Telle un sphinx de pierre, à l'exemple de sa soeur aînée de
Paris, la cathédrale picarde, un peu plus lourde dans son accroupissement,
regagne pourtant en majesté la hauteur d'escalier accédant au parvis. De ce
côté ouest, la façade ouvre ses trois portes dites : au centre, du Sauveur ; à droite, Mère-Dieu ; à gauche, Saint
Firmin.
Tranchant parmi le merveilleux épanouissement décoratif qui
encadre ces baies, et dont elle semble le foyer générateur, la statue de Jésus,
plus grande que nature, arrête le regard, le charme et le retient, autant par
sa dimension que par sa beauté sereine. En ce simulacre unique et dénommé le
"Beau Dieu", le Christ n'a point de couronne, de nimbe, ni d'auréole
qu'eût faits superflus, si ce n'est préjudiciables, sa souveraineté rayonnante
et suprême, infiniment supérieure à toute royauté, fût-elle la plus grande sur
la terre. Voilà pourquoi, sans doute, il surplombe, de tout son être colossal,
un roi couronné, le sceptre à la main, sculpté en haut-relief et de petite
taille, dans une niche étroite qui, sur la face externe du pied-droit, s'ouvre
flanquée de deux colonnes à chapiteau sous un arc trilobé.
Si le Sauveur élève sa dextre, dans le geste de bénir, il
paraît aussi, et très éloquemment — à l'intention du petit nombre — proclamer
l'importance de ce livre fermé qu'il porte dans la main gauche, à la hauteur de
son sein. Nous y insistons, c'est lui seul qui ouvre, canoniquement, le livre
emblématique du sujet minéral, tant cher au pieux Nicolas Flamel, "doré, fort vieux et beaucoup
large" singulièrement écrit avec une pointe de fer. Considérant la
matière, de la sorte symbolisée, l'écrivain-alchimiste de la rue des Mariveaux
nous fournit, dans ses Figures
Hierogliphiques, la plus utile précision :
Ceste terre a esté
appellée par Hernies, la terre des fueilles, neantmoins son plus propre &
vray nom est le Leton qu'on doit puis après blanchir (1)
En cette phase de la pratique, souvent mentionnée chez les
auteurs, nous trouvons avec soulagement l'explication du précepte fameux, par
eux non moins fréquemment invoqué, dans la même occasion, et qui, pris au pied
de la lettre, conduirait l'étudiant inexpérimenté à croire que les livres
fussent tous inutiles. Pour le onzième de ses emblèmes (2), Michel Maier
emploie à son tour l'apophtegme déconcertant, dans lequel, à l'exemple d'autres
alchimistes, il substitue au laiton des
philosophes, la déesse qui fut mère d'Apollon et de Diane, par conséquent
du soleil et de la lune :
DEALBATE LATONAM ET RUMPITE LIBROS
Blanchissez Latone et
déchirez les livres.
Evidemment, si le fait de blanchir Latone ou le leton équivaut à ouvrir la terre des feuilles, c'est-à-dire le livre de la nature, l'artiste, pouvant y
lire désormais, n'a plus le même besoin des volumes écrits ou imprimés par les
hommes qui, quant aux secrets de leur science, se révèlent "envieux"
selon l'épithète sévère qu'ils utilisent sans ambages toujours et peu ou prou,
et fussent-il les plus sages ou les plus expérimentés.
Nous avons déjà exposé la signification hermétique du livre,
double et très différente suivant qu'il est ouvert ou bien qu'il est fermé.
Particulièrement, avons-nous été conduit à reprendre l'énigme minérale et
fluidique, qui se pose au début de l'Oeuvre, en étudiant, à Notre-Dame de
Paris, le petit médaillon volontairement installé sur le pilier séparant le portail
du Jugement. Ainsi nous avons souligné l'infinie portée de cette scène
minuscule où, incarnant l'alchimie, une femme présente, ensemble et solidaires,
le livre des sages ouvert et leur échelle d'accession. Cette créature,
cependant majestueuse, participe du livre dont le Fils est maître, à Notre-Dame
d'Amiens, figuré gigantesque pour rester en rapport avec l'universalité de sa
toute-puissance.
