BERTHELOT Les manuscrits alchimiques grecs des bibliothèques
Marcellin Berthelot (1827-1907)
Les manuscrits alchimiques grecs des bibliothèques
Marcellin Berthelot, La Revue Scientifique 7 février 1885
Les manuscrits alchimiques les plus anciens sont écrits en grec : ils forment un groupe caractéristique à la Bibliothèque nationale de Paris. Les plus vieux de ceux que nous possédons sont reliés aux armes de Henri II. Ils ont été apportés en France du temps de François 1er, à l’époque où ce roi faisait faire de grands achats de livres en Grèce et en Orient. D’autres proviennent de bibliothèques privées, telle que celle du chancelier Séguier, réunies plus tard à la Bibliothèque nationale. Le premier de tous, le n° 2325, est écrit sur papier de coton avec un soin tout particulier. Il paraît avoir été copié à la fin du XIIIe siècle ou au commencement du XIVe.
Des copies analogues existent dans la plupart des grandes bibliothèques d’Europe, à Florence, à Milan (Ambroisienne), à Rome (Vatican), à Vienne, à Venise (Saint-Marc), etc.
Je signalerai spécialement le manuscrit de Saint-Marc, le plus beau et le plus ancien que nous possédions. Le gouvernement italien a bien voulu me prêter ce manuscrit capital, que j’ai étudié et comparé avec ceux de la Bibliothèque nationale de Paris et dont le savant M. Ruelle a l’obligeance de prendre en ce moment une copie régulière. D’après la table imprimée qui le précède, il remonte au XIe siècle. La comparaison de son écriture avec les fac-similés de paléographie confirme cette attribution et· tendrait même à le reculer un peu davantage. En effet, l’écriture en est toute pareille à celle d’un texte publié dans l’Anleitung zur Grieschischen Palæeographie von Wattenbach (1877), comme type du Xe siècle. On peut aussi en rapprocher, quoique la resemhlance soit moindre, un type du XIesiècle. Le manuscrit de Saint-Marc contient d’ailleurs les mêmes ouvrages que les nôtres.
Leo Allatius, bibliothécaire du Vatican, avait annoncé au XVIIe siècle qu’il se proposait de faire une puublication régulière de ces manuscrits. Mais il n’a pas tenu sa promesse, et elle n’a été accomplie depuis par personne dans son ensemble, quoique des portions importantes aient été imprimées et traduites en latin à diverses époques. L’obscurité du sujet et le caractère équivoque de l’alchimie ont sans doute rebuté les éditeurs et les commentateurs. Cependant l’étude méthodique de ces manuscrits et la publication de certains d’entre eux ne seraient pas sans intérêt, au point de vue de l’histoire de la chimie, de la technologie du moyen âge et même de l’histoire des idées régnant en Égypte vers les Ille et IVesiècles de notre ère. J’espère pouvoir combler prochainement cette lacune avec le concours du ministre de l’instruction publique.
On retrouve, en effet, dans ces ouvrages, les doctrines des derniers néo-platoniciens et des gnostiques, ainsi que certains renseignements sur les vieilles écoles grecques : renseignements d’autant plus précieux, que les auteurs de quelques-uns de ces écrits, Olympiodore, par exemple, paraissent avoir eu entre les mains des ouvrages aujourd’hui perdus, tirés de la bibliothèque d’Alexandrie, ou plutôt des débris qui en subsistaient encore peu de temps avant la destruction de cette bibliothèque : destruction contemporaine de celle du Sérapeum par Théophile, patriarche d’Alexandrie, à la lin du IVe siècle de notre ère.
La date des divers ouvrages contenus dans les manuscrits varie ; elle peut être recherchée et souvent assignée d’après leur contenu et d’après les citations des polygraphes byzantins.
Plusieurs écrits sont païens et dus à des contemporains de Jamblique et de Porphyre. Tels sont les opuscules attribués à Hermès, à Agathodémon, à Africanus, à Jamblique lui-même. La lettre d’Isis à son fils Horus et un serment fait au nom des divinités du Tartare portent le même caractère. Une citation du précepte de l’empereur Julien, personnage si rarement invoqué plus tard, se rapporte aussi à cet ordre de tradition.
