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BERTHELOT Les papyrus alchimiques d’Égypte



Les papyrus alchimiques d’Égypte
M. Berthelot, la Revue Scientifique 17 janvier 1885

Il existe à Leyde une collection de papyrus égyptiens, qui renferme les plus anciens manuscrits alchimiques connus jusqu’à ce jour. Leur provenance, leur date et la concordance de leurs indications avec celles des manuscrits grecs de nos bibliothèques et celles des papyrus du Louvre et de Berlin. fournissent à l’histoire de l’alchimie une base historique indiscutable et donnent lieu aux rapprochements les plus intéressants. C’est pourquoi il parait utile d’entrer dans quelques détails sur l’origine et sur le contenu de ces papyrus.
La collection de Leyde a pour fond principal une collection d’antiquités égyptiennes, réunies dans le premier quart du XIXe siècle, par le chevalier d’Anastasy, vice-consul de Suède à Alexandrie, collection achetée en 1828 par le gouvernement des Pays-Bas. Elle renfermait, entre autres objets, plus de cent manuscrits sur papyrus, vingt-quatre sur toile, un sur cuir, etc. Parmi ces papyrus il y en avait vingt en grec et trois bilingues, etc. Ces papyrus ont été l’objet d’une description générale avec commentaire par Reuvens, directeur du musée de Leyde, sous le titre de lettres à M. Letronne (au nombre de trois), imprimées à Leyde en 1830. M. Leemans, qui a succédé à M. Reuvens dans la direction du musée, a publié depuis quarante ans une nombreuse suite de papyrus, tirés des collections dont il a la garde. Mais jusqu’ici il n’a donné que peu de chose sur les papyrus grecs dont il s’agit, et nous connaissons ceux-ci principalement par les lettres de Reuvens. Un seul de ceux qui nous intéressent a été donné par M. Leemans : c’est le fac-similé d’un papyrus démotique, avec transcriptions grecques, qui renferme quelques mots de matière médicale et d’alchimie et dont Reuvens avait déjà parlé. C’est des publications de Reuvens et de M. Leemans que j’ai tiré la plupart des renseignements qui vont suivre. Je les ai complétés et précisés à l’aide de la photographie que j’ai entre les mains de deux pages capitales du plus important, pages relatives à la transmutation des métaux et à la teinture en pourpre.
Trois de ces papyrus, en effet, sont relatifs à l’alchiimie. Ils paraissent remonter au IIIe siècle de notre ère, et à une époque antérieure à l’établissement officiel du christianisme. Ils semblent avoir fait partie d’une même trouvaille, tirée probablement du tombeau de quelque magicien de Thèbes. Ce sont, en un mot, des manuscrits du même ordre que les livres alchimiques brûlés par Dioclétien, d’après le témoignage de Jean d’Antioche, de Suidas et des Actes de saint Procope. La magie, l’astrologie, l’alchimie, l’étude des alliages métalliques, celle de la teinture en pourpre et celle des vertus des plantes y sont intimement associées, conformément aux traditions rapportées par Tertullien et par Zozime. Nous y retrouvons les noms de Démocrite et d’Ostanès, toujours comme dans les manuscrits de nos bibliothèques et dans Pline. Le nom de Démocrite est indiqué pareillement comme celui d’un astronome, associé à celui d’Eudoxe dans un papyrus du Louvre, écrit au temps des Antonins, et publié par notre Académie des inscriptions. Le serpent qui se mord la queue (Ouroboros) figure de même dans les papyrus de Leyde et dans ceux de Berlin, aussi bien que dans les manuscrits alchimiques des bibliothèques. On y lit des alphabets magiques comme dans nos manuscrits. Les symboles astronomiques du soleil et de la lune sont appliqués aux. noms des plantes, et à ceux de l’or et de l’argent, toujours comme chez les alchimistes. On les rencontre aussi dans les papyrus de Berlin.
Les idées gnostiques, le mystérieux nombre quatre, commun aux. Égyptiens, aux gnostiques et aux alchimistes, et jusqu’à l’autorité apocryphe des juifs et de Moïse, y sont pareillement invoqués ; on retrouve d’ailleurs aussi Moïse et la tradition gnostique dans les papyrus de Berlin.
Entrons dans, quelques détails.
