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OVIDE Les Métamorphoses - Livre VIII à XV (Ier siècle).


Ovide (-43 ~ 17)
Galerie des Offices à Florence.

OVIDE
Publius Ovidius Naso

Les Métamorphoses


Traduction de Louis Puget, Th. Guiard, Chevriau et Fouquier (1876)


Livre I : Création, âges de l'humanité, Géants, Daphné, Io ;
Livre II : Phaéton, Callisto, Jupiter et Europe ;
Livre III : Cadmus, Actéon, Écho et Penthée ;
Livre IV : Pyrame et Thisbé, les filles de Minyas, Persée et Andromède.
Livre V : Phinée, Le Rapt de Proserpine ;
Livre VI : Arachné, Niobé, Philomèle et Procné ;
Livre VII : Médée, Céphale et Procris ;
Livre VIII : Nisus et Scylla, Dédale et Icare, Philémon et Baucis ;
Livre IX : le mythe d'Hercule, Byblis ;
Livre X : Orphée, Eurydice, Hyacinthe, Pygmalion, Adonis, Atalante, Cyparissus ;
Livre XI : mort d'Orphée, Midas, Alcyone et Céyx ;
Livre XII : Iphigénie, les Centaures, Achille ;
Livre XIII : le siège de Troie, Énée ;
Livre XIV : Scylla, Énée, Romulus ;
Livre XV : Pythagore, Hippolyte, Esculape, César.


Les Métamorphoses, VIII

L'étoile du matin rouvre les portes de l'Orient et met la nuit en fuite ; l'Eurus tombe, d'humides nuages s'élèvent, et poussés heureusement par la douce haleine des vents du midi, Céphale et les soldats d'Eaque touchent au port désiré plus tôt qu'ils ne l'espéraient. Cependant Minos ravage les champs lélégéens, et fait l'essai de ses forces devant la ville d'Alcatho&uul;s, que Nisus tient sous sa puissance. Sur la tête vénérable de ce roi, au milieu de sa blanche chevelure, brillait de l'éclat de la pourpre un cheveu duquel dépendait le salut de son empire. Pour la sixième fois le croissant de Phébé renaissait à l'orient ; la fortune de la guerre flottait encore, et la victoire volait d'une aile incertaine entre les deux partis. Il y avait une tour, ouvrage d'un roi, qui se liait à des remparts sonores ; la tradition rapporte que le fils de Latone avait déposé sur ces murs sa lyre d'or, et la pierre en avait retenu les sons. La fille de Nisus aimait à monter sur cette tour pendant la paix, et à faire résonner les murs par le choc d'un léger caillou ; dans ce temps de guerre, elle y montait encore pour contempler les sanglants exercices de Mars. Déjà les longueurs de la guerre lui ont appris à connaître les noms des chefs, leurs armes, leurs coursiers, leur démarche et les carquois des Cydonéens. Elle remarquait entre tous le visage du fils d'Europe, et ses yeux le cherchaient avec trop d'intérêt peut-être. Minos cachait-il son front sous un casque surmonté d'une aigrette flottante, elle le trouvait d'une rare beauté sous ce casque ; s'armait-il de son bouclier étincelant, que de grâce, à ses yeux, dans la main qui saisissait ce bouclier ! si, ramenant son bras sur sa tête, il lançait un javelot flexible, elle exaltait l'adresse unie à la vigueur ; s'il tendait un arc armé de flèches, elle croyait voir Apollon s'apprêtant à lancer ses traits ; mais lorsque, déposant son casque, et le front découvert, un manteau de pourpre sur les épaules, il pressait les flancs d'un coursier éclatant de blancheur sous de riches tapis, et gouvernait sa bouche écumante, hors d'elle-même alors, la vierge était à peine maîtresse de sa raison.

«Heureux, pensait elle, le javelot qu'il saisit ! heureuses les rênes que presse sa main !» Dans sa passion, elle brûle de porter ses pas dans les rangs ennemis, si une vierge pouvait l'oser ; elle brûle de s'élancer du haut des tours dans le camp des Gnossiens, ou d'ouvrir à l'ennemi les portes d'airain, ou d'oser plus encore, si Minos le désire. Tandis qu'assise sur la tour elle contemple les tentes du roi de Dicté, blanches comme la neige : «Dois-je me réjouir, dit-elle, ou m'affliger de cette guerre, source de tant de larmes ? Je ne sais ; je pleure, car Minos est l'ennemi de celle qui l'aime. Mais, sans cette guerre, Minos m'aurait-il jamais été connu ? Il pourrait cependant déposer les armes en me prenant pour otage ; je serais sa compagne, je serais le gage de la paix. Si celle qui t'a donné le jour, ô le plus beau des mortels, était aussi belle que toi, elle était digne du dieu qui brûla d'amour dans ses bras. Quel serait mon bonheur si, portée sur des ailes au milieu des airs, je pouvais voler dans le camp du roi de Gnosse : je me révélerais à lui, et après l'aveu de ma flamme, je lui demanderais à quel prix il voudrait m'accorder son amour. Que ses désirs respectent seulement ma patrie : périsse la couche où j'aspire plutôt que d'acheter mon bonheur par la trahison ! Et cependant, plus d'une fois la clémence d'un vainqueur miséricordieux a rendu les vaincus heureux de leur défaite. La mort de son fils est un juste motif de guerre : sa cause s'appuie sur le droit, et cette cause doit triompher, soutenue par de telles armes. Si tel est le sort réservé à notre cité, pourquoi Mars lui en ouvrirait-il les portes plutôt que mon amour ? il vaut mieux une victoire sans carnage, sans retard et sans danger pour ses jours. Je tremble, ô Minos, qu'une main imprudente ne te perce le sein ; eh ! qui serait assez cruel pour diriger à dessein contre toi sa lance meurtrière ? Oui, c'en est fait, je veux me livrer moi-même, livrer en dot ma patrie, et mettre ainsi fin à la guerre. Mais c'est peu de vouloir : la garde veille aux portes de la ville, mon père en tient les clefs. Malheureuse ! c'est lui seul que je crains, c'est lui seul qui m'arrête encore ; ah ! plût au ciel que je n'eusse plus de père ! Mais chacun doit être à soi-même son propre dieu, et la Fortune n'est sourde qu'aux prières du lâche. Déjà une autre, brûlée des mêmes feux, aurait sacrifié avec joie tout ce qu'elle eût rencontré d'obstacles à sa passion. Eh ! pourquoi une autre aurait-elle plus de courage que moi ? J'oserais me frayer une route à travers mille feux, à travers mille glaives ; ici je n'ai à craindre ni feux ni glaives : un cheveu de mon père suffit ; plus précieux pour moi que l'or, il doit assurer mon bonheur, et mettre le comble à mes désirs». 

Tandis qu'elle parle survient la nuit, qui fournit aux peines de féconds aliments, et Scylla s'enhardit au sein des ténèbres ; c'était l'heure où le premier sommeil assoupit les coeurs épuisés des soucis et des travaux du jour ; elle approche en silence du chevet de son père. O forfait ! la fille ravit au père le cheveu fatal ! Maîtresse de ce trésor impie, elle emporte avec elle sa criminelle dépouille, franchit les portes de la ville, et à travers les tentes ennemies (tant le service qu'elle rend à Minos lui inspire de sécurité !), elle parvient jusqu'au roi, qui frémit à son aspect : «L'amour m'a conseillé le crime, dit-elle ; moi, Scylla, la fille de Nisus, je te livre les dieux de ma patrie et ceux de ma famille, et je ne veux d'autre récompense que toi : pour gage de mon amour, reçois ce cheveu qui brille comme la pourpre, et crois que ce n'est pas un vain cheveu que je te livre ici, mais la tête de mon père lui-même» ; et sa main présente le don parricide à Minos, qui le repousse, plein de trouble et d'horreur à l'idée de ce forfait inouï. «Puissent les dieux, s'écrie-t-il, te bannir de l'univers qui leur appartient, ô toi, l'opprobre de notre âge ! Puissent la terre et la mer être à jamais fermées ! Pour moi, je ne souffrirai pas que la Crète, berceau de Jupiter, la Crète où je règne, soit souillée du contact d'un monstre tel que toi». Il dit, et après avoir imposé aux ennemis vaincus des conditions dictées par la justice, il ordonne de rompre les liens qui retiennent sa flotte. A sa voix, les poupes d'airain avancent sous l'effort des rameurs ; Scylla, qui voit les vaisseaux sillonner les ondes, et Minos s'éloigner sans qu'elle ait reçu le salaire de son crime, lasse enfin de prier, se livre aux transports de sa rage. Hors d'elle-même, les bras tendus et les cheveux épars : «Où fuis-tu, s'écrie-t-elle, et pourquoi délaisser l'auteur de ta victoire, ô toi que j'ai préféré à ma patrie, toi que j'ai préféré à mon père ? Où fuis-tu, cruel ? ton triomphe est à la fois mon crime et mon bienfait. Rien ne t'a donc ému, ni mon présent, ni la tendresse d'une amante dont toutes les espérances reposaient sur toi ! Abandonnée par toi, où sera mon recours dans ma patrie ? Elle est vaincue, humiliée ; fût-elle debout, ma trahison m'y interdit tout accès. Irai-je me présenter aux regards de mon père ? je te l'ai livré. Ses sujets m'ont voué une juste haine, et mon exemple fait trembler les peuples voisins. Je me suis fermé l'univers entier, pour que seule la Crète me fût ouverte. Si tu me refuses ce dernier asile, ingrat, si tu me délaisses, non, tu n'es pas le fils d'Europe ; c'est quelque tigresse d'Arménie qui te donna le jour ; c'est la Syrte inhospitalière, ou l'orageuse Charybde qui fut ton berceau ; non, tu n'es pas fils de Jupiter, et ta mère ne fut pas séduite par les formes trompeuses d'un taureau ; ton origine n'est qu'une fiction mensongère : celui qui fut ton père, ce fut un vrai taureau sans amour pour les génisses. Punis-moi, Nisus, ô mon père ! Murs que j'ai trahis, réjouissez-vous de mes tourments ! je les ai mérités, je l'avoue, et la mort doit être mon juste châtiment. Ah ! du moins, puisse quelqu'un de ceux qu'a perdus mon impiété me donner le coup mortel ! Mais toi qui triomphes par mon crime, devais-tu te charger du châtiment ? Mon crime envers ma patrie et mon père fut un bienfait pour toi ; oui, tu es le digne époux de l'infâme adultère qui, cachée dans les flancs d'une génisse de bois pour tromper un farouche taureau, porta un monstre informe dans ses entrailles. Hélas ! mes cris arrivent-ils jusqu'à tes oreilles, ou mes vaines paroles sont-elles emportées par les mêmes vents que tes voiles ? Ingrat Minos ! je ne m'étonne plus que Pasiphaë t'ait préféré un taureau ; il était moins sauvage que toi. Malheureuse ! il hâte sa fuite ; j'entends les ondes frémir sous le tranchant des rames. Hélas ! il s'éloigne à la fois de moi et du rivage. Tu fuis en vain, en vain tu te dérobes à la reconnaissance, je te suivrai malgré toi, et, serrant dans mes bras ta poupe recourbée, je me ferai traîner sur l'immense Ocean». Elle dit, s'élance dans les ondes et suit à la nage les vaisseaux. L'amour lui donne des forces, et compagne obstinée, elle s'attache à la poupe de Minos. Son père l'aperçoit ; changé récemment en aigle de mer, il se balançait déjà dans les airs sur des ailes noirâtres ; il allait fondre sur elle et la déchirer de son bec recourbé, lorsque, tremblante, elle abandonne la poupe ; au moment de sa chute, un souffle léger semble la tenir suspendue au-dessus des ondes : c'étaient ses propres ailes ; couverte d'un plumage et changée en oiseau, elle porte désormais le nom de ciris, en mémoire du cheveu qu'elle déroba.

Le voeu que Minos avait fait à Jupiter fut accompli par le sacrifice de cent taureaux, aussitôt que, sorti de ses vaisseaux, il a touché la terre de Crète, et suspendu aux murs de son palais les dépouilles de ses ennemis. Cependant l'opprobre de sa race avait grandi. Un monstre à double forme dévoilait à tous les yeux l'adultère hideux de sa mère. Minos a résolu d'éloigner de son palais cet objet de honte, et de le renfermer dans un labyrinthe impénétrable au jour. Dédale, célèbre dans l'art de l'architecture, pose les fondements de ces murs sinueux ; il confond les signes indicateurs, et embarrasse la vue dans les mille détours de sentiers tortueux. Tel on voit, dans les champs Phrygiens, se jouer le limpide Méandre, et se multiplier les flux et les reflux de sa course douteuse. Quelquefois, allant à la rencontre de ses eaux, il les voit accourir, et il fatigue ses flots incertains, tantôt à remonter vers sa source, tantôt à se précipiter vers la mer. Ainsi Dédale sème l'erreur dans ces routes sans nombre ; à peine lui-même peut-il en retrouver l'issue, tant le labyrinthe présente de perfides détours ! Ce fut la prison du Minotaure, monstrueux assemblage des formes du taureau et des formes humaines. Déjà deux fois il s'était abreuvé du sang Athénien, et le sort venait de lui envoyer une troisième fois le tribut imposé pour neuf ans, lorsqu'il trouva son vainqueur au milieu de ses victimes. Aussitôt que, par le secours d'une jeune fille, et guidé par un fil, le fils d'Egée a découvert l'issue si difficile à retrouver, et qui jamais, avant lui, n'avait été franchie une seconde fois, il ravit la fille de Minos et fait voile vers Naxos. Le cruel abandonne sa compagne sur ce rivage ; mais dans son abandon et dans son désespoir Bacchus fut à la fois son consolateur et son amant ; et pour qu'elle brillât d'un éclat immortel au milieu des astres, le dieu détacha de son front sa couronne et l'envoya au ciel. Le diadème s'élève à travers les airs, et dans son vol les pierreries dont il est parsemé se transforment soudain en étoiles, qui se fixent à la voûte des cieux, et conservent toujours la forme d'une couronne ; sa place est entre la constellation d'Hercule à genoux, et celle du Serpent.

Dédale cependant, las de subir, sur une terre odieuse, les ennuis d'un long exil cède à l'amour du sol natal ; mais la mer l'emprisonne. «Minos peut bien, dit-il, me fermer et la terre et les eaux, mais le ciel m'est ouvert ; le ciel sera ma route ; Minos est le maître de la terre, mais il n'est point le maître des airs». Alors son génie s'applique à inventer un art inconnu, et soumet la nature à de nouvelles lois. Il dispose des plumes avec ordre, en prenant d'abord la plus petite ; chacune d'elles est moins longue que celle qui la suit, et toutes s'élèvent par une gradation insensible. Ainsi, jadis, croissaient par degrés inégaux les tubes de la flûte champêtre. Dédale attache ces plumes, au milieu, avec du lin, à leur extrémité avec de la cire ; il leur imprime ensuite une légère courbure, afin de mieux imiter l'aile des oiseaux. Le jeune Icare était debout auprès de lui ; ignorant que ses mains jouaient avec ses propres dangers, il prenait en souriant les plumes qu'enlevait la brise vagabonde. Tantôt il amollissait la cire entre ses doigts, et retardait par ses jeux le travail merveilleux de son père. Après avoir mis la dernière main à son oeuvre, l'industrieux artiste se place en équilibre sur ses deux ailes et vogue suspendu dans les airs. Il donne alors des leçons à son fils. «Icare, dit-il, prends le milieu des airs et crois mes avis ; car si ton vol s'abaisse, l'onde appesantira tes ailes ; s'il s'élève trop haut, le feu les brûlera. Vole entre ces deux écueils ; crains surtout de regarder le Bouvier, ou l'Hélice, ou le glaive nu d'Orion. Prends ton vol en suivant le mien». Il lui enseigne ensuite à voler et attache ses ailes à ses épaules qui n'en savent pas encore l'usage. Pendant qu'il lui prodiguait ses soins et ses conseils, les joues du vieillard se mouillèrent de larmes, et ses mains tremblèrent. Il donne à son fils des baisers qui devaient être les derniers, et soutenu par ses ailes, il vole en avant ; tremblant pour son compagnon, comme l'oiseau qui guide dans les airs le vol novice de sa jeune famille, sortie pour la première fois de son nid aérien. Il l'encourage à le suivre, lui enseigne son art périlleux, et agitant ses propres ailes, il tient ses regards attachés sur celles de son fils. Le pêcheur, dont le tremblant roseau présente aux poissons une trompeuse amorce, le pâtre et le laboureur appuyés, l'un sur son bâton, l'autre sur sa charrue, les aperçoivent, et, frappés d'étonnement à la vue de ces voyageurs ailés, les prennent pour des dieux. Déjà ils avaient laissé à gauche Délos, Paros, et Samos, si chère à Junon ; à droite ils voyaient Lébynthos et Calymne, si fertile en miel. Le jeune Icare, se laissant emporter au plaisir d'un vol audacieux et au désir de s'approcher du ciel, abandonne son guide et porte plus haut son essor. Les rayons trop voisins du soleil amollissent la cire parfumée et fondent les liens de ses ailes. Il agite ses bras dépouillés, et privé de ses plumes qui le soutenaient comme des rames, il frappe en vain les airs où il n'a plus de prise ; sa bouche répète le nom de son père, et il tombe au fond des mers auxquelles il a donné son nom. Cependant son père infortuné, (hélas ! il n'est déjà plus père !) s'écrie : «Icare, Icare, où es-tu ? où te trouver, Icare ?» s'écriait-il encore quand il aperçut ses plumes flottantes sur les ondes. Alors il maudit son art, et renferme dans un tombeau le corps de son fils : la terre qui reçut ses restes a conservé son nom.

Pendant qu'il ensevelissait la dépouille de son malheureux fils, cachée sous les branches touffues de l'yeuse et témoin de sa douleur, la perdrix, au babil indiscret, y applaudit par le battement de ses ailes, et témoigne sa joie par des chants. Seul, d'une espèce inconnue dans les premiers âges, cet oiseau récemment créé te reproche incessamment ton crime, ô Dédale ! Ta soeur, ignorant les arrêts du destin, t'avait confié l'instruction de son fils, lorsque, âgé de douze ans, il fut capable de recevoir tes leçons. Cet enfant prenant pour modèle les dards qu'il remarquait sur le dos des poissons, tailla dans le fer une série de dents acérées, et devint l'inventeur de la scie. Le premier aussi il unit l'une à l'autre par un lien commun deux branches d'acier, de sorte que, toujours séparées par la même distance, l'une reste immobile, et l'autre décrit un cercle. Jaloux de son élève, Dédale le précipite du haut de la citadelle consacrée à Minerve, et accuse le hasard de sa chute. Mais Pallas, protectrice du génie, soutint l'enfant, le changea en oiseau, et le couvrit de plumes au milieu des airs. La force et la rapidité de son génie ont passé dans ses pieds et dans ses ailes, et son premier nom lui est resté. Cet oiseau craint pourtant de trop élever son vol, et il ne bâtit point son nid sur les branches, ni à la cime des arbres. Il rase les sillons de ses ailes, et dépose ses oeufs dans les broussailles. Le souvenir de son ancienne chute lui fait redouter les hauteurs.

Déjà Dédale, épuisé de fatigue, était parvenu en Sicile ; et s'armant à sa prière, Cocale prenait généreusement sa défense. Athènes venait d'être affranchie, par le glorieux exploit de Thésée, d'un lamentable tribut. Les temples sont ornés de guirlandes : on invoque Pallas, déesse des combats, Jupiter et les autres dieux : le sang des victimes coule en leur honneur au pied des autels surchargés d'offrandes et parfumés d'encens. La Renommée avait au loin répandu le nom de Thésée dans les villes de l'Argolide ; et les peuples qui habitent la riche Achaïe imploraient le secours de son bras dans leurs pressants dangers : ce bras devint l'appui de Calydon, qui, bien que protégé par Méléagre, l'avait en suppliant appelé à sa défense. L'objet de ses alarmes, c'était un sanglier vengeur de Diane et l'instrument de sa colère. Oenée, disait-on, comblé des faveurs d'une année abondante, en avait offert les prémices aux dieux ; à Cérès, les grains ; à Bacchus, le vin dont il est le père ; à la blonde Minerve, l'olive qui rappelle ses bienfaits. Après les divinités propices aux récoltes, tous les dieux obtinrent ces honneurs dont ils sont si jaloux : Diane seule vit refuser l'encens à ses autels délaissés. Les dieux aussi sont accessibles au ressentiment : «Je ne souffrirai pas que cette offense reste impunie, dit-elle ; on vit l'insulte, on verra la vengeance» ; et la déesse envoie dans les champs de Calydon un sanglier vengeur de son injure. Egal en grosseur aux taureaux que nourrissent les pâturages de l'Epire, il surpasse ceux qui paissent dans les campagnes de la Sicile. Le sang et la flamme jaillissent de ses yeux ; des soies aiguës arment sa tête, et la hérissent comme une épaisse forêt de dards ; son dos se dresse comme un rempart de javelots : il fait écumer en rugissant une sueur fumante sur ses larges épaules : ses dents égalent en longueur l'ivoire de l'Inde : sa gueule vomit des feux aussi bruyants que la foudre, et son ardente haleine embrase le feuillage : il saccage les moissons naissantes, ou les détruit quand elles sont mûres, change en larmes les douces espérances du laboureur, et anéantit à la fois les épis et les bienfaits de Cerès : l'aire et les granges attendent en vain les gerbes que les champs ont promises. Il renverse les ceps et les grappes pendantes, et l'olivier toujours vert avec ses rameaux chargés de fruits. Il étend sa furie sur les troupeaux : les bergers et les chiens sont impuissants à les défendre, et les plus fiers taureaux ne peuvent protéger les génisses. Les habitants des campagnes fuient de tous côtés, et ne se croient en sûreté qu'à l'abri des remparts de la ville ; Méléagre assemble enfin l'élite des héros de la Grèce que l'ardeur de la gloire enflammait comme lui. C'étaient les deux fils de Léda, l'un renommé dans les combats du ceste, l'autre dans l'art de guider un coursier ; Jason, l'inventeur du premier navire ; Pirithoüs et Thésée, couple fidèle d'amis ; c'étaient les deux fils de Thestias ; Lyncée fils d'Apharéius, Idas aux pieds légers, et Caenée, jadis femme ; le fier Leucippe ; Acaste, si adroit à lancer un javelot ; Hippotoos, Dryas, et Phénix, fils d'Amyntor ; et les deux fils d'Actor, et Phylée, venu de l'Elide : il y avait aussi Télamon, le père du grand Achille, et le fils de Phérète, et Iolas le Béotien, et l'ardent Eurytion ; Echion, invincible à la course, et Lélex de Naryce. Venaient enfin Panopée, Hylée et le fier Hippase, et Nestor, qui faisait alors ses premières armes, et les jeunes héros envoyés de l'antique Amyclée par Hippocoon, leur père ; et Laerte, beau-père de Pénélope et compagnon d'Arras ; et le devin Mopsus ; et Amphiaraüs, que ne menaçait pas encore l'infidélité d'une épouse ; Atalante s'était aussi armée, Atalante, l'honneur du Tégée et des bois d'Arcadie. Une agrafe polie retenait, avec ses dents aiguës, les plis flottants de sa robe, et sa chevelure était arrêtée par un noeud sans ornement. De son épaule gauche pendait l'ivoire d'un carquois retentissant et sa main gauche tenait un arc. Telle était sa parure. Pour sa beauté, vous diriez une vierge sous les traits d'un jeune homme, un jeune homme sous les traits d'une vierge. Méléagre la vit, et cette vue alluma dans son coeur la flamme secrète d'un amour condamné par les dieux : «Heureux, s'écria-t-il, celui qu'elle agréera pour époux !» Il n'eut pas le temps d'en dire davantage, et comment l'aurait-il osé dans un moment où de plus grands intérêts l'appelaient aux combats ?

Il est une forêt dont la sombre épaisseur, respectée du fer et des ans, couronne par degrés une colline du haut de laquelle elle domine les campagnes qui s'étendent à ses pieds. C'est là que s'assemblent les héros : ceux-ci tendent les toiles, ceux-là découplent les chiens : d'autres suivent la trace du monstre et volent au devant du danger. Au sein de la forêt s'enfonce une vallée, réservoir ordinaire où les eaux de la pluie s'écoulent en ruisseau ; au milieu de cette lagune croissent et le saule flexible, et l'algue légère, et les joncs amis des marais, et l'osier, et l'humble canne abritée sous les longs roseaux. Chassé de ce repaire, le sanglier furieux fond au milieu de ses ennemis avec la vitesse de l'éclair qui déchire la nue. Il renverse les arbres dans sa course emportée, et la forêt s'ébranle avec fracas ; les chasseurs poussent des cris, lui présentent d'un bras ferme les javelots armés d'un large fer et les agitent devant lui. Le monstre s'élance, disperse les limiers, se fait jour à travers les plus hardis, et frappant obliquement de ses défenses, il met en déroute ces meutes aboyantes. Echion le premier lance un javelot inutile ; le fer ne fait qu'effleurer un tronc d'érable. Le second dard eût été plus heureux s'il n'eût été brandi avec trop de force ; on eût dit qu'il allait s'enfoncer dans les flancs du sanglier, mais il vole au-delà : c'était celui de Jason. «Apollon, s'écrie Mopsus, si je fus ministre de tes autels et si je le suis encore, entends ma voix et permets que, lancé d'une main sûre, ce dard atteigne le monstre». Le dieu exauce autant qu'il peut sa prière : le trait frappe le sanglier, mais ne le blesse pas : pendant qu'il volait, Diane en avait ôté le fer, et le bois en tombant n'avait plus de pointe. Cependant le coup ranime la fureur du monstre : la foudre éclate avec moins de vitesse ; l'éclair jaillit de ses yeux ; le feu, de sa poitrine. Comme on voit une pierre poussée dans l'air par l'effort d'une corde tendue, voler et battre des murailles ou des tours pleines de soldats, aussi impétueux dans son élan meurtrier, le monstre se jette sur les chasseurs, et renverse Eupalamon et Pélagun, qui conduisaient l'aile droite : leurs compagnons les relèvent et les emportent. Mais Enaesime, fils d'Hippocoon ne peut éviter sa morsure fatale : tremblant et prêt à fuir, il tombe sous la dent du sanglier qui lui coupe les nerfs du jarret. Peut-être même Nestor n'eût-il pas vécu jusqu'au siège de Troie, si, prenant son élan à l'aide de sa lance qu'il avait plantée en terre, il ne s'était élancé sur un arbre voisin, du haut duquel il pût voir en sûreté la vaine rage de son ennemi. Le monstre enfonce ses dents dans le tronc, les aiguise et les exerce au meurtre ; et comme si sa fureur venait de trouver de nouvelles armes, il se jette sur Othrias, et d'un coup de dent lui déchire la cuisse. Les deux frères jumeaux, dont le double astre n'avait pas encore pris place dans le ciel, tous deux jeunes et brillants, montés sur des coursiers plus blancs que la neige, balançaient dans leurs mains leurs longues et tremblantes javelines. Ils auraient percé le monstre s'il ne se fût jeté dans un épais taillis, impénétrable aux traits comme aux chevaux. Télamon le poursuit, mais, dans l'ardeur qui l'emporte, une racine d'arbre l'arrête et le fait tomber. Tandis que Pélée le relève, Atalante pose sur la corde une petite flèche rapide ; l'arc fléchit sous sa main, le trait part, rase le flanc du monstre, l'atteint au dessous de l'oreille, et fait couler sur ses soies quelques gouttes de sang. Méléagre ne ressentit pas moins de joie d'un coup si heureux qu'Atalante elle-même ; le premier il voit le sang que le monstre a perdu, et le premier il le fait voir à ses compagnons. «A vous, dit-il, le prix du courage». Ces paroles font rougir les héros ; tous s'encouragent à l'envi, s'animent en poussant de grands cris, et font pleuvoir confusément une grêle de traits qui, se nuisant par le nombre et se frappant les uns les autres, perdent leur force et tombent sans effet. Alors, la hache en main, l'Arcadien, qu'entraîne à sa perte une audace insensée : «Compagnons, s'écrie-t-il, faites-moi place, et voyez combien le bras d'un homme est supérieur en force à celui d'une femme. Diane peut couvrir le monstre de ses propres armes ; malgré Diane elle-même, il tombera sous mes coups». A ces mots, prononcés d'un ton fier et hautain, élevant des deux mains sa hache au-dessus de sa tête, il se dresse, prêt à frapper, sur la pointe de ses pieds, quand tout à coup, prévenant son attaque téméraire, et le perçant à l'endroit où la mort est si près de la blessure, le monstre lui plonge dans le flanc sa double défense. Ancée tombe et ses entrailles se répandent avec des flots de son sang ; la terre en est toute baignée. Contre cet ennemi terrible, le fils d'Ixion, Pirithoüs, s'avance brandissant un épieu d'un bras intrépide. «Arrête, s'écrie Thésée, ô toi que j'aime plus que moi-même ; arrête, ô la plus chère moitié de mon âme ! la prudence est ici permise au courage ; Ancée a péri victime d'une téméraire ardeur». Il dit et pousse au monstre un javelot d'airain ; lancé d'une main sûre, le trait lui promettait le trépas du sanglier, mais il s'arrête et s'amortit contre la branche touffue d'un néflier. Le fils d'Eson dirige aussi son dard contre le monstre ; mais, par un jeu cruel du hasard, le trait va percer un limier aboyant, traverse ses entrailles, et tout sanglant s'enfonce dans la terre. Les coups de Méléagre ont un sort bien différent : des deux javelots qu'il a lancés, l'un va se planter dans le sol, l'autre dans le dos de l'animal. Tandis qu'il fait éclater sa rage et se roule avec d'affreux rugissements, mêlant des flots d'écume au nouveau sang qu'il perd, celui qui l'a blessé redouble ses coups, met le comble à sa fureur, et lui plonge son épée dans les flancs. Les compagnons de Méléagre font retentir les airs de mille cris de joie. Tous veulent presser dans leurs mains cette main victorieuse : étonnés à l'aspect de ce monstre, qui, couché sur la terre, occupe un large espace, ils attachent sur lui leurs regards ; ils trouvent encore du péril à le toucher, et cependant tous veulent tremper leurs javelots dans son sang. Le vainqueur posant alors le pied sur cette tête dont les coups ont donné tant de fois la mort : «Recevez, dit-il, ô vierge d'Arcadie, cette dépouille qui m'appartient, et partagez avec moi l'honneur de la victoire». A ces mots, il lui présente la peau du sanglier, hérissée d'horribles soies, et sa hure armée d'énormes défenses.

Atalante est doublement heureuse de recevoir le don, et de le recevoir de Méléagre. Mais du milieu des combattants s'élève un murmure jaloux. Les deux fils de Thestius surtout éclatent en menaces violentes et hautaines : «Non, non, s'écrient-ils, une femme n'usurpera pas un honneur qui n'est dû qu'à nous seuls : que ton orgueil ne s'abuse pas sur les droits de ta beauté, et crains qu'on ne te sépare d'un amant si généreux». En même temps ils ravissent à Atalante le don de l'amour, à Méléagre le droit de la victoire. C'en est trop : hors de lui et bouillant de colère : «Apprenez, s'écrie Méléagre, apprenez ravisseurs de la gloire d'autrui, quelle distance il y a de la menace aux actions» ; et Plexippe tombe percé d'un coup fatal qu'il était loin de prévoir. Toxée balançait entre le désir de venger son frère et la crainte d'un pareil sort : Méléagre a bientôt mis fin à son incertitude, et fumant encore du sang de Plexippe, le fer se plonge dans le sang du frère.

Althée allait, avec des présents, remercier les dieux de la victoire de son fils, lorsqu'elle voit rapporter les corps inanimés de ses frères : à cette vue elle fait retentir la ville de cris plaintifs et de gémissements, et change sa parure de fête en vêtements lugubres. Mais au nom du meurtrier, son désespoir se tait, ses larmes s'arrêtent, et dans son coeur il ne reste plus que le désir de la vengeance. Au moment où la fille de Thestius venait de donner le jour à Méléagre, les trois Parques jetèrent un tison dans la flamme du foyer, et tournant sous leurs doigts le fuseau de sa destinée : «Nous attachons dirent-elles, à la durée de ce tison la durée de ta vie, enfant qui viens de naître». Après ces paroles prophétiques, les Parques s'éloignèrent ; la mère enlève aussitôt du foyer le tison enflammé, et l'éteint. Longtemps il resta caché dans l'endroit le plus secret du palais, et ta mère en le conservant, ô Méléagre, avait conservé tes jours. Elle le tire alors de ce réduit, se fait apporter des éclats de bois et en approche la flamme ennemie. Trois fois elle voulut jeter le tison dans le brasier, et trois fois elle le retint prêt à tomber ; mère et soeur tout à la fois, ces deux titres luttent dans son coeur et le partagent. Tantôt l'idée du crime qu'elle va commettre la fait pâlir d'horreur, tantôt les feux de la colère lui montent au visage. On voit s'y peindre tour à tour les mouvemens d'une fureur menaçante et ceux d'une tendre pitié ; à peine la soif de la vengeance a-t-elle séché ses larmes, que leur source se rouvre aussitôt. Tel qu'un vaisseau que les vents et les flots poussent en sens opposé, jouet de deux forces contraires, leur obéit en même temps ; ainsi la fille de Thestius flotte entre deux sentiments divers, et sent tour à tour s'apaiser et renaître sa colère. La vengeance l'emporte cependant ; elle est plus soeur que mère. Elle va, dans sa pieuse impiété, satisfaire par le sang de son fils aux mânes de ses frères, et, voyant s'élever la flamme du funeste brasier. «Qu'elle brûle, dit-elle, le fruit de mes entrailles». Le fatal tison à la main, et debout devant cet autel funéraire : «Divinités vengeresses, Euménides, poursuit la malheureuse Althée, soyez témoins d'un sacrifice digne de vous. Je me venge, et je commets un crime : pour expier le meurtre, le meurtre est légitime ; mêlons le sang au sang, les funérailles aux funérailles, et que notre maison impie périsse dans l'abîme de ses calamités. Eh quoi ! l'heureux Oenée triompherait de la victoire de son fils, et Thestius pleurerait les siens ? Non ; je veux que leurs larmes coulent en même temps. Et vous, mânes de mes frères, ombres à peine descendues au noir séjour, mesurez l'étendue de mon sacrifice, et connaissez le prix de la victime que je vous immole ; elle est le triste gage de ma fécondité. Malheureuse ! où m'emporte une aveugle fureur ? Mes frères, pardonnez au coeur d'une mère. Mes mains se refusent au crime qu'elles étaient près de commettre : oui, mon fils a mérité la mort, mais ce n'est pas sa mère qui doit la lui donner. Il restera donc impuni ; il jouira de la vie et de sa victoire, et se faisant un nouveau triomphe de son heureux forfait, il régnera sur Calydon, pendant que vous, mes frères, vous ne serez plus qu'un peu de cendre et qu'une froide dépouille couchée dans un tombeau ? Non, je ne le souffrirai pas : qu'il périsse l'infâme, et qu'il entraîne dans la tombe les espérances de son père et le trône et la patrie. Hélas ! sont-ce là les sentiments d'une mère ? Sont-ce là les voeux qu'une mère doit au salut de son enfant, et ne l'ai-je porté dix mois dans mon sein douloureux que pour le livrer à la mort ? Plût à Dieu qu'au moment de ta naissance ta vie se fût consumée dans les flammes du fatal tison, et que je ne l'eusse pas éteint ! Tu vis par mes bienfaits, meurs aujourd'hui par ton crime ; la mort en est le juste salaire ; rends-moi la vie que je t'ai donnée deux fois, en te mettant au monde, et en retirant le tison du foyer ; ou réunis la soeur aux frères dans le même tombeau. Hélas ! je veux me venger et je ne le puis. Que résoudre ? Les blessures de mes frères viennent s'offrir à mes yeux avec l'image horrible de leurs trépas ; mais je sens aussi que je suis mère et cette pensée brise mon courage. Infortunée que je suis ! quelqu'odieux que soit votre triomphe, ô mes frères, triomphez, j'y consens, heureuse de vous suivre chez les morts, vous et la victime que je vous sacrifie». A ces mots, elle détourne la tête, et d'une main tremblante elle jette au milieu du brasier le funeste tison. Pendant qu'il brûle, on croit l'entendre gémir et la flamme semble ne le consumer qu'à regret.

Eloigné du palais et ignorant ce qui s'y passe, Méléagre brûle du même feu : il sent ses entrailles dévorées d'une flamme invisible ; mais son courage lui fait surmonter ses cruelles douleurs. Il se plaint cependant de mourir sans gloire et sans blessure, et porte envie au trépas sanglant de l'heureux Ancée. Sa voix mourante appelle en gémissant son vieux père, son frère, ses tendres soeurs, la compagne chérie de sa couche, et peut-être même sa mère : la flamme, en redoublant d'ardeur, redouble ses tourments ; avec elle pâlit le flambeau de sa vie ; avec elle il s'éteint, et le dernier soupir du héros s'exhale lentement dans les airs. La fière Calydon est abîmée dans le deuil. Tout pleure, les jeunes gens et les vieillards, et les grands et le peuple ; les mères qui habitent les murs baignés par l'Evénus s'arrachent les cheveux et se frappent le sein. Le vieux père de Méléagre, le front roulé dans la poussière, souille de cendre ses cheveux blancs, et maudit la trop longue carrière de sa vie. Pour Althée, la main qui avait commis le crime, armée par le remords, la punit en lui plongeant un poignard dans le sein. Non, quand j'aurais reçu d'Apollon cent bouches et cent voix, tous les dons du génie et tous les talents des Muses, je ne pourrais encore vous peindre le désespoir de ses tristes soeurs. Oubliant le soin de leur beauté, elles se meurtrissent la poitrine ; et jusqu'à ce que le corps de Méléagre soit livré au bûcher, elles le prennent et le réchauffent dans leurs bras, elles le couvrent de baisers ainsi que le lit funéraire sur lequel il repose. Quand il n'est plus que cendre, elles cherchent encore à ranimer cette froide cendre, en la pressant contre leur sein ; couchées sur son tombeau, elles baisent le marbre où son nom est gravé, nom chéri qu'elles arrosent de leurs larmes. Mais assouvie enfin parla ruine de la famille de Parthaon, la vengeance de Diane se lassa, et les soeurs de Méléagre, excepté Gorgé et la bru de l'illustre Alcmène, se changent en oiseaux ; leur corps se couvre de plumes, leurs bras deviennent de longues ailes, un bec a remplacé leur bouche ; elles s'envolent.

Après avoir partagé les périls de cette chasse glorieuse, Thésée avait tourné ses pas vers les mers où jadis régnait Erichthon. Cependant Achéloüs lui barre le chemin et le force à s'arrêter devant les eaux enflées par l'orage : «Entrez, lui dit le dieu, entrez dans ma grotte, illustre descendant de Cécrops, et ne vous hasardez pas à la violence de mes ondes : c'est un torrent qui roule avec un fracas épouvantable les arbres et les rochers déracinés dans sa course : je l'ai vu souvent emporter à la fois les troupeaux et leurs étables, trop voisins de ses bords, sans que le taureau pût trouver aucun secours dans sa force, ni le cheval dans sa vitesse ; combien de jeunes et vigoureux nageurs, à l'époque où les neiges fondues s'écoulent des montagnes, n'a-t-il pas engloutis dans ses rapides tourbillons ? Il est plus sûr de vous reposer ici et d'attendre que le fleuve, reprenant la limite accoutumée de ses rivages, ait ramené dans son lit ses ondes apaisées.

- J'userai, répond Thésée, et de vos conseils et de l'asile que vous m'offrez». A ces mots il suit le dieu dans sa grotte. Les murs en sont formés de pierres poreuses et de rocs taillés sans art ; la terre y est couverte d'un frais tapis de mousse, et la voûte parsemée de coquillages diversement colorés. Le soleil avait mesuré la moitié de sa course ; Thésée et ses compagnons prennent place sur les lits qu'on a dressés pour eux, ici Pirithoüs, là le héros de Trézène, Lélex, dont les rares cheveux commencent à blanchir, et tous ceux que le fleuve, charmé de recevoir un si noble convive, avait admis à cet honneur. Aussitôt des Nymphes aux pieds nus chargent la table de mets ; après les avoir enlevés, elles apportent du vin dans des vases de cristal. Alors, les yeux tournés sur la mer qui se déroule à ses pieds : «Quel est, dit le héros, en le montrant du doigt, le lieu que nous voyons d'ici ? Quel est, je vous prie, le nom de cette île, ou plutôt de ces îles, car j'en crois voir plusieurs ?

- Il y en a plus d'une, en effet, répond le dieu ; ce sont cinq îles que la distance semble confondre. Ecoutez, et vous serez moins surpris que Diane ait tiré vengeance des mépris d'Oenée. Ces îles étaient autrefois des Naïades ; un jour qu'elles sacrifiaient dix jeunes taureaux, elles convièrent à leurs fêtes toutes les divinités champêtres : oublié seul, je ne parus ni aux danses ni au festin sacré. Indigné, je soulève mes eaux ; jamais elles ne se débordèrent avec plus de fureur ; gonflé de vagues et de colère, je sépare en lambeaux et forêts et campagnes, et ces Nymphes roulent emportées avec leur demeure jusqu'au sein de la mer : en vain elles se souviennent alors de moi ; les flots de la mer s'unissent aux miens pour diviser ce continent et le partager en cinq îles ; ce sont les Echinades, que vous voyez sortir du milieu des eaux.

Portez plus loin vos regards : au delà de toutes ces îles n'en voyez-vous pas une autre ? Le nautonnier l'appelle Périmèle : hélas ! elle doit m'être bien chère. Emporté par ma tendresse, je ravis ses virginales faveurs. Hippodamas, son père, dans sa fureur jalouse, la précipita dans la mer, du haut d'un rocher, et fit périr avec elle le tendre gage de nos amours ; je la reçus dans mes bras, et, la soutenant sur les flots : «Neptune, à qui est échu en partage l'empire des eaux, le plus puissant de tous après celui des cieux, dieu du trident, m'écriai-je, qui vois tous les fleuves, objet du culte des mortels, se perdre dans les abîmes et t'apporter le tribut de leurs eaux, entends ma voix, accueille avec faveur ma prière ; la Nymphe que je porte dans mes bras n'est coupable que de ma faute. Si la justice et la piété avaient pu toucher le coeur d'Hippodamas, s'il eût été père, ou moins oublieux des droits de la nature, il aurait plaint sa fille, et fait grâce à nos amours. Viens au secours de cette infortunée que la cruauté d'un père condamne à périr dans les flots ; donne-lui asile, ou qu'elle devienne cet asile elle-même, et que, changée en île, je puisse encore l'embrasser de mes eaux». Neptune incline la tête en signe de consentement, et ce signe ébranle tout l'empire des mers ; à cette secousse, la Nymphe tremble d'effroi, et pourtant elle nage encore, et ma main soutient sa poitrine qui palpite de crainte. Bientôt je la presse dans mes bras, et je sens tout son corps se durcir, et son sein s'envelopper d'une épaisse couche de terre ; je lui parle, et la terre s'amasse et s'épaissit de plus en plus autour de ses membres ; Périmèle n'est plus qu'une île».

Achéloüs, en cessant de parler, avait laissé tous les esprits émerveillés de ces prodiges ; mais plein d'un orgueilleux mépris pour les dieux, le fils d'Ixion raille la crédulité de ses compagnons : «Ce sont des fables que vous nous contez, dit-il ; et vous prêtez aux dieux trop de pouvoir, Achéloüs, si vous croyez qu'ils puissent à leur gré retirer aux corps les formes qu'ils leur ont données». Ces paroles impies excitent à la fois l'étonnement et le blâme universel, et, prenant le premier la parole : «Croyez-le bien, dit Lélex, dont l'âge a mûri la raison, la puissance des dieux est infinie et ne connaît pas de limites ; leur volonté, c'est leur puissance. Un récit va dissiper vos doutes. Au sommet d'un mont de Phrygie, s'élève un chêne auprès d'un tilleul, dans un enclos qu'entoure un faible mur ; j'ai vu moi-même ces lieux, lorsque Pitthée m'envoya dans les contrées où Pélops, son père, régnait autrefois. Non loin de là est un étang, terre populeuse jadis, maintenant retraite liquide des plongeons et des foulques, amis des marais. Jupiter visita ces lieux sous les traits d'un mortel : le dieu du caducée accompagna son père, après avoir déposé ses ailes. Ils vont en cent maisons demander l'hospitalité ; cent maisons se ferment devant eux ; une seule s'ouvre pour les recevoir, humble cabane couverte de chaume et de roseaux. C'est là que la pieuse Baucis, alors chargée d'ans, et Philémon, qui était du même âge, s'unirent dans leur jeunesse ; c'est là qu'ils ont vieilli ensemble. Pauvres et résignés, leur humilité avait allégé pour eux le fardeau de l'indigence. Ne cherchez dans cette demeure ni maîtres ni serviteurs : seuls ils composent toute leur maison ; chacun exécute les ordres qu'il a donnés lui-même. A peine les habitants des cieux ont-ils franchi le seuil de l'étroite demeure, en se courbant sous l'humble porte, que Philémon les invite à se reposer et leur présente des sièges que Baucis, attentive, couvre d'un rustique tapis ; elle écarte ensuite du foyer les cendres encore tièdes, et cherche à ranimer le feu de la veille en y jetant pour aliment des feuilles et de l'écorce d'arbre, qui s'enflamment au souffle haletant de son haleine ; elle y ajoute des sarments et des branches de bois sec, qu'elle arrache du toit de la cabane et rompt en morceaux ; puis elle approche de la flamme un petit vase d'airain. Pendant qu'elle dépouille de leurs feuilles les légumes cueillis par son époux dans le jardin qu'arrose une source, le vieillard détache, à l'aide d'une fourche, un morceau de lard suspendu depuis longtemps aux solives enfumées ; il en coupe une mince tranche et la plonge dans l'eau bouillante qui domptera sa crudité. Cependant, pour tromper l'ennui de l'attente et abréger le temps de ce long apprêt, ils s'entretiennent avec leurs hôtes. Il y avait une aiguière de hêtre que son anse courbée retenait pendante au clou de la muraille : remplie d'eau tiède, elle sert à réchauffer les pieds des voyageur. Au milieu de la cabane s'élevait, couvert d'une molle natte de mousse, un lit dont le corps et les pieds étaient en saule. On étend sur ses contours un tapis qui ne sert qu'aux fêtes solennelles ; c'était pourtant un lambeau d'étoffe grossière et usée, digne ornement d'une couche de saule. Les dieux y prennent place : la tremblante et active ménagère dresse devant eux la table dont elle égale les pieds chancelants avec les débris d'un vase d'argile ; puis elle l'essuie et la parfume avec des feuilles de menthe. Elle sert alors la baie que la chaste Minerve fait mûrir sous deux couleurs différentes ; le fruit du cornouiller, conservé dès l'automne dans de la lie de vin ; des laitues, des raves, du laitage frais, et des oeufs cuits à la tiède chaleur de la cendre ; le tout sur des plats de terre. Elle apporte ensuite un grand vase de la même matière, rempli de vin, avec des coupes de hêtre, dont l'intérieur est enduit de cire. Bientôt arrivent les mets apprêtés sur la flamme, et le vin qui n'a pas eu le temps de vieillir, et que Baucis écarte un peu pour faire place aux mets du second service. On voit paraître, dans des corbeilles, des noix et des figues mêlées aux fruits ridés du palmier, des prunes, des pommes parfumées, et des grappes cueillies sui les tiges vermeilles de la vigne ; placé au milieu de la table, un blanc rayon de miel couronne le banquet. Le repas fut assaisonné par ces manières affables et cette bonne volonté pleine d'empressement qui donne du prix à toute chose. Cependant le vase se remplissait de lui-même à mesure qu'on le vidait ; le vin allait augmentant au lien de diminuer. A la vue de ce prodige, frappés d'étonnement et de crainte, Philémon et Baucis lèvent au ciel leurs mains suppliantes et conjurent les dieux d'excuser les modiques apprêts d'un si pauvre repas. Il leur restait encore une oie, garde unique de leur humble cabane : ils veulent l'immoler à leurs divins hôtes ; l'oiseau rapide fatigue à sa poursuite leurs pas appesantis par l'âge et leur échappe longtemps ; enfin il cherche un asile entre les pieds des immortels, qui défendent de le tuer. «Oui, nous sommes des dieux, disent-ils ; nous allons punir l'impiété de vos voisins ; vous seuls ne serez point enveloppés dans leur malheur : quittez seulement votre demeure,et suivez-nous tous les deux au sommet de cette montagne». Les vieillards obéissent : à l'aide d'un bâton, ils s'efforcera de gravir la longue pente de la montagne. Ils n'étaient qu'à une portée de flèche du sommet, lorsqu'ils retournent la tête : le bourg entier a disparu, englouti dans les eaux du marais ; leur cabane seule est restée debout. Pendant qu'ils admirent ce prodige et déplorent le sort de leurs voisins, cette antique chaumière, trop étroite même pour deux maîtres, est changée en temple, et des colonnes s'élèvent à la place des fourches qui la soutenaient : le chaume devient or, l'enceinte se pave de marbre, les portes se chargent de riches sculptures, et l'or rayonne sur toute la cabane. Alors le fils de Saturne leur adresse ces bienveillantes paroles : «Vieillard, ami de la justice, et vous, femme digne d'un tel époux, parlez, quels sont vos voeux ?» Les deux vieillards confèrent un moment ensemble, et Philémon se faisant l'interprète de leurs communs souhaits : «Le ministère et la garde de vos autels, dit-il, voilà notre seule ambition ; et puisque notre vie s'est écoulée au sein de la concorde, puisse la même heure y mettre fin ! Puissé-je ne point voir le bûcher de mon épouse, puissé-je ne pas être déposé par elle dans le tombeau». Leurs voeux furent exaucés ; ils conservèrent la garde du temple le reste de leur vie. Un jour que, chargés d'ans, et assis sur les degrés du temple, ils contaient à des voyageurs l'histoire de ces lieux, Baucis voit Philémon se couvrir de feuillage, Philémon voit Baucis se couvrir de rameaux ; déjà une froide écorce atteint leur visage et l'enveloppe par degrés. Tant qu'ils peuvent parler, ils échangent de tendres paroles : leurs adieux se confondent dans un même adieu, et leurs bouches disparaissent en même temps sous le bois qui les couvre. L'habitant de Tyane montre encore l'un à côté de l'autre les deux troncs qui renferment leurs corps. Deux vieillards dignes de foi et qui n'avaient aucun intérêt à me tromper m'ont conté cette histoire : j'ai vu de mes yeux les rameaux de ces arbres ornés de guirlandes, et moi-même y suspendant des fleurs que ma main venait de cueillir : «La piété est chère aux dieux, m'écriai-je ; les honneurs qu'elle leur rend, elle les reçoit à son tour».

Lélex cessa de parler ; son récit, fortifié par l'autorité de sa vertu, avait touché tous les coeurs. Thésée surtout témoignait par son émotion un vif désir d'entendre raconter les merveilles de la puissance des dieux. Appuyé sur sa couche, le fleuve qui baigne Calydon lui adresse la parole en ces termes : «Il est des corps qui, métamorphosés une fois, conservent à jamais leur nouvelle forme ; mais il en est d'autres qui ont reçu du ciel le privilège de se transformer à leur gré. C'est le vôtre, divin Protée, habitant de la mer dont les bras entourent le monde : on vous a vu prendre tantôt la forme d'un jeune homme, tantôt celle d'un lion ou d'un sanglier furieux ; on vous a vu couvert de la peau d'un serpent qu'on aurait eu horreur de toucher, ou bien, armé des cornes d'un taureau ; vous devenez tour à tour arbre et rocher ; tantôt, empruntant la liquide transparence des eaux, vous vous changez en fleuve, et tantôt vous êtes la flamme ennemie de l'onde.