Peut-être même quelques-uns des ouvrages alchimiques que nous possédons remontent-ils aux débuts de l’ère chrétienne. Il en serait ainsi assurément, si l’on admettait l’identité du pseudo-Démocrite nommé dans nos manuscrits et dans les papyrus, avec Bolus de Mendès, personnage cité par Pline et par Columelle comme ayant composé certains traités attribués plus tard à Démocrite. J’ai développé récemment cette opinion, avec les textes des auteurs anciens à l’appui, dans le Journal des savants. Les Physica et mystica de nos manuscrits ont pu faire partie, par exemple, des œuvres magiques du pseudo-Démocrite cité par Pline, lequel, je le répète, semble n’être autre que Bolus de Mendès, ou quelqu’un de son temps. Les traités relatifs aux vitrifications colorées et aux émeraudes artificielles que nous possédons semblent aussi dériver des traités analogues cités par Pline et par Sénèque.
Certaines recettes anonymes d’alliages et de pierres précieuses artificielles pourraient être plus vieilles encore, car le copiste déclare les avoir copiées sur les stèles et sur les papyrus des sanctuaires.
Cependant la plupart des auteurs alchimiques sont chrétiens.
Zosime, par exemple, écrivait en Égypte vers le IIJ’ siècle, au temps de Clément d’Alexandrie et de Tertullien, c’est-à-dire au temps des gnostiques, dont il partage les croyances et les imaginations ; ce que font aussi les papyrus de Leide, qui remontent vers la même époque.
Synésius, qui parait identique avec l’évêque de Ptolémaïs, et Olympiodore, personnage historique et politique important du temps de Théodore II, appartiennent à la fin du IVe et au commencement du v’ siècle.
Le philosophe Chrétien semble intermédiaire entre ceux-ci ct Stéphaus, d’après le contenu de ses écrits : tandis que l’Anonyme serait à peu près du même temps que le dernier auteur. Certaines parties d’ailleurs, telles que les écrits de l’Anonyme et les Chapitres de Zosime à Thèodore, ne sont pas des œuvres complètes et originales : elles offrent le caractère de ces extraits et sommaires, que les polygraphes byzantins avaient coutume Je faire au temps de Photius et de Constantin Porphyrogénète, et qui nous ont conservé tant de débris des historiens, des orateurs et des poètes anciens.
Stéphanus lui-même est un personnage historique célèbre, du temps d’Héraclius, au VIIe siècle ; il nous a laissé des ouvrages de médecine et d’astrologie, en même temps que d’alchimie. Or il cite textuellement Olympiodore, Synésius, et il commente le pseudo-Démocrite. Ces auteurs l’ont donc précédé. Olympiodore lui-même reproduit textuellement Synétius, et Synésius commente le faux Démocrite.
Ainsi il existe une filiation non interrompue à partir du Ve siècle de l’ère chrétienne entre les divers ouvrages qui figurent dans nos manuscrits. Cette filiation a été admise comme incontestable par tous les érudits qui ont eu connaissance de ces manuscrits depuis le XVIle siècle et elle est confirmée, quant aux écrits les plus anciens, par la découverte des papyrus de Leide.
Presque tous ces auteurs sont antérieurs aux Arabes. Plusieurs d’entre eux sont cités textuellement par Georges le Syncelle, au VIIIe siècle, par Photius, au IXesiècle, et par les polygraphes byzantins des Xe et XIe siècles, Suidas par exemple.
Le Khitab-al-Fihrist, ouvrage arabe écrit avant l’an 850, nomme également nos écrivains. Ils sont donc antérieurs à Geber, le grand maître des Arabes au IXe siècle : celui-ci représente d’ailleurs dans ses écrits authentiques une science plus méthodique, plus avancée, et par conséquent postérieure à celle des alchimistes grecs.
Après ces auteurs, appelés les philosophes œcuméniques, l’alchimie a été exposée par des moines byzantins, tels que Cosmas, Psellus et Nicéphore Blemmydas, d’une époque plus récente.
On peut préciser jusqu’à un certain point le temps où ces écrits ont été rassemblés en un corps encyclopédique, en remarquant que ce corps est antérieur à une tradition mythique fort accréditée au moyen âge, et dont Jean Malala et Suidas nous parlent dès le xe siècle ; je veux parler de celle qui identifie la recherche fabuleuse de la Toison d’or avec celle d’un prétendu livre alchimique, écrit sur peau : or notre collection n’en fait aucune mention,
L’ouvrage le plus récent qu’elle renferme est un traité technique sur les verres et pierres précieuses artificielles, attribué à l’Arabe Salmanas (VIlle siècle), lequel contient de très vieilles recettes, transmises peut-être depuis les anciens Égyptiens. Ce traité a été ajouté aux autres livres à une époque plus récente, car il n’existe ni dans le manuscrit 2325, le plus ancien de ceux de Paris, ni dans le manuscrit de Saint-Marc, écrit vers le XIe siècle.
