GOETHE Le Serpent Vert.*
LE SERPENT VERT
Goethe
1795
Introduction
Qui ne connaît Goethe ?
Johann Wolfgang von Goethe est né le 28 août 1749 à
Francfort, et est mort le 22 mars 1832 à Weimar. Romancier, dramaturge, poète, théoricien de
l'art et homme d'État, féru de sciences, il a pris place dans le panthéon des figures marquantes
de notre civilisation.
Ce que l’on connaît moins de Goethe est sa passion pour l’alchimie.
Comme nombre de lettrés, savants, princes ou ecclésiastiques de son temps,
Goethe, initié à la loge maçonnique « Amalia » en 1780, s’intéresse à
l’ésotérisme et plus particulièrement à l’Art d’Hermès.
Son Faust, qui
inspira plusieurs compositeurs (Beethoven, Berlioz, Liszt, Schubert, Schumann,
Gounod, Moussorgski, Wagner, Mahler, Stravinsky ou encore Prokofiev), est en
somme un « drame alchimique »…
Dans un conte intitulé Le
Serpent Vert, Goethe nous livre également quelques aperçus, très directs,
de sa connaissance du Grand Œuvre alchimique.
On le constatera par exemple dans l’extrait suivant de ce
conte :
En cet instant,
l’autour, qui portait le miroir, vint planer au-dessus du dôme, et, recueillant
la lumière du soleil, il la dirigea sur le groupe placé à l’autel. Le roi, la
reine et ses dames d’honneur parurent, dans la voûte sombre du temple, éclairés
d’une lumière céleste, et tout le peuple se prosterna la face contre terre.
Extrait que l’on rapprochera d’une remarque d’Eugène
Canseliet :
Peut-être cet appareil
titanesque (le cyclotron) expliquera-t-il le miracle que l'alchimiste provoque
sans le comprendre, et qui revient simplement à capter, avec le miroir idoine,
ce fluide universel, appelé, dans la terminologie scientifique moderne,
rayonnement cosmique.
(in "Les alchimistes et le fluide universel",
article paru dans le n° 2 de la revue "Atlantis" en 1946)
On notera encore, pour conclure cette brève introduction,
que le fluide universel qu’évoque Canseliet est associé à la couleur verte, et
que le miroir si présent dans ce conte, aurait bien quelque accointance plus
que symbolique avec l’astre lunaire…
L.A.T.
Frontispice de l'Ars Magna Lucis et Umbrae
d'Athanase Kircher
LE SERPENT VERT
Johann Wolfgang von Goethe
Conte (1795)
Johann Wolfgang von Goethe, « Entretiens d’émigrés allemands
: Conte »
Œuvres de Goethe, tome VII : « Les années de voyage »
Traduction par Jacques Porchat
Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1860
Au bord de la grande rivière, qu’une forte pluie avait
enflée et fait déborder, le vieux passeur était couché dans sa petite cabane,
fatigué des travaux de la journée, et il dormait. Au milieu de la nuit,
quelques voix retentissantes l’éveillèrent : des voyageurs demandaient à passer
l’eau.
Lorsqu’il fut sorti devant sa porte, il vit se balancer sur
sa nacelle amarrée deux grands feux follets, qui lui assurèrent qu’ils étaient
fort pressés et qu’ils voudraient être déjà sur l’autre bord. Le vieillard
n’hésita point ; il démarra, et, avec son habileté accoutumée, il traversa le
fleuve, tandis que les étrangers chuchotaient ensemble dans une langue inconnue
et très-rapide, et poussaient, par intervalles, des éclats de rire, en sautant
çà et là, tantôt sur les bords et les bancs, tantôt sur le fond de la barque.
« La barque chancelle, cria le vieillard, et, si vous ne
restez tranquilles, elle peut chavirer. Asseyez-vous, feux follets ! »
À cette invitation, ils partirent d’un grand éclat de rire,
se moquèrent du vieillard et s’agitèrent plus encore qu’auparavant. Il souffrit
patiemment leur impertinence et ne tarda pas à toucher l’autre bord.
« Voilà pour votre peine ! crièrent les voyageurs ; et,
tandis qu’ils se secouaient, beaucoup de brillantes pièces d’or tombèrent dans
l’humide nacelle.
- Au nom du ciel, que faites-vous ? dit le vieillard ; vous
serez pour moi la cause du plus grand malheur. Si une pièce d’or était tombée
dans l’eau, le fleuve, qui ne peut souffrir ce métal, se serait soulevé en
vagues épouvantables, qui auraient englouti et la barque et moi. Et qui sait ce
qui serait arrivé ? Reprenez votre or.
- Nous ne pouvons rien reprendre de ce que nous avons semé
en nous secouant.
- Ainsi vous me donnez encore la peine de les ramasser, de
les porter à terre et de les enfouir, » dit le vieillard en se baissant et
recueillant les pièces d’or dans son bonnet.
Les feux follets s’étaient élancés hors de la barque, et le
vieillard s’écria :
« Et mon salaire ?
- Celui qui n’accepte pas l’or peut travailler gratis,
répondirent les feux follets.
- Vous devez savoir qu’on ne peut me payer qu’avec les
fruits de la terre.
- Avec les fruits de la terre ? Nous les dédaignons et n’en
avons jamais mangé.
- Cependant je ne puis vous laisser aller que vous ne m’ayez
promis de m’apporter trois choux, trois artichauts et trois gros oignons. »
Les feux follets voulurent s’esquiver en badinant, mais ils
se sentirent enchaînés au sol d’une manière incompréhensible. C’était la plus
désagréable sensation qu’ils eussent jamais éprouvée. Ils promirent de satisfaire
bientôt à la demande du passeur : il les laissa partir et quitta le bord.
Il était déjà bien loin, quand les feux follets lui crièrent
:
« Vieillard, vieillard, écoute ! nous avons oublié le plus
important. »
Il ne les entendit point. Il s’était laissé emporter plus
bas par le courant, sur la même rive, où il voulait cacher cet or dangereux
dans une place montueuse, que l’eau ne pût jamais atteindre. Il trouva, entre
deux grands rochers, une vaste crevasse : il y versa l’or et repassa la rivière.
Dans cette crevasse se trouvait le beau serpent vert, qui
fut tiré de son sommeil par le tintement de l’or qui tombait. Il vit à peine
les pièces brillantes qu’il les avala sur-le-champ de grand appétit, cherchant
soigneusement toutes celles qui s’étaient dispersées dans les buissons et dans
les fentes du rocher.
À peine les eut-il avalées qu’il sentit, avec l’impression
la plus agréable, l’or se fondre dans ses entrailles et se répandre dans tout
son corps, et, à sa grande joie, il s’aperçut qu’il était devenu lumineux et
transparent. On lui avait longtemps assuré que ce phénomène était possible ;
toutefois, comme il doutait que cette lumière durât longtemps, la curiosité et
le désir de prendre ses précautions pour l’avenir le poussèrent hors du rocher
pour découvrir qui pouvait avoir versé ce bel or dans la crevasse. Il ne trouva
personne, mais il prit beaucoup de plaisir à s’admirer lui-même, comme il
rampait à travers le gazon et les broussailles, et à voir l’agréable lumière
qu’il répandait parmi la fraîche verdure. Toutes les feuilles semblaient être
d’émeraude, toutes les fleurs magnifiquement illuminées. Il traversa
inutilement la sauvage solitude ; mais son espoir augmenta, lorsqu’il arriva
dans la plaine et qu’il vit de loin une clarté qui était semblable à la sienne.
« Je trouve enfin mon pareil ! » s’écria-t-il, et il courut de ce côté. Il ne
s’arrêta pas à la difficulté de ramper à travers le marais et les roseaux ; en
effet, bien qu’il vécût de préférence dans les sèches prairies des montagnes et
les profondes crevasses des rochers ; qu’il aimât à se nourrir de plantes
aromatiques, et qu’il apaisât d’ordinaire sa soif avec la douce rosée et les
eaux des sources fraîches pour l’amour de cet or chéri, et dans l’espoir de la
magnifique lumière, il aurait entrepris tout ce qu’on lui aurait demandé.
Enfin il arriva très-fatigué dans un marécage où nos deux
feux follets jouaient de place en place. Il marcha droit à eux, les salua, en
se félicitant de trouver de si agréables seigneurs de sa parenté. Les feux
follets glissèrent auprès de lui et sautèrent par-dessus, en riant à leur
manière.
« Notre cousin, lui dirent-ils, bien que vous soyez de la
ligne horizontale, cela n’y fait rien : nous ne sommes cousins qu’en apparence
; voyez en effet (ici les deux flammes s’allongèrent en pointe, aux dépens de
la largeur, autant qu’il leur fut possible), voyez comme cette longueur svelte
nous va bien, à nous autres seigneurs de la ligne verticale. Sans vous
offenser, mon ami, dites-nous quelle famille peut se vanter de cet avantage…
Depuis qu’il existe des feux follets, aucun ne s’est encore assis ni couché. »
Le serpent se sentait fort mal à son aise en présence de ces
parents car, si haut qu’il levât la tête, il se sentait obligé de la recourber
vers la terre pour avancer, et si, auparavant, il avait pris, à se voir dans la
forêt sombre, un plaisir extraordinaire, en présence de ses cousins, son éclat
lui semblait diminuer à chaque moment ; il craignait même qu’il ne finît par
s’effacer.