La femme d'Autolycus, fille d'Erisichthon, n'a pas moins de pouvoir ; son père affectait pour les dieux un mépris sacrilège, et ne faisait jamais fumer d'encens sur leurs autels. C'est lui, dit-on, qui, la hache à la main, osa profaner un bois consacré à Cérès, et porter un fer coupable sur des troncs respectés par les siècles. Là s'élevait un chêne immense et vénérable, formant à lui seul une forêt ; la piété reconnaissante avait paré son tronc de bandelettes, de vers et de guirlandes, témoignages des bienfaits de la déesse. Les dryades venaient souvent, aux jours de fête, danser en choeur à l'ombre de ce chêne ; souvent, les mains entrelacées, elles formaient un cercle autour de ses flancs, et quinze coudées mesuraient à peine son vaste contour ; il s'élevait au-dessus des autres arbres autant qu'ils s'élevaient eux-mêmes au-dessus des herbes couchées à leurs pieds. Ce ne fut point assez encore pour éloigner de ce tronc sacré le fer impie du fils de Triopas ; il ordonne à ses serviteurs de l'abattre, et, comme il les voit hésiter, il arrache la cognée des mains d'un esclave, en ajoutant ces paroles criminelles : «Que cet arbre soit cher à Cérès ou qu'il soit Cérès elle-même, il touchera la terre de sa cime verdoyante». A ces mots, il lève la hache et la balance sur les flancs du chêne ; l'arbre tremble et gémit, on voit pâlir ses feuilles, ses glands et ses longs rameaux ; aux premiers coups qui déchirent son tronc et font voler son écorce en éclats, des flots de sang coulent de sa blessure ; lorsque, victime solennelle, le taureau tombe au pied de l'autel, son sang ne jaillit pas avec plus d'abondance.

Ce prodige glace tous les témoins d'épouvante. L'un d'eux (un seul eut cette audace) veut arrêter le crime et retenir la hache dans sa main cruelle ; le Thessalien, lui jetant un regard de colère : «Reçois, dit-il, le prix d'un zèle pieux». Et, lui portant le coup qu'il destinait à l'arbre, il lui tranche la tête ; puis sa hache retombe sur l'arbre à coups redoublés. On entendit alors sortir du creux de l'arbre une voix qui prononça ces paroles : «Nymphe chère à Cérès, ce tronc était mon asile ; tremble, ma voix mourante t'annonce le châtiment de tes forfaits ! Il s'apprête, et ta mort me consolera de la mienne». Cette menace n'arrête point sa criminelle audace ; ébranlé enfin par les coups qui l'accablent, et cédant à l'effort des cordes qui l'attirent, le chêne tombe, et, dans sa chute, écrase une grande partie de la forêt. Indignées et pleurant leur injure dans l'injure de la forêt, pleurant le trépas de leur soeur, les dryades vont, en habits de deuil, demander à Cérès le châtiment d'Erisichthon. Cérès l'accorde, et le mouvement de sa tête divine fait trembler les guérêts chargés de moissons abondantes. Pour punir le coupable, elle invente un supplice qui le rendrait digne de pitié, si la pitié était faite pour de pareils forfaits : elle veut le livrer aux tourments de la Faim ; mais ne pouvant aller trouver elle-même la déesse, et les Destins ne permettent pas à Cérès de se rencontrer avec la Faim, elle appelle une nymphe des montagnes, et lui adresse ces paroles :

«Au fond des glaces de la Scythie, il est une solitude désolée, sans moissons, sans arbres et sans fruits ; c'est là qu'habitent le Froid inerte, la Pâleur, la Crainte et la Faim aux entrailles à jeun ; dis-lui qu'elle aille se cacher dans le sein de l'impie, qu'elle résiste à l'abondance de toute chose, et qu'elle triomphe de ma puissance même et de mes secours ; pars, et, si tu t'effraies de la longueur du voyage, prends mon char, prends mes dragons, et que le frein te serve à guider leur vol au-dessus des nuages. L'Oréade monte aussitôt sur le char de la déesse, traverse les airs, arrive dans la Scythie, et arrête ses dragons sur l'affreux sommet du Caucase ; elle cherche la Faim, et l'aperçoit, au milieu d'un champ rempli de pierres, qui s'efforce d'arracher quelques brins d'herbe avec les ongles et les dents ; elle a les cheveux hérissés, les yeux caves, le visage pâle, les lèvres infectes et livides, les dents rongées par la rouille ; à travers sa peau rude, on pourrait voir jusqu'au fond de ses entrailles ; des os décharnés percent la courbe inégale de ses reins ; pour ventre, elle n'en a que la place ; sa poitrine est pendante, et paraît ne tenir qu'à l'épine du dos ; grossis par la maigreur, ses muscles et ses nerfs sont à découvert ; la saillie de ses genoux est énorme, et ses talons s'allongent outre mesure. Sitôt que la Nymphe l'aperçoit, n'osant l'approcher, elle lui dicte du loin les ordres de la déesse. Bien qu'elle s'arrête à peine et qu'elle se tienne éloignée, bien qu'à peine arrivée, elle a cru déjà sentir l'aiguillon de la faim : ramenant aussitôt ses dragons en arrière, elle tourne les rênes du côté de la Thessalie, et remonte dans les airs. La Faim, toujours si contraire à Cérès, s'empresse pourtant d'obéir. Un tourbillon de vent la porte au seuil du palais d'Erisichthon ; elle entre et va droit à sa couche. Il était nuit ; l'impie était plongé dans un profond sommeil ; elle l'enveloppe de ses ailes, lui souffle ses poisons, remplit de son haleine sa bouche, son gosier, sa poitrine, creuse et affame ses entrailles ; sa tâche accomplie, elle quitte un séjour où règne l'abondance, et regagne son désert et son antre stérile. Le doux sommeil caressait encore Erisichthon de ses ailes paisibles. Abusé par un songe, il demande à manger ; sa bouche s'ouvre et se ferme sans cesse ; ses dents se fatiguent sur ses dents, son gosier s'acharne sur des mets imaginaires, et le vide est la seule nourriture qui s'offre à sa voracité. A son réveil, sa faim est une rage qui dévore sa bouche avide et se déchaîne dans le gouffre de ses entrailles. Au même instant, il ordonne que l'air et la terre et les eaux soient dépeuplés pour lui ; au sein de l'abondance, il se plaint de la disette qui l'affame ; les mets chargent sa table, et sans cesse il appelle des mets ; ce qui suffirait à nourrir des villes et des peuples entiers ne saurait lui suffire ; il sent ses désirs croître à mesure que les aliments s'engloutissent dans son sein. Pareil à l'Océan, qui reçoit dans son sein tous les fleuves de la terre, et qui absorbe leurs eaux sans pouvoir apaiser sa soif ; pareil au feu, dont l'insatiable fureur dévore d'innombrables troncs d'arbres, s'augmente par l'abondance même des aliments qu'on lui jette, et, consumant sans cesse, s'irrite en consumant ; l'impie Erisichthon, pendant que les viandes se pressent dans sa bouche, demande d'autres viandes ; chaque morceau qu'il mange allume en lui un nouveau désir, et l'abîme qu'il veut combler ne fait que se creuser davantage. Au fond de ses entrailles, que tourmente la faim, avait déjà disparu son patrimoine sans qu'il eût, ô faim cruelle, émoussé ton aiguillon ni calmé le feu qui brûle sa bouche ! Après avoir dévoré ses richesses, il ne lui restait qu'une fille, digne d'un autre père ; dans sa détresse, il la vend aussi ; mais sa fierté repousse le joug. Un jour, au bord de la mer, elle s'écrie, en étendant les mains au-dessus des eaux : «Sauve-moi de l'esclavage, toi qui m'as ravi l'innocence». C'est en effet Neptune qui la lui avait ravie. Le dieu ne rejette pas sa prière ; sous les yeux mêmes de son maître, qui la suivait, elle change de sexe, revêt les traits d'un homme et le costume d'un pécheur. Son maître la regarde. «Vous, dit-il, qui, armé d'un roseau, suspendez une amorce trompeuse au fer des hameçons, puissiez-vous trouver la mer toujours calme ; puisse le crédule poisson ne sentir votre hameçon qu'après l'avoir mordu. Naguère, sous des vêtements grossiers, et les cheveux en désordre, une nymphe s'est arrêtée sur ce rivage ; je l'ai vue ici moi-même ; pourriez-vous me dire où elle est ? Au-delà je n'aperçois plus la trace de ses pas». Métra reconnaît l'heureuse influence de la protection de Neptune, et, ravie qu'on veuille savoir d'elle ce que Métra est devenue, elle répond : «Pardonnez, qui que vous soyez ; je n'ai pas détourné les yeux du côté du rivage, et les ai tenus constamment fixés sur l'onde ; je n'étais attentif qu'à ma pêche ; pour bannir tous vos doutes, je prends le roi des mers à témoin de ma sincérité ; puisse-t-il favoriser mon dessein, s'il est vrai qu'excepté moi, depuis longtemps, ni homme ni femme n'ont paru sur ce rivage». Sur la foi de ces trompeuses paroles, il s'éloigne en foulant l'arène. Dès qu'il a disparu, la nymphe reprend ses premiers traits ; mais son père, voyant qu'elle peut subir plusieurs métamorphoses, la vend à divers maîtres ; elle devient tour à tour cavale, oiseau, cerf, génisse, sans pouvoir suffire à l'insatiable voracité de son père. Cependant le mal qui le tourmente avait tout dévoré, et n'avait fait que s'irriter davantage ; alors il se déchire lui-même de ses dents meurtrières. Infortuné ! il n'a d'autre pâture que les lambeaux de son corps. Mais pourquoi m'arrêter à des exemples étrangers ? N'ai-je pas moi-même, jeune guerrier, le pouvoir de revêtir différentes formes ? mais le nombre en est limité : tantôt je suis tel que vous me voyez, tantôt je rampe sous la peau d'un serpent ; d'autres fois je marche à la tête d'un troupeau, armé de cornes menaçantes ; ces cornes, je les ai conservées tant que j'ai pu ; maintenant, vous le voyez, le fer en a arraché une de mon front». Et sa voix se perd dans ses gémissements.



Les Métamorphoses, IX

Le héros, fils de Neptune, veut connaître la cause de ces gémissements et de l'outrage fait par un dieu au front mutilé d'Achéloüs ; les cheveux négligemment couronnés de roseaux, le Fleuve qui baigne Calydon commence en ces termes : «Vous m'imposez une tâche pénible ; quel vaincu voudrait rappeler ses combats ? Je vais pourtant retracer l'histoire du mien ; car il y eut moins de honte dans la défaite que d'honneur dans la lutte, et mon vainqueur est si grand qu'il me console de sa victoire. Peut-être le nom de Déjanire a-t-il frappé vos oreilles ; vierge célèbre jadis par sa beauté, elle fut l'objet des voeux de mille amants ; jaloux de l'obtenir, je parus avec eux dans le palais de son père. «Accepte-moi pour gendre, m'écriai-je, fils de Parthaon». Alcide tient le même langage ; les autres se retirent devant nous. Le fils d'Alcmène vante l'honneur de donner à une épouse Jupiter pour beau-père, la gloire de ses travaux commandés par une marâtre, et les périls qu'il a surmontés. Je parle à mon tour, croyant qu'un dieu ne pouvait sans honte céder à un mortel : il n'était pas encore au rang des dieux. «Tu vois en moi, m'écriai-je, le roi des eaux qui promènent leur cours sinueux au sein de tes états. Je ne suis point un gendre venu des régions étrangères pour chercher ici l'hospitalité, mais je fais partie de ton peuple, et j'appartiens à ton empire ; pardonne-moi seulement si la reine des dieux ne me poursuit pas de sa haine, et ne m'a pas imposé pour supplice de pénibles travaux. Tu te glorifies d'être le fils d'Alcmène ; mais Jupiter n'est point ton père, ou, s'il l'est, c'est par un crime ; le déshonneur de celle à qui tu dois le jour a pu seul te le donner pour père ; choisis : aimes-tu mieux être le fils supposé de Jupiter ou le fruit d'un adultère ?» Tandis que je parlais, il fixait sur moi des regards furieux ; il ne peut commander aux transports de son brillant courroux, et répond : «Mon bras vaut mieux que ma langue ; pourvu que je triomphe dans le combat, sois mon vainqueur, j'y consens, par le talent de la parole». - Il dit, et s'avance fièrement contre moi. Après mon superbe langage, je rougissais de reculer. Je rejette ma robe ondoyante, et, les bras tendus, les poings arrondis devant ma poitrine, je me mets en posture, et m'apprête au combat. Il ramasse à pleines mains la poussière, et m'en couvre ; j'en couvre à mon tour ses membres jaunis ; il saisit tantôt ma tête, tantôt mes jambes, qui lui échappent sans cesse ; du moins il semble les saisir et me presser de tous les côtés ; mon poids me protège et rend ses efforts inutiles : tel un rocher que les flots assiègent à grand bruit reste immobile, affermi par sa propre masse. Nous nous éloignons un instant ; mais bientôt nous revenons au combat, fermes sur l'arène, et résolus à ne point céder la victoire : mon pied presse son pied ; la poitrine penchée en avant, mes doigts s'entrelacent à ses doigts, mon front heurte son front : ainsi j'ai vu deux fiers taureaux fondre l'un sur l'autre lorsque la plus belle génisse de la prairie doit être le prix du combat. Les troupeaux les regardent avec effroi, ne sachant auquel des deux la victoire destine un si glorieux empire. Trois fois Alcide voulut en vain repousser l'étreinte vigoureuse de ma poitrine ; par un quatrième effort, il s'arrache à mon embrassement, dégage ses bras, qu'il replie sur lui-même ; puis, d'un coup de sa main, car je dois dire la vérité, il me fait brusquement tourner, et tombe de tout son poids sur mon dos. Vous pouvez m'en croire, je ne cherche point dans ce récit une vaine gloire, je me sentis alors comme accablé sous la masse d'une montagne. Je pus à peine débarrasser mes bras inondés de sueur, et délivrer ma poitrine de ses nerveux enlacements. Il me presse haletant, et m'empêche de reprendre mes forces. Enfin, il me saisit à la gorge, me fait toucher la terre du genou et mordre la poussière. Inférieur en force, j'ai recours à mes artifices, et j'échappe des mains de mon ennemi sous la forme d'un immense serpent ; mon corps se replie en longs anneaux ; ma langue, avec d'horribles sifflements, agite un double dard. Le héros de Tirynthe sourit, et se moquant de mes stratagèmes : «Dompter des serpents fut un jeu de mon berceau, dit-il ; et, si tu l'emportes, Achéloüs, sur les autres dragons, qu'es-tu auprès de l'hydre de Lerne, enfantée par Echidna ? Elle renaissait de ses blessures fécondes, et je ne pouvais abattre une de ses cent têtes sans la voir remplacée par deux autres plus terribles encore. Ce monstre, dont le sang enfantait des vipères comme autant de rejetons, et qui puisait de nouvelles forces dans sa défaite, je le domptai et le fis mourir sous mes coups. Qu'espères-tu donc, toi qui, sous les dehors mensongers d'un serpent, te couvres d'armes étrangères, et te caches sous une forme empruntée ?» A ces mots, il enchaîne mon cou entre ses doigts de fer ; j'étouffe comme sous la pression d'une tenaille, et je m'efforce d'arracher ma gorge à sa main vigoureuse. Vaincu sous cette forme, il m'en restait une troisième à prendre, celle d'un taureau menaçant ; je la revêts, et je recommence la lutte. Hercule se porte sur mon flanc gauche, jette ses bras autour de mon cou musculeux ; je l'entraîne, et, sans lâcher prise, il me suit ; il saisit enfin mes cornes, les enfonce dans le sein de la terre, et me renverse sur l'arène. Ce n'était point assez : tandis qu'il tient ainsi mes cornes, sa main cruelle en rompt une et l'arrache à mon front désarmé. Consacrée par les Naïades, et remplie de fruits et de fleurs odorantes, cette corne est devenue le symbole de la richesse et de l'abondance».

Il dit : une des nymphes qui le servaient s'avance la robe retroussée, à l'instar de Diane, et les cheveux flottants ; dans cette corne féconde, elle apporte tous les fruits de l'automne, et, pour derniers mets, couvre la table de ces heureux tributs. Le jour paraît, et le soleil frappe de ses premiers rayons la cime des montagnes ; les jeunes guerriers s'éloignent sans attendre que le fleuve ait repris son cours paisible, ni que le courroux de ses ondes soit apaisé : Achéloüs cache dans les flots ses traits agrestes et son front mutilé ; il s'afflige encore d'avoir perdu l'ornement de sa tête ; c'est pourtant la seule blessure qu'il ait reçue ; il peut même, sous le feuillage du saule ou une couronne de roseaux, déguiser l'injure de son front. 

Mais toi, farouche Nessus, ton amour pour la même beauté te coûta la vie, et tu péris, atteint, dans ta fuite, d'une flèche rapide. Le fils de Jupiter, rentrant avec sa nouvelle épouse dans les murs de sa patrie, était arrivé sur les bords de l'impétueux Evenus, dont les flots grossis par les pluies d'hiver formaient des gouffres tournoyants, et rendaient le passage impossible. Tandis que, sans crainte pour lui-même, il tremble pour son épouse, Nessus, centaure vigoureux, et qui connaît les gués, s'approche de lui. «Alcide, lui dit-il, laisse moi le soin de porter ta compagne sur l'autre rive, et réserve tes forces pour traverser le fleuve à la nage». Le héros d'Aonie confie à Nessus la vierge de Calydon toute tremblante, pâle d'effroi, et redoutant à la fois le lieu et le Centaure. Aussitôt, chargé de son carquois et de la dépouille du lion, car il avait lancé sur le bord opposé sa massue et son arc flexible : «Puisque j'ai commencé à nager, dit-il, je franchirai le fleuve tout entier». Et sans hésiter, sans chercher l'endroit où le fleuve a moins de violence, il dédaigne de s'abandonner au courant docile des ondes. Déjà, sur l'autre rive, il relevait son arc, quand il reconnaît la voix de son épouse ; Nessus s'apprêtait à ravir le dépôt commis à sa garde : «Où t'entraîne, lui crie Hercule, une folle confiance dans ton agilité ? 0 barbare ! c'est à toi que je parle, monstre à double forme ; entends ma voix et ne m'enlève pas mon bien. Si tu n'as aucun respect pour mes droits, que la roue infernale de ton père t'apprenne du moins à éviter de coupables amours. Tu ne m'échapperas pas : en vain tu comptes sur ta vitesse, égale à celle d'un coursier ; cette flèche saura t'atteindre sans que je te poursuive». L'effet suit de près la menace, et le trait qu'il lance perce le dos du fuyard. La pointe du fer recourbé se fait jour à travers sa poitrine ; à peine Nessus l'a-t-il arraché, que de sa double blessure, le sang, mêlé aux poisons de l'hydre de Lerne, jaillit : il le recueille : «Non, je ne mourrai pas sans vengeance !» dit-il en lui-même ; et il remet à celle qu'il voulait enlever sa tunique teinte d'un sang fumant encore, comme un don précieux pour rallumer ranimer l'amour de son époux.

Un long espace de temps s'écoula ; les exploits du grand Hercule avaient rempli la terre de sa gloire et fatigué la haine de sa marâtre. Il revenait vainqueur d'Oechalie, et sur le Cénéeum, consacré à Jupiter, il allait s'acquitter d'un voeu par un sacrifice, lorsque la Renommée, dont la voix indiscrète se plaît à mêler la fable à la vérité et à grandir par ses mensonges les plus légères rumeurs, t'apprend, ô Déjanire, la passion qui enchaîne auprès d'Iole le fils d'Amphitryon. Amante crédule, elle s'alarme au bruit de ce nouvel amour, et d'abord s'abandonne à sa douleur ; l'infortunée soulage son désespoir par des larmes ; mais bientôt : «Pourquoi pleurer ? dit-elle ; ma rivale se réjouira de mes pleurs. Elle approche ; hâtons-nous, et trouvons quelque moyen nouveau, tandis qu'il en est temps, et qu'une autre n'a pas encore usurpé ma couche. Dois-je me plaindre ou me taire ? retourner à Calydon ou rester en ces lieux ? Dois-je sortir de ce palais, ou bien, si mon pouvoir ne va pas au-delà, m'opposer à leur amour ? Peut-être, en me souvenant, ô Méléagre, que je suis ta soeur, peut-être oserai-je le crime ; peut-être montrerai-je, par le meurtre de ma rivale, ce que peut le désespoir d'une femme outragée». Son esprit s'agite en mille pensées : elle résout enfin d'envoyer à son époux la tunique baignée du sang de Nessus, et destinée à un amour expirant, sans savoir que ce tissu doit être la cause de tant de deuil.

Elle le confie à Lichas qui n'en connaît pas le danger : Infortunée ! elle le conjure par les plus douces prières d'offrir ce présent à son époux. Le héros le reçoit sans défiance, et couvre ses épaules du venin de l'hydre de Lerne. Il jette sur la flamme naissante l'encens qui monte aux cieux avec ses prières, et répand le vin à pleines coupes sur le marbre des autels. Aussitôt, le poison s'échauffe, et rendu plus actif par la flamme, il circule dans ses veines et pénètre tout son corps ; aussi longtemps qu'il peut résister à la douleur, le courage d'Alcide comprime la plainte ; mais, sa constance une fois vaincue par l'excès du mal, il repousse l'autel et remplit de ses cris les forêts de l'Oeta. Soudain il s'efforce de déchirer cette robe mortelle ; mais en l'arrachant, il arrache sa peau, et (peut-on le raconter sans horreur ?) le tissu résiste à ses efforts et reste attaché à ses membres, ou bien il met à nu ses muscles en lambeaux et ses os gigantesques. Son sang frémit comme l'onde froide où l'on plonge une lame ardente ; un poison brûlant le dévore. Point de repos ; des flammes avides dévorent ses entrailles, et une sueur livide coule de tous ses membres ; ses nerfs pétillent en se consumant, et le venin caché va fondre jusqu'à la moelle de ses os : alors élevant ses bras au ciel : «Repais-toi de mes maux, s'écrie-t-il, ô fille de Saturne ; triomphe, cruelle, et contemple mon supplice du haut de l'Olympe ; assouvis la férocité de ton coeur, ou, si je suis un objet de pitié même pour un ennemi (et je suis ton ennemi), arrache-moi cette vie en proie à d'horribles tourments ; cette vie qui m'est odieuse, et qui fut condamnées tant de travaux. La mort sera un bienfait pour moi, un bienfait digne d'une marâtre. Suis-je donc le vainqueur de Busiris, qui souillait les temples du sang des étrangers ? Est-ce bien moi qui ravit au terrible Antée les forces que lui donnait sa mère ; moi que ne purent effrayer ni le triple corps du pasteur d'Ibérie, ni ta triple gueule, ô Cerbère ? Est-ce par vous, ô mes mains, que furent brisées les cornes d'un redoutable taureau ? Elide atteste vos exploits ainsi que les eaux de Stymphale et les forêts de Parthénie ; par vous j'ai enlevé sur les bords du Thermodon un baudrier ciselé d'or et les fruits confiés à la garde impuissante d'un dragon vigilant. Ni les Centaures, ni le sanglier qui dévastait l'Arcadie ne purent me résister ; en vain l'hydre renaissait de ses blessures, en vain chaque coup doublait ses forces. Rappellerai-je les coursiers de la Thrace engraissés de sang humain ? Je les vis près de leurs crèches, remplies de membres déchirés ; je les vis, et renversant les crèches, je donnai la mort aux coursiers ainsi qu'à leur maître ! Voilà les bras qui ont étouffé et abattu le monstre de Némée ; voilà le front qui a porté le ciel. La cruelle épouse de Jupiter s'est plutôt lassée de me commander, que moi d'accomplir ses volontés. Mais aujourd'hui je suis en butte à un nouvel ennemi contre lequel ma valeur, mes flèches et mes armes sont impuissantes. Un feu rongeur pénètre au fond de mes entrailles et me dévore tout entier, et cependant Eurysthée triomphe, et les mortels osent croire à l'existence des dieux».

Il dit : et déchiré par la douleur, ii erre sur le sommet de l'Oeta, semblable au tigre qui porte un javelot attaché à son flanc et poursuit le chasseur qui l'a blessé : tantôt il pousse des gémissements ou frémit de rage ; tantôt vous l'eussiez vu s'efforçant d'arracher le fatal tissu ; tantôt brisant des troncs énormes, et s'irritant contre les montagnes, tantôt enfin levant les bras vers le ciel, où règne son père. Bientôt il aperçoit Lichas, qui, tremblant, se cachait dans le creux d'une roche, et sa rage, poussée par la douleur jusqu'aux derniers transports, éclate en ces termes : «N'est-ce pas toi, Lichas, qui m'a apporté cet infernal présent ? N'es-tu point l'auteur de mon trépas ?» Lichas tremble et pâlit ; d'une voix timide, il murmure quelques paroles d'excuse : tandis qu'il prie et s'apprête à embrasser ses genoux, Alcide le saisit, et le faisant trois ou quatre fois tourner en cercle dans les airs, il le lance, d'un bras plus vigoureux que la baliste, dans les flots de la mer d'Eubée ; suspendu dans l'espace, Lichas s'endurcit. Telle on dit que la pluie condensée par la froide haleine des vents se change en neige et que cette neige légèrement agitée forme en tournoyant des globules solides qui retombent par torrents de grêle ; ainsi, quand Lichas est lancé dans le vide par un bras puissant, la peur dessèche dans ses membres glacés les sources de la vie, et, si l'on en croit la tradition des premiers âges, il devient un rocher insensible. Aujourd'hui même, faible écueil au sein de la mer d'Eubée, il s'élève au-dessus du gouffre et conserve les traces de la forme humaine ; les nautoniers craignent de le toucher, comme s'il était encore sensible, et le nomment Lichas. Mais toi, fils illustre de Jupiter, après avoir abattu des arbres que portait la cime de l'Oeta, tu construis un bûcher, et tu ordonnes au fils de Péan de recevoir ton arc, ton large carquois et tes flèches destinées à voir de nouveau le royaume de Troie. Tandis que cet ami fidèle allume le bûcher qu'enveloppent bientôt les flammes avides, tu couvres de la dépouille du lion de Némée cet amas des arbres de la forêt et t'y couches, la tête appuyée sur ta massue, et le visage aussi serein que si, joyeux convive, tu reposais, le front couronné de fleurs, parmi des coupes pleines d'un vin pur.

Déjà la flamme victorieuse pétille et se répand tout autour du bûcher ; elle attaque les membres du héros, qui, toujours tranquille, semble mépriser ses atteintes. Les dieux ont tremblé pour le vengeur du monde : Jupiter s'aperçoit de leur crainte et leur dit d'un ton plein de douceur : «Vos alarmes font ma joie, habitants de l'Olympe, et je m'applaudis du fond du coeur d'être appelé le maître et le père d'un peuple reconnaissant, et de voir que mon fils trouve un nouvel appui dans votre sollicitude. Bien qu'il ne doive cet intérêt qu'à lui-même et à ses miraculeux travaux, moi-même je vous en sais gré. Mais fermez vos âmes fidèles à de vaines alarmes, et méprisez le bûcher qui brûle sur l'Oeta : celui qui a tout vaincu saura vaincre les feux que vous voyez : ils feront sentir leur puissance à cette partie de lui-même qu'il tient de sa mère ; mais ce qu'il a reçu de moi est éternel, impérissable, à l'abri des atteintes de la mort et de la flamme. Quand cette autre parte de son être aura quitté la terre, je le recevrai dans le céleste séjour, et je me flatte que tous les dieux en seront satisfaits. Si cependant quelqu'un ici voyait d'un oeil jaloux Hercule admis au rang des immortels, il s'indignera peut-être de la récompense que je lui réserve ; mais il reconnaîtra du moins qu'il en est digne et m'approuvera malgré lui». Les dieux applaudissent à ce discours ; la royale épouse de Jupiter a paru elle-même l'entendre sans déplaisir ; mais le dépit éclate sur son front au moment où elle se voit désignée par ces dernières paroles. Cependant la flamme a consumé tout ce qu'elle pouvait détruire ; il ne reste d'Hercule rien qu'on puisse reconnaître, rien de ce qu'il avait reçu de sa mère : il ne conserve que les traits où Jupiter a gravé son image. Comme on voit un serpent rajeuni, lorsqu'avec sa peau il a dépouillé la vieillesse, étaler les vives couleurs dont brille sa nouvelle écaille ; ainsi le héros de Tirynthe, dégagé de son enveloppe mortelle, vit dans la meilleure partie de lui-même ; on dirait qu'il grandit et qu'il revêt une majesté divine. Le souverain maître des dieux l'enlève dans les flancs d'un nuage, sur un char attelé de quatre coursiers, et le place parmi les astres éclatants de lumière.

Atlas a senti un nouveau poids ; cependant la colère du fils de Sténélée n'était point encore désarmée, et sa haine impitoyable poursuivait le père sur le fils du héros ; en proie à d'éternels ennuis, Alcmène, que vit naître l'Argolide, n'a plus que sa seule Iole à qui elle puisse confier les chagrins de sa vieillesse, et rappeler ses malheurs et les exploits de son fils qui ont eu le monde pour témoins. Par les ordres d'Hercule, Hyllus lui avait donné son coeur et la moitié de sa couche. Elle portait dans son sein le gage de sa tendresse, lorsque Alcmène lui tint ce discours : «Puissent les dieux t'être favorables, abréger tes douleurs, au moment où, parvenue au terme de ta délivrance, tu invoqueras Ilithye, protectrice des femmes craintives qui vont devenir mères, Ilithye, que la haine de Junon rendit sourde à ma voix. Déjà s'approchait l'instant de la naissance du laborieux Hercule ; déjà le soleil s'avançait vers le dixième signe ; je sentais mes flancs s'affaisser sous le fardeau qu'ils recélaient : à sa pesanteur on pouvait aisément reconnaître l'oeuvre de Jupiter. Je ne pouvais supporter plus longtemps mes douleurs ; aujourd'hui même, à ce simple récit, l'effroi glace mes sens et le souvenir est à lui seul une souffrance : livrée à la douleur pendant sept nuits et pendant sept jours, dans l'excès de mes maux, je tendais les bras au ciel, invoquant à grands cris Lucine et les dieux qui président à la naissance des mortels. Elle vint enfin, mais gagnée d'avance par la barbare Junon, et résolue à lui sacrifier ma vie. Dès qu'elle entend mes gémissements, elle s'assied sur l'autel que tu vois aux portes du palais ; croisant sa jambe droite sur son genou gauche, et les doigts entrelacés, elle prolonge mes maux, et les magiques paroles que sa bouche murmure diffèrent ma délivrance, qui commençait à peine. Je m'épuise en efforts ; dans mon désespoir, j'accuse vainement l'ingratitude de Jupiter, et j'appelle la mort. Mes plaintes auraient ému les plus durs rochers : les dames thébaines, rangées autour de moi, adressent des voeux au ciel et m'encouragent contre la douleur. Une de mes esclaves, née dans une condition obscure, la blonde Galanthis, que son zèle à exécuter mes volontés et ses soins officieux me rendaient chère, soupçonne quelque trame ourdie par l'inimitié de Junon ; tandis qu'elle va et vient aux portes du palais, elle voit la déesse assise sur l'autel, et entrelaçant toujours ses doigts sur ses genoux croisés. «Qui que tu sois, dit-elle, félicite ma maîtresse ; Alcmène estdélivrée, elle est mère, et tous ses voeux sont remplis». La déesse qui préside aux accouchements tressaille de surprise, et relâchant ses mains qu'elle joignait ensemble, elle relâche aussi mes liens et finit mes tourments. Fière d'avoir trompé la déesse, Galanthis éclata de rire, dit-on ; elle riait encore, quand Lucine en courroux la saisit et la traîne par les cheveux ; tandis qu'elle cherche à se relever, Lucine l'en empêche, et change ses bras en deux pieds. Galanthis conserve son ancienne agilité ; elle n'a point perdu sa couleur primitive : sa forme seule est différente ; et parce que sa bouche avait facilité un enfantement par le mensonge, elle n'enfante que par la bouche, et comme autrefois, elle fréquente nos demeures.

A ces mots, Alcmène soupire, émue au souvenir de son ancienne esclave, et sa bru la console en ces termes : «O ma mère, la métamorphose d'une esclave qui n'était pas de votre sang excite à ce point à vos regrets ; que serait-ce si je vous racontais l'étonnante destinée de ma soeur ? Mais les larmes et la douleur étouffent ma voix et troublent mon récit. Fille unique de sa mère (j'étais le fruit d'un premier hymen de mon père) Dryope fut la beauté la plus célèbre d'Oechalie. La violence du dieu qui règne à Delphes et à Délos avait déjà triomphé de sa virginité, lorsqu'Andrémon la prit pour femme ; on l'appelait l'heureux époux de Dryope. Il est un lac dont les bords inclinés comme le rivage de la mer sont couronnés de myrthes. C'est là que vint un jour Dryope, ignorant l'aventure dont ce lac avait été le témoin, et, ce qui accuse le plus l'injustice de son sort, elle venait offrir des guirlandes de fleurs aux nymphes de ces lieux ; elle portait sur son sein, doux fardeau pour une mère, un enfant qui n'avait pas encore atteint sa première année, et qu'elle nourrissait de son lait tiède et abondant. Non loin du lac, s'élève l'aquatique lotos dont les fleurs imitant la pourpre tyrienne promettent une ample moisson de fruits. Dryope en cueille plusieurs qui, dans les mains de son fils, serviront à ses jeux. A son exemple j'allais en cueillir un ; j'étais avec elle, quand je vois des gouttes de sang tomber de ces fleurs et des rameaux s'agiter, et frémir. Enfin des bergers nous apprirent, mais trop tard, que la nymphe Lotos, fuyant l'amour infâme de Priape, avait été changée en cet arbre qui conserva son nom.

Ma soeur l'ignorait ; effrayée par ce récit, elle veut revenir sur ses pas et s'éloigner des nymphes qu'elle vient d'adorer ; mais ses pieds prennent racine ; elle travaille à les dégager ; le haut de son corps peut seul se mouvoir encore ; l'écorce qui s'élève peu à peu l'enveloppe insensiblement jusqu'aux reins. A la vue de ce prodige, elle porte la main à ses cheveux, et s'efforce de les arracher, sa main se remplit de feuilles, qui déjà ombragent son front. Le jeune Amphisse, c'est le nom qu'il avait reçu d'Eurytus, son aieul, a senti se durcir le sein de sa mère, et ses lèvres demandent en vain le lait aux mamelles taries. Témoin de ta cruelle destinée, je ne pouvais, ô ma soeur, te porter du secours ; autant que je le pus, j'arrêtai les progrès du trone et des rameaux, en les tenant embrassés, et, je l'avoue, j'aurais voulu disparaître sous la même écorce que toi. Andrémon son époux, son malheureux père, arrivent et cherchent Dryope ; ils demandent Dryope, et moi je leur montre le lotos ; ils couvrent de baisers ce bois tiède encore, et, prosternés aux pieds de cet arbre chéri, ils le serrent dans leurs bras. Déjà tu étais arbre, ô ma soeur bien-aimée ; tu n'avais plus d'humain que le visage. L'infortunée arrose de ses larmes les feuilles nées de son corps, et, tandis que sa bouche ouvre encore un passage à sa voix, elle exhale ces plaintes dans les airs : «Si les malheureux sont dignes de foi, non, je le jure par les dieux, je n'ai point mérité cet affreux destin ; je suis punie sans être coupable. Ma vie fut pure ; si je mens, puissé-je me dessécher et perdre le feuillage qui me couvre ! Puissé-je tomber sous la hache, et devenir la proie des flammes ! Cependant, détachez cet enfant des rameaux qui furent les bras de sa mère ; confiez-le aux soins d'une nourrice ; puisse-t-il souvent, allaité sous mon ombrage, s'y livrer à ses premiers jeux ; lorsqu'il pourra parler, instruisez-le à me saluer du nom de mère, et à dire avec douleur : Ma mère est cachée sous cette écorce. Mais qu'il redoute les lacs, qu'il ne cueille jamais la fleur des arbres, et qu'ils soient tous à ses yeux comme autant de divinités. Adieu, cher époux, et toi, ma soeur, et toi, mon père ; si je vous fus chère, protégez mon feuillage contre les blessures de la faux aiguë et contre la dent des troupeaux. Puisqu'il ne m'est pas permis de m'incliner vers vous, élevez-vous jusqu'à moi, et venez recevoir mes baisers ; vous pouvez me toucher encore ; approchez mon fils de ma bouche. Je ne puis parler davantage : déjà l'écorce légère s'étend autour de mon cou, et ma tête se cache sous la cime d'un arbre. Eloignez vos mains de mes yeux : l'écorce qui m'enveloppe fermera, sans votre pieux secours, mes paupières mourantes». Elle cesse en même temps de parler et de vivre. Après cette metamorphose, les rameaux du nouvel arbre conservèrent longtemps un reste de chaleur.

Tandis qu'Iole raconte une si triste destinée, Alcmène pleure elle-même en essuyant de ses mains les larmes de la fille d'Eurytus. Tout à coup, un prodige nouveau vient dissiper leur tristesse : sur le seuil du palais paraît Iolas avec les traits du jeune âge ; à peine un duvet incertain ombrage son menton ; il a retrouvé la fraîcheur de ses premières années. La fille de Junon, Hébé, lui avait accordé ce bienfait, vaincue par les prières de son époux. Elle allait jurer que désormais elle n'accorderait à personne de semblables faveurs ; Thémis l'arrête. «Déjà, dit-elle, la discorde allume la guerre au sein de Thèbes ; Capanée ne pourra être vaincu que par Jupiter. Deux frères courront s'entr'égorger ; englouti dans le sein de la terre, un devin ira vivant trouver son ombre aux enfers ; et son fils, pieusement parricide, vengera la mort de son père dans le sang maternel ; épouvanté de son forfait, privé de sa raison et de sa patrie, il errera poursuivi par les Euménides et par l'ombre de sa mère jusqu'au jour où sa nouvelle épouse lui demandera le fatal collier d'or ; alors les fils de Phégée, ses beaux-frères, plongeront leurs glaives dans ses flancs. Enfin, la fille d'Achéloüs, Callirhoé, suppliera le puissant Jupiter de hâter l'enfance de ses fils, et de ne pas laisser impunie la mort de son vengeur. Jupiter, ému par ses prières, accordera avant le temps les faveurs de sa belle-fille et de sa bru ; ses fils deviendront hommes dès leurs jeunes années».

A peine la voix prophétique de Thémis a-t-elle ainsi dévoilé l'avenir qu'un murmure confus s'élève parmi les dieux. «Pourquoi ne serait-il point permis d'étendre jusqu'à d'autres le même privilège ?» demande-t-on de toutes parts. La soeur du géant Pallas déplore la vieillesse de son époux ; la bienfaisante Cérès se plaint de voir blanchir la tête de Jasion ; Vulcain demande qu'Erichthon recommence une nouvelle vie, et Vénus, qui s'alarme pour l'avenir, souhaite le rajeunissement d'Anchise. Chaque dieu s'intéresse au sort de quelque mortel ; le tumulte et le bruit croissent dans ce concours de tant de voeux divers, quand Jupiter élève enfin la voix : «Si vous avez encore quelque respect pour moi, à quels excès vous laissez-vous emporter ? Qui de vous se croit assez puissant pour triompher, même du Destin ? C'est le Destin qui ramène Iolas aux années qui s'étaient écoulées pour lui ; c'est le Destin qui doit avancer la jeunesse des fils de Callirhoé : ils ne devront cette faveur ni à la brigue ni aux armes. Le Destin vous soumet aussi à ses lois, et m'y soumet moi-même : c'est une raison pour vous de les subir sans murmurer ; si je pouvais les changer, mon fils Eaque ne serait plus courbé par l'âge ; Radamanthe et Minos, mon fils bien-aimé, conserveraient éternellement la fleur de leurs jeunes années ; Minos, dont la triste vieillesse est en butte au mépris, et qui ne gouverne plus ses états avec la même sagesse». Les paroles de Jupiter apaisent les dieux : personne n'ose se plaindre en voyant Radamanthe, Eaque et Minos affaissés sous le poids des années ; Minos, qui, dans la force de l'âge, avait, par son nom seul, porté la terreur chez des peuples puissants, vieux et faible aujourd'hui, tremble devant le fils de Déione, Milet, orgueilleux de sa jeunesse robuste, et d'avoir pour père Apollon ; il craint que Milet n'attente à sa puissance, et cependant il n'ose l'éloigner de ses états. Mais tu t'exiles toi-même, ô Milet ! ta proue rapide mesure les flots de la mer Egée, et, sur les rivages de l'Asie, tu bâtis une ville qui porte le nom de son fondateur. C'est là que tu vis la fille du Méandre, Cyané, errant sur les bords sinueux du fleuve paternel, qui se replie tant de fois sur lui-même ; cette Nymphe, célèbre par sa beauté, donna le jour à deux jumeaux, Byblis et Caunus. L'exemple de Byblis doit apprendre aux jeunes filles à ne concevoir que des feux légitimes. Violemment éprise de Caunus, elle l'aima plus qu'une soeur ne doit aimer son frère. D'abord elle ne soupçonne pas sa flamme ; elle ne se croit point criminelle en prodiguant les baisers à son frère, en jetant ses bras autour de son cou ; longtemps abusée par l'apparence mensongère de la tendresse fraternelle, cette tendresse dégénère insensiblement en amour ; pour venir voir son frère, elle se pare, et désire avec trop d'ardeur de lui paraître belle ; trouve-t-elle auprès de lui quelque beauté qui l'efface, elle éprouve un dépit jaloux ; mais elle ne se connaît point encore : l'ardeur qui la dévore ne lui inspire aucun désir, et pourtant l'amour bouillonne dans son coeur. Déjà elle appelle Caunus son maître, déjà elle hait les noms que leur a donnés le sang, et le nom de soeur est moins doux à son oreille que celui de Byblis : cependant elle n'ose, tant qu'elle veille, ouvrir son âme à de coupables espérances ; mais souvent, plongée dans un doux repos, elle voit l'objet aimé ; elle croit s'unir avec son frère, et rougit même dans son sommeil. Le sommeil fuit ; longtemps silencieuse, elle cherche à se retracer les images de la nuit, et laisse parler enfin le trouble de son âme : «Malheureuse ! que m'annoncent les illusions qui m'ont charmées dans le silence de la nuit ? Ah ! puissent-elles ne jamais se réaliser ! Mais pourquoi de semblables rêves ? Caunus n'est que trop beau même pour des yeux ennemis ; il me plaît, et je pourrais l'aimer s'il n'était pas mon frère ; il serait digne de moi ; mais le titre de soeur met obstacle à mon amour. Ah ! pourvu qu'éveillée je ne m'emporte pas à de pareils égarements ! puisse le sommeil me ramener souvent en songe une semblable image ! Un songe est sans témoin, mais il n'est pas sans une ombre de volupté. O Vénus ! ô Cupidon ! volage compagnon d'une mère si tendre ! quels plaisirs j'ai goûtés ! quels transports ont ravi mon âme ! et quelle douce langueur a pénétré jusque dans la moelle de mes os ! O souvenir enivrant ! Mais comme ils ont été rapides ces instants de volupté ! Comme elle a fui promptement cette nuit jalouse de mon bonheur ! Oh ! s'il m'était permis de changer de nom et de m'unir à toi ! Que je serais heureuse, ô Caunus, de devenir la bru de ton père ! que je serais heureuse de te voir le gendre du mien ! Plût aux dieux que tout fût commun entre nous, excepté nos aïeux ; je voudrais que ta naissance fût plus illustre que la mienne ; je ne sais quelle femme tu rendras mère, ô le plus beau des mortels ! mais pour moi, qu'un sort funeste a fait naître des mêmes parents, tu ne seras jamais qu'un frère ; nous n'aurons de commun que l'obstacle qui nous sépare. Que me présagent donc ces visions ? Quelle confiance dois-je accorder à des songes ? Les songes ont-ils quelque valeur ? Les dieux sont plus heureux, les dieux sont devenus souvent les époux de leur soeur : Saturne donna sa main à Opis, qui lui était unie par le sang ; l'Océan prit Thétis pour épouse, et le roi de l'Olympe Junon. Mais les dieux ont leurs privilèges ; et pourquoi régler les lois humaines sur celles des cieux, et comparer des alliances si contraires ? Ou je bannirai de mon coeur cette ardeur criminelle, ou, si je ne puis la vaincre, je mourrai avant, d'être coupable ; puissé-je alors reposer inanimée sur le lit funèbre, et recevoir les baisers de mon frère ! Après tout, cette union exigerait le consentement de tous deux ; et, quand elle m'est si chère, elle peut lui paraitre un crime. Cependant les fils d'Eole n'ont pas craint de partager la couche de leurs soeurs. Mais d'où vient que leur histoire m'est connue ? pourquoi citer leur exemple ? où me laissé-je emporter ? Loin de moi, flammes impures ! je ne veux conserver pour mon frère que la tendresse légitime d'une soeur. Si pourtant le premier il eût brûlé pour moi, peut-être aurais-je été sensible à son amour ; la grâce que j'aurais accordée à ses prières, j'irai donc la solliciter moi-même ? Quoi ! pourras-tu parler ? pourras-tu faire cet aveu ? Oui, l'amour m'y contraint ; je parlerai ; ou, si la honte enchaîne ma langue, une lettre mystérieuse lui dévoilera ma flamme secrète».

Elle s'arrête à cette pensée, qui triomphe de son incertitude. Elle se relève sur son lit ; et, s'appuyant sur son bras gauche : «Il le verra lui-même, dit-elle ; apprenons-lui mon amour insensé. Hélas ! où m'égare mon délire ? Quelles ardeurs s'allument dans mon âme !» et, d'une main tremblante, elle trace des mots qu'elle a médités longtemps. Sa main droite tient un stylet, et sa gauche la cire, qui n'a pas encore reçu d'empreinte ; elle commence, elle hésite ; elle écrit et condamne ce qu'elle vient d'écrire ; elle forme de nouveaux caractères, les efface, les change, les blàme, les approuve ; elle prend tour à tour, rejette et reprend ses tablettes ; elle ignore ce qu'elle veut, et tout ce qu'elle a résolu lui déplaît ; sur son front l'audace se mêle à la pudeur ; elle avait écrit le nom de soeur, elle croit devoir l'effacer, et grave enfin ces paroles sur la cire tant de fois corrigée : «L'amante qui t'adresse ses voeux n'attend son salut que de toi seul ; la honte, oui, la honte l'empêche de te dire son nom. Si tu veux connaître l'objet de mes désirs, je voudrais les faire parler sans révéler mon nom ; je voudrais voir mes espérances et mes voeux exaucés avant de te nommer Byblis. N'as-tu pas deviné la blessure de mon coeur à la pâleur de mes traits amaigris, à mes regards, à mes yeux si souvent baignés de larmes, à mes soupirs poussés sans motif, comme à mes embrassements réitérés, à ces baisers, enfin, qui, tu l'as remarqué peut-être, n'étaient pas les baisers d'une soeur. Moi-même, cependant, quoique la plaie de mon coeur soit profonde, quoiqu'un bouillant délire l'agite, j'ai tout fait, les dieux en sont témoins, pour guérir le mal qui me dévore. Malheureuse ! j'ai longtemps combattu pour échapper aux traits irrésistibles de Cupidon ; j'ai lutté avec plus de courage qu'on ne peut l'attendre d'une jeune fille. Je suis réduite à m'avouer vaincue, et ma prière timide implore ton secours ; seul tu peux perdre, seul tu peux sauver une amante. Choisis ; ce n'est point une ennemie qui t'en conjure, c'est une femme qui t'est déjà étroitement unie, et qui brûle de resserrer cette union par des liens plus intimes. Laissons à la vieillesse la science du devoir ; qu'elle recherche ce qui est permis, ce qui est crime et ce qui ne l'est pas ; qu'elle observe les prescriptions des lois avec austérité : notre âge est fait pour Vénus et pour ses folles témérités ; nous ignorons encore ce qui est légitime, nous croyons que tout l'est pour nous, et nous suivons l'exemple des dieux immortels ; ni la sévérité d'un père, ni le soin de notre renommée, ni la crainte, rien ne saurait nous arrêter ; qu'il nous suffise d'éloigner tout sujet de crainte, nous couvrirons nos doux larcins du voile de l'amitié fraternelle. J'ai la liberté de te parler en secret, et il nous est permis de nous presser publiquement dans les bras l'un de l'autre, et d'échanger nos baisers. Que manque-t-il encore à notre bonheur ? Prends pitié de celle qui t'avoue son amour, et qui jamais ne t'eût fait cet aveu,s'il n'était arraché par la violence extrême de sa flamme. Ne mérite pas d'être désigné comme l'auteur de mon trépas sur la pierre de mon tombeau».

Quand sa main a tracé ces vaines paroles, l'espace lui manque sur les tablettes déjà remplies ; elle écrit encore sur la marge une dernière ligne. Soudain, elle scelle son crime de son anneau, qu'elle imprime sur la cire, après l'avoir mouillé de ses larmes, car sa langue est desséchée. Elle appelle en rougissant un de ses esclaves, et, d'une voix douce et tremblante : «Fidèle serviteur, dit-elle, porte ces tablettes à mon... et ce n'est qu'après un long silence qu'elle ajoute : frère». Au moment où elle lui donne les tablettes, elles échappent et tombent de ses mains. Troublée par ce présage, elle les envoie cependant. L'esclave trouve un instant favorable pour aborder Caunus, et lui remet le mystérieux message. Transporté d'une fureur soudaine, le petit-fils du Méandre jette à ses pieds les tablettes, sans achever de les lire, et, retenant à peine son bras levé sur la tête du messager tremblant : «Il en est temps encore, ministre coupable d'un amour incestueux, fuis, s'écrie-t-il ; si ta mort n'entraînait pas avec elle la honte de ma maison, la mort serait déjà le prix de ton zèle». L'esclave fuit épouvanté, et rapporte à sa maîtresse les paroles cruelles de Caunus. Tu pâlis, Byblis, en apprenant ce refus, et tu ressens dans ta poitrine glacée les atteintes d'un froid mortel. Mais, en reprenant l'usage de ses sens, elle a repris ses fureurs, et sa bouche peut à peine exhaler ces paroles dans les airs : «Je l'ai bien mérité ! Pourquoi, téméraire, mettre au jour la blessure de mon coeur ? Pourquoi tant me hâter de confier à des tablettes un secret qu'il eût fallu taire ? Avant tout, je devais sonder sa pensée par des mots ambigus ; pour voguer avec le secours des vents, j'aurais dû ne leur livrer qu'une partie de ma voile, observer leur souffle, et ne m'aventurer que sur une mer sûre ; maintenant, j'ai déployé toutes mes voiles à des vents inconnus ; aussi, poussée contre des écueils, vais-je m'engloutir dans les abîmes de l'Océan. Le retour même m'est interdit. Mais quoi ! des présages certains ne me défendaient-ils pas de m'abandonner à mon amour ? Echappée de mes mains, quand je les remettais à l'esclave chargé de les porter, mes tablettes ne me disaient-elles pas combien mon espérance était vaine ? Ne devais-je pas changer de jour, ou même de dessein ? Ah ! plutôt changer de jour ! un dieu m'avertissait lui-même, il m'envoyait des présages certains ; mais, hélas, j'étais insensée ! J'aurais dû parler moi-même, et ne pas confier mon secret à la cire ; j'aurais dû, en présence de Caunus, faire éclater mon délire ; il aurait vu mes larmes, il aurait vu le visage d'une amante ; ma bouche en aurait dit plus que n'auraient pu le faire de froides tablettes ; j'aurais pu, malgré lui, jeter mes bras autour de son cou, embrasser ses genoux ; prosternée à ses pieds, lui demander la vie, et, s'il m'avait repoussée, lui faire craindre de me voir expirer à ses jeux ; j'aurais tout mis en usage, et si mes efforts avaient échoué séparément contre sa dureté, peut-être, réunis, auraient-ils pu fléchir son coeur. Peut-être est-ce la faute du messager ? Il n'aura pas su l'aborder à propos, ni choisir l'instant favorable ; il n'aura pas attendu l'heure où son esprit est libre de soucis ; voilà ce qui m'a perdue, car, enfin, Caunus n'est point né d'une tigresse ; il ne porte point un coeur plus dur que le roc, le fer impénétrable ou le diamant ; il n'a pas sucé le lait d'une lionne ; il sera vaincu, je l'attaquerai de nouveau. Le dégoût ne me fera pas renoncer à mon dessein, tant qu'il me restera un souffle de vie. Si je pouvais rappeler le passé, je voudrais n'avoir rien entrepris ; mais il faut maintenant achever ce que j'ai commencé. Quand je ferais le sacrifice de mes voeux, puis-je espérer que jamais il oublie ce que j'osai prétendre ? Si je ne persévère pas, mon amour ne sera plus à ses yeux qu'un léger caprice, ou qu'un piège destiné à l'épreuve de sa vertu ; il croira que mon coeur a cédé, non pas au dieu qui l'a consumé de tous ses feux, et le consume encore, mais au délire de mes sens. Enfin, il n'est plus en mon pouvoir de ne point paraître coupable : j'ai écrit, j'ai demandé, j'ai formé des voeux profanes ; quand je n'ajouterais plus rien, je ne puis plus me dire innocente ; ce qui me reste à faire est beaucoup pour le bonheur, et bien peu pour le crime». Elle dit, et tel est le désordre de son esprit égaré, que, même en rougissant d'avoir osé, elle veut oser encore ; elle ne connaît plus de frein : l'infortunée s'expose à de nouveaux refus. Bientôt, ne voyant plus de terme à cet amour, Caunus fuit sa patrie et le crime, et va fonder de nouveaux remparts sur une terre étrangère. Alors, dit-on, la triste fille de Milet, abandonnée de sa raison, arrache ses vêtements, et se meurtrit le sein avec désespoir. Elle laisse éclater publiquement son délire, et l'aveu des espérances que Vénus a trompées. Sa douleur l'emporte loin de sa patrie et de ses pénates odieux, sur les traces fugitives de son frère. Semblable aux bacchantes qui, agitant le thyrse en ton honneur, ô fils de Sémélé, célèbrent sur l'Ismarus les fêtes triennales, Byblis, en présence des femmes de Bubasus, fait retentir de ses hurlements les vastes campagnes ; de là elle porte ses pas errants dans la Carie, dans la Lycie, et chez les belliqueux Lélèges. Déjà elle avait laissé derrière elle le Cragus, Lymira, les eaux du Xanthe et la montagne où l'on voyait jaillir la flamme du milieu du corps de la Chimère, monstre à la poitrine et à la tête de lion, à la queue de serpent. Il ne lui reste plus de forêts à franchir. Lasse enfin de poursuivre ton frère, tu tombes, ô Byblis, et, couchée sur le sol aride où flottent tes cheveux, tu reposes la tête sur un lit de feuilles desséchées. Souvent les nymphes du pays des Lélèges essaient de la soulever dans leurs faibles bras ; souvent elles l'engagent à maîtriser son amour, et cherchent à consoler sa douleur insensible ; Byblis reste couchée et garde le silence ; elle enfonce ses ongles dans l'herbe verdoyante, et baigne le gazon d'un ruisseau de larmes ; les Naïades en formèrent, dit-on, une source qui ne devait jamais tarir. Pouvaient-elles lui accorder une faveur plus grande ? Aussitôt, de même que la gomme coule goutte à goutte de l'écorce entrouverte par le fer, comme le bitume gluant s'épanche du sein fécond de la terre ; ou bien encore, comme au retour du zéphyr à la douce haleine, on voit les rayons du soleil fondre l'eau qui, glacée par l'hiver, avait cessé de couler; ainsi, la petite-fille de Phébus se fond en larmes et se change en une fontaine, qui conserve toujours dans ces vallées le nom de Byblis, et qui verse son onde sous le noir feuillage d'un chêne.

