasse, ie ne sçay encores. Attendez un peu que ie hume quelque traict de ceste bouteille: c'est mon vray & seul Helicon: c'est ma fontaine Caballine: c'est mon unicque Enthusiasme. Icy beuvant ie delibère, ie discours, ie resoulz & concluds. Après l'epilogue ie riz, i'escripz, ie compose, ie boy. Ennius beuvant escripvoit, escripvant beuvoit. Aeschylus (si à Plutarche foy avez in Symposiacis) beuvoit composant, beuvant composoit. Homère iamais n'escrivit à ieun. Caton iamais n'escripvit que après boyre. Affin que ne me dictez ainsi vivre sans exemple des biens louez mieulx prisez. Il est bon & frays assez, comme vous diriez sus le commencement du second degré: Dieu le bon Dieu Sabaoth, (c'est à dire des armées) en soit eternellement loué. Si de mesmes vous autres beuvez un grand ou deux petitz coups en robbe, ie n'y trouve inconvenient aulcun, pour veu que du tout louez Dieu: un tantinet.
Puys doncques que telle est ou mon sort ou ma destinée: (car à chascun n'est oultroyé entrer & habiter Corinthe) ma deliberation est servir & es uns & es autres: tant s'en fault que ie reste cessateur & inutile. Envers les vastadours, pionniers & rempareurs ie feray ce que feirent Neptune & Apollo en Troie soubs Laomedon, ce que feit Renaud de Montaulban sus ses derniers iours: ie serviray les massons, ie mettray bouillir pour les massons, & le past terminé au son de ma musette mesureray la musarderie des musars. Ainsi fonda, bastit, & edifia Amphion sonnant de la lyre la grande & celèbre cité de Thebes. Envers les guerroyans ie voys de nouveau percer mon tonneau. Et de la traicte (laquelle par deux praecedens volumes (si par l'imposture des imprimeurs n'eussent esté pervertiz & brouillez) vous feust assez congneue) leurs tirer du creu de nos passetemps epicenaires un guallant tiercin, & consecutivement un ioyeulx quart de sentences Pantagruelicques. Par moy licite vous sera les appeler Diogenicques. Et ne auront, puys que compaignon ne peuz estre, pour Architriclin loyal refraischissant à mon petit povoir leur retour des alarmes: & laudateur, ie diz infatigable, de leurs prouesses & glorieux faicts d'armes. Ie n'y fauldray par Lapathium acutum de Dieu: si Mars ne failloit à Quaresme. Mais il s'en donnera bien guarde le paillard.
Me souvient toutesfoys avoir leu, que Ptolème filz de Lagus quelque iour entre autres despouilles & butin de ses conquestes, praesentant aux aegyptiens en plain theatre un chameau Batrian tout noir, & un esclave biguarré, tellement que de son corps l'une part estoit noire, l'autre blanche: non en compartiment de latitude par le diaphragme, comme feut celle femme sacrée à Venus Indicque, laquelle feut recongnue du philosophe Tyanien entre le fleuve Hydaspes, & le mont Caucase: mais en dimension perpendiculaire: choses non encores veues en aegypte, esperoit par offre de ces nouveaultez l'amour du peuple envers soy augmenter. Qu'en advient il? A la production du Chameau tous feurent effroyez & indignez: à la veue de l'homme biguarré aulcuns se mocquèrent, autres le abhominèrent comme monstre infame, créé par erreur de nature. Somme, l'esperance qu'il avoit de complaire à ses aegyptiens, par ce moyen extendre l'affection qu'ilz luy pourtoient naturellement, luy decoulla des mains. Et entendit plus à plaisir & delices leurs estre choses belles, eleguantes, & perfaictes, que ridicules & monstrueuses. Depuys eut tant l'Esclave que le Chameau en mespris: si que bien toust après par negligence & faulte de commun traictement feirent de Vie à Mort eschange. Cestuy exemple me faict entre espoir & craincte varier, doubtant que pour contentement propensé, ie rencontre ce que ie abhorre: mon thesaur soit charbons: pour Venus advieigne Barbet le chien: en lieu de les servir, ie les fasche: en lieu de les esbaudir, ie les offense: en lieu de leurs complaire: ie desplaise: & soit mon adventure telle que du Coq de Euclion tant celebré par Plaute en sa Marmite, & par Ausone en son Gryphon, & ailleurs: lequel pour en grattant avoir descouvert le thesaur, eut la couppe guorgée. Advenent le cas, ne seroit ce pour chevreter? Austresfoys est il advenu: advenir encores pourroit. Non fera Hercules. Ie recongnois en eux tous une forme specificque, & proprieté individuale, laquelle nos maieurs nommoient Pantagruelisme, moienant laquelle iamais en maulvaise partie ne prendront choses quelconques, ilz congnoistront sourdre de bon, franc, & loyal couraige. Ie les ay ordinairement veuz bon vouloir en payement prendre, & en icelluy acquiescer, quand debilité de puissance y a esté associée.
De ce poinct expédié, à mon tonneau ie retourne. Sus à ce vin compaings. Enfans beuvez à plein guodetz. Si bon ne vous semble, laissez le. Ie ne suys de ces importuns Lifrelofres, qui par force, par oultraige & violence, contraignent les Lans & compaignons trinquer, voire caros & alluz, qui pis est. Tout beuveur de bien, tout Goutteux de bien, alterez, venens à ce mien tonneau, s'ilz ne voulent ne beuvent: s'ilz voulent, & le vin plaist au guoust de la seigneurie de leurs seigneuries, beuvent franchement, librement, hardiment, sans rien payer, & ne l'espargnent. Tel est mon decret. Et paour ne ayez, que le vin faille, comme feist es nopces de Cana en Galilée. Autant que vous en tireray par la dille, autant vous en entonneray par le bondon. Ainsi demeurera le tonneau inexpuisible. Il a fource vive, & vène perpetuelle. Tel estoit le brevaige contenu dedans la couppe de Tantalus representé par figures entre les saiges Brachmanes: telles estoit en Iberie la montaigne de sel tant celebrée par Caton: tel estoit le rameau d'or sacré à la deesse soubterraine, tant celebré par Virgile. C'est un vray Cornucopie de ioyeuseté & raillerie. Si quelque foys vous semble estre expuysé iusques à la lie, non pourtant sera il à sec. Bon espoir y gist au fond, comme en bouteille de Pandora: non desespoir, comme on buffart des Danaïdes.
Notez bien ce que i'ay dict, & quelle manière de gens ie invite. Car (affin que personne n'y soit trompé) à l'exemple de Lucillius, lequel protestoit n'escrire que à ses Tarentins & Consentinois: ie ne l'ay persé que pour vous Gens de bien, Beuveurs de la prime cuvée, & Goutteux de franc alleu. Les geants Doriphages avalleurs de frimars, ont au cul passions assez, & assez sacs au croc pour venaison. Y vacquent s'ilz voulent. Ce n'est icy leur gibbier. Des cerveaulx à bourlet graveleurs de corrections ne me parlez, ie vous supplie on nom & reverence des quatre fesses qui vous engendrèrent: & de la vivificque cheville, qui pour lors les coupploit. Des Caphars encores moins: quoy que tous soient beuveurs oultrez: tous verollez: croustelevez: guarniz de leur alteration inextinguible, & manducation insatiable. Pourquoy? Pource qu'ilz ne font de bien, ains de mal: & de ce mal duquel iournellement à Dieu requerons estre delivrez: quoy qu'ilz contrefacent quelques foys des gueux. Oncques vieil cinge: ne feit belle moue. Arrière mastins. Hors de la quarrière: hors de mon Soleil Cahuaille au Diable. Venez vous icy culletans articuler mon vin & compisser mon tonneau. Voyez cy le baston que Diogenes par testament, ordonna estre près luy porté après sa mort, pour chasser & efrener ces larves bustuaires, & mastins Cerbericques. Pourtant arrière Cagotz. Aux ouailles: mastins. Hors d'icy Caphards de par le Diable hay. Estez vous encores là? Ie renonce ma part de Papimanie, si ie vous happe. Grr. grrr. grrrrrr. D'avant d'avant. Iront ilz? Iamais ne puissiez vous fianter, que à sanglades d'estrivières. Iamais pisser, que à l'estrapade: iamais eschauffer, que à coups de baston.
Comment Pantagruel transporta une colonie de Utopiens en Dipsodie.
Chapitre I.
Pantagruel avoir entierement conquesté le pays de Dipsodie, en icelluy transporta une colonie de Utopiens en nombre de 9876543210 hommes, sans les femmes & petitz enfans: artizans de tous mestiers, & professeurs de toutes sciences liberales: pour ledict pays refraichir, peupler, & orner, mal autrement habité, & desert en grande partie. Et les transporta non tant pour l'excessive multitude d'hommes & femmes, qui estoient en Utopie multipliez comme locustes. Vous entendez assez, ià besoing n'est d'adventaige vous l'exposer, que les Utopiens avoient les genitoires tant feconds, & les Utopiennes portoient matrices tant amples, gloutes, tenaces, & cellulées par bonne architecture, que au bout de chascun neufviesme moys, sept enfans pour le moins, que masles que femelles, naissoient par chascun mariage, à l'imitation du peuple Iudaic en aegypte: si de Lyra ne delyre. Non tant aussi pour la fertilité du sol, salubrité du ciel, & commodité du pays de Dipsodie, que pour icelluy contenir en office & obeissance par nouveau transport de ses antiques & feaulx subiectz. Lesquelz de toute memoire autre seigneur n'avoient congneu, recongneu, advoué, ne servy, que luy. Et les quelz dès lors que nasquirent & entrèrent on monde, avec le laict de leurs mères nourrices avoient pareillement sugcé la doulceur & debonnaireté de son règne, & en icelle estoient tousdiz confictz, & nourriz. Qui estoit espoir certain, que plus tost defauldroient de vie corporelle, que de ceste première & unicque subiection naturellement deue à leur prince, quelque lieu que feussent espars & transportez. Et non seulement telz seroient eulx & les enfans successivement naissans de leur sang, mais aussi en ceste beauté & obeissance entretiendroient les nations de nouveau adioinctes à son empire. Ce que veritablement advint, & ne feut aulcunement frustré en sa deliberation. Car si les Utopiens avant cestuy transport, avoient esté feaulx & bien recongnoissans, les Dipsodes avoir peu de iours avecques eulx conversé, l'estoient encores d'adventaige, par ne sçay quelle ferveur naturelle en tous humains au commencement de toutes oeuvres qui leur viennent à gré. Seulement se plaignoient obtestans tous les cieulx & intelligences motrices, de ce que plus toust n'estoit à leur notice venue la renommée du bon Pantagruel.
Noterez doncques icy Beuveurs, que la manière d'entretenir & retenir pays nouvellement conquestez, n'est (comme a esté l'opinion erronée de certains espritz tyrannicques à leur dam & deshonneur) les peuples pillant, forçant, angariant, ruinant, mal vexant, & regissant avecques verges de fer: brief les peuples mangeant & devorant, en la façon que Homère appelle le roy inique Demovore, c'est à dire mangeur de peuple. Ie ne vous allegueray à ce propous les histoires antiques, seulement vous revocqueray en recordation de ce qu'en ont veu vos pères, & vous mesmes, si trop ieunes n'estez. Comme enfant nouvellement né, les fault alaicter, berser, esiouir. Comme arbre nouvellement plantée, les fault appuyer, asceurer, defendre de toutes vimères, iniures, & calamitez. Comme personne saulvé de longue & forte maladie, & veent à convalescence, les fault choyer, espargner, restaurer. De sorte qu'ilz conçoipvent en soy ceste opinion, n'estre on monde Roy ne Prince, que moins voulsissent ennemy, plus optassent amy. Ainsi Osiris le grand roy des aegyptiens toute la terre conquesta: non tant à force d'armes, que par soulaigement des angaries, enseignemens de bien & salubrement vivre, loix commodes, gratieuseté & biensfaicts. Pourtant du monde feut il surnommé le grand roy Evergetes (c'est à dire le bienfaicteur) par le commandement de Iuppiter faict à une Pamyle. De faict Hesiode en sa Hierarchie colloque les bons Daemons (appellez les si voulez Anges ou Genies) comme moyens & mediateurs des Dieux & hommes: superieurs des hommes, inferieurs des Dieux. Et pource que par leurs mains nous adviennent les richesses & biens du Ciel, & sont continuellement envers nous bienfaisans, tousiours du mal nous praeservent: les dict estre en office de Roys: comme bien tousiours faire, iamais mal, estant acte unicquement Royal. Ainsi feut empereur de l'univers Alexandre Macedon. Ainsi feut par Hercules tout le continent possedé, les humains soullageant des monstres, oppressions, exactions, & tyrannies: en bon traictement les gouvernant: en aequité & iustice les maintenant: en benigne police & loix convenentes à l'assieté des contrées les instituent: suppliant à ce que defailloit: ce que abondoit avallant: & pardonnant tout le passé, avecques oubliance sempiternelle de toutes offenses praecedentes, comme estoit la Amnestie des Atheniens, lors que feurent par la prouesse & industrie de Thrasybulus les tyrans exterminez: depuys en Rome exposée par Ciceron, & renouvellée soubs l'empereur Aurelian.
Ce sont les philtres, Iynges, & attraictz d'amour, moienans lequelz pacificquement on retient, ce que peniblement on avoit conquesté. Et plus en heur ne peut le conquerant regner, soit roy, soit prince ou philosophe, que faisant Iustice à Vertus succeder. Sa Vertu est apparue en la victoire & conqueste: sa iustice apparoistra en ce que par la volunté & bonne affection du peuple donnera loix: publiera edictz, establira religions, fera droict à un chascun: comme de Octavian Auguste dict le noble poëte Maro.
Il estoit victeur, par le vouloir
Des gens vaincuz, faisoit les loix valoir.
C'est pourquoy Homère en son Iliade, les bons princes & grands Roys appelle c'est à dire: ornateurs de peuples. Telle estoit la consideration de Numa Pompilus, Roy fecond des Romains iuste, politic, & philosophe, quand il ordonna au Dieu Terme, le iour de sa feste, qu'on nommoit Terminales, rien n'estre sacrifié, qui eust prins mort: nous enseignant, que les termes, frontières, & annexes des royaulmes convient en paix, amitié, debonnaireté guarder & regir, sans ses mains souiller de sang & pillerie. Qui aultrement faict, non seulement perdera l'acquis, mais aussi patira ce scandale & opprobre, qu'on le estimera mal & à tort avoir acquis: par ceste consequence, que l'acquest luy est entre mains expiré. Car les choses mal acquises, mal deperissent. Et ores qu'il eust toute sa vie pacificque iouissance, si toutesfoys l'acquest deperit en ses hoirs, pareil fera le scandale sus le defunct, & sa memoire en malediction, comme le conquerant inique. Car vous dictez en proverbe commun: Des choses mal acquises le tiers hoir ne iouira.
Notez aussi Goutteux fieffez, en cestuy article, comment par ce moyen Pantagruel feit d'un ange deux, qui est accident opposite au conseil de Charles Maigne, lequel feist d'un diable deux, quand il transporta les Saxons en Flandre, & les Flamens en Saxe. Car non povant en subiection contenir les Saxons par luy adioincts à l'empire: que à tous momens n'entrassent en rebellion, si par cas estoit distraict en Hespaigne, ou autres terres loingtaines: les transporta en pays sien, & obeissant naturellement, sçavoir est Flandres: & les Hannuiers & Flamens ses naturels subiectz transporta en Saxe, non doubtant de leur feaulté, encores qu'ilz transmigrassent en regions estranges. Mais advint que les Saxons continuèrent en leur rebellion & obstination première: & les Flamens habitans en Saxe, embeurent les meurs & contradictions des Saxons.
Comment Panurge fut faict chastellain de Salmiguondin en Dipsodie, & mangea son bled en herbe.
Chap. II.
Donnant Pantagruel ordre au gouvernement de toute Dipsodie, assigna la chastellenie de Salmiguondin à Panurge, valent par chascun an 6789106789. Royaulx en deniers certains, non comprins l'incertain revenu des Hanetons, & Cacquerolles, montant bon an mal an de 2345768. à 2435769. moutons à la grande laine. Quelques foys revenoit à 1234554321. Seraphz: quand estoit bonne année de Cacquerolles, & Hanetons de requeste. Mais ce n'estoit tous les ans. Et se gouverna si bien & prudentement monsieur le nouveau chastellain, qu'en moins de quatorze iours il dilapida le revenu certain & incertain de sa Chastellenie pour troys ans. Non proprement dilapida, comme vous pourriez dire en fondations de monastères, erections de temples, bastimens de collieges & hospitaulx, ou iectant son lard aux chiens. Mais despendit en mille petitz banquetz & festins ioyeulx, ouvers à tous venens, mesmement bons compaignons, ieunes fillettes, & mignonnes gualoises. Abastant boys, bruslant les grosses souches pour la vente des cendres, prenent argent d'avance, achaptant cher, vendent à bon marché, & mangeant son bled en herbe. Pantagruel adverty de l'affaire, n'en feut en soy aulcunement indigné, fasché, ne marry. Ie vous ay ià dict, et encores rediz, que c'esttoit le meilleur petit & grand bon hommet, que oncques ceignit espée. Toutes choses prenoit en bonne partie, tout acte interpretoit à bien. Iamais ne se tourmentoit, iamais ne se scandalizoit. Aussi eust il esté bien forissu du Deificque manoir de raison, si aultrement se feust contristé ou alteré. Car tous les biens que le Ciel couvre: & que la Terre contient en toutes ses dimensions: hauteur, profondité, longitude, & latitude, ne sont dignes d'esmouvoir nos affections, & troubler nos sens & espritz.
Seulement tira Panurge à part, & doulcettement luy remonstra, que si ainsi vouloit vivre, & n'estre aulcunement mesnagier, impossible seroit, ou pour le moins bien difficile, le faire iamais riche. Riche? respondit Panurge. Aviez vous là fermé vostre pensée? Aviez vous en soing pris me faire riche en ce monde? Pensez vivre ioyeux de par li bon Dieu, & li bons homs. Autre soing, autre soucy, ne soy receup on sacrosainct domicile de vostre celeste cerveau. La fermeté d'icelluy iamais ne soit troublée par nues quelconques de pensement passementé de meshaing & fascherie. Vous vivant ioyeulx, guaillard, dehayt, ie ne seray riche que trop. Tout le monde crie mesnaige, mesnaige. Mais tel parle de mesnaige, qui ne sçayt mie que c'est. C'est de moy que fault conseil prendre. Et de moy pour ceste heure prendrez advertissement, que ce qu'on me impute à vice, a esté imitation des Universités & Parlement de Paris: lieux esquelz consiste la vraye source & vive Idée de Pantheologie, de toute iustice aussi. Haereticque qui en doubte, & fermement ne le croyt. Ilz toutesfoys en un iour mangent leur evesque, ou le revenu de l'evesché (c'est tout un) pour une année entière, voyre pour deux aulcunes foys: C'est au iour qu'il y faict son entrée. Et n'y a lieu d'excuse, s'il ne vouloit estre lapidé sus l'instant. A esté aussi acte des quatre vertus principales. De Prudence, en prenent argent d'avance. Car on ne sçayt qui mord, ne qui rue. Qui sçayt si le monde durera troys ans? Et ores qu'il durast d'adventaige, est il homme tant fol qui se ausast promettre vivre troys ans?
Oncq'homme n'eut les Dieux tant bien à main,
Qu'asseuré feust de vivre au lendemain.
De iustice: Commutative, en achaptant cher (ie diz à credit) vendent à bon marché (ie diz argent comptant). Que dict Caton en sa mesnagerie sus ce propos? Il fault (dict il) que le perefamile soit vendeur perpetuel. Par ce moyen est impossible qu'en fin riche ne devieigne, si tousiours dure l'apothecque. Distributive: donnant à repaistre aux bons (notez bons) & gentilz compaignons: lesquelz Fortune avoit iecté comme Ulyxes, sus le roc de bon appetit, sans provision de mangeaille: & aux bonnes (notez bonnes) & ieunes gualoises (notez ieunes: Car scelon la sentence de Hippocrates, ieunesse est impatience de faim: mesmement si elle est vivace, alaigre, brusque, movente, voltigeante). Lesquelles gualoises voluntiers & de bon hayt font plaisir à gens de bien: & sont Platonicques & Ciceronianes iusques là, qu'elles se reputent estre on monde nées non pour soy seulement: ains de leurs propres personnes font part à leur patrie, part à leurs amis.
De force, en abastant les gros arbres, comme un second Milo: ruinant les obscures forestz, tesnières de Loups, de Sangliers, de renards: receptacles de briguans & meurtriers: taulpinières de assassinateurs, officines de faulx monnoieurs, retraicte d'haereticques: & les complanissant en claires guarigues & belles bruières: iouant des haulx boys, & praeparant les sièges pour la nuict du iugement.
