LE COMTE DE GABALIS
OU ENTRETIEN SUR LES SCIENCES SECRETES
Abbé Montfaucon de Villars
1670
PREMIER ENTRETIEN SUR LES SCIENCES SECRÈTES
DEVANT Dieu Soit l’âme de M, le comte de Gabalis, que l’on vient de m’écrire, qui est mort d’apoplexie. Messieurs les curieux ne manqueront pas de dire que ce genre de mort est ordinaire à ceux qui ménagent mal les secrets des Sages, et que depuis que le bienheureux Raymond Lulle en a prononcé l’arrêt dans son testament, un ange exécuteur n’a jamais manqué de tordre promptement le col à tous ceux qui ont indiscrètement révélé les Mystères Philosophiques.
Mais qu’ils ne condamnent pas légèrement ce savant homme, sans être éclaircis de sa conduite. Il m’a tout découvert, il est vrai; mais il ne l’a fait qu’avec toutes les circonspections cabalistiques. Il faut rendre ce témoignage à sa mémoire, qu’il était grand zélateur de la religion de ses pères les Philosophes, et qu’il eût souffert le feu plutôt que d’en profaner la sainteté, en s’ouvrant à quelque prince indigne, à quelque ambitieux ou à quelque incontinent trois sortes de gens excommuniés de tout temps par les Sages. Par bonheur je ne suis pas prince, j’ai peu d’ambition, et on verra dans la suite que j’ai même un peu plus de chasteté qu’il n’en faut à un Sage. Il me trouva l’esprit docile, curieux, peu timide; il ne me manque qu’un peu de mélancolie pour faire avouer à tous ceux qui voudraient blâmer M, le comte de Gabalis de ne m’avoir rien caché, que j’étais un sujet assez propre aux Sciences secrètes. Il est vrai que sans mélancolie on ne peut y faire de grands progrès : mais ce peu que j’en ai n’avait garde de le rebuter. Vous avez (m’a-t-il dit cent fois) Saturne dans un angle, dans sa maison, et rétrograde; vous ne pouvez manquer d’être un jour aussi mélancolique qu’un Sage doit l’être; car le plus sage de tous les hommes (comme nous le savons dans la Cabale) avait comme vous, Jupiter dans l’Ascendant, cependant on ne trouve pas qu’il ait ri une seule fois en toute sa vie, tant l’impression de son saturne était puissante ; quoiqu’il fut beaucoup plus faible que le vôtre.
C’est donc à mon Saturne, et non pas à M. le comte de Gabalis, que messieurs les curieux doivent s’en prendre, si j’aime mieux divulguer leurs secrets que les pratiquer. Si les astres ne font pas leur devoir, le Comte n’en est pas cause; et si je n’ai pas assez de grandeur d’âme pour essayer de devenir le maître de la Nature, de renverser les Eléments d’entretenir les Intelligences suprêmes de commander aux Démons, d’engendrer les géants, de créer de nouveaux mondes, de parler à Dieu dans son trône redoutable et d’obliger le Chérubin, qui défend l’entrée du paradis terrestre, de me permettre d’aller faire quelques tours dans ses allées : c’est moi tout au plus qu’il faut blâmer ou plaindre; il ne faut pas pour cela insulter à la mémoire de cet homme rare, et dire qu’à est mort pour m’avoir appris toutes ces choses. Est-il impossible que, comme ces armes sont journalières, il ait succombé dans quelque combat avec quelque lutin indocile? Peut-être qu’en parlant à Dieu dans le trône enflammé il n’aura pu se tenir de le regarder en face; or il est écrit qu’on ne peut le regarder sans mourir. Peut-être n’est il mort qu’en apparence suivant la coutume des Philosophes, qui font semblant de mourir en un lieu, et se transplantent en un autre. Quoi qu’il en soit, je ne puis croire que la manière dont il m’a confié ses trésors mérite châtiment. Voici comme la chose s’est passée. Le sens commun m’ayant toujours fait soupçonner qu’il y a beaucoup de vide en tout ce qu’on appelle Sciences secrètes, je n’ai jamais été tenté de perdre le temps à feuilleter les livres qui en traitent : mais aussi ne trouvant pas bien raisonnable de condamner, sans savoir pourquoi, tous ceux qui s’y adonnent, qui souvent sont gens sages d’ailleurs, savants la plupart, et faisant figure dans la robe et dans l’épée; je me suis avisé(pour éviter d’être injuste et pour ne me point fatiguer d’une lecture ennuyeuse) de feindre d’être entêté de toutes ces Sciences, avec tous ceux que j’ai pu apprendre qui en sont touchés.
J’ai d’abord eu plus de succès que je n’en avais même espéré. Comme tous ces messieurs, quelque mystérieux et quelque réservés qu’ils se piquent d’être, ne demandent pas mieux que d’étaler leurs imaginations, et les nouvelles découvertes qu’ils prétendent avoir faites dans la Nature, je fus en peu de jours confident des plus considérables d’entre eux ; j’en avais toujours quelqu’un dans mon cabinet, que j’avais à dessein garni de leurs plus fantasques auteurs. . Il ne passait point de savant étranger que je n’en eusse avis ; en un mot, à la science près je me trouvai bientôt grand personnage. J’avais pour compagnon des princes, des grands seigneurs, des gens de robe, de belles dames, des laides aussi; des docteurs des prélats des moines, des nonnains, enfin des gens de toute espèce. Les uns en voulaient aux anges, les autres au diable, les autres à leur génie, les autres aux Incubes les autres à la guérison de tous maux, les autres aux astres, les autres aux secrets de la Divinité, et presque tous à la Pierre Philosophale. Ils demeuraient tous d’accord que ces grands secrets, et surtout la Pierre Philosophale, sont de difficile recherche et que peu de gens les possèdent? Mais ils avaient tous en particulier assez bonne opinion d’eux-mêmes, pour se croire du nombre des élus. Heureusement les plus importants attendaient alors. Avec impatience l’arrivée d’un Allemand grand seigneur et grand cabaliste, de qui les terres sont vers les frontières de Pologne. Il avait promis par lettres aux Enfants des Philosophes, qui sont à Paris, de venir les visiter et de passer en France allant en Angleterre J’eus la commission de faire réponse à la lettre de ce grand homme, je lui envoyais la figure de ma nativité’, afin qu’il jugeât si je pouvais aspirer à la suprême sagesse. Ma figure et ma lettre furent assez heureuses pour l’obliger à me faire l’honneur de me répondre que je serais un des premiers qu’il verrait à Paris; et que si le ciel ne s’y opposait, il ne tiendrait pas à lui que je n’entrasse dans la société des Sages. Pour ménager mon bonheur, j’entretins avec l’illustre Allemand un commerce régulier. Je lui proposais de temps en temps de grands doutes, autant raisonner que je le pouvais sur les nombres de Pythagore, sur les visions de saint Jean, et sur le premier chapitre de la Genèse. La grandeur des matières le ravissait, il m’écrivait des merveilles inouïes, et je vis bien que j’avais affaire à un homme de très vigoureuse et très spacieuse imagination. J’en ai soixante ou quatre-vingts lentes d’un style si extraordinaire, que je ne pouvais plus me résoudre à lire autre chose, dés que j’étais seul dans mon cabinet. J’en admirais un jour une des plus sublimes quand je vis entrer un homme de très bonne mine qui, me saluant gravement, me dit en langue française et en accent étranger : « Adorez, mon fils, adorez le très bon et le très grand Dieu des sages, et ne vous enorgueillissez jamais de ce qu’il vous envoie un des enfants de sagesse pour vous associer à leur Compagnie et pour vous faire participant des merveilles de Sa Toute Puissance. « .
La nouveauté de la salutation m’étonna d’abord, et je commençais à douter pour la première fois si l’on n’a pas quelquefois des apparitions : toutefois me rassurant du mieux que je pus, et le regardant le plus civilement que la petite peur que j’avais me le put permettre. - Qui que vous soyez, lui dis-je, vous de qui le complurent n’est pas de ce monde, vous me faites beaucoup d’honneur de venir me rendre visite : mais agréez, s’il vous plaît qu’avant que d’adorer le Dieu des Sages, je sache de quels Sages, et de quel Dieu vous parlez et si vous l’avez agréable, menez-vous dans ce fauteuil et donnez-vous la peine de me dire quel est ce Dieu, ces Sages, cette compagnie, ces merveilles de toute puissance, et après ou devant tout cela à quelle espèce de créature j’ai l’honneur de parler.
- Vous me recevez très sagement, monsieur, reprit-il en riant et prenant le fauteuil que je lui présentais, vous me demandez d’abord de vous expliquer des choses que je ne vous dirai pas aujourd’hui s’il vous plaît. Le compliment que je vous ai fait sont les paroles que les Sages disent à l’abord de ceux à qui ils ont résolu d’ouvrir leur cœur et de découvrir leurs mystères. J’ai cru qu’étant aussi savant que vous m’avez paru dans vos lettres, cette salutation ne vous serait pas inconnue, et que c’était le plus agréable compliment que pouvait faire le comte de Gabalis.
- Ah monsieur, m’écriais-je me souvenant que j’avais un grand rôle à jouer, comment me rendrai-je digne de tant de bonté ? Est-il possible que le plus grand de tous les hommes soit dans mon cabinet et que le grand Gabalis m’honore de sa visite ?
- Je suis le moindre des Sages, repartit-il d’un air sérieux, et Dieu qui dispense les lumières de sa Sagesse avec le poids et la mesure qu’il plaît à sa Souveraineté, ne m’en a fait qu’une part très petite en comparaison de ce que j’admire avec étonnement en mes compagnons. J’espère que vous pourrez les égaler quelque jour, si j’ose en juger par la figure de voue nativité, que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer : mais vous voulez bien que je me plaigne à vous monsieur, ajouta t’il en riant de ce que vous m’avez pris d’abord pour un fantôme Ah non pas pour un fantôme, lui dis-je, mais je vous avoue, monsieur, que me souvenant tout à coup de ce que Cardan 6 raconte que son père fut un jour visité dans son étude par sept inconnus vêtus de diverses couleurs, qui lui tinrent des propos assez bizarres de leur nature et de leur emploi...
- Je vous entends, interrompit le comte, c’était des Sylphes dont je vous parlerai quelque jour, qui sont une espèce de substances aériennes, qui viennent quelquefois consulter les Sages sur les livres d’Averroès qu’elles n’entendent que trop bien. Cardan est un étourdi d’avoir publié cela dans ses subtilités; il avait trouvé ces mémoires-là dans les papiers de son pire, qui était un des nôtres; et qui, voyant que son fils était naturellement babillard ne voulut lui rien apprendre de grand et le laissa amuser à l’astrologie ordinaire, par laquelle il ne sut prévoir seulement que son fils serait pendu. Ce fripon est cause que vous m’avez fait l’injure de me prendre pour un Sylphe.
- Injure ? repris-je. Quoi monsieur, serais-je assez malheureux pour...
- Je ne m’en fâche pas, interrompit-il, vous n’êtes pas obligé de savoir que tous ces esprits élémentaires sont nos disciples; qu’ils sont trop heureux, quand nous voulons nous abaisser à les instruire et que le moindre de nos Sages est plus savant et plus puissant que tous ces petits messieurs-là 3Iaù nous parlerons de tout cela quelque autre fois; il me suffit aujourd’hui d’avoir eu la satisfaction de vous voir. Tâchez mon fi1s de vous rendre digne de recevoir les lumières cabalistiques; l’heure de votre régénération est arrivée, il ne tiendra qu’à vous d’être une nouvelle créature. Priez ardemment Celui qui seul à la puissance de créer des cœurs nouveaux, de vous en donner un qui soit capable des grandes choses que j’ai à vous apprendre, et de m’inspirer de ne vous tien taire de nos mystères.
Il se leva alors et m’embrassant sans me donner le loisir de lui répondre :
- Adieu, mon fils poursuivit-il, j’ai à voir nos compagnons qui sont à Paris, après quoi je vous donnerai de mes nouvelles. Cependant, veilliez, priez, espérez et ne parlez pas. Il sortit de mon cabinet en diront cela, je me plaignis de sa courte visite en le reconduisant, et de ce qu’il avait la cruauté de m’abandonner si tôt après m’avoir fait entrevoir une étincelle de ses lumières. Mais m’ayant assuré de fort bonne grâce que je ne perdrais rien dans l’attente, il monta dans son carrosse, et me laissa dans une surprise que je ne puis exprimer. Je ne pouvais croire à mes propres yeux ni à mes oreilles : « Je suis sûr, disais-je, que cet homme est de grande qualité, qu’il a cinquante mille livres de rentes de patrimoine; il paraît d’ailleurs fort accompli. Peut-il s’être codé de ces folies-là ? Il m’a parlé de ces Sylphes fort cavalièrement. Serait-il sorcier en effet, et me serais-je trompé jusqu’ici en croyant qu’il n’y en a plus ? Mais aussi s’il est des sorciers, sont-ils aussi dévots que celui ci paraît l’être ? «
Je ne comprenais rien à tout cela; je résolus pourtant d’en voir la fin; quoi que je prévisse bien qu’il y aurait quelques sermons à essuyer, et que le démon qui l’agitait était grandement moral et prédicateur.
SECOND ENTRETIEN SUR LES SCIENCES SECRÈTES
Le Comte voulut me donner toute la nuit pour vaquer à la prière; et le lendemain, dès le point du jour, il me fit savoir par un billet qu’il viendrait chez moi sur les huit heures; et que si je le voulais bien, nous irions faire un tour ensemble. Je l’attendis, il vint, et après les civilités réciproques ;:
- Allons, me dit-il à quelque lieu où nous soyons libres, et où personne ne puisse interrompre notre entretien.
- Ruel, lui dis-je, me paraît assez agréable et assez solitaire.
- Allons-y, reprit-il.
Nous montâmes en son carrosse. Durant le chemin j’observais mon nouveau maître. Je n’ai jamais remarqué en personne un si grand fond de satisfaction qu’il en paraissait en toutes les manières. Il avait l’esprit plus tranquille et plus libre qu’il ne me semblait qu’un sorcier le put avoir. Tout son air n’était point d’un homme à qui la conscience reprochât rien de noir, « j’avais une merveilleuse impatience de le voir entrer en matière; ne pouvant comprendre comment un homme, qui me paraissait si judicieux et si accompli en toute autre chose, s’était gâté l’esprit par les visions dont j’avais connu le jour précédent qu’il était blessé. Il me parla divinement de la politique, et fut ravi d’entendre que j’avais lu ce que Platon en a écrit.
- Vous aurez besoin de tout cela quelque jour, me dit-il, un peu plus que vous ne croyez. Et si nous nous accordons aujourd’hui il n’est pas impossible qu’avec le temps vous mettiez en usage ces sages maximes.
Nous entrions alors à Ruel, nous allâmes au jardin, le comte dédaigna en admirer les beautés et marcha droit au labyrinthe. Voyant que nous étions aussi seuls qu’il le pouvait désirer :
- Je loue, s’écria-t-il levant les yeux et les bras au ciel, je loue la Sagesse éternelle de ce qu’elle m’inspire de ne vous rien cacher de ses vérités ineffables. Que vous serez heureux mon fils, si elle a la bonté de mettre dans votre âme les dispositions que ces hauts mystères demandent de vous ? Vous allez apprendre à commander à toute la Nature; Dieu seul sera votre maître, et les Sages seuls seront vos égaux. Les suprêmes intelligences feront gloire d’obéir à vos désirs; les démons n’oseront se trouver où vous serez; votre voix les fera trembler dans le puits de l’abîme, et tous les peuples invisibles, qui habitent les quatre éléments s’estimeront heureux d’être les ministres de vos plaisirs. Je vous adore, o grand Dieu d’avoir couronné l’homme de tant de gloire, et de l’avoir établi souverain monarque de tous les ouvrages de vos mains. Sentez-vous, mon fils ajouta-t-il se tournant vers moi sentez-vous cette ambition héroïque, qui est le caractère certain des Enfants de Sagesse ? osez-vous désirer de ne servir qu’à Dieu seul, et de dominer sur tout ce qui n’est point Dieu ? Avez-vous compris ce que c’est qu’être homme ? et ne vous ennuie-t-il point d’être esclave, puisque vous êtes né pour être souverain ? Et si vous avez ces nobles pensées (comme la figure de voue nativité ne me permet pas d’en douter), considérez mûrement si vous aurez le courage et la force de renoncer à toutes les choses qui peuvent vous être un obstacle à parvenir à l’élévation pour laquelle vous êtes né ? Il s’arrêta la et me regarda fixement, comme attendant ma réponse, ou comme cherchant à lire dans mon cœur.
- Autant que le commencement de son discours m’avait fait espérer que nous entrerions bientôt en matière, autant en désespérais-je par ses dernières paroles. Le mot de renoncer m’effraya, et je ne doutais point qu’il n’allât me proposer de renoncer au baptême ou au paradis. Ainsi ne sachant comment me tirer de ce mauvais pas :
- Renoncer, lui dis-je, monsieur, quoi, faut-il renoncer à quelque chose ?
- Vraiment, reprit-il, il le faut bien et il le faut si nécessairement qu’il faut commencer par là Je ne sais si vous pourrez vous y résoudre : mais je sais bien que la Sagesse n’habite point dans un corps sujet au péché, comme elle n’entre point dans une âme prévenue d’erreur ou de malice. Les Sages ne vous admettront jamais à leur compagnie, si vous ne renoncez dès à présent à une chose qui ne peut compatir avec la Sagesse. Il faut, ajouta-t-il tout bas en se baissant à mon oreille, il faut renoncer à tout commerce charnel avec les femmes.
- Je fis un grand éclat de rire à cette bizarre proposition.
- Vous m’avez monsieur, m’écriais-je, vous m’avez quitté pour peu de chose.