Le bruit de ce prodige eût peut-être rempli les cent villes de Crète, si la métamorphose d'Iphis n'avait rendu la Crète elle-même témoin d'une merveille récente. La ville de Phaestos, voisine de Gnosse, avait vu naitre Ligdus, homme sans nom, d'une condition obscure, mais libre ; sa fortune n'était pas plus brillante que son origine ; mais ses moeurs et sa probité étaient irréprochables. Sa femme allait devenir mère et touchait au jour de l'enfantement, lorsqu'il lui tint ce discours : «Je forme un double voeu : d'abord, que ta délivrance arrive sans trop de douleur ; ensuite, que tu me donnes un fils. La charge d'une fille est trop pesante, et la fortune m'a refusé les moyens de la supporter. Si le sort (puissé-je détourner ce malheur !) te rend mère d'une tille, je t'ordonne à regret,... ô pitié ; pardonne !... Elle périra». Il dit, et cet arrêt fait verser d'abondantes larmes à celui qui le prononce, à celle qui l'entend ; cependant, par d'inutiles prières, Téléthuse conjure son époux de ne pas limiter ainsi ses espérances. Ligdus, inébranlable, persiste dans son dessein. A peine pouvait-elle porter le fardeau déjà mûr, qui pesait dans son sein, lorsqu'au milieu de la nuit et sous l'image d'un songe, elle voit ou croit voir la fille d'Inachus debout devant son lit, entourée d'un pompeux cortège. Un croissant, semblable à celui de la lune, s'élève sur sa tête que couronnent de blonds épis, brillants de l'éclat de l'or, et mêlés au diadème royal ; à ses côtés, étaient l'aboyant Anubis, la divine Bubastis, Apis, avec ses diverses couleurs, et le dieu qui enchaîne la voix et dont le doigt commande le silence, les sistres harmonieux, Osiris qu'on ne cherche jamais assez, et le serpent étranger dans cette île et tout gonflé de venins léthargiques. Téléthuse croit s'éveiller en sursaut, et voir des choses réelles ; la déesse lui parle en ces termes : «Téléthuse, ô toi qui m'es chère, dépose le fardeau de tes peines, trompe ton époux, n'obéis pas à ses ordres, et lorsque Lucine t'aura délivrée, quel que soit le sexe de ton enfant, n'hésite pas à le conserver. Je suis une divinité secourable, et je prête mon appui à ceux qui l'implorent. Tu ne te plaindras pas d'avoir honoré une ingrate déesse». Après cette promesse, elle s'éloigne de la chambre : transportée de joie, celle que la Crète vit naître se lève de sa couche, et tendant vers le ciel ses mains lavées dans une eau pure, elle demande d'une voix suppliante l'effet du songe de la nuit. Bientôt ses douleurs augmentent, et de lui-même son flanc se délivre de son fardeau ; Ligdus, sans le savoir, est père d'une fille ; sa mère la confie aux soins d'une nourrice en déguisant son sexe ; on croit à ses paroles et la nourrice est seule confidente du mystère. Le père rend grâces aux dieux, et donne à l'enfant le nom d'Iphis, son aïeul. Ce nom plaît à Téléthuse ; il convient aux deux sexes et ne doit tromper personne ; le mensonge demeure ignoré à l'aide de ce pieux artifice. Elevée sous les habits d'un enfant mâle, qu'on la prit pour un homme ou pour une fille, sa beauté convenait aux deux sexes. Elle avait atteint sa treizième année ; alors, ton père, Iphis, t'a destiné pour épouse Ianthé, aux blonds cheveux, la plus riche en attraits des vierges de Phaestos, et fille de Téleste le Crétois. Egaux en âge, égaux en beauté, ils avaient appris des mêmes maîtres ces premiers éléments qu'on enseigne à l'enfance ; de là naquit l'amour qui pénétra ces deux âmes naives ; le même trait les a blessées. Mais combien leur espoir diffère ! Ianthé soupire après le jour où l'hymen, allumant son flambeau, doit l'unir à celle qu'elle prend pour un homme. Iphis aime, sans l'espérance du bonheur ; son désespoir irrite encore sa flamme, et vierge elle brûle pour une vierge. Elle peut à peine retenir ses larmes : «Que dois-je attendre, dit-elle, moi que Vénus tourmente d'un amour inconnu jusqu'ici, d'un amour si étrange et si bizarre ? S'ils eussent voulu m'épargner, les dieux devaient me faire périr, ou s'ils ne voulaient pas ma mort, m'inspirer du moins cet amour que la nature se plaît à faire naître dans le coeur des mortels. La génisse ne s'enflamme point pour une génisse, la cavale pour une cavale ; le bélier suit la brebis, le cerf suit la biche ; ainsi s'accouplent les oiseaux ; parmi les êtres animés, on ne voit jamais la femelle brûler pour une autre femelle. Je voudrais ne pas exister ; faut-il donc que la Crète produise tous les monstres ? La fille du Soleil fut éprise d'un taureau, mais il était d'un autre sexe que le sien. Mon amour, si j'ose l'avouer, est encore plus désordonné. Du moins elle put satisfaire au voeu de sa passion ; elle put, à l'aide d'un stratagème et sous la forme d'une génisse, recevoir les caresses d'un taureau, et sa ruse devait servir à lui donner un amant. Mais ici, quand tout le génie du monde viendrait à mon secours, quand même Dédale prendrait de nouveau son essor sur ses ailes enduites de cire, que pourrait-il pour moi ? Avec toutes les ressources de son art, ferait-il un homme d'une vierge ? Ianthe changerait-il son sexe ? Allons, Iphis, raffermis ton courage et rentre en toi-même ; étouffe une flamme insensée et sans espoir ; songe quel est ton sexe et ne t'abuse pas toi-même ; aspire à ce qui t'est permis, et femme, n'aime que ce qu'une femme doit aimer. C'est l'espérance qui fait naître l'amour, c'est l'espérance qui le nourrit, et ton sexe te défend d'espérer ; ce n'est ni la surveillance d'un gardien, ni les soins ombrageux d'un maître, ni la dureté d'un père, qui éloignent de tes baisers l'objet de ta tendresse ; elle-même ne se refuse point à tes voeux, et cependant tu ne saurais la posséder, quand même tout arriverait au gré de tes désirs. Tu ne peux être heureuse, non, quand même les dieux et les hommes conspireraient pour ton bonheur. C'est là le seul de mes voeux qui demeure impuissant : les dieux, faciles à mes prières, m'ont accordé tout ce qui était en leur pouvoir. Ce que je désire est le voeu de mon père, le voeu d'Ianthé, celui de l'auteur de ses jours. Mais la nature s'y oppose, la nature plus puissante que nous tous ; elle seule met obstacle à mon bonheur ; voici déjà le moment tant souhaité, voici le jour de l'hymen ; Ianthé va bientôt être à moi. Mais elle ne peut m'appartenir ! au sein des eaux la soif nous dévorera sans cesse. Toi qui présides aux mariages, ô Junon ; et toi, Hyménée, pourquoi venir à cette solennité où toutes deux épouses, aucune n'aura d'époux qui la conduise à l'autel». Elle dit et se tait ; l'autre vierge est en proie à des ardeurs non moins vives ; elle te conjure, Hyménée, de voler promptement auprès d'elle. Mais l'instant qu'elle appelle, Téléthuse le redoute et cherche à le différer ; une feinte langueur et souvent des présages, des songes, servent de prétextes à ses délais. Mais déjà toutes les ressources du mensonge sont épuisées, l'heure de l'hymen si longtemps différé arrive: il ne reste plus qu'un seul jour. Théléthuse détache les bandelettes qui ceignent son front et celui de sa fille, et les cheveux épars, elle embrasse l'autel : «Isis, s'écrie-t-elle, toi qui chéris Paractonium et les champs de Maréotis, Pharos et le Nil aux sept canaux, viens à notre aide, je t'en conjure, et dissipe nos alarmes. O déesse, c'est toi que j'ai vue autrefois dans l'appareil qui t'environne ; j'ai tout reconnu, ton cortège, tes flambeaux, le son de tes sistres, tes ordres ; tout est resté gravé dans ma mémoire. Si ma fille voit le jour, si j'ai moi-même échappé aux remords domestiques, je le dois à tes conseils et à tes avertissements. Prends pitié de nous deux, et prête-nous ton appui». Elle accompagne cette prière de ses larmes. Elle croit voir la déesse agiter ses autels ; ce n'était point une illusion : les portes du temple s'ébranlent, le croissant de la déesse brille de l'éclat de la lune, et le sistre sonore frémit. Inquiète encore, mais réjouie par cet heureux présage, Téléthuse sort du temple : Iphis la suit d'un pas plus hardi que de coutume ; son teint perd sa blancheur délicate, ses forces s'accroissent, ses traits sont plus mâles, ses cheveux négligés deviennent plus courts ; elle sent une vigueur supérieure à celle de son sexe. Vierge naguère, tu deviens homme, Iphis. Portez au temple vos offrandes et livrez-vous à la joie avec une entière sécurité. I1s portent au temple des offrandes et y laissent cette inscription contenue dans un vers : Vierge, Iphis le promit ; homme, il tient sa promesse. L'Aurore avait ouvert les vastes portes du monde, en l'éclairant de ses rayons. Vénus, Junon et Hyménée couronnent leur flamme mutuelle, et le jeune Iphis possède enfin sa chère Ianthé. 



Les Métamorphoses, X

De là, par les champs de l'espace, Hyménée, couvert de tissus éclatants, s'élance vers les rives de l'Hèbre. Il vient : Orphée l'appelle, mais il l'appelle en vain. Le dieu parut, il est vrai, mais il n'apporta ni paroles sacrées, ni visage souriant, ni fortunés présages. La torche même qu'il balance pétille, et ne jette que des flots de cuisante fumée ; Hymen l'agite sans pouvoir en ranimer la flamme. C'était le prélude d'un plus affreux malheur ; car tandis que la nouvelle épouse, accompagnée de la troupe des Naïades, court au hasard parmi les herbes fleuries, la dent d'un reptile pénètre dans son pied délicat. Elle expire. Quand le chantre du Rhodope l'eut assez pleurée à la face du ciel, résolu de tout affronter, même les ombres, il osa descendre vers le Styx par la porte du Ténare, à travers ces peuples légers, fantômes honorés des tributs funèbres ; il aborda Perséphone et le maître de ces demeures désolées, le souverain des mânes. Les cordes de sa lyre frémissent ; il chante :

«O divinités de ce monde souterrain où retombe tout ce qui naît pour mourir, souffrez que laissant les détours d'une éloquence artificieuse, je parle avec sincérité. Non, ce n'est pas pour voir le ténebreux Tartare que je suis descendu sur ces bords. Non, ce n'est pas pour enchaîner le monstre dont la triple tête se hérisse des serpents de méduse. Ce qui m'attire, c'est mon épouse. Une vipère, que son pied foula par malheur, répandit dans ses veines un poison subtil, et ses belles années furent arrêtés dans leur cours. J'ai voulu me résigner à ma perte ; je l'ai tenté, je ne le nierai pas : l'Amour a triomphé. L'Amour ! il est bien connu dans les régions supérieures. L'est-il de même ici, je l'ignore : mais ici même je le crois honoré, et si la tradition de cet antique enlèvement n'est pas une fable, vous aussi, l'Amour a formé vos noeuds. Oh ! par ces lieux pleins de terreur, par ce chaos immense, par ce vaste et silencieux royaume, Eurydice ! ... de grâce, renouez ses jours trop tôt brisés ! Tous nous vous devons tribut. Après une courte halte, un peu plus tôt, un peu plus tard, nous nous empressons vers le même terme... C'est ici que nous tendons tous... Voici notre dernière demeure, et vous tenez le genre humain sous votre éternel empire. Elle aussi, quand le progrès des ans aura mûri sa beauté, elle aussi pourra subir vos lois. Qu'elle vive ! c'est la seule faveur que je demande. Ah ! si les destins me refusent la grâce d'une épouse, je l'ai juré, je ne veux pas revoir la lumière. Réjouissez-vous de frapper deux victimes !»

Il disait, et les frémissements de sa lyre se mêlaient à sa voix, et les pâles ombres pleuraient. Il disait, et Tantale ne poursuit plus l'onde fugitive, et la roue d'Ixion s'arrête étonnée, et les vautours cessent de ronger le flanc de Tityus, et les filles de Bélus se reposent sur leurs urnes, et toi, Sisyphe, tu t'assieds sur ton fatal rocher. Alors, pour la première fois, des larmes, ô triomphe de l'harmonie ! mouillèrent, dit-on, les joues des Euménides. Ni la souveraine des morts, ni celui qui règne sur les mânes ne peuvent repousser sa prière. Ils appellent Eurydice. Elle était là parmi les ombres nouvelles, et d'un pas ralenti par sa blessure, elle s'avance. Il l'a retrouvée, mais c'est à une condition. Le chantre du Rhodope ne doit jeter les yeux derrière lui qu'au sortir des vallées de l'Averne : sinon la grâce est révoquée.

Ils suivent, au milieu d'un morne silence, un sentier raide, escarpé, ténébreux, noyé d'épaisses vapeurs. Ils n'étaient pas éloignés du but ; ils touchaient à la surface de la terre, lorsque, tremblant qu'elle n'échappe, inquiet, impatient de voir, Orphée tourne la tête. Soudain elle est rentraînée dans l'abîme. Il lui tend les bras, il cherche son étreinte, il veut la saisir ; elle s'évanouit, et l'infortuné n'embrasse que son ombre. C'en est fait ! elle meurt pour la seconde fois : mais elle ne se plaint pas de son époux. Et de quoi se plaindrait-elle ? Il l'aimait. Adieu ! ce fut le dernier adieu, et à peine parvint-il aux oreilles d'Orphée : déjà l'Enfer a reconquis sa proie.

Orphée demeure glacé. Perdre deux fois sa compagne ! Il est là, comme ce berger pusillanime à la vue des trois têtes de Cerbère enchaîné. La terreur n'abandonne l'infortuné qu'avec la vie. Son corps se transforme en pierre. Tel encore cet Olénus qui appela sur sa tête le châtiment de ton crime, ô Lethaea, trop fière de ta malheureuse beauté. Coeurs naguère tendrement unis, vous n'êtes plus que des rochers insensibles au sommet humide de l'Ida ! Il prie ; il veut en vain repasser l'Achéron. Le nocher le repousse. Et pourtant, sept jours entiers, couvert de poussière, sevré des dons de Cérès, il reste sur la rive du fleuve, immobile, se repaissant du trouble de son âme, de sa douleur et de ses larmes. Il accuse de cruauté les dieux de l'Erèbe. Enfin, il se réfugie au haut du Rhodope, de l'Hémus que battent les Aquilons. Trois fois, sur les pas du Soleil, les célestes Poissons avaient fermé le cercle de l'année, et nulle femme n'avait ramené à Vénus son coeur indocile, soit prudence, soit fidélité. Plusieurs cependant brûlaient de s'unir au chantre divin ; plusieurs essuyèrent la honte d'un refus. Même, à son exemple, les peuples de la Thrace apprirent à s'égarer dans des amours illégitimes, à cueillir les premières fleurs de l'adolescence, ce court printemps de la vie.

Une colline s'élevait, et sur cette colline, le sol, mollement aplani, nourrissait une herbe verte et touffue : mais l'ombre manquait en ces lieux. Sitôt que, se reposant à cette place, le chantre fils des immortels toucha les cordes sonores, l'ombre y vint d'elle-même. Soudain parurent et l'arbre de Chaonie, et les Héliades du bocage, et le chêne au feuillage superbe, et le gracieux tilleul, et le hêtre, et le laurier virginal. On vit paraître en même temps le coudrier fragile et le frêne guerrier, et le sapin sans noeuds, et l'yeuse courbée sous le poids de ses glands, et le platane ami de la joie, et l'érable aux nuances variées, et le saule des fleuves, et le lotus des eaux, et le buis toujours vert, et les bruyères timides, et les myrtes à deux couleurs, et le tinus aux baies d'azur. Vous accourûtes à l'envi, lierres dont les pieds se tordent ; vignes chargées de pampres, ormeaux que la vigne décore, frênes sauvages, arbres résineux. Puis vinrent l'arboisier couvert de fruits rouges, le palmier flexible, prix glorieux de la victoire, le pin, dont la tête se hérisse d'une âpre chevelure, le pin cher à Cybèle, à la mère des dieux. Car son Attis, dépouillé de la forme humaine, est là enfermé dans sa prison d'écorce. On vit, au milieu de cette foule empressée, le cyprès pyramidal, arbre désormais, jadis enfant aimé du puissant dieu qui fait résonner à la fois la corde de l'arc et celles de la lyre.

Carthée vit errer dans ses campagnes un beau cerf consacré aux nymphes de ses bords. Un bois large et spacieux s'élevait sur son front qu'il ombrageait de son éclatant ramure dorée. Le long de ses reins flottaient des colliers de perles suspendues à son cou arrondi ; sur son front une bulle d'argent, retenue par des liens délicats, s'agitait, et deux anneaux semblables, d'un airain poli, brillaient à ses oreilles autour de ses tempes étroites. Libre de toute frayeur, affranchi de sa timidité naturelle, il fréquentait les demeures des hommes, et ne craignait pas d'offrir son cou aux caresses d'une main étrangère. Cependant, par-dessus tous, ô le plus charmant des fils de Cos, tu l'aimais, toi, Cyparisse ! C'est toi qui le menais paître l'herbe nouvelle, toi qui l'abreuvais au courant des sources limpides. Tantôt tu parais son bois de testons fleuris ; tantôt, monté sur sa croupe, tu chevauchais çà et là, pressant d'un frein de pourpre sa bouche obéissante.

L'été régnait : c'était vers le milieu du jour ; brûlé par les feux du soleil, le Cancer recourbait ses bras douloureux. Etendu de lassitude sur la terre moelleuse, le cerf goûtait la fraîcheur à l'ombre de son épaisse ramure. L'imprudent Cyparisse lance un trait acéré ; le trait vole, perce son ami d'une atteinte cruelle ; l'enfant le voit mourir, et il veut mourir lui-même. Que de consolations lui prodigue alors Phoebus ! C'est un léger malheur qui ne mérite pas tant de plainte. Il l'encourage ; Cyparisse n'en gémit pas moins. La dernière faveur qu'il demande aux dieux, c'est de verser des larmes éternelles. Déjà ses pleurs intarissables ont épuisé tout son sang : une teinte livide se répand sur ses membres ; ces cheveux qui tout à l'heure pendaient sur son front de neige, ces beaux cheveux se dressent ; ils deviennent raides, et leur pointe aiguë menace le ciel étoilé. Le dieu gémit, et, plein de tristesse : «Toi que je pleurerai toujours, dit-il, tu seras l'arbre du deuil et le symbole des regrets».

Parmi ces arbres qu'il attire, parmi les habitants des bois et des airs, qui forment son cortège, le chantre était assis. Il essaie du doigt les cordes émues, et jugeant que de la variété des accords résulte une parfaite harmonie, il rompt le silence, il élève sa voix pure :

«A Jupiter, muse qui m'as donné le jour ! tout reconnaît son empire suprême : à Jupiter le début de mes chants ! Jupiter ! j'ai souvent célébré son pouvoir. J'ai chanté sur des tons hardis et les géants et les plaines de Phlégra sillonnées de ses foudres victorieuses. Aujourd'hui, sur une lyre plus légère, chantons les enfants chéris des immortels, et ces vierges coupables, égarées, dont les flammes monstrueuses ont attiré le courroux céleste.

Jadis le roi des dieux brûla d'amour pour Ganymède, le jeune Phrygien, et un être se rencontra dont Jupiter put envier la forme. Il se change en oiseau, mais c'est l'oiseau qui porte son tonnerre. Soudain frappant l'air d'une aile empruntée, il ravit le pâtre du Scamandre. Maintenant encore Ganymède remplit sa coupe, et Jupiter, en dépit de Junon, reçoit le nectar de sa main.

Toi aussi, fils d'Amyclès, Phoebus t'aurait placé dans l'Olympe, si les destins sévères eussent permis ton apothéose. Du moins il te fait une sorte d'immortalité, toutes les fois que le printemps détrône l'hiver ; toutes les fois que le Poisson cache, au retour du Bélier, son étoile pluvieuse, tu renais, bel Hyacinthe, tu refleuris sur ta tige verdoyante. Toi, plus qu'un autre, tu fus cher à l'auteur de ma vie. Au centre du globe, les trépieds de Delphes réclamaient sa présence, tandis qu'aux bords de l'Eurotas, le dieu fréquente Lacédémone, ceinte de vivantes murailles. Sa lyre, ses flèches, tout l'importune, il s'oublie lui-même, rien ne le rebute, ni filets à porter, ni meutes à conduire, ni montagnes aux cimes escarpées à franchir avec toi ; une longue habitude entretient sa flamme.

Le soleil était au milieu de sa course, à distance égale de la nuit qui vient et de la nuit écoulée. Les cieux amis se dépouillent de leurs vêtements ; la liqueur onctueuse de l'olivier assouplit leurs membres ; ils s'apprêtent au rude combat du disque. Phoebus commence ; le disque, balancé par sa main, part, vole dans les airs, fend la nue qui s'oppose à son essor, et retombe longtemps après sur la terre, qu'il ébranle de son poids. Ainsi le dieu fait voir sa vigueur et son adresse. Imprudent Hyacinthe ! l'ardeur du jeu l'emporte. Soudain, pour saisir le disque arrondi, il s'élance ; mais, repoussé par le sol élastique, le palet bondissant se relève et frappe le front d'Hyacinthe, ce front si beau ! L'enfant pâlit ; non moins pâle lui-même, le dieu reçoit dans ses bras ce corps défaillant... Il essaie de le ranimer. Tour à tour, ô douleur ! il étanche le sang qui coule de la blessure, ou à l'aide de plantes salutaires il retient l'âme fugitive. L'art est sans vertu ; la blessure est sans remède. Ainsi meurent les violettes ; ainsi, dans un frais jardin, meurent les pavots et les lis, brisés par le pied du passant. Vainement la fleur reste-t-elle unie à sa tige languissante et décolorée. Elle penche aussitôt sa tête appesantie, elle ne se soutient plus, et son front s'incline vers la terre. Ainsi, la mort sur les traits, tombe le jeune Hyacinthe. Ses forces l'abandonnent ; son cou fléchit sous le poids qui l'accable et roule sur son épaule.

«Tu meurs, fils d'Oebalie, et ta riante jeunesse est moissonnée, dit Phoebus ; je vois ta blessure et mon forfait ; tu causes ma douleur et mes remords ; ma main te priva de la lumière ; oui, qu'on le grave sur mon front ; je suis l'auteur de ton trépas ! Et quelle est ma faute pourtant ? Ah ! l'on ne peut flétrir un jeu du nom de crime, si du nom de crime on ne flétrit aussi nos amours. Que ne m'est-il permis de donner pour toi ma vie ou de mourir avec toi ? Mais une loi fatale m'enchaîne ; du moins tu vivras toujours dans mon coeur ; ma bouche te voue un culte fidèle : tu vivras et dans mes chants et dans les plaintes de ma lyre ; fleur nouvelle, tu porteras l'empreinte de mes gémissements, et un temps viendra que, pour rehausser ta gloire, un guerrier magnanime écrira son nom sur les feuilles de l'hyacinthe».

Tels sont les mots que profère Apollon d'une bouche véridique. Et déjà le sang répandu sur la terre, le sang dont la trace avait souillé l'herbe, s'efface et n'est plus du sang. Plus brillante que la pourpre de Tyr, une fleur éclôt. La forme qu'elle emprunte est celle du lis, mais la pourpre la colore, le lis est argenté. Ce n'est pas assez pour Phoebus ; car c'est à Phoebus que son ami doit cet honneur : lui-même il grave sur les feuilles le cri de ses regrets. Aï ! Aï ! ces lettres revivent sur la fleur qui reproduit la funeste syllabe. Non, bel Hyacinthe, Sparte n'a pas à rougir d'être ta mère. Ton culte dure encore de nos jours, et selon l'usage antique, solennel, chaque année ramène les fêtes pompeuses d'Hyacinthe.

Mais interrogez Amathonte, la cité aux mines opulentes ; avoue-t-elle la naissance des Propétides ? Elle les renie comme ces monstres dont naguère une double corne surmontait le front hideux, ces infimes Cérastes, dont le nom rappelle la difformité. Devant leurs portes s'élevait l'autel de Jupiter hospitalier, sinistre autel, monument de barbarie ! A le voir teint de sang, l'étranger pouvait croire que l'on égorgeait sur cet autel les tendres génisses et les brebis d'Amathonte. La victime, c'était lui-même. Indignée de ces épouvantables sacrifices, la bienfaisante Vénus s'apprêtait à déserter ses villes bien-aimées et les campagnes d'Ophiuse. Mais, dit-elle, ces demeures chéries, ces îles fidèles, de quoi sont-elles coupables ? Quel crime ont-elles commis ? Ah ! plutôt que l'exil me venge d'une race abhorrée ; l'exil ou la mort, que sais-je ? Entre la mort et l'exil n'est-il pas un châtiment ; et ce châtiment que peut-il être, sinon la perte d'une forme qu'ils déshonorent ?» Tandis qu'elle hésite sur leur métamorphose, les cornes de leurs fronts attirent ses regards. De tels attributs peuvent rester leur partage ; soudain ces monstres gigantesques se transforment en taureaux farouches.

Toutefois les impures Propétides osent refuser leur encens à Vénus. Mais en butte au courroux de la déesse, les premières elles trafiquèrent, dit-on, de leurs corps et de leurs baisers. Femmes sans pudeur, leur front s'est endurci à la honte ; pierres, elles n'ont fait que changer d'endurcissement.

Témoin de leurs fureurs criminelles, et révolté des vices sans nombre qui dégradent le coeur des femmes, Pygmalion vivait libre, sans épouse, et longtemps sa couche demeura solitaire. Cependant son heureux ciseau, guisé par un art merveilleux, donne à l'ivoire éblouissant une forme que jamais femme ne reçut de la nature, et l'artiste s'éprend de son oeuvre. Ce sont les traits d'une vierge, d'une mortelle ; elle respire, et, sans la pudeur qui la retient, on la verrait se mouvoir ; tant l'art disparaît sous ses prestiges mêmes. Ebloui, le coeur brûlant d'amour, Pygmalion s'enivre d'une flamme chimérique. Plus d'une fois il avance la main vers son idole ; il la touche. Est-ce un corps, est-ce un ivoire ? Un ivoire ! non, il ne veut pas en convenir. Il croit lui rendre baisers pour baisers ; tour à tour il lui parle il l'étreint ; il s'imagine que la chair cède à la pression de ses doigts ; il tremble qu'ils ne laissent leur empreinte sur les membres de la statue. Tantôt il la comble de caresses, tantôt il lui prodigue les dons chers aux jeunes filles, coquillages, pierres brillantes, petits oiseaux, fleurs de mille couleurs, lis, balles nuancées, larmes tombées du tronc des Héliades. Ce n'est pas tout, il la revêt de tissus précieux ; à ses doigts étincellent des diamants ; à son cou, de superbes colliers ; à ses oreilles, de légers anneaux ; sur sa gorge, des chaînes d'or qui pendent : tout lui sied, et nue, elle semble encore plus belle. Il la couche sur des carreaux que teint la pourpre de Sidon ; il l'appelle la compagne de son lit ; il la contemple étendue sur le duvet moelleux : il croit qu'elle y est sensible.

C'était la fête de Vénus. Cypre tout entière célébrait cette fameuse journée. L'or éclate sur les cornes recourbées des génisses au flanc de neige qui, de toutes parts, tombent sous le couteau ; l'encens fume : Pygmalion dépose son offrande sur l'autel, et debout, d'une voix timide : «Grands dieux, si tout vous est possible, donnez-moi une épouse... (il n'ose pas nommer la vierge d'ivoire) semblable à ma vierge d'ivoire».

Vénus l'entend ; la blonde Vénus, qui préside elle-même à ses fêtes, comprend les voeux qu'il a formés ; et, présage heureux de sa protection divine, trois fois la flamme s'allume, trois fois un jet rapide s'élance dans les airs. Il revient, il vole à l'objet de sa flamme imaginaire, il se penche sur le lit, il couvre la statue de baisers. Dieux ! ses lèvres sont tièdes ; il approche de nouveau la bouche. D'une main tremblante il interroge le coeur : l'ivoire ému s'attendrit, il a quitté sa dureté première ; il fléchit sous les doigts, il cède. Telle la cire de l'Hymette s'amollit aux feux du jour, et, façonnée par le pouce de l'ouvrier, prend mille formes, se prête à mille usages divers. Pygmalion s'étonne ; il jouit timidement de son bonheur, il craint de se tromper ; sa main presse et presse encore celle qui réalise ses voeux. Elle existe. La veine s'enfle et repousse le doigt qui la cherche ; alors, seulement alors, l'artiste de Paphos, dans l'effusion de sa reconnaissance, répand tout son coeur aux pieds de Vénus. Enfin ce n'est plus sur une froide bouche que sa bouche s'imprime. La vierge sent les baisers qu'il lui donne ; elle les sent, car elle a rougi ; ses yeux timides s'ouvrent à la lumière, et d'abord elle voit le ciel et son amant. Cet hymen est l'ouvrage de la déesse ; elle y préside. Quand neuf fois la lune eut rapproché ses croissants et rempli son disque lumineux, Paphos vint à la lumière, et l'île hérita de son nom. Tu naquis du même sang, ô malheureux Cinyre, toi que l'on eût compté entre les plus fortunés mortels, si tu n'avais pas éte père.

Je vais chanter un crime odieux. Arrière, jeunes filles. Pères, fuyez, retirez-vous ! Que si mes accents trouvent le chemin de vos coeurs, puisse ma voix ne frapper que des oreilles crédules, ou si vous croyez au forfait, croyez également à la punition.

Ah ! la nature permet-elle d'ajouter foi à la réalité d'un tel crime ! 0 Peuples de l'Ismarie, ô mes frères, je vous en félicite ; j'en félicite la terre que nous habitons ; nous sommes loin des lieux maudits, theâtre de ces épouvantables scènes. Le précieux amome, le cinname, le nard embaumé, l'encens que distille un bois aride, peuvent orner le sein de la fertile Arabie. Eh ! ne produit-elle point l'arbre de Myrrha ? C'est payer trop cher une nouvelle parure. Non, ce n'est point l'amour qui te blessa de ses traits ; il s'en défend, Myrrha. Sa torche n'est point complice de ta flamme incestueuse. Non, c'est un brandon du Styx qui l'alluma en toi ; non, c'est la bouche empoisonnée de l'une des furies qui le souffla dans ton sein ! On est criminel de haïr un père : mais un tel amour ! c'est un forfait bien plus détestable que ta haine. Toute une élite de princes est là qui recherche ta main ; toute la jeunesse de l'Orient se dispute l'honneur de partager ta couche ; choisis entre tous, Myrrha, prends l'un d'eux ; prends, mais excepte quelqu'un dans le nombre.

Myrrha le sent bien : elle combat cet horrible amour. «Hélas ! dit-elle, ou laissé-je égarer mes voeux et mon esprit ? 0 dieux ! que j'implore, ô Piété, ô droits sacrés de la nature, prévenez un tel attentat. Souffrirez-vous un si grand crime ? Mais est-ce un crime en effet ? Non, le sang ne condamne point les feux dont je brûle. Eh ! les animaux ne s'assemblent-ils pas sans choix ? Est-ce une honte pour la génisse de s'unir avec son père ? Le coursier prend sa fille pour compagne, le bélier rend féconde la brebis qu'il a mise au jour, l'oiseau dépose dans le sein maternel le germe qui doit le reproduire. Heureux privilège ! l'homme s'est fait des lois bizarres dont la jalouse rigueur défend ce que la nature autorise ; et pourtant, on l'assure, il est des contrées où le fils et la mère, le père et la fille, enchaînés par un double lien, voient l'amour accroître leur tendresse. Hélas ! que ne suis-je née en ces lieux ! C'est le hasard qui m'opprime, le hasard de la naissance. Mais pourquoi retomber dans mes funestes pensées ? Loin de moi, désirs illégitimes ! Oh ! il mérite d'être aimé, mais d'être aimé comme un père. Eh quoi ! si je n'étais pas la fille de Cinyre, du noble Cinyre, je pourrais dormir dans ses bras. Ainsi donc c'est parce qu'il m'est tout qu'il ne m'est rien. Tout mon malheur est de lui tenir de trop près. Une étrangère serait plus heureuse. Ah ! fuyons, quittons les champs de la patrie ! Etouffons mon crime et mon amour ! Mais une illusion décevante me retient. Etre là, auprès de Cinyre, le voir, le toucher, lui parler, sentir sa bouche sur la mienne, c'est beaucoup à défaut d'autre espérance. D'autre espérance ! Et que peux-tu prétendre au delà, fille impie ? Quoi ! ces noms, ces droits que tu profanes, ne les connais-tu pas ? Dis, seras-tu la rivale de ta mère, la fille de ton amant, la soeur de ton fils, et la mère de ton frère ? Ne crains-tu donc pas les sombres serpents qui sifflent sur la tête des furies, ces torches vengeresses, menaçantes, qu'elles agitent devant les yeux des coupables épouvantés ? Ah ! puisque ton corps est exempt de souillure, interdis au crime l'accès de ton âme. La nature a des lois souveraines ; ta flamme monstrueuse en violerait la sainteté. Crois-tu qu'il se rende à tes voeux, lui, ton père ? Jamais ; il est trop pur, trop fidèle au devoir. Oh ! comme je voudrais qu'il partageât mon égarement !»

Elle dit. Cependant Cinyre, qu'une foule d'illustres prétendants fait hésiter sur le choix d'un gendre, les nomme à sa fille, et lui demande quel époux elle préfère. Myrrha se tait d'abord. Les yeux attachés sur son père, elle rougit, et des pleurs viennent mouiller ses paupières brûlantes. Cinyre voit dans ces larmes le trouble d'une vierge pudique. Il sèche les pleurs, il essuie les joues de Myrrha, et sa bouche lui donne un baiser pour elle trop plein de délices. Il l'interroge de nouveau. «Quel est l'époux que tu désires ? - Un époux comme toi», dit-elle. Cinyre approuve la réponse : il n'a pas compris. «Bien, ma fille, conserve toujours une piété si tendre». A ce nom qui te reproche ton crime, tu baisses la tête, ô vierge infortunée !

La nuit avait fait la moitié de sa course, et dans l'âme des mortels la douleur s'était endormie. Mais la fille de Cinyre veille. En proie à l'indomptable feu qui la consume, elle roule des pensées frénétiques. Tantôt elle désespère, tantôt elle veut tout affronter ; elle craint, elle désire tour à tour. Que faire ? Elle l'ignore. Ainsi, blessé par la cognée, chancelle un grand arbre ; le dernier coup va l'abattre : où tombera-t-il ? On ne sait, mais de toutes parts on craint sa chute. Ainsi l'âme de Myrrha, ébranlée par maint assaut, penche, hésite, balance ; âme légère qui ne trouve en elle-même ni ressorts ni contre-poids. Nul terme, nul remède à son amour que la mort. La mort ! Elle s'y résigne. Elle se lève. Un lacet terminera sa vie ; elle l'a juré. Déjà sa ceinture est fixée au lambris. «Cher Cinyre, adieu ! puisses-tu devenir la cause de ma mort !» Et pâle, elle nouait à son cou le lien funeste.

Ces accents confus parvinrent, dit-on, aux oreilles de la nourrice de Myrrha. Gardienne attentive, elle reposait au seuil de son élève. La vieille sort de sa couche, ouvre la porte, et le premier objet qui s'offre à ses yeux, c'est l'instrument de trépas. Pousser un cri, se meurtrir le sein, déchirer ses vêtements, arracher, mettre en pièces le lacet homicide, tout cela est l'ouvrage d'un instant. C'est alors, c'est à la fin qu'elle donne un libre cours à ses larmes, qu'elle embrasse la jeune fille, qu'elle veut connaître la cause d'un tel désespoir. La jeune fille se tait ; muette, immobile, elle regarde la terre. Hélas ! pourquoi l'a-t-on surprise ? Pourquoi ces longs apprêts ont-ils retardé sa mort ? La vieille insiste. Par ses cheveux blancs, par ses mamelles qu'elle découvre, ses mamelles arides, par le berceau de Myrrha, par les soins qu'elle prit de son enfance, elle l'adjure de lui confier le secret de ses douleurs. Vaines prières ! Myrrha se détourne et ne peut que gémir. La nourrice redouble d'instances. Elle lui promet plus que de la discrétion. «Parle, dit-elle, accepte mes faibles secours ! Oh ! je ne suis pas engourdie par la vieillesse. Est-ce trouble d'esprit ? je sais qui te guérira avec des paroles et des plantes. Est-ce quelque sort malin ? on te purifiera d'après les rites de la magie. Est-ce colère des dieux ? un sacrifice apaise le courroux céleste. Que penser ? La fortune nous sourit, la maison est florissante, tout va bien ; tu as encore ta mère et ton père». A ce nom de père, Myrrha tire un soupir du plus profond de son coeur. La nourrice ne craint pas encore un crime ; mais elle soupçonne un amour malheureux. Décidée à pénétrer ce mystère, quel qu'il soit, elle prie son enfant de lui tout révéler ; elle la soulève pleurante sur son sein flétri de vieillesse, et la pressant ainsi dans ses bras débiles : «Je comprends, dit-elle, tu aimes ; mais, va, rassure-toi, mon zèle peut te servir en cela : ton père ne s'en doutera jamais». Myrrha s'est arrachée de ses bras ; furieuse, elle imprime ses dents sur sa couche. «Eloigne-toi, par pitié, épargne ma misère et ma honte ; n'insiste pas ; va-t'en, ou cesse, ajoute-t-elle, de me demander ce que je souffre... Ce que tu veux savoir, c'est un crime». La vieille frissonne ; elle lui tend ses mains, ses mains que l'âge et la crainte ont rendues tremblantes ; elle tombe aux pieds de son élève, et là, suppliante, prosternée, elle implore tour à tour les caresses et les menaces. Elle saura tout, sinon elle ira tout confesser, lien fatal, projet de mort : que Myrrha lui confie son amour, elle lui promet son assistance. Myrrha lève la tête, et les larmes dont elle est baignée inondent le sein de sa nourrice. Elle s'efforce de parler : sa voix expire. Enfin, couvrant d'un voile la rougeur de son front : «Oh ! dit-elle, que ma mère est une heureuse épouse !» Elle s'arrête, suffoquée de sanglots. La nourrice a deviné ; dans ses membres, jusqu'au fond de ses os, pénètre le frisson de l'horreur, et sur sa tête blanchie tous ses cheveux se hérissent et se tiennent droits d'épouvante. En vain pour étouffer, s'il est possible, cet horrible amour, la vieille s'épuise en remontrances. Myrrha sent la justesse de ses conseils ; mais c'en est fait, elle mourra si elle n'a pas celui qu'elle aime. «Vivez donc, dit la nourrice, vous aurez votre...» Elle n'ose dire votre père ; elle se tait, mais elle prend les dieux à témoin de sa promesse.

C'était l'anniversaire des fêtes de Cérès, de ces fêtes solennelles où, revêtues d'habits éclatants de blancheur, les femmes portent à la déesse, en guirlandes dorées, les premiers fruits de la moisson. Pendant neuf jours elles se refusent à Vénus, aux joies de l'hymen que la chasteté condamne. Au milieu d'elles, la reine Cenchréis, éloignée de son époux, célèbre les pieux mystères. Or, tandis que l'épouse fuit la couche nuptiale et ses légitimes plaisirs, la nourrice que son zèle égare, trouvant Cinyre échauffé par l'ivresse, lui peint sous un faux nom l'amour, hélas ! trop réel, d'une jeune fille dont elle lui vante les attraits. Cinyre demande son âge : «L'âge de Myrrha», dit la nourrice. Elle reçoit l'ordre de l'amener et court en hâte rejoindre son élève. «Bonne nouvelle, ma fille, victoire !» L'infortunée Myrrha ne livre pas son âme à une entière allégresse ; un sinistre pressentiment l'accable, et toutefois elle se réjouit, tant le coeur est plein de contradiction.

Voici l'heure du silence. Parmi les étoiles de l'Ourse, le Bouvier dirige obliquement le timon de son char. Myrrha va consommer son crime. La lune s'enfuit. Elle voile son front argenté. Les astres obscurcis se couvrent de sombres nuages. La nuit éteint ses flambeaux. Le premier de tous, Icare dérobe sa face à la pieuse trigone que l'amour filial immortalise. Coupable Myrrha ! Trois fois elle chancelle sans retourner en arrière ; trois fois le hibou répète à son oreille son lugubre avertissement. Elle va... La nuit, les profondes ténèbres affaiblissent encore un reste de pudeur ; d'une main elle tient la main de sa nourrice, de l'autre elle tâte l'ombre et interroge l'obscurité. Déjà elle touche au seuil nuptial ; déjà la porte s'ouvre ; déjà elle pénètre dans l'enceinte. Mais ses genoux tremblants fléchissent ; pâle, glacée, ses forces l'abandonnent en chemin. Plus l'instant fatal avance, plus elle frémit d'horreur, plus elle se repent d'avoir osé. Que ne peut-elle, sans être connue, revenir sur ses pas ! Elle hésite. La vieille l'entraîne par la main ; elle la pousse vers le lit pompeux, et, la livrant à Cinyre : «La voilà ,dit-elle, elle est à vous» ; et d'horribles embrassements les unissent. Cinyre reçoit la fille de ses entrailles dans sa couche incestueuse. La jeune fille tremble ; il la rassure, il apaise son effroi. Peut-être usant des droits de l'âge, il l'appelle mon enfant, peut-être répond-elle mon père. Rien ne doit manquer au crime, rien, pas même les noms.

Myrrha sort du lit paternel. 0 forfait ! elle est mère ! Elle porte dans son flanc le gage d'un amour odieux, elle a conçu de l'inceste! La nuit du lendemain renouvelle sa honte, et cette nuit n'est pas la dernière. Mais enfin Cinyre veut connaître son amante, après tant de doux plaisirs ; un flambeau la montre à ses yeux : il voit sa fille et son déshonneur. La parole expire sur sa bouche ; furieux, il saisit son épée suspendue aux parois. Le fer brille hors du fourreau. Myrrha s'enfuit dans les ténèbres ; la nuit sombre la dérobe à la mort. Seule, errante dans les vastes campagnes, elle abandonne les palmiers de l'Arabie et les plaines de Panché. Neuf fois le retour du croissant nocturne avait éclairé ses courses vagabondes, lorsque, brisée de fatigue, elle se laisse tomber sur la terre de Saba. Hélas ! son flanc portait à peine le fardeau de la maternité ; alors, ne sachant quels voeux former, partagée entre la crainte de la mort et le dégoût de la vie, voilà les prières qu'elle adresse aux dieux : «Ah ! si le repentir vous désarme, entendez-moi, dieux justes ! Oui, j'ai mérité mon sort et j'en accepte la rigueur ; mais épargnez aux morts comme aux vivants l'opprobre de ma présence ; bannissez-moi de l'un et de l'autre séjour ; changez mon être, et que la mort et la vie me soient également refusées». Le ciel, que le repentir désarme, bénit les voeux suprêmes de Myrrha. Elle parle encore, et déjà la terre recouvre ses pieds, ses ongles se divisent ; il en sort des racines tortueuses, solide appui du tronc qui s'allonge ; les os deviennent bois, et la moelle y circule toujours ; le sang a formé la sève ; les bras sont les grands rameaux ; les doigts, les branches légères ; la peau se durcit en écorce ; déjà l'arbre s'élève : il presse le sein que le crime a fécondé ; la gorge est ensevelie : le cou même va disparaître. Myrrha n'attend pas son destin ; elle prévient le bois qui la gagne, et s'affaissant sur elle-même, elle se plonge au fond de son tombeau. Mais tout en perdant, avec sa forme, le sentiment de ses douleurs, elle pleure encore, et l'arbre qui l'emprisonne distille goutte à goutte de tièdes et précieuses larmes ; cette liqueur embaumée, c'est la myrrhe qui conserve son nom, et qui perpétuera sa mémoire jusque dans les siècles futurs.

Cependant le fruit de l'inceste a crû sous le bois maternel, et cherche à se dégager des liens qui le captivent. L'arbre en travail s'enfle, se tend. Le fardeau de l'amour déchire ses flancs douloureux, et la voix manque à l'expression de la souffrance. Myrrha ne peut invoquer le secours de Lucine ; mais elle semble prête à enfanter. Elle se recourbe, elle pousse des soupirs profonds, et des larmes roulent sur son écorce humide. L'indulgente Lucine accourt : elle touche de la main les rameaux gémissants et prononce les paroles libératrices. L'arbre s'entr'ouvre, l'écorce fendue rend à la vie son tendre dépôt. L'enfant crie : les Naïades le reçoivent, le couchent sur l'herbe molle, et l'arrosent des pleurs de sa mère. Sa beauté forcerait le suffrage de l'envie elle-même. Telle, oui, telle est la gracieuse nudité que le pinceau prête aux Amours. Adonis leur ressemble : pour qu'il ne manque rien à la ressernblance, ou donnez-lui leurs flèches légères, ou ôtez-les à ses rivaux !

Le temps coule insensiblement ; il s'envole d'une aile rapide, et rien n'est si prompt que la fuite des années. Cet enfant qu'un arbre enfermait naguère et qui voit à peine le jour, cet enfant, hier le plus beau des enfants, le voilà dans l'adolescence, le voilà jeune homme, le voilà plus beau qu'il n'a jamais été, le voilà qui plaît même à Vénus et qui venge les infortunes de sa mère. Car tandis que l'Amour donne un baiser à Cypris, par malheur, une flèche, sortant à demi du carquois, effleure le sein de la déesse. Vénus, blessée, repousse son fils de la main. L'atteinte était profonde : la déesse se trompa d'abord à l'apparence, mais bientôt, éprise des charmes d'un mortel, Vénus oublie Cythère et ses rivages ; elle ne fréquente plus Paphos dont la mer forme la ceinture, Cnide aimée des pêcheurs, Amathonte aux mines opulentes. Elle abandonne le ciel même ; le ciel ne vaut pas Adonis. Elle s'attache à ses pas ; elle est sa compagne assidue. Jadis, sous de frais ombrages, tout entière à l'indolence, elle se livrait sans réserve aux soins de sa beauté. Maintenant les monts, les bois, les roches buissonneuses la voient errer, la jambe nue, la robe relevée à la manière de Diane ; elle anime les chiens, mais contre de douces et d'innocentes proies. Les animaux qu'elle poursuit, c'est le lièvre rapide, le daim, le cerf à la superbe ramure. Prudente, elle évite le sanglier féroce, le loup ravisseur, l'ours armé de griffes cruelles, le lion qui se gorge du sang des troupeaux.

Toi-même (et puisses-tu profiter de ses conseils !) elle t'engage à les craindre, ô Adonis ! «Sois brave, dit-elle, mais contre de timides adversaires : l'audacieux s'expose en se mesurant à l'audace. De grâce, ô mon jeune amant ! ne sois pas téméraire, au péril de mon bonheur ! Ces monstres qui tiennent de la nature des armes redoutables, oh ! ne va pas les affronter, ta gloire pourrait me coûter trop cher. Non, crois-moi, ni ton âge, ni ta beauté, rien de ce qui sut toucher Vénus ne pourrait attendrir les lions, les sangliers hideux : comme leurs yeux, leur âme est farouche. Les sangliers ! ils sont terribles ; leurs défenses recourbées, c'est la foudre ! Et les lions au poil fauve ! leur colère est impétueuse et sans borne ; c'est une race qui m'est en horreur. Tu me demandes pourquoi ? Ecoute le merveilleux récit de l'antique châtiment qu'ils subirent : mais encore mal aguerrie, je suis déjà épuisée de fatigue ; voici l'ombre de ce peuplier qui nous invite et nous sourit ; le gazon nous offre une couche verte, je veux m'y reposer avec toi». Et ils se reposèrent tous deux, et, pressant à la fois l'herbe et son amant, appuyant sur le sein du jeune homme sa tête gracieuse, elle parle, et des baisers se melent à ses paroles souvent interrompues.

«Une femme, tu l'as peut-être entendu raconter, surpassait à la course les hommes les plus agiles. Ce n'est pas une fable, un vain bruit, elle les surpassait tous, et l'on ne savait qu'admirer le plus en elle, ou sa vitesse incomparable, ou son éclatante beauté. Elle consulte un jour l'oracle : «Doit-elle prendre un époux ? - Un époux ? répond le dieu. garde-t'en bien, ô Atalante ! Fuis les lois de l'hymen ; mais non, tu ne pourras t'en affranchir, et, sans cesser de vivre, tu cesseras d'être toi-même». Effrayée de cette réponse prophétique, c'est dans les forêts sombres que la vierge fait sa demeure. Une foule de prétendants la poursuit de ses voeux : elle les repousse avec dureté.

«Non, dit-elle, non ; pour me posséder, il faut d'abord me vaincre à la course : luttez avec moi de vitesse ; ma main, mon lit seront le prix de la victoire ; le vaincu paiera de sa tête : telle est la loi du combat». La loi était cruelle ; mais la beauté a tant de puissance ! cette foule d'amants ne craint pas d'en affronter la rigueur.

Hippomène était là, spectateur de cette lutte barbare. «Quoi ! dit-il, courir de si grands dangers pour une femme !» Et, dans son coeur, il blâmait l'amour de ces jeunes insensés. Il la voit, elle a rejeté les tissus qui la couvrent ; il la voit telle que je suis, ou telle que tu paraîtrais toi-même sous la forme d'une jeune fille. Il s'étonne, et, levant les mains : «Pardonnez, s'écrie-t-il, vous que j'accusais tout à l'heure ! Ah ! je ne connaissais pas le noble prix de vos efforts». Il s'exalte à vanter ce qu'il admire. Pourvu qu'un de ces jeunes hommes ne la devance pas à la course ! Il désire, il tremble, il est jaloux. «Mais pourquoi, dit-il, ne tenterais-je pas aussi les hasards du combat ? Qui m'arrête ? Osons ! le ciel même protège l'audace».

