RENÉ GUÉNON
La Grande Triade
"Le Soufre, le Mercure et le Sel"
(Chapitre XII)
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Présentation de l’extrait
L’oeuvre de René Guénon, dont l’impact ne cesse pas d’interpeller,
nous a ouvert des perspectives qui entraînent – presque nécessairement – une refonte
de nos habitudes mentales dans le domaine de l’ésotérisme. Guénon n’est
cependant pas un « novateur », tout au contraire, mais bien plutôt un
« éclaireur », qui nous recadre, avec une clarté cristalline, les
fondements de notions telles que la tradition, la spiritualité, l’évolution de
l’humanité. On peut être « guénonien » ou ne pas l’être, mais, dans
ce dernier cas même, on ne peut rester indifférent à son message.
A propos de l’Alchimie, qui nous intéresse plus précisément
ici, Guénon a laissé quelques pages qui ne peuvent être ignorées. On les trouve
notamment dans sa Grande Triade
(1946). Le chapitre XII de cet ouvrage, intitulé « Le Soufre, le Mercure
et le Sel », nous livre un aperçu général de la théorie du Grand Œuvre,
mais aussi, dans ses notes de bas de page, des considérations plus pratiques qui
frôlent parfois le « dévoilement » des arcanes.
Ainsi, la note de bas de page n° 5 évoque l’un des arcanes
majeurs de la science hermétique, cette « lumière astrale » de
Paracelse, absolument équivalente au « grand agent magique » décrit
par Eliphas Lévi. Et la comparaison que fait Guénon entre l’Alchimie et la
Magie – tout en nous rappelant avec raison que les buts de ces deux sciences ne
sont cependant pas identiques – devrait nous éclairer (si j’ose dire !) sur
la vraie nature de l’Alchimie.
On lira également avec intérêt la note de bas de page n° 6,
et aussi bien sûr le texte de pleine page qui y est rattaché. Cette note est en
effet en phase parfaite avec la note précédente.
Je vous propose de (re)découvrir ces pages, non sans
insister sur l’intérêt qu’il peut y avoir de lire l’entièreté de l’ouvrage…
L.A.T.
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LE SOUFRE, LE MERCURE ET LE SEL
René Guénon
(Extrait de "La Grande Triade")
La considération du ternaire de l’esprit, de l’âme et du
corps nous conduit assez naturellement à celle du ternaire alchimique du Soufre, du
Mercure et du Sel (1), car celui-ci lui est comparable à bien des égards, quoique
procédant cependant d’un point de vue quelque peu différent, ce qui apparaît notamment dans
le fait que le complémentarisme des deux premiers termes y est beaucoup
plus accentué, d’où une symétrie qui, comme nous l’avons vu, n’existe pas
véritablement dans le cas de l’esprit et de l’âme. Ce qui fait une des grandes
difficultés de la compréhension des écrits alchimiques ou hermétiques en général, c’est que les
mêmes termes y sont souvent pris dans de multiples acceptions, qui correspondent
à des points de vue divers ; mais, s’il en est ainsi en particulier pour le
Soufre et le Mercure, il n’en est pas moins vrai que le premier est constamment envisagé comme
un principe actif ou masculin, et le second comme un principe passif ou féminin ;
quant au Sel, il est neutre en quelque sorte, ainsi qu’il convient au produit des
deux complémentaires, en lequel s’équilibrent les tendances inverses inhérentes à
leurs natures respectives.