J’attendais que vous me proposeriez quelque étrange renonciation : mais puisque ce n’est qu’aux femme que vous en voulez l’affaire est faite dès longtemps, je suif assez chaste, Dieu merci? Cependant, monsieur, comme Salomon &ait plus sage que je ne serai peut-être; et que toute sa sagesse ne pût l’empêcher de se laisser corrompre, dites-moi, s’il vous plaît, quel expédient vous prenez-vous autres messieurs pour vous passer de ce sexe-là ? et quel inconvénient il y aurait que dans le paradis des Philosophes chaque Adam eût son Eve.
- Vous me demandez là de grandes choses, repartit-il en consultant en lui-même s’il devait répondre à ma question. Pourtant, puisque je vois que vous vous détacherez des femmes sans peine, je vous dirai l’une des raisons qui ont obligé les Sages d’exiger cette condition de leurs disciples : et vous connaîtrez dès là dans quelle ignorance vivent tous ceux qui ne sont pas de notre nombre.
« Quand vous serez enrôlé parmi les Enfants des Philosophes, et que vos yeux seront fortifiés par l’usage de la très sainte médecine, vous découvrirez d’abord que les éléments sont habités par des créatures très parfaites, dont le péché du malheureux Adam a ôté la connaissance et le commerce à sa trop malheureuse postérité. Cet espace immense qui est entre la terre et les cieux a des habitants bien plus nobles que les oiseaux et les moucherons; ces mers si vastes ont bien d’autres hôtes que les dauphins et les baleines; la profondeur de la terre n’est pas pour les taupes seules; et l’élément du feu plus noble que les trois autres, n’a pas été fait pour demeurer inutile et vide.
« L’air est plein d’une innombrable multitude de peuples de figure humaine, un peu fiers en apparence mais dociles en effet : grands amateurs des sciences subtiles, officieux aux Sages, et ennemis des fous et des ignorants. Leurs femmes et leurs filles sont des beautés mâles telles qu’on dépeint les amazones.
- Comment, monsieur, m’écriais-je, est-ce que vous voulez me dire que ces lutins-là sont mariés?
- Ne vous gendarmez pas, mon fils, pour si peu de chose, répliqua-t-il. Croyez que tout ce que je vous dis est solide et vrai; ce ne sont ici que les éléments de l’ancienne cabale, et il ne tiendra qu’à vous de le justifier par vos propres yeux : mais recevez avec un esprit docile la lumière que Dieu vous envoie par mon entremise. Oubliez tout ce que vous pouvez avoir ouï sur ces matières dans les écoles des ignorants : ou vous auriez le déplaisir, quand vous seriez convaincu par l’expérience, d’être obligé d’avouer que vous vous êtes opiniâtré mal à propos.
» Boutez donc jusqu’à la fin, et sachez que les mers et les fleuves sont habités de même que l’air; les anciens Sages ont nommé Ondins, ou Nymphes, cette espèce de peuples. Ils sont peu de mâles, et les femmes y sont en grand nombre; leur beauté est extrême, et les filles des hommes n’ont rien de comparable.
« La terre est remplie presque jusqu’au centre de Gnomes gens de petite stature, gardiens des trésors des minières, et des pierreries. ceux-ci sont ingénieux amis de l’homme et faciles à commander. Ils fournissent aux Enfants des Sages tout l’argent qui leur est nécessaire, et ne demandent guère, pour prix de leur service, que la gloire d’être commandés. Les Gnomides, leurs femmes, sont petites, mais fort agréables et leur habit est fort curieux. » Quant aux Salamandres, habitants enflammés de la région du feu ils servent aux Philosophes : mais ils ne recherchent pas avec empressement leur compagnie; et leurs filles et leurs femmes se font voir rarement.
- Elles ont raison, interrompis-je, et je les tiens quittes de leur apparition.
- Pourquoi ? dit le comte.
- Pourquoi, monsieur, repris-je, et qu’ai-je affaire de converser avec une aussi laide bête que la salamandre mâle ou femelle?
- Vous avez tort répliqua-t-il, c’est l’idée qu’en ont les peintres et les sculpteurs ignorants; les femmes des salamandres sont belles, et plus belles même que toutes les autres puisqu’elles sont d’un élément plus pur. Je ne vous en parlais pas, et je passais succinctement la description de ces peuples, parce que vous les verrez vous-même à loisir et facilement si vous en avez la curiosité. Vous verrez leurs habits, leurs vivres, leurs mœurs, leur police, leurs lois admirables. Vous serez charmé de la beauté de leur esprit encore plus que de celle de leur corps : mais vous ne pourrez vous empêcher de plaindre ces misérables, quand ils vous diront que leur âme est mortelle, et qu’ils n’ont point d’espérance en la jouissance éternelle de l’Etre suprême qu’ils connaissent et qu’ils adorent religieusement. Ils vous diront, qu’étant composés des plus pures parties de l’élément qu’ils habitent, et n’ayant point en eux de qualités contraires, puisqu’ils ne sont faits que d’un élément, ils ne meurent qu’après plusieurs siècles : mais qu’est ce que le temps au prix de l’éternité ? Il faudra rentrer éternellement dans le néant. Cette pensée les afflige fort, et nous avons bien de la peine à les en consoler.
« Nos Pères les Philosophes parlant à Dieu face à face se plaignirent à lui du malheur de ces peuples : et Dieu de qui la miséricorde est sans bornes, leur révéla qu’il n’était pas impossible de trouver du remède à ce mal. Il leur inspira que de même que l’homme, par l’alliance qu’à a contractée avec Dieu a été fait participant de la Divinité : les Sylphes, les Gnomes les Nymphes et les salamandres, par l’alliance qu’ils peuvent contracter avec l’homme, peuvent être faits participants de l’immortalité. Ainsi une Nymphe ou une sylphide devient immortelle et capable de la béatitude à laquelle nous aspirons, quand elle est assez heureuse pour se marier à un Sage; et un Gnome ou un Sylphe cesse d’être mortel du moment qu’il épouse une de nos filles.
» De là naquit l’erreur des premiers siècles, de Tertullien, du martyr Justin, de Lactance, Cyprien, Clément d’Alexandrie, d’Athénagore philosophe chrétien, et généralement de tous les écrivains de ce temps-là. Ils avaient appris que ces demi hommes élémentaires avaient recherché le commerce des filles; et ils ont imaginé de là que la chute des anges n’était venue que de l’amour dont ils s’étaient laissé toucher pour les femmes. Quelques Gnomes, désireux de devenir immortels avaient voulu gagner les bonnes grâces de nos filles et leur avaient apporté des pierreries dont ils sont gardiens naturels; et ces auteurs ont cru s’appuyant sur le livre d’Enoch mal entendu, que c’étaient les pièges que les anges amoureux avaient tendus à la chasteté de nos femmes. Au commencement ces Enfants du ciel engendrèrent les géants fameux, s’étant fait aimer aux filles des hommes, et les mauvais cabalistes Joseph et Philon (comme tous les Juifs sont ignorants), et après eux tous les auteurs que j’ai nommés tout à l’heure, ont dit aussi bien qu’Origéne et Macrobe que c’étaient des anges et n’ont pas su que c’étaient les Sylphes et les autres peuples des éléments qui, sous le nom d’enfants d’Eloym, sont distingués des enfants des hommes. De même ce que le sage Augustin a eu la modestie de ne point décider, touchant les poursuites que, ceux qu’on appelait Faunes ou Satyres, faisaient aux Africains de son temps, est éclairci par ce que je viens de dire, du désir qu’ont tous ces habitants des éléments de s’allier aux hommes comme du seul moyen de parvenir à l’immortalité qu’ils n’ont pas.
« Ah! nos Sages n’ont garde d’imputer à l’amour des femmes la chute des premiers anges ; non plus que de soumettre assez les hommes à la puissance du démon, pour lui attribuer toutes les aventures des Nymphes et des Sylphes, dont tous les historiens sont remplis. Il n’y eut jamais rien de criminel en tout cela. C’étaient des Sylphes qui cherchaient à devenir immortels. Leurs innocentes poursuites, bien loin de scandaliser les Philosophes, nous ont paru si justes que nous avons tous résolu, d’un commun accord, de renoncer entièrement aux femmes et de ne nous adonner qu’à immortaliser les Nymphes et les Sylphides.
- O Dieu, me récriais je qu’est-ce que j’entends ? Jusqu’où va la f,,,
- oui, mon fils, interrompit le comte, admirez jusqu’où va la félicité philosophique! Pour des femmes dont les faibles appas se passent en peu de jours, et sont suivis de rides horribles les Sages possèdent des beautés qui ne vieillissent jamais et qu’ils ont la gloire de rendre immortelles. Jugez de l’amour et de la reconnaissance de ces maîtresses invisibles et de quelle ardeur elles cherchent à plaire au Philosophe charitable, qui s’applique à les immortaliser. Ah monsieur, je renonce, m’écriais-je encore une fois
- oui, mon fils, poursuivit-il derechef sans me donner le loisir d’achever. Renoncez aux inutiles et fades plaisirs qu’on peut trouver avec les femme ; la plus belle d’entre elles est horrible auprès de la moindre Sylphide : aucun dégoût ne suit jamais nos sages embrassements. Misérables ignorants, que vous êtes à plaindre de ne pouvoir pas goûter les voluptés philosophiques.
- Misérable comte de Gabalis, interrompis-je d’un accent mêlé de colère et de compassion, me laisserez-vous dire enfin que je renonce à cette sagesse insensée, que je trouve ridicule cette visionnaire philosophie, que je déteste ces abominables embrassements qui vous mêlent à des fantômes; et que je tremble pour vous, que quelqu’une de vos prétendues Sylphides ne se hâte de vous emporter dans les enfers au milieu de vos transports, de peur qu’un aussi honnête homme que vous ne s’aperçoive à la fin de la folie de ce zèle chimérique, et ne fasse pénitence d’un crime si grand.
- Oh! oh répondit-il en reculant de trois pas et me regardant d’un oeil colère, malheur à vous, esprit indocile son action m’effraya je l’avoue ; mais ce fut bien pis, quand je vis que s’éloignant de moi il tira de sa poche un papier, que j’entrevoyais de loin, qui était assez plein de caractères que je ne pouvais bien discerner. Il lisait attentivement, se chagrinait et parlait bas. Je crus qu’il évoquait quelques esprits pour ma ruine, et je me repentis un peu de mon zèle inconsidéré.
» Si j’échappe à cette aventure, disais-je, jamais cabaliste ne me fera rien. « Je tenais les yeux sur lui comme sur un juge qui m’allait condamner à mort, quand je vis que son visage redevint serein.
- Il vous est dur, me dit-il en riant et revenant à moi, il vous est dur de regimber contre l’aiguillon. Vous êtes un vaisseau d’élection. Le ciel vous a destiné pour être le plus grand cabaliste de votre siècle. Voici la figure de voue nativité qui ne peut manquer. Si ce n’est pas maintenant et par mon entremise, ce sera quand il plaira à votre Saturne rétrograde.
- Ah si j’ai à devenir Sage, lui dis-je, ce ne sera jamais que par l’entreprise du grand Gabalis; mais à parler franchement, j’ai bien peur qu’il sera malaisé, que vous puissiez me fléchir à la galanterie philosophique.
- Serait ce, repartit-il, que vous seriez assez mauvais physicien pour n’être pas persuadé de l’existence de ces peuples ?
- je ne sais, repris-je, mais il me semblerait toujours que ce ne serait que lutins travestis.
- En croirez-vous toujours plus à votre nourrice, me dit-il, qu’à la raison naturelle, qu’à Platon, Pythagore, Celse, Psellus, Procle, Porphyre, Jamblique, Plotin, Trismegiste, Nollius, Dornée, Fludd, qu’au grand Philipe-Aureole-Théophraste-Bombast Paracelse de Honeinhem et qu’à tous nos compagnons.
- Je vous en croirais, monsieur, répondis-je, autant et autant et plus que tous ces gens-là : mais mon cher monsieur, ne pourriez-vous pas ménager avec vos compagnons que je ne serai pas obligé de me fondre en tendresse avec ces demoiselles élémentaires.
- Hélas reprit-il, vous êtes libre sans doute, et on n’aime pas si on ne veut; peu de Sages ont pu se défendre de leurs charmes : mais il s’en est pourtant trouvé qui, se réservant tout entiers à de plus grandes choses (comme vous saurez avec le temps), n’ont pas voulu faire cet honneur aux Nymphes.
- Je serai donc de ce nombre, repris-je, aussi bien ne saurais-je me résoudre à perdre le temps aux cérémonies que j’ai ouï dire à un prélat, qu’il faut pratiquer, pour le commerce de ces génies.
- Ce prélat ne savait ce qu’il disait, dit le comte, car vous verrez un jour que ce ne sont pas là des génies; et d’ailleurs jamais Sage n’employa ni cérémonies, ni superstition pour la familiarité des génies, non plus que pour les peuples que nous parlons.
- Le cabaliste n’agit que par les principes de la Nature : et si quelquefois on trouve dans nos livres des paroles étranges, des caractères et des fumigations, ce n’est que pour cachet aux ignorants les principes physiques. Admirez la simplicité de la Nature en toutes ses opérations les plus merveilleuses, et dans cette simplicité une harmonie et un concert si grand, si juste, et si nécessaire qu’il vous fera revenir, malgré vous, de vos faibles imaginations. Ce que je vais vous dire, nous l’apprenons à ceux de nos disciples, que nous ne voulons pas laisser tout à fait entrer dans le sanctuaire de la Nature, et que nous ne voulons pourtant point priver de la société des peuples élémentaires, pour la compassion que nous avons de ces mêmes peuples.
« Les Salamandres, comme vous l’avez déjà peut-être compris, sont composés des plus subtiles parties de la sphère du Feu, conglobées et organisées par l’action du feu universel (dont je vous entretiendrai quelque jour), ainsi appelé parce qu’il est le principe de tous les mouvements de la Nature. Les Sylphes de même sont composés des plus purs atomes de l’air, les Nymphes, des plus déliées parties de l’eau; et les Gnomes, des plus subtiles parties de la Terre. Il y avait beaucoup de proportion entre Adam et ces créatures si parfaites, parce qu’étant composé de ce qu’il y avait de plus pur dans les quatre éléments, il renfermait les perfections de ces quatre espèces de peuples, et était leur roi naturel. Mais dès lors que son péché l’eut précipité dans les excréments des éléments (comme vous verrez quelque autre fois), l’harmonie fut déconcertée, et il n’eut plus de proportion, étant impur et grossier, avec ces substances si pures et si subtiles. Quel remède à ce mal ? Comment remonter ce luth, et recouvrer cette souveraineté perdue ? O Naturel pourquoi t’étudie-t-on si peu ? Ne comprenez-vous pas, mon fils, avec quelle simplicité la Nature peut rendre à l’homme ces biens qu’il a perdus ?
- Hélas monsieur, répliquais-je, je suis très ignorant en toutes ces simplicités-là.
- Il est pourtant bien aisé d’y être savant, reprit-il. Si on veut recouvrer l’empire sur les Salamandres il faut purifier et exalter l’élément du feu qui est en nous et relever le ton de cette corde relâchée. Il n’y a qu’à concentrer le feu du monde par des miroirs concaves dans un globe de verre; et c’est ici l’artifice que tous les Anciens ont caché religieusement et que le divin Théophraste a découvert. Il se forme dans ce globe une poudre solaire, laquelle s’étant purifiée d’elle-même, du mélange des autres éléments et étant préparée selon l’art, devient en fort peu de temps souverainement propre à exalter le feu qui est en nous, et à nous faire devenir, par manière de dire, de nature ignée. Dès lors les habitants de la sphère du feu deviennent nos inférieurs et, ravis de voir rétablir notre mutuelle harmonie et que nous nous soyons rapprochés d’eux, ils ont pour nous toute l’amitié qu’ils ont pour leurs semblables, tout le respect qu’ils doivent à l’image et au lieutenant de leur créateur, et tous les soins dont les peut faire aviser le désir d’obtenir de nous l’immortalité qu’ils n’ont pas. Il est vrai que, comme ils sont plus subtils que ceux des autres éléments, ils vivent très longtemps, ainsi ils ne se pressent pas d’exiger des Sages l’immortalité. Vous pourriez vous accommoder de quelqu’un de ceux-là, mon fils, si l’aversion que vous m’avez témoignée vous dure jusqu’à la fin peut-être ne vous parlerait-il jamais de ce que vous craignez tant.
« Il n’en serait pas de même des Sylphes, des Gnomes et des Nymphes. Comme ils vivent moins de temps, ils ont plutôt affaire de nous : aussi leur familiarité est plus aisée à obtenir. Il n’y a qu’à fermer un verre plein d’air conglobé d’eau ou de terre et le laisser exposé au soleil un mois. Puis séparer les éléments selon la science; ce qui surtout est très facile en l’eau et en la terre. Il est merveilleux quel aimant c’est que chacun de ces éléments purifiés pour attirer Nymphes, Sylphes et Gnomes. On n’en a pas pris si peu que rien tous les jours pendant quelques mois, que l’on voit dans les airs la république volante des Sylphes, les Nymphes venir en foule au rivage et les gardiens des trésors étaler leurs richesses. Ainsi sans caractères sans cérémonies, sans mots barbares, on devient absolu sur tous ces peuples. Ils n’exigent aucun culte du Sage, qu’ils savent bien qui est plus noble qu’eux. Ainsi la vénérable Nature apprend à ses enfants à réparer les éléments par les éléments. Ainsi se rétablit l’harmonie. Ainsi l’homme recouvre son empire naturel et peut tout dans les éléments, sans démon et sans art illicite. Ainsi vous voyez, mon fils, que les Sages sont plus innocents que vous ne pensez. Vous ne me dites rien...
- Je vous admire, monsieur, lui dis-je, et je commence à craindre que vous ne me fassiez devenir distillateur.
- Ah Dieu vous en garde, mon enfant, s’écria-t-il, ce n’est pas à ces bagatelles-là que votre nativité vous destine. Je vous défends au contraire de vous y amuser; je vous ai dit que les Sages ne montrent ces choses qu’à ceux qu’ils ne veulent pas admettre dans leur troupe. Vous aurez tous ces avantages, et d’infiniment plus glorieux et plus agréables, par ces procédés bien autrement philosophiques. Je ne vous ai décrit ces manières que pour vous faire voir l’innocence de cette philosophie et pour vous ôter vos terreurs paniques.