Mais, dans le Grand Oeuvre des alchimistes, la possession de
la matière par l'esprit n'offre pas, à beaucoup près, la bénignité angélique de
l'Annonciation chrétienne ; l'union, la conjonction ne se fait pas sans fougue,
sans une lutte qui sera plus ou moins longue, eu égard à ce que seront les
conditions extérieures, proches ou lointaines, et qui, invariablement, se
terminera à l'avantage du plus noble combattant. La même et très grande vérité
se manifestant à la fois sur les trois plans, chimique, philosophique et divin,
est exprimée, au porche central d'Amiens, par le lion et le dragon qui
supportent chacun l'un des pieds du "Beau Dieu".
Aux deux antagonistes, subjugués de la sorte, succèdent
aussitôt, sous le socle ouvragé d'un double feston en créneaux, deux animaux
bipèdes qui appartiennent au bestiaire fantastique et pour lesquels il faudrait
encore accepter qu'ils expriment, pour leur part, les plus monstrueux péchés.
C'est là, en tout cas, l'opinion courante et sans doute établie sur une
apparente illustration du verset pris au psaume XC de David, qui se récite ou
se chante le dimanche à Complies :
Tu marcheras sur
l'aspic et le basilic ; et tu fouleras aux pieds le lion et le dragon (3)
Le conseil ne s'adresse d'ailleurs pas au Christ, mais à
celui qui, sous son égide et sa loi, aura choisi la voie royale et canonique,
celle des signes indéniables, où la foi seule est guide et non soumise à la
raison stérilisante.
Nous voici donc en présence du basilic et de l'aspic,
que réunit un pied de vigne, tous
trois séparément dégagés en haut-relief, sur chacune des trois faces visibles
du piédestal. Au centre, disposé en une spire ornementale sans rugosité, le
cep, qui se ramifie en sarments porteurs de grappes et de feuilles, se montre,
il est vrai, séducteur d'une herméneutique moralisante. Le motif semble bien
s'appliquer ici aux paroles du Christ, rapportées par saint Jean, au chapitre
XV de son Evangile :
Je suis la vraie
vigne, et mon Père est vigneron... Demeurez en moi, et je demeurerai en vous.
Comme le sarment ne peut de lui-même porter du fruit, s'il ne demeure attaché
au cep, ainsi vous ne le pouvez pas non plus, si vous ne demeurez en moi.
Parabole qui n'en est pas moins susceptible d'une
interprétation hermétique, si l'on consulte les anciens auteurs qui regardaient
la vigne comme le symbole de la pierre philosophale. Ils désignaient la grande
médecine par l'expression Vigne des Sages
qu'ont notée, à leur suite; les encyclopédistes et les lexicographes modernes,
que ce fût, par exemple, Bescherelle, Guérin, Landais, Larousse ou même Littré,
tous parfaitement d'accord pour fournir, sous la rubrique alchimie, cette invariable explication :
La pierre du premier
ordre réduite en eau rectifiée.
La plante généreuse, dont la valeur philosophique réside
tout d'abord dans le tartre inestimable issu des lies de sa liqueur, est
accompagnée des deux bêtes, hybrides et traditionnelles, la complétant sur le
plan symbolique du Grand Oeuvre. A gauche, le basilic montre son corps
surbaissé, moitié coq, moitié dragon ; à droite, l'aspic, se maintenant debout
et ramenant son col robuste vers ses deux pattes puissantes et griffues, plaque
une oreille sur le linteau, tandis que, pour mieux écouter les confidences de
la terre, il se bouche l'autre avec l'extrémité de la queue qui termine son
corps anguiforme à tête et poitrail de chien.
