SAVORET Le Grand Oeuvre, but et moyen
LE GRAND ŒUVRE, BUT ET MOYEN
André Savoret
Il semblerait, à première vue, que l'accomplissement du
Grand Oeuvre classique - j'entends ici parler seulement de l'alchimie
métallique -, constitue le but unique et dernier du labeur de l'adepte et la
récompense de ses longs et durs travaux. Faire de l'or presque à volonté, grâce
à la Pierre, et prolonger en pleine euphorie la vie bien au-delà du terme
commun, au moyen de l'Elixir, telle est la double ambition du débutant, devant
qui s'ouvre la voie, assez épineuse, qu'il a décidé de parcourir.
Cette vue est d'autant plus répandue, qu'il est peu
d'auteurs qualifiés qui ne la confirment, explicitement ou implicitement.
Peut-être est-il permis, cependant, d'attirer l'attention
des lecteurs sur quelques textes, donnant un autre son de cloche.
A tout Seigneur, tout honneur : dans le texte de la Table
d'Emeraude, attribué à Hermès Trismégiste, il est dit, incidemment : " Ici
est l'origine d'innombrables adaptations, dont le mode est donné ci-dessus
". Dans un autre ouvrage attribué au même auteur (on ne prête qu'aux
riches), il est énoncé que toutes les sciences et tous les arts ont leur
principe dans ses aphorismes.
Mais c'est Fulcanelli qui s'est le plus ouvertement étendu
sur ce point, comme sur pas mal d'autres, avec ce souci de ne pas tromper, qui
le caractérise si hautement.
A l'occasion du passage du Mercure Commun au Mercure
Philosophal, il fait mention de l'Artifice, jamais révélé, qui en assure la
réalisation. Et il ajoute : " ... il marque le carrefour où la science
alchimique s'écarte de la science chimique. Appliqué sur d'autres corps, il
fournit, dans les mêmes conditions, autant de résultats imprévus, de substances
douées de qualités surprenantes. Cet unique et puissant moyen permet ainsi un
développement d'une envergure insoupçonnée, par les multiples éléments simples
nouveaux et les composés dérivés de ces éléments, mais dont la genèse demeure
une énigme pour la raison chimique. Cela évidemment, ne devrait pas être
enseigné. Si nous avons pénétré dans ce domaine réservé de l'hermétique, c'est
parce que nous désirions montrer 1° que l'alchimie est une science véritable,
susceptible, comme la chimie, d'extension et de progrès, et non la recette
empirique d'un secret de fabrication des métaux précieux... 4° Enfin, que les
innombrables propriétés, plus ou moins merveilleuses, attribuées en bloc par
les philosophes à la seule pierre philosophale, appartiennent chacune aux
substances inconnues obtenues en partant de matériaux et de corps chimiques,
mais traités selon la technique secrète de notre magistère. "
(Note de L.A.T. : La citation de Fulcanelli que présente
Savoret, ci-dessus, est extraite des « Demeures Philosophales »,
section IV du chapitre consacré à Louis d’Estissac. Savoret omet volontairement
les points 2° et 3° de la démonstration de Fulcanelli, qu’il juge inutiles à
son propos)
Voilà qui est enseigner beaucoup en peu de mots !
Et je n'ajouterai qu'une chose, c'est que les Druides
alchimistes possesseurs du " moyen " dont parle Fulcanelli,
l'appliquaient aussi au règne végétal. Ils tiraient par lui, du gui de chêne,
un élixir qui, préparé d'une certaine façon, constituait une véritable panacée,
ou presque, susceptible de guérir radicalement des affections aussi redoutables
que la tuberculose ou la peste. Préparée d'une façon autre, la même substance
constituait l'élixir du Savoir. Le récit de la cueillette solennelle du Gui,
telle que la relate Pline l'Ancien, et la Légende de Taliesin, se rapportent à
ces deux aspects d'un même composé.
Qu'il me soit permis de renvoyer seulement l'inquisiteur de
science à ces deux textes, fort instructifs, sans pousser l'indiscrétion
jusqu'à lui signaler où et en quoi ils le sont.
Mais, que résulte-t-il de ce qui précède ? C'est que la
réalisation du Grand Oeuvre, but apparent du labeur hermétique, n'en est au
fond que le moyen, ou, si l'on veut, la préface.
L'adeptat y débute, mais ne s'y achève pas du même coup. Le
résultat obtenu, pour magnifique qu'il soit sans conteste, n'est que
l'ouverture des portes du Temple de la vraie Gnose. Cette fin est,
incroyablement peut-être, paradoxalement en tous cas, un commencement.
Et, il faut bien admettre que ce Commencement aboutit à des
réalisations quasi indescriptibles puisque les Adeptes consommés les ont
passées sous silence ou se sont contentés d'allusions aussi brèves
qu'énigmatiques.
Mais, il va de soi qu'à ce degré, l'alchimie matérielle
rejoint l'alchimie spirituelle. Dans l'Avant-Propos de ses Essais Chimiques, le Conseiller d'Eckhartshausen s'en explique
nettement : " celui qui conçoit cette grande vérité dont parle saint Paul
: in ipso vivimus, movemur et summus, celui-là comprendra aisément que Dieu ne
laisse jamais tomber les rênes de ses mains sacrées et qu'il ne les confiera
jamais à qui n'est pas profondément uni à lui. Cette nature ne serait pas
l'oeuvre d'une Sagesse infinie, si son auteur n'avait pas pris soin, en même
temps, que sa puissance, ses secrets, ses ressorts cachés ne pussent jamais se
trouver à la portée d'autres mains que celles dont il est assuré qu'elles ne
conduiront jamais les rênes de la nature que conformément à son grand plan...
Ce serait d'ailleurs une présomption, proche du blasphême, de vouloir attribuer
à l'Etre le plus haut, la capacité d'abandonner le plus pur, le plus sacré et
le plus élevé de la nature physique à des mains profanes. Je tiens par
conséquent pour témérité véritable de vouloir atteindre la sainteté de la
nature (qui est connue de fort peu) sans s'être efforcé d'abord d'atteindre la
sainteté de la Grâce à l'intérieur. "
La distance est moins grande entre le profane et
l'hermétiste en possession de la Pierre, qu'entre cet hermétiste et l'Adepte
parfait qu'une telle possession devra faire de lui, s'il sait s'en rendre
digne.
Telle est du moins ma conviction.