- Grâce à Dieu, monsieur, répondis-je, je n’ai plus tant de peur que j’en avais tantôt. Et quoi que je ne me détermine pas encore à l’accommodement que vous me proposez avec les Salamandres, je ne laisse pas d’avoir la curiosité d’apprendre comment vous avez découvert que ces Nymphes et ces Sylphes meurent.
- Vraiment, répartit-il, ils nous le disent et nous les voyons mourir.
- Comment pouvez-vous les voir mourir, répliquais-je, puisque votre commerce les rend immortels ?
- cela serait bon, dit-il, si le nombre des Sages égalait le nombre de ces peuples; outre qu’à y en a plusieurs d’entre eux qui aiment mieux mourir que risquer, en devenant immortels, d’être aussi malheureux qu’ils voient que les démons le sont, c’est le diable qui leur inspire ces sentiments, car il n’y a rien qu’il ne fasse pour empêcher ces pauvres créatures de devenir immortelles par notre alliance. De sorte que je regarde, et vous devez regarder, mon fils, comme une tentation très pernicieuse et comme un mouvement très peu charitable, cette aversion que vous y avez.
« Au surplus, pour ce qui regarde la mort dont vous me parlez, qui est-ce qui obligea l’oracle d’Apollon de dire que tous ceux qui parlaient dans les oracles étaient mortels aussi bien que lui, comte Porphyre le rapporte ? Et que pensez-vous que voulut dire cette voix qui fut entendue dans tous les rivages d’Italie et qui fit tant de frayeur à tous ceux qui se trouvèrent sur la mer ? LE GRAND PAN EST MORT. C’était les peuples de l’air qui donnaient avis aux peuples des eaux que le premier et le plus âgé des Sylphes venait de mourir.
- Lorsque cette voix fut entendue, lui dis-je, il me semble que le monde adorait Pan et les Nymphes. Ces messieurs, dont vous me prêchez le commerce, étaient donc les faux dieux des païens ?
- Il est vrai, mon fils, repartit-il. Les Sages n’ont garde de croire que le démon ait jamais eu la puissance de se faire adorer. Il est trop malheureux et trop faible pour avoir jamais eu ce plaisir et cette autorité. Mais il a pu persuader ces hôtes des éléments de se montrer aux hommes et de se faire dresser des temples; et par la domination naturelle, que chacun d’eux a sur l’élément qu’il habite, ils troublaient l’air et la mer, ébranlaient la terre et dispensaient les feux du ciel à leur fantaisie, de sorte qu’ils n’avaient pas grand-peine à être pris pour des divinités, tandis que le souverain Être négligeât le salut des nations. Riais le diable n’a pas reçu de sa malice tout l’avantage qu’il en espérait, car il est arrivé de là que Pan, les Nymphes et les autres peuples élémentaires, ayant trouvé moyen de changer ce commerce de culte en commerce d’amour (car il vous souvient bien que chez les Anciens, Pan était le roi de ces dieux qu’ils nommaient dieux incubes, et qui recherchaient fort les filles), plusieurs des païens sont échappés au démon et ne brûleront pas dans les enfers.
- Je ne vous entends pas, monsieur, repris-je.
- vous n’avez garde de m’entende, continua-t-il en riant et d’un ton moqueur, voici qui vous passe et qui passerait aussi tous vos docteurs qui ne savent ce que c’est que belle physique voici le grand mystère de toute cette partie de philosophie qui regarde les éléments, et ce qui sûrement vous ôtera (si vous avez un peu d’autour pour vous-même) cette répugnance si peu philosophique que vous me témoignez tout aujourd’hui. Sachez donc, mon fils (et n’allez pas divulguer ce grand Arcane à quelque indigne ignorant), sachez que, comme les Sylphes acquièrent une âme immortelle par l’alliance qu’ils contractent avec les hommes qui sont prédestinés, de même les hommes qui n’ont point de droit à la gloire éternelle, ces infortunés à qui l’immortalité n’est qu’un avantage funeste pour lesquels le Messie n’a pas été envoyé...
- vous êtes donc jansénistes aussi messieurs les cabalistes ? interrompts-je.
- Nous ne savons ce que c’est, mon enfant, reprit-il brusquement, et nous dédaignons de nous informer en quoi consistent les sectes différentes et les diverses religions dont les ignorants s’infatuent. Nous nous en tenons à l’ancienne religion de nos pères les Philosophes, de laquelle il faudra bien que je vous instruise un jour. Mais pour reprendre notre propos : ces hommes de qui la triste immortalité ne serait qu’une éternelle infortune, ces malheureux enfants, que le Souverain Père a négligés, ont encore la ressource qu’ils peuvent devenir mortels en s’alliant avec les peuples élémentaires. De sorte que vous voyez que les Sages ne risquent rien pour l’éternité; s’ils sont prédestinés, ils ont le plaisir de mener au ciel (en quittant la prison de ce corps) la Sylphide ou la Nymphe qu’ils ont immortalisée; et s’ils ne sont pas prédestinés, le commerce de la Sylphide rend leur âme mortelle et les délivre des horreurs de la seconde mort. Ainsi le démon se vit échapper tous les païens qui s’allièrent aux Nymphes. Ainsi les Sages ou les amis des Sages à qui Dieu nous inspire de communiquer quelqu’un des quatre secrets élémentaires (que je vous ai appris à peu près) s’affranchissent du péril d’être damnés.
- Sans mentir, monsieur, m’écrirai-je, n’osant le remettre de mauvaise humeur, et trouvant à propos de différer de lui dire à plein mes sentiments, jusqu’à ce qu’il m’eût découvert tous les secrets de sa cabale, que je jugeais bien par cet échantillon devoir être fort bizarres et récréatifs. Sans mentir vous poussez bien avant la Sagesse Et vous avez eu raison de dire que ceci passerait tous nos docteurs. Je crois même que ceci passerait tous nos magistrats, et que s’ils pouvaient découvrir qui sont ceux qui échappent au démon par ce moyen, comme l’ignorance est inique, ils prendraient les intérêts du diable contre ces fugitifs et leur feraient mauvais paru.
- Aussi est-ce pour cela reprit le comte, que je vous ai recommandé et que je vous recommande saintement le secret. Vos juges sont étranges! Ils condamnent une action très innocente comme un crime très noir. Quelle barbarie d’avoir fait brûler ces deux prêtres, que le prince de la Mirande dit avoir connus, qui avaient eu chacun sa Sylphide l’espace de quarante ans! Quelle inhumanité d’avoir fait mourir Jeanne Hervillier qui avait travaillé à immortaliser un Gnome durant trente et six ans! Et quelle ignorance à Bodin de la traiter de sorcière et de prendre sujet de son aventure, d’autoriser les chimères populaires touchant les prétendus sorciers par un livre aussi impertinent que celui de sa république est raisonnable.
« Mais il est tard, et je ne prends pas garde que vous n’avez pas encore mangé.
- C’est donc pour vous que vous parlez, monsieur, lui dis-je, car pour moi je vous écouterais jusqu’à demain sans incommodité.
- Ah! pour moi, reprit-il en riant et marchant vers la porte, il paraît bien que vous ne savez guère ce que c’est que Philosophie. Les Sages ne mangent que pour le plaisir et jamais pour la nécessité.
- J’avais une idée toute contraire de la Sagesse, répliquai je, je croyais que le Sage ne dut manger que pour satisfaire à la nécessité.
- Vous vous abusiez dit le comte. Combien pensez-vous que nos Sages peuvent durer sans manger ?
- Que puis-je savoir ? lui dis-je. Moise et Élie s’en passèrent quarante jours, vos Sages sont sans doute quelques jours moins.
- Le bel effort que ce serait, reprit-il. Le plus savant homme qui fut jamais, le Divin, le presque adorable Paracelse assure qu’il a vu beaucoup de Sages, avoir passé des vingt années sans manger quoi que ce soit. Lui-même avant qu’être parvenu à la monarchie de la Sagesse, dont nous lui avons justement déféré le sceptre, voulut essayer de vivre plusieurs années en ne prenant qu’un demi-scrupule de quintessence solaire. Et si vous voulez avoir le plaisir de faire vivre quelqu’un sans manger, vous n’avez qu’à préparer la terre, comme j’ai dit qu’on peut la préparer pour la société des Gnomes. Cette terre appliquée sur le nombril et renouvelée quand elle est trop sèche, fait qu’on se passe de manger et de boire sans nulle peine : ainsi que le véridique Paracelse dit en avoir fait l’épreuve durant six mois.
« Mais l’usage de la médecine catholique cabalistique nous affranchit bien mieux de toutes les nécessités importunes, à quoi la nature assujettit les ignorants. Nous ne mangeons que quand il nous plaît, et toute la superfluité des viandes s’évanouissant par transpiration insensible, nous n’avons jamais honte d’être hommes.
Il se tut alors, voyant que nous étions près de nos gens. Nous allâmes au village prendre un léger repas, suivant la coutume des héros de Philosophie.
TROISIÈME ENTRETIEN SUR LES SCIENCES SECRÈTES
APRÈS avoir dîné, nous retournâmes au labyrinthe. J’étais rêveur, et la pitié que j’avais de l’extravagance du comte, de laquelle je jugeais bien qu’il me serait difficile de le guérir, m’empêchait de me divertir de tout ce qu’il m’avait dit, autant que j’aurais fait, si j’eusse espéré de le ramener au bon sens. Je cherchais dans l’Antiquité quelque chose à lui opposer, où il ne pût répondre, car de lui alléguer les sentiments de l’Église, il m’avait déclaré qu’il ne s’en tenait qu’à l’ancienne religion de ses pères les Philosophes ; et de vouloir convaincre un cabaliste par raison, l’entreprise était de longue haleine : outre que je n’avais garde de disputer contre un homme de qui je ne savais pas encore tous les principes. Il me vint dans l’esprit que ce qu’il m’avait dit des faux dieux, auxquels il avait substitué les Sylphes et les autres peuples élémentaires, pouvait être réfuté par les oracles des païens, que l’Écriture traite partout de diables et non pas de Sylphes. Mais comme je ne savais pas si, dans les principes de sa cabale, le comte n’attribuerait pas les réponses des oracles à quelque cause naturelle, je crus qu’il serait à propos de lui faire expliquer à fond ce qu’il en pensait. Il me donna lieu de le mettre en matière, lors qu’avant que de s’engager dans le labyrinthe, il se tourna vers le jardin.
- voilà qui est assez beau, dit-il, et ces statues font un assez bon effet.
- Le cardinal, repartis-je, qui les fit apporter ici, avait une imagination peu digne de son grand génie. Il croyait que la plupart de ces figures rendaient autrefois des oracles, et il les avait achetées fort cher, sur ce pied-là.
- C’est la maladie de bien des gens, reprit le comte. L’ignorance fait commettre tous les jours une manière d’idolâtrie très criminelle, puisque l’on conserve avec tant de soin et qu’on tient si précieux les idoles dont l’on croit que le diable s’est autrefois servi pour se faire adorer. O Dieu ne saura-t-on jamais dans le monde que vous avez dès la naissance des siècles précipité vos ennemis sous l’escabelle de vos pieds et que vous tenez les démons prisonniers sous la terre, dans le tourbillon de ténèbres ? Cette curiosité si peu louable : d’assembler ainsi ces prétendus organes des démons, pourrait devenir innocente, mon fils, si l’on voulait se laisser persuader qu’il n’a jamais été permis aux anges de ténèbres de parler dans les oracles.
- Je ne crois pas, interrompis-je, qu’il fût aisé d’établir cela parmi les curieux, mais il le serait peut-être parmi les esprits forts. Car il n’y a pas longtemps qu’il a été décidé dans une conférence faite exprès sur cette matière, par les esprits du premier ordre, que tous ces prétendus oracles n’étaient qu’une supercherie de l’avarice des prêtres gentils ou qu’un artifice de la politique des souverains.
- Étaient-ce, dit le comte, les Mahométans envoyés en ambassade vers votre roi qui tinrent cette conférence et qui décidèrent ainsi cette question ?
- Non, monsieur, répondis-je.
- De quelle religion sont donc ces messieurs-là, répliquât-il, puisqu’ils ne comptent pour rien l’Écriture divine qui fait mention en tant de lieux de tant d’oracles différents ? Et principalement des pythons qui faisaient leur résidence et qui rendaient leurs réponses dans les parties destinées à la multiplication de l’image de Dieu ?
Je parlais, répliquais-je, de tous ces ventres discoureurs, et je fis remarquer à la compagnie que le roi Saül les avait bannis de son royaume, où il en trouva pourtant encore un la veille de sa mort, duquel la voix eut l’admirable puissance de ressusciter Samuel à sa prière et à sa ruine. Mais ces savants hommes ne laissèrent pas de décider qu’il n’y eut jamais d’oracles
- Si l’Écriture ne les touchait pas, dit le comte, il fallait les convaincre par toute l’Antiquité, dans laquelle il était facile de leur en faire voir mille preuves merveilleuses. Tant de vierges enceintes de la destinée des mortels, lesquelles enfantaient les bonnes ou les mauvaises aventures de ceux qui les consultaient. Que n’alléguiez-vous Chrysostome, Origène et Oecumenius, qui font mention de ces hommes divins, que les Grecs nommaient Engastrimandres, de qui le ventre prophétique articulait des oracles si fameux. Et si vos messieurs n’aimentpas l’Écriture et les Pères, il fallait mettre en avant ces filles miraculeuses, dont parle le Grec Pausanias, qui se changeaient en colombes, et sous cette forme rendaient les oracles célèbres des colombes Dodonides, ou bien vous pouviez dire à la gloire de votre nation qu’il y eût jadis dans la Gaule des filles illustres qui se métamorphosaient en toutes figures, au gré de ceux qui les consultaient, et qui, outre les fameux oracles qu’elles rendaient, avaient un empire admirable sur les flots et une autorité salutaire sur les plus incurables maladies.
- on eût traité toutes ces belles preuves d’apocryphes, lui dis je.
- Est-ce que l’antiquité les rend suspectes ? reprit-il. Vous n’aviez qu’à leur alléguer les oracles qui se rendent encore tous les jours.
- Et en quel endroit du monde ? lui dis-je.
- A Paris, répliqua-t-il.
- A Paris! m’écrirai-je.
- Oui, à Paris, continua-t-il. Vous êtes maître en Israël et vous ne savez pas cela. Ne consulte-t-on pas tous les jours les oracles aquatiques dans des verres d’eau ou dans des bassins, et les oracles aériens dans des miroirs et sur la main des vierges ? Ne recouvre-t-on pas ainsi des chapelets perdus et des montres dérobées ? N’apprend-on pas ainsi des nouvelles des pays lointains et ne voit-on pas les absents ?
- Hé, monsieur, que me contez-vous là ? lui dis-je.
- Je vous raconte, reprit-il, ce que je sais sur qui arrive tous les jours et dont il ne serait pas difficile de trouver mille témoins oculaires,
- Je ne crois pas cela, monsieur, répartis-je. Les magistrats seraient quelque exemple d’une action si punissable, et on ne souffrirait pas que l’idolâtrie...
- Ah! que vous êtes prompt interrompit le comte. Il n’y a pas tant de mal que vous pensez en tout cela, et la Providence ne permettra pas qu’on extirpe ce reste de Philosophie qui s’est sauvé du naufrage lamentable qu’a fait la vérité. S’il reste encore quelque vestige parmi le peuple de la redoutable puissance des noms divins, seriez-vous d’avis qu’on l’effaçât et qu’on perdît le respect et la reconnaissance qu’on doit au grand nom (......), qui opère toutes ces merveilles, lors même qu’il est invoqué par les ignorants et par les pécheurs, et qui ferait bien d’autres miracles dans une bouche cabalistique. Si vous eussiez voulu convaincre vos messieurs de la vérité des oracles, vous n’aviez qu’à exalter votre imagination et votre foi, et vous tournant vers l’Orient crier à haute voix (.....)
- Monsieur, interrompis-je, je n’avais garde de faire cet espèce d’argument à d’aussi honnêtes gens que le sont ceux avec qui j’étais, ils m’eussent pris pour fanatique, car assurément ils n’ont point de foi en tout cela et quand j’eusse su l’opération cabalistique dont vous me parlez, elle n’eût pas réussi par ma bouche : j’y ai encore moins de foi qu’eux.
- Bien, bien, dit le comte, si vous n’en avez pas, nous vous en ferons venir. Cependant si vous aviez cru que vos messieurs n’eussent pas donné créance à ce qu’ils peuvent voir tous les jours à Paris, vous pouviez leur citer une histoire d’assez fraîche date. L’oracle que Celius Rhodiginus dit qu’à a vu lui-même, rendu sur la fin du siècle passé, par cet homme extraordinaire qui parlait et prédisait l’avenir par le même organe que l’Eurycles de Plutarque.
- Je n’eusse pas voulu, répondis-je, citer Rhodiginus ; la citation eût été pédantesque et puis on n’eût pas manqué de me dire que cet homme était sans doute un démoniaque.
- On eût dit cela très monacalement, reprit-il.
- Monsieur, interrompis-je, malgré l’aversion cabalistique que je vois que vous avez pour les moines, je ne puis que je ne sois pour eux en cette rencontre. Je crois qu’il n’y aurait pas tant de mal à nier tout à fait qu’il n’y ait jamais eu d’oracles que de dire que ce n’était pas le démon qui parlait en eux. Car enfin les pères et les théologiens...
- Car enfin, interrompit-il, les théologiens ne demeurent ils pas d’accord que la savante Sambethé, la plus ancienne des Sibylle, était fille de Noé ?
- Hé? qu’importe, repris-je.