Tandis que ces pensées occupent l'esprit d'Hippomène, la vierge s'élance et vole comme l'oiseau ; moins rapide est la flèche qui part d'un arc de Scythie, et pourtant, aux yeux du jeune Aonien, elle n'en semble que plus belle. Il l'admire plus encore ; sa légèreté même est un charme qui l'embellit. Le vent joue avec sa robe flottante, que repoussent ses pieds agiles ; avec ses cheveux, qui voltigent sur ses épaules d'ivoire ; avec la frange de sa tunique, arrêtée sous le genou qu'elle dessine ; la blancheur virginale de ses joues s'anime d'un vif incarnat ; tel, sur les blanches tentures de l'atrium, un voile de pourpre jette une ombre qui les colore. Hippomène reste absorbé ; mais c'en est fait, l'espace est franchi, et l'orgueilleuse Atalante couronne sa tête du laurier de la victoire. Les vaincus poussent un gémissement, et se soumettent à la loi fatale.

Le sort de ces infortunés n'épouvante pas Hippomène. Il paraît dans la carrière, et, les yeux attachés sur la jeune fille : «Pourquoi, dit-il, chercher un facile renom dans un triomphe sans honneur ? Mesurons-nous ensemble ; si la Fortune me donne l'avantage, un vainqueur tel que moi ne te fera point rougir de ta défaite, car j'ai pour père Mégarée, le fils d'Onchestus ; Neptune est l'aïeul de mon père : je suis, moi, l'arrière-petit-fils du roi des eaux. Ma valeur ne le cède pas à la noblesse de ma race ; si je succombe, Hippomène vaincu assure à ta mémoire une glorieuse immortalité». Il dit, et la fille de Schoenée le regarde avec des yeux pleins de douceur ; elle se trouble. Que doit-elle préférer, d'une victoire ou d'un revers ? «Ah ! dit-elle, quel dieu jaloux de sa beauté le précipite à sa perte et le contraint, au péril de ses précieux jours, à rechercher ma triste alliance ? Oh ! je ne vaux pas tant à mes yeux ! Ce n'est pas sa grâce qui me touche, et pourtant cela aussi est fait pour m'attendrir mais c'est qu'il est encore si jeune ! C'est son âge, et non lui qui m'intéresse. Et puis, c'est qu'il est plein de courage, c'est que son âme est insensible à la mort, c'est qu'il rapporte son origine au souverain des mers, c'est qu'il m'aime, enfin, et qu'il tient à ma possession jusqu'à la mort, si le Destin sévère anéantit son espérance. Tu le peux encore, fuis, étranger, renonce à un hymen sanglant ; ma couche nuptiale est une couche funèbre. D'autres ne refuseront pas de te donner leur main : tu peux charmer le coeur de toute jeune fille sensée. Mais d'où vient l'intérêt qu'il m'inspire, après la mort de ses rivaux ? Il le veut, il mourra puisque le sort de tant de victimes n'a point découragé son audace, puisqu'elle le pousse au dégoût de la vie. Il mourra donc, et son crime est de vouloir me consacrer ses jours. La mort ! voilà l'indigne prix de sa flamme ! Oh ! l'Envie n'aura pas à se désoler de ma victoire ! Mais la faute n'en est pas à moi ; plût aux dieux qu'il abandonnât son entreprise, ou du moins, que n'a-t-il plus d'agilité ! Mais quels traits enfantins ! c'est le visage d'une jeune fille ! Malheureux Hippomène, pourquoi m'as-tu connue ! Tu méritais de vivre ; si, plus heureuse, les destins ennemis ne s'opposaient pas à mon hymen, c'est toi, c'est toi seul que je choisirais pour partager ma couche». Elle dit, et naïve encore, blessée d'une première atteinte, elle aime, et, dans son ignorance des choses, elle ne se doute pas de son amour.

Cependant, peuple, monarque, tous demandent la course accoutumée. Alors, d'une voix tremblante, le rejeton de Neptune, Hippomène, invoque mon appui : «O belle Cythérée! de grâce, viens, dit-il, seconder mon périlleux dessein ! Ces feux, tu les allumas, daigne les protéger». Le zéphyr, sur son aile docile, m'apporta ses ferventes prières. Je me sentis émue, je l'avoue, et le secours ne se fit pas attendre. Cypre possède, dans le plus fertile de ses cantons, un champ que les habitants de l'île ont nommé Tamase ; leurs aïeux me l'ont consacré naguère : ils en ont doté mes autels. Au milieu s'élève un arbre fastueux, à la chevelure d'or ; l'or éclate sur ses rameaux bruissants. Je venais de cueillir par hasard trois de ses pommes précieuses ; ma main les tenait encore ; invisible à tous, et présente à lui seul, j'aborde Hippomène et lui enseigne l'art d'en faire usage. 

La trompette a donné le signal ; penchés en avant, tous deux s'élancent de la barrière, et leurs pas légers touchent à peine le sable uni qu'ils effleurent : sans se mouiller, leurs pieds raseraient les flots humides ; sans courber la tête des épis, ils voleraient sur la blanche moisson. De toutes parts on encourage Hippomène : ce sont des cris flatteurs, des paroles qui l'exaltent : «Bien ! bien ! redouble, jeune homme ! hâte-toi ! rassemble toutes tes forces ! Point de relâche ! A toi la victoire !» Qui sait ? le rejeton de Neptune est peut-être moins charmé de ces voeux que la fille de Schoenée. Oh ! que de fois, pouvant le passer, ne suspend-elle pas son essor ! Elle contemple longtemps le visage d'Hippomène, et ne s'en détourne qu'à regret. Mais il s'épuise, un souffle haletant s'échappe de sa bouche aride, et le terme est bien loin encore. Dans cette extrémité, le fils de Neptune lance un des fruits séducteurs ; la vierge s'étonne, la pomme l'éblouit et l'attire ; elle s'écarte, elle s'empare de l'or qui roule ; Hippomène la devance ; le cirque retentit d'acclamations. Atalante s'est oubliée ; d'une course légère, elle regagne le temps qu'elle a perdu, et le jeune homme est laissé derrière elle. Une seconde pomme arrête son élan ; une seconde fois elle a ressaisi l'avantage. Restait un faible intervalle à franchir. «A moi ! s'écrie-t-il ; à moi, déesse tutélaire !» Et afin de la retarder plus encore, il lance obliquement, de toute la force de sa jeune main, cet or qui roule vers l'un des côtés de l'arène ; la vierge semble hésiter ; j'aiguillonne son envie, elle y cède, et je rends la pomme plus pesante dans ses mains. Tout la ralentit, le détour, le poids qui l'accable. Enfin, pour ne pas allonger mon récit plus que la course elle-même, Atalante est vaincue ; le vainqueur fait son épouse de sa conquête.

Dis-moi, sa reconnaissance, ne la méritais-je pas, Adonis ? ne méritais-je pas son encens et ses voeux ? La reconnaissance, il l'abjure ; l'encens, il ose me le dénier. Soudain, ma bonté se change en colère ; indignée de ses mépris, je veux qu'un exemple prévienne de nouveaux affronts ; je m'anime à châtier le couple profane. Il est un temple que le noble Echion voua jadis à la mère des dieux, et qui se cache au fond d'un bois sombre. Comme ils passaient un jour en ces lieux, la fatigue d'une longue route les invite au repos. Un amoureux désir s'empare d'Hippomène ; c'est moi qui lui souffle cette intempestive ardeur. Eclairé d'un faible demi-jour, près du temple s'ouvrait un réduit en forme de grotte, que la nature a creusé de ses mains. Là, dans cet asile des vieilles croyances, le prêtre avait rassemblé les images de bois des divinités antiques. Ils entrent, et leur flamme impure a souillé le sanctuaire ; les dieux se détournent d'horreur ; la déesse au front couronné de tours se demande si elle ne plongera point les coupables dans l'onde stygienne ; mais c'est un châtiment trop léger à ses yeux. Soudain, leur cou de lis disparaît sous une crinière fauve, leurs doigts s'arment de griffes recourbées, leur corps se ramasse sur lui-même, et la poitrine en supporte tout le poids ; leur queue traîne sur la poudre, qu'elle sillonne ; la fureur éclate dans leurs regards, leur voix est un rugissement sourd, leur demeure un antre sauvage ; terribles à l'homme, mais dociles à Cybèle, ils mordent de leurs dents de lion le frein qu'elle leur impose. Fuis-les, cher Adonis, fuis avec eux toute cette race féroce qui jamais ne montre le dos au chasseur, mais qui fait toujours front à l'attaque ; fuis-les ! Crains que ta valeur ne nous soit fatale à tous deux !»

Tels sont les conseils de Vénus. La déesse, attelant les cygnes de son char, s'élève dans les airs. Mais les conseils timides ne font que révolter la valeur ; forcé dans sa retraite, un sanglier, dont les chiens ont suivi la trace fidèle, s'apprêtait à sortir du bois, lorsqu'un dard oblique part de la main du fils de Myrrha, et le perce. Soudain, le monstre à la hure effrayante secoue le javelot teint de son sang ; furieux, il poursuit le jeune homme, lui plonge dans l'aine ses défenses tout entières, et le jette mourant sur la terre rougie. Le char léger de Cythérée voguait dans la plaine des airs, et ses coursiers à l'aile d'albâtre n'avaient pas encore atteint les rivages de Cypre ; de loin, elle a reconnu les plaintes de son Adonis expirant ; elle dirige vers lui le vol de ses blancs oiseaux, elle descend des hauteurs du ciel, elle voit... Quel spectacle ! Adonis, glacé, qui nage dans les flots de son sang. Elle s'élance, elle arrache, elle déchire ses voiles, ses cheveux, tout, et d'une main désespérée, elle meurtrit ses appas. «Ah ! cruels destins ! non, tout ne sera pas soumis à vos lois, dit-elle ; non, mon Adonis devra l'immortalité aux monuments de ma douleur ! Chaque année ramènera des solennités funèbres, emblèmes animés de mort et de regrets : son sang produira une fleur délicate. Quoi ! naguère Menthe, la belle Nymphe, ne s'est-elle pas vue transformée en herbe odorante par la jalouse Perséphone ; et toi, fils de Cinyre, ta métamorphose trouverait des envieux ?» 

Elle dit, et sa main verse un nectar embaumé sur le sang qui d'abord frémit et bouillonne. Telles, quand le ciel se fond en pluie, des bulles transparentes s'élèvent à la surface des eaux. Une heure ne s'est pas écoulée, et voici qu'une fleur naît du sang qui la colore ; on dirait la fleur de l'arbuste qui recèle une graine féconde sous l'écorce de son fruit, l'éblouissante grenade. Mais son éclat ne dure qu'un instant ; trop frêle, trop légère, elle tombe, et le vent qui lui donne son nom la détruit et la brise.


Les Métamorphoses, XI

Tandis que, par ses accents, le chantre de Thrace entraîne sur ses pas les forêts, les bêtes féroces et les rochers émus, voici que, du haut d'une colline, les bacchantes furieuses, au sein couvert de sanglantes dépouilles, aperçoivent Orphée qui marie ses chants aux accords de sa lyre. Une d'elles, les cheveux épars et flottant dans les airs : «Le voilà, s'écrie-t-elle, le voilà, celui qui nous méprise» ; et elle frappe de son thyrse la bouche harmonieuse du prêtre d'Apollon. Le trait enveloppé de feuillage laisse sans blesser une empreinte légère. Une autre s'arme d'un caillou qui, lancé dans les airs, est vaincu par les accords de la lyre et des chants, et comme pour implorer le pardon d'une si criminelle audace, vient tomber suppliant aux pieds du poète. La fureur des Ménades s'en accroît : elles ne connaissent plus de bornes : l'aveugle Erinnys les possède ; les chants divins auraient émoussé tous leurs traits ; mais une horrible clameur s'élève, la flûte de Phrygie, les tymbales, le bruit des mains frappées,les hurlements des bacchantes étouffent de leurs sons discordants les sons harmonieux de la lyre : alors seulement les rochers se teignirent du sang du chantre dont ils n'entendaient plus la voix. Les innombrables oiseaux, les serpents, les bêtes féroces qu'avait attirés la lyre, et qui semblaient être encore sous le charme de la voix d'Orphée, la troupe furieuse des Ménades les disperse. Puis elles tournent contre le chantre leurs mains criminelles. Tel l'oiseau de la nuit, si le jour l'a surpris dans la plaine, est entouré d'une foule d'oiseaux attirés par sa vue : ou tel, le matin, aux yeux des spectateurs, un cerf qui doit périr dans l'arène est livré en proie à une meute féroce : ainsi les Ménades entourent Orphée, le frappent de leurs thyrses verdoyants, faits pour un autre usage. Celles-ci s'arment de glèbes ; celles-là, de branches arrachées : d'autres lancent d'énormes cailloux. Tout sert d'arme à leur fureur. Non loin de là des boeufs traçaient avec le soc des sillons dans la plaine, et de robustes laboureurs confiaient à la terre l'espoir de la moisson et le prix de leurs sueurs. A la vue de la troupe furieuse, ils s'enfuient, abandonnant les instruments de leur travail ; de tous côtés demeurent dispersés dans les champs et les sarcloirs, et les longs hoyaux, et les râteaux pesants. Les bacchantes s'en emparent, arrachent jusqu'aux cornes des boeufs, et retournent, en furie, achever les destins du chantre de la Thrace. Il leur tendait ses mains suppliantes, et sa voix, pour la première fois impuissante, leur adressait des prières inutiles. Leurs mains sacrilèges lui donnent la mort, et cette bouche, ô Jupiter ! cette bouche dont les accents s'étaient fait entendre des rochers, et avaient ému les monstres des forêts, laisse passer son âme qui s'exhale dans les airs.

Les oiseaux attristés, Orphée, les bêtes féroces, les durs rochers, les forêts, si souvent entraînées par tes chants, te pleurèrent ; les arbres dépouillèrent leur feuillage, et on dit que les fleuves s'accrurent de leurs larmes. Les Naïades, les Dryades se couvrirent de voiles funèbres, et laissèrent flotter leurs cheveux en signe de douleur.

Les membres d'Orphée sont dispersés en divers lieux. Hèbre glacé, tu reçois sa tête et sa lyre, et, ô prodige ! tandis que le fleuve les entraîne, sa lyre fait entendre des plaintes, sa langue inanimée en murmure, et les échos du rivage y répondent. Déjà ces tristes débris ont quitté le fleuve, et la mer les dépose sur le rivage de Méthymne. Là, un serpent s'apprête à dévorer cette tête abandonnée sur un sable étranger : il lèche ses cheveux encore dégouttants de l'onde amère, et, la gueule ouverte, il va déchirer cette bouche harmonieuse. Mais enfin Apollon paraît, détourne la morsure et change en un dur rocher le serpent, dont la gueule s'arrête et se durcit béante. L'ombre descend dans la demeure des morts, et reconnaît ces lieux qu'elle a déjà visités : dans les champs réservés aux justes, elle cherche, elle trouve Eurydice, et la serre avec amour dans ses bras. Là, tantôt les deux ombres s'unissent dans leur marche ; tantôt Orphée suit son épouse, tantôt il la précède, et il peut regarder en arrière sans perdre son Eurydice.

Mais Bacchus ne laisse pas le crime impuni : touché du sort de son ministre, il attache soudain à la terre, au milieu des forêts, les pas des Ménades criminelles. Les doigts de leurs pieds s'allongent en noueuses racines, et s'enfoncent dans le sol, suivant le degré de fureur qui naguère anima les coupables. Tel, si son pied s'est engagé dans les lacs qu'a disposés un adroit chasseur, l'oiseau qui se sent retenu se débat, et par ses secousses, ne fait que resserrer ses liens. Ainsi ces femmes, saisies d'effroi, cherchent à fuir ; mais la racine tenace les arrête et retient leur élan. Elles cherchent où sont leurs pieds, leurs doigts, leurs ongles, et elles voient un tronc arrondi qui a pris la place de leurs jambes ; elles veulent frapper leurs cuisses en signe de douleur, et elles ne frappent qu'un bois insensible ; déjà leur sein, leurs épaules ne sont plus que bois : on prendrait leurs bras étendus pour des rameaux, et ce ne serait pas se méprendre.

Ce n'est pas encore assez pour Bacchus : il quitte ces fatales campagnes, et, suivi d'une troupe moins cruelle, il va visiter ses vignobles aimés du Tmole, et les rivages du Pactole, lequel ne roulait pas encore dans ses ondes un sable d'or envié des mortels. Les satyres, les bacchantes, cohorte accoutumée, accompagnent le dieu ; mais Silène est absent. Les pâtres de Phrygie l'ont surpris chancelant sous le poids de l'âge et du vin : ils l'ont conduit, enchaîné de fleurs, au roi Midas, à qui le chantre de Thrace et l'Athénien Eumolpe ont enseigné les rites des Orgies. A peine a-t-il reconnu le nourricier du dieu, le compagnon de ses mystères, que, pendant dix jours et dix nuits il célèbre, par de joyeux festins, l'arrivée d'un tel hôte. Déjà, pour la onzième fois, l'astre du matin avait chassé du ciel l'armée brillante des étoiles, quand Midas, joyeux, ramène le vieux Silène aux champs de la Lydie et le rend à son jeune nourrisson. Charmé d'avoir retrouvé son compagnon, le dieu donne à Midas le choix d'un voeu, qu'à l'avance il exauce ; récompense flatteuse, mais que l'imprudent va rendre inutile. «Fais, dit-il, que tout ce que j'aurai touché se convertisse en or». Bacchus accomplit ce souhait, et lui fait ce don funeste, en regrettant qu'il n'ait pas mieux choisi. Le fils de Cybèle se retire, joyeux de posséder ce qui fera son malheur. Croyant à peine à son pouvoir, il veut en faire l'essai. Une branche de chêne pendait verdoyante au-dessus de sa tête : il l'arrache, et c'est un rameau d'or. Il ramasse un caillou qui jaunit dans ses mains ; il touche une glèbe, et c'est une masse d'or ; il coupe des épis, et il tient une moisson d'or ; il cueille un fruit, et vous croiriez voir un fruit du jardin des Hespérides ; il applique ses doigts aux portes de son palais, et l'or rayonne sur les portes ; il plonge ses mains dans l'eau, et l'eau qui ruisselle de ses mains pourrait tromper une autre Danaé. A peine peut-il contenir sa joie et ses espérances : il ne voit plus que de l'or.

Cependant ses serviteurs dressent devant lui des tables chargées de mets et de fruits. Mais si sa main touche les dons de Cérès, ils se durcissent sous sa main ; s'il veut broyer les mets, changés en lames d'or, ils fatiguent en vain sa dent ; s'il mêle à une eau pure les présents de Bacchus, c'est un or fondu qui coule dans sa bouche. Effrayé de ce malheur étrange, riche et pauvre tout à la fois, il voudrait se soustraire à ces funestes richesses, et ce don qu'il avait désiré, il le déteste. Rien ne peut apaiser sa faim : une soif ardente dessèche son gosier, et l'or, qui lui est devenu odieux, fait son juste supplice. Alors, levant au ciel ses mains et ses bras tout brillants de l'or qu'ils ont touché : «Pardonne, s'écrie-t-il, ô Bacchus, j'avoue ma faute ; pardonne, et écarte de moi ces fatales richesses». Les dieux sont indulgents : Bacchus pardonne à Midas une faute qu'il avoue, et le délivre du présent qu'il lui fit pour accomplir sa promesse. «Va, lui dit-il, si tu veux te dépouiller de cet or dont ton coupable souhait t'a revêtu, va vers le fleuve qui arrose la ville puissante de Sardes, et remonte ses eaux sur la montagne, jusqu'à ce que tu en aies trouvé la source : là, à l'endroit où l'eau sort avec abondance, tu présenteras ta tête à l'onde écumante, et tu laveras tout ensemble et ton corps et ta faute». Midas exécute ces ordres : la vertu qu'il possède passe de son corps dans les eaux et va teindre le fleuve. Et maintenant encore cette vertu des eaux sème l'or sur les bords jaunissants du Pactole.

Désormais ennemi des richesses, Midas aime les forêts et les champs, et il habite, avec le dieu Pan, les antres des montagnes. Mais son intelligence est demeurée épaisse, et sa sottise lui sera encore une fois fatale. Au-dessus des mers qu'il domine, s'élève la haute montagne du Tmole, dont les deux rampes se terminent au pied de Sardes d'un côté, de l'autre au pied de l'humble Hypépis. C'est là que Pan amuse de ses chants les nymphes assemblées, et module des accords sur des roseaux qu'unit la cire. Pan osa préférer ses chants aux chants d'Apollon, et le défier à un combat inégal, dont le Tmole fut choisi pour juge. Le vieil arbitre s'assied sur sa montagne. Il écarte de ses oreilles la forêt qui les couvre ; seulement une couronne de chêne ceint sa chevelure azurée, et des glands pendent autour de ses tempes profondes. Alors, regardant le dieu des troupeaux : «Le juge est prêt», dit-il. Pan aussitôt enfle ses pipaux, et leur rustique harmonie charme Midas présent à cette lutte. Pan avait terminé ses chants : le dieu du mont se tourne vers Phébus ; la forêt qui couvre sa tête a suivi ce mouvement. Phébus a couronné ses cheveux blonds des lauriers du Parnasse ; les plis de sa tunique de pourpre descendent jusqu'à terre, et sa main gauche soutient une lyre ornée d'ivoire et de pierres précieuses : sa main droite tient un archet ; sa pose est celle d'un maître de l'art ; ses doigts savants touchent les cordes. Emu des sons divins qu'Apollon fait entendre, le Tmole prononce que les roseaux de Pan sont vaincus par la lyre. Tous approuvent la sentence du dieu ; seul, Midas la condamne, et l'accuse d'injustice.

Le dieu de Délos ne voulut pas laisser la forme humaine à des oreilles si barbares : il les allonge, les remplit de poils grisâtres et les rend mobiles. Midas a tout le reste d'un homme : il est puni dans cette seule partie de son corps, et ses oreilles sont celles d'un âne. Il veut dérober sa honte et cacher sous un bandeau de pourpre l'outrage de son front. Mais un de ses serviteurs l'a vu ; c'est celui dont la main taille avec le fer les cheveux de son maître. Il n'ose révéler ce qu'il a vu ; et cependant il veut le dire : il ne pourrait se taire. Se retirant à l'écart, il creuse la terre, et, à voix basse, y dépose le secret de son maître ; puis il recouvre la fosse et s'éloigne en silence. Bientôt à cette même place une forêt de roseaux se balance, et l'automne qui les mûrit vient trahir celui qui les a semés ; car les tiges balancées par le zéphyr laissent échapper les paroles confiées à la terre, et racontent le secret des oreilles de Midas.

Ainsi vengé, Phébus quitte le Tmole, et s'élevant dans les airs, vole, en deçà de l'étroite mer d'Hellé, vers les plaines de Laomédon. Entre les deux promontoires de Sigée et de Rhétée, s'élève un autel antique consacré à Jupiter Panomphée. C'est de là que le dieu voit Laomédon édifiant une ville nouvelle ; difficile entreprise et qui demandera d'immenses travaux et d'immenses richesses. Apollon prend la forme d'un mortel, et avec l'aide de Neptune, élève les murs pour un prix convenu. L'oeuvre achevée, le tyran en refuse le prix, et pour comble de perfidie, il ose renier sa promesse : «Ton parjure ne restera pas impuni», s'écrie le dieu des mers ; et il incline ses eaux sur le rivage de la cité perfide. La contrée n'est plus qu'une vaste mer ; l'espoir des laboureurs est détruit ; les flots ont recouvert les moissons. Ce châtiment serait trop doux encore : la fille du roi parjure est dévouée à un monstre marin et enchaînée aux rochers du rivage. Hercule la délivre, et réclame les chevaux promis en récompense. Laomédon refuse le salaire d'un si grand service, et le héros s'empare de Troie deux fois parjure. Télamon, qui, dans ces combats, a partagé la gloire et les dangers d'Alcide, reçoit pour prix la main d'Hésione : déjà Pélée, autre compagnon d'Hercule, est l'heureux époux d'une déesse. Il ne s'enorgueilit pas moins de son gendre que de son beau-père : car, si beaucoup ont pu se vanter d'être du sang de Jupiter, lui seul a pour épouse une immortelle.

Le vieux Protée avait dit à Thétis : «Déesse des ondes, deviens mère : de toi naîtra un fils dont les hauts faits surpasseront ceux de son père, et qui sera plus grand que celui dont il aura reçu le jour. Aussi, afin que le monde n'eût rien de plus grand que Jupiter, le maître des dieux étouffa les feux dont il brûlait pour Thétis, et s'interdit la couche de la reine des mers. Mais il veut que son petit-fils, le fils d'Eaque, le remplace dans cette union.

Il est dans la Thessalie un golfe en forme de croissant, qui étend ses deux bras dans la mer : si ses eaux étaient plus profondes, il offrirait un sûr asile aux vaisseaux ; mais à peine la mer vient-elle y recouvrir le sable. Le sol de la rive n'y garde aucune empreinte et ne retarde pas le voyageur. L'algue marine n'y recouvrit jamais la grève. Près de là est un bois de myrtes aux baies de deux couleurs ; au milieu est un antre. Est-ce l'art ou la nature qui le creusa ? C'est ce qu'on ne saurait décider ; et cependant il semble qu'il doive plus à l'art. C'est en ce lieu que souvent, nue et portée par un dauphin, tu venais te reposer, ô Thétis ! C'est là que Pélée te surprit, vaincue par le sommeil ; tu résistais à ses prières, il a recours à la force et t'enlace dans ses bras. Tu succombais si, recourant à tes ruses, tu n'eusses emprunté des formes nouvelles. Oiseau rapide, il te retient ; arbre élevé, il s'attache à ton écorce. Enfin tu prends la forme d'une tigresse à la peau tachetée ; effrayé, le fils d'Eaque te laisse échapper de ses bras. Le héros offre un sacrifice aux divinités de la mer ; il répand le vin sur les ondes, et brûle sur un autel l'encens et les entrailles des victimes. Alors, du milieu des flots, le devin de Carpathie lui adresse ces paroles : «Fils d'Eaque, tes désirs seront satisfaits : lorsque Thétis ira goûter dans sa grotte la fraîcheur et le repos, surprends-la pendant son sommeil, et enchaîne son corps de liens fortement serrés ; ne te laisse pas étonner par ses mille figures : sous quelque aspect qu'elle t'apparaisse, retiens-la jusqu'à ce qu'elle ait repris sa forme première». Ainsi parle Protée : il se replonge dans la mer, et le flot étouffe ses dernières paroles. Le soleil achevait sa carrière, et plongeait dans la mer d'Hespérie le timon de son char incliné, quand la belle néréide, abandonnant les flots, entra dans sa retraite accoutumée. A peine le héros a-t-il enchaîné ses membres délicats qu'elle change de forme : tant qu'elle se sent retenue, elle agite ses bras, et cherche à se dégager. Enfin, gémissante : «Tu l'emportes, dit-elle, et ce n'est pas sans l'aide des dieux». Alors elle redevient Thétis. Le héros victorieux la prend dans ses bras, satisfait son amour, et la rend mère du grand Achille.

Heureux Pélée d'un tel fils et d'une telle épouse ! heureux, s'il n'eût pas porté sur Phocus ses mains criminelles ! Souillé du sang d'un frère, chassé de sa patrie, il se retire à Trachine. Là régnait le fils de l'astre du matin, Céyx, roi pacifique, ennemi du meurtre et de la violence ; Céyx qui portait sur son visage l'éclat de l'astre paternel, mais qui alors, plongé dans la tristesse, pleurait la perte d'un frère. Accablé de soucis et de fatigue, le fils d'Eaque entre dans la ville, avec une suite peu nombreuse : il avait laissé non loin des murs, dans une fraîche vallée, les troupeaux qu'il menait avec lui. Dès que l'entrée du palais lui est permise, il s'avance, portant le rameau des suppliants, entouré de bandelettes. Il dit son nom, sa naissance, et ne tait que son crime ; et donnant un faux prétexte à sa fuite, il demande un asile, ou dans les murs, ou hors des murs. Le roi lui répond avec un bienveillant sourire : «Notre ville est ouverte à tous, Pélée ; nous ne régnons pas sur une terre inhospitalière. Mais ton nom illustre et le sang de Jupiter sont des titres assez puissants pour ajouter encore à notre bon vouloir. Ne perds pas ton temps en prières : tout ce que tu demandes, tu l'obtiendras. Dispose de tout ce que tu vois. Plût au ciel que tu fusses venu dans un temps moins néfaste ! Et il pleurait. Pélée et ses compagnons lui demandent la cause de ses larmes ; Céyx leur répond :

«Peut-être pensez-vous que cet oiseau qui vit de rapine et qui répand la terreur parmi les habitants de l'air a toujours été couvert de ce plumage. Non, ce fut un homme, audacieux, comme il l'est encore, invincible guerrier, toujours prêt au combat. Son nom fut Dédalion : comme moi, il eut pour père l'astre qui appelle l'Aurore et qui sort le dernier du ciel. J'aimai la paix et les douceurs d'un tranquille hyménée ; mon frère n'aimait que les sanglants combats. Ce courage, qui maintenant porte l'effroi parmi les colombes de la Béotie, lui soumit autrefois des rois et des nations. Il devint père de Chione, qui, après quatorze printemps, devint par sa beauté l'objet des voeux de mille prétendants. Phébus et le fils de Maïa revenaient, l'un de son temple de Delphes, l'autre du mont Cyllène. Tous deux la virent, tous deux l'aimèrent. Apollon diffère jusqu'à la nuit l'espoir de ses plaisirs ; Mercure, plus impatient, touche la jeune fille de son caducée, l'endort par ce charme puissant, et apaise ses désirs. Lorsque la nuit a semé les astres dans le ciel, Phébus à son tour prend la figure d'une vieille, trompe la jeune fille, et goûte les plaisirs désirés. Neuf mois se sont écoulés : deux jumeaux sortent de son sein : l'un, fils du dieu rusé qui porte le caducée, Autolycus, rusé comme son père, habile à d'ingénieux larcins, digne de celui qui lui donna le jour ; il saura changer le noir en blanc, et le blanc en noir. De Phébus naît Philammon à la voix harmonieuse, habile à tirer de doux sons de la lyre. Mais que sert à Chione d'être mère de deux enfants, et d'avoir inspiré de l'amour à deux divinités ? Que lui sert d'avoir un père illustre et Jupiter pour aïeul ? Hélas ! la gloire elle-même n'est-elle pas fatale à plusieurs ? Ne le fut-elle pas à Chione ? Elle osa se préférer à Diane et mépriser la beauté de la déesse. Diane irritée : «Peut-être, s'écrie-t-elle, ne mépriseras-tu pas mes flèches». Aussitôt elle courbe son arc, tend la corde, et une flèche va traverser la langue de la criminelle Chione. Elle veut parler ; sa langue est impuissante ; elle perd tout à la fois et son sang et sa vie. Je la serre dans mes bras, touché de douleur comme un père ; j'adresse à mon frère des paroles de consolation, mais il ne les entend pas plus qu'un rocher n'entend les vains murmures des flots. Il ne cesse de pleurer la perte de sa fille, et quand il la voit sur le bûcher, quatre fois il veut s'élancer dans les flammes ; quatre fois retenu, il s'enfuit, et comme un taureau qui porte dans sa tête l'aiguillon du taon qui l'a percé, il court par des chemins inaccessibles ; il semble courir plus vite qu'un homme, ou plutôt il semble voler ; il a devancé tous ceux qui le poursuivent. Avide du trépas, il s'élance sur les sommets du Parnasse, et se précipite du haut d'un rocher ; mais Apollon, touché de pitié, le change en oiseau et le soutient, dans sa chute, par des ailes nouvelles ; il l'arme d'un bec crochu, d'ongles recourbés, lui laisse son ancienne vertu et lui donne des forces plus grandes que son corps. Maintenant c'est un épervier, oiseau cruel, qui porte le carnage parmi les oiseaux et fait souffrir aux autres la douleur qu'il ressent».

Tandis que le fils de Lucifer raconte ces prodiges, on voit accourir, tout haletant, le Phocéen Anétor, gardien des troupeaux du fils d'Eaque. «Pélée, s'écrie-t-il, Pélée, je viens t'apprendre un horrible désastre. - Parle, dit Pélée, quelle que soit la nouvelle que tu m'apportes. Cependant il est saisi d'inquiétude, et Céyx lui-même écoute en frémissant. Le pâtre parle en ces termes : «J'avais conduit sur le rivage les troupeaux fatigués ; le soleil était au milieu de sa course. Une partie des taureaux avait plié le genou sur la jaune arène et reposait, les yeux fixés sur la vaste plaine des mers ; l'autre à pas lents errait çà et là sur la plage ; quelques-uns nageaient, et on voyait leur tête s'élever au-dessus des flots. Près de la mer est un temple. Ni l'or ni le marbre ne l'enrichissent : il est formé de poutres grossières, et un bois antique lui prête son ombrage. Un pécheur, qui séchait ses filets sur le rivage, nous apprit que ce temple était consacré à Nérée et aux Néréides. Tout auprès est un marais, formé par l'eau stagnante de la mer, et couvert d'une forêt de saules pressés. C'est de là qu'avec un bruit terrible, un loup énorme s'elance ; sa gueule est remplie d'écume mêlée d'un sang épais ; ses yeux rouges lancent la flamme. Il fond sur les taureaux, poussé par la faim, mais surtout par la rage ; car il ne cherche pas à se rassasier de la chair de ses victimes : il veut tout égorger. Nous volons à sa rencontre ; mais plusieurs d'entre nous trouvent la mort sous ses cruelles morsures ; le rivage, les vagues, le marais sont teints de sang : d'affreux mugissements retentissent. Mais tout retard est fatal ; il n'y a pas à hésiter : tandis qu'il reste encore quelque chose à sauver, armons-nous et courons».

Le pâtre avait dit. Pélée semble peu touché de ce désastre : il se rappelle son crime, et comprend que la Néréide fait ces offrandes aux mânes de Phocus. Cependant le roi de Trachine fait armer ses guerriers, leur ordonne de prendre leurs javelots et s'apprête à marcher à leur tête. Mais son épouse Alcyone, avertie par le bruit, s'élance les cheveux en désordre, et jetant ses bras autour du cou de Céyx, le supplie avec larmes d'envoyer des soldats sans les guider lui-même, et de conserver deux vies en conservant la sienne. Alors, le fils d'Eaque : «Reine, dit-il, quittez ces tendres et touchantes terreurs. Cette offre me suffit et j'en suis plein de reconnaissance. Mais mon dessein n'est pas d'employer les armes contre ce nouveau prodige, je veux adorer les divinités de la mer».

Près de là s'élève une tour dont le sommet est surmonté d'un fanal, astre aimé des matelots fatigués. Ils y montent, ils aperçoivent en gémissant les taureaux étendus sur le rivage, et le monstre, la gueule béante, et ses longs poils souillés de sang. Pélée, les mains étendues vers la mer, supplie Psamathe d'apaiser sa colère, et de lui porter secours. Ces prières ne peuvent toucher la Néréide. Thétis, suppliante, obtient le pardon pour son époux. Le monstre cependant infatigable dans le carnage, s'élançait, rendu plus acharné par le goût du sang : il mord le cou d'une génisse ; tout à coup il est changé en marbre. Son corps a conservé sa forme, mais non sa couleur : la blancheur du marbre témoigne qu'il ne vit plus et qu'il n'est plus à craindre.

Les destins ne permettent pas encore à Pélée de s'arrêter en ces lieux ; toujours fugitif, il arrive au pays des Magnètes, et là, le Thessalien Acaste le purifie de son crime.

Cependant, troublé du sort de son frère et de ce nouveau prodige, Céyx, cédant à un penchant commun à tous les mortels, veut consulter le sort, et s'apprête à visiter l'oracle de Claros ; car l'impie Phorbas, avec ses Phlégyens, ferme aux voyageurs l'accès du temple de Delphes. Il fait part de son projet à la fidèle Alcyone ; elle pâlit ; un froid mortel court dans ses veines, et ses joues se mouillent de larmes. Trois fois elle veut parler, trois fois sa voix est arrêtée par ses pleurs ; enfin, elle laisse échapper ces paroles à travers ses sanglots : «Qu'ai-je donc fait, cher époux, pour changer ainsi ton coeur ? Qu'est devenu ton amour d'autrefois ? Déjà tu peux supporter la pensée de quitter ton Alcyone, tu songes à de lointains voyages, tu m'aimes mieux absente. Au moins, prends la route de terre : ma douleur sera la même, mais je ne craindrai pas pour tes jours, et j'aurai des chagrins sans terreurs. La mer m'épouvante, et je frémis à la pensée des écueils et des tempêtes. L'autre jour, sur la grève, j'ai vu les débris d'un naufrage, et souvent, sur de tristes cénotaphes, j'ai lu les noms d'imprudents nautoniers. Ne mets pas dans ton sang une vaine confiance ; ton beau-père Eole sait contenir dans ses prisons les vents impétueux, et il peut à son gré apaiser les vagues émues ; mais, une fois déchaînés, les vents n'épargnent plus rien ; il n'y a pas de terre, il n'y a pas de mer qui puisse échapper à leur fureur ; le ciel lui-même n'est pas à l'abri, et leur horrible choc fait jaillir la flamme des nues. Plus je les connais (et je les connais bien, car souvent, jeune encore, je les ai vus dans la maison paternelle), plus je les connais, plus je les crains. Cher époux ! si ta résolution est inébranlable, si mes larmes, si mes prières ne peuvent te persuader, au moins, emmène-moi. Je ne craindrai pour toi aucun danger que je ne partage ; toutes les vicissitudes nous seront communes, et nous serons portés ensemble sur la vaste étendue des mers».

Ces prières, ces larmes de la fille d'Eole out touché son époux : il n'aime pas moins qu'il n'est aimé. Il ne veut ni renoncer à son projet ni faire partager ses dangers à son Alcyone ; il lui dit tout ce qu'il croit capable de rassurer son coeur alarmé, rien ne peut la consoler ; enfin, il lui fait cette promesse, qui seule calme la douleur d'une amante : «Oui, toute absence est trop longue pour moi ; mais je te le jure par l'astre paternel, si les destins me le permettent, je serai de retour avant que deux fois la lune ait arrondi son croissant». Cette promesse fait rentrer l'espoir dans le coeur d'Alcyone. Aussitôt on lance un vaisseau à la mer ; on l'arme de ses agrès. Alcyone frémit à cette vue ; ses yeux se remplissent de larmes, elle embrasse son époux, et lui dit un douloureux adieu ; son corps s'affaisse, elle tombe évanouie.

Cependant Céyx, impatient, donne le signal du départ. Les matelots, placés sur deux rangs, ramènent leur double rame contre leur forte poitrine, et, à coups égaux, fendent les vagues. Elle lève ses yeux humides de pleurs, et aperçoit, debout sur la poupe recourbée, son époux, qui, de ses mains, lui envoie un muet adieu ; elle répond à ces signes. Déjà le vaisseau s'éloigne, et le rivage a paru reculer ; les yeux d'Alcyone ne pouvant plus distinguer les traits de son époux, suivent encore le vaisseau qui fuit, et, lorsqu'il leur échappe, ils s'attachent à la voile qui flotte au sommet du mât. La toile a disparu ; Alcyone va regagner sa couche solitaire : cette couche, cette chambre nuptiale ravivent sa douleur, et lui rappellent un époux absent.

Le vaisseau avait quitté le port, et le vent agitait les cordages ; les matelots attachent la rame oisive aux flancs du navire, élèvent les antennes au sommet du mât, et déploient au vent toutes les voiles, qui se gonflent. Déjà un espace égal séparait Céyx et du port de Trachine et du but de son voyage, quand, aux approches de la nuit, la mer commence à blanchir, et l'Eurus à souffler. «Pliez les antennes ! s'est écrié le pilote ; attachez les voiles au mât !» Il dit ; le bruit des vents, le fracas des vagues ont couvert sa voix. D'eux-mêmes, cependant, quelques-uns se hâtent de retirer les rames, d'autres bouchent les fentes du vaisseau ou détendent les voiles ; celui-ci pompe l'eau qui pénètre, et rejette les flots dans les flots ; celui-là arrache les antennes. Pendant que toutes ces manoeuvres s'exécutent en désordre la tempête redouble de furie ; de tous côtés les vents déchainés se livrent d'horribles combats, et soulèvent l'onde irritée. Le pilote lui-même a pâli ; il ne sait ni où il est, ni ce qu'il doit faire, tant le péril est grand, tant il surpasse son art ! Les cris des matelots, le grincement des cordages, le bruit des vagues entrechoquées, le fracas du tonnerre, tout se mêle. La mer, qui s'élève, semble atteindre les cieux et pousser son écume jusqu'aux nues ; tantôt elle se teint des couleurs de la jaune arène qu'elle soulève, tantôt elle est plus noire que l'onde du Styx ; par moment elle semble se calmer, et se couvre d'une blanche écume. Le vaisseau, ballotté, suit tous ces mouvements ; tantôt, porté au sommet des vagues, il semble, du haut d'une montagne, dominer des vallées et regarder à ses pieds les noirs abîmes de l'Achéron ; tantôt il s'abaisse, les flots creusés l'enveloppent, et il semble regarder le ciel du fond du gouffre des enfers ; souvent ses flancs, frappés par les flots, résonnent avec fracas : tel un mur que bat le bélier de fer ou la puissante baliste. Et comme, ajoutant à sa force par ses impétueux élans, un lion furieux s'élance, la poitrine en avant, contre les dards qu'on lui oppose, ainsi, lancée par les efforts réunis des vents, la vague se rue sur les agrès du navire, et les dépasse. Déjà craquent les jointures ; déjà se détache le bitume qui unissait les poutres, et l'eau s'élance par les ouvertures ; les nues se fondent en torrents pressés ; on dirait que le ciel s'abaisse sur la mer, et que la mer gonflée s'élève pour attaquer le ciel ; la pluie trempe les voiles, et les eaux de la mer se mêlent à l'eau des nuages. L'éther est sans étoiles, et aux ténèbres de la nuit se joignent les ténèbres de la tempête ; seulement, la foudre les dissipe par moments, et éclaire les eaux d'une lumière menaçante.

Déjà le flot s'est ouvert un passage entre les parois disjointes de la carène. Lorsqu'une troupe nombreuse de soldats, après plusieurs assauts, s'empare enfin d'une ville bien défendue, de tant de milliers d'hommes qu'excite l'amour de la gloire, un seul s'élance le premier sur les murs ; ainsi, après que, neuf fois, d'énormes vagues ont battu les flancs élevés du navire, plus immense encore, une dixième s'élance, fracasse la carène fatiguée, et s'abat dans le vaisseau comme l'ennemi dans une ville prise ; au-dedans sont les flots, au-dehors les flots se cherchent un passage. Les matelots tremblent comme tremblent les assiégés, quand, au-dehors, l'ennemi bat les murs, et qu'au-dedans il s'en est emparé. L'art du pilote est en défaut, les esprits sont découragés, et il semble que chaque flot qui pénètre soit une mort nouvelle : l'un ne peut retenir ses larmes, l'autre est plongé dans une douleur stupide ; celui-ci envie le sort de ceux qui auront un bûcher, celui-là adore les dieux, les appelle à son aide, et lève en vain ses bras au ciel, qu'il ne voit pas ; un autre se rappelle et son frère et son père, et sa maison et ses enfants, et tout ce qu'il a quitté. Céyx ne pense qu'à son Alcyone, ne parle que de son Alcyone, ne regrette qu'elle seule, et cependant se réjouit de la savoir absente ; il voudrait se tourner encore une fois du côté de sa patrie, et jeter un dernier regard vers son palais ; mais il ne sait où il est, tant est grande l'agitation des ondes, tant les nues couvrent le ciel entier d'un voile épais et redoublent la nuit. Un tourbillon brise le mât, brise le gouvernail ; la vague qui l'emporte semble fière de ces débris, et comme pour célébrer sa victoire, s'élève au-dessus des autres, puis, tout à coup précipitée, et de son poids et de son choc, enfonce le vaisseau dans l'abîme. Une partie des matelots périssent submergés sous les flots, d'autres s'attachent aux débris du navire ; lui-même, de cette main qui naguère portait un sceptre, Céyx saisit un débris de rame ; il invoque et son père et son beau-père. Prières inutiles ! Mais surtout le nom d'Alcyone est dans sa bouche, et son image est dans son âme. Il voudrait du moins que la mer portât son corps sous les yeux d'Alcyone, et que des mains amies rendissent les derniers devoirs à ses mânes. Si les flots ne couvrent pas sa tête, il prononce le nom d'Alcyone ; il le murmure sous les flots. Tout à coup, au-dessus des vagues qui l'entourent, s'élève en arc une vague immense, qui crève et le submerge. Pendant cette triste nuit, Lucifer obscurcit son disque méconnaissable, et, forcé de demeurer dans les cieux, voila ses feux de nuages épais.

Cependant, ignorant son malheur, la fille d'Eole compte les nuits ; déjà elle apprête les tissus que doit revêtir son époux, ceux dont elle veut se parer elle-même ; elle se berce du vain espoir d'un retour, elle fait fumer l'encens sur l'autel de tous les dieux ; mais c'est surtout au temple de Junon qu'elle va porter ses pieuses offrandes. Elle l'implore pour un époux qui n'est plus ; elle lui demande de le ramener sain et sauf, de faire qu'il lui reste fidèle. Hélas ! ce dernier voeu est le seul qui puisse être accompli ! La déesse ne peut supporter plus longtemps d'être priée pour Céyx, qui n'est plus ; elle veut écarter de son autel ces offrandes funestes. «Va, dit-elle, Iris, fidèle messagère, va, d'une aile rapide, vers la demeure du Sommeil ; ordonne-lui d'envoyer en songe à Alcyone l'image de Céyx, pour lui apprendre le sort de son époux». Elle dit ; Iris revêt sa tunique aux mille couleurs, fait briller son arc dans les cieux, et dirige son vol vers le palais du roi des Songes.

Il est, dans le pays des Cimmériens, une caverne profonde, creusée dans les flancs d'une montagne : c'est la demeure ignorée du Sommeil. Soit qu'il se lève à l'orient, soit qu'il arrive au milieu de sa carrière, soit qu'il se plonge dans les flots, jamais Phébus n'y lance ses rayons. La terre, à l'entour, exhale de sombres brouillards ; ces lieux ne sont éclairés que par la lueur douteuse d'un éternel crépuscule. Là jamais l'oiseau vigilant à la crête de pourpre n'appela l'Aurore de ses chants ; jamais le chien fidèle, jamais l'oiseau du Capitole, plus fidèle encore, ne troublèrent par leur voix le silence ; jamais, ni le rugissement des bêtes féroces, ni les bêlements des troupeaux, ni le froissement des feuilles agitées par le vent, ni les cris de l'homme, ne s'y firent entendre : c'est l'empire du muet repos. Seulement, du fond de la caverne, un ruisseau plein de l'eau du Léthé coule sur les cailloux retentissants, avec un murmure dont la douceur invite au sommeil ; à l'entrée croît une moisson de pavots et d'herbes assoupissantes ; la Nuit en exprime le suc et le répand sur la terre avec ses ombres. Là, pas de porte qui grince en tournant sur ses gonds ; rien ne défend l'entrée, nul gardien ne veille sur le seuil. Au milieu s'élève un lit d'ébène, rempli d'un épais duvet et couvert d'un noir tissu où le dieu repose ses membres languissants. Autour de lui sont étendus çà et là les Songes aux formes vaines, en nombre égal aux épis que mûrit l'automne, aux feuilles des forêts, aux sables que la mer rejette sur ses rivages.

Iris entre, et de ses mains écarte les Songes qui lui ferment le passage ; la sombre demeure resplendit des feux de sa robe étincelante. Le dieu essaie d'ouvrir ses paupières appesanties ; il se soulève et retombe, et son menton, qui vacille, va frapper sa poitrine ; enfin, il s'arrache à lui-même, et, appuyé sur son coude, demande à la vierge, qu'il a reconnue, le motif qui l'amène. Iris répond : «Sommeil, repos de la nature, ô toi le plus paisible des dieux ! paix de l'âme, remède des soucis ; toi qui viens rafraîchir le corps fatigué des travaux du jour, et renouveler les forces pour les travaux du lendemain, commande aux Songes, qui savent imiter la forme des mortels, de visiter, dans Trachine, Alcyone, sous les traits de son époux ; qu'ils présentent à ses yeux son corps jouet des vagues : c'est l'ordre de Junon». Iris a rempli son message ; elle se retire. Elle ne pourrait plus longtemps supporter l'épaisse vapeur qui l'entoure ; déjà elle sentait le sommeil se glisser dans ses membres ; elle s'envole et retourne au ciel sur l'arc brillant qui l'amena.

Entre ses mille enfants, le Sommeil choisit Morphée, habile à revêtir la forme des mortels. Nul autre mieux que lui ne saurait imiter et la démarche, et les traits, et la voix, et les vêtements, et jusqu'aux paroles les plus familières de ceux qu'il représente ; mais il ne sait imiter que les hommes. Un autre prend la forme d'une bête féroce, d'un oiseau, d'un serpent aux replis sinueux :les dieux le nomment Icélon, les mortels Phobétor. Un troisième a son emploi différent des deux autres : c'est Phantasos ; il se transforme en terre, en pierre, en onde, en bois ; il imite tous les corps inanimés. Ces trois songes trompent, pendant la nuit, les yeux des chefs et des rois ; d'autres vont visiter la demeure du pauvre. Ceux-ci, le Sommeil les néglige ; il leur préfère Morphée, et le charge d'exécuter les ordres d'Iris ; puis, de nouveau cédant à la douce langueur qui l'accable, il laisse retomber sa tête et s'endort.

Morphée vole, et son aile silencieuse le transporte en un instant, à travers les ténèbres, dans la ville où régna Céyx. Là, il dépose ses ailes et prend la forme de l'époux d'Alcyone. Nu, livide, semblable à un cadavre, il se place devant la couche de l'infortunée. Sa barbe est humide, et l'eau semble dégoutter de ses cheveux ; il se penche sur le lit, et mouillant son visage de larmes, il dit : «Reconnais-tu Céyx, ô malheureuse épouse ? La mort a t-elle bien changé mes traits ? Regarde, et vois au lieu de ton époux l'ombre de ton époux. 0 Alcyone, tes voeux m'ont été inutiles : je ne suis plus ; cesse de te promettre un retour impossible. Au milieu de la mer Egée, l'orageux Auster a battu mon navire et l'a fracassé de son souffle terrible, et ma voix, ma voix qui répétait en vain ton nom, les flots l'ont étouffée. Apprends le malheur de ton époux, non par un messager infidèle, non par des bruits incertains, mais par la bouche de ton époux lui-même qui vient te raconter ses destins. Lève-toi, donne-moi des larmes et revêts des habits de deuil. Ne fais pas que je descende aux abîmes du Tartare sans avoir été pleuré».

Morphée dit, et, pour mieux tromper Alcyone, il a pris la voix de son époux : il semble répandre de véritables larmes, et son geste est celui de Céyx. Alcyone gémit, elle pleure, étend ses bras dans son sommeil, veut embrasser son époux et n'embrasse que le vide : «Où fuis-tu ? s'écrie-t-elle. Demeure, ou je te suis». Et, troublée par cette image, par sa propre voix, elle s'éveille. Ses serviteurs, accourus à ses cris, avaient apporté des flambeaux ; elle cherche tout autour d'elle si ce qu'elle vient de voir n'y est plus. L'ombre a disparu. Alors, elle frappe son visage avec ses mains, elle déchire les voiles qui couvrent son sein, elle meurtrit son sein lui-même, elle arrache ses cheveux. Sa nourrice lui demande quelle est cette douleur : «Il n'est plus d'Alcyone, s'écrie-t-elle : Céyx est mort, et Alcyone avec lui ; gardez vos consolations, Céyx est mort dans un naufrage ; je l'ai vu, je l'ai reconnu ; il fuyait, j'ai tendu mes mains vers lui pour le retenir : c'était une ombre, mais une ombre réelle, l'ombre de mon époux. Ses traits ne brillaient pas de leur éclat accoutumé ; mais pàle, nu, les cheveux humides, je l'ai vu, malheureuse que je suis ! à cette même place ; (et elle cherche s'il a laissé quelque vestige). Ah ! c'était là, c'était bien ce que prévoyait mon âme, lorsque je te suppliais de ne pas fuir ton Alcyone, de ne pas te confier aux vents. Puisque tu allais à la mort, pourquoi ne m'as-tu pas emmenée avec toi ? Je devais, oui, je devais te suivre. Ainsi, il n'y aurait pas eu une heure de ma vie que je n'eusse passée avec toi, et nous ne serios pas morts séparés l'un de l'autre. Maintenant, loin de toi, je suis morte avec toi ; absente, les flots se jouent de mon cadavre et l'onde m'engloutit sans me posséder. Ah ! que mon âme soit plus cruelle encore que la mort, si je cherche à prolonger ma vie, si j'essaie de survivre à une telle douleur. Non, je n'y survivrai pas : non, je ne t'abandonnerai pas, cher et malheureux époux. Maintenant du moins je vais te suivre, et, dans notre commun tombeau, si nos urnes, si nos cendres ne se mêlent pas, que nos deux noms se touchent». La douleur ne lui permet pas d'en dire davantage ; chacune de ses paroles est étouffée par un sanglot, et sa poitrine oppressée laisse échapper des gémissements.

