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A Thyl l'Espiègle, le Soufre A Nele, le Mercure A Lamme, le Sel |
LA LEGENDE DE THYL ULENSPIEGEL
La légende et les aventures héroiques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs.
Charles De Coster
Librairie Internationale
Paris - 1869
Messieurs les artistes, messeigneurs les éditeurs, monsieur du poëte, j'ai quelques observations à vous faire au sujet de votre première édition. Comment! dans ce gros livre, cet éléphant que vous êtes dix-huit à essayer de pousser à la gloire, vous n'avez pas trouvé la moindre petite place pour l'oiseau de Minerve, le hibou sage, le prudent hibou! En Allemagne & dans cette Flandre que vous aimez tant, je voyage sans cesse sur l'épaule d'Ulenspiegel, qui n'est ainsi nommé que parce que son nom veut dire
hibou & miroir, sagesse & comédie, Uyl en Spiegel. Ceux de Damme, où il est né, dit-on, prononcent Ulenspiegel par contraction & par l'habitude qu'ils ont de prononcer U pour Uy. C'est leur affaire.
Vous avez imaginé une autre version, Ulen pour Ulieden Spiegel - votre miroir - à vous manants & seigneurs, gouvernés & gouvernants, le miroir des sottises, des ridicules & des crimes d'une époque. C'était ingénieux mais déraisonnable. Il ne faut jamais rompre avec la tradition.
Peut-être avez-vous trouvé bizarre l'idée de symboliser la sagesse par un oiseau triste & grotesque - à votre avis - un pédant à lunettes, un histrion de foire, un ami des ténèbres, au vol silencieux, & qui tue sans qu'on l'entende venir, comme la Mort? Vous me ressemblez pourtant, faux bonshommes qui riez de moi. Il est telle de vos nuits où le sang a ruisselé sous les coups du meurtre chaussé de feutre, pour que, lui aussi, on ne l'entendît pas venir. Ne s'est-il point levé, dans votre histoire à tous, certaines aubes pâles éclairant de leurs lueurs blafardes les pavés jonchés de cadavres d'hommes, de femmes & d'enfants? De quoi vit votre politique depuis que vous régnez sur le monde? D'égorgements & de tueries.
Moi, hibou, le laid hibou, je tue pour me nourrir, pour nourrir mes petits, je ne tue point pour tuer. Si vous me reprochez de croquer un nid de petits oiseaux, ne pourrais-je pas vous reprocher le carnage que vous faites de tout ce qui respire? Vous avez écrit des livres où d'un accent attendri, parlant de la légèreté de l'oiseau, de ses amours, de sa beauté, de la science du nid & des épouvantes de la maternité, vous dites ensuite à quelle sauce il faut le servir & à quel mois de l'an vous en ferez les plus grasses fricassées. Je ne fais pas de livres, moi, Dieu m'en garde, sinon j'écrirais que lorsque vous ne pouvez manger l'oiseau, vous mangez le nid, de peur de perdre un coup de dent.
Quant à toi, poëte écervelé, il était de ton intérêt de me réintégrer dans ton oeuvre, dont vingt chapitres, au moins, m'appartiennent, je te laisse
les autres en toute propriété. C'est bien le moins qu'on soit le maître absolu des sottises qu'on imprime. Poëte criard, tu tapes à tort & à travers sur ceux que tu appelles les bourreaux de ta patrie, tu mets Charles-Quint & Philippe II au pilori de l'histoire, tu n'es pas hibou, tu n'es pas prudent. Sais-tu s'il n'existe plus de Charles-Quint & de Philippe II en ce monde? Ne crains-tu pas qu'une censure attentive n'aille chercher dans le ventre de ton éléphant, des allusions à d'illustres contemporains? Que ne laissais-tu dormir dans leur tombe cet empereur & ce roi? Pourquoi viens-tu aboyer à tant de majesté? Qui cherche les coups périra sous les coups. Il est des gens qui ne te pardonneront point, je ne te pardonne pas non plus, tu troubles ma digestion bourgeoise.
Qu'est-ce que cette opposition constante entre un roi détesté, cruel dès l'enfance - c'est un homme pour cela - & ce peuple flamand que tu veux nous représenter comme étant héroïque, jovial, honnête & travailleur? Qui te dit que ce peuple fut bon & que le roi fut mauvais? Je pourrais sagement te prouver le contraire. Tes personnages principaux sont des imbéciles ou des fous, sans en excepter un: ton polisson d'Ulenspiegel prend les armes pour la liberté de conscience; son père Claes meurt brûlé vif pour affirmer ses convictions religieuses; sa mère Soetkin se ronge & meurt des suites de la torture, pour avoir voulu garder une fortune à son fils; ton Lamme
Goedzak s'en va tout droit dans la vie, comme s'il n'y avait qu'à être bon & honnête en ce monde; ta petite Nele, qui n'est pas mal, n'aime qu'un homme en sa vie... Où voit-on encore de ces choses? Je te plaindrais si tu ne me faisais rire.
Toutefois, je dois l'avouer, à côté de ces grotesques se trouvent quelques personnages que j'accepterais volontiers en mon intimité: tes soudards espagnols, tes moines brûlant le populaire, ta Gilline, espionne de l'Inquisition, ton avare poissonnier, dénonciateur & loup-garou, ton gentilhomme qui fait le diable la nuit pour séduire quelque niaise, & surtout ce prudent Philippe II qui, ayant besoin d'argent, fait briser les images saintes dans les églises pour châtier un soulèvement dont il fut le sage instigateur. C'est bien le moins qu'on fasse quand on est appelé à hériter de ceux qu'on tue.
Mais je crois que je parle dans le vide. Tu ne sais peut-être pas ce que c'est qu'un hibou. Je vais te l'apprendre.
Le hibou, c'est celui qui, en tapinois, distille la calomnie sur les gens qui le gênent, &, quand on lui demande de prendre la responsabilité de ses paroles, s'écrie prudemment: Je n'affirme rien, ON m'a dit. Il sait bien que ON est indénichable.
Hibou est celui qui entre au sein d'une famille honnête, s'annonce comme épouseur, compromet une jeune fille, emprunte de l'argent, paie quelquefois sa dette & s'en va quand il n'y a plus rien à prendre.
Hibou, l'homme politique qui met un masque de liberté, de candeur, d'amour de l'humanité, &, à un moment donné, sans prévenir, vous égorgette doucement un homme ou une nation.
Hibou, le commerçant qui frelate ses vins, falsifie ses denrées, met l'indigestion où était la nutrition, la fureur où était la gaieté.
Hibou, qui vole habilement sans qu'on puisse le happer au collet, plaide le faux contre le vrai, ruine la veuve, dépouille l'orphelin & triomphe dans la graisse comme d'autres triomphent dans le sang.
‘Hiboue’ ou hibouse, comme tu voudras, sans jeu de mots, celle qui trafique de ses charmes, déflore les meilleurs coeurs de jeunes hommes, appelle cela les former, & les laisse, sans un sou, dans la fange où elle les a traînés.
Si elle est triste quelquefois, si elle se souvient qu'elle est femme, qu'elle
pourrait être mère, je la renie. Si, lasse de cette existence, elle se jette à l'eau, c'est une folle indigne de vivre.
Regarde autour de toi, poëte provincial, & compte, si tu le peux, les hibous de ce monde; songe s'il est prudent d'attaquer, comme tu le fais, la Force & la Ruse, ces reines hiboues. Rentre en toi-même, fais ton meâ culpâ & sollicite à genoux ton pardon.
Tu m'intéresses pourtant par ta confiante étourderie; aussi, malgré mes habitudes connues, je te préviens que je vais de ce pas dénoncer la crudité & les audaces de ton style à mes cousins en littérature, forts en plume, en bec & en lunettes, gens prudents & pédants, qui savent de la façon la plus aimable, la plus ‘comme il faut’, avec beaucoup de gaze & de manchettes, raconter aux jeunes personnes des histoires d'amour qui ne viennent pas seulement de Cythère, & qui vous forment en une heure, sans qu'on y voie rien, l'Agnès la plus rétive. O poëte téméraire qui aimes tant Rabelais & les vieux maîtres, ces gens-là ont sur toi cet avantage, qu'ils finiront par user la langue française à force de la polir.
A Damme, en Flandre, quand mai ouvrait leurs fleurs aux aubépines, naquit Ulenspiegel, fils de Claes.
Une commère sage-femme & nommée Katheline l'enveloppa de langes chauds &, lui ayant regardé la tête, y montra une peau.
- Coiffé, né sous une bonne étoile! dit-elle joyeusement.
Mais bientôt se lamentant & désignant un petit point noir sur l'épaule de l'enfant:
- Hélas! pleura-t-elle, c'est la noire marque du doigt du diable.
- Monsieur Satan, reprit Claes, s'est donc levé de bien bonne heure qu'il a déjà eu le temps de marquer mon fils?
- Il n'était pas couché, dit Katheline, car voici seulement Chanteclair qui éveille les poules.
Et elle sortit, mettant l'enfant aux mains de Claes.
Puis l'aube creva les nuages nocturnes, les hirondelles rasèrent en criant les prairies, & le soleil montra pourpre à l'horizon sa face éblouissante.
Claes ouvrit la fenêtre, & parlant à Ulenspiegel:
- Fils coiffé, dit-il, voici monseigneur du Soleil qui vient saluer la terre de Flandre. Regarde-le quand tu le pourras, &, quand plus tard tu seras
empêtré en quelque doute, ne sachant ce qu'il faut faire pour agir bien, demande-lui conseil; il est clair & chaud: sois sincère comme il est clair, & bon comme il est chaud.
- Claes, mon homme, dit Soetkin, tu prêches un sourd; viens boire, mon fils.
Et la mère offrit au nouveau-né ses beaux flacons de nature.
Pendant qu'Ulenspiegel y buvait à même, tous les oiseaux s'éveillèrent dans la campagne.
Claes, qui liait des fagots, regardait sa commère donner le sein à Ulenspiegel.
- Femme, dit-il, as-tu fait provision de ce bon lait?
- Les cruches sont pleines, dit-elle, mais ce n'est assez pour ma joie.
- Tu parles d'un si grand heur bien piteusement.