En résumé, c’est par la réunion de cos œuvres- de dates diverses que la collection alchimique a été formée à Constantinople, vers le temps de Constantin Porphyrogénète (XC siècle), au moyen des écrits de divers auteurs, les uns païens, les autres chrétiens copiés, commentés et abrégés parfois par les moines byzantins. De là ces copies sont venues en Italie, puis dans le reste de l’Occident.
Je vais présenter ici les résultats généraux que j’ai déduits de l’étude méthodique que j’en ai faite : résultats intéressants, car ils conduisent à décomposer la collection alchimique en ses éléments essentiels, c’est-à-dire à reconnaître quels sont les traités partiels, théoriques ou techniques, et les groupes de recettes dont l’assemblage a servi à la constituer. Je demande quelque indulgence pour ce travail d’analyse, fort délicat de sa nature, mais qui semble propre à jeter un certain jour sur l’histoire de la science et de l’industrie.
Le manuscrit 2327 est coordonné jusqu’à un certain point à la façon d’un ouvrage moderne, au moins dans ses premières parties : c’est une sorte d’encyclopédie alchimique, où le copiste a rassemblé tous les traités et morceaux congénères qu’il a pu connaître. Le manuscrit débute par une dissertation ou lettre de Michel Psellus, adressée à Xiphilin, patriarche de Constantinople au milieu du XIesiècle. Elle est placée en tête, en guise de préface. Après diverses intercalations, qui semblent faites sur des pages de garde originellement’ blanches, on trouve, comme dans un traité de chimie actuel :
1° Les indications générales relatives aux mesures, aux signes et à la nomenclature ;
2° L’ensemble des traités proprement dits, théoriques et pratiques, lequel forme à la suite un tout distinct.
Développons le détail de cette composition.
Les indications générales comprennent d’abord un Traité des poids et mesures attribué à Cléopâtre, traité classique dans l’antiquité ; il existe dans le manuscrit de Saint-Marc et dans beaucoup d’autres. Il se trouve aussi dans les œuvres de Galien et dans divers manuscrits traitant d’autres sujets. Aussi a-t-il été imprimé plusieurs fois, notamment par Henri Estienne dans son Thesaurus græcæ linguæ.
Les noms des mois égyptiens, comparés à ceux des mois romains, représentent un renseignement pratique du même ordre.
Le traité des mesures est suivi, toujours comme dans un ouvrage moderne, par l’explication des signes de l’art sacré, lesquels correspondent aux symboles de nos éléments actuels, avec noms en regard. Ce tableau des signes existe aussi dans le manuscrit de saint Marc et dans le manuscrit 2325 : ce qui prouve qu’il remonte au moins au x· siècle. Quelques-uns des signes qu’il renferme, tels que ceux de l’or et de l’argent, figurent déjà dans les papyrus de Leide. Celui de l’eau est un hiéroglyphe, etc.
En examinant de plus près la liste des signes du manuscrit 2327, on reconnait qu’elle résulte de la juxtaposition de plusieurs listes, les unes chimiques, les autres techniques, renfermant des mots de métallurgie, de pharmacie et de matière médicale : ces listes ont été ajoutées et combinées les unes avec les autres à diverses époques. En effet, les noms des métaux et ceux des autres corps y reviennent plusieurs fois, souvent avec des symboles différents, dont les derniers sont de simples abréviations. Le mercure, par exemple, est dessiné au début par un croissant retourné, inverse du signe de l’argent ; tandis que dans la liste finale il s’est substitué à l’étain pour l’attribution du métal au signe astronomique de la planète Mercure.
Le serpent qui se mord la queue (dragon Ouroboros) doit être rapproché des signes des métaux, bien qu’il soit dessiné et décrit à une place toute différente dans le manuscrit. J’ai montré dans la Nouvelle Revue l’origine égyptienne et gnostique de ce symbole, qui figure aussi dans les papyrus de Leide et sur les pierres gravées et talismans du Ille siècle, conservés dans nos collections.
Après la liste des signes, vient le Lexique des mots de l’art sacré, par ordre alphabétique ; toujours comme dans certains traités modernes de chimie. Le lexique - se lit aussi dans le manuscrit 2325 et dans le manuscrit de Saint-Marc. Il existait donc dès le Xe siècle.