Sans entrer dans des détails qui seraient ici hors de
propos, on peut dire que le Soufre, que son caractère actif fait assimiler à un principe
igné, est essentiellement un principe d’activité intérieure, considéré comme s’irradiant
à partir du centre même de l’être. Dans l’homme, ou par similitude avec celui-ci, cette
force interne est souvent identifiée d’une certaine façon à la puissance de la volonté
; ceci n’est d’ailleurs exact qu’à la condition d’entendre la volonté en un sens beaucoup
plus profond que son sens psychologique ordinaire, et d’une manière analogue à
celle où l’on peut par exemple parler de la « Volonté divine (2) » ou, suivant la
terminologie extrême-orientale, de la « Volonté du Ciel », puisque son origine est
proprement « centrale », tandis que tout ce qu’envisage la psychologie est simplement
« périphérique » et ne se rapporte en somme qu’à des modifications superficielles
de l’être. C’est d’ailleurs à dessein que nous mentionnons ici la « Volonté du Ciel »,
car, sans pouvoir être assimilé au Ciel lui-même, le Soufre, par son « intériorité
», appartient du moins évidemment à la catégorie des influences célestes ; et, en
ce qui concerne son identification à la volonté, on peut dire que, si elle n’est
pas vraiment applicable au cas de l’homme ordinaire (que la psychologie prend
exclusivement comme objet de son étude), elle est, par contre, pleinement justifiée dans
celui de l’« homme véritable », qui se situe lui-même au centre de toutes
choses, et dont la volonté, par suite, est nécessairement unie à la « Volonté du Ciel (3) ». Quant au Mercure, sa passivité, corrélativement à l’activité
du Soufre, le fait regarder comme un principe humide (4) ; et il est considéré
comme réagissant de l’extérieur, de sorte qu’il joue à cet égard le rôle d’une
force centripète et compressive, s’opposant à l’action centrifuge et expansive
du Soufre et la limitant en quelque façon. Par tous ces caractères respectivement
complémentaires, activité et passivité, « intériorité » et « extériorité », expansion et
compression, on voit que, pour revenir au langage extrême-oriental, le Soufre est yang
et le Mercure yin, et que, si le premier est rapporté à l’ordre des influences
célestes, le second doit l’être à celui des influences terrestres. Cependant, il faut bien prendre
garde que le Mercure ne se situe pas dans le domaine corporel, mais bien dans le
domaine subtil ou « animique » : on peut, en raison de son caractère d’«
extériorité », le considérer comme représentant l’« ambiance », celle-ci devant être
conçue alors comme constituée par l’ensemble des courants de la double force
cosmique dont nous avons parlé précédemment (5). C’est d’ailleurs en raison de la
double nature ou du double aspect que présente cette force, et qui est comme un
caractère inhérent à tout ce qui appartient au « monde intermédiaire », que le Mercure, tout
en étant considéré principalement comme un principe humide ainsi que nous
venons de le dire, est cependant décrit parfois comme une « eau ignée » (et même
alternativement comme un « feu liquide » (6), et cela surtout en tant qu’il subit
l’action du Soufre, qui « évertue » cette double nature et la fait passer de la
puissance à l’acte (7).
De l’action intérieure du Soufre et de la réaction
extérieure du Mercure, il résulte une sorte de « cristallisation » déterminant, pourrait-on
dire, une limite commune à l’intérieur et à l’extérieur, ou une zone neutre
où se rencontrent et se stabilisent les influences opposées procédant respectivement
de l’un et de l’autre ; le produit de cette « cristallisation » est le Sel (8), qui est
représenté par le cube, en tant que celui-ci est à la fois le type de la forme cristalline
et le symbole de la stabilité (9). Par là même qu’il marque, quant à la manifestation
individuelle d’un être, la séparation de l’intérieur et de l’extérieur, ce troisième
terme constitue pour cet être comme une « enveloppe » par laquelle il est à la fois en
contact avec l’« ambiance » sous un certain rapport et isolé de celle-ci sous un autre
rapport ; en cela, il correspond au corps, qui joue effectivement ce rôle «
terminant » dans un cas comme celui de l’individualité humaine (10). D’autre part, on a vu
par ce qui précède le rapport évident du Soufre avec l’esprit et du Mercure avec l’âme ;
mais, ici encore, il faut faire la plus grande attention, en comparant entre eux
différents ternaires, à ce que la correspondance de leurs termes peut varier suivant le point
de vue où on les envisage. En effet, le Mercure, en tant que principe « animique »,
correspond au « monde intermédiaire » ou au terme médian du Tribhuvana, et le Sel,
en tant qu’il est, nous ne dirons pas identique, mais tout au moins comparable au
corps, occupe la même position extrême que le domaine de la manifestation
grossière ; mais, sous un autre rapport, la situation respective de ces deux termes apparaît
comme inverse de celle-là, c’est-à-dire que c’est le Sel qui devient alors le terme
médian. Ce dernier point de vue est le plus caractéristique de la conception spécifiquement
hermétique du ternaire dont il s’agit, en raison du rôle symétrique qu’elle donne
au Soufre et au Mercure : le Sel est alors intermédiaire entre eux, d’abord parce qu’il
est comme leur résultante, et ensuite parce qu’il se place à la limite même des deux
domaines « intérieur » et « extérieur » auxquels ils correspondent respectivement ; il
est « terminant » en ce sens, pourrait-on dire, plus encore que quant au processus
de la manifestation, bien que, en réalité, il le soit à la fois de l’une et de l’autre
façon.