L'aurore a paru : Alcyone quitte son palais et se rend au rivage ; elle va visiter ces lieux, témoins du départ de Ceyx. «Là, dit-elle, il s'arrêta, et tandis qu'on levait l'ancre, prêt à partir, il me donna sur ce rivage ses derniers baisers». Ces lieux lui rappellent ces tristes souvenirs ; elle regarde au loin la mer, et, tout à coup, sur la plaine liquide, elle croit apercevoir comme un corps humain. Elle ne peut d'abord le distinguer ; mais bientôt le flot s'avance, et malgré l'éloignement, Alcyone peut reconnaître un cadavre. Elle ne sait quel est ce corps, mais c'est celui d'un naufragé, et ce présage la trouble : elle lui donne des larmes sans le connaître. «Ah ! malheureux, dit-elle, qui que tu sois, malheureuse est ton épouse, si tu en as une». Poussé par les ondes, le corps s'approche, et plus elle le regarde, plus elle se sent troublée. Déjà le cadavre touche la terre ; elle peut le reçonnaître : c'est celui de son époux : «C'est lui !» s'écrie-t-elle ; et elle déchire son visage, ses cheveux, ses vêtements, et, tendant ses mains tremblantes vers Céyx : «C'est donc ainsi, cher époux, que tu devais m'être rendu !» 

Au bord des eaux s'élève une digue construite par la main des hommes, pour briser la fureur des flots et fatiguer leurs efforts. 0 prodige ! elle y monte, ou plutôt elle y vole, et, d'une aile qui vient de naître, frappe l'air et rase les ondes. Elle vole, et de son bec effilé sort un cri semblable aux cris de la douleur. Elle s'abat sur le corps froid et inanimé de Céyx ; elle embrasse de ses ailes ces membres chéris et de son bec leur donne de vains baisers. Ont-ils ranimé Céyx ou la vague a-t-elle imprimé ce mouvement à sa tête ? on en doute. Mais non, Céyx a senti ces baisers. Les dieux, enfin touchés de ses malheurs, ont métamorphosé les deux époux en oiseaux ; leurs nouveaux destins n'ont pas changé leur amour : oiseaux, ils sont encore époux ; ils s'unissent, ils se reproduisent ; et, pendant sept jours d'hiver, Alcyone couve ses petits dans son nid suspendu sur les vagues ; alors l'onde est paisible, les vents sont contenus dans leurs prisons profondes, et, en faveur de ses enfants, Eole assure la tranquillité des mers.

Un vieillard, qui les voit voler ensemble sur la surface des mers, applaudit à ces amours fidèles ; un autre, ou peut-être le même : «Voyez-vous, dit-il, cet oiseau aux longs pieds, au long cou, qui plonge sa tête dans les ondes ? il sort du sang des rois : si vous vouliez remonter jusqu'à son origine, il compte pour aïeux Ilus, Assaracus et Ganymède, enlevé par l'oiseau de Jupiter, et le vieux Laomédon, et Priam, qui a vu les derniers jours de Troie ; son frère fut Hector, et peut-être, si les destins ne l'avaient pas condamné dans son printemps, porterait-il un nom égal à celui d'Hector. Et cependant Hécube ne fut pas sa mère ; on dit que la fille du Granique, la nymphe Alexirhoë, lui donna le jour en secret dans les sombres forêts de l'Ida.

Esaque haïssait les villes et le faste des cours ; il habitait les montagnes solitaires et les paisibles campagnes ; rarement il visitait Ilion et le palais de son père ; son coeur, cependant, n'était pas sauvage et inaccessible à l'amour : il poursuivit longtemps, dans les forêts, Hespérie, la fille du Cébrène. Un jour, il l'aperçoit sur la rive paternelle, qui séchait au soleil ses longs cheveux, épars sur ses épaules ; surprise, la nymphe s'enfuit, comme une biche timide fuit la dent du loup, ou comme la canne aquatique fuit les serres du vautour qui l'a surprise loin de l'étang qu'elle habite ; le héros troyen poursuit la nymphe ; l'amour le rend plus léger, la crainte la rend plus rapide. Tout à coup, caché sous l'herbe, un serpent mord le pied de la nymphe ; la dent aiguë laisse le poison dans sa blessure ; Hespérie cesse à la fois et de fuir et de vivre. Hors de lui, Esaque embrasse la nymphe inanimée ; il s'écrie : «Pourquoi, malheureux ! pourquoi t'ai-je poursuivie ? Pouvais-je le prévoir ? Aurais-je voulu vaincre à ce prix ? Infortunée ! nous avons conspiré pour te donner la mort, ce serpent par sa morsure, et moi par ma poursuite. Ah ! que je sois plus cruel que ce reptile, si je ne venge ta mort par la mienne !»

Il dit, et d'un rocher qu'a miné la vague sonore, il se précipite dans les flots. Touchée de compassion, Tétys adoucit sa chute, le couvre de plumes, et lui refuse cette mort qu'il désire. Le malheureux s'indigne d'être forcé de vivre, et son âme cherche en vain à s'échapper de sa demeure ; il s'élève sur ses ailes nouvelles, et s'élance de nouveau dans les flots ; ses plumes le soutiennent ; furieux, il se précipite sans cesse dans les ondes, et sans cesse il y cherche une mort qu'il ne trouve jamais. L'amour a causé sa maigreur ; ses jambes sont effilées, et sur un long cou, sa tête s'éloigne de son corps ; il aime l'onde, son nom vient de ce qu'il se plaît à s'y plonger. 



Les Métamorphoses, XII

Priam pleure la mort d'Esaque : il ne sait pas que, couvert d'ailes nouvelles, ce fils qu'il regrette respire encore. Hector, avec ses frères, rend les derniers honneurs au tombeau qui ne renferme pas la cendre d'Esaque, et n'a de lui que le nom ; seul, Paris est absent. Bientôt il allait ramener dans Troie et l'épouse qu'il ravit à Ménelas et les longs malheurs de la guerre. Mille vaisseaux vont s'élancer à sa poursuite ; la Grèce entière conjurée s'arme pour venger cette injure. Tout est près ; mais les vents ennemis retardent la vengeance, et attachent la flotte aux rivages de l'Aulide. Suivant l'antique usage, on prépare un sacrifice à Jupiter. Mais à peine la flamme a-t-elle brillé sur l'autel, qu'un serpent glisse et s'élance sur un platane voisin : au haut de l'arbre est un nid : les huit petits oiseaux qu'il renferme, le reptile avide les dévore ; la mère volait autour d'eux tremblante, il la saisit et l'engloutit avec eux. Tous les Grecs sont frappés d'un muet étonnement ; mais le fils de Thestor, habile à comprendre les présages : «Nous vaincrons, s'écrie-t-il ; Grecs, réjouissez-vous ; Ilion doit tomber. Mais la victoire nous coûtera de longs travaux, et le nombr de ces oiseaux dévorés vous présage la durée de la guerre». Il dit. Le serpent, dont les anneaux s'enroulaient autour des verts rameaux du platane, se change en pierre, et cette pierre conserve sa première forme.

La mer, toujours irritée, refuse le passage aux guerriers : il en est qui croient que Neptune protège les murs que sa main a construits. Mais Chalcas sait et proclame qu'il faut le sang d'une vierge pour apaiser la colère d'une vierge, de Diane irritée. Il faut qu'Agamemnon sacrifie sa tendresse à l'intérêt commun, que le roi l'emporte sur le père. Iphigénie est conduite aux pieds des autels, et son sang virginal va couler sous le couteau des sacrificateurs émus ; la déesse enveloppe la victime d'un nuage, et, au milieu du sacrifice et des prières, remplace par une biche la vierge de Mycènes.

Cette victime nouvelle a calmé tout ensemble et Diane et les flots en courroux : les mille voiles des Grecs s'enflent au souffle des vents, et, après bien des traverses, les guerriers conjurés touchent enfin les rivages de Troie.

Il est, au milieu de l'univers, entre l'océan, la terre et les plaines célestes, sur les confins des trois mondes, un lieu d'où se voit tout ce qui se passe en tous lieux, si eloignés qu'ils puissent être : là toute voix qui se fait en tendre vient résonner dans des oreilles toujours prêtes. C'est la demeure de la Renommée. Elle habite un palais sur le haut d'une montagne : mille issues, mille ouvertures donnent accès dans ses murs, que ne ferme aucune porte. Nuit et jour il est ouvert : formé d'un airain retentissant, il résonne à tout bruit et répète toute parole. Au-dedans jamais de silence, jamais de repos. Ce n'est pas du fracas, mais un sourd et continuel murmure, comme celui des eaux de la mer, quand vous les entendez au loin, ou comme les derniers roulements du tonnerre. Là, s'agite un peuple léger de vaines rumeurs, vraies ou fausses, des paroles confuses qui vont, viennent, s'entre-choquent et repaissent les oreilles avides : ces messagers innombrables répandent partout les bruits divers ; le mensonge va croissant dans leur bouche, et chacun ajoute encore à ce qu'il a entendu. Là est la Crédulité, l'Erreur téméraire, les fausses Joies, les vaines Terreurs, la Sédition et les Bruits incertains. La déesse elle-même au milieu du palais voit tout ce qui se passe dans le ciel, dans l'océan, sur la terre ; son oeil scrute tout l'univers.

Elle répand le bruit que des vaisseaux grecs arrivent, remplis de nombreux guerriers. Les Troyens, avertis, ne seront pas surpris sans défense ; ils gardent les issues et défendent l'approche du rivage. Le premier, comme l'a prédit l'oracle, tu tombes, Protésilas, sous la lance d'Hector ; sanglant prélude des combats pour les Grecs, que menacent de vaillants ennemis et le bras d'Hector qu'ils vont bientôt connaître. Les Troyens, à leur tour, vont apprendre, au prix d'un sang illustre, ce que peuvent les Grecs. Déjà sont couverts de sang les rivages du Sigée ; déjà le fils de Neptune, Cycnus, a couché mille guerriers dans la poussière. Achille vole, porté sur son char ; et le frère du Pélion, que sa main balance, renverse des bataillons entiers. Dans les rangs ennemis, le fils de Pélée recherche Hector ou Cycnus : c'est Cycnus qu'il rencontre, et le trépas d'Hector est différé de dix ans. Achille presse ses chevaux à l'éclatante crinière, dirige son char vers son ennemi, et, balançant son javelot dans ses mains vigoureuses : «Qui que tu sois, jeune guerrier, dit-il, console-toi de mourir, puisque tu meurs de la main du Thessalien Achille». Il dit, et son lourd javelot a suivi ses paroles. Le trait ne s'est pas écarté du but, et cependant c'est en vain qu'il a frappé : le coup s'est amorti sur la poitrine du guerrier. Achille s'étonne, mais Cycnus : «Fils d'une déesse, dit-il, car la renommée m'a appris ton nom, ne t'étonne pas de me voir sans blessure : ce casque que tu vois au panache ondoyant, ce bouclier que porte mon bras gauche, ne servent point à me défendre ; c'est l'ornement d'un guerrier. Mars lui-même se pare d'une armure. Je puis dépouiller ces armes, et tes coups n'en seront pas moins inutiles. Voilà ce que me vaut d'être né, non pas d'une néréide, mais du dieu qui commande à Nérée et à ses filles, et à l'océan tout entier». Il dit, et lance son javelot contre Achille : le trait frappe le bouclier recourbé, traverse l'airain, neuf des cuirs qui le composent, et ne s'arrête qu'au dixième. Achille l'arrache, et, d'un effort vigoureux, le lance de nouveau : le corps de Cycnus est toujours sans blessure. Le fils de Neptune se découvre et se présente aux coups sans défense : lancé une troisième fois, le javelot d'Achille ne peut percer l'ennemi qu'il atteint encore. Achille est devenu furieux : tel, dans l'arène, un taureau qui, de sa corne terrible, frappe les lambeaux de pourpre qu'on lui présente et s'irrite de frapper en vain. Le héros regarde si son javelot est encore armé du fer ; le fer tient au javelot : «Quoi donc ! s'écrie-t-il, mon bras est-il affaibli ? Ai-je épuisé sur un seul guerrier mes forces d'autrefois ? Etais-je donc un ennemi méprisable, quand j'ai renversé les murs de Lyrnesse, quand j'ai pris Ténédos, rempli du sang de ses habitants la ville d'Eétion, rougi les eaux du Caycus ; quand Télèphe a deux fois senti la vertu de ma lance ? Ici même, tous ces guerriers que j'ai renversés dans la poussière, ils sont sous mes yeux. Tout à l'heure mon bras était puissant ; que dis-je ? il l'est encore». Et comme s'il se défiait encore de sa force et de ses exploits récents, le fils de Pélée lance son javelot contre le lycien Ménætès : l'arme terrible a brisé tout ensemble, et la cuirasse et la poitrine du guerrier, qui va, mourant, frapper la terre. Achille retire sa lance de la plaie encore fumante, et s'écrie : «Oui, c'est bien là le trait, c'est bien le bras qui tout à l'heure me donnaient la victoire : frappons-en donc ce Cycnus, et fassent les dieux que ce soit avec un égal succès !» Il dit et frappe. Le javelot n'a pas manqué son but, et retentit sur l'épaule gauche de Cycnus ; mais il rebondit, repoussé comme par un mur ou un rocher. Cependant Achille aperçoit du sang à la place où sa lance a frappé : il s'en réjouit déjà, mais en vain ; Cycnus est sans blessure, et ce sang est celui de Ménaetès.

Frémissant de colère, le fils de Pélée saute à bas de son char, attaque de près son ennemi, qui l'attend impassible ; il le frappe de sa brillante épée, brise le bouclier et le casque, mais voit son glaive s'émousser sur la poitrine de Cycnus. Impatient de fureur, trois ou quatre fois il frappe de son bouclier et du pommeau de son glaive, le visage et la tempe de son ennemi : Cycnus recule ; il le suit, il le presse, il le trouble, l'étonne et ne lui laisse pas de relâche. La peur s'empare de Cycnus ; un voile s'étend sur ses yeux, et tandis qu'il recule, il rencontre une pierre, qui le fait tomber à la renverse. Achille, d'un puissant effort de ses bras, le pousse, et de son bouclier, de ses robustes genoux presse sa poitrine, tire les liens qui attachent son casque sous le menton, serre sa gorge, ferme tout passage à sa respiration et l'étouffe. Déjà il s'apprête à dépouiller son ennemi vaincu ; mais il ne voit plus que ses armes. Le dieu des mers a changé le corps de son fils en un oiseau blanc, qui conserve le nom qu'il portait autrefois.

Ces premiers combats sont suivis d'un repos de plusieurs jours : des deux côtés on dépose les armes ; des deux côtés, une garde vigilante veille aux murs d'Ilion et aux retranchements des Grecs. Le jour était venu où le vainqueur de Cycnus devait apaiser Pallas par le sacrifice d'une génisse. Le héros présente sur l'autel enflammé les membres de la victime, et la fumée, offrande agréable aux dieux, s'élève dans les airs. Le feu du sacrifice dévore une part des membres de la génisse ; l'autre part est réservée pour le festin. Les chefs des Grecs se couchent sur les lits, se repaissent des chairs rôties de la victime, et apaisent leur soif avec le vin qui fait oublier les soucis. Après le repas, ce ne sont ni les accords de la lyre, ni des voix harmonieuses, ni la flûte aux trous nombreux qui charment leur loisir ; ils passent les heures de la nuit dans un long entretien dont le sujet est la vertu guerrière : ils redisent et leurs exploits et ceux de l'ennemi ; ils se plaisent à rappeler tour à tour les travaux qu'ils ont entrepris, les dangers qu'ils ont courus. Quel autre sujet d'entretien plus digne du grand Achille et de ceux auxquels il prête son attention ? L'exploit dont ils parlent le plus, c'est la récente défaite de Cycnus. Tous s'étonnent de ce que ce guerrier fût invulnérable et que le fer s'émoussât sur son corps : le petit-fils d'Eaque s'en étonne avec eux. Mais Nestor : «Cycnus, dit-il, est le seul guerrier de votre âge qui ait pu mépriser les atteintes du fer, et qu'aucune arme n'ait pu blesser ; mais moi-même autrefois, j'ai vu, frappé de mille coups et le corps sans blessure, le Thessalien Cénée, Cénée, fameux par ses exploits, et qui vit le jour sur les sommets de l'Othrys ; sa valeur fut d'autant plus merveilleuse qu'il était né femme».

Tous sont émus au récit de ce prodige inoui jusqu'alors. Tous prient Nestor d'en raconter les détails. Achille surtout : «Parle, dit-il, car tous nous sommes également curieux de t'entendre ; parle, éloquent vieillard, vivante sagesse de notre âge. Dis-nous quel fut ce Cénée, comment il eut deux sexes, dans quelle guerre, dans quel combat tu le connus, quel guerrier le vainquit, si quelqu'un put le vaincre». Alors le vieillard : «Mon grand âge est un obstacle à mes souvenirs : beaucoup des choses que j'ai vues dans mes premières années m'échappent ; beaucoup cependant sont restées dans ma mémoire, et il n'est pas un fait, soit de la paix, soit de la guerre, qui, plus que celui-ci, soit resté fixé dans mon esprit. S'il est un guerrier dont la longue vieillesse ait vu mille spectacles divers, c'est moi, sans doute, qui ai déjà vécu deux cents ans, et qui vois maintenant mon troisième âge d'homme.

Cénis fut la plus belle des vierges de Thessalie, et sa beauté fut célèbre et dans la ville où tu reçus le jour, ô toi, fils de Pélée, et dans celles qui en sont voisines. Mille amants la recherchèrent en vain. Pélée, ton père, eût peut-être lui-même désiré cette alliance, mais déjà la main de Thétis lui était ou donnée ou promise. Cénis refusa tous ces amants : mais on dit que, sur le rivage désert, le dieu des eaux la surprit et lui fit violence. Neptune, charmé des plaisirs nouveaux qu'il vient de goûter : «Fais un voeu, dit-il à Cénis, et tu le verras accompli sur l'heure». On dit encore que Cénis lui répondit : «L'outrage que tu m'as fait me dicte ma demande ; que désormais je n'aie pas à en souffrir un semblable : accorde-moi de n'être plus femme, et tu auras comblé tous mes voeux». Cénis a prononcé d'un son de voix plus grave ces dernières paroles. Cette voix semble être, ou plutôt est en effet celle d'un homme. Déjà le dieu des mers a exaucé le voeu de Cénis, et, en outre, a rendu son corps impénétrable au fer. Le nouveau guerrier se retire tout joyeux de ses dons : désormais il se livre aux belliqueux travaux des hommes, et parcourt les champs qu'arrose le Pénée.

Le fils redouté d'Ixion, Pirithoüs, s'unissait à la belle Hippodamie ; les Centaures, fils de la Nue, invités aux festins de l'hyménée, prirent place dans la caverne, théâtre de la fête. Les chefs des Thessaliens se rendirent à ces noces, et j'y assistai avec eux. Une foule joyeuse se presse dans la salle du festin ; on chante l'hyménée, la flamme brille dans le foyer. L'épouse de Pirithoüs, brillante de beauté, paraît entourée de matrones et de jeunes filles ; tous nous proclamons Pirithoüs heureux d'une telle union. Présage trompeur ! le plus farouche des farouches enfants de la Nue, Eurytus, enflammé par le vin, s'enfamme encore à la vue de la jeune épouse ; l'ivresse et la luxure le possèdent tout à la fois. A l'instant tout s'ébranle dans la salle du festin ; les tables roulent renversées ; Eurytus saisit par sa chevelure Hippodamie, et l'entraîne. Chaque Centaure enlève la femme qui lui plaît, ou qu'il trouve à sa portée ; la caverne présente l'image d'une ville prise d'assaut ; l'écho répète les cris des femmes éplorées. Aussitôt nous nous levons tous, et le premier : «Quelle fureur t'entraîne, Eurytus ? s'écrie Thésée ; quoi ! tu oses outrager Pirithoüs en ma présence ! Tu ne sais donc pas que c'est m'outrager moi-même ?» Il dit, et l'effet suit ses paroles. Le héros écarte tout ce qui s'oppose à son bras, et arrache Hippodamie des mains de ses farouches ravisseurs. Eurytus reste muet ; ce n'est pas avec des paroles qu'il peut répondre à de pareilles actions : il frappe de ses mains le visage de Thésée et sa forte poitrine. Près de là était une coupe antique aux vastes flancs ; la main vigoureuse du fils d'Egée la soulève et la lance contre le visage du Centaure. Eurytus, par sa blessure et par sa bouche, vomit sa cervelle broyée au milieu de flots de sang et de vin ; il tombe sur l'arène rougie, et, de son pied, bat convulsivement la terre. A cette vue, ses compagnons, enflammés de colère, s'écrient tous d'une voix : «Des armes ! des armes !» Le vin échauffe le courage ; de tous côtés volent les coupes, et les outres fragiles, et les vases du festin, tout à l'heure armes du plaisir, maintenant instruments de carnage.

Le premier, le fils d'Ophionée, Amycus, ne craint pas de dépouiller l'autel domestique de ses sacrés ornements ; il saisit un lourd flambeau, l'élève, et comme un sacrificateur qui frappe de la hache le cou d'un blanc taureau, il brise la tête de Céladon ; les os fracassés du Lapithe se confondent sur son visage, devenu méconnaissable ; ses yeux sont sortis de leur orbite, et les os de son nez, repoussés en arrière, se sont fixés dans son palais. Le Macédonien Bélatès arrache le pied d'une table, et en frappe le Centaure vainqueur ; Amycus tombe ; son menton fracassé pend sur sa poitrine ; il vomit ses dents brisées, au milieu des flots d'un sang noir, et les coups redoublés du Lapithe le précipitent dans le sombre Tartare. Présent à ce spectacle, Grynée jette un regard affreux sur l'autel, qui fume encore : «Pourquoi, s'écrie-t-il, ne me servirais-je pas de ces armes ?» Il dit, soulève l'énorme autel tout chargé de ses feux, et le lance au milieu des Lapithes. Deux d'entre eux sont écrasés par l'effroyable choc, Brotéas et Orion ; Orion, dont la mère, Mycale, força plus d'une fois, par ses chants magiques, la Lune à descendre sur la terre. «Que seulement je trouve une arme, et tu seras puni ! s'écrie Exadius. Il aperçoit, sur un pin élevé, le bois d'un cerf consacré à Diane ; il le saisit, perce les yeux de Grynée, et les arrache ; l'un reste fixé au bois, l'autre coule sur la barbe du Centaure, et le sang figé l'y retient suspendu.

Du milieu de l'autel enflammé, Rhoetus enlève le tison sacré, le premier tison du sacrifice, et en frappe Charaxus à la tempe droite, que recouvrent de blonds cheveux ; aussitôt la flamme s'attache a la chevelure du Lapithe, et la dévore comme une aride moisson ; le sang qui sort de la blessure siffle, comme le fer rougi que l'ouvrier a retiré de la fournaise avec ses tenailles recourbées, et qu'il plonge dans l'onde. Le Lapithe blessé écarte de ses cheveux hérissés la flamme dévorante, arrache de terre l'énorme pierre qui sert de seuil à la caverne, et la charge sur ses épaules ; un chariot la supporterait à peine. Il veut la lancer, mais le poids l'entraîne, et l'effroyable masse écrase, en retombant, Cométès, son compagnon, qui se tenait près de lui. Rhoetus ne peut contenir sa joie : «Ah ! fassent les dieux, s'écrie-t-il, que chacun de vous sente ainsi la force de ses frères !» Il dit, et de son tison demi-brûlé, frappe de nouveau le visage de Charaxus à coups redoublés, brise son cou et fait pénétrer ses os dans son cerveau liquéfié. Vainqueur, il attaque Evagrus, Corythus et Dryas ; Corythus tombe à ses pieds, Corythus, dont à peine les joues sont couvertes d'un léger duvet.

«Quel exploit glorieux que le massacre d'un enfant !» s'écrie Evagrus. Il ne peut achever : Rhaetus, furieux, plonge le bois enflammé dans sa bouche entr'ouverte, et l'enfonce dans sa gorge. Toi aussi, farouche Dryas, il te poursuit, il fait tourner autour de ta tête les feux dévorants ; mais le succès n'est plus le même. Il s'apprêtait à te frapper, confiant dans ses nombreuses victoires ; mais tu l'atteins d'un coup de ton épieu à l'endroit où le cou se joint à l'épaule. Rhoetus gémit, arrache avec effort l'arme qui pénètre ses os, et s'enfuit tout couvert de sang. Comme lui, sont contraints à la fuite Ornée et Lycabas, et Médon, blessé à l'épaule droite, et Pisénor, et Thaumas. Merméros, qui naguère surpassait tous les guerriers à la course, se retire lentement, retardé par une blessure. Pholus, Ménalée, Abus, le chasseur de sangliers, et le devin Astylus, qui avait cherché à dissuader ses compagnons de ces funestes combats, tous reculent devant nous. Comme eux, Nessus voulait se dérober à la mort : «Ne crains rien, lui dit Astylus, les destins te réservent aux flèches d'Hercule». Mais Eurynomus, Lycidas, Aréus, Imbréas, ne peuvent échapper au trépas : Dryas les attaque tous de front, et sa main les renverse. Toi aussi, Crénéus, c'est par devant qu'il te frappe ; tu fuyais cependant ; mais, en fuyant, tu regardes en arrière ; et le glaive de Dryas t'atteint entre les deux yeux, à l'endroit où le nez se joint au front. Au milieu de cet horrible tumulte, Aphidas était étendu immobile, et dormait d'un paisible sommeil ; sa main languissante tenait encore une coupe pleine, et ses membres reposaient sur la dépouille velue d'une ourse de l'Ossa. De loin Phorbas l'aperçoit, et bien que l'infortuné ne prenne aucune part au combat, agitant son javelot dans ses mains : «Il faut, dit-il, mêler aux eaux du Styx le vin dont tu t'es rempli. Phorbas, le surprenant dans l'abandon du sommeil, pousse contre lui son javelot : le fer s'enfonce dans le cou de la victime. Aphidas ne se sent pas mourir ; de sa gorge coule un sang noir, qui remplit et son lit et sa coupe. Mes yeux ont vu Pétréus essayant d'arracher de terre un chêne antique tout chargé de ses glands ; mais tandis qu'il l'embrasse, qu'il le secoue, qu'il l'ébranle, la lance de Pirithoüs vient le frapper dans les côtes, et cloue sa poitrine à l'arbre qu'elle étreignait.

On dit que Lycus, que Chromis, tombèrent sous les coups de Pirithoüs ; mais leur vainqueur retira de leur trépas moins de gloire que de celui de Dictys et d'Hélops : sa lance traverse les tempes d'Hélops ; elle frappe à droite et ressort par l'oreille gauche. Dictys tremblant fuyait, en descendant du haut d'une montagne, la fureur du fils d'Ixion ; il glisse, il tombe précipité, du poids de son corps brise un orme immense, et ses entrailles en couvrent les débris. Apharéus veut le venger : il arrache du mont un rocher, veut le lancer ; mais le fils d'Egée l'a prévenu : il lui jette le tronc d'un chêne, et lui fracasse les os du coude ; puis il abandonne, sans lui donner la mort, son ennemi hors de combat. Thésée s'élance sur la croupe de l'immense Bianor, lequel n'a jamais porté que lui-même ; il presse de son genou les flancs du Centaure, de sa main gauche saisit ses cheveux, et, de sa massue, brise les durs os de son crâne et son front menaçant. Il renverse encore et Médymnus et Lycotas, adroit à lancer le javelot, et Hippasus, dont la barbe descend à longs flots sur sa poitrine, et Riphée, qui surpasse en hauteur les arbres des forêts, et Térée, qui, sur les monts de Thessalie, prenait, vivants, des ours qu'il rapportait tout grondants dans son antre.

Cependant, Démoléon s'indigne des exploits multipliés du héros : il s'efforce d'arracher un pin antique, et, comme il ne peut y réussir, il le brise et le lance contre son ennemi. Thésée, averti par Pallas (c'est ainsi qu'il le racontait lui-même), se détourne et évite le coup ; l'arbre, cependant, ne tombe pas inutile il va frapper Crantor, et sépare de son cou sa poitrine et son épaule gauche. Achille, ce Crantor avait été l'écuyer de ton père ; le roi des Dolopes, Amyntor, vaincu par lui dans les combats, lui avait donné ce jeune guerrier comme un otage et comme un gage de paix. De loin, Pélée l'aperçoit mutilé par cette horrible blessure : «Ah ! s'écrie-t-il, Crantor ! ô toi, jeune guerrier qui m'étais plus cher que tout autre, sois vengé par ma main !» Il dit, et son bras vigoureux lance un javelot contre Démoléon ; la colère ajoute encore à sa force : le trait brise les os qui défendent les flancs du centaure, et s'y arrête en tremblant. Démoléon arrache avec peine le bois de la lance ; mais le fer ne suit pas, il reste plongé dans le poumon. La douleur a rendu le Centaure furieux ; il se dresse, et de ses pieds de cheval, frappe à coups redoublés son vainqueur. Pélée reçoit ces coups sur son casque et sur son bouclier qui retentit ; il protège ses épaules, en opposant à l'ennemi le bouclier qu'il tient d'une main sûre, et perce d'un même coup la double poitrine du monstre. Déjà il avait abattu de loin Phlégréon et Hylès, de près Hiphinoüs et Clanis. Comme eux, Dorylas est renversé ; il couvrait sa tête d'une peau de loup, et, au lieu de javelots, il balançait deux cornes de taureau déjà rougies de sang. «Tu vas voir, lui dis-je (car la colère doublait mes forces), tu vas voir si tes cornes ne le cèdent pas à mon fer». Je dis, et je lance mon javelot. Comme il ne pouvait l'éviter, il présente sa main au-devant de la blessure : sa main est clouée à son front. De toutes parts des cris s'élèvent ; Pélée, qui se trouvait près du Centaure blessé, le frappe de son glaive au milieu du ventre. Dorylas bondit furieux ; il arrache ses entrailles, il les foule aux pieds, il les déchire ; ses pieds s'embarrassent dans leurs liens fumants, et il tombe expirant.

Dans cette mêlée terrible, ta beauté ne put te sauver, ô Cyllare. Tu étais beau, si un Centaure peut l'être ; ta barbe commençait à peine à paraître, et la couleur en était dorée ; de tes épaules une chevelure dorée descendait jusqu'au milieu de tes flancs ; une fleur de vigoureuse jeunesse brillait sur ta figure ; ton cou, tes épaules, tes mains, ta poitrine rappelaient les heureuses proportions d'un beau corps sculpté par un habile artiste ; ce qu'il avait du cheval était aussi parfait que ce qu'il avait de l'homme : donnez-lui un cou et une tête, et il sera digne de Castor, tant sont admirables et sa croupe et ses flancs élevés ; tout son corps est plus noir que la poix ; mais ses jambes et sa queue sont d'une éclatante blancheur. Beaucoup de jeunes filles de sa race recherchèrent son alliance : une seule put lui plaire, Hylonomé, la plus belle des filles des Centaures ; seule elle put captiver Cyllare par ses caresses, par son amour. Leurs corps sont aussi beaux que peut l'être celui d'un Centaure : l'ivoire lisse leurs blonds cheveux, qu'ils ont soin d'entremêmer de roses, de violettes, de romarin, et quelquefois de lys éclatants. Deux fois, chaque jour, ils vont plonger leurs membres dans les eaux qui coulent des bois de Pagasée ; deux fois l'onde purifie leur corps ; leurs épaules, leurs flancs sont couverts des plus belles dépouilles des hôtes des forêts. Un amour égal les réunit ; tous deux ils errent ensemble sur les montagnes ; ensemble ils goûtent le frais dans les antres profonds, ensemble ils étaient venus aux festins des Lapithes ; ils combattaient ensemble.Un javelot, parti du côté gauche (quelle main le lança, on l'ignore) vient te frapper, ô Cyllare ! au dessous de l'endroit où la poitrine s'attache au cou ; le trait a effleuré le coeur. Cyllare le retire ; à l'instant son corps est devenu froid ; il chancelle. Hilonomé reçoit dans ses bras les membres inanimés de son époux ; sa main veut fermer la blessure ; elle approche sa bouche de la bouche de Cyllare, et ses lèvres veulent retenir l'âme qui s'enfuit ; enfin, elle voit qu'il est mort, elle prononce des paroles que le bruit des combattants ne laisse pas arriver jusqu'à mes oreilles, puis elle se précipite sur le trait qui blessa Cyllare, et meurt en embrassant son époux.

Il me semble voir encore ce farouche Phaeocomès ; sous les peaux des lions que des noeuds joignent entre elles, il couvrait à la fois et l'homme et le cheval ; il lance une souche que quatre boeufs attelés remueraient avec peine, et frappe Phonolénide au sommet de la tête ; la tête est brisée tout entière, et la bouche, les narines, et les oreilles, laissent échapper le cerveau, devenu liquide, et qui s'écoule comme entre les joncs sort un laitage pressé, ou comme, à travers les trous nombreux d'un crible, coule et s'exprime une épaisse liqueur. Mais, tandis que Phaeocomès s'apprête à dépouiller sa victime, ton père en fut témoin, je plonge mon glaive dans ses entrailles. Avec lui Chthonias et Téléboas sont renversés par mon bras ; le premier s'était armé d'une branche fourchue. Le javelot de Téléboas me fit cette blessure, dont te peux voir encore l'antique cicatrice ; c'est alors qu'il m'eût fallu porter le siège devant Troie ; c'est alors que j'aurais pu, sinon vaincre, au moins arrêter le bras du grand Hector ; mais alors Hector n'était pas né, ou il était enfant ; moi, maintenant, je succombe sous le poids de l'âge. Te dirai-je Périphas, vainqueur de Pyrétus ? Te raconterai-je les exploits d'Ampycus, qui perça le visage du centaure Oéclus d'une lance sans fer ? Le Péléthronien Macarée abattit Erygdupus sous le coup d'un pesant levier. Moi aussi, je m'en souviens, je plongeai dans l'aine de Cymélus un épieu que la main de Nessus avait lancé ! Ne crois pas que le fils d'Ampycus, Mopsus, n'ait su que prédire l'avenir : un trait lancé de sa main renversa le centaure Oditès : le javelot attache la langue au menton et le menton au gosier, et ferme le passage de la voix. Cénée avait terrassé cinq guerriers, Stiphélus, Bromus, Antimaque, Hélimus et Pyracmon, armé d'une hache. Je me rappelle seulement le nombre et le nom de ses victimes ; j'oublie quelles furent leurs blessures. Couvert des dépouilles du Thessalien Halésus, qu'il vient de mettre à mort, Latrée, l'immense Latrée, vole à la rencontre de Cénée. Latrée n'est plus jeune, mais n'est pas vieux encore ; des cheveux blancs ombragent ses tempes, mais il conserve encore toute la vigueur de la jeunesse. Armé d'un glaive, d'un bouclier, d'une pique macédonienne, il se place au milieu des deux troupes ennemies, frappe ses armes, et, promenant ses regards sur l'un et l'autre côté, fait tourner son cheval dans un cercle rapide ; puis il prononce ces paroles orgueilleuses : «Penses-tu donc que ma main ne punira pas ton audace, Cénis ? car, pour moi, tu ne seras jamais que Cénis, tu ne seras jamais qu'une femme. As-tu donc oublié ta première origine ? Ta mémoire ne te rappellerait-elle plus à quel prix tu obtins cette apparence mensongère d'un homme ? Souviens-toi que tu naquis Cénis, souviens-toi de ton outrage, et va reprendre les fuseaux et le lin ; laisse aux guerriers la guerre». Il parlait ; Cénée lui perce le flanc de son javelot à l'endroit où finit l'homme et commence le cheval. Furieux de douleur, le Centaure frappe de sa pique le visage sans défense de Cenée : l'arme rebondit comme la grêle qui tombe sur un toit, ou comme un léger caillou lancé sur la peau tendue d'un tambour. Latrée attaque de près son ennemi, cherche à lui plonger son épée dans les flancs ; mais en vain, son épée ne peut trouver un passage. «Ah ! tu n'échapperas pourtant pas à la mort ! s'écrie-t-il. Puisque sur toi la pointe de mon glaive s'émousse, le tranchant t'immolera peut-être». Il dit, tourne son glaive, et mesure les flancs de Cénée de son large tranchant : le coup retentit comme si le glaive avait frappé du marbre, et la lame vole en éclats.

Après avoir ainsi quelque temps offert son corps invulnérable aux coups du Centaure étonné : «A mon tour maintenant, dit Cénée, je veux voir si ton corps est impénétrable à mon fer». Il dit, et enfonce son glaive jusqu'à la garde dans les flancs du Centaure ; il le retourne, il l'agite dans ses entrailles, et fait des blessures nouvelles dans sa blessure. A cette vue les compagnons de Latrée poussent des cris de rage, s'élancent, dirigent tous leurs traits contre un seul guerrier. Leurs traits retombent émoussés : Cénée est sans blessure. Ce prodige les étonne. «Honte à nous ! s'écrie Monychus ; tout un peuple est vaincu par un seul homme ; et encore, si c'est un homme, il ne le doit qu'à son infamie. A quoi nous servent donc nos vastes corps et notre double force ? Que nous sert cette double nature qui réunit en nous la vigueur des deux êtres les plus vigoureux ? Non, nous ne sommes pas les fils d'une déesse ; nous ne sommes pas les fils d'Ixion, d'Ixion qui fut si grand qu'il put porter ses désirs jusque sur l'épouse du maître des dieux. Et voici que nous sommes vaincus par un ennemi qui n'est pas même un homme ! Compagnons, roulons sur lui des rochers, des arbres, des monts tout entiers ; ensevelissons-le tout vivant sous leur immense dépouille. Q'une forêt l'étouffe, et que le poids lui serve de blessure». Il dit, aperçoit un vieux tronc rompu par les efforts des vents : il le lance contre l'ennemi. Cet exemple est suivi : en un instant l'Othrys est dépouillé, le Pélion a perdu son ombrage. Enseveli sous ces vastes débris, Cénée, haletant, soutient l'énorme fardeau sur ses fortes épaules. Mais enfin les arbres s'entassent au-dessus de sa bouche, couvrent sa tête et ferment tout passage à la respiration. Tantôt il retombe accablé, tantôt il cherche en vain à se dégager et à soulever la forêt qui le presse : tel on voit l'Ida vaciller, ébranlé par de sourds tremblements. Ce que devint Cénée, on l'ignore. Les uns pensent qu'écrasé sous l'Othrys et le Pélion, il est descendu dans les abîmes du Tartare. Mais le fils d'Ampycus a vu du milieu des arbres amoncelés sortir un oiseau au sombre plumage, qui s'est élancé dans les plaines des airs ; moi-même j'ai vu cet oiseau merveilleux pour la première et la dernière fois. Mopsus le voit planant d'un vol léger au-dessus de notre troupe ; il l'entend pousser des cris éclatants, il le suit tout à la fois de la pensée et des yeux : «Salut à toi, s'écrie-t-il, gloire du nom lapithe ; salut à toi, Cénée, autrefois invincible guerrier, oiseau maintenant unique entre tous les oiseaux». Ce prodige est cru sur la foi du devin. Pour nous, la douleur de cette perte ajoute à notre fureur : nous nous indignons d'avoir vu tant d'ennemis s'armer contre un seul homme, et nos glaives ne cessent de se rougir de sang qu'après qu'une partie des centaures a succombé sous nos coups, et que la fuite ou la nuit ont dérobé le reste à la mort.

C'est ainsi que le vieillard de Pylos raconte le combat des Centaures et des Lapithes. Tlépolème s'est affligé de voir oubliées dans ce récit les grandes actions d'Hercule : il ne peut cacher sa douleur : «Eh quoi ! Nestor, dit-il, la gloire que s'acquit dans ce combat le fils d'Alcide est-elle donc sortie de ta mémoire ? Lui-même il me disait souvent comment les fils de la Nue avaient été terrassés par son bras». Nestor soupirant à ces mots : «Pourquoi, dit-il, me forcer à me rappeler mes malheurs, et déchirer le voile qui, depuis tant d'années, a recouvert le deuil de ma famille ? Pourquoi veux-tu que j'avoue ma haine pour ton père et les outrages qu'il m'a faits ? Il est trop vrai, grands dieux, que ses exploits surpassent toute croyance et que sa gloire a rempli l'univers ; que ne puis-je le nier ? Donnons-nous des éloges à Déiphobe, à Polydamas, à Hector lui-même ? Qui pourrait louer un ennemi ?

Ton père renversa jadis les remparts de Messène ; il détruisit Elis et Pylos, qui n'avaient point mérité sa colère ; il porta le fer et le feu jusque dans mes pénates, et, pour taire le reste, nous étions douze enfants de Nélée, espoir d une illustre famille : tous les douze, hormis un seul, et c'était moi, tombèrent sous les coups d'Hercule. Dix d'entre eux périrent, sans qu'on pût s'en étonner, sous l'effort de son bras. Mais la mort de Périclymène fut un sujet d'étonnement. Neptune auteur de notre race lui avait accordé le pouvoir de prendre, de quitter de reprendre tour à tour toutes les formes qu'il voudrait choisir. Déjà, sous mille figures différentes, il avait combattu sans succès contre Alcide : il prend la forme de l'oiseau sacré, cher au maître des dieux, et dont la serre recourbée porte la foudre. De ses ailes, de son bec crochu comme le hameçon, de ses ongles tranchants, il déchire le visage du héros. Hercule alors tend son arc, hélas ! trop sûr, et au milieu des nues, frappe l'oiseau qui plane suspendu sur sa tête ; il l'atteint à l'endroit où l'aile s'attache aux flancs ; la blessure est légère, mais les nerfs rompus se relâchent, se refusent au mouvement. Ses ailes appesanties ne peuvent plus embrasser les airs, il tombe, et le trait à peine fixé dans l'aile, pressé par le poids du corps, s'enfonce dans les flancs et ressort par le gosier. Maintenant, chef illustre des Rhodiens, juge si je dois des éloges aux exploits de ton père. Mais ce n'est qu'en taisant les grandes actions d'Hercule que je veux venger mes frères ; Tlépolème sera toujours cher à Nestor».

Ainsi parle l'éloquent vieillard. Une fois encore on verse les doux présents de Bacchus ; on se lève de table, et le reste de la nuit est donné au sommeil.

Cependant le dieu dont le trident régit les flots gémit, dans son coeur paternel, sur le sort de Cycnus changé en oiseau : il a conçu pour Achille une haine implacable. Déjà près de dix ans se sont écoulés depuis le commencement du siège, lorsque Neptune adresse ces paroles au dieu qu'on adore à Smynthée : «O toi, le plus cher de tous les fils de mon frère, toi dont le bras aida le mien à élever ces murs désormais impuissants, ne gémis-tu pas en secret de voir ces tours près de s'écrouler, et ces milliers de héros égorgés pour avoir voulu les défendre ? Et pour taire le reste, ne te semble-t-il pas voir apparaître l'ombre d'Hector, traîné autour de ses remparts ? Cependant le féroce Achille, Achille le destructeur de notre ouvrage, Achille plus cruel que la guerre elle-même, Achille vit encore ! Qu'il s'offre à moi, et je veux qu'il éprouve ce que peut ce trident. Mais plutôt, puisqu'il ne nous est pas donné de le combattre en face, perce-le d'un trait imprévu».

Apollon y consent : il va satisfaire tout ensemble et la haine de Neptune et sa propre haine. Enveloppé d'un nuage, il arrive au milieu des bataillons troyens, et, au fort du carnage, il aperçoit Pâris qui lance ses traits sur quelques Grecs obscurs ; il se découvre à lui, en disant : «Pourquoi, Pâris, perdre tes flèches contre ces guerriers sans nom ? S'il te reste quelque amour pour les tiens, tends ton arc contre Achille, et venge tes frères égorgés».

Il dit, et lui montre le fils de Pélée qui renverse des bataillons entiers de Troyens. Il tourne l'arc de Pâris contre le héros. L'arc de Pâris et sa main trop sûre dirigent le trait fatal. Depuis le trépas d'Hector, ce fut la seule joie du vieux Priam. Ainsi donc, ô Achille ! vainqueur de tant de guerriers, tu devais succomber sous les coups du timide ravisseur d'Hélène. Si ta destinée était de périr par la main d'une femme, tu eusses aimé mieux tomber sous la hache d'une Amazone. Déjà ce héros, la terreur des Phrygiens, l'honneur et le salut des Grecs, l'invincible Achille a été placé sur le bûcher : le même dieu qui fit ses armes les consume. Il n'est plus qu'un peu de cendre, et de ce grand Achille il reste un je ne sais quoi, qui remplit à peine une urne légère. Mais sa gloire est vivante, elle remplit tout l'univers : c'est là l'espace qui convient à ce héros, c'est par là qu'Achille est égal à lui-même et qu'il échappe aux enfers. Son bouclier excite parmi les Grecs une sanglante querelle ; à leur ardeur, on peut reconnaître à qui il appartint ; pour conquérir des armes, on va mêler les armes. Ni le fils de Tydée, ni le fils d'Oïlée, ni Ménélas, ni Agamemnon lui-même, ni tant d'autres guerriers n'osent y prétendre. Seuls, Ajax et Ulysse osent les disputer. Le fils d'Atrée, qui craint la haine du vaincu, ne veut pas prononcer entre eux. Il ordonne aux chefs des Grecs de s'asseoir au milieu du camp, et les fait tous juges de cette querelle.



Les Métamorphoses, XIII

Les chefs étaient assis, et la foule se tenait debout autour d'eux. Le héros au bouclier recouvert de sept peaux, Ajax se lève, frémissant de colère ; il jette sur le rivage de Sigée, sur la flotte, un sombre regard, et, les mains levées vers le ciel : «O Jupiter, s'écrie-t-il, c'est à la vue des vaisseaux que le débat s'agite, et c'est Ulysse qui se compare à moi ! Mais il a fui lâchement devant les feux d'Hector, et moi je les ai bravés, je les ai repoussés loin de cette flotte ! Mieux vaut donc combattre avec de belles paroles que le fer en main ? pour moi, je parle comme Ulysse agit, peu et mal : ma force est dans mon bras, au milieu de la mêlée, et la sienne est dans sa langue. Je n'ai pas besoin, je pense, de vous rappeler ce que j'ai fait, vous l'avez vu ; c'est à Ulysse de vous raconter ses exploits, exploits sans témoins, et dont la nuit seule a le secret. Le prix que je demande est grand sans doute, mais un tel adversaire le ravale ; quelle gloire pour Ajax de l'obtenir, si beau qu'il soit, quand Ulysse a osé y prétendre ! Pour lui, la lutte elle-même est déjà un honneur ; et, après sa défaite, on dira qu'il avait Ajax pour rival. Et d'ailleurs, si l'on pouvait mettre en question mon courage, j'aurais encore le droit de la naissance : moi, fils de Télamon, qui détruisit avec Hercule les murs de Troie, et osa pénétrer sur le vaisseau des Argonautes jusqu'aux rivages de Colchos ; moi, petit-fils d'Eaque, qui juge les ombres silencieuses dans les enfers, où Sisyphe gémit sous le poids de son rocher. Eaque est le fils de Jupiter ; Jupiter est ainsi le bisaïeul d'Ajax. ; mais je ne parlerais pas ici de cette série d'aïeux, si elle ne m'était commune avec Achille : mon père et le sien étaient frères ; c'est comme son héritier que je demande ses armes.

De quel droit le digne descendant de Sisyphe, comme lui perfide et lâche, viendrait-il mêler aux noms des Eacides les noms d'une race étrangère ? Est-ce pour avoir pris les armes le premier, de mon propre mouvement, que l'on me refuserait les armes d'Achille ? Doit-on me préférer celui qui les a prises le dernier, qui a joué la démence pour se soustraire à nos périls ? Plus adroit encore, mais moins jaloux de sa sûreté, Palamède découvrit la fourberie du lâche, et le traîna tout tremblant au combat. Et maintenant il toucherait aux armes d'un héros, celui qui n'osait toucher une épée ! et je serais dédaigné, frustré dans mon droit, moi qui me suis le premier offert au danger ! Plût aux dieux que sa folie eût été réelle ou mieux jouée, qu'il ne fût jamais venu sous les murs de Troie, cet artisan de crimes !

Philoctète, nous ne t'aurions pas abandonné dans Lemnos : là, dit-on, caché dans un antre sauvage, tu émeus les rochers de tes plaintes ; tu appelles sur Ulysse le châtiment qu'il mérite ; et s'il y a des dieux, tu ne l'appelleras pas en vain. Quoi ! un des chefs de la Grèce, lié par les mêmes serments que nous, l'héritier des flèches d'Hercule, rongé par la maladie et par la faim, misérablement vêtu, et nourri du produit de sa chasse, fait en ce moment la guerre à des oiseaux avec les flèches qui doivent être fatales à Ilion ! mais il vit, parce qu'il est resté loin d'Ulysse. Malheureux Palamède, que ne t'avions-nous aussi abandonné ! Tu vivrais, ou du moins tu ne serais pas mort innocent et cru coupable ; ce lâche n'avait que trop bien gardé le souvenir de sa fourberie déjouée : il fit de Palamède un traître ; ce crime imaginaire, il le prouva ; et la preuve était l'or qu'il avait lui-même eu soin d'enfouir. Ainsi, par l'exil ou par la mort, il a soustrait à la Grèce deux de ses plus fermes appuis : voilà les combats d'Ulysse ; voilà comment il se fait craindre.

Il peut être plus éloquent que Nestor lui-même ; mais ses belles paroles ne me feront jamais croire que ce n'est pas un crime d'avoir abandonné Nestor comme il l'a fait. Arrêté par la blessure de son cheval et par le poids des années, le vieillard implorait Ulysse, et le traître prit la fuite : si je mens, Diomède le sait. C'est lui qui retint de force, en le traitant de lâche, son ami éperdu, sourd à la voix qui le rappelait. Mais les dieux sont justes : à son tour le lâche est en péril ; comme il avait délaissé un ami, on pouvait le délaisser : il s'était condamné lui-même. Mais il nous appelait à grands cris : j'arrive, et je le vois étendu par terre, pâle de peur, éperdu, tremblant devant la mort : je lui fis un rempart de mon bouclier ; et, la gloire en est petite, je sauvai la vie d'un poltron. Tu veux lutter contre moi ; eh bien ! retournons à la même place, avec les Troyens autour de nous, avec ta blessure et ta lâcheté ; cache-toi derrière mon bouclier ; et là, ose encore me disputer le prix. Quand je l'eus tiré de la mêlée, sa blessure, qui ne lui avait pas laissé la force de rester debout en présence de l'ennemi, ne l'empêcha pas alors de courir. Hector s'élance, les dieux le suivent ; devant lui les braves eux-mêmes reculent comme Ulysse ; couvert de sang, enivré de carnage, la terreur l'environne : seul, j'attends de pied ferme, et, d'une pierre énorme que je lui lance, je l'étends sur la poussière. Seul, quand il vint demander un rival digne de lui, seul je soutins la lutte ; vous n'aviez pas vainement appelé mon nom : et rappelez-vous l'issue du combat ; Ajax n'est pas resté au-dessous d'Hector. Quand Jupiter lançait sur nos vaisseaux les Troyens, le fer et la flamme, où était-il, Ulysse, le beau parleur ? Comme moi, faisait-il un rempart de son corps aux mille vaisseaux, espoir de votre retour ? Pour tant de vaisseaux, je demande ces armes ; et certes tous leur ferez plus d'honneur qu'à moi-même : leur gloire est liée à celle d'Ajax ; elles ont besoin de lui, et il n'a pas besoin d'elles.