Le lexique parait avoir été précédé par des nornenclatures beaucoup plus anciennes et de caractères divers, dont il représente l’assemblage. Tel est le petit ouvrage sur l’Œuf philosophique, qui suit dans le manuscrit 2327, et qui renferme une nomenclature symbolique des parties de l’œuf, relatives à l’art sacré ; cette même nomenclature se trouve aussi dans le manuscrit de Saint-Marc, où les mots caractéristiques ont été grattés, probablement parce qu’ils étaient suspects de magie. Tels sont encore les listes ou catalogues de substances, attribués à Démocrite et transcrits en divers endroits.
C’est maintenant le lieu de citer la Liste des faiseurs d’or, c’est-à-dire des principaux alchimistes. Le manuscrit de Saint-Marc la con tient aussi, avec des variantes importantes, et elle parait le développement d’une liste plus courte, donnée par le philosophe Anonyme.
La liste principale se termine dans le manuscrit 2327 par un énoncé des lieux où l’on prépare la pierre philosophale, en Égypte, à Constantinople, etc. Une désignation analogue et plus ancienne, car elle ne renferme que des noms de localités égyptiennes, existe un peu plus loin. Ces listes paraissaient être le résumé et l’interprétation alchimique d’un passage d’Agatharchide , relatif aux exploitations métallurgiques de l’Égypte.
Les indications générales qui viennent d’être signalées, telles que celles des poids et mesures, des signes et de la nomenclature, sont suivies dans le manuscrit 2327 par la reproduction des traités alchimiques proprement dits. Ceux-ci peuvent être groupés sous diverses catégories.
Un premier ensemble est formé par les ouvrages théoriques et philosophiques. Il se compose de plusieurs collections distinctes.
La première constitue ce que l’on pourrait appeler les TRAITÉS DÉMIOCRITAINS : je veux dire le pseudo-Démocrite et ses commentateurs. Le pseudo-Dëmocrite est représenté par un traité fondamental , intitulé Physica et Mystica, base de tous les commentaires, lequel se trouve également dans le manuscrit 2325, dans celui de Saint-Marc, etc. On doit en rapprocher la Lettre de Démocrite à Leucippe ; les extraits d’un Ouvrage de Démocrite adressé à Philarète, lesquels renferment un catalogue de matières minérales, la définition des substances, etc. : enfin quelques autres citations de Démoocrite, éparses dans les écrits de l’Anonyme et ailleurs.
Le pseudo-Démocrite est commenté d’abord par Synesius, puis par Stéphanus, dans ses neuf leçons, Ces auteurs sont reproduits dans le manuscrit 2325, dans le manuscrit de Saint- Marc, etc.
Les traités de cette collection ont été traduits en latin, ou plutôt paraphrasés, par Pizzirnenti en 1573. Le texte même de Synésius a été imprimé par Fabricius, dans sa Bibliothèque grecque, et celui de Stephanus par Ideler, dans ses Physici et medici græci minores.
La collection démocritaine comprend encore l’ouvrage d’Olympiodore, intermédiaire par sa date ; car il cite Synésius et ne nomme pas Stéphanus. Il représente une culture philosophique plus voisine que le dernier des néo-platoniciens. Mais cet ouvrage n’accompagne pas les précédents dans tous les manuscrits.
Auprès de ces auteurs, on peut grouper les écrits attribués à Cléopâtre la Savante, et les écrits de Marie la Juive, écrits composés probablement à une époque voisine du pseudo-Démocrite, et dont nous possédons des extraits étendus, cités entre autres par Stéphanus ;
Les écrits d’Ostanès, le prétendu maître de Démocrite, dont parle Pline ;
Ceux de Comarius, le précepteur de Cléopâtre, commentés ou interpolés par un anonyme chrétien.
Ceux de Jean l’Archiprêtre dans la divine Evagie et les sanctuaires qui en dépendent ; le manuscrit de Saint-Marc dit : Jean l’Archiprêtre de la Tuthie en Evagie et des sanctuaires, etc.
Enfin les écrits de Pélage.
Un second groupe de traités, congénères des écrits démocritains, est constitué par les LIVRES HERMÉTIQUES, contemporains par ’le style et les idées du Pœmander et de l’Asclepias, ouvrages connus depuis longtemps ; tels sont : le discours de la Prophétesse Isie à son fils Horus ;
Le Commentaire d’Agathodémon sur l’oracle d’Orphée ;
L’Énigme tirée des livres sybillins et son commentaire par Hermès et Agathodémon. Le chroniqueur Cedrenus cite cette énigme et établit une certaine relation entre elle et un autre petit écrit Sur les mœurs des philosophes, qu’il attribue d’ailleurs à Démocrite.