Le soufre et le mercure sont déjà indissolublement unis dans
le basilic fabuleux, symbole de l'homuncule des sages ou du petit enfant
chimique que la coction du troisième
oeuvre conduira au degré sublime de la Pierre Philosophale. Nous appuyons,
pour notre part, la trilogie alchimique, offerte par le décor de ce petit
entablement, d'un passage que nous empruntons à un opuscule fort peu connu,
jamais traduit et vraisemblablement du XIlle siècle :
... Car de même on dit
le Basilic être nourri et s'alimenter par aliment et boisson divers, jusqu'à ce
qu'il devienne grand et vieux. Après cela, il est abattu et meurt, et de sa
poudre sont faits alors des miracles. Ainsi le petit homme de notre sagesse est
nourri et développé au moyen de l'eau permanente, jusqu'à ce qu'il se montre
fort et liquide, alors la mort le découvrira. Et comme le Basilic, de son
haleine et de son odeur, imprègne les animaux et les hommes, de même l'odeur du
corps de notre magnésie parfait l'argent vif, le changeant subitement de sa
nature en une nature tout autre…(4)
La rencontre des deux natures, en une réaction dont fournit
l'impression physique l'introduction, dans l'eau, d'une tige de fer d'abord
rougie au feu ; l'affrontement des deux natures, précisons-nous, est encore
représentée, en ce porche du Sauveur, par l'un des nombreux quatre-feuilles en
bas-relief, qui couvrent d'ailleurs les stylobates sur chacun de leurs côtés,
ainsi que les robustes contreforts les limitant vers le dehors.
Ici, parmi les douze médaillons qui, en deux rangs
superposés occupent, à droite, l'ébrasement, c'est le quatrième en bas (le
deuxième à gauche sur notre cliché), à partir du pied-droit où se succèdent les
vierges folles. L'orageux rapprochement semble s'être apaisé, entre les deux
acteurs humains qui situent mieux, du troisième
oeuvre, l'ultime conjonction, au domaine supérieur de la Grande Médecine. Un homme et une femme
s'étreignent sans rage particulière, lui, lâchant son pot, elle, négligeant sa
quenouille (5), tandis qu'à Notre-Dame de Paris, le même antagonisme s'exprime
dans la violence (6). Là il est vrai que l'initié, inspirateur de la sculpture,
ne marqua point, par le vêtement, la créature du sexe qu'il répugna sans doute
à inclure dans une rixe assez sauvage. C'est bien pourquoi, lorsqu'on sait à
quel point la société du moyen âge nourrissait de respect et d'honneur à
l'endroit de la femme, il apparaît grandement gratuit de vouloir, en dehors de
toute raison philosophique, qu'elle ait été prise, à Amiens, pour exprimer la
discorde et s'opposer à l'homme, en un échange forcené de vigoureux horions.
Au même portail du Beau Dieu, le soubassement de gauche
comporte la première partie des vingt-quatre petits bas-reliefs alchimiques
dont la rangée, courant sous la corniche, renforce ou renouvelle le symbolisme
des scénettes, semblablement encadrées, qui correspondent au-dessous. Ce sont,
pour la plupart, des femmes assises qui présentent, occupant tout le champ de
l'ancien écu français, la pièce idoine à souligner, ou bien à compléter,
l'allégorie connexe, de la même manière qu'au portail du Jugement à Notre-Dame
de Paris.
Cette similitude, Fulcanelli l'a signalée, dans Le Mystère des Cathédrales, au chapitre
consacré à la Notre-Dame amiénoise :
Le fait singulier et
qu'il convient de noter, c'est que le porche central de Notre-Dame d'Amiens
—porche du Sauveur— est la reproduction à peu près fidèle, non seulement des
motifs qui ornent le portail de Paris, mais encore de la succession qu'ils y
offrent. Seuls, de légers détails les différencient ; à Paris, les personnages
tiennent des disques, ici ce sont des écus... Sur les deux édifices, mêmes
symboles, mêmes attributs, mouvements et costumes semblables. Nul doute que
l'oeuvre hermétique de Guillaume le Parisien n'ait exercé une influence réelle
sur la décoration du grand porche d'Amiens. (7)
Bernard Champigneulle, qui a écrit l'excellente introduction
d'un album magnifique, édité en grand format (8), à l'endroit de la partie - que
nous envisageons - des quatre-feuilles recouvrant la surface des contreforts,
ainsi que celle du soubassement, reproduit, à peu de chose près, l'opinion de
tous ses devanciers. C'est pourquoi, parmi les notes explicatives qu'il a
rassemblées à la fin du volume, nous trouvons énumérés les qualités et les
défauts, les vertus et les vices, par couples formées dans le sens vertical,
mais réunissant, pour lui, les deux abstractions contraires. Le lecteur
appréciera l'interprétation "officielle" et très contestable, en la
recherchant, sur nos clichés, dans les motifs en cause, qui, disposés en deux
rangs, s'en vont donc, selon la marche ordinaire de la lecture et sans
interruption, de l'une à l'autre face du stylobate ébrasé :
Ebrasement gauche. De gauche à droite : la Raison et la Folie, la Chasteté et la Luxure, la Charité et
l'Avarice, l'Espérance et le Désespoir, la Foi et l'Idolâtrie.