- Je songe, dit-elle, qu'il n'y a pas un traître patard dans le cuiret que tu vois là-bas pendant au mur.
Claes prit en main le cuiret; mais il eut beau le secouer, il n'y entendit nulle aubade de monnaie. Il en fut penaud. Voulant toutefois réconforter sa commère:
- De quoi t'inquiètes-tu? dit-il. N'avons-nous pas dans la huche le gâteau qu'hier nous offrit Katheline? Ne vois-je là un gros morceau de boeuf qui sera au moins pendant trois jours du bon lait pour l'enfant? Ce sac de fèves si bien tapi en ce coin est-il prophète de famine? Est-elle fantôme cette tinette de beurre? Sont-ce des spectres que ces enseignes & guidons de pommes rangés guerrièrement par onze en ligne dans le grenier? N'est-ce point annonce de fraîche buverie que le gros bonhomme tonneau de cuyte de Bruges, qui garde en sa panse notre rafraîchissement?
- Il nous faudra, dit Soetkin, quand on portera l'enfant à baptême, donner deux patards au prêtre & un florin pour le festin.
Sur ce, Katheline entra tenant un gros bouquet de plantes & dit:
- J'offre à l'enfant coiffé l'angélique, qui préserve l'homme de luxure; le fenouil, qui éloigne Satan...
- N'as-tu pas, demanda Claes, l'herbe qui appelle les florins?
- Donc, dit-il, je vais voir s'il n'y en a point dans le canal.
Il s'en fut, portant sa ligne & son filet, certain, au demeurant, de ne rencontrer personne, car il n'était qu'une heure avant l'oosterzon, qui est, en Flandre, le soleil de six heures.
Claes vint au canal de Bruges, non loin de la mer. Là, mettant l'appât à sa ligne, il la lança à l'eau, & il y laissa descendre son filet. Un petit garçonnet bien vêtu était sur l'autre bord, dormant comme souche sur un bouquet de moules.
Il s'éveilla au bruit que faisait Claes & voulut s'enfuir, craignant que ce ne fût quelque sergent de la commune venant le déloger de son lit & le mener au Steen pour vagations illicites.
Mais il cessa d'avoir peur quand il reconnut Claes & que celui-ci lui cria:
- Veux-tu gagner six liards? Chasse le poisson par ici.
Le garçonnet, à ce propos, entra dans l'eau, avec sa petite bedondaine déjà gonflée, &, s'armant d'un panache de grands roseaux, chassa le poisson vers Claes.
La pêche finie, Claes retira son filet & sa ligne, & marchant sur l'écluse, vint près du garçonnet.
- C'est toi, dit-il, que l'on nomme Lamme de ton nom de baptême & Goedzak à cause de ton doux caractère, & qui demeures rue du Héron, derrière Notre-Dame. Comment, si jeune & si bien vêtu, te faut-il dormir sur un lit public?
- Las! monsieur du charbonnier, répondit le garçonnet, j'ai au logis une soeur plus jeune que moi d'un an & qui me daube à grands coups à la moindre querelle. Mais je n'ose sur son dos prendre ma revanche, car je lui serais mal, monsieur. Hier, au souper, j'eus grand'faim & nettoyai de mes doigts le fond d'un plat de boeuf aux fèves dont elle voulait avoir sa part. Il n'y en avait assez pour moi, monsieur. Quand elle me vit me pourléchant à cause du bon goût de la sauce, elle devint comme enragée & me
frappa à toutes mains de si grandes gifles que je m'enfuis tout meurtri de la maison.
Claes lui demanda ce que faisaient ses père & mère pendant cette giflerie.
- Mon père me battait sur une épaule & ma mère sur l'autre en me disant: ‘Revanche-toi, couard’. Mais moi, ne voulant pas frapper une fille, je m'enfuis.
Soudain Lamme blémit & trembla de tous ses membres.
Et Claes vit venir une grande femme &, marchant à côté d'elle, une fillette maigre & d'aspect farouche.
- Ah! dit Lamme tenant Claes au haut-de-chauffes, voici ma mère & ma soeur qui me viennent quérir. Protégez-moi, monsieur du charbonnier.
- Tiens, dit Claes, prends d'abord ces sept liards pour salaire & allons à elles sans peur.
Quand les deux femmes virent Lamme, elles coururent à lui, & toutes deux le voulurent battre, la mère parce qu'elle avait été inquiète & la soeur parce qu'elle en avait l'habitude.
Lamme se cachait derrière Claes & criait:
- J'ai gagné sept liards, j'ai gagné sept liards, ne me battez point.
Mais la mère l'embrassait déjà, tandis que la fillette voulait de force ouvrir les mains de Lamme pour avoir son argent. Mais Lamme criait:
- C'est le mien, tu ne l'auras pas.
Et il serrait les poings.
Claes toutefois secoua rudement la fillette par les oreilles & lui dit:
- S'il t'arrive encore de chercher noise à ton frère, qui est bon & doux comme un agneau, je te mettrai dans un noir trou à charbon, & là ce ne sera plus moi qui te tirerai les oreilles, mais le rouge diable d'enfer, qui te mettra en morceaux avec ses grandes griffes & ses dents qui sont comme fourches.
A ce propos, la fillette, n'osant plus regarder Claes ni s'approcher de Lamme, s'abrita derrière les jupons de sa mère. Mais en entrant en ville, elle criait partout.
- Le charbonnier m'a battue; il a le diable dans sa cave.
Cependant elle ne frappa plus Lamme davantage; mais, étant grande, le fit travailler à sa place. Le doux niais le faisait volontiers.
Claes avait, cheminant, vendu sa pêche à un fermier qui la lui achetait de coutume. Rentrant au logis, il dit à Soetkin:
- Voici ce que j'ai trouvé dans le ventre de quatre brochets, de neuf carpes & dans un plein panier d'anguilles.
Et il jeta deux florins & un patard sur la table.
- Que ne vas-tu chaque jour à la pêche, mon homme! demanda Soetkin.
- Afin de ne point devenir moi-même poisson ès filets des sergents de la commune.
On appelait à Damme le père d'Ulenspiegel Claes le Kooldraeger ou charbonnier: Claes avait le poil noir, les yeux brillants, la peau de la couleur de sa marchandise, sauf le dimanche & les jours de fête, quand il y avait abondance de savon en la chaumière. Il était petit, carré, fort & de face joyeuse.
Si, la journée finie & le soir tombant, il allait en quelque taverne, sur la route de Bruges, laver de cuyte son gosier noir de charbon, toutes les femmes humant le serein sur le pas de leurs portes lui criaient amicalement:
- Bonsoir & bière claire, charbonnier.
- Bonsoir & un mari qui veille, répondait Claes.
Les fillettes qui revenaient des champs par troupes se plaçaient toutes devant lui de façon à l'empêcher de marcher & lui disaient:
- Que payes-tu pour ton droit de passage: ruban écarlate, boucle dorée, souliers de velours, ou florin pour aumônière?
Mais Claes en prenait une par la taille & lui baisait les joues ou le cou, suivant que sa bouche était plus proche de la chair fraîche; puis il disait:
- Demandez, mignonnes, demandez le reste à vos amoureux.
Et elles s'en allaient s'éclatant de rire.
Les enfants reconnaissaient Claes à sa grosse voix & au bruit de ses souliers. Courant à lui, ils lui disaient:
- Autant Dieu vous donne, mes angelots, disait Claes; mais ne m'approchez pas, sinon je ferai de vous des moricauds.
Les petits, étant hardis, s'approchaient toutefois; alors il en prenait un par le pourpoint, &, frottant de ses mains noires son frais museau, le renvoyait ainsi, riant quand même, à la grande joie de tous les autres.
Soetkin, femme de Claes, était une bonne commère, matinale comme l'aube & diligente comme la fourmi.
Elle & Claes labouraient à deux leur champ & s'attelaient comme boeufs à la charrue. Pénible en était le traînement, mais plus pénible encore celui de la herse, lorsque le champêtre engin devait de ses dents de bois déchirer la terre dure. Ils le faisaient toutefois le coeur gai, en chantant quelque ballade.
Et la terre avait beau être dure; en vain le soleil dardait sur eux ses plus chauds rayons; en vain aussi traînant la herse, ployant les genoux, devaient-ils faire des reins cruel effort, s'ils s'arrêtaient & que Soetkin tournât vers Claes son doux visage, & que Claes baisât ce miroir d'âme tendre, ils oubliaient la grande fatigue.
La veille, il avait été crié aux bailles de la maison commune que Madame, femme de l'empereur Charles, étant grosse, il fallait dire des prières pour sa prochaine délivrance.
Katheline entra chez Claes toute frissante:
- Qu'est-ce qui te deult, commère? demanda le bonhomme.
- Las! répondit-elle, parlant par saccades. Cette nuit, spectres fauchant hommes comme faneurs l'herbe. - Fillettes enterrées vives! Sur leur corps dansait le bourreau. - Pierre de sang suant depuis neuf mois, cassée cette nuit.
- Ayez pitié de nous, gémit Soetkin, ayez pitié, Seigneur Dieu: c'est noir présage pour la terre de Flandre.
- Vis-tu cela de tes yeux ou en songe? demanda Claes.
- De mes yeux, dit Katheline.
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Et la terre avait beau être dure... |
Katheline, toute blême & pleurant, parla encore & dit:
- Deux enfantelets sont nés, l'un en Espagne, c'est l'infant Philippe, & l'autre en pays de Flandre, c'est le fils de Claes, qui sera plus tard surnommé Ulenspiegel. Philippe deviendra bourreau, ayant été engendré par Charles cinquième, meurtrier de notre pays. Ulenspiegel sera grand docteur en joyeux propos & batifolements de jeunesse, mais il aura le coeur bon, ayant eu pour père Claes, le vaillant manouvrier sachant, en toute braveté, honnêteté & douceur, gagner son pain. Charles empereur & Philippe roi chevaucheront par la vie, faisant le mal par batailles, exactions & autres crimes. Claes travaillant toute la semaine, vivant suivant droit & loi, & riant au lieu de pleurer en ses durs labeurs, sera le modèle des bons manouvriers de Flandre. Ulenspiegel toujours jeune, & qui ne mourra point, courra par le monde sans se fixer oncques en un lieu. Et il sera manant, noble homme, peintre, sculpteur, le tout ensemble. Et par le monde ainsi se promènera, louant choses belles & bonnes & se gaussant de sottise à pleine gueule. Claes est ton courage, noble peuple de Flandre, Soetkin est ta mère vaillante, Ulenspiegel est ton esprit; une mignonne & gente fillette, compagne d'Ulenspiegel & comme lui immortelle, sera ton coeur, & une grosse bedaine, Lamme Goedzak, sera ton estomac. Et en haut se tiendront les mangeurs de peuple, en bas les victimes; en haut frelons voleurs, en bas, abeilles laborieuses, & dans le ciel saigneront les plaies du Christ.