Comparons maintenant les hauts faits du roi d'Ithaque : qu'il nous parle de Rhésus, du lâche Dolon, d'Hélénus, enlevé avec la statue de Pallas : rien à la face du soleil, rien sans le secours de Diomède. Si jamais vous donnez les armes d'Achille à des titres si honteux, faites-en deux parts, et à Diomède la meilleure. Ulysse en a-t-il besoin ? C'est la nuit, et sans armes qu'il agit ; c'est par la ruse qu'il détruit un ennemi sans défense. Ce casque éblouissant ferait découvrir ses pièges et le trahirait dans les ténèbres où il se cache : son front plierait sous le faix ; la forte et lourde lance du héros ne peut convenir à des bras débiles, ni son vaste bouclier, sur lequel l'univers est représenté, à la main d'un poltron et d'un fourbe. Mais, malheureux, ces armes causeraient ta perte, et tu les demandes ! Si l'aveuglement des Grecs te les donnait, loin d'effrayer l'ennemi, elles ne seraient plus pour lui qu'un appât ; et dans une déroute, où tu sais vaincre tout le monde à la course, tu ne pourrais fuir assez vite en traînant cette lourde masse. Va, ton bouclier est encore neuf ; on ne l'a pas vu souvent dans la mêlée ; le mien, criblé de coups, percé à jour, a besoin d'un successeur. Mais à quoi bon tant de paroles ? Voyez-nous faire : jetez au milieu des Troyens les armes du héros ; c'est là qu'il faut aller les prendre ; elles seront à celui qui les rapportera».

Ajax se tait, et ses dernières paroles sont suivies dans la foule d'une courte agitation. Mais Ulysse va répondre ; il est debout, les yeux modestement baissés vers la terre ; enfin il relève son regard vers les juges ; tout le monde prête l'oreille et attend ; il commence, et la grâce embellit son éloquente parole.

«O Grecs, si le ciel avait exaucé vos prières et les miennes, ce grand débat n'aurait pas lieu : tu vivrais, Achille, tu garderais tes armes et nous t'aurions encore avec nous ! Mais puisque les destins jaloux nous l'ont ravi (et il feignait d'essuyer une larme), le légitime héritier d'Achille n'est-il pas celui qui a donné Achille aux Grecs ? Ne faites pas à Ajax un mérite d'être d'un esprit aussi grossier qu'il le paraît ; ne me faites pas un tort du génie inventif qui vous a toujours été si utile ; ne me reprochez pas le talent que je puis avoir pour la parole, s'il me sert aujourd'hui, après vous avoir si souvent servi. Pourquoi chaque homme renoncerait-il à ses avantages ? Mais la naissance, les aïeux, tous ces avantages du hasard sont-ils vraiment les nôtres ? Ajax s'est vanté de descendre de Jupiter, mais Jupiter est aussi un de mes aïeux, et il l'est au même degré : Laërte est fils d'Arcésius, Arcésius l'est de Jupiter, et ces noms ne rappellent ni crime, ni exil. Par ma mère, le dieu de Cyllène ajoute encore à l'éclat de ma race : des deux côtés, le sang d'un dieu coule dans mes veines. Mais ce n'est pas pour un avantage de naissance, et parce que mon père n'a pas tué son frère, que je réclame les armes d'Achille ; voyez mes véritables titres, et jugez. Si Pélée et Télamon étaient frères, que ce ne soit pas un privilége pour Ajax ; ne faites pas de ces dépouilles le prix d'un degré de parenté, mais celui du mérite ; ou si vous regardez au droit du sang, il y a Pyrrhus, fils d'Achille, il y a Pélée, son père : Ajax n'a rien à demander ; portez ces armes à Phthie ou à Scyros. Et Teucer, lui aussi, n'est-il pas le cousin d'Achille ? Réclame-t-il cependant ? Ose-t-il espérer cet héritage ? Nos actions seules doivent peser dans la balance : les miennes sont trop nombreuses pour que je puisse aisément les embrasser toutes dans mon discours, mais l'ordre des faits me guidera.

Pour sauver son fils de la mort prématurée prédite par les destins, Téthys l'avait caché sous l'habillement d'une jeune fille, et la ruse avait trompé tout le monde, Ajax comme les autres. A des ornements de femme, je mêlai des armes qui devaient réveiller l'âme virile du héros ; et dès que je le vis mettre la main sur le bouclier et sur la lance : «Fils d'une déesse, m'écriai-je, Troie est encore debout, elle t'attend pour tomber ; suis-moi, viens renverser la superbe Ilion». Et je m'emparai de lui, et je le forçai de vaincre. Ses exploits m'appartiennent : c'est moi qui ai renversé Télèphe, qui lui ai tendu la main, lorsqu'il était vaincu et suppliant ; c'est moi qui ai pris Thèbes, qui ai conquis les villes d'Apollon, Lesbos, Ténédos, et Chrysès, et Cylla, et Syros ; moi, dont la main a ébranlé dans leurs fondements et jeté par terre les tours de Lyrnesse. Et pour tout dire enfin, celui qui pouvait seul vous délivrer d'Hector, je vous l'ai donné ; grâce à moi, le terrible Hector a mordu la poussière. Pour les armes qui m'ont révélé Achille, je demande ces armes ; vivant, il me les devait ; je les réclame après sa mort.

Rappelez-vous, quand l'injure d'un seul fut devenue celle de toute la Grèce, ces milliers de vaisseaux qui couvraient les rivages d'Aulis, et depuis longtemps retenus par les vents contraires ou par le calme : rappelez-vous l'impitoyable Diane demandant à Agamemnon pour se laisser fléchir le sang de sa fille innocente. Il refusait avec horreur, il maudissait les dieux, car le père vit toujours dans le roi : mais je sus manier l'âme trop aimante du père et la tourner vers l'intérêt de tous. Je le dis maintenant, et Agamemnon pardonnera cet aveu, je plaidais une cause bien difficile, et devant un juge bien partial : et pourtant je fis valoir les intérêts de la Grèce, l'honneur outragé d'un frère, l'éclat du rang suprême ; il céda, il paya sa gloire de son sang. Mais la mère, ces raisons ne pouvaient rien sur son coeur ; il fallait la tromper : qui fut chargé d'aller vers elle ? Ce n'était pas le fils de Télamon ; car la voile pendrait encore inutile à nos mâts. Quel ambassadeur audacieux porta vos plaintes dans Pergame ? Je vis l'assemblée des Troyens, je parus devant elle, elle était nombreuse et imposante : sans trouble, sans effroi, je plaidai la cause que la Grèce m'avait confiée ; j'accusai Pâris, je réclamai Hélène et ses trésors, je vis ébranlés Anténor et Priam. Mais Pâris ; mais ses frères, et tous les complices du rapt se contenaient à peine, et leurs mains demandaient du sang : tu l'as vu, Ménélas, et ce jour fut le premier où ton danger devint le nôtre.

C'est un long récit que celui de tous les services rendus dans le cours de cette longue guerre par ma prudence et par mon épée. Après les premières rencontres, l'ennemi se tint longtemps renfermé dans ses murailles ; la lice des combats était close : elle ne s'ouvrit qu'au bout de dix ans. Que faisais-tu cependant, toi qui ne sais que te battre ? A quoi pouvais-tu servir ? Moi, je dressais des embûches à l'ennemi, je fortifiais le camp, j'inspirais aux Grecs, dégoûtés d'une guerre aussi lente, la force d'attendre avec calme ; j'entretenais l'abondance, j'exerçais les soldats, j'étais partout où un besoin se faisait sentir. Un jour, par l'ordre de Jupiter, et abusé par un songe, le chef de la Grèce ordonne l'abandon de notre pénible entreprise : la volonté de Jupiter est son excuse. Mais Ajax sans doute ne nous permettra pas de fuir avant la ruine de Pergame, il fera tout pour combattre le départ : pourquoi n'arrête-t-il pas les fugitifs ? Pourquoi ne met-il pas l'épée à la main ? Décide-t-il par son exemple la multitude inconstante ? Ce n'était pas trop pour un homme toujours si fier en paroles. Quoi ! et lui aussi il fuit ! Oui, Ajax, je t'ai vu, et j'en rougis pour toi, je t'ai vu tourner le dos et déployer aux vents tes voiles déshonorées. «Que faites-vous, mes amis ? criai-je aux soldats ; quelle folie est la vôtre ? Troie va tomber, et vous voulez partir ? Ne rapporterez-vous d'une guerre de dix ans que la honte ?» La douleur me rendait éloquent, et ma voix eut la puissance de ramener les fugitifs. Agamemnon convoqua les chefs frappés de stupeur ; Ajax lui-même n'osait ouvrir la bouche ; Thersite l'avait osé, et mon bras avait châtié son insolence. Je parlai, je rendis aux Grecs la haine du nom troyen, et leur première valeur ; et si depuis, Ajax, tu as pu montrer parfois quelque courage, l'honneur m'en revient de droit, car tu fuyais, et je t'ai contraint de rester. Enfin, quel est, parmi les Grecs, ton partisan, ton compagnon d'armes ?

Moi du moins, Diomède m'estime ; il m'associe à ses dangers, il ose tout avec Ulysse pour compagnon. C'est quelque chose d'avoir été choisi par Diomède, seul parmi des milliers de Grecs : le sort ne m'avait pas désigné pour le suivre ; je n'en bravais pas moins les pièges de la nuit et le fétide l'ennemi. Le Phrygien Dolon, qui osait, du côte des Troyens, tenter la même entreprise, périt de ma main, après avoir parlé, et trahi tous les projets des siens. Je n'avais plus rien à savoir, ma mission était remplie, et la récompense promise bien gagnée. C'était trop peu pour moi : je pénétrai sous les tentes de Rhésus, je l'égorgeai dans son camp, lui et une foule de ses soldats, et je revins, porté comme un triomphateur, sur le char dont j'avais voulu m'emparer. Et vous me refuseriez les armes de celui dont un Troyen avait demandé les chevaux pour prix de son expédition nocturne ? Et Ajax serait jugé plus digne de les posséder ? Rappellerai-je les Lyciens de Sarpédon, moissonnés par mon épée ? Céranon, fils d'Hippasus, Alastor, Chromion, Alcandre, Halius, Noémon, Prytanis, et Chersidamas, et Thoon, et Charope tombés sous mes coups ? Ennomon poussé à ma rencontre par la main de fer du destin, et tous ceux, moins connus, que mon bras a immolés sous les murs de Troie ? J'ai aussi mes blessures, et la place en est glorieuse. Sans vous fier à de vaines paroles, voyez ! (et il découvrait sa poitrine) là est un coeur éprouvé par un long dévouement à la Grèce. Mais Ajax, pendant dix ans de guerre, n'a pas versé pour vous une goutte de sang : son corps est sans blessure. Pourquoi vient-il se vanter d'avoir combattu pour le salut de nos vaisseaux ? Il a combattu, j'en conviens ; ce n'est pas à moi de nier par jalousie les services des autres : mais qu'il ne confisque pas pour lui seul le bien de tous, et qu'il laisse à chacun de vous sa part de gloire. C'est Patrocle, sous l'armure redoutée d'Achille, qui a mis en fuite les Troyens : sans lui, la flamme eût dévoré la flotte avec ses défenseurs. A l'entendre, n'a-t-il pas seul osé lutter contre le Mars troyen ? Comme si Agamemnon, et six autres chefs, et moi-même, nous n'avions pas réclamé avant lui le péril dont un caprice du sort lui laissa l'honneur. Et quelle fut l'issue de ce combat, ô très vaillant Ajax ! Hector en est sorti sans une seule blessure.

Malheureux ! que je souffre d'avoir à rappeler le jour on le rempart des Grecs, Achille, est tombé ! Malgré le danger, malgré ma douleur et mes larmes, je fus le premier à relever le corps du héros. Mes bras, oui, ces bras, ont porté le corps d'Achille, ainsi que ces armes que je veux porter encore aujourd'hui. J'ai des membres qui ne plieront pas sous le faix ; mon âme est faite pour sentir le prix d'un tel honneur. La déesse des mers aurait-elle sollicité en faveur de son fils le génie de Vulcain, pour voir le don céleste, l'oeuvre d'un art divin, tomber entre les mains d'un soldat ignorant et brutal ? Saurait-il reconnaître, dans les figures ciselées du bouclier, l'océan et la terre, le vaste ciel et ses étoiles, les Pléiades, les Hyades, l'Ourse qui ne se couche jamais dans la mer, l'épée brillante d'Orion, et les nombreuses cités ? Il demande des armes dont il ne peut pénétrer le sens. Quoi ! il me reproche d'avoir fui les fatigues de la guerre, d'avoir pris une part tardive à vos travaux, et il ne sent pas que ces paroles sont un outrage à la mémoire d'Achille ? Si la ruse est un crime, ce fut le crime d'Achille comme le mien ; si le retard est une honte, j'avais pris les armes avant lui. Une tendre mère, une épouse chérie nous retenaient : le premier mouvement a été pour elles, et le second pour la Grèce. Je n'ai pas à rougir d'une faute qui m'est commune avec un héros. Et d'ailleurs l'adresse d'Ulysse a surpris Achille : Ulysse l'a-t-il été par celle d'Ajax ? Sa bouche a vomi contre moi de grossières injures ; n'en soyez pas étonnés : ses outrages sont montés jusqu'à vous. Si Palamède est mort innocent, si son accusateur est un infâme, que dira-t-on de vous qui l'avez condamné ? Mais Palamède n'a pu repousser la preuve d'un attentat odieux et avéré : sa trahison n'était pas une chimère créée par une parole ; vous l'avez vue, vous l'avez touchée ; le prix du crime était sous vos yeux. Si Philoctète est resté à Lemnos, doit-on m'en accuser ? Défendez votre ouvrage ; car vous y avez consenti : mais c'est moi, je l'avoue, qui ai conseillé à Philoctète d'éviter les fatigues du voyage et de la guerre, de laisser à ses cruelles douleurs le temps de se calmer par le repos. Il m'a cru et il vit : mon conseil partait du coeur, et il a eu d'heureux résultats : mais c'est assez de l'intention pour le justifier. Si la voix des devins réserve à Philoctète la ruine d'Ilion, ne m'envoyez pas auprès de lui : il vaut mieux que ce soit le fils de Télamon. Il saura par son éloquente parole fléchir un homme fou de colère et de douleur, ou par son adresse l'attirer hors de son antre ! Mais non : on verra le Simoïs reculer vers sa source, l'Ida élever une cime sans forêt, les Grecs porter secours aux Troyens, avant de voir le génie d'Ulysse rester muet dans vos besoins, et le stupide Ajax vous servir de son esprit. Les Grecs, Agamemnon, et moi surtout, tu nous abhorres, ô Philoctète ; tu me maudis sans cesse, tu dévoues ma tête aux furies ; dans le délire de la douleur, tu voudrais me tenir entre tes mains, tu as soif de mon sang. Eh bien ! tu me verras ; je braverai ta fureur, et tu seras à moi, et je te forcerai de me suivre, et, la fortune aidant, je saurai aussi bien m'emparer de tes flèches, que j'ai su enlever le devin, fils de Priam, découvrir la volonté des dieux et les destinées futures d'Ilion, ravir enfin, au milieu des ennemis, la statue vénérée de la Pallas phrygienne. Et Ajax viendra se comparer à moi ! Avec le Palladium, Troie ne peut tomber : où est l'intrépide Ajax ? Où est ce foudre de guerre avec ses grandes paroles ? Mais il a peur ; mais c'est Ulysse qui ose, dans l'ombre de la nuit, traverser les postes de l'ennemi ; au milieu de mille morts, franchir les murs de Troie ; pénétrer jusque dans la citadelle, arracher la déesse de son temple, l'enlever à travers les Troyens. Sans moi, le fils de Telamon aurait inutilement chargé son bras d'un épais bouclier. Cette nuit-là, j'ai été le vainqueur de Troie ; je l'ai vaincue en rendant possible sa défaite. Cesse de murmurer le nom de Diomède, et de le désigner du geste : oui, il a partagé ma gloire : mais, lorsque tu couvris nos vaisseaux de ton bouclier, tu n'étais pas seul non plus ; tu avais une armée avec toi, et moi je n'ai eu qu'un homme. Si Diomède lui-même ne savait que la bravoure doit le céder à la prudence, que la vigueur du bras n'est pas le meilleur droit à ces armes, il les aurait aussi demandées ; et avec lui, l'autre Ajax, moins emporté que toi, Eurypyle, Thoas, Idoménée, Mérion, né dans la même patrie, et le plus jeune des Atrides. Mais tous ces chefs, tes égaux en courage, ont cédé le prix à mon génie ; ton bras est utile dans la mêlée, ton esprit a besoin du nôtre : force aveugle à qui manque la pensée, c'est nous qui pensons pour toi : tu sais te battre, je sais choisir, avec Agamemnon, le moment du combat ; à toi la force brutale, à nous l'intelligence ; tu es au-dessous de moi comme le rameur au-dessous du pilote, comme le soldat au-dessous du général : chez moi, la tête vaut mieux que le bras ; toute ma force est là ! Vous, chefs de la Grèce, sachez récompenser votre vigilante sentinelle. Pour tant d'inquiétude et de soins, pour tant de services, ce prix lui est bien dû. Déjà vos travaux touchent à leur fin ; grâce à moi, les destins contraires sont écartés ; Troie n'est plus imprenable, elle est prise. Au nom de vos glorieuses espérances, des murs de Troie, qui vont tomber, des dieux que j'ai enlevés à l'ennemi ; au nom de ce que je ferais encore, s'il fallait braver un nouveau péril, donner une nouvelle preuve de prudence ou d'audace, et ravir à Troie un dernier appui du destin ; Grecs, ne soyez pas ingrats envers moi ; ou, si vous ne me décernez pas les armes, voici à qui elles reviennent !» et il montrait la prophétique statue de Pallas.

Force toute puissante de l'éloquence ! les juges étaient vaincus, et l'orateur emporta les armes du héros. Celui qui, seul, avait tant de fois soutenu le choc d'Hector, et le fer et la flamme, et Jupiter lui-même, ne peut soutenir un affront ; la douleur abat cette âme indomptable ; il tire son épée, il la regarde : «Certes, dit-il, celle-ci est bien à moi : Ulysse la voudrait-il aussi ? allons, encore une fois sois-moi fidèle : va droit au coeur, non plus d'un Troyen, mais de ton maître : Ajax ne doit succomber que sous la main d'Ajax». - Et il se plonge l'épée fatale dans la poitrine : ce fut sa première et sa dernière blessure. On ne pouvait arracher le fer de la plaie, mais le sang l'en fit sortir ; et de la terre rougie sortit la fleur à la couleur de pourpre, deja née du sang d'Hyacinthe. Alors on vit un double sens aux lettres gravées dans le calice ; c'est le nom du héros, c'est le cri plaintif de l'enfant.

Ulysse, vainqueur, était parti pour l'île du trop fameux Thuas et d'Hypsipyle, pour cette terre autrefois souillée du meurtre de tous les hommes qui l'habitaient. Son voyage est heureux, et bientôt il ramène aux Grecs Philoctète avec les flèches d'Hercule. La présence du fils de Péan termine enfin cette guerre de dix années : Troie tombe, et Priam avec elle. La malheureuse Hécube, après avoir tout perdu, perd encore la forme humaine ; et, sous un ciel étranger, l'air frémit de ses horribles aboiements. Ilion est en feu ; l'incendie éclaire de ses lueurs les rivages qui resserrent l'Hellespont captif ; le vieux Priam arrose des dernières gouttes de son sang l'autel de Jupiter ; la prêtresse d'Apollon, traînée par les cheveux, lève inutilement ses mains vers le ciel. Le vainqueur arrache des temples embrasés les femmes tremblantes; pauvres captives, elles embrassent pour la dernière fois les images des dieux de la patrie. Astyanax est précipité du haut de ces remparts, d'où sa mère lui avait montré si souvent Hector, combattant pour son fils et pour le royaume de ses pères.

Mais Borée invite la flotte au départ : la voile, agitée par un souffle favorable, bat en frémissant contre le mât ; le pilote ordonne de la livrer au vent : «Troie, adieu ! s'écrient les captives ; il faut partir !» Et elles baisent le sol de la patrie avant de quitter leurs toits fumants. 0 douleur ! elle monte la dernière sur le vaisseau de l'exil, l'épouse de Priam ; on l'a trouvée au milieu des sépultures de ses enfants ; elle embrassait leurs tombeaux, elle couvrait leurs restes de baisers. La main brutale des soldats d'Ulysse la traîne au rivage ; mais elle a ravi à la terre son dépôt : elle emporte avec elle, dans son sein, les cendres de son Hector. Sur la tombe vide, pour offrande des morts, elle ne peut laisser que ses larmes et quelques-uns de ses cheveux blancs. En face des champs où fut Troie, est une terre jadis habitée par les Thraces ; là régnait l'opulent Polymestor. C'était à lui que Priam avait confié son plus jeune fils, Polydore, pour le sauver des hasards de la guerre ; sage précaution, s'il ne lui eût confié d'immenses trésors, terrible appât pour le crime, image irritante dans une âme cupide. Dès que la fortune de Troie a succombé, le roi parjure et assassin égorge son pupille ; et, comme si le crime pouvait disparaître avec la victime, du haut d'un rocher il précipite le corps sanglant dans la mer. Sur les rivages de la Thrace, les Grecs attendaient une mer plus calme et des vents amis. Tout à coup, de la terre entr'ouverte surgit l'ombre gigantesque d'Achille, terrible et menaçant comme au jour de sa colère, lorsqu'il voulait tuer Agamemnon : «Grecs, partirez-vous en m'oubliant ? s'écrie-t-il ; le souvenir de ma valeur est-il mort avec moi ? Ecoutez : une offrande digne de moi n'a pas encore honoré ma tombe ; les mânes d'Achille demandent le sang de Polyxène». Il dit ; et, pour apaiser l'ombre irritée, on arrache à sa mère l'enfant qui déjà, presque seul, la réchauffait encore de ses caresses. Forte dans son malheur, au-dessus de la femme par le courage, la victime est amenée sur la tombe avide de sang. Elle est devant l'autel ; le fer du sacrifice est prêt ; elle voit Néoptolème, debout, armé du glaive, les yeux fixés sur les siens : «Allons ! dit-elle, puisque tu as besoin d'un sang généreux, prends-le : rien ne t'arrête ; frappe au sein ou à la gorge (et elle découvrait et sa gorge et son sein) ! Il fallait vivre esclave ; j'aime mieux mourir pour apaiser un dieu. Ah ! si seulement on avait caché mon sort à ma mère ! Ma mère ! ton image est là, je la vois ; elle trouble dans mon coeur les joies de la mort. Hélas ! tu as plus à gémir de vivre que de me voir mourir. Et vous, Grecs, n'approchez pas ! que je descende libre aux enfers. Croyez-moi, ne souillez-pas la vierge du contact de vos mains : un sang d'esclave serait moins agréable à celui dont ma mort doit apaiser les mânes. Si les derniers voeux d'une voix qui va s'éteindre peuvent vous toucher, c'est la fille de Priam, et non une captive, qui vous le demande : rendez mon corps à ma mère ; rendez-le sans rançon, car elle n'a plus que ses larmes pour payer le triste droit d'ensevelir sa fille ; elle pouvait naguère le payer avec de l'or».

Les larmes coulent de tous les yeux ; la victime seule n'en verse pas ; et Pyrrhus ne frappe qu'à regret, et en pleurant, le sein qu'elle lui présente. Elle reçoit le coup sans pâlir ; ses genoux fléchissent, son corps s'affaisse sur lui-meule, et, en tombant, elle cherche encore à voiler sa beauté : dernière pensée de la pudeur. Les Troyennes l'emportent dans leurs bras ; elles comptent avec douleur combien d'enfants de Priam elles ont déjà pleurés, combien de sang une seule famille a déjà perdu ; elles gémissent sur toi, ô Polyxène ; sur toi aussi, naguère épouse et mère sur le trône, image de la florissante Asie, maintenant rebut du butin, et dont Ulysse ne voudrait pas, si tu n'avais donné le jour à Hector : Hector procure à peine un maître à sa mère. Hécube entoure de ses bras le corps où habitait une âme si forte ; après avoir donné tant de larmes à sa patrie, à ses enfants, à son époux, elle en trouve encore pour sa fille ; elle arrose la blessure de ses pleurs, elle presse de ses lèvres les lèvres décolorées, elle meurtrit son sein tant de fois meurtri ; elle essuie la plaie de ses cheveux blancs, et son désespoir éclate en mille plaintes.

«O ma fille ! ma fille ! ma dernière douleur, te voilà donc morte ! voilà ta blessure ; c'est ma blessure aussi. Et toi encore, avec tous ceux que j'ai aimés, tu es tombée dans le sang. Je te croyais, comme femme, à l'abri de l'épée, et tu as péri par l'épée. Tes frères et toi, c'est le fléau d'Ilion, le meurtrier des miens, c'est Achille qui vous a tous perdus. Ah ! quand il fut tombé sous la flèche de Pâris, conduite par Apollon, maintenant, me disais-je, Achille n'est plus à craindre ; et aujourd'hui je devais le craindre encore ! Sa cendre même poursuit cette triste race, et, jusque dans la tombe, sa haine s'est fait sentir. Mon sein n'a été fécond que pour Achille. Troie n'est plus, un coup terrible a fini le malheur public, s'il est fini toutefois. Troie survit pour moi seule, et mon malheur grandit tous les jours : naguère au comble de la puissance, fière de mon époux, de tant d'enfants, de gendres, de brus, maintenant aans l'exil, pauvre, traînée loin des tombeaux des miens, future esclave de Pénélope ! Et quand je remplirai ma tâche : «Voyez, dira-t-elle aux femmes d'Ithaque, en me montrant du doigt, c'est la mère du fameux Hector, c'est l'épouse de Priam». Après tant de deuils, ô ma fille, seule consolation d'une mère désolée, tu meurs sur la tombe d'un ennemi ; c'est pour un ennemi, pour apaiser ses mânes, que je t'ai enfantée ! D'où me vient cette âme de fer qui me fait vivre encore ? Que tardé-je ? A quoi me réserves-tu, vieillesse de malheur ! Pourquoi, dieux barbares, sinon pour des larmes nouvelles, prolongez-vous ma vie déjà si longue ? Qui aurait cru que l'on pût trouver Priam heureux après la ruine de Troie ? Oui, heureux par sa mort ; car il ne t'a pas vu égorger, ô ma fille ! et il a quitté la vie en même temps que le trône. Mais au moins, fille de roi, tu seras dotée de nobles funérailles, et ton corps reposera dans le tombeau de tes ancêtres ! Non, c'est encore trop pour la maison de Priam ! Pour honneurs funèbres, tu auras les larmes de ta mère, et une poignée de sable sur un rivage étranger. J'ai tout perdu, tout, excepté celui pour qui je puis vivre encore un moment, Polydore, mon enfant bien-aimé, autrefois le plus jeune de mes fils, et le seul aujourd'hui. Il est ici, confié au roi des Thraces. Mais hâtons- nous de laver ces cruelles blessures, ce visage souillé de sang».

Elle dit, et, d'un pas tremblant, elle s'approche du rivage : «Une urne ! Troyennes, donnez-moi une urne !» s'écriait l'infortunée, en s'arrachant les cheveux. Elle voulait puiser dans la mer. Soudain elle aperçoit sur le sable le cadavre de Polydore, rejeté par la vague, et ses larges blessures. Les Troyennes poussent un cri d'horreur ; mais Hécube est restée sans voix ; muette de douleur, elle gémit dans son âme, elle dévore les larmes qui l'étouffent ; elle est là comme une pierre, immobile et glacée ; les yeux, tantôt fixés sur la terre, tantôt levés au ciel avec menaces ; puis elle veut voir le visage de son enfant, elle veut voir ses blessures, ses blessures surtout ; sa colère s'amasse et gronde, son imagination s'enflamme : elle se vengera, elle le veut en reine. Son âme a vu le châtiment, et elle est toute à cette image : semblable à la lionne à qui l'on vient d'enlever son lionceau, et qui suit à la trace son ennemi sans le voir, Hécube, désespérée, furieuse, faible de corps, mais forte de coeur, va trouver l'assassin et lui demande un entretien ; elle veut lui montrer un trésor qu'elle destine à son fils. Le crédule Polymestor, attiré par l'espoir d'un nouveau butin, la suit dans un lieu retiré, et, avec une douceur perfide : «Hâtez-vous, Hécube, lui dit-il ; songez à votre fils ; cet or et celui que j'ai déjà reçu, tout lui sera fidèlement remis, j'en prends les dieux à témoin !» A ce nouveau parjure, la mère furieuse répond par un regard de mort. Les Troyennes le saisissent, Hécube se jette sur sa proie ; avec la force de la colère, elle enfonce ses doigts dans les yeux du traître, elle en arrache les prunelles ; elle y plonge la main tout entière ; et, souillée d'un sang odieux, elle fouille et refouille le creux des orbites. Les Thraces, irrités de cet affreux traitement fait à leur chef, tombent sur Hécube à coups de traits et de pierres. O surprise ! elle se retourne, elle court après la pierre qu'on lui lance, et la mord en grondant ; elle ouvre la bouche pour parler, et elle aboie. On montre encore le lieu dont le nom rappelle ce prodige ; et, longtemps poursuivie par le souvenir de ses maux, on l'entendit pousser des hurlements plaintifs dans les plaines de la Thrace. Troyens et Grecs plaignirent son triste sort ; tous les dieux furent émus, et Junon elle-même avoua qu'Hécube n'avait pas mérité tant de douleurs.

L'Aurore avait favorisé les armes des Troyens ; mais il n'y a plus de place dans son âme pour les malheurs d'Ilion et d'Hécube ; un malheur qui la touche de plus près, le douloureux souvenir du fils qu'elle a perdu, déchire le cour de la déesse : elle a vu, dans les plaines de Troie, Memnon périr sous la lance d'Achille ; et, à cette vue, les vives couleurs qui rougissent le ciel du matin ont pâli, l'horizon s'est couvert de noirs nuages. Memnon reposait sur le bûcher fatal ; à cet affreux spectacle, la mère éperdue, hors d'elle-même, les cheveux épars, court se jeter aux pieds de Jupiter, et, d'une voix éplorée : «Je suis la dernière des déesses de l'Olympe, j'ai peu de temples dans l'univers ; déesse cependant, tu me vois à tes genoux. Je ne veux ni temples, ni sacrifices, ni encens, ni autels ; je ne suis qu'une femme, et pourtant, s'il est vrai que ma lumière naissante sert à borner l'empire de la nuit, tous ces honneurs sont mérités ; mais l'Aurore a d'autres pensées, d'autres soins que de réclamer les honneurs qui lui sont dus. J'ai perdu mon fils ; c'est pour lui que je viens. Après avoir en vain combattu avec courage pour Priam, il est tombé, à la fleur de son âge, sous les coups du terrible Achille. Tu l'as voulu, ô souverain des dieux ! Mais du moins, je t'en conjure, daigne, par quelque marque d'honneur, consoler son ombre et le coeur brisé de sa mère». Jupiter exauce sa prière : le bûcher enflammé de Memnon s'écroule, et vomit de noirs tourbillons de fumée : pareille à ces vapeurs émanées des fleuves, et que le soleil ne peut percer de ses rayons, la cendre qui voltige s'agglomère, prend un corps, une figure ; le feu lui prête la chaleur et la vie ; légère, elle a des ailes ; c'est encore une masse informe, bientôt c'est un oiseau qui s'envole avec mille frères qui doivent au même prodige leurs ailes bruyantes. Trois fois ils tournent autour du bûcher, trois fois ils poussent ensemble le même cri ; puis on les voit se partager en deux bandes, s'attaquer avec rage, se déchirer et de l'ongle et du bec, s'épuiser en furieux efforts ; ils tombent en offrande sur la cendre dont ils sont nés, et ils n'oublient pas qu'ils ont reçu la vie d'un héros. Leur nom est le sien, et, tous les ans, les memnonides, renaissent pour combattre et mourir sur le tombeau de Memnon. Ainsi, quand tout le monde gémit sur Hécube, l'Aurore ne songe qu'à sa douleur ; elle pleure encore aujourd'hui, et ses larmes pieuses sont la rosée du matin.

Cependant l'avenir de Troie n'a pas été détruit avec ses murailles : le fils de Vénus emporte sur ses épaules les dieux d'Ilion et son vieux père, saint et pieux fardeau, seules richesses qu'il ait voulu sauver avec son Ascagne. C'est d'Antandre qu'il part et va chercher au-delà des mers un lieu d'exil. Il fuit le rivage impie de la Thrace, et cette terre abreuvée du sang de Polydore ; le vent et les flots favorables le conduisent à Délos, la ville d'Apollon. Anius, roi des hommes, et prêtre de Phébus, le reçoit ; il le conduit au temple, puis à sa demeure ; il lui montre la ville, les autels consacrés, les deux arbres que tenait embrassés Latone, dans les douleurs de l'enfantement. Après avoir versé l'encens et le vin dans la flamme du sacrifice, et brûlé, selon le rite, les entrailles de la victime, ils reviennent au palais, où, couchés sur de riches tapis, ils jouissent des présents de Bacchus et de Cérès. Alors, le vieil Anchise, s'adressant à Anius : «Prêtre sacré d'Apollon, lui dit-il, me trompé-je, ou n'avais-tu pas, lors de mon premier voyage dans cette île, un fils et quatre filles, si mes souvenirs ne me trompent pas ? Anius secoue sa tête ornée de bandelettes aussi blanches que la neige, et répond, d'une voix triste : «Tu ne te trompes pas, noble vieillard : tu m'as vu au milieu de cinq enfants ; et aujourd'hui, ô inconstance des choses humaines ! tu me vois, pour ainsi dire, seul : car mon fils absent est-il pour moi un appui ? Il possède Andros, à laquelle il a donné son nom ; il a quitté son père pour aller y régner. Apollon lui a donné le pouvoir de deviner l'avenir ; mais ses soeurs avaient reçu de Bacchus un autre don bien au-dessus des voeux et de la croyance humaine : sous leurs mains tout se changeait en blé, en huile ou en vin ; c'était une source inépuisable de richesses. Le destructeur de Troie, Agamemnon, apprit ce prodige (nous aussi nous devions souffrir de l'orage qui a éclaté sur vous) : les armes à la main, il arrache mes filles des bras de leur père ; il veut les forcer de nourrir, par leur puissance mystérieuse, le camp des Grecs. Elles s'échappent, et vont chercher un asile, les unes dans l'Eubée, les autres auprès de leur frère, à Andros. Mais une armée se présente : il fallait les livrer ou combattre ; et le frère épouvanté livra ses soeurs ! Pardonnez-lui, car il n'avait pour défendre Andros ni Enée ni Hector, qui vous ont permis de résister pendant dix ans. Déjà l'on préparait les liens des captives ; elles lèvent vers le ciel leurs mains encore libres : «O Bacchus, sauve-nous !» s'écrient-elles ; et l'auteur du don fatal les sauva, si l'on peut dire qu'en les perdant par un prodige ce dieu les a sauvées. Comment elles ont pu perdre la forme humaine, je ne l'ai jamais su, et je ne pourrais vous le dire aujourd'hui ; mon malheur seul m'est connu. Elles prirent des ailes, et on vit à leur place de blanches colombes, l'oiseau chéri de Vénus».

C'est ainsi que les convives occupaient le temps du festin. Le repas terminé, chacun va se livrer au sommeil. Les Troyens se lèvent avec le jour, et vont consulter l'oracle d'Apollon. «Allez retrouver, leur dit-il, la mère antique de votre race et les rivages de vos pères !» Anius les accompagne au départ, et leur fait des présents : il donne à Anchise un sceptre, à Iule une chlamyde et un carquois, à Enée une coupe, que lui avait jadis envoyée son hôte, Thersès le Thébain. C'était une oeuvre du célèbre Alcon de Myla, dont le ciseau avait tracé sur la coupe une longue histoire. On voyait une ville ; sept portes bien distinctes la faisaient assez reconnaître. Sous les murs de la ville, des pompes funèbres, des tombeaux, des feux, des bûchers, des femmes, les cheveux épars et la poitrine découverte, annoncent une grande calamité : on dirait voir les nymphes gémir auprès des sources desséchées ; l'arbre sans feuillage étend ses branches mortes et nues, les chèvres cherchent en vain à brouter parmi les rochers arides. Voici, au milieu de Thèbes, les filles d'Orion ; l'une, avec l'intrépidité d'un coeur viril, présente la gorge au fer ; l'autre a déjà reçu le coup fatal, et meurt courageusement pour son pays. Leur pompe funèbre traverse la ville, et le bûcher s'élève sur la place la plus fréquentée. De la cendre des jeunes filles, dont les dieux veulent conserver la race, on voit sortir deux jeunes héros ; la voix publique leur donne le nom de Coronides ; et ils rendent les derniers devoirs à la cendre qui leur a donné la vie. Le bord d'airain de cette coupe merveilleuse était entouré d'une acanthe d'or. Les Troyens, à leur tour, font à Anius des présents non moins riches : ils donnent au prêtre d'Apollon un vase où se garde l'encens, une coupe d'or et un diadème étincelant de pierreries.

Anchise croit se rappeler que les Troyens tirent leur origine de Teucer : de Délos, ils font voile pour la Crète, mais ils en sont bientôt chassés par un terrible fléau ; ils quittent l'île aux cent villes, pour aller chercher les bords de l'Ausonie. Une tempête éclate, et les pousse sur les rivages perfides des Strophades, où la hideuse Aello les glace d'horreur. Bientôt Dulichium, Ithaque, Samé, Nérite, royaume du perfide Ulysse, fuient derrière eux. Ils aperçoivent Ambracie, disputée jadis par les dieux ; le rocher auquel le juge du débat, métamorphosé en pierre, a donné sa forme ; le promontoire où s'élève aujourd'hui le temple de l'Apollon d'Actium ; Dodone et ses rochers parlants ; et le golfe de Chaonie, où Jupiter sauva des flammes les enfants du roi des Molosses, en leur donnant des ailes. Ils gagnent l'île fortunée des Phéaciens, où mûrissent tant de fruits délicieux : ils visitent l'Epire, Buthrote, où régnait le divin Hélénus, et qui leur présente une faible image de Troie. De là, éclairés sur l'avenir par la science infaillible du fils de Priam, ils abordent aux champs de la Sicile ; cette île pousse trois caps dans la mer : celui de Pachynos, vers l'Auster orageux ; celui de Lilybée, du côté où soufflent les doux zéphyrs ; et celui de Pélore vers Borée et vers l'Ourse, qui ne se plonge jamais dans l'Océan. C'est là que les Troyens s'arrètent : la rame et le vent favorable les font entrer dans le port de Zancle.

Scylla sur la rive droite du détroit, l'infatigable Charybde sur la rive gauche, sont la terreur des matelots : l'une ravit, dévore et revomit les vaisseaux, l'autre, dont une meute aboyante forme la noire ceinture, a le visage d'une jeune fille : et elle fut jadis une jeune fille, si tout n'est pas fiction dans les récits des poètes. Une foule de prétendants briguaient sa main ; mais elle rejetait leurs voeux, et, chérie des nymphes de la mer, elle allait leur conter ses refus et le désespoir de ses amants. Un jour Galatée, pendant que Scylla lui nouait et dénouait ses beaux cheveux, lui dit avec un long soupir : «Que tu es heureuse, ô Scylla ! tu n'as pas de sauvages amants ; tu peux impunément refuser leurs voeux ; et moi, fille de Nérée et de la belle Doris, avec mes cinquante soeurs pour appui, je n'ai pu échapper qu'à force de pleurs à l'amour d'un Cyclope». Les larmes étouffent sa voix ; Scylla les essuie de sa blanche main, et console doucement la déesse :

«Parle-moi, ô compagne chérie, lui dit-elle : ne crains pas de dire à ton amie la cause de ta douleur». Galatée lui répond : «Acis était le fils de Faune et de la nymphe Symæthis : il faisait le bonheur de son père, de sa mère, et le mien surtout, car je l'aimais : il était beau, il avait seize ans, et un léger duvet dessinait les doux contours de ses joues. Je l'aimais, et le Cyclope me poursuivait de son amour. Si tu me demandes quelle était dans mon âme la passion la plus vive, de ma haine pour le Cyclope, ou de ma tendresse pour Acis, je crois qu'elles étaient égales. 0 Vénus, que ta puissance est grande ! Ce géant farouche, l'horreur des forêts, que nul n'avait pu voir impunément, le contempteur de l'Olympe et des dieux, sent ce que c'est que l'amour : épris de ma beauté, il brûle, il oublie son antre et ses troupeaux. Il songe à sa figure ; il veut plaire : il peigne avec un râteau sa rude chevelure, il coupe avec une faux sa barbe hérissée ; il se mire dans les eaux, il compose ses traits farouches.Ce n'est plus ce géant féroce, toujours altéré de sang et affamé de meurtre : les vaisseaux abordent au rivage et le quittent sans péril. Cependant Télémus, porté sur les côtes de la Sicile, Télémus fils d'Eurymidès, que les signes de l'avenir n'avaient jamais trompé, va trouver sur l'Etna le terrible Polyphème : «L'oeil unique que tu as au milieu du front, Ulysse te le ravira, lui dit-il. - Tu mens, méchant devin, un autre l'a déjà ravi», répond le géant, avec un éclat de rire, et en se moquant de l'infaillible menace de l'augure. Tantôt il parcourait, de ses pas gigantesques, le rivage qui s'affaissait sous son poids, tantôt il allait, épuisé de fatigue, se cacher dans son antre. Vois-tu ce cap élevé qui s'allonge au loin sur les flots, et que la mer baigne de deux côtés ? C'est là qu'un jour le Cyclope vint s'asseoir au milieu de ses brebis, qui le suivaient d'elles-mêmes. Après avoir posé à ses pieds le pin qui lui servait de bâton, et dont on aurait pu faire un mat, il prit une flûte formée de cent roseaux, et les mers, les montagnes frémirent des sifflements horribles qu'il en tira. Caché sous les flancs d'un rocher, je reposais sur le sein de mon Acis ; et de loin, mon oreille recueillait ces paroles, qui sont restées gravées dans ma mémoire :

«0 Galatée, tu es plus blanche qu'un beau lys, plus fraîche que les fleurs de la prairie, plus élancée que l'aune, plus brillante que le cristal, plus folâtre qu'un jeune chevreau, plus polie que le coquillage lentement usé par la vague, plus agréable que les rayons du soleil en hiver, et que l'ombre en été ; plus exquise que les fruits les plus exquis, plus noble que le haut platane, plus transparente que la glace, plus suave qu'un raisin mûr, plus douce que la crème et que le duvet du cigne, et, si tu ne fuyais pas toujours, plus belle qu'un frais jardin. Mais en même temps, ô Galatée, tu es plus sauvage que la génisse indomptée, plus dure que le chêne chargé d'ans, plus trompeuse que l'onde, que la branche de saule et le rameau flexible de la vigne, qui se dérobent sous la main, plus impassible que ces rochers, plus impétueuse que le torrent, plus fière que le paon dont on loue le plumage, plus irritante que la flamme, plus âpre que les ronces, plus farouche que l'ourse devenue mère, plus sourde que les profondeurs de l'Océan, plus cruelle que le serpent foulé par le pied du voyageur ; et, ce qui fait surtout ma douleur, plus agile que le cerf devant la meute aboyante, plus légère que l'aile du zéphyr. Ah ! si tu me connaissais, tu te repentirais d'avoir fui ; tu regretterais tes longs refus, tu ferais tout pour me retenir auprès de toi. J'ai sur le flanc de la montagne un antre creusé sous le rocher ; là, on ne sent ni la chaleur brûlante de l'été, ni les glaces de l'hiver : j'ai des arbres dont les branches plient sous les fruits ; j'ai de longues vignes aux raisins dorés, d'autres aux raisins colorés de pourpre : je t'en réserve les grappes. Toi-même, de tes mains tu iras cueillir la fraise parfumée, née à l'ombre des bois, les fruits d'automne du cornouillier, la prune au noir duvet, et celle, plus délicate, dont la couleur imite la cire nouvelle. Ni les douces châtaignes, ni les fruits les plus savoureux ne manqueront à mon épouse : tous les arbres serviront ses désirs. Ces troupeaux sont à moi : beaucoup d'autres errent dans les forêts et dans les vallées ; beaucoup reposent dans les antres de la montagne. Ne m'en demande pas le nombre, je l'ignore : c'est au pauvre qu'il convient de dénombrer son troupeau. Mes brebis sont belles ; mais viens en juger par toi-même : viens voir comme elles peuvent à peine soutenir leurs traînantes mamelles. Les jeunes agneaux sont dans de chaudes étables : d'autres sont remplies de jeunes chevreaux. J'ai toujours du lait blanc comme la neige : j'en garde une partie pour le boire ; je laisse l'autre s'épaissir en fromage. Près de moi, tu n'auras pas seulement de ces présents vulgaires, plaisirs si faciles à donner : des daims, des lièvres, des chevreaux, une paire de colombes, ou un nid enlevé sur la cime d'un arbre : j'ai trouvé, dans les montagnes, deux jeunes ours au long poil, qui pourront jouer avec toi : c'est à peine si tu sauras les distinguer, tant ils se ressemblent. Je les ai trouvés, et je me suis dit : je les garderai pour ma maîtresse. Viens, ô Galatée, lève ta belle tête au-dessus des flots d'azur ; viens et ne dédaigne pas mes présents. Je connais ma figure, je l'ai vue naguère dans une eau limpide, et son image m'a plu. Vois comme je suis grand ! Jupiter n'est pas plus grand dans le ciel ; car vous parlez toujours de je ne sais quel Jupiter, qui règne, dites-vous, sur le monde. Une épaisse chevelure domine mon large front, et, comme une forêt, ombrage mes épaules. Si mes membres sont hérissés de poils, crois-moi, ce n'est pas une laideur : la beauté de l'arbre est son feuillage ; la beauté du cheval, c'est la crinière qui ondoie sur son col impatient : l'oiseau a son plumage : la laine est l'honneur de la brebis : une barbe et des membres velus siéent à l'homme. Je n'ai qu'un oeil au milieu du front ; mais on dirait un large bouclier : le soleil n'embrasse-t-il pas l'univers du haut des cieux ? Et pourtant le soleil n'a qu'un oeil. C'est mon père qui règnesur vos humides demeures ; tu seras la belle-fille de Neptune. Prends pitié de moi, je t'en supplie ; écoute ma prière, car je n'ai jamais prié que toi.Je méprise Jupiter, son Olympe et sa foudre ; mais je tremble devant toi, ô fille de Nérée : ton courroux est plus terrible que son tonnerre. Je souffrirais moins vivement de tes mépris, si tu fuyais tout le monde, comme tu me fuis : mais pourquoi repousser le Cyclope, et chérir un Acis ? Pourquoi préférer à mes caresses les caresses d'Acis ? Eh bien ! qu'il se complaise en lui-même ; que toi aussi, pour ma douleur, ô Galatée, tu te complaises en lui ; mais qu'il me tombe un jour sous la main, et il sentira que ma force répond à ma taille. Je lui arracherai, tout vivant, les entrailles ; je lancerai ses membres déchirés à travers les champs, et jusque dans la mer où tu habites : oh ! ainsi, soyez-vous réunis ! car enfin je brûle, et la flamme irritée n'en est que plus vive et plus terrible : je brûle comme si l'Etna et tous ses feux étaient dans mon sein : et toi, ô Galatée, tu es sans pitié !»

Après ces plaintes inutiles (j'observais tout), il se lève, et, comme un taureau furieux de la perte de sa génisse, il ne peut rester à la même place, il erre à travers les bois et les montagnes. Tout à coup, comme nous étions sans crainte et dans l'ignorance du péril, il m'aperçoit auprès d'Acis : «Je vous vois, s'écrie-t-il ; attendez, ce seront là vos dernières caresses». Ce cri était terrible, comme celui d'un géant irrité ; l'Etna le répète avec horreur. Et moi, éperdue, je me précipite sous les flots : Acis fuyait : «A mon secours, Galatée, criait-il ; mon père, ma mère, à mon secours ! cachez-moi dans vos ondes, où je vais périr !» Polyphème le poursuit ; il arrache le sommet d'une montagne et le lance ; et quoiqu'une extrémité de cette masse atteigne seule Acis, elle le couvre tout entier et l'écrase. J'ai fait pour lui tout ce que les destins permettaient, en lui donnant la forme et les attributs de son aïeul. Sous le roc qui l'avait écrasé, le sang coulait en flots de pourpre : et d'abord sa couleur commence à s'effacer ; c'est comme l'eau d'un fleuve, troublé par une orage ; peu à peu, c'est une source pure et limpide. Alors la pierre s'entr'ouvre ; de ses flancs surgit la tige vigoureuse de verts roseaux ; le flot s'ouvre, et s'échappe en bondissant du creux du rocher. Tout à coup, chose merveilleuse ! s'élève au milieu des eaux le buste d'un jeune homme : des cornes arment son front couronné de joncs flexibles : c'était Acis, mais plus grand, mais avec un teint verdâtre ; c'était Acis changé en fleuve ; et ces eaux ont conservé son nom».

Galatée avait cessé de parler : les nymphes qui l'entouraient se séparent, et plongent sous l'eau profonde et calme. Scylla les quitte, car elle n'ose pas, comme elles, se confier aux flots. Après avoir dépouillé ses vêtements, elle suit au hasard le sable humide du rivage ; ou bien, fatiguée, elle gagne une grotte écartée, où dorment les eaux de la mer, pour y rafraîchir son beau corps. Tout à coup, fendant les flots, un hôte nouveau du profond Océan, naguère changé en dieu marin sur les côtes de l'Eubée, Glaucus arrive ; il voit Scylla, et, dans une muette surprise, il la contemple avec amour : mais elle fuit : pour la retenir, il l'appelle en vain des plus doux noms ; elle fuit toujours, la peur lui donne des ailes ; elle arrive au sommet d'un immense rocher, dont la cime unique est dépouillée d'ombrage, et elle se penche au loin au-dessus des eaux. Elle s'arrête ; et de cet asile inaccessible, ignorant si elle voit un monstre ou un dieu, elle regarde avec étonnement son étrange couleur, la longue chevelure qui couvre ses épaules et son dos, son corps terminé par la queue flexible d'un poisson. Glaucus s'en aperçoit, et appuyé sur un rocher voisin, il lui dit :

«O jeune fille, je ne suis pas un monstre, une bête féroce, mais un dieu de la mer : j'ai sur ces flots le même pouvoir que Protée, Triton et Palémon, fils d'Athamas. Naguère j'étais un simple mortel : mais j'aimais déjà les eaux profondes, et je vivais sur les bords de la mer. Tantôt j'amenais sur le rivage les poissons tombés dans mes filets ; tantôt, assis sur un rocher, je suivais de l'oeil et de la main le mouvement de l'hameçon. Près d'une verte prairie est un rivage baigné d'un côté par les flots, et de l'autre, borde d'un frais gazon que n'a jamais effleuré la dent des génisses. On n'y voit point brouter la douce brebis et la chèvre inquiète, ou l'abeille empressée recueillir le suc parfumé des fleurs : jamais on n'y a tressé la joyeuse couronne des festins, et jamais l'herbe n'y est tombée sous la faux. Je m'assis le premier sur ce gazon, en faisant sécher mes filets humides : pour examiner ma pêche, je rangeais sur l'herbe les poissons que le hasard avait jetés dans mes filets, ou que l'appât trompeur avait fait mordre à l'hameçon. Tout à coup, chose incroyable, mais que me servirait-il de feindre ? à peine ces poissons ont touché le gazon, qu'ils se mettent à remuer, à sauter, à s'agiter sur la terre, comme s'ils étaient dans l'eau : et, pendant que je les regarde tout étonné, ils s'élancent du bord dans la mer, et laissent là leur nouveau maître. J'étais immobile de surprise. D'où vient cette chose étrange ? me demandais-je tout rêveur ; quelle en est la cause ? est-ce un dieu, est-ce le suc d'une plante ? mais quelle plante a donc une telle vertu ?» Et je cueille une poignée d'herbes, et je les mords avidement. A peine leurs sucs inconnus ont-ils humecté ma langue, je sens tout mon être bouleversé, mon âme ravie vers un autre élément par un indicible amour. Je ne puis résister : terre, adieu ! adieu pour toujours ! et je me plonge sous les eaux. Les dieux de la mer me reçoivent, et m'associent à leur pouvoir : à leur prière, Téthis et l'Océan me dépouillent de ma nature mortelle ; ils me purifient : ils prononcent neuf fois une formule sacrée, et m'ordonnent de plonger mon corps dans les eaux de cent fleuves. J'obéis ; et cent fleuves roulent leurs ondes sur ma tête. Voilà tout ce que je puis dire, tout ce que ma mémoire me rappelle ; je perdis l'usage de mes sens ; et quand je revins à moi, j'avais un autre corps, un autre esprit. Alors, pour la première fois, je vis cette barbe verdâtre, cette longue chevelure qui traîne au loin sur la mer, ces larges épaules, et mes jambes couvertes d'écailles et de nageoires. Mais à quoi bon cette nouvelle forme ? A quoi bon la faveur des divinités de la mer. Que me sert d'être dieu, si rien ne doit toucher ton coeur ?» Glaucus allait parler encore ; mais Scylla ne l'écoute plus : elle fuit. Le dieu frémit de colère : le dédain irrite sa passion : il va trouver, dans son palais rempli de monstres, Circé, la fille du Soleil.



