LE PAPE ALCHIMISTE D’AVIGNON
Eugène Canseliet
Article paru dans le n° 46 de la revue Initiation et Science (1958)
Jean XXIII ! Ce nom ne pouvait manquer de nous frapper
immédiatement Faut-il voir dans ce choix du nouveau pape, la marque des
sentiments francophiles qu'on lui prête, ou, plus profondément, l'un de ces
intersignes, si chers à ce pauvre Villiers, annonciateur d'un réveil alchimique
de la conscience des hommes ? Certes, nous n'envisageons pas ici le vulgus
profanum d'Horace, mais l'élite des peuples, et, au sein de celle-ci, la
fraction qui, plus apparemment instruite que réellement éclairée, s'est laissée
gagner à des desseins impies et sans mesure.
Sous la noble devise "Pastor e Nauta"
("Pasteur et pilote"), que lui attribue la célèbre prophétie de saint
Malachie, le cardinal Giuseppe Roncalli est donc devenu Jean XXIII, quoique
Balthasar Cossa eût été pape, sous ce même nom, de 1410 à 1415. Celui-ci fut
déposé par le concile de Constance réuni à l'instigation de l'empereur
Sigismond, puis, après quelques années d'emprisonnement à Heidelberg, il fut
nommé, par Martin V, cardinal de Frascati et doyen du Sacré Collège.
Jean XXIII n'eût-il pas subi un destin plus tragique, s'il
n'avait su se maintenir dans sa lutte contre Louis de Bavière et si, d'autre
part, il n'avait cédé à Philippe ler de Valois, qui ne voulait rien moins que
le faire brûler vif comme hérétique ? C'est précisément notre intention de dire
quelques mots du deuxième pape d'Avignon, qui fut le successeur de Clément V,
ce complice de Philippe le Bel dans la féroce et sanglante persécution exercée
contre l'Ordre du Temple. Le Souverain Pontife, appelé à comparaître, dans les
40 jours, devant le tribunal de Dieu, par Jacques Molay enchaîné sur le bûcher,
était mort en effet le 12ème jour des calendes de mai. Quant au roi de France,
également assigné par le Grand Maître avant la fin de la même année 1314, il
périt à son tour le 29 novembre.
Partisan des Templiers et leur fidèle défenseur dans les
conciles, Jacques d'Euse avait peut-être recueilli auprès d'eux les connaissances
secrètes qu'il est historiquement difficile de lui contester, à moins qu'il ne
les eût acquises au contact d'Arnauld de Villeneuve et de Raymond Lulle,
pendant ses séjours à Montpellier et à Paris, alors que la science hermétique
florissait dans ces universités à l'égal de la médecine et du droit canon. Le
moine cordelier François Pagi est formel à ce sujet, qui déclare dans son Inventaire historico-chronologico-critique
des actes des Pontifes romains :
«Jean a traité aussi,
en langue latine, l'art transmutatoire des métaux, lequel ouvrage a été mis en
français par un auteur incertain. » (1)
Nous n'avons jamais vu, dans l'édition latine, L'Elixir des Philosophes et L'Art transmutatoire du pape Jean XXII envisagés
par Pagi, mais nous les connaissons dans leur traduction française du XVIe
siècle, que le libraire Emile Nourry offrait, sur l'un de ses catalogues de
1913, pour la somme de six francs. Nous prîmes, voilà bien longtemps, à la page
de garde de l'exemplaire de Fulcanelli, cette indication qui, nonobstant
l'avilissement monétaire, porte vraiment à rêver aujourd'hui. Notons que, comme
par hasard, ce volume qui, à la Bibliothèque Nationale, figurait au service
ordinaire des Imprimés, sous la cote R 27.364, vient de passer en Réserve avec
le numérotage R 618 (1-3).
Le même François Pagi nous parle du fameux et fantastique
trésor que Jean XXII hissa derrière lui, dans les caves de son palais
d'Avignon. Exactement, « dix-huit millions de florins d'or en monnaie frappée
et la valeur de sept millions de pierres précieuses, de vases d'église et
d'objets sacrés de mobilier. » (« pecuniam cusam fuisse octodecim millionum
florenorum auri, valorem gemmarum ac vasorum ecclesiasticum sacraque
supellectilis septem millionum. ») Est-ce bien tout ? Que devinrent les énormes
lingots (rouleaux), pesant chacun un quintal, dont Jean XXII fait mention, dès
le premier paragraphe de son Art transmutatoire ?