Dans cet embarras, il demanda bien vite si Leurs Seigneuries
ne pourraient lui apprendre d’où provenait cet or brillant qui était tombé
récemment dans la fente du rocher : il soupçonnait que c’était une pluie d’or
qui tombait directement du ciel. Les feux follets se secouèrent en riant, et
firent pleuvoir autour d’eux une quantité de pièces d’or. Le serpent se jeta
dessus pour les avaler.
« Régalez-vous, notre cousin, lui dirent les gentils
seigneurs, nous pouvons vous en servir davantage. »
Ils se secouèrent quelques fois encore, avec une grande
vivacité, en sorte que le serpent ne pouvait qu’à peine avaler assez vite la
précieuse nourriture. Son éclat augmentait visiblement ; il brillait d’une
manière vraiment admirable, tandis que les feux follets étaient devenus assez
maigres et petits, sans perdre toutefois le moins du monde leur joyeuse humeur.
« Je vous suis éternellement obligé, dit le serpent, en
reprenant haleine après son repas ; demandez-moi ce que vous voudrez, je ferai
pour vous tout ce qui sera en mon pouvoir.
- Fort bien ! s’écrièrent les feux follets. Dis-nous où
demeure le Beau Lis. Conduis-nous aussi vite que possible au palais et au
jardin du Beau Lis. Nous mourons d’impatience de nous jeter à ses pieds.
- Je ne puis vous rendre ce service sur-le-champ, dit le
serpent, en poussant un soupir. Le Beau Lis demeure, par malheur, de l’autre
côté de l’eau.
- De l’autre côté ! Et nous nous faisons passer dans cette
nuit orageuse ! Maudite rivière, qui nous sépare ! Ne pourrait-on rappeler le
vieux batelier ?
- Ce serait prendre une peine inutile, répondit le serpent :
en effet, quand même vous le trouveriez sur cette rive, il ne pourrait vous
prendre dans sa barque : il doit passer les gens de ce côté-ci et jamais de
l’autre.
- Nous voilà dans de beaux draps ! N’y a-t-il donc pas
d’autre moyen de traverser la rivière ?
- Quelques-uns encore, mais non dans ce moment : moi-même,
je puis passer Vos Seigneuries, mais seulement à midi.
- C’est une heure où nous ne voyageons guère.
- Eh bien, vous pourrez passer, le soir, sur l’ombre du
géant.
- Comment cela ?
- Le grand géant, qui ne demeure pas loin d’ici, ne peut
rien faire avec son corps ; ses mains ne sauraient soulever un brin de paille,
ses épaules, porter un fagot de ramilles ; mais son ombre peut beaucoup ; elle
peut tout. C’est pourquoi il n’est jamais plus puissant qu’au lever et au
coucher du soleil. On peut donc se mettre, le soir seulement, sur le cou de son
ombre ; alors le géant s’approche doucement de la rive, et l’ombre porte le
voyageur sur l’autre bord. S’il vous plaît de vous rencontrer à midi à ce coin
du bois, où les buissons épais descendent jusqu’à la rive, je pourrai vous
passer et vous présenter au Beau Lis ; si vous craignez la chaleur de midi,
vous n’avez qu’à chercher, vers le soir, le géant dans ce creux de rocher il se
montrera sans doute complaisant. »
Les jeunes seigneurs s’éloignèrent en faisant un léger
salut, et le serpent fut charmé d’en être délivré, soit pour jouir de sa
lumière, soit pour satisfaire un désir curieux, qui le tourmentait depuis
longtemps d’une façon singulière.
Dans les fentes des rochers, où il rampait souvent çà et là,
il avait fait quelque part une singulière découverte car, bien qu’il fût obligé
de ramper sans lumière à travers ces abîmes, il pouvait fort bien distinguer
les objets au moyen du tact. Il était accoutumé à ne trouver partout que des
produits irréguliers de la nature ; tantôt il se glissait à travers les pointes
des grands cristaux, tantôt il sentait les angles et les filets de l’argent
natif, et apportait au jour telle ou telle pierrerie ; mais, à sa grande
surprise, il avait aperçu, dans un rocher fermé de toutes parts, des objets qui
trahissaient la main industrieuse de l’homme, des parois polies auxquelles il
ne pouvait grimper, des arêtes aiguës et régulières, des colonnes élégantes,
et, ce qui lui paraissait le plus étrange, des figures humaines, autour
desquelles il s’était enroulé plus d’une fois, et qu’il croyait être du bronze
on du marbre extrêmement poli. Toutes ces découvertes, il désirait les observer
enfin avec le sens de la vue, et constater ce qu’il ne faisait encore que
soupçonner. Il se crut en état d’éclairer par sa propre lumière cette
merveilleuse voûte souterraine, et se flattait de parvenir à connaître
parfaitement ces objets singuliers. Il courut et découvrit bientôt, en suivant
la route ordinaire, la fente par laquelle il avait coutume de se glisser dans
le sanctuaire.
Quand il se trouva dans ce lieu, il regarda autour de lui
avec curiosité, et, bien que sa lumière ne pût éclairer tous les objets de la
rotonde, les plus proches devinrent assez distincts pour lui. Il leva les yeux
avec étonnement et respect vers une niche brillante, dans laquelle était érigée
la statue d’or pur d’un roi vénérable. Par la dimension, la statue surpassait
la taille humaine, mais la forme annonçait un homme petit plutôt que grand. Son
corps bien fait était enveloppé d’un simple manteau, et une couronne de chêne
ceignait sa chevelure.
À peine le serpent avait-il considéré cette vénérable image,
que le roi se mit à parler et dit :
« D’où viens-tu ?
- Des cavernes où l’or demeure, répondit le serpent.
- Qu’y a-t-il de plus beau que l’or ? dit le roi.
- La lumière.
- Qu’y a-t-il de plus agréable que la lumière ?
- La parole. »
Pendant cet entretien, le serpent avait lorgné de côté, et
avait vu, dans la niche voisine, une autre statue magnifique. Dans cette niche
était assis un roi d’argent, de taille haute et assez menue ; son corps était
couvert d’un riche vêtement ; il portait la couronne, la ceinture et le sceptre
orné de pierreries ; sur son visage paraissait la sérénité de l’orgueil, et il
se disposait à parler, lorsqu’une veine sombre, qui s’étendait sur la muraille
de marbre, devint tout à coup brillante, et répandit dans tout le temple une
agréable lumière. À cette clarté, le serpent vit le troisième roi, qui était de
bronze et d’une taille puissante ; il était assis et s’appuyait sur une massue
; il était couronné de lauriers, et semblait moins un homme qu’un rocher. Le
serpent voulait en observer un quatrième, qui était le plus éloigné de lui,
mais la muraille s’ouvrit, et la veine lumineuse vibra comme un éclair et
disparut.
Un homme de moyenne taille, qui s’avança, attira sur lui
l’attention du serpent. Il était habillé à la paysanne et portait à la main une
petite lampe, dont la flamme paisible faisait plaisir à voir, et qui éclairait
tout le dôme merveilleusement, sans projeter aucune ombre.
« Pourquoi viens-tu quand nous avons de la lumière ? dit le
roi d’or.
- Vous savez que je ne dois pas éclairer l’obscurité.
- Mon règne finira-t-il ? demanda le roi d’argent.
- Tard ou jamais, » repartit le vieillard.
Le roi d’airain prit la parole d’une voix forte :
« Quand me lèverai-je ?
- Bientôt.
- Avec qui dois-je faire alliance ?
- Avec tes frères aînés.
- Que deviendra le plus jeune ?
- Il s’assiéra.
- Je ne suis pas fatigué, » cria le quatrième roi, d’une
voix rude et saccadée.
Pendant cet entretien, le serpent s’était promené doucement
dans le temple ; il avait tout observé, et il put voir de près le quatrième
roi. Il était debout, appuyé contre une colonne, et sa taille remarquable était
plutôt lourde que belle. Le métal dont il était formé ne se pouvait distinguer.
Considéré attentivement, c’était un mélange des trois métaux dont ses frères
étaient faits. Mais ces matières semblaient ne s’être pas bien mêlées dans la
fonte ; des veines d’or et d’argent couraient irrégulièrement à travers la
masse de bronze et donnaient à la statue un aspect désagréable.
Cependant le roi d’or dit au vieillard :
« Combien sais-tu de secrets ?
- Trois.
- Quel est le plus important ? dit le roi d’argent.
- Celui qui est manifeste.
- Veux-tu nous le révéler ? demanda le roi de bronze.
- Aussitôt que je saurai le quatrième.
- Que m’importe ? murmura à part soi le roi mélangé.
- Je sais le quatrième, dit le serpent, qui s’approcha du
vieillard, et lui chuchota quelques mots à l’oreille.
- Le moment est venu ! » s’écria le vieillard d’une voix
forte.
Le temple retentit, les statues de métal résonnèrent, et, à
l’instant même, le vieillard s’enfonça vers l’occident, le reptile vers
l’orient, et chacun d’eux traversa avec une grande vitesse les fentes des
rochers.