Les Métamorphoses, XIV

Déjà Glaucus a laissé derrière lui l'Etna, sous lequel gémissent les géants, et la terre des Cyclopes, qui ne doit rien ni à la herse, ni au soc de la charrue, ni au travail patient des boeufs : il perd de vue les murs opposés de Zancle et de Rhégium, et ce détroit, fertile en naufrages, resserré entre les confins de la Sicile et de l'Italie. D'une main puissante, il fend les flots de la mer Tyrrhénienne, et bientôt il arrive sur les collines aux herbes magiques, et dans le palais aux cent monstres divers de Circé. A peine l'a-t-il aperçue, à peine lui a-t-il donné le salut qu'elle lui rend : «Déesse, prends pitié d'un dieu, je t'en conjure, lui dit-il ; toi seule, si je t'en parais digne, peux adoucir les peines de mon amour ; car je connais toute la puissance des plantes, moi dont elles ont changé la nature. Apprends la cause du mal qui me possède : sur le rivage d'Italie, en face de Messine, j'ai vu Scylla : j'aurais honte de redire mes promesses, mes prières, mes flatteries caressantes, mes paroles d'amour ; elle a tout méprisé. O toi, s'il est quelque vertu dans les paroles magiques, que ta bouche sacrée les prononce ; ou si le charme des plantes a plus de force, prends celles dont tu as éprouvé déjà l'effet tout-puissant. Ne me guéris pas, laisse-moi ma blessure ; n'éteins pas le feu qui me dévore, mais que Scylla du moins le partage !» Circé lui répond (et jamais femme n'eut pour l'amour une âme plus vive et plus ardente ; soit par un fougueux instinct, soit par la colère de Vénus, dont le Soleil, son père, avait révélé la honte) : «Tu ferais mieux de suivre celle qui se laisserait aimer, éprise des mêmes désirs et de la même passion. Tu étais digne d'un tel amour et tu méritais qu'on te l'offrît, sans le demander toi-même : mais, crois-moi, laisse espérer, et quelqu'un te l'offrira. En douterais-tu ? Ne crois-tu pas à la puissance de ta beauté ? Eh bien ! moi, déesse et fille du Soleil, moi dont tout le monde redoute et les paroles et les poisons magiques, je voudrais être à toi : méprise celle qui te méprise ; aime celle qui t'aime, et, du même coup, venge-nous tous les deux. - Non, répondit Glaucus ; on verra plutôt les forêts verdir dans la mer, et les algues marines pousser sur les montagnes, que mon amour changer, tant que durera la vie de Scylla». La déesse s'indigne ; elle ne peut et elle ne voudrait pas, d'ailleurs, se venger sur le dieu qu'elle aime ; mais toute sa colère se tourne contre celle qu'on lui préfère. Furieuse de cet affront, elle broie d'horribles plantes et mêle à leurs poisons des paroles infernales : puis, enveloppée de ses voiles d'azur, elle sort de son palais, à travers les monstres qui la flattent sur son passage, et elle s'élance vers Rhégium. Elle marche sur les flots, comme sur le terrain solide du rivage, et ses pieds effleurent, sans se mouiller, le dos écumant des vagues. Il y avait une anse étroite, au contour sinueux, où Scylla aimait à venir goûter le repos et la fraîcheur, à l'abri d'une mer agitée et d'un ciel en feu, lorsque le soleil, au plus haut de sa course, avait ramené l'ombre au pied des chênes. C'est là que Circé verse, avec ses poisons, d'horribles germes. Le suc de ses herbes vénéneuses souille et corrompt les eaux ; et les lèvres de l'enchanteresse murmurent neuf fois des mots étranges et ténébreux. Scylla vient ensuite ; et à peine est-elle à moitié descendue dans l'onde, qu'elle se voit avec horreur entourée de montres aboyants. D'abord, elle ne sait pas qu'ils font partie de son corps ; elle veut fuir, elle les repousse, elle craint leurs dents hideuses : mais en fuyant elle les traîne avec elle ; ses cuisses, ses jambes, ses pieds, ont disparu ; elle les cherche et ne trouve à leur place que des gueules béantes, que des chiens hurlants, au corps difforme, et qui la pressent dans une affreuse ceinture. Glaucus versa des larmes et fuit avec horreur les caresses de Circé, dont les poisons avaient trop odieusement servi la haine. Scylla resta dans ce lieu ; et bientôt elle put se venger de Circé, en dévorant les compagnons d'Ulysse. Elle allait aussi submerger les vaisseaux troyens, lorsqu'elle fut changée en un rocher, qui se dresse encore aujourd'hui sur les eaux, et que les matelots évitent avec effroi.

Les Troyens avaient, à force de rames, échappé à Scylla et à l'avide Charybde. Déjà ils apercevaient les côtes de l'Ausonie, lorsqu'un vent furieux les repousse sur le rivage africain. Là, Didon accueille Enée dans son palais ; mais elle accueille aussi dans son âme l'amour du héros dont elle ne devait pas supporter l'abandon : couchée sur un bûcher, qu'elle a fait élever sous le prétexte d'offrir un sacrifice, elle meurt de sa main, et, trompée par Enée, elle trompe tous ceux qui l'entourent. Enée fuit les murs naissants de Carthage et les sables de la Lybie : les vents le portent auprès du mont Eryx, où il retrouve Alceste, son ami : il offre un sacrifice sur le tombeau de son père, et remet à la voile, sur les vaisseaux encore noircis par les flammes de l'incendie qu'Iris avait allumé pour obéir à Junon. Il laisse derrière lui le royaume d'Eole, les terres de Vulcain, d'où s'exhalent les vapeurs empestées du soufre, et les rochers perfides des Sirènes. Privé de son pilote, Palinure, il côtoie les îles d'Inarime et de Prochyte, les rochers stériles de Pithécuses, dont le nom rappelle celui de ses habitants. Jadis le souverain des dieux, irrité de la mauvaise foi et des parjures des Cercopes, voulut punir les crimes de cette race perfide, et les changer tous en animaux difformes, à la fois semblables à l'homme, et différents de lui. Il contracta leurs membres, aplatit leur nez, sillonna leur visage de rides, et couvrit leur corps d'un poil fauve. Puis il les relégua dans cette île, en leur ôtant l'usage de la parole, dont ils ne s'étaient servi que pour le parjure : il ne leur laissa, pour se plaindre, qu'un cri rauque.

Enée laisse à sa droite les murs de Parthénope ; à sa gauche, la tombe de Misène, à la trompette éclatante, et va descendre sur les bords marécageux de Cumes. Il pénètre dans l'antre de l'antique Sibylle, et la prie de le conduire, par l'Averne, auprès des mânes de son père. Elle reste longtemps immobile, les yeux fixés sur la terre ; enfin elle les relève, et, pleine du dieu qui l'inspire : «Tu demandes beaucoup, dit-elle, héros dont on a vu briller le courage au milieu des épées, et la piété au milieu des flammes. Mais ne crains rien : tes désirs seront remplis ; tu verras avec moi les demeures de l'Elysée, les derniers royaumes du monde, et l'ombre chérie de ton père ; il n'est pas de chemin inaccessible à la vertu».

Elle montre à Enée le rameau d'or qui brillait dans la forêt de Proserpine, et lui ordonne de l'arracher. I1 obéit ; et il vit les richesses du formidable Pluton, les mânes de ses aïeux, et l'ombre du magnanime Anchise ; il connut les lois des enfers, et quels dangers, quelles guerres nouvelles il avait encore à soutenir. Il revient sur ses pas, toujours conduit par la Sibylle, et il trompe, en s'entretenant avec elle, l'ennui et les fatigues du chemin. Pendant qu'ils suivaient une route effrayante, à travers un sombre crépuscule, Enée dit à la Sibylle : «Que tu sois une déesse, ou seulement une mortelle chérie des dieux, tu seras toujours pour moi comme une divinité bienfaisante ; et je reconnaîtrai combien je dois à celle qui m'a fait voir les royaumes de la mort, qui m'en a fait sortir après les avoir vus. Quand je serai revenu sur la terre, je t'élèverai un temple et je brûlerai l'encens sur tes autels». Elle se retourne, et lui répond après un long soupir : «Je ne suis pas une déesse, et l'encens ne doit pas brûler en l'honneur d'une mortelle : apprends qui je suis : j'aurais eu le don d'une jeunesse éternelle et sans fin, si j'avais voulu céder aux désirs de Phébus. Il m'aimait ; et, dans sa passion, il espérait me séduire par des présents. «Vierge de Cumes, me dit-il un jour, forme un voeu, et ton voeu sera rempli». Je pris une poignée de poussière, et je souhaitai follement autant d'années de vie, que j'avais de grains de poussière dans la main. J'oubliai de souhaiter aussi des années toujours jeunes ; le dieu me les aurait données : il m'offrait cette jeunesse, toujours renaissante, si je voulais me livrer à lui ; j'ai méprisé les dons de Phébus, et je suis restée vierge. Mais l'âge heureux a fui rapide ; elle est venue, de son pas tremblant, la triste vieillesse, que je dois si longtemps subir. Déjà j'ai vécu sept longs siècles, et, pour épuiser le nombre des grains de sable, il me reste encore trois cents moissons, trois cents vendanges à voir mûrir. Viendra le temps, où cette vie prolongée aura miné mon corps, où mes membres, lentement usés par la vieillesse, seront réduits à un atome insaisissable : alors, qui pourra voir en moi la femme autrefois désirée, et désirée par un dieu ? Phébus, lui aussi peut-être, ne me reconnaîtra plus, ou niera m'avoir aimée, tant je serai différente de moi-même. Invisible à tous, je n'aurai plus que la voix : c'est tout ce que les destins doivent me laisser».

Ainsi parlait la Sibylle ; et les deux voyageurs continuaient à gravir la route souterraine. Enée sort du royaume des ombres, non loin de Cumes, fondée par une colonie d'Eubéens ; et après avoir sacrifié, suivant les rites, il vient aborder au rivage qui ne portait pas encore le nom de sa nourrice. Là s'était arrêté, après de longs et pénibles voyages, Macarée, un des malheureux compagnons d'Ulysse. Il reconnaît, parmi les Troyens, Achéménide, naguère abandonné au milieu des rochers de l'Etna ; et, tout surpris de le voir encore vivant : «Quel heureux hasard, ou quel dieu t'a conservé ? lui dit-il. Comment un Grec se trouve-t-il sur le vaisseau d'un Troyen ? Quelle terre ce vaisseau va-t-il chercher ?» C'était bien Achéménide auquel il parlait, et non plus cette figure hideuse qui était apparue aux Troyens, sous des vêtements en lambeaux, et rattachés avec des épines. «Que je revoie Polyphème et ses dents dégouttantes de sang humain, dit-il à Macarée, si le toit de ma famille et Ithaque me sont plus chers que ce vaisseau, si j'honore Enée moins qu'un père ! Rien ne pourra m'acquitter jamais envers lui ; si je parle, si je respire, si je vois le ciel et la lumière du jour, c'est à lui (je ne saurais l'oublier) que je le dois ; grâce à lui, je ne suis pas tombé sous la dent du Cyclope ; et maintenant, si je meurs, mon corps reposera dans la terre, ou du moins il n'aura pas pour tombeau le ventre de Polyphème. Que devins-je au moment terrible où je me vis abandonné, et vous déjà loin du rivage ! La terreur m'avait ravi l'usage de mes sens : j'étais anéanti ; ma bouche s'ouvrit pour crier, mais l'ennemi était là, je tremblai de me trahir ; les cris insultants d'Ulysse faillirent vous perdre. Je vis le Cyclope arracher le sommet d'une montagne, et jeter au milieu de la mer cette masse effroyable ; je le vis encore, de ses bras gigantesques, lancer, avec la force d'une machine, d'énormes quartiers de rocs. A la vue des rochers, des vagues dont le poids menaçait de vous submerger, je pâlissais d'effroi, comme si j'avais été sur le vaisseau. Dès que la fuite vous a sauvés d'une mort affreuse, le géant va et revient, en rugissant, sur l'Etna ; aveugle, il étend devant lui ses larges mains pour éviter les forêts ; il se heurte contre les rochers ; il tourne vers la mer ses bras souillés de sang, et pousse d'horribles imprécations contre les Grecs. «Oh ! s'écrie-t il, si jamais le hasard ramenait sous ma main Ulysse, ou quelqu'un de ses compagnons sur qui je puisse assouvir toute ma rage, je lui mangerais les entrailles ; je le mettrais en pièces tout vivant, je boirais son sang avec délices ; je ferais crier ses membres broyés sous mes dents. Que je me consolerais facilement de la perte de mon oeil !» J'écoutais les furieuses menaces du Cyclope ; je regardais, glacé d'épouvante, son visage encore rouge de meurtre, ses mains terribles, ses vastes membres, son orbite saignant, sa barbe mêlée de sang humain. J'avais la mort sous mes yeux ; mais c'était la moindre de mes terreurs ; et déjà je me sentais saisi par la main du géant, je sentais mes entrailles dévorées et englouties dans les siennes ; je ne pouvais chasser l'horrible image des jours où je l'avais vu briser contre la terre mes malheureux compagnons, et lui-même, accroupi sur leurs cadavres, comme un lion sur sa proie, dévorer avidement les entrailles, les chairs, les os avec leur moelle et les membres palpitants. Tout mon corps tremblait ; je n'avais plus une goutte de sang dans les veines ; je le voyais encore mâcher ces mets hideux, et revomir les morceaux saignants parmi des flots de vin. Je me figurai victime d'un si affreux destin. Je restai longtemps caché, tremblant au moindre bruit, craignant la mort, et la désirant tout ensemble, trompant la faim avec des glands, des feuilles et de l'herbe ; seul, sans secours, sans espoir, et comme dévoué à la vengeance du Cyclope. Enfin, après de longues souffrances, j'aperçus ce vaisseau ; je courus au rivage, j'implorai du geste un asile, et l'on eut pitié de moi : un Grec fut recueilli sur un vaisseau des Troyens. Mais toi aussi, cher compagnon, conte-moi tes aventures, celles d'Ulysse et de tous ceux dont tu as partagé les périls».

Macarée lui parle d'abord d'Eole, qui règne sur la mer profonde d'Etrurie, et qui retient dans des cavernes les vents furieux. Eole les avait enfermés dans une outre pour les donner au roi d'Ithaque ; et, grâce à cet étrange pré sent, Ulysse, après neuf jours d'une heureuse navigation, découvrait déjà son île tant désirée. Mais le dixième jour, ses compagnons, jaloux de leur chef, et avides de partager ses trésors, qu'ils croyaient cachés dans cette outre, avaient ouvert aux vents leur prison ; et le vaisseau, entraîné par eux sur les mers qu'il venait de traverser, était retenu sur les côtes du royaume d'Eole. «De là, dit Macarée, nous arrivons à la ville antique du Lestrygon Lamus, où régnait alors Antiphatès ; Ulysse me députe vers lui avec deux autres ; mais à peine l'un de mes compagnons et moi trouvons-nous notre salut dans la fuite ; le troisième est dévoré par le roi féroce des Lestrygons. Antiphatès nous poursuit ; et, à ses cris, une foule immense accourt sur le rivage ; ils nous accablent de rochers et de troncs d'arbres ; hommes et vaisseaux sont engloutis ; un seul navire échappe, et c'est celui que je montais avec Ulysse. La plupart de nos compagnons avaient péri ; nous fuyons en déplorant leur sort, et nous venons aborder à cette île que vous voyez de loin ; et c'est de loin qu'il faut la voir. Crois-moi, fils de Vénus, toi le plus juste des Troyens (car à mes yeux, la guerre terminée, tu n'es plus un ennemi), crois-moi, fuis les rivages de Circé. Nous aussi, après avoir attaché nos vaisseaux sur la côte, poursuivis par le cruel souvenir d'Antiphatès et de Polyphème, nous refusions de pénétrer dans l'île, et de visiter un palais inconnu. Il fallut tirer au sort, et le sort me choisit avec Polytès, Euryloque, le buveur Elpenor et dix-huit autres, pour nous rendre auprès de Circé. A peine avons-nous franchi le seuil, nous nous arrêtons, saisis de frayeur à la vue d'une multitude d'ours, de loups et de lions qui accouraient à nous ; mais aucun d'eux n'était à craindre : bien loin de nous montrer les griffes et les dents, ils remuent doucement la queue, et ils nous suivent avec mille caresses. Des femmes nous reçoivent, et à travers d'immenses galeries de marbre, nous conduisent auprès de leur maîtresse. Elle était assise dans une salle magnifique, sur un trône élevé, vêtue d'une robe éblouissante, avec un manteau d'un tissu d'or sur ses épaules. Autour d'elle, une foule de nymphes et de néréides ; mais leurs mains ne sont pas occupées au travail de la laine ; elles disposent les herbes, elles séparent les fleurs éparses devant elles, les plantes de diverses couleurs, et les placent avec soin dans des corbeilles. Circé dirige leurs travaux ; elle connaît l'usage de chaque feuille, les lois et les vertus de leur mélange ; c'est elle-même qui choisit et qui pèse les plantes qu'elle doit employer. Dès qu'elle nous aperçoit, son visage prend un air riant et ouvert ; elle nous rend tous nos souhaits de joie et de bonheur. A l'instant elle fait préparer un mélange d'orge grillé, de miel, de vin et de lait caillé ; mais la douceur de ce breuvage déguisait les sucs perfides qu'elle y avait furtivement répandus. Elle-même nous présente les coupes de ses mains divines ; dévorés d'une soif ardente, nous les vidons d'un seul trait ; mais à peine avons-nous bu, à peine la cruelle déesse nous a-t-elle touché les cheveux de sa baguette (je ne puis le raconter sans honte), mon corps se hérisse de soies ; je veux parler, et je ne fais entendre qu'un rauque murmure ; mon front se baisse vers la terre, ma bouche s'allonge et se recourbe sous une peau épaisse, mon corps se gonfle et se charge de chairs ; les mains qui venaient de saisir la coupe me servent pour marcher. Nous subissons tous les mêmes et terribles effets du breuvage, et Circé nous renferme dans une étable. Euryloque seul ne prend pas la forme d'un porc ; seul il s'était défié de la coupe qu'on lui offrait. Heureuse défiance ! sans lui je ferais encore partie d'un immonde troupeau ; sans lui, Ulysse n'aurait pas été prévenu de notre étrange malheur, et ne serait pas venu nous délivrer. Le dieu qui porte le caducée lui donne la fleur au blanc calice et à la noire racine, que les dieux ont appelée moly. Cette fleur à la main, et muni des avertissements célestes, il entre hardiment dans la demeure de Circé. C'est en vain qu'elle l'invite à goûter la liqueur perfide, et qu'elle cherche à lui effleurer les cheveux de sa baguette ; Ulysse la repousse, la menace de son épée, et la déesse, tremblante, lui tend la main en signe de paix et d'amitié. Bientôt, admis à partager sa couche, il obtient d'elle, pour gage de leur union, notre délivrance. Circé répand sur nous les sucs d'une herbe bienfaisante, nous frappe à la tête de l'autre extrémité de sa baguette, et par des conjurations nouvelles, détruit l'effet des premières. A mesure qu'elle parle, notre corps se soulève de terre et se redresse ; les soies qui le couvraient tombent ; nos pieds quittent leur forme ignoble, nos épaules renaissent, nous retrouvons nos coudes et nos bras. Ulysse nous embrasse en pleurant ; nous pleurons avec lui ; nous le tenons longtemps serré sur nos coeurs, et nos premières paroles ne sont que l'expression de notre reconnaissance.

Nous sommes restés un an dans l'île de Circé : et, pendant ce long séjour, j'ai vu, j'ai appris bien des choses merveilleuses ; celle-ci, entre autres, que m'a contée, en secret, l'une des quatre femmes que Circé emploie à ces affreux mystères. Un jour, pendant que la déesse était restée seule auprès d'Ulysse, cette nymphe me fit voir, dans un lieu consacré, la statue en marbre blanc d'un jeune homme dont la tête, ornée de couronnes nombreuses, était surmontée d'un pivert. Curieux de savoir quelle était cette statue, pourquoi elle était adorée dans un temple, et pourquoi ce pivert était sur sa tête, je le demandai à ma compagne. «Ecoute, Macarée, me dit-elle, et tu sauras combien est redoutable la puissance de ma maîtresse ; prête-moi ton attention.

Picus, fils de Saturne, régnait dans l'Ausonie : il avait la passion de dresser pour la guerre de vaillants coursiers. Cette statue est la sienne : tu peux voir dans cette image de marbre combien il était beau, et son âme était aussi belle que sa figure. Il n'avait pu voir encore quatre fois les jeux que la Grèce célèbre tous les cinq ans dans l'Elide ; et les Dryades des monts du Latium avaient pourtant tourné les yeux vers lui ; les Nymphes des fontaines, les Naïades de l'Albula, du Numicus, de l'Anio, de l'Alme si tôt borné dans son cours, du Nar impétueux, du Farfarus aux frais ombrages ; les divinités qui habitent la foret sacrée de la Diane scythique, et les lacs d'alentour, toutes l'aimaient ; mais une seule nymphe eut son amour ; c'était la fille le Janus au double visage, et de Vénilia, qui lui avait donné la vie sur le mont Palatin. A peine sortie de l'adolescence, elle choisit, parmi tous ses amants, Picus pour son époux. Son admirable beauté était encore moins admirable que sa voix, et ses chants lui avaient fait donner le nom de Canente : ils animaient les bois et les rochers, apprivoisaient les animaux féroces, suspendaient le cours des grands fleuves, et fixaient le vol errant des oiseaux. Un jour, pendant qu'elle se plaisait à faire entendre sa voix mélodieuse, Picus était sorti du palais pour aller chasser le sanglier dans les campagnes de Laurente : il pressait les flancs d'un coursier plein de feu ; deux javelots brillaient dans sa main gauche, et une agrafe d'or tenait relevés les plis de sa chlamyde de pourpre. Le même jour, la fille du Soleil avait aussi quitté son île pour venir dans les mêmes forêts, sur les fertiles collines des Laurentins, cueillir de nouvelles plantes. Cachée dans le taillis, elle aperçoit Picus : immobile de surprise, elle laisse échapper les fleurs qu elle avait cueillies ; un feu subit court dans ses veines ; et, à peine remise de cette première émotion, elle veut lui parler, lui avouer tous ses désirs. Mais le cheval du jeune roi l'emportait rapidement au milieu d'un tourbillon de chasseurs. «Tu ne m'échapperas pas, s'écrie-t-elle ; non, quand tu serais enlevé par les vents : non, si je me connais bien, si toute la vertu des plantes n'est pas évanouie, si mes conjurations ne trompent pas mon attente !» Elle dit, et l'ombre d'un sanglier, une image sans corps, vient passer sous les yeux de Picus, et paraît s'enfoncer dans l'épaisseur du bois, à travers un vigoureux taillis où les chevaux ne pouvaient pénétrer. A l'instant, le chasseur abusé saute à bas de son coursier fumant, s'élance après cette proie imaginaire, et s'égare dans les profondeurs de la forêt. Circé murmure d'infernales prières : elle conjure la puissance mystérieuse par ces mystérieuses paroles qui font pâlir la Lune, et voilent de sombres nuages la face du Soleil. A ces accents terribles, une nuit profonde couvre le ciel ; la terre exhale de noires vapeurs ; les compagnons du roi s'égarent dans les ténèbres et le laissent seul. La déesse saisit l'occasion et le moment : «Oh ! par ces yeux brillants qui ont captivé mes yeux, dit-elle à Picus, par cette adorable beauté qui me fait, moi, déesse, te supplier à genoux ; prends pitié de mes feux, reçois pour épouse la fille du Soleil, de celui dont le regard embrasse l'univers : laisse-toi toucher par mes prières ; ne méprise pas l'amour de Circé !» Mais Picus repousse avec fierté la déesse et ses voeux : «Qui que tu sois, lui dit-il, je ne puis être à toi : une autre me possède, et puisse-t-elle me posséder toujours ! Non, jamais, tant que les dieux me conserveront la fille de Janus, un autre amour ne viendra violer le serment qui nous unit !» Circé prie et conjure de nouveau, mais en vain ; alors elle s'écrie avec fureur : «Ton insolence ne restera pas impunie ! Tu ne reverras plus Canente : tu sauras ce que peut une femme, une amante outragée ; surtout quand cette femme est Circé, qui t'aime, et que tu outrages !» Alors, elle se tourne deux fois vers l'Orient, deux fois vers l'Occident : elle touche trois fois Picus de sa baguette, et trois fois elle prononce sur lui des mots magiques ; il fuit, étonné lui-même de la vélocité de sa course : mais il se voit des ailes ; c'est un nouvel oiseau dans les forêts du Latium : indigné, il frappe les arbres d'un bec aussi dur que l'acier ; il fait avec rage de profondes blessures à leurs branches. Son plumage a conservé la couleur de pourpre de sa chlamyde ; et le jaune éclatant de son agrafe d'or brille autour de son cou. Il ne reste plus rien de Picus que son nom. Cependant ses compagnons l'appelaient à grands cris, et ne le trouvaient nulle part : ils apercoivent Circé ; car elle avait déjà éclairé les airs, et permis aux vents et au Soleil de dissiper les nuages : ils l'accusent du crime qu'elle a commis, lui redemandent leur roi, portent la main sur elle, et la menacent de leurs javelots. Mais Circé répand sur la terre des sucs vénéneux ; elle invoque et la Nuit, et les dieux de la Nuit, l'Erèbe et le Chaos ; elle conjure Hécate avec de longs hurlements. O prodige ! les forêts bondissent et changent de place ; la terre gémit, les arbres voisins pâlissent, l'herbe se mouille d'une rosée sanglante ; on entend les rochers pousser d'affreux mugissements ; les chiens aboient, de hideux reptiles souillent la terre, et l'on voit voltiger çà et là les ombres des morts : les soldats sont immobiles, muets d'horreur. Circé touche de sa fatale baguette tous ces visages épouvantés ; et on ne voit plus à leur place qu'une foule d'animaux sauvages ; pas un seul n'a conservé la forme humaine.

Le soleil couchant s'était abaissé sur les rivages de Tartesse, et Canente avait en vain attendu Picus ; ses yeux avaient en vain épié le retour de son époux : ses esclaves et le peuple parcourent les forêts, à la lueur des flambeaux. Ce n'est pas assez pour la Nymphe de gémir et de pleurer, de s'arracher les cheveux et de se meurtrir le sein : elle s'échappe de la ville, et court çà et là, comme en démence, dans les campagnes du Latium. Six jours et six nuits, sans nourriture et sans sommeil, elle va au hasard par les montagnes et par les vallées : le Tibre la vit le dernier, épuisée de fatigue et de douleur ; elle s'était laissé tomber sur sa rive, et là, toute en pleurs, d'une voix triste et faible, elle murmurait un chant plaintif, comme le chant du cygne qui va mourir. Enfin tout son corps, épuisé par les larmes, se dissout peu à peu et s'évanouit dans les airs. Le lieu témoin de sa mort étrange en a conservé le souvenir, et les muses de la vieille Italie, les Camènes lui ont donné le nom de Canente.

Voilà, dit Macarée en finissant, de ces prodiges dont j'ai vu ou entendu raconter tant d'exemples, pendant le cours d'une année. Ce long repos nous avait amollis, et nous avions oublié et nos vaisseaux et la mer, quand Ulysse donna l'ordre de remettre à la voile. Mais Circé nous avait prédit de longues épreuves, de lointains voyages, de nouveaux écueils et de nouvelles tempêtes : cet avenir m'effraya, je l'avoue, et je me suis attaché à ce rivage».

Macarée avait terminé son récit. Enée renfermedans une urne les cendres de sa nourrice, et fait graver sur le tombeau ce peu de mots : «Ici repose Gaiète : ici le héros pieux qu'elle avait nourri, après l'avoir sauvée des flammes de Troie, a brûlé son corps dans les flammes du bûcher qu'il lui devait». Les Troyens délient les câbles qui retenaient la flotte au rivage ; ils fuient les pièges, et l'île trop fameuse de Circé : ils viennent aborder non loin des bois sacrés qui ombragent le Tibre, à l'endroit où ses eaux, chargées d'un jaune limon, tombent dans la mer. Enée devient l'hôte et le gendre de Latinus, fils de Faune : mais ce n'est pas sans combats ; la belliqueuse nation des Rutules lui déclare la guerre ; Turnus lui dispute avec fureur celle qui avait dû être son épouse. L'Etrurie toute entière est aux prises avec le Latium ; et une lutte acharnée laisse longtemps la victoire indécise. Chaque parti cherche au dehors de nouvelles forces, et le camp des Rutules et celui des Troyens se remplissent d'alliés : Enée n'est pas allé inutilement demander l'appui d'Evandre ; mais Vénulus, le député du Rotule, revient, sans avoir obtenu l'alliance de Diomède, qui, après avoir longtemps erré de rivages en rivages, avait fondé une puissante cité sur les terres que l'apulien Daunus lui avait données avec sa fille. A la demande de secours que l'ambassadeur de Turnus lui avait faite, il avait opposé l'état de ses forces ; il ne voulait pas entraîner dans une guerre les peuples de Daunus, et quant à ses propres soldats, il en restait trop peu pour former une armée. «Je n'invente pas mes excuses, dit-il à Vénulus, et pour te le prouver, malgré toute l'amertume de ces souvenirs, j'aurai le courage de te raconter mes malheurs. Après la ruine de Troie, quand la flamme des Grecs eut dévoré Ilion, Ajax, fils d'Oïlée, dont le bras impie avait arraché Cassandre du temple de Minerve, attira sur nous tous le châtiment que lui seul avait mérité. La tempête nous disperse : l'ouragan nous emporte sur les vagues menaçantes, au milieu des ténèbres, des éclats du tonnerre, d'une pluie affreuse ; le ciel et la mer en fureur se déchaînent contre nous, et les écueils du promontoire de Capharée achèvent notre désastre. Je ne te fatiguerai pas du triste et long récit de tous nos malheurs : Priam lui-même aurait peut-être plaint les Grecs. Pallas m'avait arraché au naufrage : mais je suis obligé de fuir une seconde fois Argos, ma patrie, et Vénus, que j'avais eu l'audace de blesser sous les murs de Troie, me poursuit de toute sa haine. Que de fois alors, sur les flots, au milieu de la tempête, sur la terre, au milieu des batailles, ai-je envié le sort de ceux que, dans un même orage, sur les écueils de Capharée, la mer avait engloutis tous ensemble ! Que de fois ai-je regretté de n'avoir pas péri avec eux ! Ales compagnons, après avoir connu toutes les misères, perdaient courage, et las des tempêtes et des combats, ils demandaient la fin de cette vie errante. «Mais, dit Acmon, dont le caractère fougueux était aigri par le malheur, que reste-t-il, amis, après tant de souffrances, que nous ne puissions supporter encore ? Que pourra faire de plus toute la colère de Vénus ? Si nous avions quelque chose de pire à redouter, il y aurait sujet de former des voeux et des souhaits ; mais dans l'extrémité où nous sommes, on met la peur sous ses pieds ; l'extrême malheur ne craint plus rien. Que Vénus m'entende, si elle veut ; qu'elle haïsse à son gré tous les compagnons de Diomède ; nous méprisons sa haine, et toute sa puissance n'a sur nous que peu de prise». Imprudentes paroles qui devaient exciter la colère de Vénus, et réveiller sa haine endormie ! Quelques-uns y applaudissent ; les autres, et c'est le plus grand nombre, font avec moi de vifs reproches à Acnion ; il veut répondre, mais son gosier se resserre, et sa voix n'a plus de force ; ses cheveux se changent en plumes ; des plumes couvrent son cou, sa poitrine et son dos ; d'autres, plus grandes, s'attachent à ses bras, et en forment deux ailes aux doux contours ; la peau des pieds envahit l'intervalle des doigts ; sa bouche devient dure comme la corne et se termine en pointe. Lycus, Idas, Nyctée, Rethénor, Abas admirent ce prodige, et pendant qu'ils l'admirent, ils prennent à leur tour la même figure ; et cent autres avec eux, qui s'envolent et battent des ailes autour de mes vaisseaux. Ces oiseaux, si subitement créés, se rapprochaient du cygne par la forme et par la blancheur du plumage. Pour moi, avec le peu de Grecs qui me restaient, à peine ai-je pu parvenir sur ces bords, où Daunus m'a cédé, avec la main de sa fille, une partie des terres arides de l'Apulie».

Vénulus quitte les états de Diomède, les rivages du Peucétium, et les campagnes de la Messapie, où il visite en passant un antre, couronné d'un épais ombrage, et dont les parois sont toujours humides d'une espèce de rosée. Pan, aux cornes et aux pieds de bouc, l'habite aujourd'hui : c'était jadis la retraite des nymphes. Un jour, surprises dans cette grotte par le berger Appulus, elles avaient fui par un premier mouvement de terreur. Bientôt remises de leur effroi, honteuses de fuir devant un pâtre, elles forment à ses yeux des danseslégères, où leurs pieds se meuvent en cadence. Mais Appulus se moque d'elles ; il contrefait, par des sauts grotesques, leurs mouvements gracieux ; il les poursuit de sales et grossières injures. Pour le faire taire, il faut que l'écorce d'un arbre vienne lui fermer la bouche. On peut reconnaître encore dans cet arbre la nature et les goûts d'Appulus ; c'est l'olivier sauvage aux baves amères comme ses paroles : toute l'âpreté de sa langue a passé en elles.

Les ambassadeurs de Turnus lui apportent le refus de Diomède ; mais les Rutules, privés de ce puissant auxiliaire, n'en poursuivent pas moins la guerre avec fureur ; le sang des deux partis coule par torrents. Turnus porte la flamme avide sur la flotte des Troyens : le feu menace les vaisseaux que l'onde a épargnés. Déjà il dévorait le bitume, la cire, toutes les matières qui pouvaient le nourrir ; déjà la flamme courait le long des mâts, les voiles étaient en feu, les bancs des rameurs commençaient à fumer. Mais la mère vénérée des dieux, Cybèle, se souvient que les vaisseaux d'Enée sont construits avec les pins de l'Ida : au bruit retentissant des cymbales, aux sons plus graves de la flûte de Phrygie, elle vole dans les airs sur son char attelé de lions. «C'est en vain, s'écrie-t-elle, c'est en vain, ô Turnus, que ta main sacrilège lance la flamme sur ces navires ; je les sauverai ; je ne laisserai pas le feu dévorer les fils de mes forêts». Elle dit, et le tonnerre gronde, les nuages versent des torrents de pluie mêlés de grêle ; les vents déchaînés se heurtent, se combattent, et, dans leurs chocs furieux, bouleversent le ciel et les mers. L'un d'eux, lancé par la déesse, rompt les câbles qui liaient la flotte aux rivages, renverse les vaisseaux, et les abîme dans les flots. Le bois s'amollit et prend la forme d'un corps humain : les poupes recourbées en deviennent la tête et le visage, les antennes sont des bras, les rames des mains et des pieds qui fendent l'eau, les flancs s'assouplissent, les carènes se changent en reins flexibles, les cordages en ondoyante chevelure : ce sont de nouvelles Naïades avec la couleur azurée des vaisseaux ; elles se jouent au milieu des flots qu'elles redoutaient ; nées sur le sommet des montagnes, elles peuplent l'humide empire, sans regretter leur ancienne patrie. Mais elles n'ont pas oublié leurs longs périls sur tant de mers ; plus d'une fois, aux vaisseaux battus par la tempête elles ont prêté une main amie. Pour les Grecs seuls, elles sont sans pitié : le souvenir des malheurs de Troie et la haine des Grecs vivent dans leurs coeurs. Elles virent avec joie les débris du vaisseau d'Ulysse, et celui qu'il avait reçu d'Alcinoüs se durcir en rocher, et se dresser sur les eaux comme un nouvel écueil.

Les vaisseaux troyens changés en nymphes, on pouvait espérer que la terreur de ce prodige ferait tomber les armes des mains du Rutule ; mais il persiste. Chaque parti a ses dieux, et, ce qui vaut les dieux, le bras et le courage de ses chefs. Déjà ce n'est plus pour toi, Lavinie, ni pour le sceptre et le royaume de ton père, que combattent les deux rivaux ; c'est pour vaincre, c'est pour n'avoir pas la honte de céder. Enfin Vénus voit triompher les armes de son fils ; Turnus tombe, et Ardée dont il faisait la force tombe avec lui. Lorsque la flamme impitoyable l'a dévorée, et que ses toits ne sont plus qu'un monceau de cendres, des débris fumants un oiseau jusqu'alors inconnu s'envole, en secouant la cendre de ses ailes ; son cri plaintif, sa maigreur, son pâle plumage, tout en lui rappelle le désastre d'une ville détruite : il conserve le nom d'Ardée, et, par le triste battement de ses ailes, il en déplore le malheur.

Enfin, la vertu d'Enée avait désarmé les vieilles colères de Junon elle-même : après avoir raffermi les fondements de l'empire d'Iule, il n'avait plus qu'à prendre sa place dans le ciel. Vénus lui avait gagné le suffrage des dieux ; elle entoure de ses bras caressants le cou de Jupiter : «O mon père, lui dit-elle, tu n'as jamais été sévère et dur pour ta fille ; sois-lui encore plus doux aujourd'hui, je t'en conjure ; donne à Enée, à mon fils, qui te reconnaît pour son aïeul, un rang parmi les dieux, fût-ce le dernier ; mais qu'il l'obtienne, o mon père ! C'est assez pour lui d'avoir vu une fois le triste empire, et les rivages du Styx». Tout l'Olympe applaudit à ces paroles, et Junon ne garda plus son visage froid et immobile : elle sourit en donnant son aveu. Jupiter répond à Vénus : «Vous êtes dignes tous les deux de cette divine faveur, toi qui la demandes, et celui pour qui elle est demandée : reçois-1a, ma fille, je te l'accorde». Vénus heureuse lui rend grâces : elle monte sur son char conduit par des colombes, fend les airs, et descend sur la rive du Numicus, dont les eaux couvertes de joncs se traînent, en serpentant, jusqu'à la mer. Elle ordonne au fleuve d'ôter à Enée tout ce qu'il a de mortel, et de faire disparaître cette dépouille sous ses eaux silencieuses. Le fleuve obéit ; la partie périssable du héros est entraînée dans son cours ; l'essence divine reste seule. La déesse répand sur le corps ainsi purifié une céleste odeur, et sur les lèvres un mélange de nectar et d'ambroisie : Enée devient un dieu, que les Romains honorent sous le nom d'Indigète ; il a chez eux un temple et des autels.

Après Enée, Ascagne, qui fut aussi appelé Iule, réunit sous ses lois Albe et le Latium ; il eut pour successeur Silvius, dont le fils reçut le nom et le sceptre antique de Latinus, qu'il sut porter avec gloire. Après lui, régnèrent Epytès, Capys, Capétus, Tibérinus : ce dernier se noya dans les eaux de l'Albula, et leur donna son nom ; il eut pour fils Rémulus et le fier Acrotas. Rémulus était l'aîné ; il voulut imiter la foudre et périt consumé par elle. Acrotas, plus sage que son frère, laissa le trône au vaillant Aventin ; celui-ci repose sur la montagne où il avait régné, et qui porte encore aujourd'hui son nom.

Après lui, Procas gouvernait les peuples qui sont autour du mont Palatin. Sous son règne vivait Pomone. Parmi les Hamadryades du Latium, aucune ne fut plus habile dans la culture des jardins ; aucune ne connut mieux celle des arbres fruitiers ; de là son nom de Pomone. Elle n'aime ni les forêts ni les fleuves, mais les champs et les arbres qui plient sous une heureuse abondance. Sa main n'est pas armée d'un javelot, mais d'une serpe légère, soit pour émonder les jets d'une pousse déréglée et réprimer un luxe inutile, soit pour fendre l'écorce où elle greffe le bourgeon étranger que le tronc nourrira de sa sève. Jamais ses arbres n'ont souffert de la soif ; elle amène à leurs pieds des ruisseaux qui abreuvent les fibres altérées de leurs racines : ce sont là ses goûts, ses plaisirs ; elle ne songe pas à l'amour. Pour éviter la poursuite des dieux champêtres, elle ferme avec soins ses vergers ; elle prévient et fuit leur approche. Que n'ont pas essayé, pour la vaincre, et les satyres bondissants et les faunes aux cornes couronnées de pin, et Sylvain, toujours jeune dans ses vieilles années, et le dieu lascif dont la faux épouvante les voleurs ! Vertumne, avec plus d'amour encore, n'était pas plus heureux. Oh ! que de fois, pour la voir, sous l'habit d'un rude moissonneur, (et il trompait alors tous les yeux), il avait porté dans une corbeille des épis de blé ! Souvent, la tête couronnée de foin nouveau, on le prenait pour un faneur qui venait de faucher l'herbe et de la retourner au soleil ; souvent, l'aiguillon à la main, on eût dit que son bras robuste venait d'ôter le joug aux boeufs fatigués ; courbé sous une échelle, il paraissait aller cueillir des fruits. Il se montrait tour à tour avec la serpe du vigneron, l'épée du soldat, ou la ligne du pêcheur. Enfin, sous mille formes diverses, il goûtait le bonheur furtif de voir celle qu'il aimait. Un jour, la tête couverte d'une coiffe bigarrée, appuyé sur un bâton, les tempes entourées de cheveux gris, sous les traits d'une vieille femme, il pénètre dans les vergers de Pomone. Il en admire les fruits. «Que de richesses !» s'écrie-t-il ; et en louant la nymphe, il lui donne quelques baisers, comme jamais vieille femme n'en donna. Il s'assied, tout courbé, sur un banc de gazon, et regarde les arbres que le poids des fruits mûrs inclinait vers la terre. Près de lui, un orme spacieux soutenait une vigne d'où pendaient de longues grappes ; il loue cette heureuse union : «Si cet arbre, dit-il, était resté sans compagne, il n'aurait qu'un stérile feuillage à nous offrir ; si la vigne ne se mariait pas à l'orme qu'elle embrasse, on la verrait languir et ramper sur la terre. Et cependant, peu touchée de cet exemple, ô Pomone, tu fuis l'amour, tu ne veux pas t'unir à un époux. Ah ! si tu le voulais, jamais plus de prétendants n'auraient usé de prière auprès d'Hélène, et de celle qui émut la guerre des Lapithes, et de l'épouse d'Ulysse, si audacieux contre les lâches. Et même, en ce moment, où tu repousses avec dédain tous les voeux, que d'amants autour de toi, des dieux, et des demi-dieux, et toutes les divinités des monts Albains ! Mais, si tu es sage, si tu veux faire un heureux choix, écoute les conseils d'une vieille femme qui t'aime mieux que personne, et plus que tu ne le penses : rejette des hymens vulgaires, et prends Vertumne pour époux. Je me fais garant de lui : il m'est aussi connu qu'il se connaît lui-même. Ce n'est point un de ces dieux inquiets, qui courent le monde ; ces lieux seuls ont su lui plaire. On ne le voit pas, comme la foule des amants, ne trouver belle que la dernière femme qu'il a vue ; tu seras son premier et son dernier amour ; seule, tu rempliras son âme ; à toi seule, il a voué sa vie toute entière. Et puis, il est jeune, il est beau ; il peut prendre à son gré toutes les formes. Commande, et tu peux tout commander, il le fera. Pourquoi le fuir ? N'avez-vous pas tous les deux les mêmes goûts ? Les fruits que tu cultives, il en a les prémices, et ils lui sont plus doux, offerts de ta main. Mais ce ne sont plus ni les fruits cueillis à tes arbres, ni les plantes mûries dans tes jardins qu'il désire : il ne veut rien que toi ; aie pitié de son amour ; pense que c'est lui-même qui te supplie par ma bouche. Crains les dieux vengeurs, crains Vénus, qui punit les coeurs insensibles, et l'implacable colère de Némésis. Ne ris pas de ces menaces ; je suis vieille, et mon âge m'a beaucoup appris. Je veux te conter une histoire connue dans toute la Chypre ; elle peut toucher ton âme, et adoucir ta fierté.

Iphis, d'une famille obscure, avait vu Anaxarète, sortie du sang illustre de Teucer ; il l'avait vue, et tous les feux de l'amour le dévoraient. Après de longs combats, la raison impuissante dut céder à la violence de ses désirs ; il vient, en suppliant, au palais d'Anaxarète ; il avoue à la nourrice sa malheureuse passion ; il la conjure, au nom de celle dont elle est fière, de ne pas le rebuter ; il flatte les esclaves ; il implore d'une voix tremblante leur appui ; il confie à des tablettes ses doux aveux ; il suspend à la porte des couronnes de fleurs mouillées de ses larmes ; il se couche sur le marbre glacé du seuil ; il maudit l'obstacle qui le sépare de celle qu'il aime. Mais elle, plus sourde que les flots d'une mer orageuse, plus dure que le fer sorti des forges du Norique, et que la roche vive encore au sein de la carrière, elle le méprise, elle rit de son amour, et elle joint aux refus de fières et dédaigneuses paroles ; elle lui défend même d'espérer. Iphis ne peut supporter longtemps cette affreuse torture, et, devant la porte d'Anaxarète, il lui adresse ces dernières plaintes : «Tu l'emportes, Anaxarète ! Enfin tu ne seras plus importunée de moi : triomphe, pousse des cris d'allégresse, ceins ton front de laurier ; je vais mourir : allons, réjouis-toi, barbare ! Tu seras du moins obligée de faire une fois mon éloge ; une fois j'aurai su te plaire, et trouver un mérite à tes yeux. Mais souviens-toi que mon amour n'aura fini qu'avec ma vie, et que je vais perdre en même temps cette double existence. Ce n'est pas la renommée qui viendra t'annoncer ma mort : moi-même, je serai là, pour t'en convaincre : tu verras mon corps inanimé, et cette vue réjouira tes yeux. Et vous, dieux puissants ! si vous jetez les yeux sur nous, pauvres mortels, souvenez-vous de moi. Ma voix n'a plus la force de prier : que le souvenir d'Iphis vive dans un long avenir ; accordez à sa mémoire ce que vous retranchez à sa vie». Il dit ; et levant ses veux mouillés de larmes, ses bras amaigris par la douleur vers la porte, si souvent ornée par lui de guirlandes, il y attache un fatal cordon : «Voilà donc, s'écrie-t-il, voilà les liens qui te plaisent, cruelle, impie !» Et la tête passée dans le noeud, le visage encore tourné vers elle, il s'élance ; le lien l'étrangle, et le corps de l'infortuné reste suspendu. Heurtée par le mouvement convulsif de ses pieds, la porte semble gémir et rend des sons plaintifs ; elle s'ouvre et laisse voir le cadavre. Les esclaves poussent un cri d'horreur, et le détachent ; mais il était trop tard. On le rapporte à la maison de sa mère, car son père était mort. Elle le reçoit dans son sein, elle entoure de ses bras ses membres glacés ; et après avoir fait, après avoir dit tout ce que la douleur inspire à une mère désolée, elle conduit par la ville, en pleurant, les funérailles de son fils ; elle porte son corps livide au bûcher. La fatale maison se trouvait par hasard sur la route du convoi ; le bruit des gémissements et des sanglots parvint aux oreilles d'Anaxarète. Déjà un dieu vengeur l'agite : «Voyons, dit-elle, malgré son trouble, voyons cette triste pompe !» Elle monte au lieu le plus élevé de son palais, et s'approche d'une fenêtre ouverte. Mais à peine a-t-elle aperçu le corps d'Iphis étendu sur le lit funèbre, ses yeux se fixent, le sang abandonne ses veines, sa peau blanchit ; elle veut fuir, et ses pieds s'attachent au sol ; elle veut détourner la tête, et son cou s'y refuse ; la dureté de son coeur envahit peu à peu tous ses membres; elle n'est plus qu'une statue de marbre. Ce n'est pas une fable que ce récit, ô Pomone ! Salamine conserve encore cette statue, qui cache Anaxarète ; et l'on voit, dans cette ville, un temple consacré à Vénus qui regarde au loin. N'oublie pas cette histoire, ô ma fille ; dépose ta fierté, je t'en prie, et comble les voeux de ton amant. Alors, puissent les gelées du printemps ne pas brûler les fleurs de tes arbres, ni les vents rapides secouer leurs fruits mûrs !» Il dit ; et las de tous ces déguisements inutiles, il dépouille son attirail de vieille femme, et redevient lui-même jeune et beau ; il apparait à Pomone comme l'image étincelante du soleil, quand il déchire de ses rayons victorieux un voile de sombres nuages qui le couvraient. Il veut lui faire violence ; mais la violence est inutile : la nymphe s'est éprise de la beauté du dieu, et son coeur est blessé du même amour.

A Procas succède Amulius, roi de l'Ausonie, par l'injustice et par la force ; mais le vieux Numitor, vengé par ses petits-fils, recouvre enfin son royaume. Le jour des fêtes de Palès, Rome est fondée. Tatius et le sénat sabin portent la guerre sous les murs de la ville naissante ; Tarpéia ouvre aux ennemis le chemin du Capitole, et meurt écrasée sous le poids de leurs boucliers ; digne prix de sa trahison ! Les Sabins, comme des loups dévorants, s'approchent en silence pour égorger les Romains, vaincus par le sommeil ; ils marchent aux portes, que Romulus avait eu soin de fermer et de munir de solides barrières ; mais une d'elles est ouverte par la main de Junon elle-même, qui la fait tourner sans bruit sur ses gonds. Venus seule s'est aperçue que le passage est libre, et elle irait le refermer, s'il était permis à un dieu de détruire l'ouvrage d'un autre dieu. Auprès du temple de Janus, habitaient les naïades d'une source glacée ; Vénus implore leur secours, et les nymphes ne peuvent résister à la juste prière de la déesse. L'eau jaillit de toutes les veines de la source ; mais ce n'est pas encore assez pour fermer le passage et rendre inaccessible le temple de Janus. Elles chargent les eaux de soufre ; elles versent un bitume enflammé dans les conduits souterrains ; l'ardente vapeur pénètre jusqu'au fond des plus secrets canaux, et l'onde, tout à l'heure aussi froide que la glace des Alpes, devient aussi chaude que le feu lui-même. Deux jets brûlants fument à la double entrée du temple, et une barrière liquide défend la porte inutilement ouverte aux Sabins. Cependant les Romains courent aux armes, et Romulus les conduit à l'ennemi. Quand la terre est jonchée de cadavres, quand Romains et Sabins, gendres et beaux-pères ont mêlé leur sang dans une lutte impie, la paix vient mettre fin au combat : les deux partis renoncent à faire de l'épée leur dernière raison, et Romulus partage l'empire avec Tatius.

Tatius était mort, et Romulus avait réuni sous une même loi les deux peuples. Mars dépose son casque, et s'adresse en ces termes au souverain des dieux et des hommes : «Il est temps, ô mon père, puisque la puissance romaine est assise sur de solides fondements, et que ses destins ne dépendent plus d'une seule tête, il est temps de tenir envers moi, envers mon fils, tes promesses, d'enlever Romulus à la terre, et de le placer dans le ciel. Jadis, en présence de tous les dieux, tu m'as dit (et ces heureuses paroles sont restées gravées dans mon coeur) : «Un de tes fils sera immortel ; tu pourras l'enlever dans l'Olympe. Tu l'as dit ; que ta parole s'accomplisse !» Jupiter fait un signe, et le ciel se couvre de noirs nuages, et la foudre, les éclairs font trembler Rome. A ce signe, qui lui permet de ravir Romulus à la terre, Mars, la lance en main, monte fièrement sur son char ensanglanté, excite ses coursiers, franchit en un instant les plaines de l'air, et descend sur la cime couronnée de forêts du mont Palatin. Au moment où Romulus rendait la justice à son peuple, il l'enlève ; la dépouille mortelle du héros se dissout dans les airs, comme la balle de plomb vigoureusement lancée par la fronde. Il prend une forme divine, plus digne des banquets célestes, la forme de Quirinus revêtu de la trabée.