- Plutarque, répliqua-t-il, ne dit-il pas que la plus ancienne Sybille fut la première qui rendit des oracles à Delphes ? Cet esprit que Sambethé logeait dans son sein n’était donc pas un diable, ni son Apollon un faux dieu, puisque l’idolâtrie ne commença que longtemps après la division des langues; et il serait peu vraisemblable d’attribuer au père de mensonge les livres sacrés des Sybilles et toutes les preuves de la véritable religion que les Pères en ont tirées. Et puis, mon enfant, continua-t-il en riant, il ne vous appartient pas de rompre le mariage qu’un grand cardinal a fait de David et de la Sybille, ni d’accuser ce savant personnage d’avoir mis en parallèle un grand prophète et une malheureuse énergumène Car, ou David fortifie le témoignage de la Sybille, ou la Sybille affaiblit l’autorité de David.
- Je vous prie, monsieur, interrompis-je, reprenez votre sérieux.
- Je le veux bien, dit-il, à condition que vous ne m’accuserez pas de l’être trop. Le démon, à votre avis, est-il jamais divisé contre lui-même ? Et est-il quelquefois contre soc intérêts ?
- Pourquoi non ? lui dis-je.
- Pourquoi non ? dit-il Parce que celui que Tertullien a si heureusement et si magnifiquement appelé la Raison de Dieu ne le trouve pas à propos. Satan n’est jamais divisé de lui-même. Il s’ensuit donc, ou que le démon n’a jamais parlé dans les oracles, ou qu’il n’y a jamais parlé contre ses intérêts. Il s’ensuit donc que si les oracles ont parlé contre les intérêts du démon, ce n’était pas le démon qui parlait dans les oracles.
- Mais Dieu n’a-t-il pas pu forcer le démon, lui dis-je, de rendre témoignage à la vérité et de parler contre lui-même ?
-Mais, reprit-il, si Dieu ne l’y a pas forcé ?
- Ah en ce cas-là, répliquais-je, vous aurez plus de raison que les moines.
- Voyons-le donc, poursuivit-il, et pour procéder invinciblement et de bonne foi je ne veux pas amener les témoignages des oracles que les Pères de l’Église rapportent quoique je sois persuadé de la vénération que vous avez pour ces grands hommes. Leur religion et l’intérêt qu’ils avaient à l’affaire pourraient les avoir prévenus, et leur amour pour la vérité pourrait avoir fait, que la voyant assez pauvre et assez nue dans leur siècle, ils auraient emprunté pour la parer quelque habit et quelque ornement du mensonge même : ils étaient hommes et ils peuvent par conséquent - suivant la maxime du Poète de la Synagogue - avoir été témoins infidèles.
« Je vais donc prendre un homme qui ne peut être suspect en cette cause : païen, et païen d’autre espèce que Lucrèce ou Lucien ou les Épicuriens, un païen infatué qu’il est des dieux et des démons sans nombre, superstitieux outre mesure, grand magicien, ou soi-disant tel, et par conséquent grand partisan des diables, c’est Porphire. Voici mot pour mot quelques oracles qu’il rapporte.
ORACLE
IL Y A AU-DESSUS DU FEU CÉLESTE UNE FLAMME INCORRUPTIBLE, TOUJOURS ÉTINCELANTE, SOURCE DE LA VIE, FONTAINE DE TOUS LES ÊTRES ET PRINCIPE DE TOUTES CHOSES, CETTE FLAMME PRODUIT TOUT, ET RIEN NE PÉRIT QUE CE QU’ELLE CONSUME, ELLE SE FAIT CONNAÎTRE PAR ELLE-MÊME ; CE FEU NE PEUT ÊTRE CONTENU EN AUCUN LIEU ; IL EST SANS CORPS ET SANS MATIÈRE, IL ENVIRONNE LES CIEUX ET IL SORT DE LUI UNE PETITE ÉTINCELLE QUI FAIT TOUT LE FEU DU SOLEIL, DE LA LUNE ET DES ÉTOILES. VOILA CE QUE JE SAIS DE DIEU , NE CHERCHE PAS A EN SAVOIR DAVANTAGE, CAR CELA PASSE TA PORTÉE, QUELQUE SAGE QUE TU SOIS. AU RESTE, SACHE QUE L’HOMME INJUSTE ET MÉCHANT NE PEUT SE CACHER DEVANT DIEU. NI ADRESSE NI EXCUSE NE PEUVENT RIEN DÉGUISER A SES YEUX PERÇANTS. TOUT EST PLEIN DE DIEU, DIEU EST PARTOUT.
- Vous voyez bien, mon fils, que cet oracle ne sent pas trop son démon.
- Du moins, répondis-je, le démon y sort assez de son caractère,
- En voici un autre, dit-il, qui prêche encore mieux.
IL Y A EN DIEU UNE IMMENSE PROFONDEUR DE FLAMME & LE COEUR NE DOIT POURTANT PAS CRAINDRE DE TOUCHER A CE FEU ADORABLE OU D’EN ÊTRE TOUCHÉ( IL NE SERA POINT CONSUMÉ PAR CE FEU SI DOUX, DONT LA CHALEUR TRANQUILLE ET PAISIBLE, FAIT LA LIAISON, L’HARMONIE ET LA DURÉE DU MONDE. RIEN NE SUBSISTE QUE PAR CE FEU, QUI EST DIEU MÊME. PERSONNE NE L’A ENGENDRÉ, IL EST SANS MÈRE, IL SAIT TOUT, ET ON NE LUI PEUT RIEN APPRENDRE : IL EST INÉBRANLABLE DANS SES DESSEINS, ET SON NOM EST INEFFABLE. VOILA CE QUE C’EST QUE DIEU CAR POUR NOUS QUI SOMMES SES MESSAGERS, NOUS NE SOMMES QU’UNE PETITE PARTIE DE DIEU.
- Hé bien ! Que dites-vous de celui-là ?
- Je dirais de tous les deux, répliquai-je, que Dieu peut forcer le père du mensonge à rendre témoignage à la Vérité.
- En voici un autre, reprit le comte, qui va vous lever ce scrupule.
ORACLE
HÉLAS TRÉPIEDS, PLEUREZ ET FAITES L’ORAISON FUNÈBRE DE VOTRE APOLLON ; IL EST MORTEL IL VA MOURIR IL S’ETEINT, PARCE QUE LA LUMIÈRE DE LA FLAMME CÉLESTE LE FAIT ÉTEINDRE.
- Vous voyez bien, mon enfant, que qui que ce puisse être qui parle dans ces oracles, et qui explique si bien aux païens l’Essence, l’Unité, l’Immensité, l’Éternité de Dieu, il avoue qu’il est mortel et qu’il n’est qu’une étincelle de Dieu. Ce n’est donc pas le démon qui parle puisqu’il est immortel et que Dieu ne le forcerait pas à dire qu’il ne l’est point. Il est arrêté que Satan ne se divise point contre lui-même. Est-ce le moyen de se faire adorer que de dire qu’il n’y a qu’un Dieu ? Il dit qu’il est mortel; depuis quand le diable est-il si humble que de s’ôter même ses qualités naturelles ? vous voyez donc, mon fils, que si le principe de celui qui s’appelle par excellence le Dieu des Sciences subsiste, ce ne peut être le démon qui a parlé dans les oracles.
- Mais si ce n’est pas le démon, lui dis-je, ou mentant de gaieté de cœur, quand il se dit mortel ou disant vrai par force, quand il parle de Dieu, à quoi donc votre cabale attribuera-t-elle tous les oracles que vous soutenez qui ont effectivement été rendus ? Sera ce à l’exhalaison de la terre, comme Aristote, Cicéron et Plutarque ?
- ah non, pas cela, mon enfant, dit le comte. Grâce à la sacrée cabale, je n’ai pas l’imagination blessée jusqu’à ce point-là.
- Comment, répliquai je, tenez-vous cette opinion-là fort visionnaire ? Ses partisans sont pourtant gens de bon sens.
- Ils ne le sont pas, mon fils, en ce point ici, continua-t-il, et il est impossible d’attribuer à cette exhalaison tout ce qui 3’est passé dans les oracles. Par exemple cet homme, chez Tacite, qui apparaissait en songe aux prêtres d’un temple d’Hercule en Arménie et qui leur commandait de lui tenir prêts des coureurs équipés pour la chasse. Jusque-là ce pourrait être
l’exhalaison, mais quand ces coureurs revenaient le voir tout outrés et les carquois vides de flèches, et que le lendemain on trouvait autant de bêtes mortes dans la forêt qu’on avait mis de flèches dans les carquois vous voyez bien que ce ne pouvait pas être l’exhalaison qui faisait cet effet ? « C’était encore moins le diable, car ce serait avoir une notion peu raisonnable et peu cabalistique du malheur de l’ennemi de Dieu, de croire qu’il lui fût permis de se divertir à courir la biche et le lièvre.
- A quoi donc la sacrée cabale, lui dis-je, attribue t’elle tout cela ?
- Attendez répondit-il. Avant que je vous découvre ce mystère, il faut que je guérisse bien votre esprit de la prévention où vous pourriez être pour ce »e prétendue exhalaison, car il me semble que vous avez cité avec emphase Aristote, Plutarque et Cicéron, vous pouviez encore citer Jamblique qui, tout grand esprit qu’il était, fut quelque temps dans cette erreur qu’il qui »a pourtant bientôt, quand il eut examiné la chose de près dans le livre des Mystères. « Pierre d’Apone, Pomponace, Levinius, Sirenius et Lucilio Vanino sont ravis encore d’avoir trouvé cette défaite dans quelques-uns des Anciens. Tous ces prétendus esprits forts qui, quand ils parlent des choses divines, disent plutôt ce qu’ils désirent que ce qu’ils connaissent, ne veulent pas avouer rien de surhumain dans les oracles, de peur de reconnaître quelque chose au-dessus de l’homme. Ils ont peur qu’on leur fasse une échelle pour monter jusqu’à Dieu qu’ils craignent de connaître par les degrés des créatures spirituelles, et ils aiment mieux s’en fabriquer une pour descendre dans le néant. Au lieu de s’élever vers le ciel ils creusent la terre et, au lieu de chercher dans des êtres supérieurs à l’homme la cause de ces transports qui l’élèvent au-dessus de lui-même et le rendent une manière de divinité, ils attribuent faiblement à des exhalaisons impuissantes cette force de pénétrer dans l’avenir, de découvrir les choses cachées et de s’élever jusqu’aux plus hauts secrets de l’Essence divine.
« Telle est la misère de l’homme, quand l’esprit de contradiction et l’humeur de Penser autrement que les autres le possède? Bien loin de parvenir à ses fins, il s’enveloppe et s’entrave. Ces libertins ne veulent pas assujettir l’homme à des substances moins matérielles que lui, et ils l’assujettissent à une exhalaison; et, sans considérer qu’il n’y a nul rapport entre cette chimérique fumée et l’âme de l’homme, entre cette vapeur et les choses futures, entre cette cause frivole et ces effets miraculeux, il leur suffit d’être singuliers pour croire qu’ils sont raisonnables. C’est assez pour eux de nier les esprits et de faire les esprits forts.
- La singularité vous déplaît donc fort, monsieur ? interrompis-je.
- Ah? mon fils, me dit-il, c’est la peste du bon sens et la pierre d’achoppement des plus grands esprits. Aristote, tout grand logicien qu’il est, n’a pu éviter le piège où la fantaisie de la singularité mène ceux qu’elle travaille aussi violemment que lui.
- Il n’a su éviter, dis-je, de s’embarrasser et de se couper. Il dit dans le livre de la génération des Animaux et dans ses Morales, que l’esprit et l’entendement de l’homme lui vient de dehors et qu’il ne peut nous venir de notre père; et par la spiritualité des opérations de notre âme il conclut qu’elle est d’une autre nature que ce composé matériel qu’elle anime, et dont la grossièreté ne fait qu’offusquer les spéculations, bien loin de contribuer à leur production.
- Aveugle Aristote, puisque selon vous, notre composé matériel ne peut être la source de nos pensées spirituelles, comment entendez-vous qu’une faible exhalaison puisse être la cause des pensées sublimes et de l’effort que prennent les pythiens qui rendent les oracles? Vous voyez bien, mon enfant, que cet esprit fort se coupe et que la singularité le fait égarer.
- Vous raisonnez fort juste, monsieur, lui dis-je ravi de voir en effet qu’il parlait de fort bon sens et espérant que sa folie ne serait pas un mal incurable, Dieu veuille que...
- Plutarque, si solide d’ailleurs continua-t-il en m’interrompant, fait pitié dans son dialogue : Pourquoi les oracles ont cessé? Il se fait objecter des choses convaincantes qu’il ne résout point. que ne répond-il donc à ce qu’on lui dit ? Que si c’est l’exhalaison qui fait ce transport, tous ceux qui approchent du trépied fatidique seraient saisis de l’enthousiasme, et non pas une seule fille, encore faut-il qu’elle soit vierge. Mais comment cette vapeur peut-elle articuler des voix par le ventre ? De plus cette exhalaison est une cause naturelle et nécessaire qui doit faire son effet régulièrement et toujours; pourquoi cette fille n’est elle agitée que quand on la consulte ? Et ce qui presse le plus pourquoi la terre a-t-elle cerné de pousser ainsi des vapeurs divines ? Est-elle moins terre qu’elle n’était ? Reçoit-elle d’autres influences? A-t-elle d’autres mers et d’autres fleuves ? Qui a donc ainsi bouché ses pores ou changé sa nature?
« J’admire Pomponace, Lucile et les autres libertins, d’avoir pris l’idée de Plutarque et d’avoir abandonné la manière dont il s’explique. Il avait parlé plus judicieusement que Cicéron et Aristote, comme il était homme de fort bon sens; et, ne sachant que conclure de tous ces oracles après une ennuyeuse irrésolution, il s’était fixé que cette exhalaison, qu’il croyait qui sortait de la terre, était un esprit très divin; ainsi il attribuait à la divinité ces mouvements et ces lumières extraordinaires des prêtresses d’Apollon. Cette vapeur divinatrice est, dit-il, une haleine et un esprit très divin et très saint.
« Pomponace, Lucile et les athées modernes ne s’accommodent pas de ces façons de parler qui supposent la divinité. « Ces exhalaisons, disent-ils, étaient de la nature des vapeurs qui infestent les atrabilaires lesquels parlent des langues qu’ils n’entendent pas. « Mais Fernel réfute assez bien ces impies en prouvant que la bile, qui est une humeur peccante, ne peut causer cette diversité de langues qui est un des plus merveilleux effets de la considération et une expression artificielle de nos pensées. Il a pourtant décidé la chose imparfaitement quand il a souscrit à Psellus et à tous ceux qui n’ont pas pénétré assez avant dans notre sainte philosophie. Ne sachant où prendre les causes de ces effets si surprenants, il a fait comme les femmes et les moines, et les a attribués au démon.
- A qui donc faudra-t-il les attribuer ? lui dis-je. Il y a longtemps que j’attend ce secret cabalistique.
- Plutarque même l’a très bien marqué, me dit-il, et il eut bien fait de s’en tenu là. Cette manière irrégulière de s’expliquer par un organe indécent n’étant pas assez grave et assez digne de la majesté des dieux, dit ce païen, et ce que les oracles disaient surpassant aussi les forces de l’âme de l’homme, ceux-là ont rendu un grand service à la philosophie, qui ont établi des créatures mortelles entre les dieux et l’homme, auxquelles on peut rapporter tout ce qui surpasse la faiblesse humaine et qui n’approche pas de la grandeur divine.
« Cette opinion est de toute l’ancienne philosophie. Les Platoniciens et les Pythagoriciens l’avaient prise des Égyptiens, et ceux-ci de Joseph le sauveur et des Hébreux qui habitaient en Égypte avant le passage de la mer Rouge. Les Hébreux, appelaient ces substances qui sont entre l’ange et l’homme, Sadaim; et les Grecs, transposant les syllabes et n’ajoutant qu’une lettre, les ont appelées Daimonas. Ces démons sont chez les anciens philosophes une gent aérienne, dominante sur les éléments, mortelle, engendrante, méconnue dans ce siècle par ceux qui recherchent peu la vérité dans son ancienne demeure, c’est-à-dire dans la cabale et dans la théologie des Hébreux, lesquels avaient par dévers eux l’art particulier d’entretenir cette nation aérienne et de converser avec tous ces habitants de l’Air.
- Vous voilà je pense, encore revenu à vos sylphes, monsieur ? interrompis-je.
Oui, mon fils, continua-t-il. Le Theraphim des Juifs n’était que la cérémonie qu’il fallait observer pour ce commerce; et ce Juif Michas, qui se plaint dans le Livre des Juges qu’on lui a enlevé ses dieux, ne pleure que la perte de la petite statue dans laquelle les Sylphes l’entretenaient. Le dieu que Rachel déroba à son père était encore un Theraphim. Michas ni Laban ne sont pas repris d’idolâtrie, et Jacob n’eût eu garde de vivre quatorze ans avec un idolâtre ni d’en épouser la fille; ce n’était qu’un commerce de Sylphes, et nous savons, par tradition, que la synagogue tenait ce commerce permis et que l’idole de la femme de David n’était que le Theraphim à la faveur duquel elle entretenait les peuples élémentaires, car vous jugez bien que le Prophète du cœur de Dieu n’eût pas souffert l’idolâtrie dans sa maison.
« Ces nations élémentaires, tant que Dieu négligea le salut du monde en punition du premier péché, prenaient plaisir à expliquer aux hommes dans les oracles ce qu’elles savaient de Dieu, à leur montrer à vivre moralement, à leur donner des conseils très sages et très utiles, tels qu’on en voit un grand nombre chez Plutarque et dans tous les historiens.
« Dès que Dieu prit pitié du monde et voulut devenir lui-même son docteur, ces petits maîtres se retirent. De là vint le silence des oracles.
- Il résulte donc de tout votre discours, monsieur, repartis-je, qu’il y a eu assurément des oracles, et que c’était les Sylphes qui les rendaient et qui les rendent même tous les jours dans des verres ou dans des miroirs.
- Les Sylphes ou les Salamandres, les Gnomes ou les Ondins, reprit le comte.
- Si cela est, monsieur, répliquai-je, tous vos peuples élémentaires sont bien malhonnêtes gens. .
- Pourquoi donc ? dit-il.