Les papyrus n° 65 et n° 75 de Reuvens sont bilingues et paraissent remonter à la première moitié du Ille siècle. Le second renferme un texte égyptien hiératique plus ancien, avec un texte grec inscrit sur la face intérieure. Le premier contient, en outre, des transcriptions interlinéaires de mots démotiques, écrites en grec ; il provient de Thèbes. Ces deux papyrus portent les marques d’un usage journalier et d’une lecture usuelle : ce sont des rituels magiques, que le possesseur consultait fréquemment.
En effet, le n° 75 est consacré à des cérémonies magiques, effectuées par l’entremise de l’amour mystique, envisagé comme grande puissance thaumaturgique, Telles sont l’évocation d’un fantôme ; la confection d’une image de l’amour ; la recette d’un philtre composé de diverses plantes ; la recette mystique pour réussir dans ses entreprises ; plusieurs recettes pour obtenir ou envoyer un songe ; la consultation de la divinité, qui répond sous la forme d’un dieu à tête de serpent (théomantion) ; un procédé pour porter malheur à quelqu’un ; un autre pour arrêter sa colère.
Puis viennent des procédés d’affinage de l’or ; enfin une recette pour confectionner un anneau jouant le rôle de talisman, en gravant sur un jaspe enchâssé dans cet anneau la figure d’un serpent qui se mord la queue, la lune avec deux astres et le soleil au-dessus. C’est là une figure dont l’analogue se retrouve dans les pierres gravées de la Bibliothèque nationale et dans nos manuscrits alchimiques. L’amour tyrannique figure pareillement dans ceux-ci, au milieu d’une recette de transmutation, dans une phrase incompréhensible, qui semble le lambeau de quelque vieux texte mutilé. On y retrouve encore l’amour extracteur d’or dans un exposé mystique, où il est question d’un traité de Kron-Ammon, autre personnage énigmatique.
On lit ensuite dans le papyrus une table en chiffre, pour pronostiquer par des calculs la vie ou la mort d’un malade, table attribuée à Démocrite et analogue à la table d’Hermès et à la sphère de Petosiris des manuscrits de la Bibliothèque nationale, puis vient une formule pour amener une séparation entre époux ; une autre pour causer des insomnies jusqu’à ce que le patient en meure ; un philtre pour exciter l’amitié, composé de plantes, de minéraux et de’ lettres magiques ; enfin des explications de noms mystiques des plantes, etc.
Toute cette thaumaturgie répond aux pratiques des sectes gnostiques et de Jamblique. Les noms mêmes des cérémonies sont pareils chez les gnostiques et dans les papyrus : ce qui fixerait encore la date de ces derniers vers le me siècle. La divination par les songes, qui figure dans le papyrus précédent, se trouve encore dans les papyrus de Berlin, qui traitent aussi de la magie. Elle est également associée à l’alchimie dans le manuscrit de saint Marc, et dans les ouvrages authentiques qui nous restent de l’évêque Synesius. La traduction du texte hiératique écrit au-dessus dans le papyrus, texte plus ancien, fera peut-être remonter plus haut encore la date des pratiques décrites dans ce papyrus.
Quoi qu’il en soit, le mélange des recettes alchimiques et des pratiques magiques est très caractéristique. L’indication de la table de Démocrite et celle du serpent Ouroboros entourant les figures d’astres, qui se trouvent à la fois dans le papyrus de Leyde et dans les manuscrits alchimiques, ne le sont pas moins.
Le papyrus n° 65 est également magique ; son revers porte les noms de divers produits animaux, minéraux et végétaux, parmi lesquels la salamandre, le sel ammoniac, l’aphroselinum (sélénite), la pierre magnétique d’aimant (magnès), la magnésla, le sourcil du soleil et le sourcil de la lune ; celle-ci figurée par un signe astrologique. Ces derniers termes semblent encore se rapporter à l’or et à l’argent : le tout renferme des indices non douteux d’alchimie.
Le papyrus n° 66 est surtout capital à ce point de vue, car il ne s’agit plus de simples indices, mais d’une centaine d’articles, relatifs à la fabrication des alliages, à la teinture en pourpre et à la matière médicale. C’est un livre sur papyrus,de format in-folio, haut de 0m,30 sur 0m,18 de large, originaire de Thèbes : il consiste en dix feuilles entières, pliées en deux et brochées, dont huit seulement sont écrites. Cela fait donc seize pages écrites contenant environ sept cent vingt lignes ; elles sont très lisibles, comme j’ai pu m’en assurer sur Ia photographie de deux de ces pages : l’écriture serait du commencement du IIIe siècle.