Toutes les avenues par lesquelles le vieillard passa se
remplirent d’or sur sa trace, car sa lampe avait la merveilleuse propriété de
changer toutes les pierres en or, tout le bois en argent, les bêtes mortes en
pierres précieuses, et d’anéantir tous les métaux. Mais, pour produire cet
effet, il fallait qu’elle éclairât toute seule ; s’il se trouvait auprès d’elle
une autre lumière, la lampe répandait seulement une belle clarté, qui
réjouissait tous les êtres vivants.
Le vieillard arriva dans sa cabane, bâtie au pied de la
montagne, et il trouva sa femme dans la plus grande affliction. Elle était
assise près du feu, et pleurait et ne pouvait se consoler.
« Que je suis malheureuse ! s’écria-t-elle. Ah ! je ne
voulais pas te laisser sortir aujourd’hui.
- Qu’est-il arrivé ? dit le vieillard fort tranquillement.
- Je venais de partir, dit-elle en sanglotant, quand deux
turbulents voyageurs ont paru devant la porte. Je les laisse entrer
imprudemment. Ils semblaient des gens honnêtes et polis. Ils étaient vêtus de
flammes légères : on les aurait pris pour des feux follets. À peine sont-ils
dans la maison, qu’ils commencent à m’adresser effrontément mille cajoleries,
et deviennent si pressants que j’ai honte d’y penser.
- Bon ! Ces messieurs ont plaisanté sans doute, dit le
vieillard en souriant : vu ton âge, ils ont dû s’en tenir à la simple
politesse.
- Mon âge ! mon âge ! reprit la femme. Faudra-t-il que
j’entende toujours parler de mon âge ? Quel est donc mon âge ? … Simple
politesse ! … Je sais ce que je sais. Regarde autour de toi l’aspect de ces
murs ; regarde ces vieilles pierres, que je n’avais pas vues depuis cent ans !
Ils ont léché tout l’or du haut en bas, tu ne saurais croire avec quelle
célérité, assurant toujours qu’il avait beaucoup meilleur goût que de l’or
commun. Quand ils eurent bien nettoyé les murs, ils parurent de très-bonne
humeur, et certes ils étaient devenus en peu de temps beaucoup plus grands,
plus gros et plus brillants. Alors ils recommencèrent leurs agaceries, ils me
caressèrent de nouveau, m’appelaient leur reine ; ils se secouèrent, et une
quantité de pièces d’or tombèrent autour d’eux. Vois comme elles brillent
encore sous le banc. Mais quel malheur ! Notre Mops en a mangé quelques-unes,
et le voilà mort vers la cheminée, le pauvre animal. Je ne puis m’en consoler.
Je ne m’en suis aperçue qu’après leur départ : autrement je n’aurais pas promis
de payer leur dette chez le passeur.
- Quelle dette ?
- Trois têtes de choux, trois artichauts et trois oignons.
J’ai promis de les porter à la rivière dès qu’il fera jour.
- Tu peux bien leur faire ce plaisir : dans l’occasion, ils
nous serviront à leur tour.
- S’ils nous serviront, je l’ignore, mais ils l’ont promis
et juré. »
Cependant le feu de la cheminée avait fini de brûler ; le
vieillard couvrit les charbons d’une épaisse couche de cendres ; il mit de côté
les pièces d’or étincelantes, et dès lors sa petite lampe brilla seule de tout
son éclat : les murs se revêtirent d’or, et Mops était devenu le plus bel onyx
que l’on pût imaginer. Les nuances de noir et de brun de la pierre précieuse en
faisaient l’oeuvre d’art la plus remarquable.
« Prends la corbeille, dit le vieillard, et places-y l’onyx
; prends ensuite trois têtes de choux, trois artichauts et trois oignons,
place-les alentour et porte-les à la rivière. Vers midi, fais-toi passer par le
serpent et va rendre visite au Beau Lis ; porte lui l’onyx ; le Lis lui rendra
la vie par son attouchement, comme par son attouchement il tue toute chose
vivante. Il aura dans le chien un fidèle compagnon. Dis-lui de ne pas
s’affliger ; sa délivrance approche. Il peut considérer le plus grand malheur
comme le plus grand bonheur, car le moment est venu.
La vieille prépara sa corbeille, et, quand le jour parut,
elle se mit en chemin. Le soleil levant projetait ses rayons par-dessus la
rivière, qui brillait dans le lointain ; la femme cheminait à pas lents, car la
corbeille pesait sur sa tête, et ce n’était pas l’onyx qui la fatiguait ainsi ;
toute chose morte qu’elle portait, elle ne la sentait pas, et même la corbeille
tendait alors à s’élever et flottait sur sa tête mais des légumes frais ou un
petit animal vivant étaient pour elle une charge extrêmement pesante. Elle
avait cheminé quelque temps avec fatigue, lorsqu’elle s’arrêta soudain tout
effrayée : elle avait failli marcher sur l’ombre du géant, qui s’étendait,
par-dessus la plaine, presque jusqu’à ses pieds. À ce moment, elle vit sortir
de l’eau l’énorme géant, qui s’était baigné dans la rivière, et elle ne savait
comment l’éviter. Aussitôt qu’il aperçut la vieille, il se mit à la saluer en
badinant, et les mains de son ombre se portèrent sur la corbeille. Avec adresse
et légèreté, elles enlevèrent un chou, un artichaut et un oignon, et les
présentèrent à la bouche du géant, qui remonta ensuite le long de la rivière et
laissa à la femme le passage libre.
Elle se demanda si elle ne devrait pas retourner chez elle
et prendre dans son jardin de quoi remplacer les légumes qui manquaient, et,
toujours indécise, elle poursuivait son chemin, en sorte qu’elle arriva bientôt
sur la rive du fleuve. Elle resta longtemps assise, attendant le batelier,
qu’elle vit enfin approcher, traversant la rivière avec un singulier voyageur.
Un noble et beau jeune homme, qu’elle ne pouvait assez regarder, descendit de
la barque.
« Qu’apportez-vous ? dit le vieillard.
- Ce sont les légumes que vous doivent les feux follets,
dit-elle, en produisant sa marchandise. »
Quand le batelier n’en trouva que deux de chaque espèce, il
se fâcha, et assura qu’il ne pouvait les recevoir. La femme le supplia, lui
représenta qu’elle ne pouvait alors se rendre chez elle, et que le fardeau l’incommoderait
dans le chemin qu’elle avait à faire. Il persista dans son refus, assurant même
que la chose ne dépendait pas de lui.
« Ce qui me revient, je dois le laisser sans y toucher
pendant neuf heures, et je ne dois rien accepter sans en donner le tiers à la
rivière. »
Après bien des paroles échangées, le vieillard dit enfin :
« Il reste un moyen : engagez-vous envers la rivière,
consentez à vous reconnaître sa débitrice, et je prendrai les six pièces pour
moi ; mais la chose offre quelque danger.
- Si je tiens ma parole, je ne cours cependant aucun danger
?
- Pas le moindre. Plongez votre main dans la rivière, et
promettez de payer votre dette dans les vingt-quatre heures. »
La vieille fit ce qu’on lui disait, mais quel ne fut pas son
effroi, quand elle retira de l’eau sa main noire comme le charbon ! Elle fit au
vieillard les plus vifs reproches, assura que ses mains avaient toujours été ce
qu’elle avait de plus beau dans sa personne, et que, malgré un travail pénible,
elle avait su conserver à ces nobles membres leur blancheur et leur grâce. Elle
regardait sa main avec une grande douleur, et s’écria, d’une voix désespérée :
« Voici qui est pire encore ! Je vois qu’elle a beaucoup
maigri : elle est beaucoup plus petite que l’autre.
- C’est encore une simple apparence, dit le vieillard ;
cependant, si vous ne tenez pas votre parole, cela peut devenir une réalité. La
main diminuera peu à peu et finira par disparaître entièrement, sans que vous
en perdiez l’usage ; elle remplira toujours son office, seulement personne ne
la verra.
- J’aimerais mieux, reprit la vieille, ne pouvoir pas m’en
servir, et qu’on ne s’en aperçût pas. Mais peu importe je tiendrai ma parole
pour être bientôt délivrée de cette peau noire et de cette inquiétude. »
Là-dessus elle se hâta de prendre la corbeille, qui se plaça
d’elle-même sur sa tête, et planait librement dans l’air, puis elle suivit,
d’un pas leste, le jeune homme, qui, plongé dans ses rêveries, cheminait
doucement sur la rive.
Sa belle tournure et son singulier costume avaient fait sur
la vieille une profonde impression. Il avait la poitrine couverte d’une
brillante cuirasse, sous laquelle sa taille se mouvait avec grâce ; sur ses
épaules se déployait un manteau de pourpre, et ses cheveux bruns flottaient en
boucles élégantes autour de sa tête nue ; son beau visage était exposé aux
rayons du soleil, ainsi que ses pieds bien modelés. Il cheminait sans
chaussure, d’un pas tranquille, sur le sable brûlant ; une tristesse profonde
semblait émousser chez lui toutes les impressions des sens.