-Hé peut-on rien voir de plus fripon, poursuivis je, que toutes ces réponses à double sens qu’ils donnaient toujours.
- Toujours? reprit-il, ah non, pas toujours. Cette Sylphide qui apparut à ce Romain en Asie et qui lui prédit qu’il y reviendrait un jour avec la dignité de proconsul, parlait-elle bien obscurément ? Et Tacite ne dit-il pas que la chose arriva comme elle avait été prédite ? Cette inscription et ces statues fameuses dans l’histoire d’Espagne, qui apprirent au malheureux roi Rodrigues que sa curiosité et son incontinence seraient punies par des hommes habillés et armés de même qu’elles l’étaient, et que ces hommes noirs s’empareraient de l’Espagne et y régneraient longtemps ? Tout cela pouvait-il être plus clair, et l’événement ne le justifia-t-il pas l’année même? Les Mores ne vinrent-ils pas détrôner ce roi efféminé? Vous en savez l’histoire, et vous voyez bien que le diable, qui depuis le règne du Messie ne dispose pas des empires, n’a pas pu être auteur de cet oracle, et que ça été assurément quelque grand cabaliste qui l’avait appris de quelque salamandre des plus savants. Car comme les Salamandres aiment fort la chasteté, ils nous apprennent volontiers les malheurs qui doivent arriver au monde par le défaut de cette vertu.
- Mais, monsieur, lui dis-je, trouvez-vous bien chaste et bien digne de la pudeur cabalistique, cet organe hétéroclite dont ils se servaient pour prêcher leur morale ?
- Ah pour cette fois, dit le comte en riant, vous avez l’imagination blessée, et vous ne voyez pas la raison physique qui fait que le Salamandre enflammé se plaît naturellement dans les lieux les plus ignés, et est attiré par...
- J’entends, j’entends, interrompis-je, ce n’est pas la peine de vous expliquer plus au long.
- Quant à l’obscurité de quelques oracles, poursuivit-il sérieusement, que vous appelez friponnerie, les ténèbres ne sont-elles pas l’habit ordinaire de la vérité ? Dieu ne se plaît il pas à se cacher de leur voile sombre, et l’oracle continuel qu’il a laissé à ses enfants la divine Ecritures n’est elle pas enveloppée d’une adorable obscurité, qui confond et fait égarer les superbes autant que sa lumière guide les humbles ?
« Si vous n’avez que cette difficulté, mon fils, je ne vous conseille pas de différer d’entrer en commerce avec les peuples élémentaires. Vous les trouverez très honnêtes gens, savants bienfaisants craignant Dieu. Je suis d’avis que vous commenciez par les Salamandres : car vous avez un Mars au haut du ciel dans votre figure; ce qui veut dire qu’il y a bien du feu dans toutes vos actions. Et pour le mariage je suis d’avis que vous preniez une Sylphide; vous serez plus heureux avec elle qu’avec les autres, car vous avez Jupiter à la pointe de votre ascendant que Vénus regarde d’un sextil. Or Jupiter préside à l’air et aux peuples de l’air. Toutefois il faut consulter votre cœur là-dessus; car comme vous verrez un jour, c’est par les astres intérieurs que le Sage se gouverne, et les astres du ciel extérieur ne servent qu’à lui faire connaître plus sûrement les aspects des astres du ciel intérieur qui est en chaque créature. Ainsi, c’est à vous à me dire maintenant qu’elle est votre inclination, afin que nous procédions à votre alliance avec les peuples élémentaires qui vous plairont le mieux.
- Monsieur, répondis-je, cette affaire demande à mon avis un peu de consultation.
- Je vous estime pour cette réponse, me dit-il mettant la main sur mon épaule. Consultez mûrement cette affaire, surtout avec celui qui se nomme par excellence l’ange du Grand Conseil : allez-vous mettre en prière, et j’irai demain chez vous à deux heures après midi.
Nous revînmes à Paris. Je le remis durant le chemin sur le discours contre les athées et les libertins : je n’ai jamais ouï si bien raisonner ni dire des choses si hautes et si solides pour l’existence de Dieu et contre l’aveuglement de ceux qui passent leur vie sans se donner tout entier à un culte sérieux et continuel de Celui de qui nous tenons et qui nous conserve notre être. J’étais surpris du caractère de cet homme, et je ne pouvais comprendre comme il pouvait être tout à la fois si fort et si faible, si admirable et si ridicule.
QUATRIÉME ENTRETIEN SUR LES SCIENCES SECRÈTES
J’ATTENDIS chez moi M. le comte de Gabalis, comme nous l’avions arrêté en nous quittant. Il vint à l’heure marquée, m’abordant d’un air riant.
- Eh bien mon fils, me dit-il, pour quelle espèce de peuples invisibles Dieu vous donne-t-il plus de penchant, et quelle alliance aimerez-vous mieux, celle des Salamandres ou des Gnomes, des Nymphes ou des Sylphides?
- Je n’ai pas encore tout à fait résolu ce mariage, monsieur, repartis je.
- A quoi tient-il donc ? reprit-il.
- Franchement, monsieur, lui dis-je, je ne puis guérir mon imagination; elle me représente toujours ces prétendus hôtes des éléments comme des tiercelets de diables.
- O Seigneur s’écria-t-il, dissipez, à Dieu de lumière, les ténèbres que l’ignorance et la perverse éducation ont répandu dans l’esprit de cet élu, que vous m’avez fait connaître et que vous destinez à de si grandes choses. Et vous, mon fils, ne fermez pas le passage à la vérité qui veut entrer chez vous; soyez docile. Mais non, je vous dispense de l’être : car aussi bien est-il injurieux à la vérité de lui préparer les voies. Elle sait forcer les portes de fer, et entrer où elle veut, malgré toute la résistance du mensonge. Que pouvez-vous avoir à lui opposer ? Est-ce que Dieu n’a pu créer ces substances dans les éléments telles que je les ai dépeintes ?
- Je n’ai pas examiné, lui dis-je, s’il y a de l’impossibilité dans la chose même, si un seul élément peut fournir du sang, de la chair et des os, s’il peut y avoir un tempérament sans mélange, et des actions sans contrariété ; mais supposez que Dieu ait pu le faire, quelle preuve solide y a-t-il qu’il l’a fait ?
- Voulez-vous en être convaincu tout à l’heure, reprit-il sans tant de façons. Je m’en vais faire venir les Sylphes de Cardan, vous entendrez de leur propre bouche ce qu’ils font, et ce que je vous en ai appris.
- Non, pas cela, monsieur, s’il vous plaît, m’écriai-je brusquement, différez, je vous en conjure, cette espèce de preuve, jusqu’à ce que je sois persuadé que ces gens-là ne sont pas ennemis de Dieu ; car jusque-là j’aimerais mieux mourir que de faire ce tort à ma conscience de...
- Voilà voilà l’ignorance et la fausse piété de ces temps malheureux interrompit le comte d’un ton colère. Que n’efface-t-on donc du calendrier des saints le plus grand des anachorètes ? Et que ne brûle-t-on ses statues ? C’est grand dommage qu’on n’insulte pas à ses cendres vénérables et qu’on ne les jette au vent, comme on ferait de celles des malheureux qui sont accusés d’avoir eu commerce avec les démons ». S’est-il avisé d’exorciser les Sylphes? et ne les a-t-il pas traités en hommes ? Qu’avez-vous à dire à cela, monsieur le scrupuleux, vous, et tous vos docteurs misérables ? Le sylphe qui discourut de sa nature avec ce patriarche, à votre avis, était-ce un tiercelet de démon ? Est-ce avec un lutin que cet homme incomparable conféra de l’Évangile ? Et l’accusez-vous d’avoir profané les mystères adorables en s’en entretenant avec un fantôme ennemi de Dieu? Athanase et Jérôme sont donc bien indignes du grand nom qu’ils ont parmi vos savants, d’avoir décrit avec tant d’éloquence l’éloge d’un homme qui traitait les diables si humainement ? s’ils prenaient ce sylphe pour un diable, il fallait ou cacher l’aventure, ou retrancher la prédication en esprit ou cette apostrophe si pathétique que l’anachorète plus zélé et plus crédule que vous fait à la ville d’Alexandrie; et s’ils l’ont pris pour une créature ayant part, comme il l’assurait, à la Rédemption aussi bien que nous, et si cette apparition est à leur avis une grâce extraordinaire que Dieu faisait au saint dont ils écrivent la vie, êtes-vous raisonnable de vouloir être plus savant qu’Athanase et Jérôme, et plus saint que le divin Antoine ? Qu’eussiez-vous dit à cet homme admirable si vous aviez été du nombre des dix mille solitaires à qui il raconta la conversation qu’il venait d’avoir avec le sylphe? Plus sage et plus éclairé que tous ces anges terrestres, vous eussiez sans doute remontré au saint abbé que toute son aventure n’était qu’une pure illusion, et vous eussiez dissuadé son disciple Athanase de faire savoir, à toute la terre, une histoire si peu conforme à la religion, à la philosophie et au sens commun. N’est-il pas vrai?
- Il est vrai, lui dis-je, que j’eusse été d’avis, ou de n’en rien dire du tout, ou d’en dire davantage.
- Athanase et Jérôme n’avaient garde, reprit-il, d’en dire davantage; car ils n’en savaient que cela, et quand ils auraient tout su, ce qui ne peut être si l’on n’est des nôtres, ils n’eussent pas divulgué témérairement les secrets de la Sagesse.
- Mais pourquoi, repartis-je, ce Sylphe ne proposa-t-il pas à saint Antoine ce que vous me proposez aujourd’hui ?
- Quoi, dit le comte en riant, le mariage ? Ah c’eut été bien à propos ?
- Il est vrai, repris-je, qu’apparemment le bon homme n’eut pas accepté le parti.
- Non, sûrement, dit le comte, car c’eût été tenter Dieu de se marier à cet âge-là et de lui demander des enfants.
- Comment, repris-je, est-ce qu’on se marie à ces Sylphes pour en avoir des enfants ?
- Pourquoi donc, dit-il, est-ce qu’il est jamais permis de se marier pour une autre fin ?
- Je ne pensais pas, répondis-je, qu’on en prétendit lignée, et je croyais seulement que tout cela n’aboutissait qu’à immortaliser les Sylphides.
- Ah vous aviez tort, poursuivit-il, la charité des philosophes fait qu’ils se proposent pour fin l’immortalité des Sylphides : mais la Nature fait qu’ils désirent de les voir fécondes. Vous verrez, quand vous voudrez, dans les airs ces familles philosophiques. Heureux le monde, s’il n’avait que de ces familles, et s’il n’y avait pas des enfants de péché.
- Qu’appelez-vous enfants de péché, monsieur ? interrompis-je.
- Ce sont, mon fils, continua-t-il, ce sont tous les enfants qui naissent par la voie ordinaire; enfants conçus par la volonté de la chair, non pas par la volonté de Dieu; enfants de colère et de malédiction, en un mot, enfants de l’homme et de la femme. Vous avez envie de m’interrompre, je vois bien ce que vous voulez me dire oui, mon enfant, sachez que ce ne fut jamais la volonté du Seigneur que l’homme et la femme eussent des enfants comme ils en ont. Le dessein du très sage ouvrier était bien plus noble; il voulait bien autrement peupler le monde qu’il ne l’est. Si le misérable Adam n’eut pas désobéi grossièrement à l’ordre qu’il avait de Dieu de ne toucher point à Eve et qu’il se fut contenté de tout le reste des fruits du jardin de volupté, de toutes les beautés des Nymphes et des Sylphides, le monde n’eût pas eu la honte de se voir rempli d’hommes, si imparfaits qu’ils peuvent passer pour des monstres auprès des Enfants des Philosophes.
- Quoi, monsieur, lui dis-je, vous croyez, à ce que je vois, que le crime d’Adam est autre chose qu’avoir mangé la pomme ?
- Quoi, mon fils, reprit le comte, êtes-vous du nombre de ceux qui ont la simplicité de prendre l’histoire de la pomme à la lettre ? Ah sachez que la langue sainte use de ces innocentes métaphores pour éloigner de nous les idées peu honnêtes d’une action qui a causé tous les malheurs du genre humain. Ainsi quand Salomon disait, je veux monter sur la palme, et j’en veux cueillir les fruits, il avait un autre appétit que de manger des dattes. Cure langue que les anges consacrent, et dont ils se servent pour chanter des hymnes au Dieu vivant, n’a point de terme qui exprime ce qu’elle nomme figurément, l’appelant pomme ou datte. Mais le sage démêle aisément ces chastes figures. Quand il voit que le goût et la bouche d’Eve ne sont point punis et qu’elle accouche avec douleur, il connaît que ce n’est pas le goût qui est criminel et, découvrant quel fut le premier péché par le soin que prirent les premiers pécheurs de cacher avec des feuilles certains endroits de leur corps, il conclut que Dieu ne voulait pas que les hommes fussent multipliés par cette lâche voie. O Adam? tu ne devais engendrer que des hommes semblables à toi ou n’engendrer que des héros ou des géants.
- Hé quel expédient avait-il, interrompis-je, pour l’une ou pour l’autre de ces générations merveilleuses ?
- Obéir à Dieu, répliqua-t-il, ne toucher qu’aux Nymphes, aux Gnomes, aux Sylphides ou aux Salamandres. Ainsi il n’eût vu naître que des héros, et l’univers eût été peuplé de gens tous merveilleux, et remplis de force et de sagesse. Dieu a voulu faire conjecturer la différence qu’il y eût eu entre ce monde innocent et le monde coupable que nous voyons, en permettant de temps en temps qu’on vît des enfants nés de la force qu’il l’avait projeté ?
- On a donc vu quelquefois monsieur, lui dis-je, de ces enfants des éléments? Et un licencié de Sorbonne, qui me citait l’autre jour saint Augustin, saint Jérôme et Grégoire de Nazianze, s’est donc mépris, en croyant qu’il ne peut naître aucun fruit de ces amours des esprits pour nos femmes, ou du commerce que peuvent avoir les hommes avec certains démons qu’il nommait hyphialtres.
- Lactance a mieux raisonné, reprit le comte, et le solide Thomas d’Aquin a savamment résolu que non seulement ces commerces peuvent être féconds, mais que les enfants qui en naissent sont d’une nature bien plus généreuse et plus héroïque. Vous lirez en effet quand il vous plaira les hauts faits de ces hommes puissants et fameux que Moïse dit qui sont nés de la force; nous en avons les histoires par dévers nous dans le livre des guerres du Seigneur, cité au vingt-troisième chapitre des Nombres. Cependant jugez de ce que le monde serait, si tous ces habitants ressemblaient par exemple à Zoroastre.
- Zoroastre, lui dis-je, qu’on dit qui est auteur de la Nécromance?
- C’est lui-même, dit le comte, de qui les ignorants ont écrit cette calomnie. Il avait l’honneur d’être fils du Salamandre Oromasis et de Vesta, femme de Noé. Il vécut douze cents ans le plus sage monarque du monde, et puis fut enlevé par son père Oromasis dans la région des Salamandres.
- Je ne doute pas, lui dis-je, que Zoroastre ne soit avec le Salamandre Oromasis dans la région du feu : mais je ne voudrais pas faire à Noé l’outrage que vous lui faites.
- L’outrage n’est pas si grand que vous pourriez croire, reprit le comte, tous ces patriarches-là tenaient à grand honneur d’être les pères putatifs des enfants, que les enfants de Dieu voulaient avoir de leurs femmes, mais ceci est encore trop fort pour vous. Revenons à Oromasis; il fut aimé de Vesta, femme de Noé. Cette Vesta, étant morte, fut le génie tutélaire de Rome et le feu sacré qu’elle voulait que des vierges conservassent avec tant de soin était en l’honneur du Salamandre son amant. Outre Zoroastre, il naquit de leur amour une fille d’une beauté rare et d’une sagesse extrême; c’était la divine Égérie, de qui Numa Pompilius reçut toutes les lois. Elle obligea Numa, qu’elle aimait, de faire bâtir un temple à Vesta sa mère, où on entretiendrait le feu sacré en l’honneur de son père Oromasis. Voilà la vérité de la fable, que les poètes et les historiens romains ont contée de cette nymphe Égérie. Guillaume Postel (le moins ignorant de tous ceux qui ont étudié la cabale dans les livres ordinaires) a su que Vesta était femme de Noé, mais il a ignoré qu’Égérie fut fille de cette Vesta et n’ayant pas lu les livres secrets de l’ancienne cabale, dont le prince de la Mirande acheta si chèrement un exemplaire, il a confondu les choses et a cru seulement qu’Égérie était le bon génie de la femme de Noé. Nous apprenons dans ces livres qu’Égérie fut conçue sur l’eau lorsque Noé errait sur les flots vengeurs qui inondaient l’univers : les femmes étaient alors réduites à ce petit nombre qui se sauvèrent dans l’Arche cabalistique, que ce fécond père du monde avait bâtie; ce grand homme gémissant de voir le châtiment épouvantable dont le seigneur punissait lés crimes causés par l’amour qu’Adam avait eu pour son Eve, voyant qu’Adam avait perdu sa postérité en préférant Eve aux filles des éléments, et en l’ôtant à celui des Salamandres ou des Sylphes qui eût su se faire aimer à elle. Noé, dis-je, devenu sage par l’exemple funeste d’Adam, consentit que Vesta sa femme se donnât au salamandre Oromasis, prince des substances ignées; et persuada ses trois autres enfants de céder aussi leurs trois femmes aux princes des trois autres éléments. L’univers fut en peu de temps repeuplé d’hommes héroïques si savants, si beaux si admirables, que leur postérité, éblouie de leurs vertus, les a pris pour des divinités. Un des enfants de Noé, rebelle au conseil de son père, ne put résister aux attraits de sa femme non plus qu’Adam aux charmes de son Eve ; mais comme le péché d’Adam avait noirci toutes les âmes de ses descendants le peu de complaisance que Cham eut pour les sylphes marqua toute sa noire postérité. De là vient (disent nos cabalistes) le teint horrible des Éthiopiens et de tous ces peuples hideux, à qui il est commandé d’habiter sous la zone torride, en punition de l’ardeur profane de leur père.