Ebrasement droit. De gauche à droite : le Courage et la Lâcheté, la Patience et la Colère, la Douceur et la
Dureté, la Concorde et la Discorde, l'Obéissance et la Rébellion.
Au début et à la fin de cette nomenclature, on remarquera
qu'ont été oubliés ou négligés les quatre médaillons que plie, dans leur axe
vertical, l'angle obtus formé par la rencontre de l'ébrasement et du
contrefort.
|
Cathédrale d'Amiens - Portail du Sauveur. Ebrasement gauche. Quatre-feuilles du Stylobate |
Nous ne nous arrêterons nous-mêmes qu'aux quatre-feuilles
aisément lisibles, sur les documents dont nous disposions, autant pour ne point
trop allonger notre texte, que pour lui apporter toute garantie désirable.
A gauche, c'est l'une des femmes assises qui présente le corbeau - cabalistiquement le beau corps
des frères en Hermès - juste au-dessus d'un cavalier se livrant à la plus
périlleuse des acrobaties afin de ne pas perdre sa monture. Ces deux images
sculptées se montrent l'exacte reproduction de celles qu'on peut examiner à
Notre-Dame de Paris et dont Fulcanelli a non seulement donné le dessin,
mais aussi, par le menu, l'explication à la lumière de la science hermétique (*).
L'une exprime la dissolution, c'est-à-dire la cohobation qui est l'affusion du
mercure sur le corps fixe ; l'autre figure, en même temps que la putréfaction,
cette couleur noire de laquelle, après les philosophes, l'auteur du Mystère des cathédrales nous enseigne
qu'elle est "la marque certaine du succès futur, le signe évident de
l'exacte préparation du compost".
(*)
Note de L.A.T. : Il semble bien que Canseliet - qui fut le seul disciple connu de Fulcanelli -, nous livre, dans ce paragraphe, la réelle identité de son Maître. Quand il écrit
« …dont Fulcanelli a non seulement donné le dessin », il rapproche
instantanément, voire, il « fusionne », Fulcanelli et Julien
Champagne, ce dernier étant le dessinateur officiel des planches contenues dans
les deux ouvrages de l’Adepte. Voir aussi à ce sujet mon article « A propos de la réelle identité de Fulcanelli ».
La femme, qui suit et qui, très aimablement, désigne, sur
son écu, une sorte d'écheveau en infundibulum
descendant, à la verticale, du chef jusqu'à la pointe, évoque cette matière
première d'origine cosmique, souvent mentionnée par les auteurs. Ceux-ci en
parlent d'abondance pour mieux souligner la nature de la matière prochaine et
terrestre, d'identification malaisée, dont un gros rognon toute proportion
gardée jouxte l'occiput de l'homme perplexe et occupant le médaillon du
dessous. Mais ce personnage incarne, particulièrement, l'adjuvant du Grand Oeuvre,
duquel l'essence et la complexion le font tant différent du sujet
philosophique, qu'il lui est totalement opposé et le dévore même avec une
avidité insatiable et bruyante.
Continuons, à droite, notre examen des quatre-feuilles qui
sont réunis deux à deux, nous l'avons dit, pour leur secret langage.