Les articles portent chacun un titre. Ce sont des recettes pures et simples, sans théorie, toutes pareilles par leur objet et par leur rédaction à un groupe de formules inscrites dans les manuscrits grecs de nos bibliothèques. Je pense que ces dernières formules ont été probablement transcrites à l’origine d’après des papyrus semblables à celui-ci. Le texte même des articles du papyrus que j’ai pu me procurer in integro n’est tout à fait identique dans aucun cas à celui de nos manuscrits ; mais la resemblance n’en est pas moins frappante, comme je vais l’établir.
Signalons les principaux sujets traités dans les articles du papyrus, en les rapprochant à l’occasion des titres pareils du manuscrit 2327 de la bibliothèque nationale de Paris. Je les grouperai sous les chefs suivants : plomb, étain, cuivre, argents et asemon, or, pourpre, minerais divers.
Plomb. - Purification et durcissement du plomb .
Le premier titre figure à peine modifié dans le manuscrit 2327 et le second sujet y est aussi traité.
Étain. - Purification de l’étain, décapage et durcissement de ce métal. Les manuscrits donnent de même des procédés pour l’affinage de l’étain.
Purification de l’étain, projeté dans le mélange qui sert à fabriquer l’asemon (c’est-à-dire pour la transmutation de l’étain en argent).
Épreuve de la pureté de l’étain .
Blanchiment de l’étain. Ce titre se retrouve dans le manuscrit 2327 : dans la langue des alchimistes, le mot blanchiment s’applique d’ordinaire à la teinture du métal transformé en argent, comme le montre l’un des articles du manuscrit 2327.
Cuivre. - Blanchiment du cuivre.
Fabrication du cuivre couleur d’or (bronze). Trois articles sont relatifs à ce sujet, qui préoccupait beaucoup les alchimistes, car il s’agissait d’un premier degré de modification dans le métal, consistant à le teindre superficiellement. La même préparation se trouve exposée à plusieurs reprises dans le manuscrit 2327. L’un des procédés du papyrus paraît consister dans une dorure obtenue au moyen d’un alliage d’or et de plomb. Je dirai seulement qu’on l’étendait à la surface du cuivre. On passait la pièce au feu à plusieurs reprises, jusqu’à ce que le plomb eût été détruit par une oxydation à laquelle l’or résistait, comme l’auteur prend soin de l’indiquer. C’est donc un procédé de dorure sans mercure.
Viennent ensuite les sujets suivants : décapage des objets de cuivre , ramollissement du cuivre ; liniment de cuivre.
Argent et asemon - Un certain nombre d’articles pratiques transcrits dans le papyrus se rapportent à l’argent proprement dit : purification de l’argent ; décapage des objets d’argent ; docimasie, c’est-à-dire essai de l’argent ; dorure de l’argent , coloration de l’argent (en couleur d’or ?) Le dernier sujet est traité aussi dans le manuscrit 2327.
Les suivants concernent l’alchimie. Fabrication l’asemon. Le mot asemon était regardé par les érudits du XVIIe siècle comme représentant l’argent sans marque, c’est-à-dire plus ou moins impur, renfermant du plomb, du cuivre ou de l’étain, en un mot tel qu’il se produit d’ordinaire à l’état brut dans la fonte des minerais. Mais d’après Lepsius, on peut rapprocher ce mot avec plus de vraisemblance du mot égyptien asem, qui exprime l’électrum, alliage d’or et d’argent, qui a joué le rôle d’un métal pur dans la vieille Égypte et jusqu’au temps des Romains, Quoi qu’il en soit, cet intitulé, fabrication de l’asemon, se retrouve fréquemment dans les manuscrits ; il est courant chez les alchimistes pour indiquer l’argent ou l’électrum produit par transmutation.
Le titre caractéristique : fabrication de l’asemon, reparait une vingtaine de fois dans les articles du papyrus, sauf quelques variantes telles que fabrication de l’asemon fondu ; fabrication de l’asemon égyptien. On voit par là quelle importance la question avait pour les auteurs du papyrus.