- Voilà des traits bien particuliers, monsieur, dis-je admirant l’égarement de cet homme, et votre cabale est d’un merveilleux usage pour éclaircir l’Antiquité.
- Merveilleux, reprit-il gravement, et, sans elle, Écriture, histoire, fable et nature sont obscures et inintelligibles. Vous croyez par exemple, que l’injure que Cham fit à son père soit telle qu’il semble à la lettre; vraiment c’est bien autre chose ; Noé sortit de l’Arche et, voyant que Vesta, sa femme, ne faisait qu’embellir par le commerce qu’elle avait avec son amant Oromasis, redevint passionné pour elle Cham, craignant que son père n’allât encore peupler la terre d’enfants aussi noirs que ses Ethiopiens, prit son temps, un jour que le bon vieillard était plein de vin. et le châtra sans miséricorde. Vous riez?
- Je ris du zèle indiscret de Cham, lui dis-je.
- Il faut plutôt admirer, reprit le comte, l’honnêteté du Salamandre Oromasis, que la jalousie n’empêcha pas d’avoir pitié de la disgrâce de son rival. Il apprit à son fils Zoroastre, autrement nommé Japhet, le nom du Dieu tout puissant qui exprime son éternelle fécondité : Japhet prononça six fois, alternativement avec son frère Sem, marchant à reculons vers le Patriarche, le nom redoutable Jabamiab, et ils restituèrent le vieillard en son entier. Cette histoire, mal entendue, a fait dire aux Grecs que le plus vieux des dieux avait été châtré par un de ses enfants : mais voilà la vérité de la chose. D’où Tous pouvez voir combien la morale des peuples du feu est plus humaine que la nôtre, et même plus que celle des peuples de l’air ou de l’eau; car la jalousie de ceux-ci est cruelle, comme le divin Paracelse nous l’a fait voir dans une aventure qu’il raconte, et qui a été vue de toute la ville de Sstaufemberg. Un Philosophe, avec qui une Nymphe était entrée en commerce d’immortalité, fut assez malhonnête homme pour aimer une femme; comme il dînait avec sa nouvelle maîtresse et quelques-uns de ses amis, on vit en l’air la plus belle cuisse du monde; l’amante invisible voulut bien la faire voir aux amis de son infidèle, afin qu’ils jugeassent du tort qu’il avait de lui préférer une femme. Après quoi la Nymphe indignée le fit mourir sur l’heure.
- Ah monsieur, m’écriai-je, cela pourrait bien me dégoûter de ces amantes si délicates.
- Je confesse, reprit-il, que leur délicatesse est un peu violente. Mais si on a vu parmi nos femmes des amantes irritées faire mourir leurs amants parjures, il ne faut pas s’étonner que ces amantes si belles et si fidèles s’emportent quand on les trahit; d’autant plus qu’elles n’exigent des hommes que de s’abstenir des femmes, dont elles ne peuvent souffrir les défauts, et qu’elles nous permettent d’en aimer parmi elles autant qu’il nous plaît. Elles préfèrent l’intérêt et l’immortalité de leurs compagnes à leur satisfaction particulière; et elles sont bien aise que les Sages donnent à leur république autant d’enfants immortels qu’ils en peuvent donner.
- Mais enfin, monsieur, repris-je, d’où vient qu’il y a si peu d’exemples de tout ce que vous me dites ?
- Il y en a grand nombre, mon enfant poursuivit-il, mais on n’y fait pas réflexion, ou on n’y ajoute point de foi, ou enfin on les explique mal, faute de connaître nos principes. On attribue aux démons tout ce qu’on devrait attribuer aux peuples des éléments. Un petit gnome se fait aimer à la célèbre Magdeleine de la Croix, abbesse d’un monastère à Cordoue en Espagne; elle le rend heureux dés l’âge de douze ans, et ils continuent leur commerce l’espace de trente. Un directeur ignorant persuade Magdeleine que son amant est un lutin et l’oblige de demander l’absolution au pape Paul III. Cependant il est impossible que ce fût un démon; car toute l’Europe a su, et Cassiodorus Renius a voulu apprendre à la postérité, le miracle qui se faisait tous les jours en faveur de la sainte fille, ce qui apparemment ne fût pas arrivé si son commerce avec le gnome eût été si diabolique que le vénérable directeur l’imaginait. Ce docteur-là eût dit hardiment, si je ne me trompe, que le sylphe qui s’immortalisait avec la jeune Gertrude religieuse du monastère de Nazareth au diocèse de Cologne, était quelque diable.
- Assurément, lui dis-je, et je le crois aussi.
- Ah mon fils, poursuivit le comte en riant, si cela est, le diable n’est guère malheureux de pouvoir entretenir commerce de galanterie avec une fille de treize ans, et lui écrire les billets doux qui furent trouvés dans sa cassette.
« Croyez mon enfant, croyez que le démon a, dans la région de la mort, des occupations plus tristes et plus conformes à la haine qu’a pour lui le Dieu de pureté : mais c’est ainsi qu’on se ferme volontairement les yeux. On trouve, par exemple, dans Titelive, que Romulus était fils de Mars ; les esprits forts disent : « C’est une fable les théologiens : « Il était fils d’un diable incube « ; les plaisants : « Mlle Sylvia avait perdu ses gants et elle en voulut couvrir la honte en disant qu’un dieu les lui avait volés. « Nous qui connaissons la Nature, et que Dieu a appelés de ces ténèbres à son admirable lumière, nous savons que ce Mars prétendu était un Salamandre qui, épris de la jeune Sylvie, la fit mère du grand Romulus, ce héros qui, après avoir fondé sa superbe ville, fut enlevé par son père dans un char enflammé, comme Zoroastre le fut par Oromasis.» Un autre Salamandre fut père de Servius Tullius ; TiteLive dit que ce fut le dieu du feu, trompé par la ressemblance, et les ignorants en ont fait le même jugement que du père de Romulus. Le fameux Hercule et l’invincible Alexandre étaient fils du plus grand des Sylphes. Les historiens ne connaissant pas cela ont dit que Jupiter en était le père : ils disaient vrai, car, comme vous avez appris, ces Sylphes, Nymphes et Salamandres s’étant érigés en divinités, les historiens qui les croyaient tels appelaient enfants des dieux tous ceux qui en naissaient.
« Tel fut le divin Platon, le plus divin Apollonius Thianeus, Hercule, Achille, Sarpedon, le pieux Énée, et le fameux Melchisédec ; car savez-vous qui fut le père de Melchisédec ?
- Non vraiment, lui dis-je, car saint Paul ne le savait pas.
- Dites donc qu’il ne le disait pas, reprit le comte, et qu’il ne lui était pas permis de révéler les mystères cabalistiques. Il savait bien que le père de Melchisédech était Sylphe, et que ce roi de Salem fut conçu dans l’Arche par la femme de Sem. La manière de sacrifier de ce pontife était la même que sa cousine Égérie apprit au roi Numa, aussi bien que l’adoration d’une souveraine divinité sans image et sans statue : à cause de quoi les Romains, devenus idolâtres, quelque temps après brûlèrent les saints livres de Numa qu’Égérie avait dictés. Le premier dieu des Romains était le vrai Dieu, leur sacrifice était le véritable, ils offraient du pain et du vin au Souverain Maître du monde, mais tout cela se pervertit ensuite. Dieu ne laissa pas pourtant, en reconnaissance de ce premier culte, de donner à cette ville, qui avait reconnu sa souveraineté, l’empire de l’univers.
- Monsieur, interrompis-je, je vous prie, laissons là Melchisédech, le Sylphe qui l’engendra, sa cousine Égérie et le Sacrifice du Pain et du Vin. Ces preuves me paraissent un peu éloignées; et vous m’obligeriez bien de me conter des nouvelles plus fraîches, car j’ai oui dire à un docteur, à qui on demandait ce qu’étaient devenus les compagnons de cette espèce de satyre qui apparut à saint Antoine et que vous avez nommé sylphe, que tous ces gens-là sont morts présentement. Ainsi les peuples élémentaires pourraient bien être péris puisque vous les avouez mortels et que nous n’en avons nulles nouvelles.
- Je prie Dieu, repartit le comte avec émotion, je prie Dieu qui n’ignore rien, de vouloir ignorer cet ignorant qui décide si sottement ce qu’il ignore. Dieu le confonde et tous ses semblables. D’où a-t-il appris que les éléments sont déserts et que tous ces peuples merveilleux sont anéantis ? s’il voulait se donner la peine de lire un peu les histoires et n’attribuer pas au diable, comme font les bonnes femmes, tout ce qui passe la chimérique théorie qu’il s’est fait de la Nature, il trouverait en tous temps et en tous lieux des preuves de ce que je vous ai dit. Que dirait votre docteur à cette histoire authentique arrivée depuis peu en Espagne? Une belle Sylphide se fit aimer d’un Espagnol, vécut trois ans avec lui, en eut trois beaux enfants et puis mourut. Dira-t-on que c’était un diable? La savante réponse selon quelle physique le diable peut-il s’organiser un corps de femme, concevoir, enfanter, allaiter? Quelle preuve y a-t-il dans l’Écriture de cet extravagant pouvoir que vos théologiens sont obligés en cette rencontre de donner au démon ? Et quelle raison vraisemblable leur peut fournir leur faible physique? Le jésuite Delrio comme il est de bonne foi - raconte naïvement plusieurs de ces aventures et, sans s’embarrasser de raisons physiques, se tire d’affaire en disant que ces Sylphides étaient des démons; tant il est vrai que vos plus grands docteurs n’en savent pas plus bien souvent que les simples femmes Tant il est vrai que Dieu aime à se retirer dans son trône nébuleux et, qu’épaississant les ténèbres qui environnent sa Majesté redoutable, Il habite une lumière inaccessible et ne laisse voir ses vérités qu’aux humbles de cœur. Apprenez à être humble, mon fils, si vous voulez pénétrer ces ténèbres sacrées qui environnent la vérité. Apprenez des Sages à ne donner aux démons aucune puissance dans la Nature, depuis que la pierre fatale les a renfermés dans le puits de l’abîme. Apprenez des Philosophes à chercher toujours les causes naturelles dans tous les événements extraordinaires; et quand les causes naturelles manquent, recourez à Dieu et à ses saints anges et jamais aux démons qui ne peuvent plus rien que souffrir; autrement vous blasphémeriez souvent sans y penser et vous attribueriez au diable l’honneur des plus merveilleux ouvrages de la Nature.
« Quand on vous dirait par exemple que le divin Apollonius Thianeus fut conçu sans l’opération d’aucun homme, et qu’un des plus hauts Salamandres descendit pour s’immortaliser avec sa mère, vous diriez que ce Salamandre était un démon, et vous donneriez la gloire au diable de la génération d’un des plus grands hommes qui soient sortis de nos mariages philosophiques ?
- Mais monsieur, interrompis-je, cet Apollonius est réputé parmi nous pour un grand sorcier, et c’est tout le bien qu’on en dit.
- Voilà reprit le comte, un des plus admirables effets de l’ignorance et de la mauvaise éducation. Parce qu’on entend faire à sa nourrice des contes de sorciers, tout ce qui se fait d’extraordinaire ne peut qu’avoir le diable pour auteur. Les plus grands docteurs ont beau faire, ils n’en seront pas crus s’ils ne parlent comme nos nourrices. Apollonius n’est pas né d’un homme; il entend le langage des oiseaux; il est vu en même jour en divers endroits du monde; il disparaît devant l’empereur Domitien qui veut le faire maltraiter; il ressuscite une fille par la vertu de l’onomance; il dit à Éphèse en une assemblée de toute l’Asie qu’à cette même heure on tue le tyran à Rome. Il est question de juger cet homme, la nourrice dit : « C’est un sorcier. « saint Jérôme et saint Justin le Martyr disent que ce n’est qu’un grand Philosophe ? Jérôme, Justin et nous cabalistes seront des visionnaires, et la femmelette l’emportera. Ah que l’ignorant périsse dans son ignorance, mais vous, mon enfant, sauvez-vous du naufrage « Quand vous lirez que le célèbre Merlin naquit sans l’opération d’aucun homme, d’une religieuse, fille du roi de la Grande Bretagne et qu’il prédisait l’avenir plus clairement qu’un Tyresi ; ne dites pas avec le peuple qu’il était fils d’un démon incube, puisqu’il n’y en eût jamais, ni qu’il prophétisait par l’art des démons, puisque le démon est la plus ignorante de toutes les créatures, suivant la sainte cabale. Dites avec les sages, que la princesse anglaise fut consolée dans sa solitude par un Sylphe qui eut pitié d’elle, qu’il prit soin de la divertir, qu’il sut lui plaire, et que Merlin leur fils fut élevé par le Sylphe en toutes les sciences « apprit de lui à faire toutes les merveilles que l’histoire d’Angleterre en raconte.
« Ne faites pas non plus l’outrage aux comtes de Clèves de dire que le diable est leur père, et ayez meilleure opinion du Sylphe, que l’histoire dit qui vient à Clèves sur un navire miraculeux traîné par un cygne, qui y était attaché avec une chaîne d’argent. Ce Sylphe, après avoir eu plusieurs enfants de l’héritière de Clèves, repartit un jour en plein midi à la vue de tout le monde sur son navire aérien. Qu’a-t-il fait à vos docteurs, qui les oblige à l’ériger en démon ?
» Mais ménagerez-vous assez peu l’honneur de la Maison de Lusignan ? Et donnerez-vous à vos comtes de Poitiers une généalogie diabolique ? Que direz-vous de leur mère célèbre ?
- Je crois, monsieur, interrompis-je, que vous m’allez faire les contes de Mélusine.
- Ah si vous me niez l’histoire de Mélusine, reprit-il, je vous donne gagné; mais si vous la niez, il faudra brûler les Livres du grand Paracelse qui maintient en cinq ou six endroits différents qu’il n’y a rien de plus certain que cette Mélusine était une Nymphe; et il faudra démentir vos historiens qui disent que, depuis sa mort ou pour mieux dire depuis qu’elle disparut aux yeux de son mari, elle n’a jamais manqué, toutes les fois que ses descendants étaient menacés de quelque disgrâce ou que quelque roi de France devait mourir extraordinairement, de paraître en deuil sur la grande tour du château de Lusignan qu’elle avait fait bâtir. Vous aurez une querelle avec tous ceux qui descendent de cette Nymphe ou qui sont alliés de sa Maison, si vous vous obstinez à soutenir que ce fut un diable.
- Pensez-vous, monsieur, lui dis-je, que ces seigneurs aiment mieux être originaires des Sylphes ?
- Ils l’aimeraient mieux, sans doute, répliqua-t-il, s’ils savaient ce que je vous apprends et ils tiendraient à grand honneur ces naissances extraordinaires. Ils connaîtraient s’ils avaient quelque lumière de cabale, que cette sorte de génération étant plus conforme à la manière dont Dieu entendait au commencement que le monde se multipliât, les enfants qui en naissent sont plus heureux plus vaillants, plus sages plus renommés et plus bénis de Dieu. N’est-il pas plus glorieux pour ces hommes illustres de descende de ces créatures si parfaites, si sages et si puissantes, que de quelque sale lutin ou de quelque infâme Asmodée ?
- Monsieur, lui dis-je, nos théologiens n’ont garde de dire que le diable soit père de tous ces hommes qui naissent sans qu’on sache qui les met au monde. Ils reconnaissent que le diable est un esprit, et qu’ainsi il ne peut engendrer.
- Grégoire de Nice, reprit le comte, ne dit pas cela car il tient que les démons multiplient entre eux comme les hommes.
- Nous ne sommes pas de son avis, répliquais je, mais il arrive, disent nos docteurs, que...
- Ah ne dites pas, interrompit le comte, ne dites pas ce qu’ils disent ou vous diriez comme eux une sottise très sale et très malhonnête. Quelle abominable défaite ont-ils trouvée là ? Il est étonnant comme ils ont tous unanimement embrassé cette ordure, et comme ils ont pris plaisir de poster des farfadets aux embûches pour profiter de l’oisive brutalité des Solitaires, et en mettre promptement au monde ces hommes miraculeux dont ils noircissent l’illustre mémoire par une si vilaine originel Appellent-ils cela philosopher ? Est-il digne de Dieu, de dire qu’il ait cette complaisance pour le démon de favoriser ces abominations, de leur accorder la grâce de la fécondité qu’il a refusée à de grands saints, et de récompenser ces saletés en créant pour ces embryons d’iniquité des âmes plus héroïques que pour ceux qui ont été formés dans la chasteté d’un mariage légitime ? Est-il digne de la religion de dire comme font vos docteurs, que le démon peut par ce détestable artifice rendre enceinte une vierge durant le sommeil sans préjudice de sa virginité; ce qui est aussi absurde que l’histoire que Thomas d’Aquin (d’ailleurs auteur très solide et qui savait un peu de cabale) s’oublie assez lui-même pour conter dans son sixième Quodlibet; d’une fille couchée avec son père, à qui il fait arriver même aventure que quelques rabbins hérétiques disent qui advint à la fille de Jérémie, à laquelle ils font concevoir le grand cabaliste Bensyrah en entrant dans le bain après le prophète. Je jurerais que cette impertinence a été imaginée par quelque...
- Si j’osais, monsieur, interrompre votre déclamation, lui dis-je, je vous avouerais pour vous apaiser qu’il serait à souhaiter que nos docteurs eussent imaginé quelque solution dont les oreilles pures comme les vôtres s’offensassent moins. Ou bien ils devaient nier tout à fait les faits sur quoi la question est fondée.
- Bon expédient, reprit le comte, Eh le moyen de nier des choses constantes ? Mettez-vous en la place d’un théologien à fourrure d’hermine, et supposez que l’heureux Danhuzerus vient à vous comme à l’oracle de sa religion...
En cet endroit un laquais vint me dire qu’un jeune seigneur venait me voir.
- Je ne veux pas qu’il me voit, dit le comte
- Je vous demande pardon, monsieur, lui dis-je, vous jugez bien au nom de ce Seigneur, que je ne puis pas faire dire qu’on ne me voit point : prenez donc la peine d’entrer dans ce cabinet.