Ce qu'ayant dit, s'endormit Katheline la bonne sorcière.
On portait Ulenspiegel à baptême; soudain chut une averse qui le mouilla bien. Ainsi fut-il baptisé pour la première fois.
Quand il entra dans l'église, il fut dit aux parrain & marraine, père & mère, par le bedeau school-meester, maître d'école, qu'ils eussent à se placer autour de la piscine baptismale, ce qu'ils firent.
Mais il y avait à la voûte, au-dessus de la piscine, un trou fait par un maçon pour y suspendre une lampe à une étoile en bois doré. Le maçon,
considérant, d'en haut, les parrain & marraine debout roidement autour de la piscine coiffée de son couvercle, versa par le trou de la voûte un traître seau d'eau qui, tombant entre eux sur le couvercle de la piscine, fit grand éclaboussement. Mais Ulenspiegel eut la plus grosse part. Et ainsi il fut baptisé pour la deuxième fois.
Le doyen vint: ils se plaignirent à lui; mais il leur dit de se hâter, & que c'était un accident. Ulenspiegel se démenait à cause de l'eau tombée sur lui. Le doyen lui donna le sel & l'eau, & le nomma Thylbert, qui veut dire ‘riche en mouvements’. Il fut ainsi baptisé pour la troisième fois.
Partant de Notre-Dame, ils entrèrent vis-à-vis l'église dans la rue Longue, au Rosaire des Bouteilles, dont une cruche formait le credo. Ils y burent dix-sept pintes de dobbel kuyt & davantage. Car c'est la vraie façon en Flandre, pour sécher les gens mouillés, d'allumer un feu de bière en la bedaine. Ulenspiegel fut ainsi baptisé pour la quatrième fois.
S'en retournant au logis & zigzaguant par le chemin, la tête plus que le corps pesante, ils vinrent à un ponteau jeté sur une petite mare; Katheline qui était marraine portait l'enfant, elle fit un faux pas & tomba dans la boue avec Ulenspiegel, qui fut ainsi baptisé pour la cinquième fois.
Mais on le retira de la mare pour le laver d'eau chaude en la maison de Claes, & ce fut son sixième baptême.
Ce jour-là, Sa Sainte Majesté Charles résolut de donner de belles fêtes pour bien célébrer la naissance de son fils. Elle résolut, comme Claes, d'aller à la pêche, non en un canal, mais dans les aumônières & cuirets de ses peuples. C'est de là que les lignes souveraines tirent crusats, daelders d'argent, lions d'or & tous ces poissons merveilleux se changeant, à la volonté du pêcheur, en robes de velours, précieux bijoux, vins exquis & fines nourritures. Car les rivières les plus poissonneuses ne sont pas celles où il y a le plus d'eau.
Ayant assemblé ceux de son conseil, Sa Sainte Majesté résolut que la pêche se ferait de la façon suivante:
Le seigneur infant serait porté à baptême vers les neuf ou dix heures; les habitants de Valladolid, pour montrer leur joie grande, mèneraient noces & festins toute la nuit, à leurs frais, & sèmeraient sur la grand'place leur argent pour les pauvres.
Il y aurait à cinq carrefours une grande fontaine d'où jaillirait par flots, jusques à l'aube, du gros vin payé par la ville. A cinq autres carrefours seraient rangés, sur des édifices de bois, saucissons, cervelas, boutargues, andouilles, langues de boeuf & autres viandes, aussi à la charge de la ville.
Ceux de Valladolid élèveraient en grand nombre, à leurs dépens, sur le passage du cortège, des arcs de triomphe représentant la Paix, la Félicité, l'Abondance, la Fortune propice & emblématiquement tous & quelconques dons du ciel dont ils furent comblés sous le règne de Sa Sainte Majesté.
Finalement, outre ces arcs pacifiques, il en serait placé quelques autres où l'on verrait peints en vives couleurs des attributs moins bénins, tels que aigles, lions, lances, hallebardes, épieux à la langue flamboyante, hacquebutes à croc, canons, fauconneaux, courtauds à la grosse gueule, & autres engins montrant imagièrement la force & puissance guerrières de Sa Sainte Majesté.
Quant aux lumières à éclairer l'église, il serait permis à la gilde des ciriers de fabriquer gratis plus de vingt mille cierges, dont les bouts non consumés reviendraient au chapitre.
Pour ce qui était des autres dépenses, l'empereur les ferait volontiers, montrant ainsi son bon vouloir de ne pas trop charger ses peuples.
Comme la commune allait exécuter ces ordres, arrivèrent de Rome nouvelles lamentables. D'Orange, d'Alençon & Frundsberg, capitaines de l'empereur, étaient entrés en la sainte ville, y avaient saccagé & pillé les églises, chapelles & maisons, n'épargnant personne, prêtres, nonnains, femmes ni enfants. Le saint-père avait été fait prisonnier. Depuis une semaine, le pillage n'avait point cessé, & reiters & landsknechts vaguaient par Rome, saoûlés de nourriture, ivres de buvevie, brandissant leurs armes, cherchant les cardinaux, & disant qu'ils tailleraient assez dans leur cuir pour les empêcher de devenir jamais papes. D'autres, ayant déjà exécuté cette menace, se promenaient fièrement dans la ville, portant sur leur poitrine des chapelets de vingt-huit grains ou davantage, gros comme des noix, & tout sanglants. Certaines rues étaient de rouges ruisseaux où gisaient dépouillés les cadavres des morts.
D'aucuns dirent que l'empereur, ayant besoin d'argent, avait voulu en
pêcher dans le sang ecclésiastique, & qu'ayant pris connaissance du traité imposé par ses capitaines au pontife prisonnier, il le força à céder toutes les places fortes de ses États, à payer 400.000 ducats & à demeurer en prison jusqu'à ce qu'il se fût exécuté.
Toutefois, la douleur de Sa Majesté étant grande, il décommanda tous les apprêts de joie, fêtes & réjouissances, & ordonna de prendre le deuil aux seigneurs & dames de son hôtel.
Et l'infant fut baptisé en ses langes blancs, qui sont langes de deuil royal.
Ce que les seigneurs & dames interprétèrent à sinistre présage.
Nonobstant ce, madame la nourrice présenta l'infant aux seigneurs & dames de l'hôtel, afin que ceux-ci lui fissent, selon la coutume, leurs souhaits & dons.
Madame de la Coena lui appendit au cou une pierre noire contre le poison, ayant forme & grosseur d'une noisette, dont l'écale était d'or. Madame de Chaussade lui attacha à un fil de soie pendant sur l'estomac une aveline précipitative de bonne concoction d'aliments; messire van der Steen de Flandre lui offrit un saucisson de Gand, long de cinq coudées & gros d'une demie, en souhaitant humblement à Son Altesse qu'à sa seule odeur elle eût soif de clauwaert gantoisement, disant que quiconque aime la bière d'une ville n'en peut haïr les brasseurs; messire écuyer Jacques-Christophe de Castille pria Monseigneur l'Infant de porter à ses pieds mignons jaspe verd pour le faire bien courir. Jan de Paepe le fou, qui était là, dit:
- Messire, donnez-lui plutôt le cor de Josué, au son duquel toutes les villes courraient le grand trotton devant lui, allant poser ailleurs leur assiette avec tous leurs habitants, hommes, femmes & enfants. Car Monseigneur ne doit pas apprendre à courir, mais à faire courir les autres.
L'éplorée veuve de Floris van Borsele, qui fut seigneur de Veere au pays de Zélande, donna à Mgr Philippe une pierre qui rendait, disait-elle, les hommes amoureux & les femmes inconsolables.
Mais l'infant geignait comme un veau.
Cependant, Claes mettait aux mains de son fils un hochet d'osier à grelots & disait, faisant danser Ulenspiegel sur sa main: ‘Grelots, grelots tintinabulants, puisses-tu en avoir toujours à ta toque, petit homme; car c'est aux fous qu'appartient le royaume du bon temps.’
Claes ayant pêché un gros saumon, ce saumon fut mangé par lui un dimanche & aussi par Soetkin, Katheline & le petit Ulenspiegel, mais Katheline ne mangeait pas plus qu'un oiseau.
- Commère, lui dit Claes, l'air de Flandre est-il si solide présentement qu'il te suffise de le respirer pour en être nourrie comme d'un plat de viande? Quand vivra-t-on ainsi? Les pluies seraient de bonnes soupes, il grêlerait des fèves, & les neiges, changées en célestes fricassées, réconforteraient les pauvres voyageurs.
Katheline, hochant la tête, ne sonnait mot.
- Voyez, dit Claes, la dolente commère. Qu'est-ce donc qui la navre?
Mais Katheline parlant avec une voix qui était comme un souffle:
- Le méchant, dit-elle, nuit tombe noire. - Je l'entends annonçant sa venue, - criant comme orfraie. - Frissante, je prie madame la Vierge - en vain. - Pour lui, ni murs, ni haies, portes ni fenêtres. Entre partout comme esprit. - Echelle craquant. - Lui près de moi, dans le grenier où je dors. Me saisit de ses bras froids, durs comme du marbre. - Visage glacé, baisers humides comme neige. - Chaumine ballottée par la terre, se mouvant comme barque sur mer tempêtueuse...’
- Il faut, dit Claes, aller chaque matin à la messe, afin que monseigneur Jésus te donne la force de chasser ce fantôme venu d'en bas.
- Il est si beau! dit-elle.
Ulenspiegel, étant sevré, grandit comme jeune peuplier.
Claes alors ne le baisa plus fréquemment, mais l'aima d'un air bourru afin de ne le point affadir.