Ceci doit permettre de comprendre pourquoi nous ne pouvons
pas identifier sans réserves le Sel au corps ; on peut seulement dire, pour
être exact, que le corps correspond au Sel sous un certain aspect ou dans une
application particulière du ternaire alchimique. Dans une autre application moins
restreinte, c’est l’individualité tout entière qui correspond au Sel (11) : le Soufre, alors,
est toujours le principe interne de l’être, et le Mercure est l’« ambiance » subtile d’un
certain monde ou état d’existence ; l’individualité (en supposant naturellement
qu’il s’agit d’un état de manifestation formelle, tel que l’état humain) est la
résultante de la rencontre du principe interne avec l’« ambiance » ; et l’on peut dire que
l’être, en tant que manifesté dans cet état, est comme « enveloppé » dans
l’individualité, d’une façon analogue à celle dont, à un autre niveau, l’individualité
elle-même est « enveloppée » dans le corps. Pour reprendre un symbolisme que nous avons
déjà employé précédemment, le Soufre est comparable au rayon lumineux et
le Mercure à son plan de réflexion, et le Sel est le produit de la rencontre du
premier avec le second ; mais ceci, qui implique toute la question des rapports de l’être
avec le milieu où il se manifeste, mérite d’être envisagé avec de plus amples
développements.
1. Il est à peine besoin de dire qu’il ne s’agit aucunement
ici des corps qui portent les mêmes noms dans la chimie vulgaire, ni d’ailleurs de corps quelconques, mais
bien de principes.
2. Signalons à ce propos que le mot grec theion, qui est la
désignation du Soufre, signifie aussi en même temps « divin ».
3. Nous retrouverons plus loin cette considération de la
volonté à propos du ternaire « Providence, Volonté, Destin ». - L’« homme transcendant », c’est-à-dire celui qui
a réalisé en lui-même l’« Homme Universel » (el-insânulkâmil), est, dans le langage de l’hermétisme islamique, désigné
lui-même comme le « Soufre rouge » (el-kebrîtulahmar), qui est aussi représenté symboliquement par le Phénix ;
entre lui et l’« homme véritable » ou « homme primordial » (el-insânul-qadîm), la différence est celle qui
existe entre l’« œuvre au rouge » et l’« œuvre au blanc », correspondant à la perfection respective des « grands
mystères » et des « petits mystères ».
4. C’est pourquoi on trouve aussi, parmi ses différentes
désignations, celle d’« humide radical ».
5. On se rappellera ici ce que nous avons indiqué plus haut
au sujet de la double spirale regardée comme « schéma de l’ambiance » ; le Mercure des hermétistes est en
somme la même chose que la « lumière astrale » de Paracelse, ou ce que certains auteurs plus récents, comme
Éliphas Lévi, ont appelé plus ou moins justement le « grand agent magique », quoique, en réalité, sa mise en œuvre dans
le domaine des sciences traditionnelles soit fort loin de se limiter à cette application d’ordre inférieur qui constitue
la magie au sens propre de ce mot, ainsi que le montrent d’ailleurs suffisamment les considérations que nous avons
exposées à propos de la « solution » et de la « coagulation » hermétiques. - Cf. aussi, sur la différence de l’hermétisme
et de la magie, Aperçus sur l’Initiation, ch. XLI.