- Ce n’est pas la peine, dit-il, je vais me rendre invisible.
- Ah monsieur, m’écrirai je, trêve de diablerie (s’il vous plaît) je n’entends pas raillerie là-dessus.
- Quelle ignorance, dit le comte en riant et haussant les épaules, de ne savoir pas, que pour être invisible il ne faut que mettre devant soi le contraire de la lumière Il passa dans mon cabinet et le jeune seigneur entra presque en même temps dans ma chambre; je lui demandai pardon et je ne lui parlai pas de mon aventure.
CINQUIÈME ENTRETIEN SUR LES SCIENCES SECRÈTES
Le grand Seigneur étant Sorti, je trouvai en Venant de le reconduire le comte de Gabalis dans ma chambre.
- C’est grand dommage, me dit-il, que ce seigneur qui vient de vous quitter sera un jour un des soixante-douze princes du sanhedrin de la loi nouvelle; car sans cela il serait un grand sujet pour la sainte cabale; il a l’esprit profond net, vaste, sublime et hardi; voilà une figure de Géomance que je viens de jeter pour lui, durant que vous parliez ensemble; je n’ai jamais vu des points plus heureux et qui marquassent une âme si belle; voyez cette Mère, quelle magnanimité elle lui donne. Cette Fille lui procurera la pourpre; je lui veux mal et à la fortune de ce qu’elles ôtent à la Philosophie un sujet qui peut-être vous surpasserait. Mais où en étions-nous quand il est venu?
- Vous me parliez, monsieur, lui dis-je, d’un bienheureux que je n’ai jamais vu dans le calendrier romain, il me semble que vous l’avez nommé Danhuzerus.
Ah je m’en souviens, reprit-il, je vous disais de vous mettre en la place d’un de vos docteurs et de supposer que l’heureux Danhuzerus vient vous découvrir sa conscience et vous dit :
Monsieur, je viens de delà les monts, au bruit de votre science; j’ai un petit scrupule qui me fait peine. Il y a dans une montagne d’Italie une Nymphe qui tient là sa cour : mille Nymphes la servent, presque aussi belles qu’elle; des hommes très bien faits, très savants et très honnêtes gens viennent là de toute la terre habitable; ils aiment ces Nymphes et en sont aimés; ils y mènent la plus douce vie du monde; ils ont de très beaux enfants de ce qu’ils aiment; ils adorent le Dieu vivant; ils ne nuisent à personne; ils espèrent l’immortalité. Je me promenais un Jour dans cette montagne; je plus à la Nymphe-reine, elle se rend visible, me montre sa charmante cour. Les sages, qui s’aperçoivent qu’elle m’aime, me respectent presque comme leur prince; ils m’exhortent à me laisser toucher aux soupirs et à la beauté de la Nymphe; elle me conte son martyre, n’oublie rien pour toucher mon cœur et me remontre enfin qu’elle mourra si je ne veux l’aimer, et que si je l’aime, elle me sera redevable de son immortalité. Les raisonnements de ces savants hommes ont conva1nctl mon esprit, et les attraits de la nymphe m’ont gagné le cœur; je l’aime, j’en ai des enfants de grande espérance; mais au milieu de ma fidélité je suis troublé quelquefois par le ressouvenir que l’Église romaine n’approuve peut-être pas trop tout cela. Je viens à vous, monsieur, pour vous consulter, qu’est-ce que cette Nymphe, ces Sages, ces enfants, et en quel état est ma conscience ?
- Ça monsieur le docteur, que répondriez-vous au seigneur Danhuzerus?
- je lui dirais, répondis-je : « Avec tout le respect que je vous dois seigneur Danhuzerus, vous êtes un peu fanatique ou bien votre vision est un enchantement; vos enfants et votre maîtresse sont des lutins vos sages sont des fous et je tiens votre conscience très cautérisée.
- Avec cette réponse, mon fils, vous pourriez mériter le bonnet de docteur; mais vous ne mériteriez pas d’être reçu parmi nous, reprit le comte avec un grand soupir. Voilà la barbare disposition où sont tous les docteurs d’aujourd’hui. Un pauvre sylphe n’oserait se montrer qu’il ne soit pris d’abord pour un lutin; une Nymphe ne peut travailler à devenir immortelle sans passer pour un fantôme impur; et un salamandre n’ose apparaître de peur d’être pris pour un diable; et les pures flammes qui le composent pour le feu d’enfer qui l’accompagne partout. Ils ont beau, pour dissiper ces soupçons si injurieux faire le signe de la croix quand ils apparaissent, fléchir le genou devant les noms divins, et même les prononcer avec révérence. Toutes ces précautions sont vaines. Ils ne peuvent obtenir qu’on ne les répute pas ennemis du Dieu qu’ils adorent plus religieusement que ceux qui les fuient.
- Tout de bon, monsieur, lui dis-je, vous croyez que ces sylphes sont gens fort dévots ?
- Très dévots, répondit-il, et très zélés pour la divinité. Les discours excellents qu’ils nous font de l’Essence divine et leurs prières admirables nous édifient grandement.
- Ont-ils des prières aussi ? lui dis-je, j’en voudrais bien une de leur façon.
- Il est aisé de vous satisfaire, repartit-il, et afin de ne vous en point rapporter de suspecte et que vous puissiez me soupçonner d’avoir fabriquée, écoutez celle que le Salamandre.
- qui répondait dans le temple de Delphes, voulut bien apprendre aux païens, et que Porphyre rapporte; elle contient une sublime théologie, et vous verrez par-là qu’il ne tenait pas à ces sages créatures que le monde n’adorât le vrai Dieu.
ORAISON DES SALAMANDRES
IMMORTEL, Eternel, Ineffable et Sacré Père de toutes choses, qui es porté sur le Chariot roulant sans cesse des Mondes qui tournent toujours. Dominateur des Campagnes éthériennes, où est élevé le trône de ta Puissance, du haut duquel tes yeux redoutables découvrent tout, et tes belles et saintes oreilles écoutent tout, exauce tes enfants que tu as aimés dès la naissance des siècles; car ta dorée et grande et éternelle Majesté resplendit au-dessus du monde et du ciel des étoiles; tu es élevé sur elles, o feu étincelant. Là tu allumes et t’entretiens toi- même par ta propre splendeur; et il sort de ton Essence des ruisseaux intarissables de lumière qui nourrissent ton Esprit infini. Cet Esprit infini produit toutes choses et fait ce trésor inépuisable de matière, qui ne peut manquer à la génération qui l’environne toujours à cause des formes sans nombre dont elle est enceinte, et dont tu l’as remplie au commencement. De cet esprit tirent aussi leur origine ces rois très saints qui sont debout autour de ton Trône, et qui composent ta Cour, O Père universel.’ ô Unique.’ ô Père des bienheureux mortels et immortels! Tu as créé en particulier des Puissances qui sont merveilleusement semblables à toit éternelle Pensée, et à ton Essence adorable. Tu les as établies supérieures aux anges qui annoncent au monde tes Volontés. Enfin tu nous as créés une troisième sorte de souverains dans les Eléments. Notre continuel exercice est de te louer et d’adorer tes désirs. Nous brûlons du désir de te posséder, O Père, O Mère la plus tendre des Mères! ô l’Exemplaire admirable des sentiments et de la tendresse des Mères. ô Fils la fleur de tous les Fils! ô Forme de toutes les Formes! Ame, Esprit, Harmonie et Nombre de toutes choses.
- Que dites-vous de cette oraison des Salamandres ? N’est-elle pas bien savante, bien élevée et bien dévote?
- Et de plus bien obscure, répondis-je. Je l’avais ouïe paraphraser à un prédicateur qui prouvait par-là que le diable, entre autres vices qu’il a, est surtout grand hypocrite.
- Hé bien, s’écria le comte, quelle ressource avez-vous donc pauvres peuples élémentaires ? Vous dites des merveilles de la nature de Dieu, du Père, du Fils du Saint-Esprit, des intelligences assistantes, des anges, des cieux vous faites des prières admirables et les enseignez aux hommes; et, après tout, vous n’êtes que lutins hypocrites
- Monsieur, interrompis-je, vous ne me faites pas plaisir d’apostropher ainsi ces gens-là.
- Eh bien, mon fils, reprit-il, ne craignez pas que je les appelle, mais que votre faiblesse vous empêche du moins de vous étonner à l’avenir de ce que vous ne voyez pas autant d’exemples que vous en vouliez de leur alliance avec les hommes. Hélas où est la femme, à qui vos docteurs n’ont pas gâté l’imagination, qui ne regarde pas avec horreur ce commerce et qui ne tremblât pas à l’aspect d’un Sylphe ? Ou est l’homme qui ne fuit pas de les voir, s’il se pique un peu d’être homme de bien ? Trouvons-nous que très rarement un honnête homme qui veuille de leur familiarité ? Et n’y a-t-il que des débauchés ou dés avares, ou des ambitieux ou des fripons qui recherchent cet honneur, qu’ils n’auront pourtant jamais (VIVE DIEU) parce que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse.
- Que deviennent donc, lui dis-je, tous ces peuples volants, maintenant que les gens de bien sont si préoccupés contre eux ?
- Ah! le bras de Dieu dit-il, n’est point raccourci, et le démon ne retire pas tout l’avantage qu’il espérait de l’ignorance et de l’erreur qu’il a répandu à leur préjudice, car outre que les Philosophes qui sont en grand nombre, y remédient le plus qu’ils peuvent en renonçant tout à fait aux femmes, Dieu a permis à tous ces peuples d’user de tous les innocents artifices dont ils peuvent s’aviser pour converser avec les hommes à leur insu.
- Que me dites-vous là monsieur? m’écria je.
- Je vous dis vrai, poursuivit-il.
- Croyez-vous qu’un chien puisse avoir des enfants d’une femme ?
- Non, répondis-je.
- Et un singe ? ajouta-t-il.
- Non plus, répliquai je.
- Et un ours? continua-t-il.
- Ni chien, ni ours, ni singe, lui dis-je, cela est impossible sans doute; contre la Nature, contre la raison et le sens commun.
- Fort bien, dit le comte, mais les rois des Goths ne sont-ils pas nés d’un ours et d’une princesse suédoise ?
- Il est vrai, repartis-je, que l’histoire le dit.
- Et les Pégusiens et Syoniens des Indes, répliqua-t-il, ne sont-ils pas nés d’un chien et d’une femme ?
- J’ai encore lu cela lui dis-je.
- Et cette femme portugaise, continua-t-il, qui étant exposée en une île déserte, eut des enfants d’un grand singe ?
- Nos théologiens, lui dis-je, répondent à cela, monsieur, que le diable prenant la figure de ces bêtes...
- vous m’allez encore alléguer, interrompit le comte, les sales imaginations de vos auteurs. Comprenez donc, une fois pour toutes, que les Sylphes, voyant qu’on les prend pour des démons quand ils apparaissent en forme humaine, pour diminuer cette aversion qu’on a d’eux prennent la figure de ces animaux et s’accommodent ainsi à la bizarre faiblesse des femmes qui auraient horreur d’un beau Sylphe et qui n’en ont pas tant pour un chien ou pour un singe. Je pourrais vous conter plusieurs historiettes de ces petits chiens de Bologne avec certaines pucelles de par le monde, mais j’ai à vous apprendre un plus grand secret.
« Sachez mon fils, que tel croit être fils d’un homme qui est fils d’un Sylphe. Tel croit être avec sa femme qui sans y penser immortalise une Nymphe. Telle femme pense embrasser son mari qui tient entre ses bras une Salamandre ; et telle fille jurerait à son réveil qu’elle est vierge qui a eu durant son sommeil un honneur dont elle ne se doute pas. Ainsi le démon et les ignorants sont également abusés.
- Quoi? le démon, lui dis-je, ne saurait-il réveiller cette fille endormie, pour empêcher ce Salamandre de devenir immortel ?
- Il le pourrait, répliqua le comte, si les Sages n’y mettaient ordre; irais nous apprenons à tous ces peuples les moyens de lier les démons et de s’opposer à leur effort. Ne vous disais-je pas l’autre jour que les Sylphes et les autres seigneurs des éléments sont trop heureux que nous voulions leur montrer la cabale ? Sans nous le diable leur grand ennemi les inquiéterait fort, et ils auraient de la peine à s’immortaliser à l’insu des filles.
- Je ne puis, répartis-je, admirer assez la profonde ignorance où nous vivons. On croit que les puissances de l’air aident quelquefois les amoureux à parvenir à ce qu’ils désirent. La chose va donc tout autrement; les puissances de l’air ont besoin que les hommes les servent en leurs amours.
- vous l’avez dit mon fils, poursuivit le comte, le Sage donne secours à ces pauvres peuples sans lui trop malheureux et trop faibles pour pouvoir résister au diable : mais aussi quand un Sylphe a appris de nous à prononcer cabalistiquement le nom puissant NEHMAHMIHAH, et à le combiner dans les formes avec le nom délicieux ELIAEL toutes les puissances des ténèbres prennent la fuite, et le Sylphe jouit paisiblement de ce qu’il aime.
« Ainsi fut immortalisé ce Sylphe ingénieux qui prit la figure de l’amant d’une demoiselle de Séville; l’histoire en est connue. La jeune Espagnole était belle, mais aussi cruelle que belle. Un cavalier castillan, qui l’aimait inutilement, prit la résolution de partir un matin sans rien dire, et d’aller voyager jusqu’à ce qu’il fût guéri de son inutile passion. Un Sylphe trouvant la belle à son gré fut d’avis de prendre de temps et s’armant de tout ce qu’un des nôtres lui apprit pour se défendre des traverses que le diable envieux de son bonheur eût pu lui susciter. Il va voir la demoiselle sous la forme de l’amant éloigné, il se plaint, il soupire, il est rebuté. Il presse, il sollicite, il persévère : après plusieurs mois il touche, il se fait aimer, il persuade, et enfin il est heureux. Il naît de leur amour un fils dont la naissance est secrète et ignorée des parents par l’adresse de l’amant aérien. L’amour continue, et il est béni d’une deuxième grossesse. Cependant le cavalier guéri par l’absence revient à Séville, et impatient de revoir son inhumaine, va au plus vite lui dire Qu’enfin il est en état de ne plus lui déplaire, et qu’il vient lui annoncer qu’il ne l’aime plus.
« Imaginez s’il vous plaît, l’étonnement de la fille, sa réponse, ses pleurs, ses reproches, et tout leur dialogue surprenant. Elle lui soutient qu’elle l’a rendu heureux : il le nie; que leur enfant commun est en tel lieu qu’il est père d’un autre qu’elle porte. Il s’obstine à désavouer. Elle se désole, s’arrache les cheveux, les parents accourent à ses cris, l’amante désespérée continue ses plaintes et ses invectives; on vérifie que le gentilhomme était absent depuis deux ans; on cherche le premier enfant, on le trouve, et le second naquit en son terme
- Et l’amant aérien, interrompis-je, quel personnage jouait-il durant tout cela ?
- Je vois bien, répondit le comte, que vous trouvez mauvais qu’il ait abandonné sa maîtresse à la rigueur des parents, ou à la fureur des inquisiteurs : mais il avait une raison de se plaindre d’elle. Elle n’était pas assez dévote; car quand ces messieurs se sont immortalisés, ils travaillent sérieusement, et vivent fort saintement pour ne point perde le droit qu’ils viennent d’acquérir à la possession du souverain bien. Ainsi ils veulent que la personne, à laquelle ils se sont alliés, vive avec une innocence exemplaire, comme on voit dans cette fameuse aventure d’un jeune seigneur de Bavière.
« Il était inconsolable de la mort de sa femme qu’il aimait passionnément. Une Sylphide fut conseillée par un de nos Sages de prendre la figure de cette femme; elle le crut et s’alla présenter au jeune homme affligé, disant que Dieu l’avait ressuscitée pour le consoler de son extrême affliction. Ils vécurent ensemble plusieurs années, et firent de très beaux enfants. Mais le jeune seigneur n’était pas assez homme de bien pour retenir la sage Sylphide : il jurait et disait des paroles malhonnêtes. Elle l’avertit souvent mais voyant que ses remontrances étaient inutiles, elle disparut un jour, et ne lui laissa que ses jupes et le repentir de n’avoir pas voulu suivre ses saints conseils. Ainsi vous voyez mon fils, que les Sylphes ont quelquefois raisons de disparaître et vous voyez que le diable ne peut empêcher, non plus que les fantasques caprices de vos théologiens, que les peuples des éléments ne travaillent avec succès à leur immortalité quand ils sont secourus par quelque-uns de nos sages.
- Mais en bonne foi, monsieur, repris-je, êtes-vous persuadé que le démon soit si grand ennemi de ces suborneurs de demoiselles ?
- Ennemi mortel, dit le comte, surtout des Nymphes, des Sylphes, et des Salamandres. Car pour les Gnomes, il ne les hait pas si fort parce que, comme je crois vous avoir appris, ces Gnomes effrayés des hurlements des diables qu’ils entendent dans le centre de la terre, aiment mieux demeurer mortels que courir risque d’être ainsi tourmentés, s’ils acquéraient l’immortalité. De là vient que ces Gnomes et les démons leurs voisins ont assez de commerce. Ceux-ci persuadent aux Gnomes naturellement très amis de l’homme, que c’est lui rendre un fort grand service et le délivrer d’un grand péril que de l’obliger de renoncer à son immortalité. Ils s’engagent pour cela de fournir à celui à qui ils peuvent persuader cette renonciation, tout l’argent qu’il demande; de détourner les dangers qui pourraient menacer sa vie durant certain temps, ou telle autre condition qu’il plaît à celui qui fait ce malheureux pacte : ainsi le diable, le méchant qu’il est, par l’entremise de ce Gnome fait devenir immortel l’âme de cet homme et la prive du droit de la vie éternelle.
- Comment monsieur, m’écriai-je, ces pactes à votre avis, desquels les démonographes racontent tant d’exemples ne se font point avec le démon?