Voici d'abord une souveraine sur son trône, qui repousse, en
le frappant du pied, un domestique coupable de quelque faute importante. La
coupe à couvercle — espèce de ciborium
de grand prix —échappant à la main servile, apparaît bien être la cause du
mouvement d'humeur dont la brutalité surprend de prime abord, mais qui marque,
à la réflexion, la gravité de l'infraction. Ce vaisseau, trop luxueux, la reine
du ciel et de la terre le refuse, lui préférant le vase de nature, à la fois
plus humble et plus noble, dont le bélier,
inscrit dans l'écu du bas-relief supérieur, rappelle l'origine ainsi que la
substance. La mise en garde est très nette contre la voie des séductions et,
peut-être du sophisme ; et nous ne pouvons mieux faire, en ce lieu, que de
renvoyer le lecteur à ce qu'écrivit Fulcanelli, à propos du médaillon
circulaire montrant l'image identique, sur le porche centrale à Notre-Dame de
Paris (9), où la grande Rose occidentale reproduit, à son tour, la scène,
somptueusement, en transparence polychrome.
Voyons, maintenant, le feuillet qui suit, dans ce livre de
pierre plus muet sans doute que l'ouvrage d'Altus (10).
|
Cathédrale d'Amiens - Portail du Sauveur. Ebrasement droit. Quatre-feuilles du Stylobate |
D'après les savants auteurs qui s'appliquèrent, non sans
mérite, à glorifier le logis gothique de Notre-Dame à Amiens, savoir Jourdain,
Duval, Ruskin, l'abbé Roze, Durand, etc., ces deux médaillons exprimeraient
séparément, en haut l'Obéissance, en
bas la Rébellion.
Que le cheval, accroupi sur la table de l'écu, puisse, dans
cette pose, devenir le symbole de l'obéissance, nous l'admettons volontiers ;
mais que ce jeune laïc, qui reçoit dans le ravissement les confidences d'un
ecclésiastique mitré, puisse avec lui, et nonobstant leur attitude réciproque,
exprimer la rébellion, l'idée nous en apparaît absolument inadmissible. Pour
nous, les deux images se complètent l'une par l'autre ; la cavale, la cabale de la
sorte soumise, évoque l'instrument majeur de l'initiation sacerdotale,
transmise par la tradition à la fois orale et phonétique.
Nous savons que Bernard Champigneulle a délaissé ici, dans
l'angle formé par l'ébrasure, le personnage couronné qui regarde avec attention,
la tenant de sa dextre, une sorte d'ampoule. Devenu le roi de son petit monde,
il maintient, debout sur son genou gauche, l'écu chargé d'une pièce
méconnaissable dont le pendant, bien conservé au portail de Paris, fait
logiquement penser qu'elle montrait, en coupe, dans le nid central du fourneau
philosophai, l'oeuf de nature en
lente incubation (11). Cette géode artificielle - ampoule ou madras -, le clerc
tonsuré du bas-relief inférieur l'a placée au sein de son majestueux athanor,
donnant lieu à un petit tableau dans lequel certains ont reconnu l'allégorie de
l'Inconstance, alors que d'autres y
voyaient celle de l'Apostasie. On
serait bien en peine d'établir tout sentiment d'infidélité sur le comportement
de notre moine. Alchimiste, selon nous, comme nombre de cénobites à cette
époque du moyen âge, l'homme, qui s'est déchaussé pour marquer que le secret et
la prudence doivent envelopper les travaux du Grand Oeuvre, désigne, de
l'index, le sac vide, afin de faire entendre aussi que l'aliment de combustion
ne sera plus désormais le charbon du fourneau, mais l'huile de la lampe,
beaucoup plus docile et régulière.
La coction s'accomplira bientôt, délicatement graduée pour
le développement, linéaire et synchrone, des couleurs, des sons, des parfums et
des poids.
Cette pierre que nous remarquons, d'une part en son état
primordial sur le bas-relief de Paris, d'autre part poussée au stade vitreux
sur la réplique d'Amiens semblablement sculptée ; cette pierre demeure celle-là
même sur laquelle était incrusté en métal, au centre du labyrinthe, dans la nef
amiénoise, le soleil coupé par l'horizon. Ainsi l'astre était-il levant ou
couchant, selon l'état du sujet aux deux extrémités de l'élaboration, tandis
qu'à son entour s'étirait, gravée sur une bande de cuivre, la longue
inscription qui débutait par ces lignes :
MEMORE QUAND LEVURE DE LEGLE, Souvenir
quand l'oeuvre de l'Angle
DE CHEENS FUT COMENCHIE ET FINE De céans fut
commencée et finie,
IL EST ESCRIPT EL MOILON DE LE Il
est écrit au milieu de la
MAISON DE DALUS. Maison de Daedalus.