De Temperance: mangeant mon bled en herbe, comme un Hermite, vivant de sallades & racines: me emancipant des appetitz sensuelz: & ainsi espargnant pour les estropiatz & souffreteux. Car ce faisant, i'espargne les sercleurs qui guaignent argent: les mestiviers, qui beuvent voluntiers, & sans eau: les gleneurs, es quelz fault de la fouace: les basteurs, qui ne laissent ail, oignon, ne eschalote es iardins par l'auctorité de Thestilis Virgiliane: les meusniers, qui sont ordinairement larrons: & les boulangiers, qui ne valent guères mieulx. Est ce petite espargne: Oultre la calamité des Mulotz, le deschet des greniers, & la mangeaille des Charrantons & Mourrins. De bled en herbe vous faictez belle saulse verde, de legière concoction: de facile digestion. Laquelle vous esbanoist le cerveau, esbaudist les espritz animaulx, resiouist la veue, ouvre l'appetit, delecte le goust, assère le coeur, chatouille la langue, faict le tainct clair, fortifie les muscles, tempère le sang, alliège le diaphragme, refraischit le foye, desoppile la ratelle, soulaige les roignons, assoupist les reins, desgourdist les spondyles, vuide les uretères, dilate les vases spermaticques, abbreuie les cremastères, expurge la vessie, enfle les genitoires, corrige le prepuce, incruste le balane, rectifie le membre: vous faict bon ventre, bien rotter, vessir, peder, fianter, uriner, esternuer, sangloutir, toussir, cracher, vomiter, baisler, mouscher, haleiner, inspirer, respirer, ronfler, suer, dresser le virolet, & mille autres rares adventaiges.
I'entends bien (dist Pantagruel) vous inferez que gens de peu d'esprit ne sçauroient beaucoup en brief temps despendre. Vous n'estez le premier, qui ayt conceu ceste haeresie. Neron le maintenoit, & sus tous humains admiroit C. Caligula son oncle, lequel en peu de iours avoir par invention mirificque despendu tout l'avoir & patrimoine que Tiberius luy avoit laissé. Mais en lieu de guarder & observer les loix coenaires & sumptuaires des Romains, la Orchie, la Fannie, la Didie, la Licinie, la Cornelie, la Lepidiane, la Antie, & des Corinthiens: par les quelles estoit rigoureusement à un chascun defendu, plus par an despendre, que portoit son annuel revenu: vous avez faict Protervie: qui estoit entre les Romains sacrifice tel que de l'aigneau Paschal entre les Iuifz. Il y convenoit tout mangeable manger: le reste iecter on feu: rien ne reserver au lendemain. Ie le peuz de vous iustement dire, comme le dist Caton de Albidius, lequel avoit en excesifve despense mangé tout ce qu'il possedoit, restant seulement une maison, y mist le feu dedans, pour dire, consummatum est, ainsi que depuys dist sainct Thomas Dacquin, quand il eut la Lamproye toute mangée. Cela non force.
Comment Panurge loue les debteurs & emprunteurs.
Chapitre III.
Mais (demanda Pantagruel) quand serez vous hors de debtes?
Es Calendes Grecques, respondit Panurge; lors que tout le monde sera content, & que serez heritier de vous mesmes. Dieu me guarde d'en estre hors. Plus lors ne trouverois qui un denier me pretast. Qui au soir ne laisse levain, ia ne fera au matin lever pasté. Doibvez tous iours à quelqu'un. Par icelluy sera continuellement prié Dieu: prié vous donner bonne, longue, & heureuse vie: craignant sa debte perdre, tousiours bien de vous dira en toutes compaignies: tousiours bien de vous dira en toutes compaignies: tousiours nouveaulx crediteurs vous acquestera: affin que par eulx vous faciez versure, & de terre d'aultruy remplissez son fossé. Quand iadis en Gaulle par l'institution des Druydes, les serfz, varletz, & appariteurs estoient tous vifz bruslez aux funerailles & exeques de leurs maistres & seigneurs: n'avoient ilz belle paour que leurs maistres & seigneurs mourussent? Car ensemble force leurs estoit mourir. Ne prioient ilz continuellement leur grand Dieu Mercure, avecques Dis le père aux escuz, longuement en santé les conserver? N'estoient ilz soingneux de bien les traicter & servir? Car ensemble povoient ilz vivre au moins iusques à la mort. Croyez qu'en plus fervente devotion vos crediteurs priront Dieu que vivez, craindront que mourez, d'autant que plus ayment la manche que le braz, & la denare que la vie. Tesmoings les usuriers de Landerousse, qui naguères se pendirent, voyans les bleds & les vins ravaller en pris, & bon temps retourner.
Pantagruel rien ne respondent, continua Panurge. Vray bot, quand bien ie y pense, vous me remettez à poinct en ronfle veue, me reprochant mes debtes & crediteurs. Dea en ceste seule qualité ie me reputois auguste, reverend, & redoubtable, que sus l'opinion de tous Philosophes (qui disent rien de rien n'estre faict) rien ne tenent, ne matière première, estoit facteur & createur. Avois créé. Quoy? Tant de beaulx & bons crediteurs. Crediteurs sont (ie le maintiens iusques au feu exclusivement) creatures belles & bonnes. Qui rien ne preste, est creature laide & mauvaise: creature du grand villain diantre d'enfer. Et faict. Quoy? Debtes. O chose rare & antiquaire. Debtes, diz ie, excedentes le nombre des syllabes resultantes au couplement de toutes les consonantes avecques les vocales, iadis proiecté & compté par le noble Xenocrates. A la numerosité des crediteurs si vous estimez la perfection des debteurs, vous ne errerez en Arithmetique praticque. Cuidez vous que ie suis aise quand tous les matins autour de moy ie voy ces crediteurs tant humbles, serviables, & copieux en reverences? Et quand ie note que moy faisant à l'un visaige plus ouvert, & chère meilleure que es autres, le paillard pense avoir sa depesche le premier, pense estre le premier en date, & de mon ris cuyde que soit argent content. Il m'est advis, que ie ioue encores le Dieu de la passion de Saulmur, accompaigné de ses Anges & Cherubins. Ce sont mes candidatz, mes parasites, mes salueurs, mes diseurs de bons iours, mes orateurs perpetuelz. Et pensois veritablement en debtes consister la montaigne de Vertus heroicque descripte par Hesiode, en laquelle ie tenois degré premier de ma licence: à laquelle tous humains semblent tirer & aspirer, mais peu y montent pour la difficulté du chemin: voyant au iourdhuy tout le monde en desir fervent, & strident appetit de faire debtes, & crediteurs nouveaulx. Toutesfoys il n'est debteur qui veult: il ne faict crediteurs qui veult. Et vous me voulez debouter de ceste felicité soubeline? vous me demandez quand seray hors de debtes?
Bien pis y a, ie me donne à sainct Babolin le bon sainct, en cas que toute ma vie ie n'aye estimé debtes estre comme une connexion & colligence des Cieulx & Terre: un entretenement unicque de l'humain lignaige: ie dis sans lequel bien tost tous humains periroient: estre par adventure celle grande ame de l'univers, laquelle scelon les Academicques, toutes choses vivifie. Qu'ainsi soit, repraesentez vous en esprit serain l'idée & forme de quelque monde, prenez si bon vous semble, le trentiesme de ceulx que imaginoit le philosophe Metrodorus: ou le soixante & dix huyctiesme de Petron: on quel ne soit debteur ne crediteur aulcun. Un monde sans debtes. Là entre les astres ne sera cours regulier quiconque. Tous seront en desarroy. Iuppiter ne s'estimant debiteur à Saturne, le depossedera de sa sphaere, & avecques sa chaine Homericque suspendera les intelligences, Dieu, Cieulx, Daemons, Genies, Heroes, Diables, Terre, mer, tous elemens. Saturne se raliera avecques Mars, & mettront tout ce monde en perturbation. Mercure ne vouldra soy asservir les aultres, plus ne sera leur Camille, comme langue Hetrusque estoit nommé. Car il ne leurs est en rien debteur. Venus ne sera venerée, car elle n'aura rien presté. La Lune restera sanglante & tenebreuse. A quel propous luy departiroit le Soleil sa lumière? Il n'y estoit en rien tenu. Le Soleil ne luyra sus leur terre: les Astres ne y feront influence bonne. Car la terre desistoit leurs prester nourrissement par vapeurs & exhalations: des quelles disoit Heraclitus, prouvoient les Stoiciens, Ciceron maintenoit estre les estoilles alimentées. Entre les elemens ne sera symbolisation, alternation, ne transmutation aulcune. Car l'un ne se reputera obligé à l'autre, il ne luy avoit rien presté. De terre ne sera faicte eau: l'eau en aër ne sera transmuée: de l'aër ne sera faict feu: le feu n'eschauffera la terre. La terre rien ne produira que monstres, Titanes, Aloides, Geans: Il n'y pluyra pluye, n'y luyra lumière, n'y ventera vent, n'y sera esté ne automne. Lucifer se desliera, & sortant du profond d'enfer avecques les Furies, les Poines, & Diables cornuz, vouldra deniger des cieulx tous les dieux tant des maieurs comme des mineurs peuples. De cestuy monde rien ne prestant ne sera qu'une chienerie: que une brigue plus anomale que celle du Recteur de Paris, qu'une Diablerie plus confuse que celle des ieuz de Doué. Entre les humains l'un ne saluera l'aultre: il aura beau crier à l'aide, au feu, à l'eau, au meurtre. Personne ne ira à secours. Pourquoy? Il n'avoit rien presté, on ne luy debvoit rien. Personne n'a interest en sa conflagration, en son naufrage, en sa ruine, en sa mort. Aussi bien ne prestoit il rien. Aussi bien n'eust il par après rien presté. Brief de cestuy monde seront bannies Foy, Esperance, Charité. Car les homes sont nez pour l'ayde & secours des homes. En lieu d'elles succederont Defiance, Mespris, Rancune, avecques la cohorte de tous maulx, toutes maledictions, & toutes misères. Vous penserez proprement que là eust Pandora versé sa bouteille. Les hommes seront loups es hommes. Loups guaroux, & lutins, comme feurent Lychaon, Bellerophon, Nabugotdonosor: briguans, assassineurs, empoisonneurs, malfaisans, malpensans, malveillans, haine portans un chascun contre tous, comme Ismael, comme Metabus, comme Timon Athenien, qui pour ceste cause feut surnommé. Si que chose plus facile en nature seroit, nourrir en l'aër les poissons, paistre les cerfz on fond de l'Océan, que supporter ceste truandaille de monde, qui rien ne preste. Par ma foys ie les hays bien.
Et si au patron de ce fascheux & chagrin monde rien ne prestant, vous figurez l'autre petit monde, qui est l'home, vous y trouverez un terrible tintamarre. La teste ne vouldra prester la veue de ses oeilz, pour guider les piedz & les mains. Les piedz ne la daigneront porter: les mains cesseront de travailler pour elle. Le coeur se faschera de tant se mouvoir pour les pouls des membres, & ne leurs prestera plus. Le poulmon ne luy fera prest de ses souffletz. Le foye en luy envoyra sang pour son entretien. La vessie ne vouldra estre debitrice aux roignons: l'urine sera supprimée. Le cerveau considerant ce train desnaturé, se mettra en resverie, & ne baillera snetement es nerfz, ne mouvement es muscles. Somme, en ce monde defrayé, rien ne debvant, rien ne prestant, rien ne empruntant, vous voirez une conspiration plus pernicieuse, que n'a figuré Aesope en son Apologue. Et perira sans doubte: non perira seulement: mais bien tost perira, feust ce Aesculapius mesmes. Et ira soubdain le corps en putrefaction: l'ame toute indignée prendra course à tous les Diables, après mon argent.
Continuation du discours de Panurge à la louange des presteurs & debteurs.
Chapitre IIII.
Au contraire representez vous un monde autre, on quel un chascun preste, un chascun doibve, tous soient debteurs, tous soient presteurs. O quelle harmonie sera parmy les reguliers mouvemens des Cieulz. Il m'est advis que ie l'entends aussi bien que feist oncques Platon. Quelle sympathie entre les elemens. O comment Nature se y delectera en ses oeuvres & productions. Cerès chargée de bleds: Bacchus de vins: Flora de fleurs: Pomona de fruictz: Iuno en son aër serain seraine, salubre, plaisante. Ie me pers en ceste contemplation. Entre les humains Paix, Amour, Dilection, Fidelité, repous, banquetz, festins, ioye, liesse, or, argent, menue monnoie, chaisnes, bagues, marchandises, troteront de main en main. Nul procès, nulle guerre, nul debat: nul n'y sera usurier, nul leschart, nul chichart, nul refusant. Vray Dieu, ne sera ce l'aage d'or, le règne de Saturne? L'idée des regions Olympicques: es quelles toutes autres vertus cessent: Charité seule règne, regente, domine, triumphe. Tous seront bons, tous seront beaulx, tous seront iustes. O monde heureux. O gens de cestuy monde heureux. O beatz troys & quatre foys. Il m'est advis que ie y suis. Ie vous iure le bon Vraybis, que si cestuy monde, beat monde ainsi à un chascun prestant, rien ne refusant eust Pape foizonnant en Cardinaulx, & associé de son sacré colliège, en peu d'années vous y voiriez les sainctz plus druz, plus miraclificques, à plus de leçons, plus de veuz, plus de bastons, & plus de chandelles, que ne sont tous ceulx des neufz eveschez de Bretaigne. Exceptez seulement sainct Ives. Ie vous prie considerez comment le noble Patelin voulant deifier & par divines louenges mettre iusques au tiers ciel le père de Guillaume Iousseaulme, rien plus ne dist sinon,
Et si prestoit
Ses denrées, à qui en vouloit.
O le beau mot. A ce patron figurez vous nostre microcosme, id est, petit monde, c'est l'homme, en tous ses membres, prestans, empruntans, doibvans, c'est à dire en son naturel. Car nature n'a créé l'home que pour prester & emprunter. Plus grande n'est l'harmonie des cieux, que sera de sa police. L'intention du fondateur de ce microcosme, est y entretenir l'ame, laquelle il y a mise comme hoste: & la vie. La vie consiste en sang. Sang est le siège de l'ame. Pourtant un seul labeur poine en ce monde, c'est forger sang continuellement. En ceste forge sont tous membres en office propre: & est leur hierarchie telle que sans cesse l'un de l'autre emprunte, l'un à l'autre preste, l'un à l'autre est debteur. La matière & metal convenable pour estre en sang transmué, est baillée par nature: Pain & Vin. En ces deux sont comprinses toutes espèces des alimens. Et de ce est dict le companage en langue Goth. Pour icelles trouver, praeparer, & cuire, travaillent les mains, cheminent les piedz, & portent toute ceste machine: les oeilz tout conduisent. L'appetit en l'orifice de l'estomach moyennant un peu de melancholie aigrette, que luy est transmis de la ratelle, admonneste de enfourner viande. La langue en faict l'assay: les dens la maschent: l'estomach la reçoit, digère & chylifie. Les vènes mesaraïcques en sugcent ce qu'est bon & idoine: delaissent les excremens. Les quelz par vertu expulsive sont vuidez hors par exprès conduictz: puys la portent au foye. Il la transmue derechef, & en faict sang. Lors quelle ioye pensez vous estre entre ces officiers, quand ils ont veu ce ruisseau d'or, qui est leur seul restaurant? Plus grande n'est la ioye des Alchymistes, quand après longs travaulx, grand soin & despense, ilz voyent les metaulx transmuez dedans leurs fourneaulx. Adoncques chascun membres se praepare & s'esvertue de nouveau à purifier & affiner cestuy thesaur. Les roignons par les vènes mulgentes en tirent l'aiguosité, que vous nommez urine, & par les uretères la decoullent en bas. Au bas trouve receptacle propre, c'est la vessie, laquelle en temps oportun la vuide hors. La ratelle en tire le terrestre, & la lie, que vous nommez melancholie. La bouteille du fiel en soubstrait la cholère superflue. Puys est transporté en une autre officine pour mieulx estre affiné, c'est le Coeur. Lequel par ces mouvemens diastolicques & systolicques le subtilie & enflambe, tellement que par le ventricule dextre le met à perfection, & par les vènes l'envoye à tous les membres. Chascun membre l'attire à soy, & s'en alimente à sa guise: pieds mains, oeilz, tous: & lors sont faictz debteurs, qui paravant estoient presteurs. Par le ventricule gausche il le faict tant subtil, qu'on le dict spirituel: & l'envoye à tous les membres par ses artères, pour l'autre sang des vènes eschauffer & esventer. Le poulmon ne cesse avecques es lobes & souffletz le refraischir. En recongnoissance de ce bien le Coeur luy en depart le meilleur par la vène arteriale. En fin tant est affiné dedans le retz merveilleux, que par à present sont faictz les espritz animaulx, moyenans les quelz elle imagine, discourt, iuge, resoust, delibère, ratiocine, & rememore. Vertus guoy ie me naye, ie me pers, ie m'esguare, quand ie entre on profond abisme de ce monde ainsi prestant, ainsi doibvant. Croyez que chose divine est prester: debvoir est vertus Heroïcque.
Encores n'est ce tout. Ce monde prestant, doibvant, empruntant, est si bon, que ceste alimentation parachevée, il pense desià prester à ceulx qui ne sont encores nez: & par prest se perpetuer s'il peult, & multiplier en images à soy semblables, ce sont enfans. A ceste fin chascun membre du plus precieux de son nourrissement decide & roigne une portion, & la renvoye en bas: nature y a praeparé vases & receptacles opportuns, par les quelz descendent es genitoires en longs ambages & flexuositez: reçoit forme competente, & trouve lieux idoines tant en l'homme comme en la femme, pour conserver & perpetuer le genre humain. Ce faict le tout par prestz & debtes de l'un à l'autre: dont est dict le debvoir de mariage. Poine par nature est au refusant interminée, acre vexation parmy les membres, & furie parmy les sens: au prestant loyer consigné, plaisir, alaigresse, & volupté.
Comment Pantagruel deteste les debteurs & emprunteurs.
Chapitre V.
I'entends (respondit Pantagruel) & me semblez bon topicqueur & affecté à vostre cause. Mais preschez & patrocinez d'icy à la Pentecoste, en fin vous serez esbahy, comment rien ne me aurez persuadé, & par vostre beau parler, ia ne me ferez entrer en debtes. Rien (dict le sainct Envoyé) à personne en doibvez, fors amour & dilection mutuelle.
Vous me usez icy de belles graphides & diatyposes, & me plaisent tresbien: mais ie vous diz, que si figurez un affronteur efronté, & importun emprunteur entrant de nouveau en une ville ià advertie de ses meurs, vous touverez que à son entrée plus seront les citoyens en effroy & trepidation, que si la Peste y entroit en habillement tel que la trouva le Philosophe Tyanien dedans Ephèse. Et suys d'opinion que ne erroient les Perses, estimans le second vice estre mentir: le premier estre debvoir. Car debtes & mensonges sont ordinairement ensemble ralliez. Ie ne veulx pourtant inferer, que iamais ne faille debvoir, iamais ne faille prester. Il n'est si riche qui quelques foys ne doibve. Il n'est si paouvre, de qui quelques foys on ne puisse emprunter. L'ocasion sera telle que la dict Platon en ses loix, quand il ordonne qu'on ne laisse chez soy les voysins puiser eau, si premierement ilz n'avoient en leurs propres pastifz foussoyé & beché iusques à trouver celle espèce de terre qu'on nomme Ceramite (c'est terre à potier) & là n'eussent rencontré source ou degout d'eaux. Car icelle terre par sa substance qui est grasse, forte, lize, & dense, retient l'humidité, & n'en est facilement fait escours ne exhalation. Ainsi est ce grande vergouigne, touisours, en tous lieux, d'un chascun emprunter, plus toust que travailler & guaingner. Lors seulement debvroit on (selon mon iugement) prester, quand la personne travaillant n'a peu par son labeur faire guain: ou quand elle est soubdainement tombée en perte inopinée de ses biens. Pourtant laissons ce propos, & dorenavant ne vous atachez à crediteurs: du passé ie vous delivre.
Le moins de mon plus (dist Panurge) en cestuy article sera vous remercier: & si les remerciemens doibvent estre mesurez par l'affection des biensfaicteurs, ce sera infiniment, sempiternellement: car l'amour que de vostre grace me portez, est hors le dez d'estimation, ils transcende tout poix, toute mesure, il est infiny, sempiternel. Mais le mesurant au qualibre des biensfaictz, & contentement des recepvans, ce sera assez laschement. Vous me faictez des biens beaucoup, & trop plus que m'appartient, plus que n'ay envers vous deservy, plus que ne requeroient mes merites, force est que le confesse: mais non mie tant que pensez en cestuy article. Ce n'est là que me deult, ce n'est là que me cuist & demange. Car dorenavant estant quitte quelle contenence auray ie? Croiez que ie auray maulvaise grace pour les premiers moys, veu que ie n'y suis ne nourry ne accoustumé. I'en ay grand paour. D'adventaige desormais ne naistra ped en tout Salmiguondinoys, qui ne ayt son renvoy vers mon nez. Tous les peteurs du monde petans disent. Voy la pour les quittes. Ma vie finera bien toust, ie le praevoy. Ie vous recommande mon Epitaphe: Et mourray tout confict en pedz. Si quelque iour pour restaurant à faire peter les bonnes femmes, en extreme passion de colicque venteuse, les medicamens ordinaires ne satisfont aux medicins, la momie de mon paillard & empeté corps leur fera remède praesent. En prenent tant peu que direz, elles peteront plus qu'ilz n'entendent. C'est pourquoy ie vous prirois voluntiers que de debtes me laissez quelque centurie: comme le roy Loys unzième iectant hors de procès Miles d'Illiers eveesque de Chartres, feut importuné luy en laisser quelque un pour se exercer. I'ayme mieux leur donner toute ma Cacquerolière, ensemble ma Hannnetonnière: rien pourtant ne deduisant du sort principal.
