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NERVAL Les Chimères (1854)
Portrait de Gérard de Nerval
par Félix Nadar
GERARD DE NERVAL
Les Chimères
1854
Gérard de Nerval, écrivain et poète français (1808-1855), a livré une oeuvre largement empreinte de symbolisme et d'ésotérisme. L'un de ses textes les plus connus à cet égard est sans doute cette légende d'Hiram, très poétique, très élargie, qu'il développe dans son Voyage en Orient, titre publié en 1851.
Inspiré par le Dictionnaire Mytho-hermétique et les Fables Egyptiennes et Grecques de Dom Pernety, Nerval compose Les Chimères, en 1854, suite de douze sonnets dont la pièce liminaire, El Desdichado, déjà mêlant alchimie, tarots, mythes, nous introduit dans la démarche initiatique de l'auteur.
L.A.T.
*
EL DESDICHADO
Je suis le ténébreux, — le veuf, — l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, — et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé
Et la treille où le pampre à la rose s’allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène...
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.
MYRTHO
Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,
Au Pausilippe altier, de mille feux brillant,
À ton front inondé des clartés d’Orient,
Aux raisins noirs mêlés avec l’or de ta tresse.
C’est dans ta coupe aussi que j’avais bu l’ivresse,
Et dans l’éclair furtif de ton oeil souriant,
Quand aux pieds d’Iacchus on me voyait priant,
Car la Muse m’a fait l’un des fils de la Grèce.
Je sais pourquoi, là-bas, le volcan s’est rouvert...
C’est qu’hier tu l’avais touché d’un pied agile,
Et de cendres soudain l’horizon s’est couvert.
Depuis qu’un duc normand brisa tes dieux d’argile,
Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,
Le pâle Hortensia s’unit au Myrte vert !
HORUS
Le dieu Kneph en tremblant ébranlait l’univers :
Isis, la mère, alors se leva sur sa couche,
Fit un geste de haine à son époux farouche
Et l’ardeur d’autrefois brilla dans ses yeux verts.
« Le voyez-vous, dit-elle, il meurt, ce vieux pervers,
Tous les frimas du monde ont passé par sa bouche,
Attachez son pied tors, éteignez son oeil louche,
C’est le dieu des volcans et le roi des hivers !
L’aigle a déjà passé, l’esprit nouveau m’appelle,
J’ai revêtu pour lui la robe de Cybèle...
C’est l’enfant bien-aimé d’Hermès et d’Osiris ! »
La déesse avait fui sur sa conque dorée,
La mer nous renvoyait son image adorée,
Et les cieux rayonnaient sous l’écharpe d’Iris.
ANTEROS
Tu demandes pourquoi j’ai tant de rage au coeur
Et sur un col flexible une tête indomptée ;
C’est que je suis issu de la race d’Antée,
Je retourne les dards contre le dieu vainqueur.
Oui, je suis de ceux-là qu’inspire le Vengeur,
Il m’a marqué le front de sa lèvre irritée ;
Sous la pâleur d’Abel, hélas ! ensanglantée,
J’ai parfois de Caïn l’implacable rougeur !
Jéhovah ! le dernier, vaincu par ton génie,
Qui, du fond des enfers, criait : « O tyrannie ! »
C’est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon...
Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,
Et, protégeant tout seul ma mère Amalécyte,
Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.
DELFICA
La connais-tu, Dafné , cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
Sous l’olivier, le myrte, ou les saules tremblants,
Cette chanson d’amour qui toujours recommence ?...
Reconnais-tu le Temple au péristyle immense,
Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents,
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l’antique semence ?...
Ils reviendront, ces dieux que tu pleures toujours !
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours ;
La terre a tressailli d’un souffle prophétique...
Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l’arc de Constantin
— Et rien n’a dérangé le sévère portique.
ARTEMIS
La Treizième revient... C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule, — ou c’est le seul moment ;
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?...
Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ;
Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement :
C’est la mort — ou la morte... Ô délice ! ô tourment !