« Or commence le livre d'Alchimie que le pape Jean fit
ouvrer en Avignon, duquel ouvrage il en avoit 200 roollez d'un chacun pesant un
quintal. »
Deux cents quintaux ! Ce qui faisait 20.000 livres
anciennes, dont il est facile de calculer le montant, au XVIIe siècle, puisque
Lenglet-Dufresnoy observe que l'or valait, à son époque, 500 livres (monnaie)
au marc (2). Comme le marc pesait la moitié de la livre, c'est-à-dire huit
onces, cela atteignait la somme prodigieuse de vingt millions de livres. Il
apparaîtrait, en résumé, qu'on eût seulement avoué le métal précieux converti
en numéraire et en orfèvrerie du culte, et qu'on s'en fût tenu au chiffre -
officiel, dirons-nous - que François Nouguier, avant Pagi, indiquait dans son Histoire chronologique de l'Eglise, Evesques
et Archevesques d'Avignon, imprimé en cette ville, l'an 1660 :
« Le 4 decembre 1334. Le pape Jean XXII mourut en Avignon
nonagenaire à ce qu'on escrit, outre tant de belles choses qu'il avoit fait à
l'avantage de l'Eglise, il la laissa riche de vingt-cinq millions d'or, il fut
porté dans la metropolitaine & mis dans ce beau & superbe sepulchre à
la chapelle aujourd'huy dite de S. Ioseph ioignant la sacristie. » (3)
Hélas ! Le vandalisme révolutionnaire, qui se déchaîna
furieusement sur la cathédrale avignonnaise, n'a laissé, de la sépulture, que
le vestige délabré permettant, toutefois, d'en imaginer toute l'ancienne
splendeur. Déjà ce monument ne se trouvait plus à sa place primitive en 1793,
puisque 44 années plus tôt, le « Seigneur Archevêque » avait ordonné son
déplacement, avec l'ouverture préalable du sarcophage, de laquelle le
procès-verbal constitue un chef-d'oeuvre du genre, quant à l'abondance et à la
précision des détails. On en peut lire la minute originale chez l'actuel
notaire d'Avignon, successeur lointain de maître Poncet, qui enregistra l'acte
le 8 mars 1759. Ce fut, d'ailleurs, l'occasion de constater que le cercueil de
bois avait été ouvert du côté de la tête ; que cela avait entraîné la
destruction du chêne qui était sculpté sur la pierre extérieure et qui, se
répétant à l'autre extrémité, formait de la sorte une double clef de fermeture.
Nous nous devons de souligner que ce chêne symbolique se montre, pour
l'alchimiste, un sujet de profonde réflexion, dont on trouvera les précieux
éléments dans Les Demeures Philosophales
de Fulcanelli.
Les assistants dégagèrent le corps qui « etoit enveloppé
dans une forte toile et entouré de cordes de long en long et par travers », et
le chanoine Molière put alors retirer du doigt de l'illustre défunt une lourde
bague en or pur retenant une grosse émeraude « dont le brillant avoit été
entierement obscurci par le baume et les autres ingrediens qui avoient servi à
embaumer le corps ».
Evidemment, il ne s'agissait pas d'une émeraude naturelle,
dont les plus beaux spécimens sont fréquemment logés dans une gangue de
calcaire pathique ou bitumeux. Le silicate double d'alumine et de glucinium
n'eût pas souffert des aromates divers utilisés pour l'embaumement En
conséquence, c'est l'émeraude des philosophes, selon nous, que le pape
alchimiste voulut conserver au doigt, pour sa lente et nécessaire désagrégation
matérielle, dans la paix du tombeau. Car si Jacques d'Euse parvint à la pierre
physique de transmutation métallique et de création des gemmes, il ne reçut pas
le don de la Pierre Philosophale ou Médecine Universelle. C'est bien ce qui
appert du passage de L'Art transmutatoire,
que le lecteur trouvera à la suite de la présente étude et qui ne laisse aucun
doute que l'ancien archevêque d'Avignon s'adonna avec passion à la recherche
spagyrique. Parmi les procédés réunis dans ce traité, le moins remarquable
n'est certes pas de découvrir, par exemple, celui de la préparation de
l'acétone ou esprit pyroacétique, tel qu'il figure encore dans nos plus
modernes manuels de chimie et que l'on dit avoir été entrevu par Courtenvaux,
seulement en 1754 :
« Prenez, nous dit Jean XXII, de tres-fort vinaigre, quatre
livres, de chaulx blanche, deux livres, & les meslez ensemble, & les
laissez par quatre jours, & le quint jour mettez ces choses en alembic de
verre & distillez, & gardez bien l'eau. »
Mais ce serait une erreur de penser que Jacques d'Euse eût
méconnu le Grand Œuvre, et, conséquemment, qu'il eût négligé de pratiquer les
délicates opérations de l'Agriculture céleste. Le cristal de vitriol, que
retenait le chaton de son anneau, le prouve, comme le proclame la couronne qu'il
fit ajouter à sa tiare de Pontife. On sait que ce bonnet, dénommé encore
tri-règne, présente ainsi la forme d'un oeuf, qu'il est ceint de trois cercles
d'or ouvragés et qu'il est surmonté d'un petit globe crucifère. Si l'on ajoute
à cette coiffure solennelle les deux clefs complémentaires du pouvoir
pontifical, on obtient le symbole hermétique le plus complet et le plus
lumineux.
DE SUTORE OSSEO
Du savetier d'Ossa !
Est-ce bien ce que saint Malachie voulut annoncer à l'intention de Jean XXII ?
La substitution d'une voyelle était si tentante, dans son résultat certain de
dénigrement ! Lisons plutôt, afin que tout s'éclaire :
DE SATORE OSSEO
Du semeur d'Ossa.
Pour nous, la portée philosophique est grande, avec ce vocable qu'on retrouve
dans le carré magique et qui désigne aussi l'artisan, le père, le créateur. Le
succès que rencontra le Saint Père au bout de ses manipulations lui suscita la
crainte que de telles études se répandissent, et le plaça devant le danger des
graves désordres sociaux que pourraient déclencher de trop imprudents
bénéficiaires. Il faut voir là, au demeurant, la raison de la bulle Spondent pariter, qu'il fulmina contre
les physiciens et les souffleurs.
Eugène Canseliet
Savignies, ce 19 novembre 1958
NOTES
(1) Breviarium historico-choronologico-criticum de gestis Romanorum Pontificum, Antverpieae, J. van der Hart, 1727, tomus IV : Johannes scripsit quoque latino sermone artem mettalorum transmutatoriam, quod opus prodiit gallice, incerto translatore.
(2) Histoire de la Philosophie Hermétique, Paris, 1742, tome 1, p. 190.
(3) Page 107.