Quand Ulenspiegel revenait au logis, se plaignant d'avoir été daubé en
quelque rixe, Claes le battait parce qu'il n'avait point battu les autres, & ainsi éduqué, Ulenspiegel devint vaillant comme un lionceau.
Si Claes était absent, Ulenspiegel demandait à Soetkin un liard pour aller jouer. Soetkin, se fâchant, disait: ‘Qu'as-tu besoin d'aller jouer? Tu ferais mieux de demeurer céans à lier des fagots’.
Voyant qu'elle ne donnait rien, Ulenspiegel criait comme un aigle, mais Soetkin menait grand bruit de chaudrons & d'écuelles qu'elle lavait en un seau de bois, pour faire mine de ne le point entendre. Ulenspiegel alors pleurait, & la douce mère, laissant sa feinte dureté, venait à lui, le caressait & disait: ‘As-tu assez d'un denier?’ Or, notez que le denier valait six liards.
Ainsi elle l'aima trop, & lorsque Claes n'était point là, Ulenspiegel fut roi en la maison.
Un matin, Soetkin vit Claes qui, la tête basse, errait dans la cuisine comme un homme perdu dans ses réflexions.
- De quoi souffres-tu, mon homme? dit-elle. Tu es pâle, colère & distrait.
Claes répondit à voix basse, comme un chien qui gronde:
- Ils vont renouveler les cruels placards de l'empereur. La mort va de nouveau planer sur la terre de Flandre. Les dénonciateurs auront la moitié des biens des victimes, si les biens n'excèdent pas cent florins carolus.
- Nous sommes pauvres, dit-elle.
- Pauvres, dit-il, pas assez. Il est de ces viles gens, vautours & corbeaux vivant des morts, qui nous dénonceraient aussi bien pour partager avec Sa Sainte Majesté un panier de charbon qu'un sac de carolus. Que possédait la pauvre Tanneken, veuve de Sis le tailleur qui mourut à Heyst, enterrée vive? Une bible latine, trois florins d'or & quelques ustensiles de ménage en étain d'Angleterre que convoitait sa voisine. Johannah Martens fut brûlée comme sorcière & auparavant jetée à l'eau, car son corps avait surnagé & l'on y vit du sortilège. Elle avait quelques meubles chétifs, sept carolus d'or en un cuiret, & le dénonciateur voulait en avoir la moitié.
Hélas! je te pourrais parler ainsi jusque demain, mais viens-nous-en, commère, la vie n'est plus viable en Flandre à cause des placards. Bientôt, chaque nuit, le chariot de la Mort passera par la ville, & nous y entendrons le squelette s'y agitant avec un sec bruit d'os.
Soetkin dit: - Il ne faut point me faire peur, mon homme. L'empereur est le père de Flandre & Brabant, et, comme tel, doué de longanimité, douceur, patience & miséricorde.
- Il y perdrait trop, répondit Claes, car il hérite des biens confisqués.
Soudain sonna la trompette & grincèrent les cimbales du héraut de la ville. Claes & Soetkin, portant tour à tour Ulenspiegel dans leurs bras, accoururent au bruit avec la foule du peuple.
Ils vinrent à la Maison commune, devant laquelle se tenaient, sur leurs chevaux, les hérauts sonnant de la trompette & battant les cimbales, le prévôt tenant la verge de justice & le procureur de la commune à cheval, tenant des deux mains une ordonnance de l'empereur & se préparant à la lire à la foule assemblée.
Claes entendit bien qu'il y était derechef défendu, à tous en général & en particulier, d'imprimer, de lire, d'avoir ou de soutenir les écrits, livres ou doctrine de Martin Luther, de Joannes Wycleff, Joannes Huss, Marcilius de Padua, AEcolampadius, Ulricus Zwynglius, Philippus Melanchton, Franciscus Lambertus, Joannes Pomeranus, Otto Brunselsius, Justus Jonas, Joannes Puperis & Gorcianus, les Nouveaux Testaments imprimés par Adrien de Berghes, Christophe de Remonda & Joannes Zel, pleins des hérésies luthériennes & autres, réprouvés & condamnés par la Faculté des théologiens de l'Université de Louvain.
‘Ni semblablement de peindre ou pourtraire, ou faire peindre ou pourtraire peintures ou figures opprobrieuses de Dieu & de benoîte Vierge Marie ou de ses saints; ou de rompre, casser ou effacer les images ou portraitures qui seraient faits à l'honneur, souvenance ou remembrance de Dieu & de la Vierge Marie, ou des saints approuvés de l'Église.
‘En outre, disait le placard, que nul, de quelque état qu'il fût, ne s'avançât communiquer ou disputer de la sainte Écriture, mêmement en matière douteuse si l'on n'était théologien bien renommé & approuvé de par une Université fameuse.’
Sa Sainte Majesté statuait entre autres peines que les suspects ne pourraient jamais exercer d'état honorable. Quant aux hommes retombés dans leur erreur ou qui s'y obstineraient, ils seraient condamnés à être brûlés à
un feu doux ou vif, dans une maison de paille, ou attachés à un poteau, à l'arbitraire du juge. Les autres hommes seraient exécutés par l'épée s'ils étaient nobles ou bons bourgeois, les manants le seraient par la potence & les femmes par la fosse. Leurs têtes, pour l'exemple, devaient être plantées sur un pieu. Il y avait, au bénéfice de l'Empereur, confiscation des biens de tous ceux-ci gisant aux endroits sujets à la confiscation.
Sa Sainte Majesté accordait aux dénonciateurs la moitié de tout ce que les morts avaient possédé, si les biens de ceux-ci n'atteignaient pas cent livres de gros, monnaie de Flandre, pour une fois. Quant à la part de l'empereur, il se réservait de l'employer en oeuvres pies & de miséricorde, comme il le fit au sac de Rome.
Et Claes s'en fut avec Soetkin & Ulenspiegel tristement.
L'année ayant été bonne, Claes acheta pour sept florins un âne & neuf rasières de pois, & il monta un matin sur sa bête. Ulenspiegel se tenait en croupe derrière lui. Ils allaient, en cet équipage, saluer leur oncle & frère aîné, Josse Claes, demeurant non loin de Meyborg, au pays d'Allemagne.
Josse, qui fut simple & doux de coeur en son bel âge, ayant souffert de diverses injustices, devint quinteux; son sang tourna en bile noire, il prit les hommes en haine & vécut solitaire.
Son plaisir fut alors de faire s'entre-battre deux soi-disant fidèles amis; & il baillait trois patards à celui des deux qui daubait l'autre le plus amèrement.
Il aimait aussi de rassembler, en une salle bien chauffée, des commères en grand nombre & des plus vieilles & hargneuses, & leur donnait à manger du pain rôti & à boire de l'hypocras.
Il baillait à celles qui avaient plus de soixante ans de la laine à tricoter en quelque coin, leur recommandant, au demeurant, de bien toujours laisser croître leurs ongles. Et c'était merveille à entendre que les gargouillements, clapotements de langue, méchants babils, toux & crachements aigres de ces vieilles hou-hous, qui, leurs affiquets sous l'aisselle, grignotaient en commun l'honneur du prochain.
Quand il les voyait bien animées, Josse jetait dans le feu une brosse, du rôtissement de laquelle l'air était tout soudain empuanti.
Les commères alors, parlant toutes à la fois, s'entre-accusaient d'être la cause de l'odeur; toutes niant le fait, elles se prenaient bientôt aux cheveux, & Josse jetait encore des brosses dans le feu & par terre du crin coupé. Quand il n'y pouvait plus voir, tant la mêlée était furieuse, la fumée épaisse & la poussière haut soulevée, il allait quérir deux siens valets déguisés en sergents de la commune, lesquels chassaient les vieilles de la salle à grands coups de gaule, comme un troupeau d'oies furieuses.
Et Josse, considérant le champ de bataille, y trouvait des lambeaux de cottes, de chausses, de chemises & vieilles dents.
Et bien mélancolique il se disait:
- Ma journée est perdue, aucune d'elles n'a laissé sa langue dans la mêlée.
Claes, étant dans le bailliage de Meyborg, traversait un petit bois: l'âne cheminant broutait les chardons; Ulenspiegel jetait son couvre-chef après les papillons & le rattrapait sans quitter le dos du baudet. Claes mangeait une tranche de pain, pensant bien l'arroser à la taverne prochaine. Il entendait de loin une campane tintant & le bruit que fait grande foule d'hommes parlant ensemblement.
- C'est, dit-il, quelque pèlerinage & messieurs les pèlerins seront nombreux sans doute. Tiens-toi bien, mon fils, sur le roussin, afin qu'ils ne te puissent renverser. Allons-y voir. Or ça, baudet, mange mes talons
Quittant la lisière du bois, il descendit vers un large plateau bordé d'une rivière à son versant occidental; du côté du versant oriental était bâtie une petite chapelle dont le pignon était surmonté de l'image de Notre-Dame & à ses pieds de deux figurines représentant chacune un taureau. Sur les degrés de la chapelle se tenaient, ricassant, un ermite sonnant de la campane, cinquante estafiers tenant chacun des chandelles allumées, des joueurs, sonneurs & batteurs de tambours, clairons, fifres, scalmeyes & cornemuses,
& un tas de joyeux compagnons tenant des deux mains des boîtes en fer pleines de ferrailles, mais tous silencieux en ce moment.
Cinq mille pèlerins & même davantage cheminaient sept par sept en rangs serrés, coiffés de casques & portant des bâtons de bois vert. S'il en venait de nouveaux coiffés & armés pareillement, ils se rangeaient en grand tumulte derrière les autres. Passant ensuite sept par sept devant la chapelle, ils faisaient bénir leurs bâtons, recevaient chacun des mains des estafiers une chandelle &, en échange, payaient un demi-florin à l'ermite.
Et leur procession était si longue que les chandelles des premiers étaient à bout de mêche, tandis que celles des derniers manquaient de s'éteindre par excès de suif.
Claes, Ulenspiegel & l'âne, ébaubis, virent ainsi cheminer devant eux une grande variété de porte-bedaines, larges, hautes, longues, pointues, fières, fermes ou tombant lâchement sur leurs supports de nature. Et tous les pèlerins étaient coiffés de casques.