Au moilon de la
maison de Dalus, c'est-à-dire aussi au moellon,
dans la pierre du labyrinthe de
Dédale, laquelle, toute noire, était
placée au centre des circonvolutions octogonales - fallacieuses pour le plus
grand nombre - et dont on rapporte qu'elle resta longtemps déposée dans la cour
du Puits de l'Oeuvre, après qu'eut
été démontée, au siècle dernier, la figure géométrique dessinée, en carreaux
blancs et bleus, dans le pavage remontant à la construction ogivale.
Le labyrinthe est le symbole de la route, tant difficile à
découvrir et à garder, jusqu'à la chambre centrale où rutile, au sein de
l'obscurité cimmérienne, la gemme hermétique, également appelée le soleil des philosophes.
Que ce dernier et le listel porteur de l'épigraphe
commémorative, tous deux incrustés en cuivre dans l'ancien carrelage, aient été
en or massif à l'origine, comme nous le disait Fulcanelli qui en avait sans
doute connaissance, une remarque, apparemment de conséquence, si elle était
valable, serait fort propre à le rendre vraisemblable, et, en tout cas, à
démontrer qu'il y eût eu substitution. En effet, pour Maurice Rivoire,
monographe de la cathédrale aux environs de 1800 (12), non seulement "l'inscription n'est pas du treizième
siècle", mais encore l'imparfait du verbe être était utilisé sous la
forme iert et non point celle d' estoit.
Lors même que soit faite pour grandement nous séduire, cette
double affirmation qui, nous l'avons dit, suggère assez bien et de manière
implicite, qu'un support métallique moins noble put être substitué, il est
impossible que nous n'objections pas qu'elle se montre indubitablement fautive.
Par dommage, la syntaxe ne présente pas de doute ; elle appartient bien au
siècle indiqué. D'autre part, iert,
ou plutôt ert en l'occurrence, si
proche du latin erat, deux fois
employé, puis estoit qui vient
ensuite, comme on le vérifiera plus loin, lorsque nous achèverons la lecture de
l'épigraphe, ne se montrent nullement en discord. Ert ou iert et estoit ou esteit se trouvent ensemble au XIIIe siècle, mais ceux-ci toujours
pris comme auxiliaires et ceux-là dans le sens absolu ou complétés de
l'épithète en attribut. Les exemples abondent et nous pouvons conclure que s'il
exista un premier cercle de métal, précieux ou non, le texte qu'il portait
gravé fut fidèlement reproduit.
L'alchimiste inconnu de Dampierre-sur-Boutonne, de qui notre
maitre, dans Les Demeures philosophales,
mit en lumière le message iconographique, ne laissa pas d'inclure l'image du
labyrinthe traditionnel, parmi toutes celles qui constituent, en bas-relief, le
plus admirable des recueils à légendes, sur le plafond à caissons de son
élégant manoir :
FATA VIAM INVENIENT
Les destins trouveront
la voie.
Voilà ce que déclare le savant adepte, pour cette
représentation très réduite de l'itinéraire philosophique qui atteignait, à la
cathédrale d'Amiens, près de 42 mètres de circonférence.
Tout à l'extrémité de ce circuit brouillé, impossible à
parcourir sans l'aide du fil d'Ariane, sur ce moellon disparu, symbole de la
Pierre que Jésus désigna comme celle de l'angle et du scandale et de laquelle
il fit la base inébranlable de son Eglise sempiternelle, sur cette pierre
étaient nommés, dans l'ordre chronologique, le premier évêque bâtisseur, le roi
et les trois architectes, entre les deux millésimes du début et de
l'achèvement, que séparent soixante-huit années de travaux presque
ininterrompus :
EN LAN DE GRACE MIL IIC
ET XX FU LEUVRE DE CHEENS
PREMIEREMENT ENCOMENCHIE
A DONT Y ERT DE CHESTE EVESQUIE
EVRART EVESQUE BENIS
ET ROY DE FRANCE LOYS
Q FU FILZ PHELIPPE LE SAGE
CHIL Q MAISTRE Y ERT DE LEUVRE
MAISTRE ROBERT ESTOIT NOMES
ET DE LUSARCHES SURNOMES
MAISTRE THOMAS FU APRES LUY
DE CORMOT ET APRES SEN FILZ
MAISTRE REGNAULT QUI MESTRE
FIST A CHEST POINT CHI CHESTE LEITRE
QUE LINCARNACION VALOIT
XIIIC ANS MOINS XII EN FALOIT.