La page photographiée que je possède renferme notamment quatre de ces recettes, que l’on peut comparer avec celles des manuscrits des bibliothèques : l’une prend l’étain comme point de départ ; une autre, le cuivre, et elle peut être rapprochée d’un texte du manuscrit 2327 ; une autre emploie l’orichalque (laiton). L’étain, le mercure et le fer figurent dans la dernière. Dans les deux premières, on introduit pendant l’opération une certaine dose d’asemon, fabriqué à l’avance et destiné sans doute à jouer le rôle de ferment. La troisième recette se rapproche à plusieurs égares d’un procédé pour doubler l’argent au moyen de l’étain donné dans le manuscrit 2327, procédé tiré, dit l’auteur de ce dernier manuscrit, d’un livre très saint. L’alun, le sel de Cappadoce figurent dans les deux textes, c’est-à-dire dans le papyrus comme dans notre manuscrit.
Un titre plus significatif encore est celui-ci : art de doubler l’asemon ; lequel reparaît deux fois ; c’est encore un titre de plusieurs articles dans les manuscrits. On peut en rapprocher les suivants : trempe ou teinture de l’asemon (on lit le même titre appliqué à l’or dans les manuscrits), préparation du mélange ; et le titre singulier : masse de métal inépuisable, intercalé au milieu des procédés de fabrication de l’asemon. Citons enfin ceux-ci : affinage (?) de l’asemon durci ; essai de l’asemon ; comment on atténue l’asemon.
Or. - A ce métal se rapportent divers articles, dont la signification semble relative à certaines pratiques industrielles, telles que : coloration de l’or ; fabrication de l’or ; préparations pour la soudure d’or. Cette dernière question est traitée aussi dans les manuscrits.
Écriture en lettres d’or. Ce sujet est un de ceux qui préoccupaient le plus l’auteur du papyrus, car il reparaît douze fois. Il n’a pas moins d’importance pour les auteurs des traités des manuscrits des bibliothèques, qui y reviennent aussi à plusieurs reprises. Montfaucon et Fabricius ont publié plusieurs recettes tirées de ces derniers.
Docimasie de l’or ; préparation de la liqueur d’or, dorure.
Les titres suivants sont relatifs à la transmutation : multiplication de l’or, fabrication de l’or, sujet fréquemment abordé dans les manuscrits ; trempe (ou teinture) de l’or, question également traitée dans les manuscrits, art de doubler l’or (plusieurs recettes) : ce titre n’est pas rare dans les manuscrits .
Cet art de doubler l’or et de le multiplier, en formant des alliages à base d’or, alliages-dont on pensait réaliser ensuite la transmutation totale par des tours de main convenables, analogues aux fermentations, cet art, dis-je, constitue la base d’une multitude de recettes. C’est au doublement de l’or que se rapportent déjà des textes de Manilius et d’Énée de Gaza.
Pourpre. - Dans le papyrus les préparations métalliques sont suivies, sans transition, par les recettes pour teindre en pourpre ; ce qui montre la connexité qui existait entre ces deux ordres d’opérations, connexité attestée pareillement par le contenu du traité Physica et mystica, du pseudo-Démocrite, Il ne s’agit pas ici d’une simple comparaison entre l’éclat de la teinture en pourpre et celui de la teinture en or, mais d’un rapprochement plus intime, à la fois théorique et pratique. En effet, la fabrication du pourpre de Cassius, au moyen de préparations d’or et d’étain, semble n’être pas étrangère à cette assimilation, ainsi que la coloration du verre en pourpre par les préparations d’or. Quoi qu’il en soit, nous trouvons dans le papyrus une série de préparations de pourpre, fondées sur l’emploi de l’orcanette et du murex, comme dans le texte du pseudo-Démocrite que j’ai publié et traduit, il y a deux ans. Quelques-unes de ces préparations sont reproduites dans la photographie d’une page de ce papyrus que je possède.
Minerais divers. - Enfin le papyrus se termine par divers extraits du traité de Dioscoride, attribués nominativement à leur auteur, extraits relatifs à l’arsenic, à la sandaraque, à la cadmie, à la soudure d’or, au minium de Sinope, au natron, au cinabre et au mercure : ce qui nous montre que ce traité servait dès lors de manuel aux opérations métallurgiques.
C’est en effet dans le texte de Dioscoride, dans les ouvrages de Pline et dans les Commentaires de ces ouvrages que nous pouvons retrouver aujourd’hui le sens véritable des dénominations contenues dans les papyrus ; lesquelles figurent avec les mêmes significations techniques dans nos manuscrits alchimiques. La concordance de ces divers textes est des plus précieuses pour en filer le vrai caractère historique.
M. BERTHELOT, Membre de l’Institut.

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