6. Les courants de force subtile peuvent d’ailleurs donner
effectivement une impression de ce genre à ceux qui les perçoivent, et ce peut même être là une des causes de
l’illusion « fluidique » si commune à leur sujet, sans préjudice des raisons d’un autre ordre qui ont aussi contribué à
donner naissance à cette illusion ou à l’entretenir (cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XVIII).
7. C’est alors ce que les hermétistes appellent le Mercure «
animé » ou « double », pour le distinguer du Mercure ordinaire, c’est-à-dire pris purement et simplement
tel qu’il est en lui-même.
8. Il y a analogie avec la formation d’un sel au sens
chimique de ce mot, en ce que celui-ci est produit par la combinaison d’un acide, élément actif, et d’un alcali,
élément passif, qui jouent respectivement, dans ce cas spécial, des rôles comparables à ceux du Soufre et du Mercure, mais qui,
bien entendu, diffèrent essentiellement de ceux-ci en ce qu’ils sont des corps et non des principes ; le sel est
neutre et se présente généralement sous la forme cristalline, ce qui peut achever de justifier la transposition hermétique de
cette désignation.
9. C’est la « pierre cubique » du symbolisme maçonnique ; il
faut d’ailleurs préciser qu’il s’agit en cela de la « pierre cubique » ordinaire, et non de la « pierre cubique
à pointe » qui symbolise proprement la Pierre philosophale, la pyramide qui surmonte le cube représentant un principe
spirituel qui vient se fixer sur la base constituée par le Sel. On peut remarquer que le schéma plan de cette « pierre cubique
à pointe », c’est-à-dire le carré surmonté du triangle, ne diffère du signe alchimique du Soufre que par la
substitution du carré à la croix ; les deux symboles ont la même correspondance numérique, 7 = 3 + 4, où le septénaire
apparaît comme composé d’un ternaire supérieur et d’un quaternaire inférieur, relativement « céleste » et «
terrestre » l’un par rapport à l’autre ; mais le changement de la croix en carré exprime la « fixation » ou la « stabilisation », en
une « entité » permanente, de ce que le Soufre ordinaire ne manifestait encore qu’à l’état de virtualité, et qu’il n’a
pu réaliser effectivement qu’en prenant un point d’appui dans la résistance même que lui oppose le Mercure en tant que «
matière de l’œuvre ».
10. Par ce que nous avons indiqué dans la note précédente, on
peut dès lors comprendre l’importance du corps (ou d’un élément « terminant » correspondant à celui-ci dans
les conditions d’un autre état d’existence) comme « support » de la réalisation initiatique. - Ajoutons à ce
propos que, si c’est le Mercure qui est tout d’abord la « matière de l’œuvre » comme nous venons de le dire, le Sel le devient
aussi ensuite et sous un autre rapport, ainsi que le montre la formation du symbole de la « pierre cubique à pointe » ;
c’est à quoi se réfère la distinction que font les hermétistes entre leur « première matière » et leur « matière prochaine
».
11. À ce point de vue, la transformation de la « pierre brute
» en « pierre cubique » représente l’élaboration que doit subir l’individualité ordinaire pour devenir apte à
servir de « support » ou de « base » à la réalisation initiatique ; la « pierre cubique à pointe » représente l’adjonction
effective à cette individualité d’un principe d’ordre supra-individuel, constituant la réalisation initiatique elle-même, qui peut
d’ailleurs être envisagée d’une façon analogue et par conséquent être représentée par le même symbole à ses
différents degrés, ceux-ci étant toujours obtenus par des opérations correspondantes entre elles, bien qu’à des
niveaux différents, comme l’« œuvre au blanc » et l’« œuvre au rouge » des alchimistes.
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