En l'an de grâce mil
deux cent
Et vingt fut l'oeuvre
de céans
Premièrement
commencée.
Alors y était de cet
évêché
Evrard évêque béni,
Et roi de France Louis
Qui fut fils de
Philippe le Sage.
Celui qui était maître
de l'oeuvre
Maître Robert était
nommé,
Et de Luzarches
surnommé,
Maître Thomas fut
après lui
De Cormont et après
son fils
Maître Renault qui
mettre
Fit à ce point-ci cet
écrit,
Alors que
l'incarnation valait
Treize cents ans moins
douze en fallait.
Le deuxième prélat, Godefroy d'Eu, qui continua activement
la construction de la Notre-Dame merveilleuse et si parfaitement picarde, n'est
pas mentionné, malgré ses mérites éminents et nombreux. Parmi ceux-ci, le plus
marquant et le plus noble est souligné par le vocable médecine, dans la longue inscription nécrologique, courant autour
du monument que surmonte l'illustre gisant,
en son effigie tumulaire :
ECCE PREMUNT HUMILE GAUFRIDI MEMBRA CUBILE
SEU MINUS AUT SIMILE NOBIS PARAT OMNIBUS ILLE
QUEM LAURUS GEMINA DECORAVERAT IN MEDICINA
LEGE QU DIVINA DECUERUNT CORNUA BINA
CLARE VIR AUGENSIS QUO SEDES AMBIANENSIS
CREVIT IN IMMENSIS IN COELIS AUCTUS AMEN SIS.
Voici que le corps de
Godefroy est étendu sur l'humble couche ;
Ou moindre ou
semblable, il la prépare pour nous tous.
Le double laurier
avait honoré celui que, dans la médecine
Et la loi divine,
instruisirent les deux flambeaux.
O illustre homme d'Eu,
par qui le siège d'Amiens
S'éleva dans les
choses immenses ; que tu sois grandi dans les cieux !
Ainsi soit-il.
De la sorte intimement unie à la règle du ciel, en une
parenté dont fournit bien la preuve l'aventure mythologique de Daphné (en grec, laurier), la Médecine est élevée au plan universel et sublime ; là
où elle s'unifie et se matérialise dans la Pierre Philosophale, dans ce rouge
cristal au pouvoir prestigieux. Cette gemme splendide, quelque trente lustres
plus tard, devenait la cause secrète de la chevalerie fameuse que fonda
Philippe le Bon, en glorification de la toison faisant l'objet de la quête
initiale.
Cela nous donne l'occasion de signaler un trait du dernier
prince de Bourgogne, qui se rapporte à notre cathédrale et, vigoureusement, s'inscrit
en faux contre la réputation, sans faveur ni justice, que l'Histoire partiale
établit à l'égard du tant singulier Téméraire.
Le fait, rapporté par le chroniqueur-poète de la célèbre Cour des grands ducs d'Occident, se produisit
lors du siège de la grande cité picarde qui s'était mise "en l'obéissance
du Roy", quoique le traité d'Arras l'eût livrée au duc Charles. Celui-ci
ouvrit les hostilités, à la tête d'une troupe puissante, et comme il s'était
logé au village de Saint-Acheul et qu'il soumettait les remparts au plus
intense bombardement, il ordonna à ses canonniers, qu'ils épargnassent la
Notre-Dame :
Le Duc de Bourgongne
(qui faisoit tirer son artillerie contre Amiens) deffendit expressément que
l'on ne tirast point contre l'église. Ce qui fut bien gardé : & tint toute
une Quaresme le Duc de Bourgongne iceluy logis. (13)
EUGENE CANSELIET
Savignies, mars 1963.
|
L'alchimiste de la cathédrale d'Amiens |
NOTES
1. Dans Trois Traitez
de la Philosophie naturelle non encore imprimez. A Paris, chez Guillaume
Marette, rue Sainct Jacques, au Gril, près Sainct Benoist, 1612, chap. III, p.