La vieille bavarde tâcha d’engager avec lui la conversation
; mais il ne lui fit que des réponses brèves, si bien qu’en dépit des beaux
yeux du jeune homme, elle se lassa enfin de lui adresser la parole, et prit
congé de lui en disant :
« Vous allez trop lentement pour moi, monsieur ; il ne faut
pas que je tarde un moment à traverser la rivière sur le serpent vert, et à
porter au Beau Lis le magnifique présent de mon mari. »
À ces mots, elle poursuivit son chemin à grands pas, et le
jeune homme, prenant une allure aussi prompte, se hâta de suivre sa trace.
« Vous allez vers le Beau Lis ! s’écria-t-il ; alors notre
but est le même. Quel est ce présent que vous lui portez ?
- Monsieur, répliqua la femme, il n’est pas convenable, après
avoir éludé mes questions par vos monosyllabes, de me demander mes secrets avec
tant de vivacité. S’il vous plaît de faire un échange et de me raconter vos
aventures, je ne vous cacherai pas qui je suis et quel est mon présent. »
Ils furent bientôt d’accord ; la femme lui raconta son
histoire et celle du chien, et lui fit ensuite admirer ce merveilleux cadeau.
Il tira aussitôt de la corbeille ce chef-d’oeuvre de la
nature, et prit dans ses bras Mops, qui semblait dormir doucement.
« Heureux animal, dit-il, tu seras touché de ses mains ; tu
seras animé par elle, tandis que les vivants doivent la fuir pour ne pas
éprouver un triste sort. Mais que dis-je, triste ! N’est-il pas beaucoup plus
douloureux et plus pénible d’être paralysé par sa présence, qu’il ne le serait
de mourir par ses mains ? Regarde-moi, dit-il à la vieille, vois quelles
extrémités je dois souffrir à l’âge où je suis ! Cette cuirasse que j’ai portée
avec honneur à la guerre, cette pourpre que je cherchais à mériter par un sage
gouvernement, le sort me les a laissées, l’une, comme un poids inutile,
l’autre, comme une parure insignifiante. La couronne, le sceptre et le glaive
me sont ravis ; je suis d’ailleurs aussi nu, aussi indigent que tout autre fils
de la terre, car les yeux bleus du Beau Lis ont une si malheureuse influence,
qu’ils enlèvent leur force à tous les êtres vivants, et ceux que l’attouchement
de sa main ne tue pas se sentent réduits à l’état d’ombres vivantes et
vagabondes. »
Il poursuivit de la sorte ses plaintes, et ne satisfit
nullement la curiosité de la vieille, qui désirait bien plus connaître son
histoire que ses sentiments. Elle n’apprit ni le nom de son père ni celui de
son royaume. Il caressait le rigide Mops, que les rayons du soleil et l’ardente
poitrine du jeune homme avaient réchauffé, comme s’il eût été vivant. Il fit
beaucoup de questions sur l’homme à la lampe, sur les effets de l’admirable
lumière, et parut s’en promettre beaucoup de bien à l’avenir pour son
malheureux état.
Pendant qu’ils discouraient ainsi, ils virent de loin
l’arche majestueuse du pont, qui s’étendait d’une rive à l’autre, briller
merveilleusement à la clarté du soleil. Ils furent surpris tous deux, car ils
n’avaient pas encore vu ce monument si magnifique.
« Eh quoi ? s’écria le prince, n’était-il pas assez beau,
quand il s’offrait à nos yeux comme bâti de jaspe et d’agate ? Ne doit-on pas
craindre d’y poser le pied, lorsqu’il paraît construit, avec la plus agréable
variété, d’émeraude, de chrysoprase et de chrysolithe ? »
Ils ignoraient l’un et l’autre la métamorphose que le
serpent avait subie ; car c’était le serpent, qui, chaque jour, à midi, se
dressait par-dessus le fleuve, et prenait la forme d’un pont hardi. Les
voyageurs y mirent le pied avec respect, et le traversèrent en silence.
Ils étaient à peine sur l’autre bord, que le pont commença à
se balancer et se mouvoir ; il ne tarda pas à toucher la surface de l’eau, et
le serpent vert, dans sa véritable forme, rampa sur la terre à la suite des
voyageurs. Comme ils venaient de le remercier d’avoir pu franchir la rivière
sur son dos, ils observèrent qu’il devait se trouver avec eux dans la compagnie
plusieurs personnes encore, mais qu’ils ne pouvaient voir de leurs yeux. Ils
entendaient à leurs côtés un chuchotement, auquel le serpent répondait de son
côté en chuchotant. Ils prêtèrent l’oreille, et finirent par saisir les paroles
que voici :
« Nous commencerons, disaient deux voix tour à tour, par
chercher incognito dans le parc le Beau Lis, et nous vous prions de vouloir
bien, à la tombée de la nuit, aussitôt que nous serons un peu présentables,
nous produire devant cette beauté parfaite. Vous nous trouverez au bord du
grand lac.
- C’est convenu, répondit le serpent, et un sifflement se
perdit dans l’air. »
Alors nos trois voyageurs s’entendirent sur l’ordre dans
lequel ils se présenteraient devant la belle : en effet un grand nombre de
personnes pouvaient bien se trouver autour d’elle, mais elles devaient arriver
et se retirer une à une ; sinon elles avaient à souffrir de sensibles douleurs.
La femme au chien métamorphosé s’approcha la première du
jardin, et chercha sa protectrice, qu’elle trouva aisément, car elle chantait
dans ce moment, en s’accompagnant de la harpe ; les doux sons se produisirent
d’abord comme des anneaux, à la surface du lac tranquille, puis, comme un
souffle léger, ils mirent le gazon et les bocages en mouvement. Dans l’enceinte
d’une verte pelouse, à l’ombre d’un groupe magnifique d’arbres divers, elle
était assise, et, dès l’abord, elle enchanta de nouveau les yeux, l’oreille et
le coeur de la femme, qui s’approcha d’elle avec ravissement, et jura en
elle-même que la belle était devenue plus belle encore en son absence. La bonne
femme adressa de loin à l’aimable jeune fille ses salutations et ses hommages.
« Quel bonheur de vous voir ! Quelle félicité céleste répand
autour de vous votre présence ! Que la harpe s’appuie avec grâce contre vos
genoux ! Que vos bras l’entourent doucement ! Comme elle semble se pencher avec
désir vers votre sein ! Et quels tendres accords elle sait produire sous vos
doigts délicats ! Trois fois heureux le jeune homme qui pourrait prendre sa
place ! »
En parlant ainsi, elle s’était approchée ; le Beau Lis leva
les yeux ; ses mains quittèrent les cordes de la harpe et elle répondit :
« Ne m’afflige pas par des louanges importunes ! Elles ne
font que me rendre plus sensible à mon malheur. Vois, il est gisant à mes
pieds, le pauvre serin qui accompagnait mes chants avec tant de grâce ; il
était accoutumé à percher sur ma harpe, et soigneusement dressé à ne pas me
toucher ; aujourd’hui, en m’éveillant d’un sommeil réparateur, comme je
chantais un hymne matinal, et que mon petit musicien faisait entendre des
accents harmonieux, avec plus de gaieté que jamais, un autour fond sur ma tête
; le pauvre petit oiseau effrayé se réfugie sur mon sein, et, à l’instant même,
je sens les dernières convulsions de sa vie expirante. Le brigand, atteint de
mon regard, se traîne, il est vrai, là-bas, sans force, au bord de l’eau ; mais
que me fait son châtiment ? Mon favori est mort, et sa tombe ne fera
qu’augmenter les tristes bocages de mon jardin.
- Beau Lis, prenez courage ! dit la femme en essuyant une
larme, que lui avait arrachée le récit de la malheureuse jeune fille ; prenez
courage : mon vieux mari vous fait dire de modérer votre affliction, de
considérer le plus grand malheur comme le présage du plus grand bonheur, car le
moment est venu. Et véritablement, poursuivit la vieille, tout va dans le monde
sens dessus dessous ! Voyez donc ma main, comme elle est devenue noire ! Elle
est déjà bien plus petite : il faut me hâter avant qu’elle disparaisse tout à
fait. Pourquoi ai-je été complaisante avec les feux follets ! Pourquoi ai-je
rencontré le géant et pourquoi plongé ma main dans la rivière ! Ne
pourriez-vous me donner un chou, un artichaut et un oignon ? Je les porterai à
la rivière et ma main redeviendra blanche comme auparavant, si bien que je
pourrai presque la montrer à côté de la vôtre.
- Des choux et des oignons, tu en trouveras peut-être ; pour
des artichauts, tu en chercheras inutilement. Les plantes de mon grand jardin
ne portent ni fleurs, ni fruits, mais chaque rameau que je cueille et que je
plante sur la tombe d’un être aimé verdit et se développe aussitôt. Tous ces
groupes d’arbres, ces bosquets et ces bois, hélas ! je les ai vus croître. Les
dômes de ces pins, les obélisques de ces cyprès, ces colosses de chênes et de
hêtres, tous furent de petits rameaux, plantés de ma main, comme un funèbre
monument, dans un sol auparavant stérile. »
La vieille avait fait peu d’attention à ces paroles, étant
toujours occupée de sa main, qui, en présence du Beau Lis, lui semblait devenir
de minute en minute plus noire et plus petite. Elle allait prendre sa corbeille
et s’éloigner, lorsqu’elle s’avisa qu’elle avait oublié le meilleur. Elle tira
le chien métamorphosé de la corbeille et le plaça sur le gazon non loin de la
belle.