Laissons (dist Pantagruel ce propos, ie vous l'ay ià dict une foys.
Pourquoy les nouveaulx mariez estoient exemptz d'aller en guerre.
Chapitre VI.
Mais (demanda Panurge) en quelle loy estoit ce constitué & estably, que ceulx qui vigne nouvelle planteroient: ceulx qui logis neuf bastiroient: & les nouveaulx mariz seroient exemptz d'aller en guerre pour la première année?
En la loy (respondit Pantagruel) de Moses.
Pour quoy (demanda Panurge) les nouveaulx mariez? Des planteurs de vigne, ie suis trop vieulx pour me soucier: ie acquiesce on soucy des vendangeurs: & les beaulx bastisseurs nouveaux de pierres mortes ne sont escriptz en mon livre de vie. Ie ne bastis que pierres vives, ce sont hommes.
Scelon mon iugement (respondit Pantagruel) c'estoit, affin que pour la première année, ilz iouissent de leurs amour à plaisir, vacassent à production de lignage, & feissent provision de heritiers. Ainsi pour le moins, si l'année seconde estoient en guerre occis, leur nom & armes restat en leurs enfans. Aussi que leurs femmes on congneust certainement estre brehaignes ou fecondes (car l'essay d'un an leur sembloit suffisant, attendu la maturité de l'aage en laquelle ilz faisoient nopces) pour mieulx après le decès des mariz premiers les colloquer en secondes nopces: les fecondes, à ceulx qui vouldroient multiplier en enfans: les brehaignes, à ceulx qui n'en appeteroient: & les prendroient pour leurs vertus, sçavoir, bonnes graces, seulement en consolation domesticque, & entretenement de mesnaige.
Les prescheurs de Varenes (dist Panurge) detestent les secondes nopces, comme folles & deshonnestes.
Elles sont (respondist Pantagruel) leurs fortes fiebvres quartaines.
Voire (dist Panurge) & à frère Enguainnant aussi, qui en plain sermon preschant à Parillé, & detestant les nopces secondes, iuroit, & se donoit au pluis viste Diable d'enfer, en cas que mieulx n'aymast depuceller cent filles, que biscoter une vefve. Ie trouve vostre raison bone & bien fondée. Mais que diriez vous, si ceste exemption leurs estoit oultroyée, pour raison que tout le decours d'icelle prime année, ilz auroient tant taloché leurs amours de nouveau possedez (comme c'est l'aequité & debvoir) & tant esgoutté leurs vases spermaticques, qu'ilz en restoient tous effilez, tous evirez, tous enervez, & flatriz. Si que advenent le iour de bataille plus tost se mettroient au plongeon comme canes, avecques le baguaige, que avecques les combatans & vaillans champions on lieu on quel par Enyo est meu le hourd, & sont les coups departiz. Et soubs l'estandart de Mars ne frapperoient coup qui vaille. Car les grands coups auroient ruez soubs les courtines de Venus s'amie. Qu'ainsi soit nous voyons encores maintenant entre autres reliques & monumens d'antiquité, qu'en toutes bonnes maisons après ne sçay quantz iours l'on envoye ces nouveaux mariez veoir leur oncle: pour les absenter de leurs femmes, & ce pendent soy reposer, & de rechief se avitailler pour mieux au retour combatre: quoy que souvent ilz n'ayent ne oncle ne tante. En pareille forme que le roy Petault après la iournée des Cornabons, ne nous cassa proprement parlant, ie diz moy & Courcaillet, mais nous envoya refraischir en nos maisons. Il est encores cherchant la sienne. La marraine de mon grandpère me disoit, quand i'estois petit, que
Patenostres & oraisons,
Sont pour ceulx là qui les retiennent
Un fifre allans en fenaisons
Est plus fort que deux qui en viennent.
Ce que me induict en ceste opinion, est que les planteurs de vigne, à poine mangeoient raisins, ou beuvoient vin de leur labeur durant la première année: & les bastisseurs pour l'an premier, ne habitoient en leurs logiz de nouveau faictz, sur poine de y mourir: suffocquez par deffault de expiration, comme doctement a noté Galen. lib. 2. de la difficulté de respirer. Ie ne l'ay demandé sans cause bien causée: ne sans raison bien resonnante. Ne vous desplaise.
Comment Panurge avoit la pusse en l'aureille, & desista porter sa magnificque braguette.
Chapitre VII.
Au lendemain Panurge se feit perser l'aureille dextre à la Iudaicque, & y attacha un petit anneau d'or à ouvraige de tauchie, on caston duquel estoit une pusse enchassée. Et estoit la pusse noire, affin que rien ne doubtez. C'est belle chose, estre en tout cas bien informé. La despence de laquelle raportée à son bureau ne montoit par quartier guères plus que le mariage d'une Tigresse Hircanicque, comme vous pourriez dire 600 000 malvedis. De tant excessive despence se fascha lors qu'il feut quitte, & depuis la nourrit en la faczon des tyrans & advocatz, de la sueur et du sang de ses subiectz. Print quatre aulnes de bureau: s'en acoustra comme d'une robbe longue à simple cousture: desista porter le hault de ses chausses: & attacha des lunettes à son bonnet. En tel estat se presenta davant Pantagruel: lequel trouva le desguisement estrange, mesmement ne voyant plus la belle & magnificque braguette, en laquelle il souloit comme en l'ancre sacre constituer son dernier refuge contre to' naufraiges d'adversité. N'entendent le bon Pantagruel ce mystère, le interrogea demandant que prepretendoit ceste nouvelle prosopopée.
I'ay (respondit Panurge) la pusse en l'aureille. Ie me veulx marier.
En bonne heure soit, dist Pantagruel, vous m'en avez bien resiouy. Vrayement ie n'en vouldrois pas tenir un fer chauld. Mais ce n'est la guise des amoureux, ainsi avoir bragues avalades, & laissé pendre sa chemise sur les genoilx sans hault de chausses: avecques robbe longue de bureau, qui est couleur inusitée en robbes talares entre gens de bien & de vertus. Si quelques personaiges de haeresies & sectes particulaires s'en sont autres fois acoustrez, quoy que plusieurs l'ayent imputé à piperie, imposture, & affectation de tyrannie sus le rude populaire, ie ne veulx pourtant les blasmer, & en cela faire d'eulx iugement sinistre. Chascun abonde en son sens: mesmement en choses foraines, externes, & indifferentes, lesquelles de soy ne sont bonnes ne maulvaises: pource qu'elles ne sortent de nos coeurs & pensées, qui est l'officine de tout bien & tout mal: bien, si bonne est, & par le esprit munde reiglée l'affection: mal, si hors aequité par l'esprit maling est l'affection depravée. Seulement me desplaist la nouveaulté & mespris du commun visaige.
La couleur, respondit Panurge, est aspre aux potz, à propos, c'est mon bureau, ie le veulx dorenavant tenir, & de près reguarder à mes affaires. Puys qu'une foys ie suis quitte, vous ne veistes oncques home plus mal plaisant que ie seray, si Dieu ne me ayde. Voiez cy mes bezicles. A me veoir de loing vous diriez proprement que c'est frère Ian Bourgeoys. Ie croy bien que l'année qui vient ie prescheray encores une foys la croysade. Dieu guard de mal les pelotons. Voiez vous ce bureau. Croiez qu'en luy consiste quelque occulte proprieté à peu de gens congneue. Ie ne l'ay prins qu'à ce matin, mais desià i'endefve, ie deguène, ie grezille d'estre marié, & labourer en diable bur, dessus ma femme, sans craincte des coups de baston. O le grand mesnaiger que ie feray. Après ma mort on me fera brusler en bust honorificque: pour en avoir les cendres en memoire & exemplaire du mesnaiger perfaict. Corbieu sus cestuy mien bureau ne se ioue mon argentier d'allonger les.ff. Car coups de poing troteroient en face. Voyez moy davant & darrière: c'est la forme d'une Toge, antique habillement des Romains en temps de paix. I'en ay prins la forme en la colonne de Traian à Rome, en l'arc triumphal aussi de Septimius Severus. Ie suis las de guerre: las des sayes & hocquetons. I'ay les espaules toutes usées à force de porter harnois. Cessent les armes, règnent les Toges. Au moins pour toute ceste subsequente année si ie suis marié, comme vous me allegastez hier par la loy Mosaïque.
Au reguard du hault de chausses, ma grand tante Laurence iadis me disoit, qu'il estoit faict pour la braguette. Ie le croy, en pareille induction, que le gentil falot Galen. lib. 9. De l'usage de nos membres, dict la teste estre faicte pour les oeilz. Car nature eust peu mettre nos testes aux genoulx ou au coubtes: mais ordonnant les oeilz pour descouvrir au loing, les fixa en la teste comme en un baston au plus hault du corps: comme nous voyons les Phares & haultes tours sus les havres de mer estre erigées, pour de loing estre veue la lanterne. Et pource que ie vouldrois quelque espace de temps, un an pour le moins, respirer de l'art militaire, c'est à dire, me marier, ie ne porte plus de braguette, ne par consequent hault de chausses. Car la braguette est première pièce de harnoys pour armer l'homme de guerre. Et maintiens iusques au feu (exclusivement entendez) que les Turcs ne sont aptement armez, veu que braguettes porter est chose en leurs loix defendue.
Comment braguette est première pièce de harnois entre gens de guerre.
Chapitre VIII.
Voulez vous, dist Pantagruel, maintenir que la braguette est pièce première de harnois militaire? C'est doctrine moult paradoxe & nouvelle. Car nous disons que par esprons on commence soy armer.
Ie le maintiens respondit Panurge: & non à tord ie le maintiens. Voyez comment nature voulant les plantes, arbres, arbriseaulx, herbes, & Zoophytes une fois par elles créez, perpetuer & durer en toute succession de temps, sans iamais deperir les espèces, encores que les individus perissent, curieusement arma leurs germes & semences, es quelles consiste icelle perpetuité, & les a muniz & couvers par admirable industrie de gousses, vagines, testz, noyaulx, calicules, coques, espiz, pappes, escorces, echines poignans: qui leur font comme belles & fortes braguettes naturelles. L'exemple y est manifeste en Poix, Febves, Faseolz, Noix, Alberges, Cotton, Colocynthes, Bleds, Pavot, Citrons, Chastaignes: toutes plantes generalement. Es quelles voyons apertement le germe & la semence plus estre ouverte, munie, & armée, qu'autre partie d'icelles. Ainsi ne pourveut nature à la perpetuité de l'humain genre. Ainsi crea l'homme nud, tendre, fragile, sans armes ne offensives, ne defensives, en estat d'innocence & premier aage d'or, comme animant, non plante: comme animant (diz ie) né à paix non à guerre: animant né à ouissance mirificque de tous fruictz & plantes vegetables, animant né à domination pacificque sus toutes bestes. Advenent la multiplication de malice entre les humains en succession de l'aage de fer, et règne de Iuppiter la terre commença à produire Orties, Chardons, Espines, & telle autre manière de rebellion contre l'homme entre les vegetables: d'autre part, presque tous animaulx par fatale disposition se emancipèrent de luy, & ensemble tacitement conspirèrent plus ne le servir, plus ne luy obeir, en tant que resister pourroient, mais luy nuire scelon leur faculté & puissance. L'homme adoncques voulant la première iouissance maintenir & sa première domination continuer: non aussi povant soy commodement passer du service de plusieurs animaulx, eut necessité soy armer de nouveau.
Par la dive Oye guenet (s'escrya Pantagruel) depuys les dernières pluyes tu es devenu grand lifrelofre, voyre diz ie Philosophe.
Considerez (dist Panurge) comment nature l'inspira soy armer, & quelle partie de son corps il commença premier armer. Ce feut (par la vertus Dieu) la couille, & le bon messer Priapus, quand eut faict: ne la pria plus. Ainsi nous le tesmoigne le capitaine & philosophe Hebrieu Moses, affermant qu'il se arma d'une brave & gualante braguette, faicte par moult invention de feueilles de figuier: les quelles sont naïfves, & du tout commodes en dureté, incisure, frizure, polissure, grandeur, couleur, odeur, vertus, faculté pour couvrir & armer couilles: Exceptez moy les horrificques couilles de Lorraine, les quelles à bride avallée descendent au fond des chausses, abhorrent le mannoir des braguettes haultaines: & sont hors toute methode: tesmoing Viardière le noble Valentin, lequel un premier iour de May, pour plus guorgias estre, ie trouvay à Nancy, descrotant ses couilles extendues sur une table comme une cappe à l'Hespaignole. Doncques ne fauldra dorenavant dire, qui ne vouldra improprement parler, quand on envoyra le franc taulpin en guerre, Saulve Tevot le pot au vin, c'est le cruon. Il fault dire, Saulve Tevot le pot au laict, ce sont les couilles: de par tous les diables d'enfer. La teste perdue, ne perist que la persone: les couilles perdues, periroit toute l'humaine nature. C'est ce que meut le gualant Cl. Galen, lib.1. de spermate, à bravement conclure, que mieulx (c'est à dire moindre mal) seroit, poinct de coeur n'avoir, que poinct n'avoir de genitoigenitoires. Car là consiste comme en un sacré reposoir le germe conservatif de l'humain lignage. Et croieroys pour moins de cent francs, que ce sont les propres pierres, moyenans lesquelles Deucalion & Pyrrha restituèrent le genre humain aboly par le deluge Poëtique. C'est ce qui meut me vaillant Iustinian lib. 4. de cagotis tollendis, à mettre summum bonum in braguibus & braguetis.
Pour ceste & aultres causes le seigneur de Merville essayant quelque iour un harnoys neuf, pour suyvre son Roy en guerre (car du sien antique & demy rouillé plus bien servir ne povoit, à cause que depuys certaines années la peau de son ventre s'estoit beaucoup esloingnée des roignons) sa femme consydera en esprit contemplatif, que peu de soing avoit du pacquet & baston commun de leur mariage, veu qu'il ne l'armoit que de mailles, feut d'advis qu'il le munist tresbien & gabionnast d'un gros armet de ioustes, lequel estoit en son cabinet inutile. D'icelle sont escriptz ces vers on tiers livre du Chiabrena des pucelles.
Celle qui veid son mary tout armé,
Fors la braguette aller à l'escarmouche,
Luy dist. Amy, de paour qu'on ne vous touche,
Armez cela, qui est le plus aymé.
Quoy? tel conseil doibt il estre blasmé?
Ie diz que non: Car sa paour la plus grande
De perdre estoit, le voyant animé,
Le bon morceau, dont elle estoit friande.
Desistez doncque, vous esbahir de ce nouveau mien acoustrement.
Comment Panurge se conseille à Pantagruel pour sçavoir s'il se doibt marier.
Chapitre IX.
Pantagruel rien ne replicquant, continua Panurge, & dist avecques un profond soupir. Seigneur vous avez ma deliberation entendue, qui est me marier, si de malencontre n'estoient tous les trouz fermez, clous, & bouclez. Ie vous supply par l'amour, que si longtemps m'avez porté, dictez m'en vostre advis.
Puis (respondit Pantagruel) qu'une foys en avez iecté le dez, & ainsi l'avez decreté, & prins en ferme deliberation, plus parler n'en fault, reste seulement la mettre à execution.
Voyre mais (dist Panurge) ie ne la vouldrois executer sans vostre conseil & bon advis.
I'en suis (respondit Pantagruel) d'advis, & vous le conseille.
Mais (dist Panurge) si vous congnoissiez, que mon meilleur feust tel que ie suys demeurer, sans entreprendre cas de nouvelleté, i'aymerois mieulx ne me marier poinct.
Point doncques ne vous mariez, respondit Pantagruel.
Voire mais (dist Panurge) vouldriez vo' qu'ainsi seulet ie demeurasse toute ma vie sans compaignie coniugale? Vous savez qu'il est escript, Veh soli. L'homme seul n'a iamais tel soulas qu'on veoyd entre gens mariez.
Mariez vous doncq de par Dieu, respondit Pantagruel.
Mais si (dist Panurge) ma femme me faisoit coqu, comme vous sçavez qu'il en est grande année, ce seroit assez pour me faire trespasser hors les gonds de patience. I'ayme bien les coquz, & me semblent gens de bien, & les hante voluntiers: mais pour mourir ie n'en vouldroys estre. C'est un poinct qui trop me poingt.
Poinct doncques ne vous mariez: (respondit Pantagruel) Car la sentence de Senecque est veritable hors toute exception. Ce qu'à aultruy tu auras faict, soys certain qu'aultruy te fera.
Dictez vous, demanda Panurge, cela sans exception?
Sans exception il le dict, respondit Pantagruel.
Ho ho (dist Panurge) de par le petit diable. Il entend en ce monde, ou en l'aultre. Voyre mais puis que de femme ne me peuz passer en plus qu'un aveugle de baston (Car il faut que le virolet trote, aultrement vivre ne sçauroys) n'est ce le mieulx que ie me associe quelque honneste & preude femme, qu'ainsi changer de iour en iour avecques continuel dangier de quelque coup de baston, ou de la verolle pour le pire? Car femme de bien oncques ne me feut rien. Et n'en desplaise à leurs mariz.
Mariez vous doncq de par Dieu, respondit Pantagruel.
Mais si, dist Panurge, Dieu le vouloit, & advint que i'esposasse quelque femme de bien, & elle me bastist, ie seroys plus que tiercelet de Iob, si ie n'enrageois tout vif. Car l'on m'a dict, que ces tant femmes de bien ont communement maulvaise teste, ausi ont elles bon vinaigre en leur mesnaige. Ie l'auroys encore pire, & luy batteroys tant & trestant la petite oye, ce sont braz, iambes, teste, poulmon, foye, & ratelle: tant luy deschicqueterois ses habillemens à bastons rompuz, que le grand Diole en attendroit l'ame damnée à la porte. De ces tabus ie me passerois bien pour ceste année, & content serois n'y entrer poinct.
Point doncques ne vous mariez, respondit Pantagruel.
Voire mais, dist Panurge, estant en estat tel que ie suis, quitte, & non marié. Notez que ie diz quitte en la male heure. Car estant bien fort endebté, mes crediteurs ne seroient que trop soigneux de ma paternité. Mais quitte, & non marié, ie n'ay personne qui tant de moy se souciast, & amour tel me portast, qu'on dist estre amour coniugal. Et si par cas tombois en maladie, traicté ne serois qu'au rebours. Le saige dict. Là où n'est femme, i'entends merefamiles, & en mariage legitime, le malade est en grand estrif. I'en ay veu claire experience en papes, legatz, cardinaulx, evesques, abbez, prieurs, prebstres, & moines. Or là iamais ne m'auriez.
Mariez vous doncq de par Dieu, respondit Pantagruel.
Mais si, dist Panurge, estant malade & impotent au debvoir de mariage, ma femme impatiente de ma langueur, à aultruy se abandonnoit, & non seulement ne me secourust au besoing, mais aussi se mocquast de ma calamité, & (que pis est) me desrobast, comme i'ay veu souvent advenir: ce seroit pour m'achever de paindre, & courir les champs en pourpoinct.
Poinct doncques ne vous mariez, respondit Pantagruel.
Voire mais, dist Panurge, ie n'aurois iamais aultrement filz ne filles legitimes, es quelz i'eusse espoir mon nom & armes perpetuer: es quelz ie puisse laisser mes heritaiges & acquetz, (i'en feray de beaulx un de ces matins, n'en doubtez, & d'abondant seray grand retireur de rantes) avecques les quelz ie me puisse esbaudir, quand d'ailleurs serois meshaigné, comme ie voys iournellement vostre tant bening & debonnaire père faire avecques vous, & font tout gens de bien en leur serail & privé. Car quite estant, marié non estant, estant par accident fasché, en lieu de me consoler, advis m'est que de mon mal riez.
Mariez vous doncq de par Dieu, respondit Pantagruel.
Comment Pantagruel remonstre Panurge difficile chose estre
le conseil de mariage, & des sors Homeriques & Virgilianes.
Chapitre X.
Vostre conseil (dist Panurge) semble à la chanson de Ricochet: Ce ne sont que sarcasmes, mocqueries, & redictes contradictoires. Les unes destruisent les aultres. Ie ne sçay es quelles me tenir.
Aussi (respondit Pantagruel) en vos propositions tant y a de Si, & de Mais, que ie n'y sçaurois rien fonder ne rien resouldre. N'estez vous asceuré de vostre vouloir? Le poinct principal y gist: tout le reste est fortuit & dependent des fatales dispositions du Ciel. Nous voyons bon nombre de gens tant heureux à ceste rencontre, qu'en leur mariage, semble reluire quelque Idée & repraesentation des ioyes de paradis. Aultres y sont tant malheureux, que les Diables qui tentent les Hermites par les desers de Thebaide & Monserrat, ne le sont d'adventaige. Il se y convient mettre à l'adventure, les oeilz bandez, baissant la teste, baisant la terre, & se recommandant à Dieu au demourant, puys qu'une foys l'on se y veult mettre. Aultre asceurance ne vous en sçauroys ie donner.