Ils en avaient venant de Troie & semblables à des bonnets phrygiens, ou surmontés d'aigrettes de crin rouge; d'aucuns, quoique maflus & pansards, portaient des casques à ailes étendues, mais n'avaient nulle idée de volerie; puis venaient ceux qui étaient coiffés de salades dédaignées des limaçons, à cause de leur peu de verdure.
Mais le grand nombre portaient des casques si vieux & rouillés qu'ils semblaient dater de Gambrivius, roi de Flandres & de la bière, lequel roi vécut neuf cents ans avant Notre-Seigneur & se coiffait d'une pinte, afin de n'être point forcé de ne pas boire faute de gobelet.
Tout à coup tintèrent, geignirent, tonnèrent, battirent, glapirent, bruirent, cliquetèrent cloches, cornemuses, scalmeyes, tambours & ferrailles.
A ce vacarme, qui fut un signal pour les pèlerins, ils se retournèrent, se plaçant par bandes de sept, face à face, & s'entre-boutèrent chacun, en guise de provocation, leur chandelle flambante sur la physionomie. Ce qui causa de grands éternuments. Et le bois vert de pleuvoir. Et ils s'entre-battirent du pied, de la tête, du talon & de tout. D'aucuns se ruaient sur leurs adversaires à la façon des béliers, le casque en avant, qu'ils s'enfonçaient jusqu'aux épaules, & allaient aveuglés tomber sur une septaine de furieux pèlerins, lesquels les recevaient sans douceur.
D'autres pleurards & couards se lamentaient à cause des coups, mais tandis qu'ils marmonnaient leurs dolentes patenôtres, se ruaient sur eux, rapides comme la foudre, deux septaines de pèlerins s'entre-battant,
jetant par terre les pauvres pleurards & marchant dessus sans miséricorde.
D'autres septaines, se tenant comme raisins en grappes, roulaient du haut du plateau jusques dans la rivière où ils se daubaient encore à grands coups sans rafraîchir leur fureur.
Ceux qui étaient demeurés sur le plateau, se pochaient les yeux, se cassaient les dents, s'arrachaient les cheveux, le pourpoint & le haut-de-chausses.
Et l'ermite riait & disait:
- Courage, amis, qui frappe bien n'en aime que mieux. Aux plus battants les amours de leurs belles! Notre-Dame de Rindbisbels, c'est ici qu'on voit les mâles.
Et les pèlerins s'en donnaient à coeur joie.
Claes, dans l'entre-temps s'était approché de l'ermite, tandis qu'Ulenspiegel riant & criant applaudissait aux coups.
- Mon père, dit-il, quel crime ont donc commis ces pauvres bonshommes pour être forcés de se frapper si cruellement?
Mais l'ermite sans l'entendre criait:
- Fainéants! vous perdez courage. Si les poings sont las, les pieds le sont-ils? Vive Dieu! il en est de vous qui ont des jambes pour s'enfuir comme des lièvres! Qui fait jaillir le feu de la pierre? Le fer qui la bat. Qu'est-ce qui anime la virilité des vieilles gens, sinon une bonne platelée de coups, bien assaisonnée de male rage?
A ce propos, les bonshommes pèlerins continuaient à s'entre-battre du casque, des mains & des pieds. C'était une furieuse mêlée où l'Argus aux cent yeux n'eût rien vu que la poussière soulevée & quelque bout de casque.
Soudain l'ermite tinta de la campane. Fifres, tambours, trompettes, cornemuses, scalmeyes & ferrailles cessèrent leur tapage. Et ce fut un signal de paix.
Les pèlerins ramassèrent leurs blessés. Parmi ceux-ci, furent vues plusieurs langues épaissies de colère & qui sortaient des bouches des combattants. Mais elles rentrèrent d'elles-mêmes en leurs palais accoutumés. Le plus difficile fut d'ôter les casques à ceux qui se les étaient enfoncés jusques au cou & se secouaient la tête, mais sans les faire plus tomber que des prunes vertes.
Cependant l'ermite leur disait:
- Récitez chacun un Ave & retournez auprès de vos commères. Dans neuf mois, il y aura autant d'enfants de plus dans le bailliage qu'il y eut aujourd'hui de vaillants champions en la bataille.
Et l'ermite chanta l'Ave, & tous le chantèrent avec lui. Et la campane tintait.
L'ermite alors les bénit au nom de Notre-Dame des Rindsbibels & leur dit:
Ils s'en furent criant, se bousculant et chantant jusqu'à Meyborg. Toutes les commères, vieilles & jeunes, les attendaient sur le seuil des maisons où ils entrèrent comme des soudards en une ville prise d'assaut.
Les cloches de Meyborg sonnaient à toutes volées; les garçonnets sifflaient, criaient, jouaient du rockel-pot.
Les pintes, hanaps, gobelets, verres, flacons & chopines tintinabulaient merveilleusement. Et le vin coulait à flots dans les gosiers.
Pendant cette sonnerie, & tandis que le vent apportait de la ville à Claes, par bouffées, des chants d'hommes, de femmes & d'enfants, il parla derechef à l'ermite & lui demanda quelle était la grâce céleste que ces bonshommes prétendaient obtenir par ce rude exercice.
L'ermite riant lui répondit:
- Tu vois sur cette chapelle deux figures sculptées, représentant deux taureaux. Elles y sont placées en mémoire du miracle que fit saint Martin changeant deux boeufs en taureaux, en les faisant s'entre-battre à coups de cornes. Puis il les frotta d'une chandelle sur le mufle & de bois vert pendant une heure & davantage.
Sachant le miracle, & muni d'un bref de Sa Sainteté que je payai bien, je vins ici m'établir.
Dès lors, tous les vieux tousseux & porte-bedaine de Meyborg & pays d'alentour, par moi patrocinés, furent certains qu'après s'être battus fortement avec la chandelle qui est l'onction, & le bâton qui est la force, ils se rendraient Notre-Dame favorable. Les femmes envoient ici leurs vieux maris. Les enfants qui naissent par la vertu du pèlerinage sont violents, hardis, féroces, agiles & forment de parfaits soudards.
Soudain l'ermite dit à Claes:
- Oui, répondit Claes, tu es mon frère Josse.
- Je le suis, répondit l'ermite; mais quel est ce petit homme qui me fait des grimaces?
- C'est ton neveu, répondit Claes.
- Quelle différence fais-tu entre moi & l'empereur Charles?
- Elle est grande, répondit Claes.
- Elle est petite, repartit Josse, car nous faisons tous deux, lui s'entretuer & moi s'entre-battre des hommes pour notre profit & plaisir.
Puis il les conduisit en son ermitage, où ils menèrent noces & festins durant onze jours sans trêve.
Claes, en quittant son frère, remonta sur son âne, ayant Ulenspiegel en croupe derrière lui. Il passa sur la grand'place de Meyborg, il y vit assemblés par groupes un grand nombre de pèlerins qui, les voyant, entrèrent en fureur &, brandissant leurs bâtons, tous soudain crièrent: ‘Vaurien!’ à cause d'Ulenspiegel qui, ouvrant son haut-de-chausses, retroussait sa chemise & leur montrait son faux visage.
Claes, voyant que c'était son fils qu'ils menaçaient, dit à celui-ci:
- Qu'as-tu fait pour qu'ils t'en veuillent ainsi?
- Cher père, répondit Ulenspiegel, je suis assis sur le baudet, ne disant rien à personne, & cependant ils disent que je suis un vaurien.
Claes alors l'assit devant lui.
Dans cette posture, Ulenspiegel tira la langue aux pèlerins, lesquels, vociférant, lui montrèrent le poing, &, levant leurs bâtons de bois, voulurent frapper sur Claes & sur l'âne.
Mais Claes talonna son âne pour fuir leur fureur, & tandis qu'ils le poursuivaient, perdant le souffle, il dit à son fils.
- Tu es donc né dans un bien malheureux jour, car tu es assis devant moi, tu ne fais tort à personne & ils veulent t'assommer.
Passant par Liége, Claes apprit que les pauvres Rivageois avaient grand'faim & qu'on les avait mis sous la juridiction de l'official, tribunal
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Claes et Ulenspiegel
Alfred Hubert |
composé de juges ecclésiastiques. Ils firent émeute pour avoir du pain & des juges laïques. Quelques-uns furent décapités ou pendus & les autres bannis du pays, tant était grande, pour lors, la clémence de monseigneur de la Marck, le doux archevêque.
Claes vit en chemin les bannis, fuyant le doux vallon de Liége, & aux arbres, près de la ville, les corps des hommes pendus pour avoir eu faim. Et il pleura sur eux.
Quand, monté sur son âne, il rentra au logis muni d'un sac plein de patards que lui avait donné le frère Josse & aussi d'un beau hanap en étain d'Angleterre, il y eut en la chaumière ripailles dominicales & festins journaliers, car ils mangeaient tous les jours de la viande & des fèves.
Claes remplissait de dobbel-kuyt & vidait souvent le grand hanap d'étain d'Angleterre.
Ulenspiegel mangeait pour trois & patrouillait dans les plats comme un moineau dans un tas de grains.
- Voici, dit Claes, qu'il mange aussi la salière.
- Quand, ainsi que chez nous, la salière est faite d'un morceau de pain creusé, il faut la manger quelquefois, de peur qu'en vieillissant les vers ne s'y mettent.
- Pourquoi, dit Soetkin, essuies-tu tes mains graisseuses à ton haut-de-chausses?
- C'est pour n'avoir jamais les cuisses mouillées, répondit Ulenspiegel.
Sur ce, Claes but un grand coup de bière en son hanaPage
- Pourquoi as-tu une si grande coupe, je n'ai qu'un chétif gobelet?
- Parce que je suis ton père & le baes de céans.
- Tu bois depuis quarante ans, je ne le fais que depuis neuf, ton temps
est passé, le mien est venu de boire, donc c'est à moi d'avoir le hanap & à toi de prendre le gobelet.
- Fils, dit Claes, celui-la jetterait la bière au ruisseau qui voudrait verser dans un barillet la mesure d'une tonne.
- Tu seras donc sage en versant ton barillet dans ma tonne, car je suis plus grand que ton hanap, répondit Ulenspiegel.
Et Claes, joyeux, lui bailla son hanap à vider. Et ainsi Ulenspiegel apprit à parler pour boire.