« Mon mari, dit-elle, vous envoie ce souvenir. Vous savez
que vous pouvez animer par votre attouchement cette pierre précieuse. Le gentil
et fidèle animal vous procurera certainement beaucoup de plaisir, et je ne
pourrais me consoler de le perdre, si je n’avais pas l’idée que vous le
possédez. »
Le Beau Lis considéra la jolie bête avec plaisir et, à ce
qu’il parut, avec étonnement.
« Bien des signes se rencontrent, dit-elle, qui font naître
chez moi quelque espérance ; mais, hélas ! n’est-ce pas seulement une illusion
de notre esprit, de nous figurer que nous touchons au plus grand bien quand
beaucoup de maux nous assiègent ? »
Après avoir dit ces mots, la belle se mit à chanter les
strophes suivantes :
« De quel secours sont-ils pour moi, tous ces signes
favorables, la mort de l’oiseau, la main noire de mon amie ? Le chien d’onyx
a-t-il son pareil ? Et la lampe ne me l’a-t-elle pas envoyée ?
Éloignée des douceurs de la société humaine, je ne connais
plus que la douleur. Ah ! pourquoi le temple ne s’élève-t-il pas au bord de la
rivière ? Pourquoi le pont n’est-il pas construit ? »
La bonne femme avait écouté avec impatience ce chant, que le
Beau Lis accompagnait des doux sons de sa harpe, et qui aurait ravi toute autre
personne. Elle allait prendre congé, quand elle fut de nouveau retenue par
l’arrivée du serpent vert. Il avait entendu les derniers mots de la chanson, et
là-dessus il s’empressa de dire au Beau Lis d’avoir bon courage.
« La prédiction du pont est accomplie, lui dit-il. Demandez
à cette bonne femme comme l’arche en est maintenant magnifique ! Ce qui n’était
que jaspe sans transparence et simple agate, que la lumière pénétrait seulement
aux arêtes, est devenu une pierre diaphane ; le béryl est moins brillant,
l’émeraude est moins belle.
- Je vous en félicite, dit le Lis, mais pardonnez-moi si je
ne crois pas encore la prédiction accomplie. Les piétons peuvent seuls passer
sur votre arche élevée, et il nous est promis que les chevaux et les voitures
et les voyageurs de toute sorte pourront passer et repasser en même temps sur
le pont. La prophétie ne dit-elle pas que de grands piliers s’élèveront du sein
même de la rivière ? »
La vieille, qui avait eu les yeux toujours fixés sur sa
main, interrompit la conversation et prit congé.
« Attendez encore un moment, dit le Beau Lis, et emportez
mon pauvre petit serin. Priez la lampe de le changer en une belle topaze ; je
l’animerai par mon attouchement et il sera, avec votre bon Mops, mon plus
agréable amusement. Mais hâtez-vous le plus que vous pourrez : car, au coucher
du soleil, le pauvre animal tombera inévitablement dans la corruption, et sa
beauté sera détruite pour jamais. »
La vieille posa dans la corbeille le petit corps enveloppé
de tendre feuillage, et s’éloigna.
« Quoi qu’il en soit, dit le serpent, en reprenant la
conversation interrompue, le temple est bâti.
- Mais il n’est pas encore au bord du fleuve, repartit la
belle.
- Il est encore dans les profondeurs de la terre, dit le
serpent : j’ai vu les rois et je leur ai parlé.
- Mais quand se lèveront-ils ? demanda le Lis.
- J’ai entendu cette grande parole retentir dans le temple :
“Le temps est venu !” »
Une agréable sérénité se répandit sur le visage de la belle.
« Voici, dit-elle, la seconde fois que j’entends aujourd’hui
ces mots heureux. Quand viendra le jour où je les entendrai trois fois ? »
Elle se leva. Une charmante jeune fille sortit aussitôt du
bocage et emporta la harpe ; elle fut suivie d’une autre, qui plia la chaise de
campagne, d’ivoire sculptée, sur laquelle la belle s’était assise, et prit sous
le bras le coussin de brocart ; une troisième parut, avec une grande ombrelle
brodée de perles, aux ordres du Lis, si elle en avait besoin pour faire une
promenade. Ces trois jeunes filles étaient belles et charmantes au-delà de
toute expression, et cependant elles ne faisaient que relever la beauté du Lis,
car chacun devait avouer que ces jeunes filles ne lui pouvaient être comparées.
Cependant le Beau lis avait considéré le merveilleux Mops
avec intérêt : elle se baissa ; elle le toucha et, à l’instant même, il bondit.
Il jeta autour de lui des regards joyeux, courut çà et là, et finit par saluer
de la façon la plus amicale sa bienfaitrice. Elle le prit dans ses bras et le
pressa contre elle.
« Tu es froid, lui dit-elle, et tu n’as qu’une moitié de vie
; cependant tu es le bienvenu ; je t’aimerai tendrement, je jouerai gentiment
avec toi, je te caresserai d’une main amicale, et je te presserai sur mon
coeur. »
Là-dessus elle le laissa courir, le chassa loin d’elle, le
rappela, joua si joliment avec lui, et le poursuivit si gaiement et si innocemment
sur le gazon, qu’il fallait admirer sa joie avec un nouveau ravissement et y
prendre part, comme, peu de temps auparavant, sa tristesse avait ému de
compassion tous les coeurs.
L’arrivée du jeune homme affligé troubla cette sérénité, ces
agréables jeux. Il s’avança, tel que nous le connaissons : seulement, la
chaleur du jour semblait l’avoir encore plus abattu, et, en présence de sa
bien-aimée, il pâlissait davantage de moments en moments. Il portait sur sa
main l’autour qui se tenait tranquille comme une colombe, et les ailes
pendantes.
« Ce n’est pas amiable à toi, s’écria le Beau Lis, à son
approche, d’offrir à mes yeux le monstre qui aujourd’hui même a tué mon petit
chanteur.
- Ne condamne pas cet oiseau malheureux, répondit le jeune
homme ; accuse plutôt le sort et toi-même, et pardonne-moi de m’associer à mon
compagnon d’infortune. »
Cependant Mops ne cessait pas d’agacer la belle, qui
répondait de la manière la plus caressante au transparent favori. Elle frappait
des mains pour l’effrayer, puis elle courait pour l’attirer de nouveau après
elle ; elle cherchait à le saisir lorsqu’il fuyait, et le chassait lorsqu’il
voulait s’élancer contre elle. Le jeune homme observait là chose en silence,
avec un dépit croissant ; mais enfin, lorsqu’elle prit dans ses bras l’odieux
animal, qu’il trouvait affreux, le pressa contre son sein d’ivoire, et, de ses
lèvres divines, baisa son noir museau, il perdit toute patience et s’écria
désespéré :
« Faut-il, quand une malheureuse destinée me condamne à
vivre en ta présence dans une séparation éternelle peut-être ; quand j’ai tout
perdu par toi et me suis perdu moi-même, faut-il que je voie devant mes yeux
une monstrueuse créature t’exciter à la joie, fixer ta tendresse et jouir de
tes embrassements ! Dois-je plus longtemps encore aller et venir de la sorte et
mesurer ce cercle de douleurs, en passant et repassant la rivière ? Non, une
étincelle de ma valeur première sommeille encore dans mon coeur ; qu’elle jette
en ce moment une dernière flamme ! Si les pierres peuvent reposer sur ton sein,
puissé-je devenir une pierre ! Si ton attouchement donne la mort, je veux
mourir de tes mains. »
En disant ces mots, il fait un geste violent ; l’autour
s’envole, et lui-même il s’élance vers la belle. Elle tend les bras pour l’arrêter,
et ne l’en touche que plus vite. Il perd connaissance et le Beau Lis sent avec
effroi ce charmant fardeau sur sa poitrine. Elle recule en poussant un cri, et
le beau jeune homme tombe sans vie de ses bras sur la terre.
Le malheur était accompli. La douce fleur était immobile, et
regardait fixement le corps inanimé. Le coeur de la jeune fille semblait avoir
cessé de battre, et ses yeux étaient sans larmes.
Vainement Mops cherchait-ii à obtenir d’elle une caresse :
le monde entier était mort avec son ami ; son muet désespoir ne cherchait aucun
secours, elle n’en connaissait aucun.
En revanche, le serpent se donnait beaucoup de mouvement ;
il semblait chercher des moyens de salut, et du moins ses mouvements bizarres
retardèrent quelque temps les premières horreurs qui devaient suivre cette
catastrophe : de son corps souple, il forma un grand cercle autour du cadavre,
prit avec ses dents le bout de sa queue, et resta immobile.
Bientôt parut une des belles suivantes du Lis ; elle
apportait la chaise d’ivoire, et, avec des gestes gracieux, elle obligea la
belle de s’asseoir ; puis la seconde apporta un voile couleur de feu, dont elle
orna plutôt qu’elle ne couvrit la tête de sa maîtresse ; la troisième lui
présenta la harpe. À peine avait-elle appuyé contre ses genoux le magnifique
instrument et tiré des cordes quelques sons, que la première revint, apportant
un brillant miroir de forme ronde ; elle se plaça vis-à-vis de la belle,
surprit ses regards, et lui montra l’objet le plus admirable qui se pût trouver
dans la nature. La douleur relevait sa beauté, le voile ses attraits, la harpe
sa grâce, et, bien que l’on espérât de voir changée sa triste situation, on
souhaitait de conserver à jamais sou image telle qu’on la voyait alors.