Or voyez cy que vous ferez, si bon vous semble. Aportez moy les oeuvres de Virgile, & par troys foys avecques l'ongle les ouvrant, explorerons par les vers du nombre entre nous convenu, le sort futur de vostre mariage. Car comme par sors Homericques souvent on a rencontré sa destinée, tesmoing Socrates, lequel oyant en prison reciter ce metre de Homère dict de Achille 9. Iliad.
Ie parviendray sans faire long seiour,
En Phthie belle & fertile, au tiers iour,
praeveid qu'il mourroit le tiers subsequent iour, & le asceura à Aeschines: comme escripvent Plato in Critone, Ciceron primo de divinatione, & Diogenes Laertius. Tesmoing Opilius Macrinus au quel convoitant sçavoir s'il seroit Empereur de Rome advint en sort ceste sentence 8. Iliad.
O home vieulx, les soubdars desormais
Ieunes & fors te lassent certes, mais
Ta vigueur est resolue, & vieillesse
Dure & moleste accourt & trop te preste.
De faict il estoit ià vieulx, & ayant obtenu l'Empire seulement un an & deux mois, feut par Heliogabalus ieune & puissant deposedé & occis. Tesmoing Brutus, lequel voulant explorer le sort de la bataille Pharsalicque, en laquelle il fut occis, rencontra ce vers dict de Patroclus, Iliad. 16.
Par mal engroin de la Parce felonne
Ie feuz occis, & du filz de Latonne.
C'est Apollo, qui feut pour mot du guet le iour d'icelle bataille. Aussi par sors Virgilianes ont esté congneues anciennement & preveues choses insignes, & cas de grande importance: voire iusques à obtenir l'empire Romain, comme advint à Alexandre Sevère, qui rencontra en ceste manière de sort ce vers escript, Aeneid. 6.
Tu regere imperio populos, Romane, memento.
Romain enfant quand viendras à l'Empire,
Regiz le monde en sorte qu'il n'empire.
Puys feut après certaines années realement & de faict créé Empereur de Rome. En Adrian empereur Romain, lequel estant en doubte & poine de sçavoir quelle opinion de luy avoit Traian, & quelle affection il luy portoit, print advis par sors Virgilianes, & rencontra ces vers, Aeneid. 6.
Quid procul ille autem ramis insignis oliuoe
Sacra ferens? nosco crines, incanaque menta
Regis Romani.
Qui est cestuy qui là loing en sa main,
Porte rameaulx d'olive, illustrement?
A son gris poil & sacré acoustrement,
Ie recongnois l'antique Roy Romain.
Puys feut adopté de Traian, & luy succeda à l'Empire.
En Claude second empereur de Rome bien loué: au quel advint par sort ce vers escript. 6. Aeneid.
Tertia dum Latio regnantem viderit oestas
Lors que t'aura regnant manifesté
En Rome & veu tel le troiziesme aesté.
de faict il ne regna que deux ans. A icelluy mesmes s'enquerant de son frère Quintel, lequel il vouloit prendre au gouvernement de l'Empire, advint ce vers. 6. Aeneid.
Ostendent terris hunc tantum fata.
Les destins seulement le monstreront es terres.
Laquelle chose advint. Car il feut occis dix & sept iours après qu'il eut le maniment de l'Empire. Ce mesmes sort escheut à l'empereur Gordian le ieune. A Clode Albin soucieux d'entendre sa bonne adventure advint ce qu'est escript. Aeneid. 6.
Hic rem Romagnam magno turbante tumultu
Sistet eques, etc.
Ce chevallier grand tumulte advenent,
L'estat Romain sera entretenent
Des Cartagiens victoires aura belles:
Et des Gaulois, s'ilz se montrent rebelles.
En D. Claude empereur predecesseur de Aurelian, auquel se guementant de sa posterité, advint ce vers en sort. Aeneid. 1.
His ego nec metas rerum, nec tempora pono.
Longue durée à ceulx cy ie pretends,
Et à leurs biens ne metz borne ne temps.
Aussi eut il successeurs en longues genealogies.
En M. Pierre Amy: quand il explora pour sçavoir s'il eschapperoit de l'embusche des Farfadetz, & rencontra ce vers, Aeneid. 3.
Heu fuge crudeles terras, fuge littus avarum.
Laisse soubdain ces nations Barbares,
Laisse soubdain ces rivages avares.
Puys eschappa de leurs mains sain & saulve. Mille aultres, des quelz trop prolix seroit narrer les adventures advenues scelon la sentence du vers par tel sort rencontra. Ie ne veulx toutesfoys inferer, que ce sort universellement soit infaillible, affin que ne y soyez abusé.
Comment Pantagruel remonstre le sort des dez estre illicite.
Chapitre XI.
Ce seroit (dis Panurge) plus toult faict & expedié à troys beaulx dez. Non, respondit Pantagruel. Ce sort est abusif, illicite, & grandement scandaleux. Iamais ne vous y fiez. Le mauldict livre du passetemps des dez feut longtemps a inventé par le calumniateur ennemy en Achaïe près Boure: & davant la statue de Hercules Bouraïque y faisoit iadis, de praesent en plusieurs lieux faict, maintes simples ames errer, & en ses lacz tomber. Vous sçavez comment Gargantua mon père par tous ses royaulmes a defendu, bruslé avecques les moules & protraictz, & du tout exterminé, supprimé & aboly, comme peste tresdangereuse. Ce que des dez ie vous ay dict, ie diz semblablement des tales. C'est sort de pareil abus. Et ne m'alleguez pas au contraire le fortuné iect des tales que feit Tibère dedans la fontaine de Apone à l'oracle de Gerion. Ce sont hamessons par les quelz le calumniateur tire les simples ames à perdition eternelle. Pour toutesfoys vous satisfaire, bien suys d'advis que iectez troys des dez sus ceste table. Au nombre des poinctz advenens nous prendrons les vers du feuillet que aurez ouvert. Avez vous icy dez en bourse?
Pleine gibessière, respondit Panurge. C'est le verd du Diable, comme expose Merl. Coccaius, libro secundo de patria Diabolorum. Le Diable me prendroit sans verd, s'il me rencontroit sans dez.
Les dez feurent tirez & iectez, & tomèrent es poinctz de cinq, six, cinq.
Ce sont, dist Panurge, sèze. Prenons les vers sezièmes du feueillet. Le nombre me plaist. & croy que nos rencontres seront heureuses. Ie me donne à travers tous les Diables, comme un coup de boulle à travers un ieu de quilles, ou comme un coup de canon à travers un bataillon de gens de pied: guare Diables qui vouldra, en cas que autant de foys ie ne belute ma femme future la première nuyct de mes nopces.
Ie ne en fays doubte, respondit Pantagruel, ià besoing n'estoit en faire si horrificque devotion. La première foys sera une faulte, & vauldra quinze: au desiucher vous l'amenderez: par ce moyen seront sèze.
Et ainsi (dict Panurge) l'entendez? Oncques ne feut faict soloecisme par le vaillant champion, qui pour moy faict sentinelle au bas ventre. Me avez vous trouvé en la confrerie des faultiers? Iamais, iamais, au grand fin iamais. Ie le fays en père & en beat père sans faulte. I'en demande aux ioueurs.
Ces parolles achevées feurent aportez les oeuvres de Virgile. Avant les ouvrir, Panurge dist à Pantagruel. Le coeur me bat dedans le corps comme une mitaine. Touchez un peu mon pouls en ceste artère du bras guausche. A la frequence & elevation vous diriez qu'on me pelaude en tentative de Sorbonne. Seriez vous poinct d'advis, avant proceder oultre, que invocquions Hercules, & les déesses Tenites, les quelles on dict praesider en la chambre des Sors?
Ne l'un (respondit Pantagruel) ne les aultres. Ouvrez seulement avecques l'ongle.
Comment Pantagruel explore par sors Virgilianes, quel sera le mariage de Panurge.
Chapitre XII.
Doncques ouvrant Panurge le livre, rencontra on ranc sezième ce vers.
Nec Deux hunc mensa, Dea nec dignata cubili est.
Digne ne feut d'estre en table du Dieu,
Et n'eut on lict de la Déesse lieu.
Cestuy (dist Pantagruel) n'est à vostre adventaige. Il denote que vostre femme sera ribaulde, vous coqu par consequent. La Déesse que aurez favorable, est Minerve vierge trsredubtée, Déesse puissante, fouldroiante, ennemie des coquz, des muguetz, des adultères: ennemie des femmes lubricques, non tenentes la foy promise à leurs mariz, & à aultruy soy abandonnantes. Le Dieu est Iuppiter tonnant, & fouldroyant des cieulx. Et noterez par la doctrine des anciens Ethrusques, que les manubies (ainsi appeloient ilz les iectz des fouldres Vulcanicques) competent à elles seuleseulement: exemple de ce feut donné en la conflagration des navires de Aiax Oileus, & à Iuppiter son père capital. A aultres dieux Olympicques n'est licite fouldroier. Pourtant ne sont ilz tant redoubtez des humains. Plus vous diray. & le prendrez comme extraict de haulte mythologie. Quand les Geantz entreprindrent guerre contre les Dieux: les Dieux au commencement se mocquèrent de telz ennemis, & disoient qu'il n'y en avoit pas pour leurs pages. Mais quand ilz veirent par le labeur des Geantz le mons Pelion possé dessus le mont Osse, & ià esbranlé le mons Olympe pour estre mis au dessus des deux, feurent tous effrayez. Adoncques tint Iuppiter chapitre general. Là feut conclud de tous les Dieux, qu'ilz se mettroient vertueusement en defence. Et pource qu'ilz avoient plusieurs foys veu les batailles perdues par l'empeschement des femmes qui estoient parmy les armées, feut decreté, que pour l'heure on chasseroit des cieulx en aegypte & vers les confins du Nil, toute ceste vessaille des Déesses desguisées en Beletes, Fouines, Ratepenades, Museraignes, & aultres Metamorphoses. Seule Minerve feut de retenue pour fouldroier avecques Iuppiter, comme Déesse des lettres & de guerre, de conseil & execution: Déesse née armée, Déesse redoubtée on ciel, en l'air, en la mer, & en terre.
Ventre guoy (dist Panurge) seroys ie bien Vulcan, duquel parle le poëte? Non. Ie ne suys ne boiteux, ne faulx monnoieur, ne forgeron, comme il estoit. Par adventure ma feme sera aussi belle & advenente comme sa Venus: mais non ribaulde comme elle: ne moy coqu comme luy. Le villain iambe torte se feist declairer coqu par arrest & en veute figure de tous les Dieux. Pource entendez au rebours. Ce sort denote que ma femme sera preude, pudicque, & loyalle, non mie armée, rebousse, ne ecervelée & extraicte de cervelle, comme Pallas: & ne me sera corrival ce beau Iuppin, & ià ne saulsaulsera son pain en ma souppe, quand ensemble serions à table. Considerez ses gestes & beaulx faictz. Il a esté le plus fort ruffien, & plus infame cor, ie diz Bordelier, qui oncques feut: paillard tousiours comme un verrat: aussi feut il nourry par une Truie en Dicte de Candie, si Agathocles Babylonien ne ment: & plus boucquin que n'est un Boucq: aussi disent les autres, qu'il feut alaicté d'une chèvre Amalthée. Vertus de Acheron il belibelina pour un iour la tierce partie du monde, bestes & gens, fleuves, & montaignes: ce feut Europe. Pour cestuy belinaige les Ammoniens le faisoient protraire en figure de belier belinant, belier cornu. Mais ie sçay comment guarder se fault de ce cornart. Croyez qu'il n'aura trouvé un sot Amphitrion, un niais Argus avecques ses cent bezicles: un couart Acrisius, un lanternier Lycus de Thebes, un resveur Agenor, un Asope phlegmaticq, un Lychaon patepelue, un modourre Corytus de la Toscane, un Atlas à la grande eschine. Il pourroit cent & cent foys se transformer en Cycne, en Taureau, en Satyre, en Or, en Coqu, comme feist quand il depucella Iuno sa soeur: en AIgle, en Belier, en Pigeon, comme feist estant amoureux de la pucelle Phtie, laquelle demouroit en aegie: en Feu, en Serpent, voire certes en Pusse, en Atomes Epicureicques, ou magistrostralement en secondes intenintentions. Ie vous grupperay au cruc. Et sçavez que luy feray? Cor bien ce que feist Saturne au Ciel son père. Senecque l'a de moy predict, & Lactance confirmé. Ce que Rhea feist à Athys. Ie vous luy coupperay les couillons tout rasibus du cul. Il ne s'en fauldra un pelet. Par ceste raison ne fera il iamais Pape, car testiculos non habet.
Tout beau fillol (dist Pantagruel) tout beau. Ouvrez pour la seconde foys.
Lors rencontra ce vers.
Membra quatit, gelidusque coït sormidine sanguis.
Les os luy rompt, & les membres luy casse,
Dont de la paour le sang on corps luy glasse.
Il denote (dist Pantagruel) qu'elle vous battera dos & ventre.
Au rebours (repondist Panurge) C'est de moy qu'il prognosticque, & dict, que ie la batteray en Tigre si elle me fasche. Martin baston en fera l'office. En faulte de baston, le Diable me mange, si ie ne la mangeroys toute vive: comme la sienne mangea Cambles roy des Lydiens.
Vous estez (dist Pantagruel) bien couraigeux. Hercules ne vous combatteroit en ceste fureur: mais c'est ce que l'on dict, que le Ian en vault deux. & Hercules seul n'auza contre deux combattre.
Ie suis Ian? dist Panurge.
Rien, rien, repondist Pantagruel. Ie pensois au ieu de l'ourche & tricquerac.
Au tiers coup rencontra ce vers.
Foemino praedat et spoliorum ardebat amore.
Brusloit d'ardeur en feminin usaige
De butiner, & robber le baguaige.
Il denote (dist Pantagruel) qu'elle vous desrobera. Et ie vous voy bien en poinct, scelon ces troys sors. Vous serez coqu, vous serez batu, vous serez desrobé.
Au rebours, (repondist Panurge) ce vers denote, qu'elle m'aymera d'amour perfaict. Oncques n'en mentit le Satyricque, quand il dist: que femme bruslant d'amour supreme, prent quelquefoys plaisir à desrobber son amy. Sçavez quoy? Un guand, une aiguillette, pour la faire chercher. Peu de chose, rien d'importance. Pareillement ces petites noisettes, ces riottes qui par certain temps sourdent entre les amans, sont nouveaulx refraischissemens, & aiguillons d'amour. Comme nous voyons par exemple les coustelleurs leurs coz quelque foys marteler, pour mieulx aiguiser les ferferremens. C'est pourquoy ie prens ces troys sors à mon grand advantaige. Aultrement i'en appelle.
Appeller (dist Pantagruel) iamais on ne peult des iugemens decidez par Sort & Fortune, comme attestent nos antiques Iurisconsultes: & le dict Balde. L. vlt. C. de leg. La raison est: pource que Fortune ne recongnoist poinct de superieur, auquel d'elle & de ses sors on puisse appeller. Et ne peult en ce cas le mineur estre en son entier restitué, comme apartement il dict in L. Ait praetor.§.ult.ff.de minor.
Comment Pantagruel conseille Panurge prevoir l'heur ou le malheur de son mariage par songes.
Chapitre XIII.
Or puys que ne convenons ensemble en l'exposition des sors Virgilianes, prenons aultre voye de divination. Quelle? (demanda Panurge), Bonne, (respondit Pantagruel) antique, & authenticque, c'est par songes. Car en songeant avecques conditions les quelles descripvent Hippocrates lib., Platon, Plotin, Iamblicque, Synesius, Aristoteles, Xenophon, Galen, Plutarche, Artemidorus Daldianus, Herophilus, Q. Calaber, Theocrite, Pline, Atheneus, et aultres, l'ame souvent prevoit les choses futures. Ià n'est besoing plus au long vous le prouver. Vous l'entendez par exemple vulguaire, quand vous voyez lors que les enfans bien nettiz, bien repeuz, & alaictez, dorment profondement, les nourrices s'en aller esbattre en liberté, comme pour icelle heure licentiées à faire ce que vouldront, car leur presence autour du bers sembleroit inutile. En ceste façon nostre ame lors que le corps dort, & que la concoction est de tous endroictz parachevée, rien plus n'y estant necessaire iusques au reveil, s'esbat & reveoit sa patrie, qui est le ciel. De là reçeoit participation insigne de sa prime & divine origine, & en contemplation de ceste infinie & intellectuale sphaere, le centre de laquelle est en chascun lieu de l'univers, la circunference poinct (c'est Dieu scelon la doctrine de Hermes trismegistus) à laquelle rien ne advient, rien ne passe, rien ne dechet, tous temps sont praesens: note non seulement les choses passées en mouvement inferieurs, mais aussi les futures: & les raportent à son corps, & par les sens & organes d'icelluy les exposant aux amis, est dicte vaticinatrice & prophète. Vray est qu'elle ne les raporte en telle syncerité, comme les avoit veues, obstant l'imperfection & fragilité de sens corporelz: comme la Lune recevant du Soleil sa lumière, ne nous la communicque telle, tant lucide, tant pure, tant vive & ardente comme l'avoit receue. Pourtant reste à ces vaticinations somniales interprète, qui soit dextre, saige, industrieux, expert, rational, & absolu Onirocrite, & Oniropole, ainsi sont appelez des Graecs. C'est pourquoy Heraclitus disoit rien par songe ne nous estre exposé, rien aussi ne nous estre celé: seulement nous estre donnée sigfnification & indice des choses advenir ou pour l'heur & malheur nostre, ou pour l'heur & malheur d'aultruy. Les sacres letres le tesmoignent, les histoires prophanes l'asceurent: nous exposant mille cas advenuz scelon les songes tant de la persone songeante, que d'aultruy pareillement. Les Atlanticques & ceulx qui habitent en l'isle de Thasos l'une des Cyclades, sont privez de ceste commodité, on pays desquelz iamais persone ne songea. Aussi feurent Cleon de Daulie, Thrasymedes, & de nostre temps le docte Villanovanus François, les quelz oncques ne songèrent. Demain doncques sus l'heure que la ioyeuse Aurore aux doigtz rosatz dechassera les tenèbres nocturnes, adonnez vous à songer parfondement. Ce pendent despouillez vous de toute affection humaine: d'amour, de haine, d'espoir, & de craincte. Car comme iadis le grand vaticinateur Proteus estant desguisé & transformé en feu, en eau, en tigre, en dracon, & aultres masques estranges ne praedisoit les choses advenir: pour les praedire force estoit, qu'il feust restitué en sa propre & naifve forme: aussi ne peult l'home recepvoir divinité, & art de vaticiner, sinon lors que la partie qui en luy plus est divine (c'est & Mens) soit coye, tranquille, paisible, non occupée ne distraicte par raisons & affections foraines.
Ie le veulx, dist Panurge. Fauldra il peu ou beaucoup soupper à ce soir? Ie ne le demande sans cause. Car si bien & largement ie ne souppe, ie ne dors rien qui vaille, la nuict ne foys que ravasser, & autant songe creux que pour lors restoit mon ventre.
Poinct soupper (respondit Pantagruel) seroit le meilleur, attendu vostre bon en poinct & habitude. Amphiarus vaticinateur antique vouloit ceulx qui par songes recepvoient les oracles, rien tout celluy iour ne manger, & vin ne boyre troys iours davant. Nous ne userons de tant extreme, & rigoureuse diaete. Bien croy ie l'homme replet de viandes & crapule, difficilement concepvoir notice des choses spirituelles: ne suys toutesfoys en l'opinion de ceulx qui après longs & obstinez ieusnes cuydent plus avant entrer en contemplation des choses celestes. Souvenir assez vous peut comment Gargantua mon père (lequel par honneur ie nomme) nous a souvent dict, les escriptz de ces hermites ieusneurs autant estre fades, ieiunes, & de maulvaise salive, comme estoient leurs corps lors qu'ilz composoient: & difficile chose estre, bons & serains rester les espritz, estant le corps en inanition: veu que les Philosophes & Medicins afferment les espritz animaulx sourdre, naistre, & practiquer par le sang arterial purifié & affiné à perfection dedans le retz admirable, qui gist soubs les ventricules du cercerveau. Nous baillans exemple d'un Philosophe, qui en solitude pensant estre, & hors la tourbe pour mieulx commenter, discourir, & composer: ce pendent toutesfoys au tour de luy abayent les chiens, ullent les loups, rugient les Lyons, hannissent les chevaulx, barrient les elephans, siflent les serpens, braislent les asnes, sonnent les cigalles, lamentent les tourterelles: c'est à dire plus estoit troublé, que s'il feust à la foyre de Fontenay, ou Niort: car la faim estoit on corps: pour à laquelle remedier, abaye l'estomach, la veue esblouit, les vènes sugcent de la propre substance des membres carniformes: & retirent en bas cestuy esprit vaguabond, negligent du traictement de son nourrisson & hoste naturel, qui est le corps: comme si l'oizeau sus le poing estant, vouloit en l'aër son vol prendre, & incontinent par les longes seroit plus bas deprimé. Et à ce propous nous alleguant l'auctorité de Homère père de toute Philosophie, qui dict les Gregeoys lors, non plus tost, avoir mis à leurs larmes fin du dueil de Patroclus le grand amy de Achilles, quand la faim se declaira, & leurs ventres protestèrent plus de larmes ne les fournir. Car en corps exinaniz par long ieusne plus n'estoit de quoy pleurer & larmoier. Mediocrité est en tous cas louée: & icy la maintiendrez. Vous mangerez à soupper non febves, non lièvres, ne aultre chair, non Poulpre (qu'on nomme Polype) non choulx, ne aultres viandes qui peussent vos espritz animaulx troubler & obfusquer. Car comme le mirouoir ne peult repraesenter les simulachres des choses obiectées & à luy exposées, si sa polissure est par halaines ou temps nubileux obfusquée, aussi l'esprit ne recevoit les formes de divination par songes, si le corps est inquieté & troublé par les vapeurs & fumées des viandes praecedentes, à cause de la sympathie, laquelle est entre eulx deux indissoluble. Vous mangerez bonnes poyres Crustumenies, & Berguamotes, une pome de Court pendu, quelques pruneaulx de Tours, quelques Cerizes de mon verger. Et ne sera pourquoy doibvez craindre que vos songes en proviennent doubteux, fallaces, ou suspectz, comme les ont declairez aulcuns Peripateticques on temps de Automne: lors sçavoir est que les humains plus copieusement usent de fructaiges qu'en aultre saison. Ce que les anciens prophètes & poëtes mysticquement nous enseignent, disans les vains & fallacieux songes gesir & estre cachez soubs les feuilles cheutes en terre. Par ce qu'en Automne les feuilles tombent des arbres. Car ceste ferveur naturelle laquelle abonde es fruictz nouveaulx, & laquelle par son ebullition facillement evapore es parties animales (comme nous voyons faire le moult) est long temps a, expirée & resolue. Et boyrez belle eau de ma fontaine.