- Non sûrement, reprit le comte. Le prince du monde n’a-t-il pas été chassé dehors? N’est-il pas enfermé? N’est-il pas lié ? N’est-il pas la terre maudite et damnée, qui est restée au fond de l’ouvrage du suprême et archétype distillateur ? Peut-il monter dans la région de la lumière, et y répandre les ténèbres concentrées ? Il ne peut rien contre l’homme. Il ne peut qu’inspirer aux Gnomes, qui sont ses voisins de venu faire ces propositions à ceux d’entre les hommes qu’il craint le plus que soient sauvés afin que leur âme meurt avec le corps.
- Et selon vous, ajoutai-je, ces âmes meurent?
- Elles meurent mon enfant, répondit-il.
- Et ceux qui font ces pactes-là ne sont point damnés, poursuivis-je ?
- Ils ne le peuvent être, dit-il, car leur âme meurt avec le corps.
- Ils sont donc quittes à bon marché, repris-je, et ils sont bien légèrement punis d’avoir fait un crime si énorme que de renoncer à leur baptême, et à la mort du Seigneur.
- Appelez-vous, repartit le comte, être légèrement puni que de rentrer dans les noirs abîmes du néant ? sachez que c’est une plus grande peine que d’être damné qu’il y a encore un reste de miséricorde dam la justice que Dieu exerce contre les pécheurs dans l’enfer, que c’est une grande grâce de ne les point consumer par le feu qui les brûle. Le néant est un plus grand mal que l’enfer; c’est ce que les Sages prêchent aux Gnomes quand ils les assemblent, pour leur faire entendre quel tort ils se font de préférer la mort à l’immortalité, et le néant à l’espérance de l’éternité bienheureuse, qu’ils seraient en droit de posséder, s’ils s’alliaient aux hommes sans exiger d’eux ces renonciations criminelles. Quelques-uns nous croient, et nous les marions à nos filles.
- vous évangélisez donc les peuples souterrains, monsieur ? lui dis-je.
- Pourquoi non ? reprit-il. Nous sommes leurs docteurs aussi bien que des peuples du feu, de l’air et de l’eau; et la charité philosophique se répand indifféremment sur tous ces enfants de Dieu. Comme ils sont plus subtils et plus éclairés que le commun des hommes, ils sont plus dociles et plus capables de discipline, et ils écoutent les vérités divines avec un respect qui nous ravit.
- Il doit être en effet ravissant, m’écriai-je en riant, de voir un cabaliste en chaire prôner à tous ces messieurs-là vous en aurez le plaisir, mon fils, quand vous voudrez, dit le comte, et si vous le désirez, je les assemblerai dès ce soir, et je les prêcherai sur le minuit.
- Sur le minuit, m’écriai-je, j’ai ouï dire que c’est là l’heure du Sabbat.
Le comte se prit à rire :
- vous me faites souvenir là dit-il, de toutes les folies que les démonographes racontent sur ce chapitre de leur imaginaire Sabbat. Je voudrais bien pour la rareté du fait, que vous les crussiez aussi.
- Ah pour les contes du Sabbat, repris je, je vous assure que je n’en crois pas un.
- vous faites bien, mon fils, dit-il, car (encore une fois) le diable n’a pas la puissance de se jouer ainsi du genre humain, ni de pactiser avec les hommes, moins encore de s’en faire adorer, comme le croient les inquisiteurs ce qui a donné lieu à ce bruit populaire, c’est que les Sages - comme je viens de vous dire - assemblent les habitants des éléments pour leur prêcher leurs mystères et leur morale; et comme il arrive ordinairement que quelque Gnome revient de son erreur grossière, comprend les horreurs du néant, et consent qu’on l’immortalise on lui donne une fille, on le marie, la noce se célèbre avec toute la réjouissance que demande la conquête qu’on vient de faire. Ce sont là ces danses et ces cris de joie qu’Aristote dit qu’on entendait dans certaines îles, où pourtant on ne voyait personne. Le grand Orphée fut le premier qui convoqua ces peuples souterrains; à sa première semonce Sabasius le plus ancien des Gnomes fut immortalisé; et c’est de ce Sabasius qu’a pris son nom cette assemblée, dans laquelle les Sages lui ont adressé la parole tant qu’il a vécu, comme il paraît dans les hymnes du divin Orphée. Les ignorants ont confondu les choses, et ont pris occasion de faire là-dessus mille contes impertinents, et de décrier une assemblée que nous ne convoquons qu’à la gloire du souverain Être.
- Je n’eusse jamais imaginé, lui dis-je, que le Sabbat fût une assemblée de dévotion.
- C’en est pourtant une, repartit-il, très sainte et très cabalistique; ce que le monde ne se persuaderait pas facilement. Mais tel est l’aveuglement déplorable de ce siècle injuste : on s’entête d’un bruit populaire, et on ne veut point être détrompé. Les Sages ont beau dire, les sots en sont plutôt crus. Un philosophe a beau montrer à l’œil la fausseté des chimères que l’on s’est forgées, et donner des preuves manifestes du contraire : quelque expérience et quelque solide raisonnement qu’il ait employé, s’il vient un homme à chaperon qui s’inscrive en faux, l’expérience et la démonstration n’ont plus de force, et il n’est plus au pouvoir de la vérité de rétablir son empire, on en croit plus à ce chaperon qu’à ses propres yeux. Il y a eu dans votre France une preuve mémorable de cet entêtement populaire.
« Le fameux cabaliste Zedechias se mit dans l’esprit, sous le règne de votre Pépin, de convaincre le monde que les éléments sont habités par tous ces peuples dont je vous ai décrit la nature. L’expédient dont il s’avisa fut de conseiller aux Sylphes de se montrer en l’air à tout le monde; ils le firent avec magnificence; on voyait dans les airs ces créatures admirables en forme humaine, tantôt rangées en bataille, marchant en bon ordre, ou se tenant sous les armes, ou campées sous des pavillons superbes : tantôt sur des navires aériens d’une structure admirable, dont la flotte volante voguait au gré des zéphyrs. Qu’arriva-t-il ? Pensez-vous que ce siècle ignorant s’avisa de raisonner sur la nature de ses spectacles merveilleux ? Le peuple crut d’abord que c’était des sorciers, qui s’étaient emparés de l’air pour y exciter des orages et pour faire grêler sur les moissons. Les savants, théologiens et jurisconsultes furent bientôt de l’avis du peuple : les empereurs le crurent aussi; et cette ridicule chimère alla si avant, que le sage Charlemagne, et après lui Louis le Débonnaire, imposèrent de graves peines à tous ces prétendus tyrans de l’air, voyez cela dans le premier chapitre des Capitulaires de ces deux empereurs.
« Les Sylphes, voyant le peuple, les pédants et les têtes couronnées même se gendarmer ainsi contre eux, résolurent, pour faire perde cette mauvaise opinion qu’on avait de leur flotte innocente, d’enlever des hommes de toutes parts, de leur faire voir leurs belles femmes, leur république et leur gouvernement, et puis les remettre à terre en divers endroits du monde. Ils le firent comme ils l’avaient projeté. Le peuple, qui voyait descendre ces hommes, y accourait de toutes parts prévenu que c’était des sorciers qui se détachaient de leurs compagnons pour venir jeter des venins sur les fruits et dans les fontaines suivant la fureur qu’inspirent de telles imaginations, entraînait ces innocents au supplice. Il est incroyable quel grand nombre, il en fit périr par l’eau et par le feu dans tout ce royaume.
« Il arriva qu’un jour, entre autres, on vit à Lyon descendre de ces navires aériens trois hommes et une femme ; toute la ville s’assemble alentour, crie qu’ils sont magiciens et que Grimoald, duc de Benevent, ennemi de Charlemagne, les envoie pour perdre les moissons des Français. Les quatre innocents ont beau dire pour leur justification qu’ils sont du pays même, qu’ils ont été enlevés depuis peu par des hommes miraculeux qui leur ont fait voir des merveilles inouïes et les ont priés d’en faire le récit. Le peuple entêté n’écoute point leur défense, et il allait les jeter dans le feu quand le bonhomme Agobard, évêque de Lyon, qui avait acquis beaucoup d’autorité étant moine dans cette ville, accourut au bruit et ayant ouï l’accusation du peuple et la défense des accusés, prononça gravement que l’une et l’autre étaient fausses. Qu’il n’était pas vrai que ces hommes fussent descendus de l’air, et que ce qu’ils disaient y avoir vu était impossible. « Le peuple crût plus à ce que disait son bon père Agobard qu’à ses propres yeux, s’apaisa donna la liberté aux quatre ambassadeurs des Sylphes et reçut avec admiration le Livre qu’Agobard écrivit pour confirmer la sentence qu’if avait donnée; ainsi le témoignage de ces quatre témoins fut rendu vain.
« cependant, comme ils échappèrent au supplice, ils furent libres de raconter ce qu’ils avaient vu, ce qui ne fut pas tout à fait sans fruit ; car s’il vous en souvient bien, le siècle de Charlemagne fut fécond en hommes héroïques ; ce qui marque que la femme, qui avait été chez les Sylphes, trouva créance parmi les dames de ce temps-là, et que par la grâce de Dieu beaucoup de Sylphes s’immortalisèrent. Plusieurs Sylphides aussi devinrent immortelles par le récit que ces trois hommes firent de leur beauté, ce qui obligea les gens de ce temps-là de s’appliquer un peu à la Philosophie ; et de là sont venues toutes ces histoires des fées que vous trouvez dans les légendes amoureuses du siècle de Charlemagne et des suivants. Toutes ces fées prétendues n’étaient que Sylphides et Nymphes. Avez-vous lu ces histoires des héros et des fées ?
- Non, monsieur, lui dis-je.
- J’en suis fâché, reprit-il, car elles vous eussent donné quelque idée de l’état auquel les Sages ont résolu de réduire un jour le monde. Ces hommes héroïques ces amours des Nymphes, ces voyages au paradis terrestre, ces palais et ces bois enchantés, et tout ce qu’on y voit de charmantes aventures, ce n’est qu’une petite idée de la vie que mènent les Sages et de ce que le monde sera quand ils y feront régner la Sagesse. On n’y verra que les héros, le moindre de nos enfants sera de la force de Zoroastre, Apollonius ou Melchisédech ; et la plupart seront aussi accomplis que les enfants qu’Adam eût d’Eve s’il n’eût point péché avec elle.
- Ne m’avez vous pas dit monsieur, interrompis-je, que Dieu ne voulait pas qu’Adam et Eve eussent des enfants, qu’Adam ne devait toucher qu’aux Sylphides, et qu’Eve ne devait penser qu’à quelqu’un des Sylphes ou des salamandres ?
- Il est vrai, dit le comte, ils ne devaient pas faire des enfants par la voie qu’ils en firent.
- votre cabale, monsieur, continuai-je, donne donc quelque invention à l’homme et à la femme de faire des enfants autrement qu’à la méthode ordinaire ?
- Assurément, reprit-il.
- Eh monsieur, poursuivis je, apprenez là moi donc, je vous en prie.
- Vous ne la saurez pas d’aujourd’hui s’il vous plaît, me dit-il en riant. Je veux venger les peuples des éléments de ce que vous avez eu tant de peine à vous détromper de leur prétendue diablerie. Je ne doute pas que vous ne soyez maintenant revenu de vos terreurs paniques. Je vous laisse donc pour vous donner le loisir de méditer et délibérer devant Dieu, à quelle espèce de substances élémentaires il sera plus à propos pour sa gloire et la vôtre de faire part de votre immortalité. . Je m’en vais cependant me recueillir un peu pour le discours que vous m’avez donné envie de faire cette nuit aux Gnomes.
- Allez-vous, lui dis-je, leur expliquer quelque chapitre d’Averroès ?
- Je crois, dit le comte, qu’il y pourra bien entrer quelque chose de cela; car j’ai dessein de leur prêcher l’excellence de l’homme, pour les porter à en rechercher l’alliance. Et Averroès après Aristote, a tenu deux choses qu’il sera bon que j’éclaircisse; l’une fut la nature de l’entendement, et l’autre fut le souverain bien. Il dit qu’il n’y a qu’un seul entendement créé, qui est l’image de l’Incréé, et que cet unique entendement suffit pour tous les hommes; cela demande explication. Et pour le souverain bien, Averroès dit qu’il consiste dans la conversation des anges, ce qui n’est pas assez cabalistique, car l’homme dès cette vie peut et est créé pour jouir de Dieu, comme vous entendrez un jour et comme vous éprouverez quand vous serez au rang des Sages.
*
* *
Ainsi finit l’entretien du comte de Gabalis. Il revint le lendemain et me porta le discours qu’il avait fait aux peuples souterrains, il est merveilleux
Je le donnerais avec la suite des entretiens qu’une vicomtesse et moi avons eus avec ce grand homme, si j’étais sûr que tous mes lecteurs eussent l’esprit droit et ne trouvassent pas mauvais que je me divertisse aux dépens des fous. Si je vois qu’on veuille laisser faire à mon livre le bien qu’il est capable de produire et qu’on ne me fasse pas l’injustice de me soupçonner de vouloir donner crédit aux sciences secrètes, sous le prétexte de les tourner en ridicule, je continuerais à me réjouir de M, le comte, et je pourrais donner bientôt un autre tome.
LETTRE A MONSEIGNEUR
MONSEIGNEUR
Vous m’avez toujours paru si ardent pour vos amis, que j’ai cru que vous me pardonneriez la liberté que je prends en faveur du meilleur des miens, de vous supplier d’avoir pour lui la complaisance de vous faire lire Son livre. Je ne prétends pas vous engager par-là à aucune des suites que mon ami l’auteur s’en promet peut-être, car messieurs les auteurs sont. Sujets à se faire des espérances. Je lui ai même assez dit que vous vous faites un grand point d’honneur de ne dire jamais que ce que vous pensez, et qu’il ne s’Attende pas que vous alliez vous défaire d’une qualité si rare et si nouvelle à la Cour, pour dire que son livre est bon, Si vous le trouvez méchant. Mais ce que je désirerais de vous, MONSEIGNEUR, et de quoi je vans prie très humblement., c’est que vous ayez la bonté de décider un différent que nous avons eu ensemble. Il ne fallait pas tant étudier, MONSEIGNEUR, et devenir un prodige de science, si vous ne vouliez pas être exposé d être consulté préférablement aux docteurs. Voici donc la dispute que j’ai avec mon ami.
J’ai voulu l’obliger à changer entièrement la forme de Son ouvrage. Ce tour plaisant qu’il lui a donné ne me semble par propre à son sujet. La cabale, lui ai-je dit, est une science sérieuse, que beaucoup de mes amis étudient Sérieusement; il fallait la réfuter de même. Comme toutes ses erreurs sont sur les choses divines, outre la difficulté qu’il y a de faire rire un honnête homme sur quelque sujet que ce soit, il est de plus très dangereux de railler en celui-ci, et il est fort à craindre que la dévotion ne semble y être intéressée. Il faut faire parler un cabaliste comme un saint, où il joue très mal son rôle; et s’il parle en Saint, il impose aux esprits faibles par cette Sainteté apparente, et il persuade plus ses visions que toute la plaisanterie qu’on peut en faire ne les réfute.
Mon ami répond a cela - avec cette présomption qu’ont les auteurs quand ils défendent leurs livres - que si la cabale est une Science sérieuse, c’est qu’il n’y a que des mélancoliques qui s’y adonnent; qu’ayant voulu d’abord essayer sur ce sujet le Style dogmatique, il s’était trouvé si ridicule lui-même de traiter sérieusement des sottises, qu’il avait jugé plus à propos de tourner ce ridicule contre le Seigneur comte de Gabalis. La Cabale, dit-il, est du nombre de ces chimères, qu’on autorise quand on les combat gravement, et qu’on ne doit entreprendre de détruire qu’en Se jouant. Comme il Sait assez bien les Pères, il m’a allégué la-dessus Tertullien. Vous qui le savez mieux que lui et moi, jugez, MONSEIGNEUR, S’il l’a cité à faux, Multa sunt risu digna revinci, ne gravitate adorentur. Il dit que Tertullien dit ce beau mot contre les Valentiniens qui étaient une manière de cabalistes très visionnaires. Quant d la dévotion, qui est presque toujours de la partie en tout cet ouvrage, c’est une nécessité inévitable, dit-il, qu’un cabaliste parle de Dieu; mais ce qu’il y a d’heureux en ce sujet-ci, c’est qu’il est d’une nécessité encore plus inévitable pour conserver le caractère cabalistique de ne parler de Dieu qu’avec un respect extrême; ainsi la religion n’en peut recevoir aucune atteinte; et les esprits faibles le Seront plus que le Seigneur de Gabalis S’ils Se laissent enchanter par cette dévotion extravagante ou Si les railleries qu’on en fait ne lèvent par le charme.
Par cet raison et par plusieurs autres que je ne vous rapporterai pas, MONSEIGNEUR, parce que j’ai envie que VOUS Soyez de mon avis, mon ami prétend qu’il a dû écrire contre la cabale en folâtrant. Mettez-vous d’accord, s’il vous plaît. Je maintiens qu’il Serait bon de procéder contre les cabalistes et contre toutes les sciences Secrètes par de sérieux et vigoureux arguments. Il dit que la vérité est gaie de sa nature, et qu’elle a bien plus de puissance quand elle rit, parce qu’un ancien - que vous connaissez sans doute - dit en quelque lieu, dont vous ne manquerez pas de vous Souvenir avec cette mémoire si belle que Dieu vous a donnée, Convenit veritati ridere, quia laetans.
Il ajoute que les Sciences secrètes Sont dangereuses si on ne les traite pas avec le tour qu’il faut pour en inspirer le mépris, pour en éventer le ridicule mystère et pour détourner le monde de perdre le temps à leur recherche en lui en apprenant le plus fin et lui en faisant voir l’extravagance. Prononcez, MONSEIGNEUR, voilà nos raisons. Je recevrai votre décision avec ce respect que vous savez qui accompagne toujours l’ardeur avec laquelle je suis,
MONSEIGNEUR,
Votre très humble et très obéissant serviteur.