La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière.
Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au coeur violet, fleur de sainte Gudule :
As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux ?
Roses blanches, tombez ! vous insultez nos dieux,
Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle :
— La sainte de l’abîme est plus sainte à mes yeux !
LE CHRIST AUX OLIVIERS
Dieu est mort ! le ciel est vide... Pleurez ! enfants, vous n’avez plus de père ! JEAN-PAUL
Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras,
Sous les arbres sacrés, comme font les poètes
Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes,
Et se jugea trahi par des amis ingrats,
Il se tourna vers ceux qui l’attendaient en bas
Rêvant d’être des rois, des sages, des prophètes...
Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes,
Et se prit à crier : »Non, Dieu n’existe pas ! »
Ils dormaient. « Mes amis, savez-vous la nouvelle ?
J’ai touché de mon front à la voûte éternelle ;
Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours !
Frères, je vous trompais : Abîme ! abîme ! abîme !
Le dieu manque à l’autel où je suis la victime...
Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus ! » Mais ils dormaient toujours !...
II
Il reprit : « Tout est mort ! J’ai parcouru les mondes ;
Et j’ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés,
Aussi loin que la vie, en ses veines fécondes,
Répand des sables d’or et des flots argentés :
Partout le sol désert côtoyé par des ondes,
Des tourbillons confus d’océans agités...
Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,
Mais nul esprit n’existe en ces immensités.
En cherchant l’oeil de Dieu, je n’ai vu qu’une orbite
Vaste, noir. et sans fond, d’où la nuit qui l’habite
Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours ;
Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l’ancien chaos dont le néant est l’ombre,
Spirale engloutissant les Mondes et les Jours !
III
Immobile Destin, muette sentinelle,
Froide Nécessité !... Hasard qui, t’avançant
Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,
Refroidis, par degrés, l’univers pâlissant,
Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,
De tes soleils éteints, l’un l’autre se froissant...
Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,
Entre un monde qui meurt et l’autre renaissant ?...
Ômon père ! est-ce toi que je sens en moi-même ?
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ?
Aurais-tu succombé sous un dernier effort
De cet ange des nuits que frappa l’anathème ?...
Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir ;
Hélas ! et, si je meurs, c’est que tout va mourir ! »
IV
Nul n’entendait gémir l’éternelle victime,
Livrant au monde en vain tout son coeur épanché ;
Mais prêt à défaillir et sans force penché,
Il appela le seul — éveillé dans Solyme :
« Judas ! lui cria-t-il, tu sais ce qu’on m’estime,
Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché :
Je suis souffrant, ami ! sur la terre couché...
Viens ! ô toi qui, du moins, as la force du crime ! »
Mais Judas s’en allait, mécontent et pensif,
Se trouvant mal payé, plein d’un remords si vif
Qu’il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites...
Enfin Pilate seul, qui veillait pour César,
Sentant quelque pitié, se tourna par hasard :
»Allez chercher ce fou ! » dit-il aux satellites.
V
C’était bien lui, ce fou, cet insensé sublime...
Cet Icare oublié qui remontait les cieux,
Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux,
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime !
L’augure interrogeait le flanc de la victime,
La terre s’enivrait de ce sang précieux...
L’univers étourdi penchait sur ses essieux,
Et l’Olympe un instant chancela vers l’abîme.
« Réponds ! criait César à Jupiter Ammon,
Quel est ce nouveau dieu qu’on impose à la terre ?
Et si ce n’est un dieu, c’est au moins un démon... »
Mais l’oracle invoqué pour jamais dut se taire ;
Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère :
— Celui qui donna l’âme aux enfants du limon.
VERS DORÉS
Eh quoi ! tout est sensible. PYTHAGORE
Homme ! libre penseur ! te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’univers est absent.
Respecte dans la bête un esprit agissant :
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d’amour dans le métal repose ;
« Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant.
Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie :
A la matière même un verbe est attaché...
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !
Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;
Et, comme un oeil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !
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