La condition (dist Panurge) est quelque peu dure. Ie y consens toutesfois. Couste & vaille. Protestant desieuner demain à bonne heure, incontinent après mes songeailles. Au surplus ie me recommende aux deux portes de Homère, Morpheus, à Icelon, à Phantasus & Phabetor. Si au besoing ilz me secourent, ie leurs erigeray un autel ioyeux tout composé de fin dumet. Si en Laconie i'estois dedans le exemple de Iuno entre Octyle & Thalames, par elle seroit par perplexité resolue en dormant à beaulx & ioyeulx songes. Puys demanda à Pantagruel. Seroit ce poinct bien faict si ie mettoys dessoubs mon coissin quelques branches de Laurier.
Il n'est (respondit Pantagruel) ià besoing. C'est chose superstitieuse: & n'est que abus ce qu'en escript Serapion Ascalonites, Antiphon, Philochorus, Artemon, & Fulgentius Placiades. Autant vous en diroys ie de l'espaule guausche du Crocodile & du Chameleon, sauf l'honneur du vieulx Democrite. Autant de la pierre des Bactrians nommée Eumetrides. Autant de la corne de Hammon. Ainsi nomment les Aethiopiens une pierre precieuse à couleur d'or & forme d'une corne de belier, comme est la corne de Iuppiter Hammonien: affirmans autant estre vrays & infallibles les songes de ceulx qui la portent, que sont les oracles divins. Par adventure est ce que escripvent Homère & Virgile des deux portes de songe, es quelles vous estes recommendé. L'une est de Ivoyre, par laquelle entrent les songes confus, fallaces, & incertains, comme à travers l'ivoire, tant soit deliée que voulvouldrez, possible n'est rien veoir: sa densité & opacité empesche la penepenetration des espritz visifz & reception des espèces visibles. L'aultre est de corne, par laquelle entrent les songes certains, vrays, & infallibles, comme à travers la corne par sa resplendeur & diaphaneité apparoissent toutes espèces certainement & distinctement.
Vous voulez inferer (dist frère Ian) que les songes des coquz cornuz, comme sera Panurge, Dieu aydant & la femme son tousiours vrays & infallibles.
Le songe de Panurge & interpretation d'icelluy.
Chapitre XIIII.
Sus les sept heures du matin subsequent Panurge se praesenta davant Pantagruel, estans en la chambre Epistemon, frère Ian des entommeures, Ponocrates, Eudemon, Carpalim, & aultres: es quelz à la venue de Panurge dist Pantagruel. Voyez cy nostre songeur.
Ceste parolle, dict Epistemon, iadis cousta bon, & feut cherement vendue es enfans de Iacob.
Adoncques dist Panurge, i'en suys bien ches Guillot le songeur. I'ay songé tant & plus, mais ie n'y entends note. Exceptez que par mes songeries i'avoys une femme ieune, gualante, belle en perfection: laquelle me traitoit & entretenoit mignonnement, comme un petit dorelot. Iamais home ne feut plus aise, ne plus ioyeux. Elle me flattoit, me chatouilloit, me tastonnoit, me testonnoit, me baisoit, me accolloit, & par esbattement me faisoit deux belles petites cornes au dessus du front. Ie luy remonstroys en folliant qu'elle me les debvoit mettre au dessoubz des oeilz, pour mieulx veoir ce que i'en vouldroys ferir: affin que Momus ne trouvast en elle chose aulcune imperfaicte, & digne de correction, comme il feist en position des cornes bovines. La follastre non obstant ma remonstrance me les fischoyt encore plus avant. Et en ce ne me faisoit mal quiconques, qui est cas admirable. Peu après me sembla que ie feuz ne sçay comment transformé en tabourin, & elle en Chouette. Là feut mon sommeil interrompu, & en sursault me resveiglay tout fasché, perplex, & indigné. Voyez là une belle platelée de songes, faictez grand chère là dessus. Et l'exposez comme l'entendez. Allons desieuner Carpalim.
I'entends (dist Pantagruel) si i'ay iugement aulcun en l'art de divination par songes, que vostre femme ne vous fera realement & en apparence exterieure cornes au front, comme portent les Satyres: mais elle ne vous tiendra foy ne loyauté coniugale, ains à aultruy se abandonnera, & vous fera coqu. Cestuy poinct est apertement exposé par Artemidorus comme le diz. Aussi ne vous sera de vous faicte metamorphose en tabourin, mais d'elle vous serez battu comme tabour à nopces: ne d'elle en Chouette: mais elle vous desrobbera, comme est le naturel de la chouette. Et voyez vos songes conformes es sors Virgilianes. Vous serez coqu: vous serez battu: vous serez desrobbé.
Là s'escria frère Ian, & dist. Il dict par Dieu vray, tu seras coqu home de bien, ie t'en asceure: tu auras belles cornes. Hay, hay, hay, nostre maistre de cornibus, Dieu te guard, faiz no' deux motz de praedication, & ie feray la queste parmy la paroece.
Au rebours (dist Panurge) mon songe presagist qu'en mon mariage, i'auray planté de tous biens, avecques la corne d'abondance. Vous dictez que seront cornes de Satyres. Amen, amen, fiat, fiatur, ad differentia pape. Ainsi auroys ie eternellement le virolet en poinct & infatiguable, comme l'ont les Satyres. Chose que tous desirent, & peu de gens l'impètrent des cieulx. Par consequent, coqu iamais, car faulte de ce est cause sans laquelle non, cause unicque, de faire les mariz coquz. Qui faict les coquins mandier? C'est qu'ilz n'ont en leurs maisons de quoy leur sac emplir. Qui faict le loup sortir du bois? Default de carnage. Qui faict les femmes ribauldes? Vous m'entendez assez. I'en demande à messieurs les clers, à messieurs les presidens, conseillers, advocatz, proculteurs & aultres glossateurs de la venerable rubricque de frigidis et maleficiatis.
Vous (pardonnez moy si ie mesprens) me semblez evidemment errer interpretant cornes pour cocuage. Diane les porte en teste à forme de beau croissant. Est elle coqüe pourtant? Comment diable seroyt elle coqüe, qui ne feut oncques mariée? Parlez de grace correct, craignant qu'elle vous en face au patron que feist à Acteon. Le bon Bacchus porte cornes semblablement: Pan: Iuppiter Ammonien, tant d'aultres. Sont ilz coquz? Iuno seroit elle putain? Car il s'ensuyvroyt par la figure dicte Metalepsis. Comme appelant un enfant en praesence de père & mère, champis ou avoistre, c'est honnestement, tacitement dire le père coqu, & sa femme ribaulde. Parlons mieulx. Les cornes que me faisoit ma femme sont cornes d'abondance, & planté de tous biens. Ie le vous affie. Au demourant ie seray ioyeulx comme un tabour à nopces, tousiours sonnant, tousiours ronflant, tousiours bourdonnant & petant. Croyez que c'est l'heur de mon bien. Ma femme sera coincte & iolie: comme une belle petite Chouette. Qui ne le croid, d'enfer aille au gibbet. Noël nouvelet.
Ie note (dist Pantagruel) le poinct dernier que avez dict, & le confère avecques le premier. Au commencement vous estiez tout confict en delices de vostre songe. En fin vous esveiglastez en sursault fasché, perplex & indigné. (Voire, dist Panurge, car ie n'avoys poinct dipné) Tout ira en desolation, ie le prevoy. Sçaichez pour vray, que tout sommeil finissant en sursault, & laissant la personne faschée & indignée, ou mal signifie, ou mal praesagist. Mal signifie, c'est à dire maladie cacoethe, maligne, pestilente, oculte, & latente dedans le centre du corps. Laquelle par sommeil, qui tousiours renforce la vertu concoctrice (scelon les theoremes de medicine) commenceroit soy declairer, & mouvoir vers la superficie. Au quel triste mouvement seroyt le repous dissolu, & le premier sensitif admonnesté de y compatir & pourveoir. Comme en proverbe l'on dict, irriter les freslons, mouvoir la Camarine, esveigler le chat qui dort. Mal praesagist, c'est à dire, quant au faict de l'alme en matière de divination somnialle, nous donne entendre que quelque malheur y est destiné & preparé, lequel de brief sortira en son effect. Exemple on songe & resveil espovantaespovantable de Hecuba. On songe de Eurydice femme de Orpheus, lequel parparfaict, les dict Ennius s'estre esveiglées en sursault & espovantées. Aussi après veid Hecuba son mary Priam, ses enfans, sa patrie occis & desdestruictz: Eurydice bien tost Aeneas songeant qu'il parloit à Hector defunct: soubdain en sursault s'esveiglant. Aussi feut celle propre nuict Troie sacagée & bruslée. Aultre foys songeant qu'il veoyt ses dieux famifamiliers & Penates, & en espouvantement s'esveiglant, patit au subsequent iour horrible tormente sus mer. En Turnus, lequel estant incité par vision phantasticque de la furie infernale à commencer guerre contre aeneas, s'esveigla en sursault tout indigné: puis feut après longues desolations occis par icelluy Aeneas. Mille aultres. Quand ie vous compte de Aeneas, notez que Fabius pictor dict rien par luy n'avoir esté faict ne entreprins, rien ne luy estre advenu, que preallablement il n'eust congneu & praeveu par divination somniale. Raison ne default es exemples. Car si le sommeil & repous est don & benefice special des Dieux, comme maintiennent les philosophilosophes, & atteste le poète disant.
Lors l'heure estoit, que sommeil, don des Cieulx,
Vient aux humains fatiguez, gracieux.
Tel don en fascherie & indignation ne peut estre terminé, sans grande infelicité praetendue. Aultrement seroit repous non repous: don non don: Non des dieux amis provenent, mais des diables ennemis, iouxte le mot vulgaire: Comme si le perefamile estant à table opulente, en bon appetit, au commencement de son repas, on voyoit en sursault espoventé soy lever. Qui n'en sçauroit la cause s'en pourroit esbahir. Mais quoy? il avoit ouy ses serviteurs crier au feu: ses servantes crier au larron: ses enfans crier au meurtre. Là failloit le repas laissé accourir, pour y remedier, & donner ordre. Vrayment ie me recorde, que les Caballistes & Massoreths interprètes des sacres letres, exposans en quoy l'on pourroit par discretion congnoistre la verité des apparitions angelicques (car souvent l'Ange de Sathan se transfigure en Ange de lumière) disent la difference de ces deux estres en ce, que l'Ange bening & consolateur apparoissant à l'homme, l'espovante au commencement, le console en la fin, le rend content & satisfaict: l'Ange maling & seducteur au commencement resiouist l'home, en fin le laisse perturbé, fasché, & perplex.
Excuse de Panurge & exposition de Caballe monasticque en matière de beuf sallé.
Chapitre XV.
Dieu (dist Panurge) guard de mal qui void bien & n'oyt goutte. Ie vous voy tresbien, mais ie ne vous oy poinct. Et ne sçay que vous dictez. Le ventre affamé n'a poinct d'aureilles. Ie brame par Dieu de mal rage de faim. I'ay faict courvée trop extraordinaire. Il sera plus que maistre mousche, qui de cestuy an me fera estre de songeailles. Ne souper poinct de par le Diable? Cancre. Allons frère Ian desieuner. Quand i'ay bien à poinct desieuné, & mon estomach est bien à poinct assené & agrené, encores pour un besoing & en cas de necessité me passeroyz ie de dipner. Mais ne soupper poinct? Cancre. C'est erreur. C'est scandale en nature. Nature a faict le iour pour soy exercer, pour travailler, & vacquer chascun en sa neguociation: & pour ce plus aptement faire, elle nous fournist de chandelle, c'est la claire & ioyeuse lumière du Soleil. Au soir elle commence nous la tollir: & nous dict tacitement. Enfans vous estez gens de bien. C'est assez travaillé. La nuyct vient: il convient cesser du labeur: & soy restaurer par bon pain, bon vin, bonnes viandes: puys soy quelque peu esbaudir, coucher, & reposer, pour au lendemain estre frays & alaigres au labeur comme davant. Ainsi font les Faulconniers quand ilz ont peu leurs oizeaulx, ilz ne les font voler sus leurs guorges: ilz les laissent enduire sus la perche. Ce que tresbien entendit le bon Pape premier instituteur des ieusnes. Il ordona qu'on ieusnast iusques à l'heure de Nones, le reste du iour feut mis en liberté de repaistre. On temps iadis peu de gens dipnoient, comme vous diriez les moines & chanoines, aussi bien n'ont ilz autre occupation, tous les iours leurs sont festes: & observent diligemment un proverbe claustral, de missa ad mensam: & ne differeroient seulement attendans la venue de l'Abbé, pour soy enfourner à table: là en baufrant attendent les moines l'Abbé, tant qu'il vouldra, non aultrement ne en aultre condition: mais tout le monde souppoit, exceptez quelques resveurs songears, dont est dicte la cène comme coene, c'est à dire à tous commune. Tu le sçaiz bien frère Ian. Allons mon amy de par tous les Diables allons. Mon estomach abboye de male faim comme un Chien. Iectons luy force souppes en gueule pour l'appaiser: à l'exemple de la Sibylle envers Cerberus. Tu aymes les souppes de prime: plus me plaisent les souppes de Levrier, associées de quelque pièce de laboureur sallé à neuf leçons.
Ie te entends (respondit frère Ian). Ceste metaphore est extraicte de la marmite claustrale. Le laboureur c'est le beuf, qui laboure ou a labouré: à neuf leçons, c'est à dire cuyt à perfection. Car les bons pères de religion par certaine Caballisticque institution des anciens, non escripte, mais baillée de main en main soy levans, de mon temps, pour matines, faisoient certains preambules notables avant entrer en l'eclise. Fiantoient aux fiantoirs, pissoient aux pissouoirs, crachoient aux crachoirs, toussoient aux toussoirs melodieusement, resvoient aux resvoirs, affin de rien immonde ne porter au service divin. Ces choses faictes, devotement se transportoient en la saincte Chapelle (ainsi estoit en leurs Rebus nommée la cuisine claustrale) & devotement sollicitoient que dès lors feust au feu le beuf mis pour le desieuner des religieux frères de nostre seigneur. Eulx mesmes souvent allumoient le feu soubs la marmite. Or est que matines ayant neuf leçons, plus matin se levoient par raison. Plus aussi multiplioient en appetit & alteration aux abboys du parchemin: que matines estantes ourlées d'une, ou trois leçons seulement. Plus matin se levans, par la dicte Caballe, plus tost estoit le beuf au feu: plus y estant, plus cuict restoit: plus cuict restant, plus tendre estoit, moins usoit les dens, plus delectoit le palat: moins grevoit le stomach, plus nourrissoit les bons religieux. Qui est la fin unicque & intention première des fondateurs: en contemplation de ce qu'ilz ne mangent mie pour vivre, ils vivent pour manger, & ne ont que leur vie en ce monde. Allons Panurge.
A ceste heure (dist Panurge) te ay ie entendu couillon velouté, couillon claustral & Cabalicque. Il me y va du propre cabal. Ie me contente des despens: puys que tant disertement nous as faict repetition sus le chapitre singulier de la Caballe culinaire & monasticque. Allons Carpalim. Frère Ian mon baudrier allons. Bon iour tous mes bons seigneurs. I'avoys assez songé pour boyre. Allons.
Panurge n'avoit ce mot achevé, quand Epistemon à haulte voix s'escria, disant. Chose bien commune & vulguaire entre les humains est, le malheur d'aultruy entendre, praevoir, congnoistre, & praedire. Mais ô que chose rare est son malheur propre praedire, congnoistre, praevoir & entendre. Et que prudentement le figura Aesope en ses Apologes, disant chascun homme en ce monde naissant une bezace au coul porter: on sachet de laquelle davant pendent sont les faultes & malheurs d'aultruy tousiours exposées à nostre veue & congnoissance: on sachet d'arrière pendent les faultes & malheurs propres: & iamais ne sont veues ne entendues, fors de ceulx qui des cieulx ont le benevole aspect.
Comment Pantagruel conseille à Panurge de conferer avecques une Sibylle de Panzoust.
Chapitre XVI.
Peu de temps après Pantagruel manda querir Panurge, & luy dist. L'amour que ie vous porte inveteré par succession de longs temps me sollicite de penser à vostre bien & profict. Entendez ma conception: On m'a dict que à Panzoust près le Croulay, est une Sibylle tresinsigne, laquelle praedict toutes choses futures: prenez Epistemon de compaignie, & vous transportez devers elle, & oyez de ce que vous dira.
C'est (dist Epistemon) par adventure une Canidie, une Sagane, une Phitonisse & sorcière. Ce que me le faict penser, est que celluy lieu est en ce nom diffamé, qu'il abonde en sorcières plus que ne feit oncques Thessalie. Ie ne iray pas voluntiers. La chose est illicite & defendue en la loy de Moses.
Nous (dist Pantagruel) ne sommez mie Iuifz, & n'est chose confessée ne averée que elle soit sorcière. Remettons à vostre retour le grabeau & belutement de ces matières. Que sçavons nous si c'est une unzième Sibylle: une seconde Cassandre? Et ores que Sibylle ne feust, & de Sibylle ne meritast le nom, quel interest encourrez vous avecques elle conferent de vostre perplexité? entendu mesmement qu'elle est en estimation de plus sçavoir, plus entendre, que ne porte l'usance ne du pays, ne du sexe. Que nuist sçavoir tousiours, & tousiours aprendre, feust ce d'un sot, d'un pot, d'une guedoufle, d'une moufle, d'une pantoufle? Vous soubvieigne que Alexandre le grand: ayant obtenu victoire du roy Darie en Arbelles, praesens les Satrapes quelque foys refusa audience à un compaignon, puys en vain mille & mille foys s'en repentit. Il estoit en Perse victorieux, mais tant esloigné de Macedonie son royaulme hereditaire, que grandement se contristoit, par non povoir moyen aulcun inventer d'en sçavoir nouvelles: tant à cause de l'enorme distance des lieux, que de l'interposition des grands fleuves, empeschement des desers, & obiection des montaignes. En cestuy estrif & soigneux pensement, qui n'estoit petit, (Car on eust peu son pays & royaulme occuper, & là installer Roy nouveau & nouvelle colonie long temps davant que il en eust advertissement pour y obvier) davant luy se presenta un home de Sidoine, marchant petit, & de bon sens, mais au reste assez pauvre & de peu d'apparence, luy denonceant & affermant avoir chemin & moyen inventé, par lequel son pays pourroit de ses victoires Indianes, puy de l'estat de Macedonie & aegypte estre en moins de cinq iours asçavanté. Il estima la promesse tant abhorrente & impossible, qu'oncques l'aureille prester ne luy voulut, ne donner audience. Que luy eust cousté ouyr & entendre ce que l'homme avoit inventé. Quelle nuisance, quel dommaige eust il encouru pour sçavoir quel estoit le moyen, quel estoit le chemin, que l'homme luy vouloit demonstrer? Nature me semble non sans cause nous avoir formé aureilles ouvertes, n'y appousant porte ne clousture aulcune, comme a faict es oeilz, langue, & aultres issues du corps. La cause ie cuide estre, affin que tousiours toutes nuyctz, continuellement, puissions ouyr: & par ouye perpetuellement aprendre: car c'est le sens sus tous aultres plus apte es disciplines. Et peut estre: que celluy home estoit ange, c'est à dire: messagier de Dieu envoyé, comme feut Raphael à Thobie. Trop soubdain le contemna trop long temps après s'en repentit.
Vous dictez bien, respondit Epistemon, mais ià ne me ferez entendre, que chose beaucoup adventaigeuse soit, prendre d'une femme, & d'une telle femme, en tel pays, conseil & advis.