L'épouse de Romulus pleurait sa perte ; Junon ordonne à Iris de descendre auprès d'Hersilie, et de lui tenir ce discours : «O toi, l'honneur et l'ornement des femmes romaines et des Sabines ! digne d'avoir été l'épouse d'un héros, d'être aujourd'hui celle de Quirinus, cesse de pleurer ; et, si tu veux voir ton époux, viens avec moi dans la forêt sacrée qui verdit sur le mont Quirinal, et qui ombrage le temple du roi des Romains». Iris obéit ; de son arc aux brillantes couleurs, elle se laisse glisser sur la terre. Elle adresse à Hersilie les paroles de Junon. Hersilie ose à peine lever les yeux sur la divine messagère. «0 déesse, lui dit-elle, ton nom m'est inconnu ; mais, je le sens, tu es une immortelle. Viens ! oh ! viens ; conduis-moi au-près de mon époux ; que les destins me donnent une seule fois le bonheur de le voir, et je n'envierai pas le bonheur des dieux». Aussitôt Hersilie est conduite par Iris sur le mont Quirinal ; là, une étoile détachée du ciel vient tomber sur la terre ; sa lumière inonde les cheveux d'Hersilie, et l'épouse de Romulus disparaît avec l'astre. Le fondateur de Rome l'a reçue de nouveau dans ses bras. Elle perd à la fois et son enveloppe mortelle et son nom : on l'appelle Hora, et on l'adore aujourd'hui dans le même temple que Quirinus. 



Les Métamorphoses, XV

Après Romulus, qui pourra soutenir le terrible fardeau de l'empire ? Qui sera digne de succéder à un tel roi ? La voix publique, oracle de la vérité, désigne un nom illustre, celui de Numa. Ce n'est pas assez pour Numa de connaître les institutions des Sabins : sa vaste intelligence embrasse une plus grande étude, et son génie veut pénétrer la nature et les principes de toutes choses. Cette soif de science l'avait fait sortir de Cures, sa patrie ; et de longs voyages l'avaient amené jusque dans les murs de Crotone. Il voulut savoir qui était venu fonder cette ville grecque sur les rivages de l'Italie ; et un des anciens habitants du pays, souvenir vivant du vieil âge, lui conta cette histoire :

«Après avoir enlevé les riches troupeaux de Géryon, roi des Ibères, Hercule, poussé par un vent favorable, vint aborder, dit-on, au promontoire Lacinien. Pendant que ses grands boeufs erraient dans de gras pâturages, le héros fut accueilli sous le toit hospitalier de Croton, et s'y reposa de ses longues fatigues. Au moment de partir : «Nos neveux, dit-il, verront une ville dans ces lieux». Et sa promesse fut accomplie. Longtemps après, vivait dans Argos Myscélus, fils d'Alémon, l'homme alors le plus cher et le plus agréable aux dieux. Une nuit, plongé dans un profond sommeil, il vit Hercule, penché sur son visage : «Lève-toi, disait-il, abandonne ta patrie, et va chercher les bords lointains de l'Aesar, au lit semé de cailloux». Et le dieu ajouta de terribles menaces, s'il refusait d'obéir. Hercule disparaît et le sommeil avec lui : Myscélus se lève ; il repasse en lui-même, tout rêveur, les circonstances de sa vision, et il reste en proie à une pénible anxiété. Un dieu lui ordonne de partir, et les lois le lui défendent : tout citoyen qui veut s'expatrier est puni de mort. Dès que le soleil radieux a caché sa tête brillante sous les flets de l'Océan, et que la sombre nuit lève la sienne, couronnée d'étoiles, le dieu apparaît encore à Myscélus, et renouvelle ses ordres, avec des menaces plus vives et plus terribles. Myscélus, effrayé, se dispose à transporter en d'autres lieux ses pénates ; mais la ville s'émeut ; on l'accuse d'avoir violé la loi ; et déjà la sentence allait être prononcée, le crime était patent, les témoins inutiles, lorsque Myscélus, pâle et abattu, levant les mains et les yeux vers le ciel : «O toi, s'écrie-t-il, qu'ont fait dieu ton courage et tes longs travaux, je t'en prie, viens à mon secours : si je suis coupable, c'est toi qui l'as voulu». Suivant le mode antique de rendre la sentence, des cailloux blancs absolvaient l'accusé, des cailloux noirs le condamnaient. Chaque juge laisse tomber dans l'urne impitoyable un noir suffrage ; on la renverse, pour compter les cailloux ; mais tous, de noirs qu'ils étaient, sont devenus blancs. Hercule a changé la couleur de la sentence. Myscélus est absous ; il rend grâces au fils de Jupiter ; et favorisé par les vents, il traverse la mer Ionienne. Tarente, colonie de Sparte, Sybaris, Salente, Thurium, Témèse, les champs de l'Apulie fuient derrière lui ; bientôt, en suivant toujours le rivage, il trouve l'embouchure du fleuve désigné par Hercule, et non loin de là, une tombe où reposent les cendres de Croton. C'est là que, pour obéir au dieu, il jette les fondements d'une cité nouvelle, qui reçoit le nom du mort enseveli près de ses murs». Telle était la tradition constante sur l'origine et les causes de la fondation de Crotone.

Là, Numa rencontra Pythagore : le sage de Samos avait fui sa patrie esclave, et à la tyrannie il avait préféré un exil volontaire. A travers les espaces, jusque dans les régions du ciel, sa pensée allait trouver les dieux, et ce que la nature dérobe aux yeux du corps, il le découvrait avec les yeux de l'âme. Après avoir recueilli en lui-même, tout vu, tout pénétré, par une étude active et profonde, il mettait au jour ses trésors, et en faisait part à tous. La foule écoutait en silence et avec admiration sa parole : il expliquait l'origine du monde, et les principes de toutes choses, et la nature, et Dieu ; comment se forment et la neige et la foudre ; si c'est Jupiter qui tonne, ou les nuages entrechoqués par les vents ; d'où viennent les tremblements de terre, et quelle loi préside aux révolutions des astres ; son génie dévoilait tous les mystères.

Le premier, il fit un crime à l'homme de charger sa table de la chair des animaux ; le premier, il fit entendre ces sublimes mais inutiles leçons : «Cessez, mortels, de vous souiller de mets abominables ! Vous avez les moissons ; vous avez les fruits dont le poids incline les rameaux vers la terre, les raisins suspendus à la vigne, les plantes savoureuses et celles dont le feu peut adoucir les sucs et amollir le tissu ; vous avez le lait des troupeaux, et le miel parfumé de thym ; la terre vous prodigue ses trésors, des mets innocents et purs, qui ne sont pas achetés par le meurtre et le sang. La chair apaise la faim des animaux ; et combien encore, le cheval, le boeuf, la brebis, vivent de l'herbe des prairies ! Mais ceux d'un instinct cruel et farouche, les tigres d'Arménie, les lions rugissants, les ours, les loups, aiment une nourriture sanglante. Chose horrible ! des entrailles engloutir des entrailles, un corps s'engraisser d'un autre corps, un être animé vivre de la mort d'un être animé comme lui ! Quoi ! au milieu des richesses que la terre, cette mère bienfaisante, produit pour nos besoins, tu n'aimes qu'à déchirer d'une dent cruelle des chairs palpitantes ; tu renouvelles les goûts barbares du Cyclope, et, sans la destruction d'un être, tu ne peux assouvir les appétits déréglés d'un estomac vorace ! Mais dans cet âge antique dont nous avons fait l'âge d'or, l'homme était riche et heureux avec les fruits des arbres et les plantes de la terre ; le sang ne souillait pas sa bouche. Alors l'oiseau pouvait, sans péril, se jouer dans les airs ; le lièvre courait hardiment dans la campagne ; le poisson crédule ne venait pas se suspendre à l'hameçon. Point d'ennemis, nuls pièges à redouter ; mais une sécurité profonde. Maudit soit celui qui, le premier, dédaigna la frugalité de cet âge, et dont le ventre avide engloutit des mets vivants ! il a ouvert le chemin au crime. C'est pour détruire les bêtes féroces, que le fer a dû d'abord se rougir de sang : jusque là, rien de trop : les animaux qui menacent notre vie, l'homme peut les tuer sans remords, mais seulement les tuer, et non pas s'en nourrir. On fit plus, et le porc parut mériter d'être la première victime immolée à Cérès, pour avoir fouillé les champs, déterré les semences et ruiné l'espoir de l'année ; le bouc, rongeur de la vigne, fut égorgé sur les autels de Bacchus : du moins ils avaient nui tous les deux. Mais quel est votre crime, douces brebis, qui portez, dans vos pleines mamelles, un nectar fait pour l'homme, et dont la toison lui fournit de chauds vêtements ; vous, dont la vie lui est plus utile que la mort ? Quel mal a fait le boeuf, bon et paisible animal, incapable de nuire, né pour les plus durs travaux ? Oui ! c'est un ingrat, indigne des présents de Cérès, celui qui peut tirer de la charrue, pour le tuer, son infatigable ouvrier ; qui frappe de la hache ce col usé par le travail, après qu'il a tant de fois retourné le sol, et préparé de riches moissons. Et ce n'est pas assez de commettre un tel crime ; l'homme y associe les dieux ; il ose croire que le sang des taureaux réjouit le coeur de Jupiter. Une victime sans tache, et d'une admirable beauté, beauté funeste ! les cornes dorées et parées de bandelettes, est conduite aux autels. Là, sans rien comprendre, elle entend des prières, elle voit poser sur son front les fruits de la terre, qu'elle a cultivée ; le couteau qu'elle a peut-être aperçu dans un vase d'eau limpide la frappe ; le sang coule, et, dans les entrailles arrachées de son sein palpitant, on interroge la volonté des dieux. D'où viennent à l'homme ces horribles appétits ? O mortels, comment osez-vous ? Cessez, je vous en conjure ; écoutez mes conseils, et quand vous portez à votre bouche la chair de vos boeufs, sachez bien que vous dévorez vos laboureurs.

Et puisqu'un dieu me presse de parler, j'obéis au dieu qui m'inspire : mon âme est un oracle ; devant moi les cieux s'ouvrent, et un esprit divin se révèle par ma voix. De grands mystères, que le génie n'a pas encore interrogés, je vais les dire : à travers les espaces, loin de cette terre, de ce séjour de boue, je veux voler sur les nuages, et fouler à mes pieds les puissantes épaules d'Atlas ; je veux d'en haut regarder la foule insensée qui s'agite ; je veux rassurer l'homme tremblant à l'idée du trépas, et lui dérouler le livre des destins.

O race abusée, d'où te vient cette horreur de la mort ? Pourquoi redouter et le Styx, et la nuit infernale, et les châtiments d'un monde imaginaire, vains noms, vaines fictions des poètes ? Votre corps, que la flamme du bûcher ou la pourriture le détruise, ne peut souffrir aucun mal : l'âme ne peut mourir, et elle ne sort d'une première demeure que pour aller vivre dans une autre. Moi-même, il m'en souvient, j'étais au siège de Troie, je m'appelais Euphorbe, fils de Penthus et le plus jeune des Atrides me traversa la poitrine de sa lance. Naguère encore, dans Argos, j'ai reconnu mon bouclier, aux murs du temple de Junon. Tout change ; rien ne périt. L'esprit vagabond erre d'un lieu dans un autre, anime tous les corps ; l'animal après l'homme, l'homme après l'animal ; mais il ne meurt jamais. Comme la cire docile, qui reçoit mille empreintes nouvelles, et sous des formes toujours variées, demeure toujours la même, l'âme reste la même aussi, sous la diverse apparence des divers corps où elle émigre. Gardez-vous d'être impies, pour obéir au ventre ; gardez-vous, les dieux le veulent, de troubler dans leur asile, d'en chasser par le meurtre les âmes de vos proches : ne nourrissez pas de sang votre sang.

Et puisque j'ai déployé toutes mes voiles aux vents qui m'ont porté en si haute mer, je poursuis. Rien dans l'univers n'est stable : tout passe ; toute forme est éphémère. Le temps lui-même ne cesse de couler comme un fleuve ; les eaux du fleuve ne s'arrêtent jamais, et jamais les heures légères ; le flot pousse le flot ; chassé par celui qui arrive, il chasse celui qui le précède. Ainsi des heures ; elles fuient, se suivent, et sont toujours nouvelles ; celle qui fut naguère n'est plus, celle qui n'était pas commence, et tous les moments sont renouvelés. Voyez : la nuit, dès sa naissance, tend vers le jour, et la lumière vient après les ténèbres. L'aspect du ciel n'est pas le même, et quand les êtres fatigués se reposent au sein du sommeil, et quand Lucifer paraît sur son blanc coursier, et quand l'Aurore vient colorer le monde, que Phébus doit, après elle, inonder de ses rayons. Le disque du soleil lui-même, rouge le matin lorsqu'il se lève, rouge le soir lorsqu'il se couche, blanchit au plus haut point de sa course, où il nage dans un air pur et dégagé des lourdes émanations de la terre. La forme de l'astre de la nuit ne peut être jamais la même : la veille, son front est moindre que le lendemain pendant sa croissance, ou plus grand pendant son déclin.

Ne voyez-vous pas l'année se présenter tour à tour sous quatre faces, image de la vie ? Le printemps, c'est l'enfant au berceau, faible, délicat, nourri de lait : alors la tige du blé verdoyant, flexible et tendre, se gonfle de sucs, et réjouit les yeux du laboureur ; alors tout fleurit ; la terre est comme une riante corbeille de fleurs, mais elle ne donne encore que des promesses. L'année grandit, l'été succède au printemps ; c'est l'âge de la force et de la jeunesse, c'est la saison la plus vigoureuse, la plus ardente, la plus féconde. Puis vient l'automne ; le feu de la jeunesse est tombé, la fougue se modère, l'âge mûrit entre les ardeurs du jeune homme et les glaces de la vieillesse, et déjà les tempes commencent à grisonner. Enfin le vieil hiver arrive d'un pas tremblant, triste, la tête chauve, ou entourée de cheveux blancs.

Eh ! nos corps ne sont-ils pas soumis de même à la loi d'une continuelle transformation ? Ce que nous étions hier, ce que nous sommes aujourd'hui, demain nous ne le serons plus. Un temps a été, où germe confus, hommes en espérance, nous habitions le sein maternel ; la nature nous forma de ses mains savantes ; et quand notre corps se trouva gêné dans les entrailles fatiguées de la mère, elle le délivra de sa prison. Amené à la lumière, l'homme est d'abord un enfant étendu sans force ; puis il essaie de soulever ses membres, et comme les animaux, il se traîne sur ses pieds et sur ses mains ; peu à peu son corps tremblant se redresse sur ses jambes mal assurées ; mais sa faiblesse a besoin d'un appui. Enfin le voilà ferme et agile ; il traverse le temps de la jeunesse ; il laisse derrière lui les années de l'âge mûr, pour glisser enfin au penchant de la vieillesse qui décline. L'âge mine et abat ses forces. Tu pleures, vieux Milon, en voyant ces bras jadis égaux à ceux d'Hercule par la vigueur de leurs muscles, pendre aujourd'hui si mous et si lâches ; tu pleures, fille de Tyndare, en voyant les rides de ton visage, et tu cherches la beauté qui a pu te faire enlever deux fois. Temps qui dévore, années jalouses, vous détruisez tout ; tout, rongé par la dent des siècles, se dissout peu à peu par une mort lente.

Ce que nous appelons éléments n'est pas plus stable. Ecoutez-moi ; je vais vous dire quelles sont leurs vicissitudes. Le monde éternel contient quatre corps, principes de tous ceux qui existent ; deux sont pesants, la terre et l'eau, et leur poids les entraîne et les fixe dans les régions inférieures ; les deux autres, l'air et le feu, plus pur que l'air, sont sans pesanteur, et tendent d'eux-mêmes à s'élever. Quoiqu'éloignés l'un de l'autre dans l'espace, tout vient de ces quatre éléments, et tout retourne en eux : la terre se dissout et devient liquide ; l'eau s'évapore et se confond avec l'air : l'air lui-même se subtilise, et il est ravi dans la région du feu. De même, mais dans un ordre inverse, le feu, moins pur, se change en air, l'air en eau, l'eau, fortement condensée, en terre. Nul être n'a un caractère fixe et immuable : la nature ne cesse de détruire et de réparer tout ensemble, et rien ne périt dans cet immense mouvement ; mais tout varie, tout change de forme. La naissance n'est que le commencement d'un nouvel état ; la mort n'en est que la fin. Les innombrables parties du Tout s'agitent, se déplacent ; mais la somme des êtres reste la même.

Non, rien ne peut subsister longtemps sous la même forme : ainsi, du siècle d'or nous sommes passés au siècle de fer ; ainsi les lieux ont tant de fois changé de face. J'ai vu la mer où l'on avait marché jadis sur un terrain solide ; j'ai vu des terres sorties du sein des eaux. Loin de l'Océan, on découvre des couches de coquillages marins, et l'on a trouvé une ancre sur le sommet d'une montagne. La chute des torrents, d'une plaine fait une vallée ; le mouvement des eaux aplanit les monts ; les marais deviennent des sables arides ; les plaines sèches et brûlées, des lieux humides et fangeux. Ici la nature ouvre des sources inconnues, ailleurs elle en tarit d'anciennes. Que de fleuves les tremblements de terre ont fait jaillir ! Que de fleuves aussi ont disparu dans ces convulsions du vieux monde ! Le Lycus, absorbé dans les entrailles de la terre, reparaît beaucoup plus loin, comme s'il naissait d'une nouvelle source ; le sel qui boit l'Erasin cache longtemps son cours, et finit par le rendre aux champs d'Argos. On dit que le Mysus, dégoûté de sa source et de son premier rivage, va cou1er dans un nouveau pays, sous le nom de Caïque. Tantôt l'Aménane roule ses eaux chargées de sable, et tantôt son lit demeure à sec. Jadis on pouvait boire les eaux de l'Anigre ; une fétide odeur souille aujourd'hui ce fleuve, où, s'il fallait en croire les poetes, les Centaures seraient venus laver les blessures que les flèches d'Hercule leur avaient faites. Les flots de l'Hypanis, qui sortent des montagnes de la Scythie, au milieu du jour, doux près de leur source, se chargent plus loin de sels amers. La mer entourait Pharos, Antissa, Tyr, la ville des Phéniciens ; elles tiennent aujourd'hui au continent. Leucade y tenait aussi dans les premiers âges ; de nos jours, c'est une île. L'Italie et la Sicile étaient, dit-on, réunies ; mais la mer s'ouvrit entre elles un passage, et entraîna le sol dans ses flots. Si vous cherchez en Arcadie les villes d'Hélice et de Suris, vous les trouverez sous la mer ; et le matelot montre encore leurs ruines submergées. Près de Trézène, la ville de Pitthée, s'élève une colline aux flancs nus, sans ombrage, où s'étendait jadis une longue plaine. Un jour, par un phénomène terrible, le vent impétueux, comprimé dans les entrailles de la terre, essaya de se frayer une issue ; et, dans ses prodigieux et inutiles efforts, pour jouir d'un plus libre espace, sa prison ne laissant pas le moindre passage à son souffle, il tendit et gonfla la surface de la terre, comme on gonfle une vessie ou une outre avec la bouche ; le sol conserva la forme d'une haute colline, et s'est affermi avec le temps.

Je pourrais ajouter une foule d'exemples que vous connaissez par vous-mêmes ou par d'autres ; je me bornerai à en citer un petit nombre. L'eau produit et subit mille changements. La fontaine de Jupiter Ammon, froide au milieu du jour, devient brûlante au lever et au coucher du soleil ; le bois, jeté dans une source du pays d'Athamas, s'enflamme, dit-on, lorsque la lune est dans le dernier jour de son déclin ; en Thrace, chez les Cicones, l'eau d'un fleuve pétrifie les entrailles, et laisse une couche de pierre sur les objets qu'elle a touchés ; le Crathis, et, dans nos campagnes, une rivière voisine, le Sybaris, donnent aux cheveux la couleur de l'ambre et de l'or ; mais, chose encore plus étonnante, certaines eaux ont le pouvoir de changer, non le corps seulement, mais l'âme elle-même. Qui n'a entendu parler de l'obscène Salmacis, et de ces lacs d'Ethiopie qui rendent furieux, ou qui engourdissent les membres par un lourd sommeil ? Celui qui s'est désaltéré dans la fontaine de Clitorium abhorre le goût du vin, et n'aime plus que l'eau pure. Peut-être y a-t-il dans cette source une vertu contraire à la chaude vertu du vin ; peut-être faut-il, suivant la tradition du pays, attribuer la cause de ce prodige à Mélampus, fils d'Amithaon, qui, après avoir, par des paroles et des herbes magiques, calmé la démence furieuse des filles de Proetus, aurait jeté ses philtres dans la fontaine : l'horreur du vin s'y est conservée. Le Lynceste produit un effet tout contraire : celui qui boit avec excès de son eau chancelle comme s'il avait pris du vin pur. On voit, en Arcadie, un lac que les anciens habitants du pays ont appelé Phénéon, et dont les eaux, à la double nature, sont nuisibles la nuit, et peuvent se boire le jour sans danger. Ainsi, les lacs, les fleuves, les fontaines reçoivent tous mille propriétés diverses.

Il fut un temps où Délos, maintenant immobile, voguait sur la mer ; le vaisseau des Argonautes eut à redouter le choc des Symplégades, qui se heurtaient au milieu des vagues écumantes ; aujourd'hui, solidement assises, elles soutiennent les assauts des vents. Les ardentes fournaises de l'Etna ne brûleront pas toujours, car elles n'ont pas toujours brûlé. Si la terre est un animal qui vit et qui respire par mille bouches enflammées, elle peut changer les canaux par où s'échappe son haleine, et dans les convulsions qu'elle éprouve, ouvrir les uns et refermer les autres. Si ce sont les vents comprimés dans les antres souterrains, qui lancent dans les airs rochers contre rochers, et des matières inflammables d'où le choc fait jaillir le feu, la furie des vents une fois calmée, ces antres resteront froids ; si c'est le bitume qui s'embrase, ou le soufre qui fume et brûle peu à peu, quand la terre ne pourra plus donner à la flamme ces aliments épuisés par plusieurs siècles, quand le feu ne trouvera plus rien à dévorer, il devra mourir d'épuisement, et laisser l'incendie tomber et s'éteindre.

On raconte que, dans les régions hyperborées, non loin de Pallène, il y a des hommes dont le corps, neuf fois plongé dans le lac Triton, se revêt de plumes. Je ne puis le croire, et je ne crois pas davantage que les femmes de Scythie, en se frottant les membres de certains sucs, aient le pouvoir d'opérer le même prodige ; mais comment ne pas ajouter foi à ce qui est invinciblement prouvé ? Ne voyons-nous pas les corps, tombés par le temps ou par la chaleur, en putréfaction liquide, se changer en une multitude d'insectes ? Tuez un boeuf, et couvrez-le de terre ; par un phénomène que l'expérience atteste, de ses entrailles pourries naîtra un essaim d'abeilles, amies des champs et du travail, comme l'animal qui les produit, et animées par l'espoir de recueillir le fruit de leurs fatigues. Le cadavre du coursier belliqueux donne naissance aux frelons. Otez au cancre du rivage ses bras recourbés, et enterrez le corps, il en sortira un scorpion au dard menaçant. Cet insecte, qui entoure les feuilles de filets blancs, dépouille sa forme, pour prendre celle du papillon funèbre, comme l'ont remarqué les cultivateurs. Le limon recèle les germes d'où naît la verte grenouille ; il l'engendre sans pieds : bientôt il lui donne des membres pour nager ; et ceux de derrière s'allongent plus que les autres, pour rendre les sauts de l'animal plus faciles. L'ours, en sortant du ventre de sa mère, n'est qu'une masse de chair à peine vivante : sa mère, en le léchant, façonne ses membres, et lui donne la forme qu'elle a elle-même reçue. Ne voyons-nous pas les abeilles, larves d'abord cachées sous une cellule de cire hexagone, n'avoir que le corps en naissant ; les pieds et les ailes viennent plus tard. L'oiseau de Junon, dont la queue est semée d'étoiles ; l'aigle, qui porte la foudre de Jupiter ; les colombes de Vénus, et tout le peuple des oiseaux, sortent du sein d'un oeuf ; qui pourrait le croire, si nos yeux n'en étaient pas témoins ? On pense même que la moelle renfermée dans l'épine de notre dos, quand elle a pourri dans la tombe, se change en serpent. Mais tous ces changements se font d'une chose en une autre ; il n'y a qu'un oiseau qui retrouve la vie dans sa mort, et qui se recrée lui-même : les Assyriens le nomment phénix ; il ne vit ni d'herbes ni de fruits, mais des larmes de l'encens et des sucs de l'amome. Après avoir rempli le cours de cinq longs siècles sur la cime tremblante d'un palmier, il construit un nid avec son bec et ses ongles ; il y forme un lit de nard, de cannelle, de myrrhe dorée et de cinnamome, se couche sur ce bûcher, et finit sa vie au milieu des parfums ; alors, de ses cendres renaît, dit-on, un jeune phénix, destiné à vivre le même nombre de siècles. Dès que l'âge lui a donné la force de soutenir un fardeau, il enlève le nid qui fut à la fois son berceau et la tombe de son père ; et, d'une aile rapide, arrive dans la ville du soleil ; il le dépose à la porte sacrée du temple. Quelle chose non moins étrange que les continuels changements de l'hyène, tour à tour femelle et mâle ! et le caméléon, nourri d'air et de vent, dont le corps revêt la couleur de tous les objets qui le touchent ! et le lynx, présent de l'Inde vaincue au dieu couronné de pampres, animal dont l'urine se congèle et se durcit au contact de l'air, ainsi que le corail, plante molle et flexible sous les eaux !

Le jour finirait, et Phébus plongerait ses coursiers fatigués dans la mer, avant que j'eusse énuméré tous les changements qui arrivent dans l'univers. Le temps change, et avec lui les nations : les unes s'élèvent et s'agrandissent, les autres tombent. Troie, jadis si puissante, si riche, si peuplée, et qui, pendant dix années, a pu verser tant de sang, aujourd'hui couchée par terre, n'a plus à montrer, pour toutes richesses, que de vieilles ruines et des tombeaux. Sparte fut une cité glorieuse ; Mycènes, Thèbes, Athènes, furent grandes et redoutées : Sparte est un lieu obscur et misérable ; la puissante Mycènes est tombée ; la ville d'Oedipe n'est plus qu'un nom ; Athènes n'est plus qu'un fantôme. Et maintenant la renommée parle de Rome, fille d'Ilion, qui s'élève ; sur les bords du Tibre, elle pose les fondements d'un colossal empire. Elle change, mais en grandissant, et un jour, elle sera la tête de l'univers : ainsi l'annoncent les devins et les oracles. Si ma mémoire est fidèle, Hélénus disait à Enée, triste, abattu, sans espoir à la vue de Troie déjà chancelante : «Fils d'une déesse, si tu as quelque confiance en mes oracles, crois-moi, tu ne dois pas périr, et Ilion ne tombera pas tout entier. Le fer et la flamme te laisseront passer ; tu iras, tu emporteras Pergame sur tes vaisseaux, et tous deux, sous un ciel étranger, vous trouverez une terre plus heureuse. Je vois la ville promise à nos descendants par les destins : dans le passé, dans le présent et dans l'avenir, elle n'a pas d'égale ; ses chefs, de siècle en siècle, étendront sa puissance ; mais c'est un descendant d'Iule qui la fera maîtresse du monde. Quand la terre aura joui de lui, les dieux en jouiront à leur tour : le ciel sera sa dernière demeure». Je me rappelle ces prophétiques paroles ; je suis heureux de voir renaître mon ancienne patrie, et la victoire des Grecs faire la grandeur des Troyens.

Mais ne laissons pas nos coursiers oublier le but, et s'écarter plus longtemps. Le ciel et tout ce qu'on voit au-dessous de lui, la terre et tout ce qu'elle contient, changent de formes. Nous aussi, portion de ce monde, nous changeons ; et, comme nous avons une âme vagabonde qui peut, de notre corps, passer dans le corps des animaux, laissons en paix et respectons l'asile où vivent les âmes de nos parents, de nos frères, de ceux que nous aimions, des âmes d'hommes, enfin : prenons garde de faire des festins de Thyeste. Comme il se fait d'horribles goûts, comme il se prépare à verser un jour le sang humain, celui qui égorge de sang-froid un agneau, et qui prête une oreille insensible à ses bêlements plaintifs ; celui qui peut sans pitié tuer le jeune chevreau et l'entendre vagir comme un enfant ; celui qui peut manger l'oiseau qu'il a nourri de sa main ! Y a-t-il loin de ce crime au dernier des crimes, l'homicide ? N'en ouvre-t-il pas le chemin ? Laissez le boeuf labourer, et ne mourir que de vieillesse ; laissez les brebis nous munir contre le souffle glacial de Borée, et les chèvres présenter leurs mamelles pleines à la main qui les presse. Plus de rêts et de lacs, plus d'inventions perfides ; n'attirez plus l'oiseau sur la glu, ne poussez plus le cerf épouvanté dans vos toiles, ne cachez plus, sous un appât trompeur, la pointe de l'hameçon. Détruisez les animaux nuisibles, mais contentez-vous de les détruire ; laissez leur chair, et ne prenez que des aliments dignes de l'homme».

Après avoir recueilli les leçons de Pythagore, Numa revint dans sa patrie : appelé au trône par le peuple, il prit les rênes de l'empire. Heureux époux d'une nymphe, aidé par ses conseils et par ceux des muses, il institua les rites sacrés, et il fit passer un peuple belliqueux du métier des armes aux habitudes et aux travaux de la paix. Quand, après un long règne, il eut terminé sa vie, les femmes romaines, le peuple et le sénat le pleurèrent. La nymphe Egérie s'éloigna de Rome, et vint cacher sa douleur dans les sombres forêts d'Aricie, où elle troublait de ses gémissements et de ses plaintes le culte de Diane, établi par Oreste. Que de fois les nymphes du lac et de la forêt lui firent de doux reproches, et lui adressèrent de consolantes paroles ! Que de fois le fils de Thésée lui dit : «Cesse de pleurer ! ton sort n'est pas le seul à plaindre ; regarde autour de toi, vois les malheurs des autres, et le tien te paraîtra plus léger. Hélas ! je voudrais bien ne pas avoir mon exempte à t'offrir ; mais il peut servir à soulager ta douleur. Tu as sans doute entendu parler d'un Hippolyte, mort victime de la crédulité d'un père et de la perfidie d'une infâme marâtre ; tu vas être étonnée, tu m'en croiras à peine, je suis cet Hippolyte. Jadis la fille de Phasiphaé, après d'inutiles efforts pour me faire souiller le lit paternel, tourna son crime contre moi, et soit crainte, soit colère, elle m'accusa de vouloir ce qu'elle voulait elle-même. Innocent, je fus chassé d'Athènes par Thésée, avec la malédiction paternelle sur ma tête. Monté sur un char, j'allais à Trézène chercher un asile auprès de Pitthée, et déjà je touchais aux rivages de Corinthe : soudain la mer se soulève ; une masse d'eau effroyable, une montagne humide, se gonfle en mugissant ; elle s'ouvre et vomit, parmi les vagues écumantes, un monstre armé de cornes ; sa vaste poitrine se dresse au-dessus des flots ; l'onde jaillit de ses naseaux et de sa large gueule. Au milieu de mes compagnons épouvantés, seul, tout entier à la douleur de l'exil, je reste sans effroi. Mais à la vue du monstre, mes fiers coursiers, frappés d'horreur, les oreilles dressées, s'élancent vers la mer ; la frayeur les trouble et les emporte ; ils précipitent le char à travers des rochers escarpés. Je lutte pour les soumettre au frein blanc d'écume ; je me penche en arrière ; je tire à moi les rênes ; et toute leur fougue n'eût pas triomphé de mes efforts ; mais une des roues heurte contre le tronc d'un arbre, se brise et saute en éclats. Le choc me jette hors du char ; je tombe embarrassé dans les guides : elles traînent après elles mes entrailles palpitantes ; ma chair en lambeaux, mes membres épars, pendent aux ronces, aux pointes aiguës des rochers ; un tronc hideux est emporté par le char ; mes os crient affreusement et se brisent ; mon âme s'exhale avec effort : je n'avais plus la forme humaine ; tout mon corps n'était qu'une plaie. O Egérie, oserais-tu comparer ton malheur au mien ? J'ai vu les sombres royaumes ; j'ai baigné mon corps déchiré dans les eaux brûlantes du Phlégéthon ; il a fallu les secrets tout-puissants d'Esculape pour me rendre à la vie, et, malgré Pluton indigné, ses plantes et son art y ont réussi. Mais la vue d'un mortel arraché aux enfers était pour bien des dieux un affront : Diane m'enveloppa d'un nuage ; et, pour éloigner de moi tout péril, pour me soustraire à des regards ennemis, elle me fit paraître plus âgé, elle rendit mes traits méconnaissables. La Crète ou Délos devaient être d'abord mon séjour ; la déesse hésita longtemps, et finit par me transporter dans ces lieux, où j'ai quitté le nom qui pouvait me rappeler le triste souvenir de mes coursiers : «Tu n'es plus Hippolyte, me dit-elle, sois Virbius». Depuis j'habite ces forêts ; je suis un des dieux inférieurs, et, caché sous la protection de Diane, je préside à son culte».

Le récit des malheurs d'Hippolyte n'a pu soulager ceux d'Egérie ; tristement couchée au pied du mont Albain, elle fondait en larmes. Enfin la soeur d'Apollon, touchée de cette pieuse douleur, changea la nymphe en une fontaine dont les eaux ne doivent jamais tarir.

A la vue de ce prodige, les nymphes et le fils de Thésée furent saisis d'un étonnement pareil à celui du laboureur d'Etrurie, quand il vit une motte de terre s'élancer d'elle-même du sillon, prendre la figure humaine, et ouvrir la bouche pour annoncer l'avenir. Cet homme merveilleux reçut le nom de Tagès, et il enseigna le premier aux Etrusques l'art de pénétrer dans les secrets du destin.

Tel fut aussi l'étonnement de Romulus, après avoir enfoncé sa lance sur le mont Palatin, lorsqu'il la vit se revêtir de feuilles. Le fer avait pris racine, et l'arme meurtrière, changée en arbrisseau flexible, offrait une ombre inattendue aux spectateurs stupéfaits.

Tel fut enfin Cipus, quand il aperçut ses cornes dans les eaux du Tibre. Il les voit, et se croyant le jouet d'une trompeuse image, il passe et repasse la main sur son front ; il touche ce qu'il a vu, et ne peut plus douter du témoignage de ses yeux. Il s'arrête, au moment où, vainqueur des ennemis de Rome, il allait rentrer dans la ville ; et les mains et les yeux levés vers le ciel : «Grands dieux, s'écrie-t-il, qu'annoncez-vous par ce prodige ? Si c'est un bonheur, que ce soit le bonheur de ma patrie ! si c'est un malheur, qu'il retombe sur moi seul !» Sur un autel de vert gazon, il brûle un pieux encens ; une coupe à la main, il fait des libations d'un vin pur ; il immole deux brebis, pour consulter les dieux dans leurs entrailles palpitantes. Et d'abord l'aruspice d'Etrurie reconnaît les signes certains, quoique obscurs, d'immenses événements ; puis, des fibres de la victime, il relève un regard perçant sur le front de Cipus : «Roi, salut ! lui dit-il ; oui, Cipus, ces cornes me le disent, c'est à toi et aux tiens qu'est réservé l'empire du Latium. Mais hâte-toi ; entre dans Rome ; les portes sont ouvertes : une fois dans la ville, tel est l'arrêt du destin, tu seras roi, et tu pourras sans péril laisser à tes enfants un sceptre éternel». Cipus recule, et détourne avec effroi ses yeux des remparts de Rome : «Loin, bien loin de tels présages ! s'écrie-t-il ; que les dieux les écartent ! Et pour moi, mieux vaut terminer ma vie dans l'exil que roi au Capitole». Il dit, et se hâte de convoquer le peuple et le sénat : il a eu soin de cacher son front sous une couronne pacifique de laurier ; et, du haut d'un tertre élevé par les soldats, après avoir, selon l'antique usage, invoqué les dieux : «Romains, dit-il, il y a parmi vous un homme qui sera roi, si vous ne le chassez loin de vos murs : je ne vous dirai pas son nom, mais le signe qui le distingue : son front est armé de cornes. Si jamais, un augure l'a prédit, il met un pied dans Rome, vous serez tous ses esclaves. Il aurait déjà pu franchir les portes ; elles lui étaient ouvertes : mais je m'y suis opposé, malgré les liens étroits qui nous unissent. Romains, proscrivez cet homme : chargez-le de chaînes, s'il le faut ; ou que la mort du tyran dont les destins vous menacent mette fin à vos craintes». A ces mots, on entend dans la foule comme le murmure des vents furieux à travers les hautes forêts de pins, ou comme le bruit lointain des vagues de la mer. Mais, au milieu des confuses clameurs de la multitude agitée, ce cri domine : «Où est-il ?» et chacun regarde au front son voisin, pour découvrir le signe indiqué. Cipus reprend la parole : «Celui que vous cherchez, dit-il, le voici» ; et malgré le peuple, il jette les lauriers qui couvraient sa tête ; le signe fatal apparaît. Les Romains baissent les yeux en gémissant ; ils n'ont vu qu'à regret ce front brillant d'une si belle gloire ; ils ne peuvent souffrir plus longtemps qu'il soit dépouillé de la couronne du triomphe, et Cipus est obligé de la reprendre. Pour honorer son dévouement, le sénat lui accorde tout le terrain que peut embrasser, dans un circuit, le sillon tracé par les boeufs, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil ; et sur les portes d'airain de la ville il fait graver deux cornes semblables à celles de Cipus, qui doivent éterniser sa mémoire.

Dites-moi maintenant, Muses, divinités des portes, vous à qui la nuit des temps ne peut rien dérober, dites-moi comment le fils d'Apollon et de Coronis, Esculape, est arrivé dans l'île du Tibre, et comment Rome l'a mis au nombre de ses dieux. Jadis un horrible fléau avait infecté l'air du Latium ; le sang se corrompait dans les veines, et les hommes se traînaient comme des spectres livides. La mort frappait sans relâche, et se jouait de tous les efforts humains, de toutes les ressources de l'art. On eut recours aux dieux. Des députés se rendent à Delphes, située au centre du monde, pour consulter Apollon : ils le suppliaient d'avoir pitié de Rome, de la secourir dans son malheur, et de la sauver par un oracle. Soudain, le temple, le laurier et le carquois du dieu, tout tremble à la fois ; et les Romains, saisis d'une sainte frayeur, entendent sortir du fond du sanctuaire ces paroles : «Ce que vous venez demander ici, vous pouviez et vous devez le demander dans un lieu plus près de vous. Ce n'est pas Apollon qui doit mettre fin à vos souffrances, mais le fils d'Apollon. Allez sous d'heureux auspices, et faites-le venir dans vos murs». Dès que le sénat a connu cette réponse, il s'informe du lieu qu'habite le fils d'Apollon, et des ambassadeurs font voile vers Epidaure. A peine leur vaisseau a-t-il touché le rivage, qu'ils se présentent devant le peuple et le sénat des Grecs ; ils les supplient de leur céder le dieu dont la présence peut seule, car tel est l'arrêt du destin, apaiser le fléau qui ravage le Latium. Les avis se partagent : les uns veulent accorder aux Romains le secours qu'ils demandent ; le le plus grand nombre s'y refuse, et soutient qu'il ne faut pas affaiblir Epidaure, en livrant le dieu qui le protège. Au milieu de ces incertitudes, le crépuscule vient chasser les derniers rayons du jour, et la nuit enveloppe la terre de ses ombres. Le dieu apparaît en songe aux Romains, tel qu'on le voit dans son temple, un bâton noueux dans la main gauche, et de la droite caressant sa longue barbe : «Ne crains rien, je te suivrai, dit-il à chacun d'eux, avec une voix amie ; mais je changerai de figure. Vois ce serpent roulé autour de mon bâton ; regarde-le bien, pour être sûr de le reconnaître ; je prendrai sa forme, mais je serai plus grand, tel qu'il convient à un dieu de se montrer». Il dit, et disparaît ; le sommeil s'éloigne avec lui, et le jour naissant succède au sommeil. Les magistrats d'Epidaure, toujours irrésolus, se réunissent dans le temple d'Esculape : ils le conjurent de faire connaître, par des signes divins, le séjour qu'il veut habiter. A cette prière, le dieu, sous la forme d'un serpent à la crête d'or, annonce par des sifflements sa présence. Il paraît, et la statue, l'autel, les portes, le marbre du parvis, le faîte doré du temple sont ébranlés. Il s'arrête au milieu du sanctuaire, se dresse, et jette autour de lui des regards étincelants. La foule recule d'épouvante ; mais le prêtre, au front ceint de bandelettes, a reconnu la divinité. «C'est le dieu, c'est le dieu ! s'écrie-t-il ; vous tous ici présents, adorez et priez avec moi. Dieu puissant, que ta présence nous soit heureuse ; daigne protéger le peuple qui révère tes autels». A la voix du pontife, chacun adore et prie : les Romains répètent ses paroles, et implorent de la voix et du coeur la protection d'Esculape. Il exauce leurs voeux, et, en signe de consentement, il agite sa crête, avec un triple sifflement. Alors il glisse sur les degrés de marbre ; mais, avant de sortir, il tourne la tête en arrière, regarde encore une fois les antiques autels, et salue en partant le temple qu'il aimait. Son corps immense serpente sur la terre jonchée de fleurs, et se roule en longs anneaux ; il traverse la ville, et arrive à l'enceinte qui protège le port. Là, il s'arrête un moment ; et après avoir promené un paisible regard sur la foule qui l'avait pieusement suivi, comme pour la remercier de son respect, il monte sur le vaisseau latin. Le navire fléchit sous le poids de la divinité ; et les Romains joyeux, après avoir immolé un taureau sur le rivage, délivrent de ses liens le vaisseau couronné de fleurs.

Un souffle léger enfle la voile. Le dieu se redresse ; et, la tête posée sur la poupe, il contemple les flots azurés. Le vaisseau traverse heureusement la mer Ionienne ; et, au lever de la sixième aurore, il découvre l'Italie. Il dépasse le promontoire où s'élève le temple fameux de Junon Lacinienne, les rivages de Scylacée et ceux de l'Apulie. A force de rames, il évite, à gauche, les rochers d'Amphise, à droite, les bords escarpés de Céraunie. Il côtoie Roméchium, Caulon et Narycie, franchit le détroit, et double le cap de Pélore : il laisse derrière lui les îles d'Eole, les mines de Témèse, Leucosie, Pestum au doux climat et aux jardins de roses. De là il gagne Caprée, le promontoire de Minerve, les collines de Sorrente, fertiles en vins généreux, la ville d'Hercule, Stabies, l'oisive et indolente Parthénope, et le temple de la sibylle de Cumes. Il aperçoit tour à tour Baïes aux sources d'eaux thermales, Litorne et ses champs couverts de lentisques, le Vulturne et ses eaux chargées de sable, Sinuessa où l'on voit tant de blanches colombes, les bords funestes de Minturne, Gaïète où Enée ensevelit sa nourrice, Formium, la ville d'Antiphate, les marais d'Anxur, la terre de Circé, et le solide rivage d'Antium. C'est vers ce point que les Romains tournent leurs voiles ; car la mer était devenue menaçante. Le dieu déroule ses immenses anneaux, et se glisse en rampant dans le temple d'Apollon, élevé sur ces bords. Cependant les flots se sont apaisés ; le dieu d'Epidaure quitte les autels hospitaliers de son père, sillonne le sable de ses bruyantes écailles, remonte le long du gouvernail, et pose de nouveau sa tête sur la poupe, tant que le vaisseau n'est pas arrivé à Castrum, aux champs sacrés de Lavinie, à l'embouchure du Tibre. C'est là que tout un peuple, et les hommes et les femmes, et les vierges sacrées de Vesta, se précipitent au-devant du dieu : mille cris de joie le saluent. Tandis que le vaisseau remonte rapidement les eaux du fleuve, sur les autels dressés le long des deux rives, l'encens brûle et pétille ; des nuages de parfums s'élèvent dans les airs ; les victimes bombent sous le fer fumant du sacrifice. Enfin on est arrivé dans la capitale de l'univers : le serpent s'élève jusqu'à la pointe du mât ; il agite sa tête, et regarde autour de lui quel lieu il doit choisir pour sa demeure. Le Tibre, dans son cours, se partage en deux bras d'une égale largeur, qui environnent de leurs eaux une île à laquelle le fleuve a donné son nom. C'est là qu'en sortant du vaisseau le serpent se retire ; il reprend sa figure, met fin aux ravages du fléau, et sa présence a sauvé Rome.

Cependant Esculape n'est dans nos temples qu'un dieu étranger : César est dieu dans sa patrie. Grand sous la cuirasse et sous la toge, ce n'est pas seulement à ses triomphes, à ses lois, à ses victoires gagnées en courant, c'est aussi à son fils qu'il doit de briller parmi les astres, sous la forme d'une nouvelle comète : et, de tous ses titres, le plus beau est celui d'avoir donné la vie à Auguste. Oui, pour César, il est moins glorieux d'avoir dompté les Bretons, défendus par l'Océan, d'avoir montré aux sept bouches du Nil ses flottes victorieuses, d'avoir soumis au peuple romain les Numides rebelles, l'Africain Juba, et le Pont encore rempli du nom de Mithridate, d'avoir souvent et parfois obtenu le triomphe, que d'être le père du grand homme auquel les dieux ont donné l'empire de la terre, pour le bonheur du genre humain. Auguste ne pouvait sortir du sang d'un mortel ; il fallait que César devînt dieu : il le fut ; mais la mère d'Enée eut d'abord la douleur de voir préparer sa mort, et les conjurés aiguiser leurs poignards. Elle court, pâle d'effroi, et à tous les dieux qu'elle rencontre : «Voyez, s'écrie-t-elle, voyez quel affreux complot on trame contre moi, de quels pièges on entoure l'unique rejeton d'Iule ! Seule, serai-je toujours en proie à de nouvelles douleurs ? Un jour a vu Diomède me blesser de sa lance ; un autre vit, à ma honte, Ilion périr malgré mon appui ; moi-même j'ai vu mon fils jeté par la tempête de rivage en rivage, je l'ai vu descendre aux sombres bords, et Turnus, ou plutôt Junon, lui disputer un asile ! Mais pourquoi rappeler ces vieilles douleurs ? Pourquoi tous ces souvenirs du passé, quand un malheur est là qui me menace ? Voyez aiguiser contre moi ces poignards impies ; écartez-les : de grâce, loin, bien loin, un tel crime ! Que le meurtre du pontife ne fasse pas éteindre le feu sacré de Vesta».

Vénus se désespère, et remplit le ciel de ses plaintes. Les dieux, émus de pitié, ne peuvent briser les arrêts de fer des trois soeurs, mais ils donnent des signes certains des calamités futures. Au sein de noirs nuages, on entend le fracas des armes, mêlé au son terrible des trompettes et des clairons ; la face du soleil pâlit, et couvre la terre épouvantée d'une lumière livide ; on voit, au milieu des étoiles, briller des torches flamboyantes, et avec la pluie, tomber des gouttes de sang ; le front lumineux de Lucifer se voile d'une sombre couleur ; le char de la Lune roule ensanglanté. En mille endroits, le hibou funèbre donne de sinistres présages, l'ivoire répand des larmes ; du fond des bois sacrés s'élèvent des chants sinistres et des voix menaçantes. Aucune victime ne peut apaiser les dieux ; les entrailles palpitantes annoncent d'effroyables tumultes tout près d'éclater ; on trouve la partie supérieure du foie coupée par le couteau du sacrifice. Dans le forum, autour des maisons et des temples, des chiens hurlent pendant la nuit ; on voit errer dans l'ombre des spectres silencieux, et la ville tremble sur ses fondements. Mais les avertissements des dieux ne peuvent triompher du crime et du destin : les poignards sont tirés au milieu du sénat, c'est le lieu que les conjurés ont choisi pour assassiner César.

A cette vue, Vénus se meurtrit le sein ; elle voudrait cacher César dans le nuage qui déroba Pâris à la vengeance de Ménélas, et le fils d'Anchise à l'épée de Diomède. «Seule, ô ma fille, lui dit Jupiter, crois-tu pouvoir changer l'immuable arrêt du destin ? Entre, tu le peux, dans le séjour des trois soeurs ; là, tu verras les tables de l'avenir, ouvrage immense de fer et d'airain : sur leur base éternelle, elles ne craignent ni le choc des cieux ni les éclats de la foudre. Là, tu verras, fixées sur un métal impérissable, les destinées de ta race : moi-même, je les ai lues et gravées dans ma mémoire ; je veux te dévoiler les mystères de l'avenir. Celui dont tu pleures le sort, ô Vénus, a rempli toutes les années qu'il devait à la terre : grâce à toi et à son fils, il prendra place dans le ciel, et des autels lui seront dressés parmi les hommes : ce fils, héritier du nom de César, soutiendra le fardeau de l'empire, et, vengeur de son père assassiné, il aura pour lui les dieux dans les combats. Il forcera Mutine assiégée à se soumettre et à demander la paix : Pharsale sentira sa présence, et les champs de Philippes boiront encore une fois le sang romain. Un grand nom sera vaincu dans les mers de Sicile ; une reine d'Egypte, épouse d'un général romain, tombera du trône, après avoir, dans le fol orgueil de son hymen, menacé d'asservir le Capitole au Nil. Sans énumérer les nations barbares répandues sur les bords des deux Océans, sache que son empire embrassera toute la terre habitable : la mer elle-même sera son esclave. Après avoir donné la paix au monde, il tournera sa pensée vers les institutions publiques : ses lois grandes et sages seront la règle de l'état, et ses exemples, celle des moeurs. Dans sa prévoyance de l'avenir, et du bonheur futur des nations, il fera porter au fils de sa chaste épouse et son nom et une partie du fardeau de l'empire. Enfin, après avoir compté sur la terre autant d'années que le vieux Nestor, il ira rejoindre ses aïeux dans le céleste séjour. Mais toi, ô ma fille, reçois l'âme de César arrachée par le fer à sa mortelle demeure ; et, sous la forme d'un astre, que le dieu Julius veille, du haut des cieux, sur le forum et sur le Capitole».

Il dit, et Vénus s'empresse de descendre au milieu du sénat : invisible à tous, elle recueille l'âme du héros expirant, et sans lui laisser le temps de s'évanouir dans les airs, elle l'emporte au milieu des astres. Mais, dans son vol, Vénus la sent qui se fait dieu et s'embrase : elle la laisse échapper de son sein : l'âme s'envole au-dessus de la lune, et traînant après elle une longue chevelure enflammée, elle brille comme une étoile. C'est de là que César, témoin de la gloire de son fils, plus belle encore que la sienne, s'applaudit d'être vaincu par lui. Auguste ne veut pas que ses actions soient mises avant les actions de son père ; mais la renommée, libre, et au-dessus de toutes lois, s'obstine à le placer avant César, et lui résiste en ce seul point. Ainsi le nom d'Atrée est moins brillant que celui d'Agamemnon ; Egée est au-dessous de Thésée ; Pélée, au-dessous d'Achille ; et pour prendre un exemple plus digne de mon sujet, Saturne le cède à Jupiter. Jupiter règne dans le ciel ; la terre obéit à Auguste : tous deux sont les pères et les souverains de leur empire.

Dieux, compagnons d'Enée, à qui le fer et la flamme ont ouvert le passage, dieux Indigètes, Quirinus, père de Rome ; Mars, père de Quirinus ; Apollon et Vesta, que César a placés parmi les dieux domestiques ; et toi, grand Jupiter, adoré sur la roche Tarpéienne ; et vous tous, dieux, que le poète peut et doit invoquer ; écoutez ma prière ! Reculez bien loin au-delà de notre siècle le jour où ce front auguste disparaîtra du monde qu'il gouverne, pour aller briller dans le ciel ; le jour où, loin de cette terre, le fils de César écoutera parmi vous les voeux des mortels.

Enfin, j'ai terminé un ouvrage que ni le courroux de Jupiter, ni le fer, ni la flamme, ni la dent des années ne pourront détruire ! Il peut venir, le jour fatal qui doit arrêter le cours incertain de ma vie : il n'a d'empire que sur mon corps. La plus noble partie de moi-même, immortelle, sera ravie dans la région des astres, et mon nom ne périra jamais. Dans tous les lieux ouverts par la victoire à la puissance romaine, mes vers seront lus ; et, si les pressentiments du poète ne sont pas trompeurs, je vivrai par la gloire dans toute la durée des siècles. 





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