Le serment des initiés figure dans le discours d’Isis sous une forme païenne, et il est reproduit avec des variantes considérables, soit à l’état anonyme, soit, sous le nom de Pappus, qui lui donne un caractère chrétien : il dérive sans doute des mêmes traditions.
Il en est peut-être de même de l’article relatif à l’Assemblée des philosophes, qui sembla, au moins par son titre, avoir servi de point d’attache à la Turba philosophorum, écrit alchimique célèbre au moyen âge.
Les interprétations sur les lumières, que l’on lit ensuite, sont probablement aussi du temps des gnostiques et de Zosime.
Il en est de même de la Coction excellente de l’or, à la suite de laquelle figurent les procédés de Jamblique, les Procédés pour doubler l’or, etc., lesquels semblent contemporains de ceux des papyrus de Leide.
Le Signe d’ Hermès et l’Instrument dHermès trismégiste pour prévoir l’issue des maladies, ainsi que la Chrysopèe de Cléopâtre, formée uniquement de noms et de signes magiques, rappellent l’union originelle de l’alchimie avec la magie et l’astrologie.
Tout ceci se rattache en définitive aux livres hermétiques et porte l’empreinte des doctrines néo-platoniciennes et gnostiques.
Aux mêmes doctrines se rapporte un troisième groupe, comprenant LES LIVRES DE ZOSIME LE PANOPOLlTAIN, le plus vieil auteur alchimique authentique que nous possédions. Zosime avait rédigé, d’après Suidas, vingt-huit traités d’alchimie. Un grand nombre de ces ouvrages, les uns mystiques, les autres techniques et relatifs à des descriptions d’instruments et d’opérations réelles, sont venus jusqu’à nous les uns complets ; les autres à l’état d’extraits, faits par le philosophe Anonyme et par divers moines ; d’autres à l’état de résumés seulement.
Les auteurs que je viens d’énumérer, ceux des traités démocritains, ceux des traités hermétiques. ainsi que Zosime, sont dits œcuméniques dans les manuscrits. Après eux viennent leurs COMMENTATEURS chrétiens et anonymes, écrivains de l’époque byzantine, qui ont écrit en Égypte et à Constantinople, avant le temps des Arabes. Tels sont les Livres du Chrétien sur la bonne constitution de l’or et sur l’eau divine, et l’opuscule du Philosophe Anonyme sur l’eau divine.
L’explication de la science de la Chrysopée par le saint. moine Cosmas appartient au même groupe. Mais elle y a été ajoutée plus tard. En effet elle ne figure ni dans le manuscrit de Saint-Marc ni dans le texte primitif du manuscrit 2325. Dans ce dernier elle se trouve à la suite, transcrite d’une tout autre écriture, moins soignée et presque effacée. Son auteur réel ou pseudonyme serait-il le moine qui voyagea dans l’Inde ?
Tel est l’ensemble des traités philosophiques, théoriques et mystiques composant le Corpus des alchimistes grecs.
Un second ensemble, très intéressant pour l’histoire générale, mais sans importance pour celle de la chimie, comprend les poètes alchimiques, lesquels se présentent sous un titre commun : Traités tirés de la Chimie mystique. Il renferme les poèmes d’Héliodore, de Théophraste, d’Archelaüs, d’Hiérothée. Les premiers de ces poèmes paraissent écrits par des auteurs de la fin du IV’ siècle, contemporains de Théodose ; mais ils ont subi des interpolations successives dans les manuscrits, lesquelles ont fini parfois par transformer les ïambes du IVe siècle en vers dits politiques d’une basse époque.
Jean de Damas et d’autres ont écrit plus tard des morceaux analogues, qui se trouvent seulement dans quelques manuscrits.
Un troisième ensemble est celui des traités et des recettes technologiques. Je vais essayer de classer ces traités et recettes, dont l’origine est très diverse : quelques-uns semblent remonter à l’Égypte grecque et plus haut peut-être, tandis que d’autres sont de l’époque arabe. La plupart se trouvent seulement dans le manuscrit 2327.
Je signalerai d’abord le livre de l’alchimie métallique, sur la chrysopée, l’argyropée, la fixation du mercure, renfermant les évaporations, les teintures, les traitements par déflagration (?) ; il traite aussi des pierres vertes, escarboucles, verres colorés, perles, comme de la teinture en rouge des vêtements de peaux destinés à l’empereur : tout cela est produit au moyen des eaux par l’art métallurgique. La fin de l’ouvrage est marquée en marge. Un certain nombre de recettes et d’articles isolés, transcrits sans nom d’auteur, sont probablement tirés de ce recueil, mais il n’est pas facile de le reconstituer d’une manière précise.