Arrêtant sur le miroir un regard tranquille, tantôt elle
tirait des cordes quelques notes suaves, tantôt sa douleur semblait s’animer,
et les cordes puissantes répondaient à ses transports. Quelquefois sa bouche
s’entr’ouvrait pour chanter, mais la voix lui manquait, et bientôt sa douleur
se répandit en larmes ; deux jeune filles la recueillirent dans leurs bras, la
harpe tombait de ses genoux : l’agile suivante eut à peine le temps de la
saisir pour la mettre à l’écart.
« Qui nous amènera l’homme à la lampe, avant le coucher du
soleil ? chuchota le serpent, mais de manière à être entendu. »
Les jeunes filles se regardèrent l’une l’autre, et les
larmes du Lis redoublèrent. A ce moment, la femme revint hors d’haleine avec sa
corbeille.
« Je suis perdue et mutilée ! s’écria-t-elle. Voyez, ma main
a presque entièrement disparu. Ni le batelier ni le géant n’ont voulu me
passer, parce que je suis encore débitrice de la rivière. Vainement j’ai offert
cent choux et cent oignons, on ne veut que les trois pièces, et je ne puis
trouver un artichaut dans les environs.
- Oubliez votre détresse, dit le serpent, et tâchez de nous
secourir. Notre salut sera peut-être aussi le vôtre. Courez au plus vite
chercher les feux follets ; il fait encore trop clair pour les voir, mais
peut-être les entendrez-vous rire et voltiger. S’ils se hâtent, le géant les
passera ; ils pourront trouver l’homme à la lampe et nous l’envoyer. »
La femme courut de toutes ses forces ; le serpent semblait
attendre avec autant d’impatience que le Lis le retour des deux personnes.
Malheureusement les rayons du soleil sur son déclin doraient déjà le faîte des
arbres de la forêt, et des ombres allongées s’étendaient sur le lac et la
prairie ; le serpent s’agitait avec impatience et le Lis fondait en larmes.
Dans cette extrémité, le serpent regardait de tous côtés ;
il craignait, à chaque moment, que le soleil ne se couchât, que la corruption
ne franchît le cercle magique, et n’attaquât le jeune homme irrésistiblement.
Enfin il vit au haut des airs l’autour aux plumes empourprées, dont la gorge
reflétait les derniers rayons du soleil. Le serpent tressaillit de joie à ce
signe favorable, et il ne s’abusait point, car, bientôt après, on vit l’homme à
la lampe avancer en glissant sur le lac, comme s’il venait en patins.
Le serpent ne quitta point sa position, mais le Lis se leva
et s’écria :
« Quel bon génie t’envoie dans le moment où nous te désirons
si fort, où nous avons un si pressant besoin de toi ?
- Le génie de ma lampe m’entraîne, répondit le vieillard, et
l’autour m’amène en ce lieu. Cette flamme pétille quand on a besoin de moi, et
je n’ai qu’à chercher un signe dans l’air : un oiseau, un météore m’indique la
direction que je dois suivre. Sois tranquille, belle jeune fille. Pourrai-je te
secourir, je l’ignore : un seul ne peut rien, il faut qu’il s’unisse à beaucoup
d’autres dans le moment propice. Il nous faut différer et espérer. »
« Tiens ton cercle fermé, poursuivit-il en se tournant vers
le serpent ; puis il s’assit sur un tertre à côté de lui, et il éclaira le
corps inanimé. Apportez aussi le gentil serin et placez-le dans le cercle. »
Les jeunes filles prirent le petit oiseau dans la corbeille,
que la vieille avait laissée, et elles firent ce que l’homme avait dit.
Le soleil s’était couché, et, à mesure que l’obscurité
augmentait, non seulement le serpent et la lampe de l’homme commencèrent de
briller à leur manière, mais le voile du Lis répandit même une douce lumière,
qui, pareille à une aurore naissante, colorait, avec une grâce infinie, ses
joues pâles et son vêtement blanc. Les assistants se regardaient les uns les
autres, dans une attente muette ; l’inquiétude et la tristesse étaient adoucies
par une ferme espérance.
Aussi la compagnie fit-elle un gracieux accueil à la vieille
femme, lorsqu’elle parut accompagnée des deux joyeuses flammes, qui sans doute
avaient été fort prodigues depuis quelque temps, car elles étaient redevenues
d’une maigreur extrême ; mais elles n’en furent que plus aimables avec la
princesse et les autres dames. Les feux follets débitèrent, avec beaucoup
d’aplomb et une expression très-vive, des choses assez communes ; ils furent
particulièrement sensibles au charme que le voile lumineux répandait sur le Lis
et ses compagnes. Les dames baissaient les yeux avec modestie, et les éloges
donnés à leur beauté les embellissaient encore. Tout le monde, sauf la vieille,
était satisfait et tranquille. Vainement son mari l’assura que sa main ne
pouvait diminuer, aussi longtemps qu’elle serait éclairée par sa lampe, elle
soutint plus d’une fois que, si cela continuait de la sorte, avant minuit ce
noble membre aurait complètement disparu.
Le vieillard à la lampe avait prêté aux propos des feux
follets une oreille attentive ; il était charmé que cet entretien pût égayer et
distraire le Beau Lis, et, véritablement, minuit était arrivé sans que l’on sût
comment. Le vieillard observa les étoiles et se prit à dire :
« Nous sommes réunis à l’heure propice. Que chacun remplisse
sa tâche ; que chacun fasse son devoir, et un bonheur général absorbera les
douleurs particulières, comme un malheur général dévore les joies de chacun. »
À ces mots, il se fit un murmure étrange, parce que toutes
les personnes présentes se parlaient à elles-mêmes, et disaient à haute voix ce
qu’elles avaient à faire. Les trois jeunes filles gardaient seules le silence ;
l’une était endormie à côté de la harpe, l’autre à côté du parasol, la
troisième à côté de la chaise d’ivoire, et l’on ne pouvait leur en faire un
crime à une heure si tardive ; les jeunes flamboyants, après quelques hommages
passagers adressés aussi aux suivantes, avaient fini par s’attacher uniquement
au Lis, comme à la belle des belles.
« Prends le miroir, dit le vieillard à l’autour, et fais
briller sur les dormeuses les premiers rayons du soleil ; éveille-les d’en haut
avec la lumière réfléchie. »
Le serpent fit quelques mouvements, rompit le cercle et,
avec de longs replis, rampa lentement vers le fleuve ; les feux follets le
suivaient d’un pas solennel : on les aurait pris pour les flammes les plus
sérieuses du monde. La vieille et son mari prirent la corbeille, dont on avait
à peine remarqué jusqu’alors la douce lumière ; ils la tirèrent de part et
d’autre, et la corbeille devenait toujours plus lumineuse et plus grande ; ils
y placèrent le corps du jeune homme ; ils posèrent le serin sur sa poitrine ;
la corbeille s’éleva en l’air et se balança sur la tête de la vieille, qui
s’avança à la suite des feux follets ; le Beau lis prit Mops dans ses bras et
suivit la vieille ; le vieillard à la lampe fermait la marche. Toutes ces
diverses lumières répandaient sur les environs la plus étrange clarté.
Mais la compagnie ne vit pas avec moins d’admiration,
lorsqu’elle fut arrivée au bord du fleuve, une arche magnifique, qui s’élevait
par-dessus, et sur laquelle le serpent bienfaisant leur offrait un brillant
passage. Si l’on avait admiré pendant le jour les pierreries transparentes,
dont il semblait que le pont fût construit, on s’émerveilla, pendant la nuit,
de leur éblouissante magnificence. Par en haut, le cercle lumineux tranchait
vivement sur le ciel sombre ; mais, par en bas, de vifs rayons jaillissaient
vers le centre et montraient la mobile solidité de l’édifice. Le cortège le
traversa lentement ; le batelier, qui regardait de sa cabane lointaine,
contemplait avec étonnement le cercle lumineux et les singulières clartés qui
passaient pardessus.
À peine furent-ils arrivés sur l’autre bord, que, selon sa
coutume, l’arche se mit à balancer et à s’approcher de l’eau avec des
mouvements ondulatoires ; bientôt le serpent s’avança vers la rive, la
corbeille se posa par terre, et le reptile se roula de nouveau en cercle
alentour. Le vieillard s’inclina devant le serpent et lui dit :
« Quelle résolution as-tu prise ?
- De me sacrifier avant qu’on me sacrifie. Promets-moi que
tu ne laisseras aucune pierre sur le bord. »
Le vieillard le promit, et, là-dessus, il dit au Beau Lis :
« Touche le serpent de ta main gauche et ton amant de la
main droite. »
Le Lis se mit à genoux ; elle toucha le serpent et le corps
inanimé. À l’instant même, le jeune homme parut revenir à la vie ; il remua
dans la corbeille ; il se redressa même et s’assit. La belle voulut l’embrasser
; mais le vieillard la retint ; il aida le jeune homme à se lever, et le
soutint, comme il sortait de la corbeille et du cercle.