Soetkin portait sous la ceinture un signe de maternité nouvelle; Katheline était enceinte pareillement, mais, par peur, n'osait sortir de sa maison.
Quand Soetkin l'allait voir:
- Ah! lui disait la dolente engraissée, que ferai-je du pauvre fruit de mes entrailles? Le faudra-t-il étouffer? J'aimerais mieux mourir. Mais si les sergents me prennent, ayant un enfant sans être mariée, ils me feront, comme à une fille d'amoureuse vie, payer vingt florins, & je serai fouettée sur le Grand-Marché.
Soetkin lui disait alors quelque douce parole pour la consoler, & l'ayant quittée, elle devenait songeuse au logis. Donc, elle dit un jour à Claes:
- Si au lieu d'un enfant j'en avais deux, me battrais-tu, mon homme?
- Je ne le sais, répondit Claes.
- Mais, dit-elle, si ce second n'était point sorti de moi & fût, comme celui de Katheline, l'oeuvre d'un inconnu, du diable peut-être?
- Les diables, répondit Claes, produisent feu, mort & fumée, mais des enfants, non. Je tiendrai pour mien l'enfant de Katheline.
- Tu le ferais? dit-elle.
- Je l'ai dit, repartit Claes.
Soetkin alla porter chez Katheline la nouvelle.
En l'entendant, celle-ci, ne se pouvant tenir d'aise, s'exclama ravie:
- Il a parlé le bonhomme, parlé pour le salut de mon pauvre corps. Il sera béni par Dieu, béni par diable, si c'est, dit-elle toute frissante, un diable qui te créa, pauvre petit qui t'agites en mon sein.
Soetkin et Katheline mirent au monde l'une un garçonnet, l'autre une fillette. Tous deux furent portés à baptême, comme fils & fille de Claes. Le fils de Soetkin fut nommé Hans & ne vécut point, la fille de Katheline fut nommée Nele & vint bien.
Elle but la liqueur de vie à quatre flacons, qui furent les deux de Katheline & les deux de Soetkin. Et les deux femmes se disputaient doucement pour savoir qui donnerait à boire à l'enfant. Mais, malgré son désir, force fut à Katheline de laisser tarir son lait, afin qu'on ne lui demandât point d'où il lui venait sans qu'elle eût été mère.
Quand la petite Nele, sa fille, fut sevrée, elle la prit chez elle & ne la laissa aller chez Soetkin que lorsqu'elle l'eut appelée sa mère.
Les voisins disaient que c'était bien à Katheline, qui était fortunée, de nourrir l'enfant des Claes, qui, de coutume, vivaient pauvrement leur vie besoigneuse.
Ulenspiegel se trouvait seul un matin au logis &, s'y ennuyant, taillait dans un soulier de son père pour en faire un petit navire. Il avait déjà planté le maître mât dans la semelle & troué l'empeigne pour y placer le beaupré, quand il vit à la demi-porte passer le buste d'un cavalier & la tête d'un cheval.
- Y a-t-il quelqu'un céans? demanda le cavalier.
- Il y a, répondit Ulenspiegel, un homme & demi & une tête de cheval.
- Comment? demanda le cavalier.
- Parce que je vois ici un homme entier, qui est moi; la moitié d'un homme, c'est ton buste, & une tête de cheval, c'est celle de ta monture.
- Où sont tes père & mère? demanda l'homme.
- Mon père est allé faire de mal en pis, & ma mère s'occupe à nous faire honte ou dommage.
- Explique-toi, dit le cavalier.
- Mon père creuse à l'heure qu'il est plus profondément les trous de son champ, afin d'y faire tomber de mal en pis les chasseurs fouleurs de blé. Ma mère est allée emprunter de l'argent: si elle en rend trop peu, ce nous sera honte; si elle en rend trop, ce nous sera dommage.
L'homme lui demanda alors par où il devait aller.
- Là où sont les oies, répondit Ulenspiegel.
L'homme s'en fut & revint au moment où Ulenspiegel faisait du second soulier de Claes une galère à rameurs.
- Tu m'as trompé, dit-il; où les oies sont, il n'y a que boues & marais où elles pataugent.
- Je ne t'ai point dit d'aller où les oies pataugent, mais où elles cheminent.
- Montre-moi du moins, dit l'homme, un chemin qui aille à Heyst.
- En Flandre, ce sont les piétons qui vont & non les chemins, répondit Ulenspiegel.
Soetkin dit un jour à Claes:
- Mon homme, j'ai l'âme navrée: voilà trois jours que Thyl a quitté la maison; ne sais-tu où il est?
Claes répondit tristement:
- Il est où sont les chiens vagabonds, sur quelque grande route, avec quelques vauriens de son espèce. Dieu fut cruel en nous donnant un tel fils. Quand il naquit, je vis en lui la joie de nos vieux jours, un outil de plus dans la maison; je comptais en faire un manouvrier, & le sort méchant en fait un larron & un fainéant.
- Ne sois point si dur, mon homme, dit Soetkin; notre fils, n'ayant que neuf ans, est en pleine folie d'enfance. Ne faut-il pas qu'il laisse comme les arbres tomber ses glumes sur le chemin avant de se parer de ses feuilles, qui sont aux arbres populaires honnêteté & vertu? Il est malicieux, je ne l'ignore; mais sa malice tournera plus tard à son profit, si, au lieu de s'en servir à de méchants tours, il l'emploie à quelque utile métier. Il se gausse du prochain volontiers; mais aussi plus tard il tiendra bien sa place en
quelque gaie confrérie. Il rit sans cesse; mais les faces aigres avant d'être mûres sont un méchant pronostic pour les visages à venir. S'il court, c'est qu'il a besoin de grandir; s'il ne travaille point, c'est qu'il n'est pas à l'âge où l'on sent que labeur est devoir, & s'il passe quelquefois dehors, jour & nuit, la moitié d'une semaine, c'est qu'il ne sait pas de quelle douleur il nous afflige, car il a bon coeur, & il nous aime.
Claes, hochant la tête, ne répondait point, & Soetkin, quand il dormait, pleurait seule. Et le matin, pensant que son fils était malade au coin de quelque route, elle allait sur le pas de la porte voir s'il ne revenait point; mais elle ne voyait rien, & elle s'asseyait près de la fenêtre, regardant de là dans la rue. Et bien des fois son coeur dansait dans sa poitrine au bruit du pas léger de quelque garçonnet; mais quand il passait elle voyait que ce n'était pas Ulenspiegel, & alors elle pleurait, la dolente mère.
Cependant Ulenspiegel, avec ses camarades vauriens, était à Bruges, au marché du samedi.
Là se voyaient les cordonniers & les savetiers dans des échoppes à part, les tailleurs marchands d'habits, les miesevangers d'Anvers, qui prennent, la nuit, avec un hibou, les mésanges; les marchands de volailles, les larrons ramasseurs de chiens, les vendeurs de peaux de chats pour gants, plastrons & pourpoints, & des acheteurs de toutes sortes, bourgeois, bourgeoises, valets & servantes, panetiers, sommeliers, coquassiers & coquassières, & tous ensemble, marchands & chalands, suivant leur qualité, criant, décriant, vantant & avilissant la marchandise.
Dans un coin du marché était une belle tente de toile, montée sur quatre pieux. A l'entrée de cette tente, un manant du plat pays d'Alost, accompagné de deux moines présents pour le bénéfice, montrait pour un patard, aux dévots curieux, un morceau de l'os de l'épaule de sainte Marie Égyptienne. Il braillait, d'une voix cassée, les mérites de la sainte & n'omettait point en sa ballade comment, faute d'argent, elle paya en belle monnaie de nature un jeune passeur d'eau, pour ne point, en refusant son salaire à ce manouvrier, pécher contre le Saint-Esprit.
Et les deux moines faisaient signe de la tête que le manant disait vrai. A côté d'eux était une grosse femme rougeaude, lascive comme Astarté, gonflant violemment une méchante cornemuse, tandis qu'une fillette mignonne chantait près d'elle comme une fauvette; mais nul ne l'entendait. Au-dessus de l'entrée de la tente se balançait à deux perches, & tenu aux oreilles par des cordes, un baquet plein d'eau bénite à Rome, ainsi que le chantait la
grosse femme, tandis que les deux moines dodelinaient de la tête pour approuver son dire. Ulenspiegel, regardant le baquet, devenait songeur.
A l'un des pieux de la tente était attaché un baudet nourri de plus de foin que d'avoine: la tête basse, il regardait la terre, sans nulle espérance d'y voir pousser des chardons.
- Camarades, dit Ulenspiegel en leur montrant du doigt la grosse femme, les deux moines & l'âne brassant mélancolie, puisque les maîtres chantent si bien, il faut aussi faire danser le baudet.
Ce qu'ayant dit, il alla à la boutique prochaine, acheta du poivre pour six liards, leva la queue de l'âne & mit le poivre dessous.
L'âne, sentant le poivre, regarda sous sa queue pour voir d'où lui venait cette chaleur inaccoutumée. Croyant qu'il y avait le diable ardent, il voulut courir pour lui échapper, se mit à braire & à ruer & secoua le poteau de toutes ses forces. A ce premier choc, le baquet qui était entre les deux perches renversa toute son eau bénite sur la tente & sur ceux qui étaient dedans. Celle-ci bientôt s'affaissant, couvrait d'un humide manteau ceux qui écoutaient l'histoire de Marie Égyptienne. Et Ulenspiegel & ses camarades entendirent sortir de dessous la toile un grand bruit de geignements & de lamentations, car les dévots qui étaient là, s'accusant l'un l'autre d'avoir renversé le baquet, s'étaient fâchés tout jaune & s'entre-baillaient de furieux horions. La toile se soulevait sous l'effort des combattants. Chaque fois qu'Ulenspiegel voyait s'y dessiner quelque forme ronde, il piquait dedans avec une aiguille. C'était alors de plus grands cris sous la toile & une plus grande distribution de horions.
Et il était bien joyeux; mais il le fut davantage en voyant le baudet qui s'enfuyait traînant derrière lui toile, baquet & pieux, tandis que le baes de la tente, sa femme & sa fille s'accrochaient au bagage. L'âne ne pouvait plus courir, levait le mufle en l'air & ne cessait de chanter que pour regarder sous sa queue si le feu qui y brûlait n'allait point s'éteindre bientôt.