73.
2. Atalanta fugiens, hoc est, Emblemata nova de Secretis
Naturae chymica, accomodata partim oculis & intellectui, figuris eupro
incisis, adjectisque sententiis, epigrammatis & notis, partim auribus &
recreationi animi plus minus 50 fugis musicalibus trium vocum, quarum duae ad
unam simplicem melodiam distichis canendis peraptam, correspondeant non
absq(ue) singulari jucunditate videnda, legenda, meditanda, intelligenda,
dijudicanda, canenda & audienda. Authore Michaele Maiero Imperial(is)
Consistorii Comite, Med(ico) D(octore), Eq(uite) ex(empto) &c. Oppenheimii,
ex typographia Hieronymi Galleri, sumptibus Joh(annis) Theodori de Bry.
MDCXVIII.
Atalante fuyant,
c'est-à-dire les nouveaux Emblèmes chimiques touchant les Secrets de la nature,
appropriés, en partie, aux yeux et à l'intelligence, par des figures gravées sur
cuivre, des sentences, des épigrammes et des notes ajoutées : en partie, aux
oreilles et, plus ou moins, à l'amusement de l'esprit, par cinquante fugues
musicales de trois voix, dont deux correspondent à une simple mélodie
convenable aux distiques qu'il faut chanter. Non sans un singulier charme, ces
emblèmes doivent être regardés, lus, médités, compris, discernés, chantés et
entendus. Par l'auteur Michel Maier, membre du Conseil impérial, médecin,
docteur, chevalier exempté, etc. De la typographie de Jérôme Galler
d'Oppenheim. Aux frais de Jean-Théodore de Bry. 1618.
3. Super aspidem & basiliscum ambulabis ; &
conculcabis leonem & draconem.
4. Aurora Consurgens, caput XI, L'Aurore se levant, chap. XI : ... Nam sicut Basiliscus dicitur
nutriri & cibari per diversum cibum & potum, donec magnus flat &
maturus : post hoc moritur & occiditur & de ejus pulvere fiunt tunc
miracula : sic corpusculum nostrae sapientiae nutritur & augetur per aquam
permanentem, usque illud magnum & fluxibile apparebit, tunc mors eum
revelabit. Et sicut Basiliscus suo flatu & odoratu inficit animalia &
homines : sic odor nostri corporis magnesiae, perficit argentum vivum ipsumque
subito mutans de natura sua in naturam alienam...
5. On reconnaît parfaitement cet ustensile sur la verrière
en rosace de la façade occidentale à Notre-Dame de Paris.
6. Sur le quatre-feuilles, qui surmonte celui-ci et en
complète l'enseignement, l'écu est meublé de deux bouquets partant de la même
tige et conséquemment indicatifs de l'origine qui est commune à nos deux
individus philosophiques.
7. Paris, Jean Schemit, Libraire, 1926, p. 99. Nous
désapprouvons et déplorons vivement que ce premier ouvrage de notre maître,
depuis une année et nonobstant tous nos efforts, soit écoulé en tirage
photocopié, sans nombre et fort médiocre, à un prix réellement prohibitif et
qui, en continuelle augmentation, atteint maintenant 360 francs.
8. Les éditions du Cerf.
9. Le Mystère des
cathédrales, op. cit., p. 76.
10. Mutus Liber, ... authore cujus nomen est Altus — par
l'auteur de qui le nom est Altus. Il est évident que l'adjectif latin, qui veut
dire élevé, fut pris comme pseudonyme.
11. Cf., Le Mystère
des cathédrales, op. cit., p. 60.
12. Description de
l'église cathédrale d'Amiens, Amiens, 1806.
13. Les Mémoires
de Messire Olivier de la Marche, premier Maistre-d'hostel de l'archeduc
Philippe d'Austriche, comte de Flandres, nouveslement mis en lumière, par Denis
Sauvage de Fontenailles-en-Brie, historiographe du Très chrestien Roy Henry,
second de ce nom. A Lyon, par Guillaume Rouville, à l'Escu de Venise, M. D.
LXII, p. 335.