Le prince était debout, le serin voltigeait sur ses épaules
; la vie leur était revenue à tous deux, mais pas encore l’esprit ; le bel ami
avait les yeux ouverts et ne voyait pas, du moins il semblait regarder tout
avec indifférence. À peine la surprise causée par cet événement fut-elle un peu
apaisée, qu’on remarqua tout à coup la singulière métamorphose que le serpent
avait subie. Son beau corps, à la forme élancée, s’était séparé en mille et
mille brillantes pierreries ; la vieille, en voulant prendre sa corbeille,
l’avait heurté par mégarde, et l’on ne voyait plus rien de la forme du serpent,
mais seulement un beau cercle de pierres étincelantes, semées sur le gazon.
Aussitôt le vieillard se disposa à les recueillir dans la
corbeille ; sa femme dut l’aider dans ce travail. Puis ils portèrent tous deux
la corbeille au bord de l’eau dans un endroit élevé, et le vieillard, au grand
chagrin de la belle et de sa femme, qui auraient fort désiré d’en choisir
quelques-unes pour elles, jeta toute la
charge dans la rivière. Comme des étoiles scintillantes, les pierres voguèrent
avec les flots, et l’on ne put distinguer si elles se perdirent dans le
lointain ou si elles s’enfoncèrent.
« Messieurs, dit là-dessus avec respect le vieillard aux
feux follets, je vous montre maintenant le chemin, et je vous fraye le passage
; mais vous nous rendrez le plus grand service, en nous ouvrant la porte du
sanctuaire, par où nous devons entrer cette fois, et que vous seuls pouvez
ouvrir. »
Les feux follets firent une révérence polie et se tinrent en
arrière. Le vieillard à la lampe avança le premier dans le rocher, qui
s’ouvrait devant lui ; le jeune homme le suivit, comme par une impulsion
machinale ; le Beau Lis marchait à quelque distance derrière lui, incertaine et
silencieuse ; la vieille ne voulut pas rester en arrière ; elle étendait la
main, afin que la lumière de la lampe pût l’éclairer ; les feux follets
fermaient la marche, rapprochant les pointes de leurs flammes, et paraissant
causer ensemble.
Ils n’avaient pas marché longtemps, que le cortège se trouva
devant une grande porte d’airain, dont les battants étaient fermés avec une
serrure d’or. Le vieillard appela les feux follets, qui ne se firent pas
presser longtemps, et se mirent vivement à consumer de leurs flammes les plus
aiguës la serrure et les verrous.
Le bronze retentit, lorsque soudain les portes s’ouvrirent
avec fracas, et que les nobles images des rois apparurent dans le sanctuaire,
éclairées par les lumières qui survenaient. Chacun s’inclina devant les
vénérables monarques ; les feux follets surtout n’épargnèrent pas les
burlesques révérences. Après une pause :
« D’où venez-vous ? dit le roi d’or.
- Du monde, dit le vieillard.
- Où allez-vous ? demanda le roi d’argent.
- Dans le monde.
- Que venez-vous faire ici ? demanda le roi de bronze.
- Vous accompagner », dit le vieillard.
Le roi mélangé allait prendre la parole, quand le roi d’or
dit aux feux follets, qui s’étaient approchés trop près de lui :
« Éloignez-vous de moi ! mon or n’est pas pour votre bouche.
»
Ils se tournèrent vers le roi d’argent et s’inclinèrent
devant lui ; sa robe brillait agréablement de leur reflet doré.
« Soyez les bienvenus, dit-il, mais je ne puis vous nourrir
: prenez ailleurs votre pâture et apportez-moi votre lumière. »
Ils s’éloignèrent, et, passant devant le roi de bronze, qui
ne sembla pas les remarquer, ils se glissèrent vers le roi mélangé.
« Qui régnera sur le monde ? cria-t-il d’une voix saccadée.
- Celui qui se tiendra sur ses pieds, répondit le vieillard.
- C’est moi ! dit le roi mélangé.
- On verra, dit le vieillard, car le temps est venu. »
Le Beau Lis se jeta au cou du vieillard, et l’embrassa avec
la plus vive tendresse.
« Père saint, lui dit-elle, je te rends mille actions de
grâces car je viens d’entendre, pour la troisième fois, la parole prophétique.
»
Elle avait à peine dit ces mots, que ses bras s’attachèrent
au vieillard plus fortement encore, car le sol s’ébranlait sous leurs pieds ;
la vieille et le jeune homme se tinrent aussi l’un à l’autre ; les mobiles feux
follets étaient les seuls qui ne s’apercevaient de rien.
On pouvait sentir distinctement que le temple tout entier se
mouvait, comme un navire qui s’éloigne doucement du port, quand les ancres sont
levées ; les profondeurs de la terre semblaient s’ouvrir devant lui, à mesure
qu’il avançait ; il ne heurtait nulle part, aucun rocher ne s’opposait à sa
marche.
Pendant quelques instants, une fine pluie sembla pénétrer
par l’ouverture de la coupole. Le vieillard tint le Beau Lis avec plus de
force, et lui dit :
« Nous sommes sous la rivière et nous approchons du but. »
Peu de temps après, ils crurent être arrêtés, mais c’était
une erreur, le temple montait. Alors il se fit sur leurs têtes un bruit étrange,
des planches et des poutres, grossièrement assemblées, pénétraient, avec des
craquements, par l’ouverture de la coupole. Le Lis et la vieille se jetèrent de
côté ; l’homme à la lampe saisit le jeune homme et demeura immobile. C’était la
petite cabane du passeur, que le temple, dans son ascension, avait séparée du
sol et qu’il avait absorbée en lui. Elle descendit peu à peu et couvrit le
jeune homme et le vieillard.
Les femmes criaient et le temple fut ébranlé, comme un
vaisseau qui heurte la terre à l’improviste. Les femmes erraient avec angoisse
dans l’obscurité autour de la cabane ; la porte en était fermée, et nul ne les
entendait heurter. Elles heurtèrent plus fort, et furent bien surprises,
lorsqu’à la fin le bois rendit un son métallique. La vertu de la lampe enfermée
dans la cabane l’avait changée du dedans au dehors en argent. Bientôt elle
changea même de figure ; le noble métal quitta les formes improvisées de
planches, de poteaux et de poutres, et s’étendit en une admirable chapelle
travaillée en bosse. Un magnifique petit temple s’élevait au milieu du grand,
ou, si l’on veut, c’était un autel digne du temple.
Le jeune homme monta par un escalier intérieur ; l’homme à
la lampe l’éclairait, et un autre personnage semblait le soutenir, marchant
devant lui, en court vêtement blanc, et portant à la main une rame d’argent. On
reconnut d’abord en lui le passeur, l’ancien habitant de la cabane
métamorphosée.
Le Beau Lis monta les degrés extérieurs, qui menaient du
temple à l’autel, mais elle dut se tenir encore éloignée de son bien-aimé. La
vieille, dont la main était devenue toujours plus petite, aussi longtemps que
la lampe avait été cachée, s’écria :
« Faut-il que je sois encore malheureuse ? Parmi tant de
prodiges, n’en est-il aucun qui puisse sauver ma main ? »
Son mari lui montra la porte ouverte et lui dit :
« Tu vois que le jour commence à luire : cours te baigner
dans la rivière.
- Quel conseil ! Je deviendrai toute noire ! Je disparaîtrai
tout entière ! N’ai-je donc pas encore payé ma dette ?
- Va, dit le vieillard, et crois-moi. Toutes les dettes sont
payées. »
La vieille courut, et, au même instant, les rayons du soleil
levant éclairèrent la couronne de la coupole. Le vieillard s’avança entre le
jeune homme et la vierge et s’écria :
« On en compte trois qui règnent sur la terre, la sagesse,
l’apparence et la force. » Au premier de ces mots, le roi d’or se leva ; au
second, le roi d’argent ; et, au troisième, le roi de bronze s’était aussi levé
lentement, quand tout à coup le roi mélangé s’assit avec maladresse. Tous ceux
qui le virent furent sur le point de rire, malgré la solennité du moment ; car
il n’était pas assis, il n’était pas couché, il n’était pas appuyé, mais il
s’était affaissé dans une disgracieuse posture.
Les feux follets, qui s’étaient occupés de lui jusqu’alors,
se retirèrent à part ; bien que l’aurore les fit pâlir, ils paraissaient de
nouveau bien nourris et bien enflammés ; avec leurs langues aiguës, ils avaient
léché adroitement jusqu’au fond les veines d’or de la statue colossale. Les
espaces vides irréguliers qui en étaient résultés, restèrent quelque temps
ouverts, et la figure demeurait dans sa première forme ; mais, lorsqu’enfin les
plus fines veines furent absorbées, tout à coup la statue se brisa, et, par
malheur, justement aux endroits du corps qui restent fixes quand l’homme
s’assied ; au contraire, les jointures qui auraient dû se plier conservèrent
leur rigidité. II fallait rire ou détourner les yeux ; cet objet équivoque,
moitié figure, moitié masse informe, était affreux à voir.
L’homme à la lampe fit descendre de l’autel et conduisit
droit au roi de bronze le jeune homme, toujours engourdi et le regard fixe. Aux
pieds du puissant prince était une épée dans un fourreau de bronze. Le jeune
homme l’attacha à sa ceinture.
« L’épée à gauche, la droite libre ! » s’écria le puissant
roi.