Cependant les dévots continuaient leur bataille; les moines, sans songer à eux, ramassaient l'argent tombé des plateaux, & Ulenspiegel les y aidait, non sans profit, dévotement.
Tandis que croissait en gaie malice le fils vaurien du charbonnier, végétait en maigre mélancolie le rejeton dolent du sublime empereur. Dames & seigneurs le voyaient marmiteux traîner, par les chambres & corridors de Valladolid, son corps frêle & ses jambes branlantes portant avec peine le poids de sa grosse tête, coiffée de blonds & roides cheveux.
Sans cesse cherchant les corridors noirs, il y restait assis des heures entières en étendant les jambes. Si quelque valet lui marchait dessus par mégarde, il le faisait fouetter & prenait son plaisir à l'entendre crier sous les coups, mais il ne riait point.
Le lendemain, allant tendre ailleurs ces mêmes pièges, il s'asseyait derechef en quelque corridor, les jambes étendues. Les dames, seigneurs & pages qui y passaient en courant ou autrement se heurtaient à lui, tombaient & se blessaient. Il y prenait aussi son plaisir, mais il ne riait point.
Quand l'un d'eux l'ayant cogné ne tombait point, il criait comme si on l'eût frappé, & il était aise en voyant leur effroi, mais il ne riait point.
Sa Sainte Majesté fut avertie de ces façons de faire & manda qu'on ne prît point garde à l'infant, disant que, s'il ne voulait pas qu'on lui marchât sur les jambes, il ne devait point les mettre là où couraient les pieds.
Cela déplut à Philippe; mais il n'en dit rien, & on ne le vit plus, sinon quand, par un clair jour d'été, il allait chauffer au soleil, dans la cour, son corps frissonnant.
Un jour, Charles, revenant de guerre, le vit ainsi brassant mélancolie:
- Mon fils, lui dit-il, que tu diffères de moi! A ton jeune âge, j'aimais à grimper sur les arbres pour y poursuivre les écureuils; je me faisais, en m'aidant d'une corde, descendre de quelque rocher à pic pour aller dans leur nid dénicher les aiglons. Je pouvais à ce jeu laisser mes os; ils n'en devinrent que plus durs. A la chasse, les fauves s'enfuyaient dans les fourrés quand ils me voyaient venir armé de ma bonne arquebuse.
- Ah! soupira l'infant, j'ai mal au ventre, monseigneur père.
- Le vin de Paxarète, dit Charles, y est un remède souverain.
- Je n'aime point le vin; j'ai mal de tête, monseigneur père.
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...Son Altesse sera grande brûleuse d'hérétiques. |
- Mon fils, dit Charles, il faut courir, sauter & gambader ainsi que font les enfants de ton âge.
- J'ai les jambes roides, monseigneur père.
- Comment, dit Charles, en serait-il autrement si tu ne t'en sers pas plus que si elles étaient de bois? Je te vais faire attacher sur quelque cheval bien ingambe.
- Ne m'attachez pas, dit-il, j'ai mal aux reins, monseigneur père.
- Mais, dit Charles, tu as donc mal partout?
- Je ne souffrirais point si on me laissait en repos, répondit l'infant.
- Penses-tu, repartit l'empereur impatient, passer ta vie royale à rêvasser comme clercs? A ceux-là s'il faut, pour tacher d'encre leurs parchemins, le silence, la solitude & le recueillement; à toi, fils du glaive, il faut un sang chaud, l'oeil d'un lynx, la ruse du renard, la force d'Hercule. Pourquoi te signes-tu? Sangdieu! ce n'est pas à un lionceau à singer les femelles égreneuses de patenôtres.
- L'Angelus, monseigneur père, répondit l'infant.
Les mois de mai & de juin furent, en cette année, les vrais mois des fleurs. Jamais on ne vit en Flandre de si embaumantes aubépines, jamais dans les jardins tant de roses, de jasmins & de chèvrefeuilles. Quand le vent soufflant d'Angleterre chassait vers l'orient les vapeurs de cette terre fleurie, chacun, & notamment à Anvers, levant le nez en l'air joyeusement, disait:
- Sentez-vous le bon vent qui vient de Flandres?
Aussi les diligentes abeilles suçaient le miel des fleurs, faisaient la cire, pondaient leurs oeufs dans les ruches insuffisantes à loger leurs essaims. Quelle musique ouvrière sous le ciel bleu qui couvrait éclatant la riche terre!
On fit des ruches de jonc, de paille, d'osier, de foin tressé. Les vanniers, cuveliers, tonneliers, y ébréchaient leurs outils. Quant aux huchiers, depuis longtemps ils ne pouvaient suffire à la besogne.
Les essaims étaient de trente mille abeilles & de deux mille sept cents bourdons. Les gâteaux furent si exquis que, pour leur rare qualité, le doyen de Damme en envoya onze à l'empereur Charles, pour le remercier d'avoir, par ses nouveaux édits, remis en vigueur la Sainte Inquisition. Ce fut Philippe qui les mangea, mais ils ne lui profitèrent point.
Les bélîtres, mendiants, vagabonds & toute cette guenaille de vauriens oiseux traînant leur paresse par les chemins & préférant se faire pendre plutôt que de faire oeuvre, vinrent, au goût du miel alléchés, pour en avoir leur part. Et ils rôdaient en foule, la nuit.
Claes avait fait des ruches pour y attirer les essaims; quelques-unes étaient pleines & d'autres vides, attendant les abeilles. Claes veillait toute la nuit pour garder ce doux bien. Quand il était las, il disait à Ulenspiegel de le remplacer. Celui-ci le faisait volontiers.
Or, une nuit, Ulenspiegel, pour fuir la fraîcheur, s'était réfugié dans une ruche &, tout recroquevillé, regardait à travers les ouvertures. Il y en avait deux en haut.
Comme il s'allait endormir, il entendit craquer les arbustes de la haie & entendit la voix de deux hommes qu'il prit pour des larrons. Il regarda par l'une des ouvertures de la ruche & vit qu'ils avaient tous deux une longue chevelure & une barbe longue, quoique la barbe fût signe de noblesse.
Ils allèrent de ruche en ruche, puis ils vinrent à la sienne, &, la soulevant, ils dirent:
- Prenons celle-ci: c'est la plus lourde
Puis, se servant de leurs bâtons, ils l'emportèrent.
Ulenspiegel n'avait nul plaisir d'être ainsi voituré en ruche. La nuit était claire & les larrons marchaient sans sonner mot. A chaque cinquante pas ils s'arrêtaient, épuisés de souffle, pour se remettre ensuite en route. Celui de devant grommelait furieusement d'avoir un si lourd poids à transporter, & celui de derrière geignait mélancoliquement. Car il est en ce monde deux sortes de couards fainéants, ceux qui se fâchent contre le labeur, & ceux qui geignent quand il faut ouvrer.
Ulenspiegel, n'ayant que faire, tirait par les cheveux le larron qui marchait devant, & par la barbe celui qui cheminait derrière, si bien que, lassé du jeu, le furieux dit au pleurard:
- Cesse de me tirer par les cheveux, ou je te baille un tel coup de poing sur la tête qu'elle te rentrera dans la poitrine & que tu regarderas à travers tes côtes comme un voleur à travers les grilles de sa prison.
- Je ne l'oserais, mon ami, disait le pleurard; c'est toi plutôt qui me tires par la barbe.
- Je ne chasse point à la vermine dans le poil des ladres.
- Monsieur, dit le pleurard, ne faites pas sauter la ruche si fort mes pauvres bras n'y tiennent plus.
- Je vais les détacher tout à fait, répondit le furieux.
Puis se débarrassant de son cuir, il déposa la ruche à terre, & sauta sur son compagnon. Et ils s'entre-battirent, l'un blasphémant, l'autre criant miséricorde.
Ulenspiegel, entendant les coups pleuvoir, sortit de la ruche, la traîna avec lui jusqu'au prochain bois pour l'y retrouver, & retourna chez Claes.
Et c'est ainsi que dans les querelles les sournois ont leur profit.
A quinze ans, Ulenspiegel éleva à Damme, sur quatre pieux, une petite tente, & il cria que chacun y pourrait voir désormais représenté, dans un beau cadre de foin, son être présent & futur.
Quand survenait un homme de loi bien morguant & enflé de son importance, Ulenspiegel passait la tête hors du cadre, & contrefaisant le museau de quelque singe antique, disait:
- Vieux mufle peut pourrir, mais fleurir, non; ne suis-je point bien votre miroir, monsieur de la trogne doctorale?
S'il avait pour chaland un robuste soudard, Ulenspiegel se cachait & montrait, au lieu de son visage, au milieu du cadre, une grosse platelée de viande & de pain, & disait:
- La bataille fera de toi potage; que me bailles-tu pour ma pronostication, ô soudard chéri des sacres à la grosse gueule?
Quand un vieil homme, portant sans gloire sa tête chenue, emmenait à Ulenspiegel sa femme, jeune commère, celui-ci se cachant, comme il avait fait pour le soudard, montrait dans le cadre un petit arbuste, aux branches duquel étaient accrochées des manches de couteau, des coffrets, des peignes, des écritoires, le tout en corne, & s'écriait:
- D'où viennent ces beaux brimborions, messire? n'est-ce point du cornier qui croît endéans le clos des vieux maris? Qui dira maintenant que les cocus sont des gens inutiles en une république?
Et Ulenspiegel montrait dans le cadre, à côté de l'arbuste, son jeune visage.
Le vieil homme, en l'entendant, toussait de male rage, mais sa mignonne le calmait de la main, &, souriant, venait à Ulenspiegel.
- Et mon miroir, disait-elle, me le montreras-tu?
- Viens plus près, répondait Ulenspiegel.
Elle obéissait. Lui alors, la baisant où il pouvait:
- Ton miroir, disait-il, c'est roide jeunesse demeurant ès braguettes hautaines.
Et la mignonne s'en allait aussi, non sans lui avoir baillé un ou deux florins.