Ie (dist Panurge) me trouve fort bien du conseil des femmes, & mesmement des vieilles. A leur conseil ie foys tous iours une selle ou deux extraordinaires. Mon amy ce sont vrays chiens de monstre, vrays rubricques de droict. Et bien proprement parlent ceulx qui les appellent Sages femmes. Ma coustume & mon style est les nommer Praesages femmes. Sages sont elles: car dextrement elles congnoissent. Mais ie les nomme Praesages, car divinement elles prevoyent, & praedisent certainement toutes choses advenir. Aulcunesfoys ie les appelle non Maunettes, mais Monettes, comme à Iuno des Romains. Car de elles tousiours nous viennent admonitions salutaires & profitables. Demandez en à Pythagoras, Socrates, Empedocles, & nostre maistre Ortuinus. Ensemble ie loue iusques es haulx cieulx l'antique institution des Germains, les quelz prisoient au poix du Sanctuaire & cordialement requeroient le conseil des vieilles: par leurs advis & responses tant heureusement prosperoient, comme les avoient prudentement receues. Tesmoings la vieille Aurinie, & la bonne mère Vellede on temps de Vaspasian. Croyez que vieillesse feminine est tousiours foisonnante en qualité soubeline: ie vouloys dire Sybilline. Allons par l'ayde, allons par la vertu Dieu, allons. Allons frère Ian, ie te recommande ma braguete.
Bien (dist Epistemon) ie vous suivray, protestant que si i'ay advertissement qu'elle use de sort ou enchantement en ses responses, ie vous laisseray à la porte, & plus de moy accompaigné ne seray.
Comment Panurge parle à la Sibylle de Panzoust.
Chapitre XVII.
Leur chemin feut de troys iournées. La troizième à la crouppe de une montaigne soubs un grand & ample Chastaignier leurs feut monstrée la maison de la vaticinatrice. Sans difficulté ilz entrèrent en la case chaumine, mal bastie, mal meublée, toute enfumée.
Baste, dist Epistemon, Heraclitus grand Scotiste & tenebreux philosophe ne s'estonna entrant en maison semblable, exposant à ses sectateurs & disciples, que là aussi bien residoient les Dieux, comme en palais pleins de delices. Et cry que telle estoit la case de la tant celebrée Hecale, lors qu'elle y festoya le ieune Theseus: telle aussi cele de Hireus ou Oenopion, en laquelle Iuppiter, Neptune, & Mercure ensemble ne prindrent à desdaing entrer, repaistre, & loger: en laquelle officialement pour l'escot forgèrent Orion.
Au coing de la chemminée trouvèrent la vieille.
Elle est (s'escria Epistemon) vraye Sibylle & vray protraict naïfvement repraesenté par de Homère.
La vieille estoit mal en poinct, mal vestue, mal nourrie, edentée, chassieuse courbassée, roupieuse, languoureuse, & faisoit un potaige de choux verds, avecques une couane de lard iausne, & un vieil savorados.
Verd & bleu (dist Epistemon) nous avons failly. Nous ne aurons d'elle responce aulcune. Car nous n'avons le rameau d'or.
Ie y ay (respondit Panurge) pourveu. Ie l'ay icy dedans ma gibbessière en une verge d'or acompaigné de beaulx & ioyeulx Carolus.
Ces motz dictz, Panurge la salua profondement, luy praesenrta six langues de beuf fumées, un grand pot beurrier plein de coscotons, un bourrabaquin guarny de brevaige, une couille de belier pleine de Carolus nouvellement forgez: en fin avecques profonde reverence luy mist on doigt medical une verge d'or bien belle: en laquelle estoit une Crapaudine de Beusse magnificquement enchassée. Puys en briefves parolles luy exposa le motif de sa venue, la priant courtoisement luy dire son advis & bonne fortune de son mariage entreprins.
La vieille resta quelque temps en silence pensifve & richinante des dens, puys s'assit sus le cul d'un boisseau, print en ses mains troys vieulx fuseaulx, les tourna & vira entre ses doigtz en diverses manières: puys esprouva leurs poinctes, le plus poinctu retint en main, les deux aultres iecta soubs une pille à mil. Après print ses devidouères, & par neuf foys les tourna, au neufvième tour consydera sans plus toucher le mouvement des devidouères, & attendit leur repous perfaict. Depuys ie veidz qu'elle deschaussa un de ses esclos, (nous les nommons Sabotz) mist son davantau sus sa teste, comme les prebstres mettent leur amict quand ilz voulent messe chanter: puys avecques un antique tissu riolé, piolé, le lia soubs la guorge. Ainsi affeublée tira un grand traict du bourrabaquin, print de la couille belinière trois carolus, les mist en trois coques de noix, & les posa sus le cul d'un pot à plume, feist trois tours de balay par la cheminée, iecta on feu demy fagot de bruière, & un rameau de laurier sec. Le consydera brusler en silence, & veid que bruslant ne faisoit grislement ne bruyt aulcun. Adoncques s'escria espovantablement, sonnant entre les dens quelques motz barbares & d'estrange termination, de mode que Panurge dit à Epistemon.
Par la vertus Dieu ie tremble, ie croy que ie suys charmé, elle ne parle poinct Christian. Voyez comment elle me semble de quatre empans plus grande, que n'estoit lors qu'elle se capitonna de son davantau. Que signifie ce remuement de badiguoinces? Que pretend ceste iectigation des espaulles? A quelle fin fredonne elle des babines, comme un Cinge demembrant escrevisses? Les aureilles me cornent, il m'est advis que ie oy Proserpine bruyante: les Diables bien toust en place sortiront. O les laydes bestes. Fuyons. Serpe Dieu ie meurs de paour. Ie n'ayme poinct les Diables. Ilz me faschent & sont mal plaisans. Fuyons. Adieu ma Dame, grand mercy de vos biens. Ie ne me marieray poinct, non. Ie y renonce des à prasens comme allors.
Ainsi commençoit escamper de la chambre, mais la vieille anticipa, tenente le fuseau en sa main: & sortis en un courtil près sa maison. Là estoit un Sycomore antique: elle l'escroulla par troys fois, & sus huyct feueilles qui en tombèrent, sommairement avecques le fuseau escrivit quelques briefz vers. Puys les iecta au vent, & leurs dist.
Allez les chercher si voulez, trouvez les si povez, le sort fatal de vostre mariage y est descript.
Ces parolles dictes, se retira en sa tesnière, & sus le perron de la porte se recoursa robe, cotte, & chemise iusques aux escelles, & leurs monstroit son cul.
Panurge l'aperceut, & dist à Epistemon. Par le sambre guoy de boys voy là le trou de la Sibylle.
Soubdain elle barra sus soy la porte: depuys ne feut veue. Ilz coururent après les feueilles, & les recueillèrent, mais non sans grand labeur. Car le vent les avoit esquartées par les buissons de la vallée. Et les ordonnans l'une après l'aultre, trouvèrent ceste sentence en mètres.
T'esgoussera
de renom.
Engroissera
de toy non.
Te sugsera
le bon bout.
T'escorchera
mais non tout.
Comment Pantagruel & Panurge diversement exposent les vers de la Sibylle de Panzoust.
Chapitre XVIII.
Les feueilles recueillies, retournèrent Epistemon & Panurge en la court de Pantagruel, part ioyeulx, part faschez. Ioyeulx pour le retour: faschez pour le travail du chemin, lequel trouvèrent raboteux, pierreux, & mal ordonné. De leur voyage feirent ample raport à Pantagruel, & de l'estat de la Sibylle. En fin luy praesentèrent les feueilles de Sycomore, & monstrèrent l'escripture en petitz vers. Pantagruel avoir leur le totaige, dist à Panurge en souspirant.
Vous estez bien en poinct. La prophetie de la Sibyle apertement expose ce que ià nous estoit denoté tant par les sors Virgilianes, que par vos propres songes, c'est que par vostre femme serez deshonoré: que elle vous fera coqu se abandonant à aultruy, & par aultruy devenent grosse: que elle vous desrobbera par quelque bonne partie, & qu'elle vous battera escorchant & meurtrissant quelque membre du corps.
Vous entendez autant (respondit Panurge) en exposition de ces recentes propheties, comme faict Truys en espices. Ne vous desplaise si ie le diz. Car ie me sens un peu fasché. Le contraire est veritable. Prenez bien mes motz. La vieille le dict. Ainsi comme la febve n'est veue se elle ne est esgoussée, aussi ma vertu & ma perfection iamais ne seroit mise en renom, si marié ie n'estoys. Quantes foys vous ay ie ouy disant que le magistrat, & l'office descoeuvre l'homme, mect en evidence ce qu'il avoit dedans le iabot? C'est à dire, que lors on congnoist certainement, quel est le personaige, & combien il vault, quand il est appellé au maniment des affaires. Paravant, sçavoir est estant l'homme en son privé, on ne sçait pour certain quel il est, non plus que d'une febve en gousse. Voylà quant au premier article. Aultrement vouldriez vous maintenir que l'honneur & bon renom d'un homme de bien pendist au cul d'une putain.
Le second dict. Ma femme engroissera, (entendez icy la prime felicité de mariage) mais non de moy. Cor Bieu ie le croy. Ce sera d'un beau petit enfantelet qu'elle sera grosse. Ie l'ayme desià tout plein, & ià en suys tout assoty. Ce sera mon petit bedault. Fascherie du monde tant grande & vehemente n'entrera desormais à mon esprit, que ie ne passe, seulement le voyant & le oyant iargonner en son iargonnoys pueril. Et benoiste soit la vieille. Ie luy veulx vraybis constituer en Salmigondois quelque bonne rente, non courante comme bacheliers insensez, mais assise comme beaulx docteurs regens. Aultrement vouldriez vous que ma femme dedans ses flans me portast? me conceust? Me enfantast? & qu'on dist, Panurge est un second Bacchus. Il est deux foys né. Il est René, comme feut Hippolytus, comme feut Proteus, une foys de Thetis, & secondement de la mère du Philosophe Apollonius. Comme feurent les deux Palices près le fleuve Symethos en Sicile. Sa femme estoit grosse de luy. En luy est renouvellée l'antique Palintocie des Megariens, & la Palingenesie de Democritus. Erreur. Ne m'en parlez iamais.
Le tiers dict. Ma femme me sugsera le bon bout. Ie m'y dispose. Vous entendez assez que c'est le baston à un bout, qui me pend entre les iambes. Ie vous iure & promectz que tousiours le maintiendray succullent & bien avitaillé. Elle ne me le sugsera poinct en vain. Eternellement y sera le petit picotin ou mieulx. Vous exposez allegoricquement ce lieu, & le interpretez à larrecin & furt. Ie loue l'exposition, l'allegorie me plaist, mais non à vostre sens. Peut estre que l'affection syncère que me portez vous tire en partie adverse & refraictaire, comme disent les clercs chose merveilleusement crainctive estre amour, & iamais le bon amour estre sans craincte. Mais (scelon mon iugement) en vous mesmes vous entendez que furt en ce passaige, comme en tant d'aultres des scipteurs Latins & antiques, signifie le doulx fruict de amourettes: lequel veult Venus estre secretement & furtivement cuilly. Pourquoy, par vostre foy? Pour ce que la chosette faicte à l'emblée, entre deux huys, à travers les degrez, darrière la tapisserie, en tapinois, sus un fagot desroté, plus plaist à la déesse de Cypre, (& en suys là, sans praeiudice de meilleur advis) que faicte en veue du Soleil, à la Cynique, ou entre les precieulx conopées, entre les courtines dorées, à longs intervalles, à plein guogo, avec un esmouchail de soye cramoisine, & un panache de plumes Indicques chassant les mousches d'autour, & la femelle s'escurante les dens avecques un brin de paille, qu'elle cependent auroit desraché du fond de la paillasse. Aultrement vouldriez vous dire qu'elle me desrobbast en sugsant comme on avalle les huytres en escalle, & comme les femmes de Cilicie (tesmoing Dioscorides) cuillent la graine de Alkermès? Erreur. Qui desrobbe, ne sugse, mais gruppe: ne avalle, mais emballe, ravist & ioue de passe passe.
Le quart dict. Ma femme me l'escorchera, mais non tout. O le beau mot. Vous l'interpretez à batterie & meurtrissure. C'est bien à propous truelle, Dieu te guard de mal masson. Ie vous supply, levez un peu vos espritz de terrienne pensée en contemplation haultaine des merveilles de Nature. & icy condemnez vous, vous mesmes pour erreurs qu'avez commis perversement exposant les dictz propheticques de la Dive Sibylle. Posé, mais non admis ne concedé le cas, que ma femme par l'instigation de l'ennemy d'enfer voulust & entreprint me faire un malvais tour, me diffamer, me faire coqu iusqu'au cul, me desrober & oultrager: encores ne viendra elle à fin de son vouloir & entreprinse.
La raison qui à ce me meut, est en ce poinct dernier fondée, & est extraicte du fond de Pantheologie monasticque. Frère Artus Culletant me l'a aultres foys dict, & feut par un Lundy matin, mangeans ensemble un boisseau de guodiveaulx, & si pleuvoit, il m'en souvient, Dieu luy doint le bon iour.
Les femmes au commencement du monde, ou peu après, ensemble conspirèrent escorcher les homes tous vifz, par ce que sus elles maistriser vouloient en tous lieux. Et feut cestuy decret promis, confermé, & iuré entre elles par le sainct sang breguoy. Mais ô vaines entreprinses des femmes, ô grande fragilité du sexe feminin. Elles commencèrent escorcher l'home, ou gluber, comme le nomme Catulle, par la partie qui plus leurs hayte, c'est ce membre nerveulx, caverneulx, plus de six mille ans a, & toutesfoys iusques à praesent n'en ont escorché que la teste. Dont par fin despit les Iuifz eulx mesmes en circuncision se le couppent & retaillent, mieulx aymans estre dictz recutitz & retaillatz marranes, que escorchez par femmes, comme les aultres nations. Ma femme non degenerante de ceste commune entreprinse, me l'escorchera, s'il ne l'est. Ie y consens de franc vouloir, mais non tout: ie vous en asceure mon bon Roy. Vous (dist Epistemon) ne respondez à ce que le rameau de laurier nous voyans, elle consyderant & exclamante en voix furieuse & espovantable, brusloit sans bruyt ne grislement aulcun. Vous sçavez que c'est triste augure & signe grandement redoutable, comme attestent Properce, Tibulle, Porphyre philosophe argut, Eustathius sus l'iliade Homericque, & aultres.
Vrayement (dist Panurge) vous me alleguez de gentilz veaulx, Ils feurent folz comme poëtes, & resveurs comme philosophes: autant pleins de fine follie, comme estoit leur philosophie.
Comment Pantagruel loue le conseil des muetz.
Chapitre XIX.
Pantagruel, ces motz achevez, se teut assez longtemps, & sembloit grandement pensif. Puys dist à Panurge.
L'esprit maling vous seduyt. Mais escoutez. I'ay leu qu'on temps passé les plus veritables & sceurs oracles n'estoient ceulx que par escript on bailloit, ou par parolle on proferoit. Maintes foys y ont faict erreur, ceulx voyre qui estoient estimez fins & ingenieux, tant à cause des amphibologies, équivocques, & obscuritez des motz, que de la briefveté des sentences. Pourtant feut Apollo dieu de vaticination surnommé. Ceulx que l'on exposoit par gestes & par signes, estoient les plus veritables & certains estimez. Telle estoit l'opinion de Heraclitus. Et ainsi vaticinoit Iuppiter en Amon: ainsi prophetisoit Apollo entre les Assyriens. Pour ceste raison le paingnoient ilz avecques longue barbe, & vestu comme personaige vieulx, & de sens rassis: non nud, ieune, & sans barbe, comme faisoient les Grecz. Usons de ceste manière: & par signes sans parler, conseil prenez de quelque Mut.
I'en suys d'advis (respondit Panurge).
Mais (dist Pantagruel) il conviendroit que le Mut feut sourd de sa naissance: & par consequent Mut. Car il n'est Mut plus naïf, que celluy qui oncques ne ouyt.
Comment (respondit Panurge) l'entendez? Si vray feust que l'home ne parlast, qui n'eust ouy parler, ie vous menerois à logicalement inferer une proposition bien abhorrente & paradoxe. Mais laissons la. Vous doncques ne croyez ce qu'escript Herodote des deux enfans guardez dedans une case par le vouloir de Psammetic roy des Aegyptiens, & nourriz en perpetuelle silence? les quelz après certain temps prononcèrent ceste parolle Becus, laquelle en langue Phrygienne signifie pain?
Rien moins, respondit Pantagruel. C'est abus dire que nous ayons languaige naturel. Les languaiges sont par institutions arbitraires & convenences des peuples: les voix (comme disent les Dialecticiens) ne signifient naturellement, mais à plaisir. Ie ne vous diz ce propous sans cause. Car Barthole. 1. prima de verb. oblig. raconte que de son temps, feut en Eugube un nommé messer Nello de Gabrielis, lequel par accident estoit sourd devenu: ce non obstant entendoit tout homme Italian parlant tant secretement que ce feust, seulement à la veue de ses gestes, & mouvement des baulevres. I'ay d'adventaige leu en autheur docte & eleguant, que Tyridates roy de Armenie, on temps de Neron, visita Rome, & feut receu en solennité honorable, & pompes magnificques affin de l'entretenir en amitié sempiternelle du Senat & peuple Romain: & n'y eut chose memorable en la cité, qui ne luy feust monstrée & exposée. A son departement l'empereur luy feist dons grands, & excessifz: oultre, luy feist option, de choisir ce que plus en Rome luy plairoit, avecques promesse iurée de non l'esconduyre quoy qu'il demandast. Il demanda seulement un ioueur de farces, lequel il avoit veu on theatre, & ne entendent ce qu'il disoit, entendoit ce qu'il exprimoit par signes & gesticulations: alleguant que soubs sa domination estoient peuples de divers languaiges, pour es quelz respondre & parler, luy convenoit user de plusieurs truchemens: il seul à tous suffiroit. Car en matière de signifier par gestes estoit tant excellent, qu'il sembloit parler des doigtz. Pourtant vous fault choisir un mut sourd de nature, affin que ses gestes & signes vous soient naifvement propheticques: non saincts, fardez, ne affectez. Reste encores sçavoir si tel advis voulez ou d'home ou de femme prendre.
Ie (respondit Panurge) voluntiers d'une femme le prendroys, ne feust que ie crains deux choses. L'une, que les femmes quelques choses qu'elles voyent, elles se repraesentent en leurs espritz, elles pensent, elles imaginent, que soit l'entrée du sacre Ithyphalle. Quelques gestes, signes, & maintiens que l'on face en leur veue & praesence, elles les interpretent & referent à l'acte mouvent de belutaige. Pourtant y serions nous abusez. Car la femme penseroit tous nos signes, estre signes Veneriens. Vous souvieigne de ce que advint en Rome deux cens lx ans après la fondation d'icelle. Un ieune gentil home Romain rencontrant au mont Coelion une dame Latine nommée Verone mute & sourde de nature, luy demanda avecques gesticulations Italicques en ignorance d'icelle surdité, quelz senateurs elle avoit rencontré par la montée? Elle non entendent ce qu'il disoit, imagina estre ce qu'elle pourpensoit, & ce que un ieune home naturellement demande d'une femme. Adoncques par signes (qui en amour sont incomparablement plus attractifz, efficaces, & valables que parolles) le tira à part en sa maison, signes luy feist que le ieu luy plaisoit. En fin sans de bouche mot dire, feirent beau bruit de culletis.
L'aultre: qu'elles ne feroient à nos signes responce aulcune: elles soubdain tomberoient en arrière comme reallement consententes à nos tacites demandes. Ou si signes aulcuns nous faisoient responsifz à nos propositions, ilz seroient tant follastres & ridicules, que nous mesmes estimerions leurs pensemens estre Venereicques. Vous sçavez comment à Croquignoles quand la nonnain seur Fessue, feut par le ieune Briffault dam Royddimet engroissée, & la groisse congnue, appellée par l'abbesse en chapitre & arguée de inceste, elle s'excusoit, alleguante que ce n'avoit esté de son consentement, ce avoit esté par violence & par la force du frère Royddimet. L'abbesse replicante & disante, meschante, c'estoit on dortouoir, pourquoy ne crioys tu à la force, no' toutes eussions couru à ton ayde? Respondit qu'elle ne ausoit crier on dortouoir: pource qu'on dortouoir, y a silence sempiternelle. Mais (dist l'abbesse) meschante que tu es, pourquoy ne faisois tu signes à tes voisines de chambre? Ie (respondit la Fessue) leurs faisois signes du cul tant que povois, mais persone ne me secourut. Mais (demanda l'abbesse) meschante, pourquoy incontinent ne me le veins tu dire, & l'accuser reguliairement? Ainsi eusse ie faict, si le cas me feust advenu, pour demonstrer mon innocence, (respondit la fessue) que craignante demourer en peché & estat de damnation, de paour que ne feusse de mort soubdaine praevenue, ie me confessay à luy avant qu'il departist de la chambre: & il me bailla en penitence non le dire ne deceler à persone. Trop enorme eust esté le peché, reveler sa confession, & trop detestable davant Dieu & les anges. Par adventure eust ce esté cause: que le feu du Ciel eust ars toute l'abbaye: & toutes feussions tombées en abisme avecques Dathan & Abiron.