De là ils s’avancèrent vers le roi d’argent, qui baissa son
sceptre vers le jeune homme. Celui-ci le prit de la main gauche, et le roi lui
dit d’une voix amicale :
« Paissez les brebis. »
Lorsqu’ils arrivèrent au roi d’or, il posa, de sa main
paternelle, sur la tête du jeune homme, la couronne de chêne, et lui dit en le
bénissant :
« Reconnais le bien suprême ! »
Pendant cette promenade, le vieillard avait observé
attentivement le jeune homme. Après qu’il eut ceint le glaive, sa poitrine
s’était élevée, ses mains se mouvaient et ses pieds foulaient le sol avec plus
de fermeté ; lorsque le sceptre eût passé dans sa main, sa force avait paru
prendre de la douceur, et, par un charme inexprimable, devenir encore plus
puissante ; mais, quand la couronne de chêne décora sa chevelure bouclée, ses
traits s’animèrent, son oeil brilla d’une ineffable intelligence, et le Lis fut
le premier mot qui sortit de sa bouche.
« Beau Lis ! s’écria-t-il, en montant au-devant d’elle sur
les degrés d’argent, car elle avait assisté à sa promenade du balcon de
l’autel, Lis adoré, l’homme qui a reçu tout en partage, que peut-il souhaiter
de plus précieux que l’innocence et la secrète affection que m’apporte ton
coeur ?
Ô mon ami, poursuivit-il, en se tournant vers le vieillard
et regardant les trois statues sacrées, il est magnifique et assuré, l’empire
de nos pères ; mais tu as oublié la quatrième puissance, dont l’empire sur le
monde est plus ancien encore, plus général, plus certain : la puissance de
l’amour. »
À ces mots, il prit la belle dans ses bras ; elle avait
rejeté son voile, et ses joues se couvrirent d’un plus bel et plus durable incarnat.
Le vieillard dit en souriant :
« L’amour ne règne pas, il instruit, et cela vaut bien
mieux. »
Au milieu de cette solennité, de ces joies, de ce
ravissement, on n’avait pas observé que le jour était tout à fait venu ; et
tout à coup, à travers la porte ouverte, des objets tout nouveaux frappèrent
les yeux de la compagnie. Une grande place entourée de colonnes formait
l’avant-cour, à l’extrémité de laquelle on voyait un pont magnifique, dont les
arches nombreuses s’étendaient à travers le fleuve ; il était pourvu des deux
côtés de commodes et superbes colonnades à l’usage des voyageurs, dont il
s’était déjà trouvé des milliers, qui allaient et venaient diligemment. La
grande avenue du milieu était animée par des troupeaux, des mules, des cavaliers
et des voitures, qui, sans se faire obstacle, circulaient à longs flots ; ils
semblaient tous s’émerveiller d’un ouvrage si commode et si magnifique ; et
autant le nouveau roi et son épouse trouvaient de bonheur dans leur amour
mutuel, autant le mouvement et la vie de ce grand peuple leur causaient de
ravissement.
« Bénis la mémoire du serpent, dit le vieillard tu lui dois
la vie ; tes peuples lui doivent le pont par lequel ces rives voisines sont
animées et réunies. Ces pierreries nageantes et brillantes, restes de son corps
sacrifié, sont les bases de ce pont superbe ; c’est sur elles qu’il s’est bâti
de lui-même, et qu’il se maintiendra. »
On allait lui demander l’explication de cet étrange mystère
; soudain quatre jeunes filles se présentèrent à la porte du temple. À la
harpe, au parasol, à la chaise d’ivoire, on reconnut d’abord les compagnes du
Lis ; mais la quatrième, la plus belle, était une inconnue, qui, jouant avec
elles comme une soeur, traversa vivement le temple, et monta les degrés d’argent.
« Me croiras-tu désormais, ma chère femme ? dit à la belle
le maître de la lampe. Heureuse es-tu ! heureuse toute créature qui se baignera
ce matin dans le fleuve ! »
La vieille, embellie et rajeunie, et qui n’avait pas
conservé une trace de sa première figure, entourait de ses jeunes bras ranimés
l’homme à la lampe, qui recevait ses caresses avec amitié.
« Si je suis trop vieux pour toi, dit-il en souriant, tu
peux te choisir aujourd’hui un autre mari. Dès ce jour aucun mariage n’est
valable, s’il n’est pas conclu de nouveau.
- Ne sais-tu donc pas, lui dit-elle, que tu es aussi rajeuni
?
- Je suis charmé de paraître à tes jeunes regards un
vaillant jeune homme. Je reçois de nouveau ta main, et je vivrai volontiers
avec toi jusqu’au prochain millénaire. »
La reine souhaita la bienvenue à sa nouvelle amie, et
descendit, avec ses autres compagnes, dans l’autel, tandis que le roi, avec les
deux hommes, regardait du côté du pont et considérait avec attention le
mouvement de la foule.
Mais sa joie ne fut pas de longue durée, car il vit un objet
qui lui causa un moment de chagrin. Le grand géant, qui semblait n’être pas
encore bien éveillé, chancelait sur le pont, et il y causait un grand désordre.
Il s’était levé fort assoupi, comme à l’ordinaire, et avait voulu se baigner
dans l’anse accoutumée. Il avait trouvé, à la place, la terre ferme, et il
s’était avancé en tâtonnant sur le large pavé du pont. Là, quoiqu’il marchât
très lourdement au milieu des hommes et du bétail, sa présence, qui étonnait
tout le monde, n’était cependant sentie de personne. Mais lorsque le soleil lui
donna dans les yeux, et qu’il éleva les mains pour s’en préserver, l’ombre de
ses poings énormes passa et repassa derrière lui si brusquement, si
maladroitement, parmi la foule, que les gens et les bêtes étaient renversés en
grandes troupes, blessés, et couraient le risque d’être précipités dans le
fleuve.
Le roi, à la vue de ce désordre, porta par un mouvement
involontaire la main sur son épée, et aussitôt il réfléchit, regarda tranquillement
d’abord son sceptre, puis la lampe et la rame de ses compagnons.
« Je devine ta pensée, dit le maître de la lampe ; mais nous
et nos forces nous sommes sans puissance contre cet impuissant. Sois tranquille
: il fait du mal pour la dernière fois. Heureusement son ombre ne tombe pas de
notre côté. »
Cependant le géant s’était approché toujours davantage. En
présence de ce qu’il voyait de ses yeux, les bras lui tombèrent d’étonnement :
il ne faisait plus de mal, et il entra dans l’avant-cour en regardant bouche
béante.
Il marchait droit à la porte du temple, quand il fut arrêté
soudain et fixé sur le sol au milieu de la cour. Il y demeura, puissante et
colossale statue d’une pierre brillante et rougeâtre. Son ombre indique les
heures, qui sont marquées en cercle sur le sol autour de lui, non pas en
chiffres, mais en nobles et expressives images.
Le roi fut bien charmé de voir l’ombre du géant utilisée ;
la reine fut bien surprise, lorsque, en venant de l’autel, magnifiquement
parée, avec ses jeunes suivantes, elle vit l’étrange figure, qui lui masquait à
peu près la vue du pont.
Le peuple se pressa près du géant, devenu immobile ; il
l’entoura, admirant sa métamorphose. De là, il se dirigea vers le temple, qu’il
semblait n’avoir observé qu’à ce moment, et il s’avançait en foule vers
l’entrée.
En cet instant, l’autour, qui portait le miroir, vint planer
au-dessus du dôme, et, recueillant la lumière du soleil, il la dirigea sur le
groupe placé à l’autel. Le roi, la reine et ses dames d’honneur parurent, dans
la voûte sombre du temple, éclairés d’une lumière céleste, et tout le peuple se
prosterna la face contre terre. Quand la foule se fut remise et se releva, le
roi, avec les siens, était descendu dans l’autel, afin de gagner son palais par
des issues secrètes, et le peuple se répandit dans le temple pour satisfaire sa
curiosité. Il considéra avec étonnement et respect les trois rois debout ; mais
il était fort curieux de savoir quelle masse pouvait être cachée sous le tapis,
dans la quatrième niche ; en effet, sans s’arrêter à son peu de mérite, une
charitable bienséance avait étendu sur le roi tombé un magnifique tapis, que
nul regard ne devait pénétrer et qu’aucune main ne devait soulever.
Le peuple n’aurait pas cessé de contempler et d’admirer, et
la foule croissante se serait étouffée dans le temple, si son attention n’avait
pas été attirée de nouveau vers la grande place.
Des pièces d’or tombèrent tout à coup comme du ciel, sonnant
sur les dalles de marbre. Les passants les plus proches se jetèrent dessus pour
s’en saisir ; le prodige se répétait isolément, de place en place. On comprend
bien que les feux follets, en se retirant, avaient voulu se donner encore un
plaisir, et qu’ils dissipaient joyeusement l’or qu’ils avaient tiré des membres
du roi tombé. Le peuple, avide, courut çà et là quelque temps encore ; il se
pressait et se déchirait, même lorsqu’il ne tomba plus de pièces d’or. Enfin il
s’écoula peu à peu, il poursuivit son chemin, et, de nos jours encore, le pont
fourmille de passants et le temple est le plus fréquenté de la terre.
FIN