Un traité, plus ancien peut-être, a pour titre : Bonne confection et heureuse issue de la chose créée et du travail et longue durée de la vie, titre qui se trouve reproduit à la dernière ligne. Il est relatif aux opérations sur Ies métaux. Il débute par la phrase suivante : « Et le Seigneur dit à Moïse :j’ai choisi en nom Beseleel, le prêtre de la tribu de Juda, pour travailler l’or, l’argent, le cuivre, le fer, tous les objets de pierre, de bois, et pour être le maître de tous les arts. »
Ce nom est caractéristique : c’est celui d’un des architectes de l’arche et du tabernacle dans l’Exode. Il semble que le traité actuel soit le même qui est désigné ailleurs sous le nom de Chimie domestique de Moïse. Je ne l’ai rencontré d’ailleurs que dans le manuscrit 2327. Rappelons que le nom de Moïse, regardé comme auteur de traités astrologiques et magiques, figure également dans ·les papyrus de Leide.
Ce traité renferme des passages étranges, qui semblent ; les débris de quelque papyrus, copiés à la suite, d’une façon incohérente, sans préoccupation du sens général des titres, ni des phrases qui précèdent. C’est ainsi que sous la rubrique :Matière de l’argyropée on lit, après des formules de minéraux et sans aucune transition, neuf lignes tirées de l’article sur la teinture en pourpre de Démocrite : « Ces auteurs sont estimés par nos prédécesseurs, etc. » ; puis vient la finale banale des traités démocritains : « La nature triomphe de la nature, et la nature domine la nature. » Ceci jette un jour singulier sur le mode de composition des manuscrits que nous étudions.
Dans un troisième traité intitulé : Fusion de l’or très estimée et très célèbre, l’auteur expose des procédés de dorure et d’argenture, d’autres procédés pour confectionner des lettres d’or, pour souder l’or et l’argent, pour fabriquer des alliages de cuivre semblables à l’or. Plusieurs de ces procédés offrent par le détail des traitements qu’ils décrivent une ressemblance frappante avec ceux des papyrus de Leide. Il semble que ces derniers aient été extraits de quelque traité de ce genre, au même titre que l’on y rencontre des articles tirés de Dioscoride.
Un autre traité du manuscrit 2327 pourrait être appelé le travail des quatre éléments. Il contient diverses recettes obscures et se termine par les dénominations de l’œuf philosophique.
La Technurgie du célèbre Arabe Salmanas rapporte une série de procédés sur la fabrication des perles artificielles et sur le blanchiment des perles naturelles. Ce traité existe aussi dans plusieurs autres manuscrits. C’est une collection qui semble remonter au VIIIe siècle et qui doit avoir été tirée d’un ouvrage plus ancien.
A la suite se trouvent dans trois manuscrits des recettes distinctes et positives pour fabriquer l’argent, tremper le bronze, etc., plus vieilles que la rédaction actuelle de la technurgie. En effet. ces procédés figurent dans le manuscrit de Saint-Marc, lequel ne nous parle ni de SaImanas, ni des perles. Ce sont d’abord trois recettes pour fabriquer l’argent avec le plomb, et avec l’étain, tout à fait analogues à celles du papyrus de Leide ; puis viennent la fabrication de l’or, celle du cinabre, la fabrication du mercure.
Ensuite on lit les recettes pour la coloration des verres, émeraudes, escarboucles, hyacinthes, d’après le livre du sanctuaire, vieilles formules où l’on cite le livre de Sophé l’Égyptien, c’est-à-dire du roi Chéops (ouvrage de Zosime), et la chimie de Moïse.
Une série distincte de recettes métallurgiques, qui se rencontre aussi dans le manuscrit de Saint-Marc et dans le manuscrit 2325, concerne la trempe du bronze, écrite au temps de Philippe de Macédoine, la trempe du fer indien, etc. Ces deux recettes ont été imprimées par Grüner en 1814, et dans les Ecloga Physica de Schneider. Un procédé pour la fabrication.du verre a été imprimé en même temps : il y est question du verre bleu et de diverses espèces de verre vert, telles que le jJrasinum et le venetum, mots déjà employés par Lampride au Ille siècle.
Telle est la composition générale des manuscrits alchimiques grecs.
M. BERTHELOT, Membre de l’Institut.