Vous (dist Pantagruel) ià ne m'en ferez rire. Ie sçay assez que toute moinerie moins crainct les commandemens de Dieu transgresser, que leurs statutz provinciaulx. Prenez doncques un homme. Nazdecabre me semble idoine. Il est mut & sourd de naissance.
Comment Nazdecabre par signes respond Panurge.
Chapitre XX.
Nazdecabre feut mandé, & au lendemain arriva. Panurge à son arrivée luy donna un veau gras, un demy pourceau, deux bussars de vin, une charge de bled, & trente francs en menue monnoye: puis le mena davant Pantagruel & en praesence des gentilz homes de chambre luy feist tel signe. Il baisla assez longuement, & en baislant faisoit hors la bouche avecques le poulce de la main dextre la figure de la lettre Grecque dite Tau, par frequente reiterations. Puis leva les oeilz au Ciel, & les tournoyoit en la teste comme une chèvre qui avorte: toussoit ce faisant & profondement souspiroit. Cela faict monstroit le default de sa braguette: puys soubs sa chemise print son pistolandier à plein poing, & le faisoit melodieusement clicquer entre ses cuisses: se enclina flechissant le genoil guausche, & resta tenent les deux braz sus la poictrine lassez l'un sus l'aultre.
Nazdecabre curieusement le reguardoit, puys leva la main guausche en l'aër, & retint clous en poing tous les doigtz d'icelle, excepté le poulce & le doigt indice, des quelz il accoubla mollement les deux ongles ensemble.
I'entends (dist Pantagruel) ce qu'il praetend par cestuy signe. Il denote mariage: & d'abondant le nombre trentenaire scelon la profession des Pythagoriens. Vous serez marié.
Grand mercy (dist Panurge se tournant vers Nazdecabre) mon petit architriclin, mon comite, mon algousan, mon sbire, mon barizel.
Puys leva en l'aër plus hault la dicte main guausche, extendent tous les cinq doigtz d'icelle, & les esloignant uns des aultres, tant que esloigner povait.
Icy (dist Pantagruel) plus amplement nous insinue par signification du nombre quinaire, que serez marié. Et non seulement effiancé, espousé, & marié, mais en oultre que habiterez & serez bien avant de feste. Car Pythagoras appelloit le nombre quinaire, nombre nuptial, nopces, & mariage consommé: pour ceste raison qu'il est composé de Trias, qui est nombre premier impar & superflu: & de Dyas, qui est nombre premier par: comme de masle & de femelle coublez ensemblement. De faict à Rome iadis au iour des nopces on allumoit cinq flambeaulx de cire, & n'estoit licite d'en allumer plus, feust es nopces des plus riches: ne moins, feust es nopces des plus indigens. D'adventaige on temps passé les Payens imploroient cinq Dieux, ou un Dieu en cinq benefices, sus ceulx que l'on marioit: Iuppiter nuptial: Iuno praesidente de la feste: Venus la belle: Pitho déesse de persuasion & beau parler: & Diane pour secours on travail d'enfantement.
O (s'escria Panurge) le gentil Nazdecabre. Ie luy veulx donner une metairie près Cinay, & un moulin à vent en Mirebalais.
Ce faict, le mut esternua en insigne vehemence & concussion de tout le corps se destournant à guausche.
Vertus beuf de boys (dist Pantagruel) qu'est ce là? Ce n'est à vostre adventaige. Il denote que vostre mariage sera infauste & malheureux. Cestuy esternuement (scelon la doctrine de Terpsion) est le demon Socraticque: lequel faict à dextre signifie qu'en asceurance & hardiment on peut faire & aller ce & la part qu'on a deliberé, les entrée, progrès, & succès seront bons & heureux: faict à guausche, au contraire.
Vous (dist Panurge) tousiours prenez les matières au pis, & tousiours obturbez, comme un aultre Davus. Ie n'en croy rien. Et ne congneuz oncques sinon en deception ce vieulx trepelu Terpsion.
Toutesfoys (dist Pantagruel) Ciceron en dict ie ne sçay quoy, on second livre de divination.
Puys se tourne vers Nazdecabre, & luy faict tel signe. Il renversa les paulpières des oeilz contre mont, tortoit les mandibules de dextre en senestre, tira la langue à demy hors la bouche. Ce faict, posa la main guausche ouverte, exceptez le maistre doigt, lequel retint perpendiculairement sus la paulme, & ainsi l'assist au lieu de sa braguette: la dextre retint clause en poing, exceptez le poulce, lequel droict il retourna arrière soubs l'escelle dextre, & l'assist au dessus des fesses on lieu que les Arabes appellent Al Katim. Soubdain après changea, & la main dextre tint en forme de la senestre, & la posa sus le lieu de la braguette, la guausche tint en forme de la dextre, & la posa sus l'Al Katim. Cestuy changement de main reitera par neuf foys. A la neufiesme remist les paupières des oeilz en leur position naturelle: aussi feist les mandibules, & la langue: puys iecta son reguard biscle suz Naedecabre, branlant les baulevres, comme font les Cinges de seiour, & comme font les Connins mangeans avoine en herbe.
Adoncques Nazdecabre eleva en l'aër la main dextre toute ouverte, puys mist le poulce d'icelle iusques à la première articulation entre la tierce ioincture du maistre doigt & du doigt medical, les resserrant assez fort au tour du poulce: le reste des ioinctures d'iceulx retirant on poing, & droictz extendent les doigtz indice & Petit. La main ainsi composée posa sus le nombril de Panurge mouvent continuellement le poulce susdict, & appuyant icelle main sus les doigtz Petit & Indice, comme sus deux iambes. Ainsi montoit d'icelle main successivement à travers le ventre, le stomach, la poictrine, & le coul de Panurge: puys luy en frota le nez, & montant oultre aux oeilz faignoit les luy couloir crever avecques le poulce. A tant Panurge se fascha, & taschoit se defaire & retirer du Mur. Mais Nazdecabre continuoit luy touchant avecques celuy poulce branslant, maintenant les oeilz, maintenant le front, & les limittes de son bonnet. En fin Panurge s'escria, disant.
Par Dieu maistre fol, vous serz battu si ne me laissez, si plus me faschez, vous aurez de ma main un Masque sus vostre paillard visaige.
Il est (dist lors frère Ian) sourd. Il n'entend ce que tu luy diz couillon. Faictz luy en signe une gresle de coups de poing sus le mourre.
Que Diable (dist Panurge) veult praetendre ce maistre Alliboron? Il m'a presque poché les oeilz au beurre noir. Par Dieu da iurandi, ie vous festoiray d'un banquet de Nazardes, entrelardé de doubles Chinquenaudes.
Puys le laissa luy faisant la petarrade. Le Mut votant Panurge demarcher, guaigna le davant, l'arresta par force, & luy feist tel signe. Il baissa le braz dextre vers le genoil tant que povoit l'extendre, clouant tous les doigtz en poing, & passant le poulce entre les doigtz Maistre & Indice. Puys avecques la main guausche frottoit le dessus du coubté du susdict braz dextre, & peu à peu ce frottement levoit en l'aër la main d'icelluy iusques au coubté & au dessus, soubdain la rabaissoit comme davant: puys à intervalles la relevoit, la rabaissoit, & la monstroit à Panurge.
Panurge de ce fasché leva le poing pour frapper le Mut: mais il revera la prasence de Pantagruel & se retint. Alors dist Pantagruel.
Si les signes vous faschent, ô quant vous fascheront les choses signifiées. Tout vray à tout vray consone. Le Mut praetend & denote, que serez marié, coqu, battu, & desrobbé.
Le mariage (dist Panurge) ie concède, ie nie le demourant. Et vous prie me faire ce bien de croyre, que iamais homme n'eut en femme & en chevaulx heurt tel que m'est predestiné.
Comment Panurge prend conseil d'un vieil Poete François nommé Raminagrobis.
Chapitre XXI.
Ie ne pensoys (dist Pantagruel) iamais rencontrer homme tant obstiné à ses apprehensions comme ie vous voy. Pour toutesfoys vostre doubte esclarcir, suys d'advis que mouvons toute pierre. Entendez ma conception. Les cycnes, qui sont oyseaulx sacrez à Apollo, ne chantent iamais, si non quand ilz approchent de leur mort: mesmement en Meander fleuve de Phrygie (ie le diz pource que Aelianus, & Alexander Myndius escrivent en avoir ailleurs veu plusieurs mourir, mais nul chanter en mourant) de mode que chant de Cycne est praesaige certain de sa mort prochaine, & ne meurt que praealablement n'ayt chanté. Semblablement les poëtes qui sont en protection de Apollo, approchans de leur mort ordinairement deviennent prophètes, & chantent par Apolline inspiration vaticinans des choses futures.
I'ay d'adventaige ouy dire que tout homme vieulx, decrepit, & près de sa fin, facilement divine des cas advenir. Et me souvient que Aristophanes en quelque comedie appelle les gens vieulx Sibylles,
Car comme nous estans sur le moule, & de loing voyans les mariniers & voyagiers dedans leurs naufz en haulte mer, seulement en silence les considerons, & bien prions pour leur prospère abourdement: mais lors qu'ilz approchent du havre, & par parolles & par gestes les saluons, & congratulons de ce que à port de saulveté sont arrivez: aussi les Anges, les Heroes, les bons Daemons (scelon la doctrine des Platonicques) voyans les humains prochains de mort, comme de port tresceur & salutaire: port de repous, & de tranquillité, hors les troubles & sollicitudes terrienes, les saluent, les consolent, parlent avecques eulx, & ià commencent leurs communicquer art de divination. Ie ne vous allegueray exemples antiques, de Isaac, de Iacob, de Patroclus envers Hector, de Hector envers Achilles, de Polynestor envers Agamemnon & Hecuba: du Rhodien celebré par Posidonius le grand, de Orodes envers Mezentius, & aultres: seulement vous veulx ramentevoir le docte & preux chevallier Guillaume du Bellay, seigneur iadis de Langey, lequel on mont de Tarare mourut le 10 de Ianvier l'an de son aage le climatère & de nostre supputation l'an 1543 en compte Romanicque. Les troys & quatre heures avant son decès, il employa en parolles viguoureuses, en sens tranquil & serain: nous praedisant ce que depuys part avons veu, part attendons advenir. Combien que pour lors nous semblassent ces propheties aulcunement abhorrentes & estranges, par ne nous apparoistre cause ne signe aulcun present pronostic de ce qu'il praedisoit. Nous avons icy, près la Villaumère, un homme & vieulx & poëte, c'est Raminagrobis, lequel en seconde nopces espousa la grande Guorre dont nasquit la belle Bazoche. I'ay entendu qu'il est en l'article & dernier moment de son decès. Transportez vous vers luy, & oyez son chant. Pourra estre que de luy aurez ce que praetendez, & par luy Apollo vostre doubte dissouldra.
Ie le veulx (respondit Panurge). Allons y Epistemon de ce pas: de paour que mort ne le praevieigne. Veulx tu venir frère Ian?
Ie le veulx (respondit frère Ian) bien voluntiers, pour l'amour de toy couillette. Car ie t'ayme du bon du foye.
Sus l'heure feut par eulx chemin prins, & arrivans au logis poëticque trouvèrent le bon vieillart en agonie, avecques maintient ioyeulx, face ouverte, & reguard lumineux. Panurge le saluant luy mist on doigt Medical de la main guausche en pur don un anneau d'or, en la palle duquel estoit un sapphyr oriental, beau & ample: Puys à l'imitation de Socrates luy offrit un beau coq blanc, lequel incontinent posé sus son lict la teste elevée en grande alaigresse secoua son pennaige, puys chanta en bien hault ton. Cela faict Panurge requist courtoisement dire & exposer son iugement sus le doubte du mariage praetendu. Le bon vieillard commenda luy estre apporté ancre, plume, & papier. Le tout feut promptement livré. Adoncques escrivit ce que s'ensuyt.
Prenez là, ne la prenez pas.
Si vous la prenez, c'est bien faict.
Si ne la prenez en effect,
Ce sera oeuvré par compas.
Guallopez, mais allez le pas.
Recullez, entrez y de faict.
Prenez la, ne...
Ieusnez, prenez double repas.
Defaictez ce qu'estoit refaict.
Refaictez ce qu'estoit defaict.
Soubhaytez luy vie & trespas.
Prenez la, ne...
Puys leurs bailla en main, & leurs dist.
Allez enfans en la guarde du grand Dieu des cieulx, & plus de cestuy affaire ne de aultre que soit, ne me inquietez. I'ay ce iourd'huy, qui est le dernier & de May & de moy, hors ma maison à grande fatigue & difficulté chassé un tas de villaines, immondes, & pestilentes bestes, noires, guarres, fauves, blanches, cendrées, grivolées: les quelles laisser ne me vouloient à mon aise mourir: & par fraudulentes poinctures, gruppemens harpyacques, importunitez freslonnicques, toutes forgées en l'officine de ne sçay quelle insatiabilité, me evocquoient du doulx pensement on quel ie acquiesçois contemplant, & voyans & ià touchant & guoustant le bien, & felicité, que le bon Dieu a praeparé à ses fidèles & esleuz en l'aultre vie: & estat de immortalité. Declinez de leur voye, ne soyez à elles semblables: plus ne me molestez, & me laissez en silence, ie vous supply.
Comment Panurge patrocine à l'ordre des fratres Mendians.
Chapitre XXII.
Issant de la Chambnre de Raminagrobis, Panurge comme tout effrayé dist.
Ie croy par la vertus Dieu, qu'il est Hereticque, ou ie me donne au Diable. Il mesdict des bons pères mendians Cordeliers, & Iacobins, qui sont les deux hemisphères de la Christianté, & par la gyrognomonique circumbilivagination desquelz comme par deux filopendoles coelivages, tout l'Antonomatic matagrobolisme de l'eclise Romaine, soy snetente emburelucoquée d'aulcun baraguouinage d'erreur ou de haeresie, homocentricalement se tremousse. Mais que tous les Diables luy ont faict, les paouvres Diables de Capussins, & Minimes? Ne sont ilz assez enfumez & perfumez de misère & calamité les paouvres haires extraictz de Ichthyophagie? Est il, frère Ian, par ta foy, en estat de salvation? Il s'en va par Dieu damné comme une serpe à trente mille hottées de Diables. Mesdire de ces bons & vaillans piliers d'eclise? Appellez vous cela fureur poëticque? Ie ne m'en peuz contenter: il pèche villainement, il blasphème contre la religion. I'en suys fort scandalisé.
Ie (dist frère Ian) ne m'en soucie d'un bouton. Ilz mesdisent de tout le monde: si tout le monde mesdit d'eulx, ie n'y pretends aulcun interest. Voyons ce qu'il a escript.
Panurge leut attentement l'escripture du bon vieillart: puys leurs dist. Il resve le paouvre Beuveur. Ie l'excuse toutesfoys. Ie croy qu'il est près de sa fin. Allons faire son epitaphe. Par la response qu'il nous donne, ie suys aussi saige que oncques puys ne fourneasmes nous. Escoute ça Epistemon mon bedon. Ne l'estimez tu pas bien resolu en ses responses? Il est par Dieu: sophiste argut, ergoté, & naïf. Ie guaige qu'il est Marrabais. Ventre beuf comment il se donne guarde de mesprendre en ses parolles. Il ne respond que par disionctives. Il ne peult dire vray. Car à la verité d'icelles suffist l'une partie estre vraye. O quel Patelineux. Sainct Iago de Bressuire, en est il encores de l'eraige?
Ainsi (respondit Epistemon) protestoit Tiresias le grand Vaticinateur, au commencement de toutes ses divinations, disant apertement à ceulx qui de luy prenoient advis. Ce que ie diray, adviendra, ou ne adviendra poinct. Et est le style des prudens prognosticqueurs.
Toutesfoys (dist Panurge) Iuno luy creva les deux oeilz.
Voyre (respondit Epistemon) par despit de ce que il avoit mieulx sententié que elle, sus le doubte propousé par Iuppiter.
Mais (dist Panurge) quel Diable possède ce maistre Raminagrobis, qui ainsi sans propous, sans raison, sans occasion, mesdict des paouvres beatz pères Iacobins, Mineurs, & Minimes? Ie en suys grandement scandalisé, ie vous assie, & ne me en peuz taire. Il a grefvement peché. Son ame s'en va à trente mille panerées de Diables.
Ie ne vous entends poinct (respondit Epistemon). Et me scandalisez vous mesmes grandement, interpretant perversement des fratres Mendians, ce que le bon Poëte disoit des bestes noires, fauves, & aultres. Il ne l'entend (scelon mon iugement) en telle sophisticque & phantasticque allegorie. Il parle absolument & proprement des pusses, punaises, cirons, mousches, culices, & aultres telles bestes: les quelles sont unes noires, aultres fauves, aultres cendrées, aultres tannées & basanées: toutes importunes, tyrannicques, & molestes, non es malades seulement, mains aussi à gens sains & viguoureux. Par adventure a il des Ascarides, Lumbriques, & Vermes dedans le corps. Par adventure patist il (comme est en Aegypte, & lieux confins de la mer Erithrée, chose vulgaire & usitée) es bras & iambes quelque poincture de Draconneaulx grivolez, que les arabes appellent Meden. Vous faictez mal aultrement expousant ses parolles. Et faictez tord au bon Poëte par detraction, & es dictz Fratres par imputation de tel meshain. Il fault tousiours de son presme interpreter toutes choses à bien.
Aprenez moy (dist Panurge) à congnoistre mousches en laict. Il est par la vertus Dieu haereticque. Ie diz haereticque formé, haereticque clavelé, haereticque bruslable, comme une belle petite horologe. Son ame s'en va à trente mille charretées de Diables. Sçavez vous où? Cor Bieu mon amy droict dessoubs la scelle persée de Proserpine, dedans le propre bassin infernal, on quel elle rend l'operation fecale de ses clystères, à cousté guausche de la grande chauldière, à trois toises près les gryphes de Lucifer, tirant vers la chambre noire de Demiourgon. Ho le villain.
Comment Panurge faict discours pour retourner à Raminagrobis.
Chapitre XXIII.
Retournons (dist Panurge continuant) l'admonester de son salut. Allons on nom, allons en la vertus de Dieu. Ce sera oeuvre charitable à nous faire: au moins s'il perd le corps & la vie, qu'il ne damne son ame. Nous le induirons à contrition de son peché: à requerir pardon es dictz tant beatz pères: absens comme praesens. Et en prendrons acte, affin qu'après son trespas ilz ne le declairent hereticque & damné: comme les Farfadetz feirent de la praevosté d'Orleans: & leurs satisfaire de l'oultrage, ordonnant par tous les convens de ceste province aux bons pères religieux force bribes, force messes, force obitz & anniversaires. Et que au iour de son trespas sempiternellement, ilz ayent tous quintuple pitance: & que le grand bourrabaquin plein du meilleur trote de ranco par leurs tables, tant des Burgotz, Layz, & Brissaulx, que des prebstres & des clercs: tant des Novices, que des Profès. Ainsi pourra il de Dieu, pardon avoir.
Ho, ho, ie me abuse, & me esguare en mes discours. Le Diable me emport si ie y voys. Vertus Dieu, la chambre est desià pleine de Diables. Ie les oy desià soy pelaudans & entrebattans en Diable, à qui humera l'ame Raminagrobidicque, & qui premier de broc en bouc la portera à messer Lucifer. Houstez vous de là. Ie ne y vois pas. Le Diable me emport si ie y voys. Qui sçait s'ilz useroient de qui pro quo, & en lieu de Raminagrobis grupperoient le paouvre Panurge quitte? Ilz y ont maintes foys failly estant safrané & endebté. Houstez vous de là. Ie ne y vois pas. Ie meurs par Dieu de male raige de paour. Soy trouver entre Diables affamez? entre Diables de faction? entre Diables negocians? Houstez vous de là. Ie guage que par mesmes doubte à son enterrement n'assistera Iacobin, Cordelier, Carme, Capussin, Theatin, ne Minime. Et eulx saiges. Aussi bien ne leurs a il rien ordonné par testament. Le Diable me emport si ie y voys. S'il est damné, à son dam. Pour quoy mesdisoit il des bons pères de religion? Pour quoy les avoit il chassé hors sa chambre, sus l'heure que il avoit plus de besoing de leur ayde, de leurs devotes prières, de leurs sainctes admonitions? Pour quoy par testament ne leurs ordonnoit il au moins quelques bribes, quelque bouffaige, quelque carreleure de ventre, aux paouvres gens qui n'ont que leur vie en ce monde? Y aille qui vouldra aller. Le Diable me emport si ie y voys. Si ie y allois, le Diable me emporteroit. Cancre. Houstez vous de là.
Frère Ian veulx tu que praesentement mille charretées de Diables t'emportent? Fays trois choses. Baille moy ta bourse. Car la croix est contraire au charme. Et te adviendroit ce que naguères advint à Ian Dodin recepveur du Couldray au gué de Vède, quand les gens d'armes rompirent les planches. Le pinart rencontrant sus la rive frère Adam Couscoil Cordelier observantin de Myrebeau, luy promist un habit en condition qu'il le passa oultre l'eau à la cabre morte sus ses espaules. Car c'estoit un puissant ribault. Le pacte feut accordé. Frère Couscoil se trousse iusques aux couilles, & charge à son dours comme un beau petit sainct Christophe, ledict suppliant Dodin. Ainsi le portoit guayement, comme Aeneas porta son père Anchises, hors la conflagration de Troie, chantant un bel Ave maris stella. Quand ilz feurent au plus parfond du gué, au dessus de la roue du moulin, il luy demanda, s'il avoit poinct d'argent sus luy. Dodin respondit, qu'il en avoit pleine gibessière, & qu'il ne se desfiast de la promesse faicte d'un habit neuf. Comment (dist frère Couscoil) tu sçaiz bien que par chapitre exprès de nostre reigle il nous est riguoureusement defendu de porter argent sus nous. Malheureux es tu bien certes: qui me as faict pecher en ce poinct. Pourquoy ne laissas tu ta bourse au meusnier? Sans faulte tu en seras praesentement puny. Et si iamais ie te peuz tenir en nostre chapitre à Myrebeau, tu auras du Miserere iusques à Vitulos. Soubdain se descharge, & vous iecte Dodin en pleine eau la teste au fond. A cestuy exemple frère Ian mon amy doulx, affin que les Diables t'emportent mieulx à ton aise, baille moy ta bourse: ne porte croix aulcune sus toy. Le danger y est evident. Ayant argent, portant croix, ilz te iecteront sus quelques rochiers, comme les aigles iectent les tortues pour les casser, tesmoing la teste pelée du poëte Aeschyl'. Et tu te ferois mal mon amy. I'en seroys bien fort marry: ou te laisseront tomber dedans quelque mer ie ne sçay où, bien loing, comme tomba Icarus. Et seroit par après nommée la mer Entommericque. Secondement sois quitte. Car les Diables ayment fort les quittes. Ie le sçay bien quant est de moy. Les paillars en cessent de mugueter, & me faire la court. Ce que ne souloient estant safrané & endebté. L'ame d'un home endebté est toute hecticque & discrasiée. Ce n'est viande à Diables. Tiercement avecques ton froc & ton domino de grobis retourne à Raminagrobis. En cas que trente mille batelées de Diables ne t'emportent ainsi qualifié, ie payeray pinthe & fagot. Et si pour la sceureté, tu veulx compaignie avoir, ne me cherchez pas, non. Ie t'en advise. Houstez vous de là. Ie n'y voys pas. Le diable m'emport si ie y voys.
Ie ne m'en souriroys (respondit frère Ian) pas tant par adventure que l'on diroyt, ayant mon bragmard on poing.
Tu le prens bien (dist Panurge) & en parle comme docteur subtil en lard. On temps que i'estudiois à l'eschole de Tolete, le reverend père en Diable Picatris recteur de la faculté diabolologicque, nous disoit que naturellement les Diables craignent la splendeur des espées, aussi bien que la lueur du Soleil. De faict Hercules descendent en enfer à tous les Diables, ne leurs feist tant de paour ayant seulement sa peau de Lion, & sa massue, comme par après feist Aeneas estant couvert d'un harnoys resplendissant, & guarny de son bragmard bien apoinct fourby & desrouillé à l'ayde & conseil de la Sibylle Cunnant. C'estoit (peut estre) la cause pourquoy le seigneur Ian Iacques Trivolse mourant à Chartres, demanda son espée, & mourut l'espée nue on poing, s'escrimant tout autour du lict, comme vaillant & chevalereux, & par ceste escrime mettant en fuyte tous les Diables qui le guettoient au passaige de la mort. Quand on demande aux Massorethz & Caballistes, pourquoy les Diables n'entrent iamais en paradis terrestre? Ilz ne donnent aultre raison, si non que à la porte est un Cherubin tenent en main une espée flambante. Car parlant en vraye diabolologie de Tolete, te confesse que les Diables vrayment ne peuvent par coups d'espée mourir: mais ie maintiens scelon la dicte diabolologie, qu'ilz peuvent patir solution de continuité. Comme si tu couppois de travers avecques ton bragmard une flambe de feu ardent, ou une grosse & obscure fumée. Et crient comme Diables à ce sentement de solution, laquelle leurs est doloreuse en Diable.
Quand tu voids le hourt de deux armées, pense tu Couillasse, que le bruyt si grand & horrible que l'on y oyt, proviene des voix humaines? du hurtis des harnoys, du clicquetis des bardes, du chaplis des masses? du froissis des picques, du bris des lances, du cris des navrez? du son des tabours & trompettes? du hannissement des chevaulx? du tonnoire des escouppettes & canons? Il en est veritablement quelque chose. Force est que le confesse. Mais le grand effroy, & vacarme principal provient du dueil & ulement des Diables: qui là guestans pelle melle les paouvres ames des blessez, reçoivent coups d'espée à l'improviste, & patissent solution en la continuité de leurs substances aërées & invisibles: comme si à quelque lacquais crocquant les lardons de la broche, maistre Hordoux donnoit un coup de baston sus les doigts. Puys crient & ulent comme Diables: comme Mars, quand il feut blessé par Diomèdes davant Troie, Homère dict avoir crié en plus hault ton & plus horrificque effroy, que ne feroient dix mille hommes ensemble. Mais quoy? Nous parlons de harnoys fourbiz, & d'espées resplendentes. Ainsi n'est il de ton bragmard. Car discontinuation de officier, & par faulte de operer, il est par ma foy plus rouillé, que la claveleure d'un vieil charnier. Pourtant faiz de deux choses l'une. Ou desrouille bien apoinct & guaillard: ou maintenant ainsi rouillé, guarde que ne tourne en la maison de Raminagrobis. De ma part ie n'y voys pas. Le Diable m'emport si ie y voys.
Comment Panurge prend conseil de Epistemon.
Chapitre XXIIII.
Laissans la Villaumère, & retournans vers Pantagruel, par le chemin Panurge s'adressa à Epistemon, & luy dist.
Compère mon antique amy, vous voyez la perplexité de mon esprit. Vous sçavez tant de bons remèdes. Me sçauriez vous secourir?
Epistemon print le propous, & remonstroit Panurge comment la voix publicque estoit toute consommée en mocqueries de son desguisement: & luy conseilloit prendre quelque peu de Ellebore, affin de purger cestuy humeur en luy peccant, & reprendre ses accoustremens ordinaires.
Ie suys (dist Panurge) Epistemon mon compère, en phantasie de me marier. Mais ie crains estre coqu & infortuné en mon mariage. Pourtant ay ie faict veu à sainct François la ieune, lequel est au Plessis lez Tours reclamé de toutes femmes en grande devotion (car il est premier fondateur des bons hommes, lesquelz elles appetent naturellement) porter lunettes au bonnet, ne porter braguette en chausses, que sus ceste mienne perplexité d'esprit ie n'aye eu resolution aperte.
C'est (dist Epistemon) vrayment un beau & ioyeulx veu. Ie me esbahys de vous, que ne retournez à vous mesmes, & que ne revocquez vos sens de ce farouche esguarement en leur tranquillité naturelle. Vous entendent parler, me faictez souvenir du veu des Argives à la large perrucque, les quelz ayant perdu la bataille contre les Lacedaemoniens en la controverse de Tyrée, feirent veu: cheveux en teste ne porter, iusques à ce qu'ils eussent recouvert leur honneur & leur terre: du veu aussi du plaisant Hespaignol Michel Doris, qui porta le trançon de grève en sa iambe. Et ne sçay lequel des deux seroit plus digne & meritant porter chapperon verd & iausne à aureilles de lièvre, ou icelluy glorieux champion, ou Enguerrant qui en faict le tant long, curieux, & fascheux compte, oubliant l'art & manière d'escrire histoires, baillée par le philosophe Samosatoys. Car lisant icelluy long narré, l'on pesne que doibve estre commencement, & occasion de quelque forte guerre, ou insigne mutation des Royaulmes: mais en fin de compte on se mocque & du benoist champion, & de l'Angloys qui le deffia, & de Enguerrant leur tabellion: plus baveux qu'un pot à moustarde. La mocquerie est telle que de la montaigne d'Hiorace, laquelle crioyt & lamentoyt enormement, comme femme en travail d'enfant. A son cris & lamentation accourut tout le voisinaige en expectation de veoir quelque admirable & monstrueux enfantement, mais en fin ne nasquit d'elle qu'une petite souriz.
Non pourtant (dist Panurge) ie m'en soubrys. Se mocque qui clocque. Ainsi seray comme porte mon veu. Or long temps a que avons ensemble vous & moy, foy & amitié iurée, par Iuppiter Philios, dictez m'en vostre advis. Me doibz ie marier, ou non?
Certes (respondit Epistemon) le cas est hazardeux, ie me sens par trop insuffisant à la resolution. Et si iamais feut vray en l'art de medicine le dict du vieil Hippocrates de Lango, IUGEMENT DIFFICILE, il est cestuy endroict verissime. I'ay bien en imagination quelques discours moienans les quelz nous aurions determination sus vostre perplexité. Mais ilz ne me satisfont poinct apertement. Aulcuns Platonicques disent que qui peut veoir son Genius, peut entendre ses destinées. Ie ne comprens pas bien leur discipline, & ne suys d'advis que y adhaerez. Il y a de l'abus beaucoup. I'en ay veu l'expereince en un gentil home studieux & curieux on pays d'Estangourre. C'est le poinct premier. Un aultre y a. Si encores regnoient les oracles de Iuppiter en Mon: de Apollo en Lebadie, Delphes, Delos, Cyrrhe, Patare, Tegyres, Preneste, Lycie, Colophon: en la fontaine Castallie près Antioche en Syrie: entre les Branchides: de Bacchus, en Dodone: de Mercure, en Phares près Tatras: de Apis, en Aegypte: de Serapis, en Canobe: de Faunus, en Maenalie & en Albunée près Tivoli: de Tyresias, en Orchomène: de Mopsus, en Cilicie: de Orpheus, en Lesbos: de Trophonius, en Leucadie. Ie seroys d'advis (paradventure non seroys) y aller & entendre quel seroit leur iugement sus vostre entreprinse. Mais vous sçavez que tous sont devenuz plus mutz que poissons, depuys la venue de celluy Roy servateur, on quel ont prins fin tous oracles & toutes propheties: comme advenente la lumière du clair Soleil disparent tous Lutins, Lamies, Lemures, Guaroux, Farfadetz, & Tenebrions. Ores toutesfoys qu'encores feussent en règne, ne conseilleroys ie facillement adiouster foy à leurs responses. Trop de gens y ont esté trompez. D'adventaige mist sus à Lollie la belle, avoir interrogué l'oracle de Apollo Clarius pour entendre si mariée elle seroit avecques Claudius l'empereur. Pour ceste cause feut premierement banie, & depuys à mort ignominieusement mise.
Mais (dist Panurge) faisons mieulx. Les isles Ogygies ne sont loing du port Sammalo, faisons y un voyage après qu'aurons parlé à nostre Roy. En l'une des quatre, laquelle plus à son aspect vers Soleil couchant, on dict, ie l'ay leu en bons & antiques autheurs, habiter plusieurs divinateurs, vaticinateurs, & prophètes: y estre Saturne lié de belles chaines d'or, dedans une roche d'or, alimenté de Ambrosie & Nectar divin, les quelz iournellement luy sont des cieulx transmis en abondance par ne sçay quelle espèce d'oizeaulx (peut estre que sont les mesmes Corbeaulx, qui alimentoient es desers sainct Paul premier hermite) & apertement predire à un chascun qui veult entendre son sort, sa destinées, & ce que luy doibt advenir. Car les Parces rien ne sillent, Iuppiter rien ne propense & rien ne delibère, que le bon père en dormant ne congnoisse. Ce nous seroit grande abbreviation de labeur, si nous le oyons un peu sus ceste mienne perplexité.
C'est (respondit Epistemon) abus trop evident, & fable trop fabuleuse. Ie ne iray pas.
Comment Panurge se conseille à Her Trippa.
Chapitre XXV.
Voyez cy (dist Epistemon continuant) toutesfoys que ferez, avant que retournons vers nostre Roy, si me croyez. Icy près l'isle Bouchart demeure Her Trippa, vous sçavez comment par art de Astrologie, Geomantie, Chiromantie, Metopomantie, & aultres de pareille farine il praedict toutes choses futures: conferons de vostre affaire avecques luy.
De cela (repondist Panurge) ie ne sçay rien. Bien sçay ie que luy un iour parlant au grand Roy des choses celestes & transcendentes, les lacquais de court par les degrez, entre les huys sabouloient sa femme à plaisir, laquelle estoit assez bellastre. Et il voyant toutes choses aetherées & terrestres sans bezicles, discourant de tous cas passez & praesens, praedisant tout l'advenir, seulement ne voioit sa femme brimballante, & oncques n'en sceut les nouvelles. Bien allons vers luy, puys qu'ainsi le voulez, on ne sçauroit trop apprendre.
Au lendemain arrivèrent au logis de Her Trippa. Panurge luy donna une robbe de peau de loup, une grande espée bastarde bien dorée à fourreau de velours, & cinquante beaulx angelotz: puis familiairement avecques luy confera de son affaire. De première venue Her Trippa le reguardant en face dist.
Tu as la metaposcopie & physionomie d'un coqu. Ie diz coqu scandalé & diffamé.
Puys consyderant la main dextre de Panurge en tous endroictz, dist.
Ce faulx traict que ie voy icy au dessus du mons Iovis, oncques ne feut qu'en la main d'un coqu.
Puys avecques un style feist hastivement certain nombre de poinctz divers, les accoubla par Geomantie, & dist.
Plus vraye n'est la verité, qu'il est certain que seras coqu, bien tost après que seras marié.
Cela faict, demanda à Panurge l'horoscope de sa nativité. Panurge luy ayant baillé, il fabrica promptement sa maison du ciel en toutes ses parties, & consyderant l'assieté, & les aspectz en leurs triplicitez, iecta un grand soupir & dist.
I'avois ià predict apertement que tu serois coqu, à cela tu ne povoys faillir: icy i'en ay d'abondant asceurance nouvelle. Et te afferme que tu seras coqu. D'adventaige seras de ta femme battu, & d'elle seras desrobbé. Car ie trouve la septiesme maison en aspectz tous malings, & en batterie de tous signes portans cornes, comme Aries, Taurus, Capricorne, & aultres. En la quarte ie trouve decadence de Iovis, ensemble aspect tetragone de Saturne, associé de Mercure. Tu seras bien poyvré, homme de bien.
Ie seray (respondit Panurge) tes fortes fiebvres quartaines, vieulx fol: sot: mal plaisant que tu es. Quand tous coqus s'assembleront, tu porteras la banière. Mais dont me vient ce Cyron icy entre mes deux doigtz?
Cela disoit tirant droict vers Her Trippa les deux premiers doigtz ouvers en forme de deux cornes, & fermant on poing tous les aultres. Puys ict à Epistemon.
Voyez cy le vray Ollus de Martial. Lequel tout son estude adonnoit à observer & entendre les maulx & misères d'aultruy. Ce pendent sa femme tenoit le brelant. Il de son cousté pouvre plus que ne feut Irus. Au demourant glorieux, oultrecuydé, intolerable plus que dix sept diables, en un mot , comme bien proprement telle peaultraille de belistrandiers nommoient les anciens. Allons. Laissons icy ce fol enraigé, mat de cathène, ravasser tout son saoul avecques ses diables privez? Ie croirois tantost que les diables voulussent servir un tel marault. Il ne sçait le premier traict de philosophie, qui est, CONGNOIS TOY. & se glorifiant veoir un festu en l'oeil d'aultruy, ne void une grosse souche laquelle luy poche les deux oeilz. C'est un tel Polypragmon, que descript Plutarche. C'est une aultre Lamie, laquelle en maisons estranges, en public, entre le commun peuple, voyant plus penetramment qu'un Oince, en sa maison propre, estoit plus aveugle qu'une Taulpe: chés soy rien ne voioyt. Car retournant du dehors en son privé, oustoit de sa teste ses oeilz exemptiles comme lunettes, & les cachoit dedans un sabot attaché darrière la porte de son logis.
A ces motz print Her Trippa un rameau de Tamarix.
Il prend bien (dist Epistemon) Nicander la nomme divinatrice.
Voulez vous (dist Her Trippa) en sçavoir plus amplement la verité par Pyromantie, par Aëromantie celebrée entre les Assyriens & exprovée par Hermolaus Barbarus? Dedans un bassin plein d'eau ie te montreray ta femme future brimballant avecques deux rustres.
Quand (dist Panurge) tu mettras ton nez en mon cul, soys recors de deschausser tes lunettes.
Par Catoptromantie (dist Her Trippa continuant) moyenant laquelle Didius Iulianus empereur de Rome, praevoyoit tout ce que luy doibvoit advenir, il ne te fauldra poinct de lunettes. Tu la voyras en un mirouoir brisgoutant en la fontaine du temple de Minerve près Patras. Par Coscinomantie iadis tant religieusement observée entre les cerimonies des Romains. Ayons un crible & des forcettes, tu voyras Diables. Par Alphitomantie designée par Theocrite en sa Pharmaceutrie, & par Alevromantie meslant du froment avecques de la farine. Par Astragalomantie. I'ay ceans les proiectz tous pretz. Par Tyromantie. I'ay un fromaige de Brehemont à propous. Par Gyromantie ie te feray icy tournoyer force cercles, les quelz tous tomberont à gausche ie t'en asceure. Par Sternomantie. Par ma foy tu as le pietz assez mal proportionné. Par Libanomantie. Il ne fault qu'un peu d'encent. Par Gastromantie, de laquelle en Ferrare longuement usa la dame Iacoba Rhodogine Engastrimythe: par Cephaleonomantie, de laquelle user souloient les Alemans, routissans la teste d'un Asne sus des charbons ardens. Par Ceromantie. Là par cire fondue en eaue tu voiras la figure de ta femme & de ses taboureurs. Par Capnomantie. Sus des charbons ardens nous mettrons de la semence de Pavot & de Sisame. O chose gualante! Par Axinomantie. Fais icy provision seulement d'une coingnée & d'une pierre Gagate, laquelle nous metterons sus la braze. O comment Homère en use bravement envers les amoureux de Penelope. Par Onymantie. Ayons de l'huylle & de la cire. Par Tephramantie. Tu voiras la cendre en l'aër figurante ta femme en bel estat. Par Botanomantie. I'ay icy des feuilles de Saulge à propos. Par Sycomantie. O art divine en feueille de figuier! Par Ichthyomantie tant iadis celebrée & practiquée par Tiresias & Polydamas. Aussi certainement que iadis estoit faict en la fosse Dina on boys sacré à Apollo en la terre des Lyciens. Par Choeromantie. Ayons force pourceaulx, tu en auras la vessie. Par Cleromantie, comme l'on trouve la febve on guasteau la vigile de l'Epiphanie. Par Anthromantie, de laquelle usa Heliogabalus empereur de Rome. Elle est quelque peu fascheuse. Mais tu l'endureras assez, puis que tu es destiné coqu. Par Stichomantie Sibylline. Par Onomatomantie. Comment as tu nom? (Maschemerde respondit Panurge) ou bien par Alectryomantie. Ie feray icy un cerne gualantement, lequel ie partiray toy voyant & considerant en vingt & quatre portions equales. Sus chascune ie figureray une letre de l'alphabet: sus chascune letre ie poseray un grain de froment: puys lascheray un beau coq vierge à travers. Vous voirez (ie vous assie) qu'il mangera les grains posez sus les letres C.O.Q.U.S.E.R.A. aussi fatidicquement, comme soubs l'empereur Valens estant en perplexité de sçavoir le nom de son successeur, le coq vaticinateur & Alectryomantie mangea sus les letres Voulez vous en sçavoir par l'art de Aruspiscine? par Extispicine? par Augure prins du vol des oizeaulx? du chant des Oscines? du bal solistime des canes? (Par Estronspicine, respondit Panurge) ou bien par Necromantie? Ie vous feray soubdain resusciter quelqu'un peu cy devant mort, comme feist Apollonius de Tyane envers Achilles, comme feist la Phitonisse en praesence de Saul: lequel nous en dira le totage, ne plus ne moins que à l'invocation de Reritho un deffunct praedist à Pompée tout le progrès & issue de la bataille Pharsalicque. Ou si avez paour des mors, comme ont naturellement tous coquz, ie useray seulement de Sciomantie.
Va (respondit Panurge) fol enraigé au Diable: & te faiz lanterner à quelque Albanoys, si auras un chapeau poinctu. Diable que ne me conseillez tu aussi bien tenir une Esmeraulde, ou la pierre de Hyène soubs la langue? ou me munir de langues de Puputz, & de coeurs de Ranes verdes? ou manger du coeur & du foye de quelque Dracon, pour à la voix & au chant des Cycnes & oizeaulx entendre mes destinées, comme faisoient iadis les Arabes on pays de Mesopotamie? A trente Diables soit le coqu, cornu, marrane, sorcier au Diable, enchanteur de l'Antichrist. Retournons vers nostre Roy. Ie suys asceuré que de nous content ne sera, s'il entend une foys que soyons icy venuz en la tesnière de ce Diable emgiponné. Ie me repens d'y estre venu. Et donnerois voluntiers cent nobles & quatorze roturiers, en condition que celluy qui iadis souffloit de son crachatz luy enluminast les moustaches. Vray Dieu: comment il m'a perfumé de fascherie & diablerie, de charme & de sorcellerie! Le Diable le puisse emporter. Dictez amen, & allons boyre. Ie ne feray bonne chère de deux, non de quatre iours.
Inscription à :
Articles (Atom)