Au moine gras & lippu qui lui demandait de voir son être présent & futur représenté, Ulenspiegel répondait:
- Tu es armoire à jambon, aussi seras-tu cellier à cervoise; car sel appelle buverie, n'est-il pas vrai, grosse bedaine? Donne-moi un patard pour n'avoir pas menti.
- Mon fils, répondait le moine, nous ne portons jamais d'argent:
- C’est donc que l'argent te porte, répondait Ulenspiegel, car je sais que tu le mets entre deux semelles sous tes pieds. Donne-moi ta sandale.
- Mon fils, c'est le bien du couvent; j'en tirerai toutefois, s'il le faut, deux patards pour ta peine.
Le moine les lui donna, Ulenspiegel les reçut gracieusement.
Ainsi montrait-il leur miroir à ceux de Damme, de Bruges, de Blankenberghe, voire même d'Ostende.
Et au lieu de leur dire en son langage flamand: ‘Ik ben u lieden spiegel, je suis votre miroir’, il leur disait abréviant: ‘Ik ben ulen spiegel’, ainsi que cela se dit encore présentement dans l'Oost & la West-Flandre.
Et de là lui vint son surnom d'Ulenspiegel.
En grandissant, il prit goût à vaguer par les foires & marchés. S'il y voyait un joueur de hautbois, de rebec ou de cornemuse, il se faisait, pour un patard, enseigner la manière de faire chanter ces instruments.
Il devint surtout savant en la manière de jouer du Rommel-pot, instrument fait d'un pot, d'une vessie & d'un roide fétu de paille. Voici comment il s'en servait: il tendait la vessie mouillée sur le pot, la fixait au moyen d'une cordelette au milieu de la vessie autour du noeud du fétu, qui touchait le fond du pot, aux bords duquel il plaçait ensuite la vessie tendue jusqu'à danger de crevaille. Le matin, la vessie étant sèche rendait sous les coups le son du tambourin, & si l'on frottait la paille de l'instrument, elle ronflait mieux qu'une viole. Et Ulenspiegel, avec son pot ronflant et donnant le son d'aboîments de molosses, allait chanter des noëls à la porte des maisons en compagnie d'enfants dont l'un portait l'étoile de papier lumineuse, le jour des Rois.
Si quelque maître peintre venait à Damme pour y pourtraire, agenouillés en une toile, les compagnons de quelque gilde, Ulenspiegel, désirant voir comment il travaillait, demandait qu'il lui permît de broyer ses couleurs, & ne voulait pour tout salaire qu'une tranche de pain, trois liards & une chopine de cervoise.
S'occupant à broyer, il étudiait la manière de son maître. Quand celui-ci s'absentait, il essayait de peindre comme lui, mais il mettait partout de l'écarlate. Il s'essaya à pourtraire Claes, Soetkin, Katheline et Nele, ainsi que des pintes & des coquasses. Claes lui prédit, voyant ses oeuvres, que s'il se montrait vaillant, il pourrait un jour gagner des florins par dizaines, en faisant des inscriptions sur les Speel-wagen, qui sont des chariots de plaisir en Flandre & en Zélande.
Il apprit aussi d'un maître maçon à tailler le bois & la pierre, quand celui-ci vint faire, dans le choeur de Notre-Dame, une stalle construite de telle façon que, lorsqu'il le faudrait, le doyen homme d'âge pût s'y asseoir en ayant l'air de se tenir debout.
Ce fut Ulenspiegel qui tailla le premier manche de couteau dont se servent ceux de Zélande. Il fit ce manche en forme de cage. A l'intérieur
se trouvait une mobile tête de mort; au-dessus un chien couché. Ces emblèmes signifient à eux deux: ‘Lame fidèle jusqu'à la mort.’
Et ainsi Ulenspiegel commençait de vérifier la prédiction de Katheline, se montrant peintre, sculpteur, manant, noble homme, le tout ensemble, car de père en fils les Claes portaient trois pintes d'argent au naturel sur fond de bruinbier.
Mais Ulenspiegel ne fut stable en aucun métier, & Claes lui dit que si ce jeu durait, il le chasserait de la chaumine.
L'empereur, étant revenu de guerre, demanda pourquoi son fils Philippe ne l'était point venu saluer.
L'archevêque-gouverneur de l'infant répondit qu'il ne l'avait pas voulu, car il n'aimait, disait-il, que livres & solitude.
L'empereur s'enquit où il se tenait en ce moment.
Le gouverneur répondit qu'il le fallait chercher partout où il faisait noir. Ils le firent.
Ayant traversé bon nombre de salles, ils vinrent finalement à une espèce de réduit, sans pavement, & éclairé par une lucarne. Là, ils virent enfoncé dans le sol un poteau auquel était attachée par la taille une guenon toute petite & mignonne, envoyée des Indes à Son Altesse pour la réjouir par ses jeunes ébattements. Au bas du poteau fumaient des fagots rouges encore, & il y avait dans le réduit une mauvaise odeur de poil brûlé.
La bestiole avait tant souffert en mourant dans ce feu que son petit corps semblait être, non pas celui d'un animal ayant eu vie, mais un fragment de racine rugueuse & tordue, et sa bouche était ouverte comme pour crier la mort, se voyait de l'écume sanglante, & l'eau de ses larmes mouillait sa face.
- Qui a fait ceci? demanda l'empereur.
Le gouverneur n'osa répondre, & tous deux demeurèrent sans parler, tristes & colères.
Soudain, en ce silence, fut entendu un faible bruit de toux qui venait d'un coin à l'ombre derrière eux. Sa Majesté, se retournant, y aperçut l'infant Philippe, tout de noir vêtu & suçant un citron.
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Plaintive biestelette, que fais-tu là si tard ?
Louis Artan |
- Don Philippe, dit-il, viens me saluer.
L'infant, sans bouger, le regarda de ses yeux craintifs où il n'y avait point d'amour.
- Est-ce toi, demanda l'empereur, qui as brûlé à ce feu cette bestiole?
- Si tu fus assez cruel pour le faire, sois assez vaillant pour l'avouer.
L'infant ne répondit point.
Sa Majesté lui arracha des mains le citron, qu'il jeta à terre, & allait battre son fils pissant de peur, quand l'archevêque l'arrêtant lui dit à l'oreille:
- Son Altesse sera un jour grande brûleuse d'hérétiques.
L'empereur sourit, & tous deux sortirent laissant l'infant seul avec sa guenon.
Mais il en était d'autres qui n'étaient point des guenons & mouraient dans les flammes.
Novembre était venu, le mois grelard où les tousseux se donnent à coeur-joie de la musique de phlegmes. C'est aussi en ce mois que les garçonnets s'ébattent par troupes sur les champs de navets, y maraudant ce qu'ils peuvent, à la grande colère des paysans qui courent vainement derrière eux avec des bâtons & des fourches
Or, un soir qu'Ulenspiegel revenait de maraude, il entendit près de lui, dans un coin de haie, un gémissement. Se baissant, il vit sur quelques pierres, un chien gisant.
- Ça, dit-il, plaintive biestelette, que fais-tu là si tard?
Caressant le chien, il lui sentit le dos humide, pensa qu'on l'avait voulu noyer &, pour le réchauffer, le prit dans ses bras.
Rentrant chez lui il dit:
- J'amène un blessé, qu'en faut-il faire?
- Le panser, répondit Claes.
Ulenspiegel mit le chien sur la table: Claes, Soetkin & lui virent alors, à
la lumière de la lampe un petit rousseau du Luxembourg blessé au dos. Soetkin épongea les plaies, les vêtit de baume & les enveloppa de linge. Ulenspiegel porta l'animal dans son lit, quoique Soetkin le voulût avoir dans le sien, redoutant, disait-elle, qu'Ulenspiegel, qui se remuait alors comme un diable dans un bénitier, ne blessàt le rousseau en dormant.
Mais Ulenspiegel fit ce qu'il voulait & le soigna si bien qu'au bout de six jours le blessé marchait comme ses pareils avec grande suffisance de roquetaille.
Et le school-meester, maître d'école, le nomma Titus Bibulus Schnouffius: Titus, en mémoire d'un certain bon empereur romain, lequel ramassait volontiers les chiens errants; Bibulus, pour ce que le chien aimait la bruinbier d'amour ivrognial, & Schnouffius, pour ce que reniflant il boutait sans cesse le museau dans les trous de rats & de taupes.
Au bout de la rue Notre-Dame, étaient plantés, l'un en face de l'autre, deux saules au bord d'une eau profonde.
Ulenspiegel tendit entre les deux saules une corde où il dansa un dimanche après vêpres, assez bien pour que toute la foule des vagabonds l'applaudît des mains & de la voix. Puis il descendit de sa corde & présenta à chacun une écuelle qui fut bientôt remplie de monnaie, mais il la vida dans le tablier de Soetkin & garda onze liards pour lui.
Le dimanche suivant, il voulut encore danser sur la corde, mais quelques garçonnets vauriens, jaloux de son agilité, avaient fait une entaille à la corde, si bien qu'après quelques sauts, la corde se cassa et qu'Ulenspiegel tomba dans l'eau.
Tandis qu'il nageait pour gagner le bord, les petits bonshommes entailleurs de corde criaient:
- Comment est ton agile santé, Ulenspiegel? Vas-tu au fond de l'étang enseigner la danse aux carpes, danseur inestimable?
Ulenspiegel, sortant de l'eau et se secouant, leur cria, car ils s'éloignaient de lui, de peur des coups:
- Ne craignez rien; revenez dimanche, je vous montrerai des tours sur la corde & vous aurez votre part de bénéfice.
Le dimanche, les garçonnets n'avaient point coupé dans la corde, mais faisaient le guet tout autour, de peur que quelqu'un y touchât, car il y avait une grande foule de monde.
- Donnez-moi chacun un de vos souliers & je gage que, si petits ou si grands qu'ils soient, je danse avec chacun d'eux.
- Que nous payes-tu, si tu perds, demandèrent-ils?
- Quarante pintes de bruinbier, répondit Ulenspiegel, & vous me payerez trois patards si je gagne.
Et ils lui donnèrent chacun un de leurs souliers. Ulenspiegel les mit tous dans le tablier qu'il portait &, ainsi chargé, dansa sur la corde, mais non sans peine.
Les entailleurs de corde criaient d'en bas:
- Tu as dit que tu danserais avec chacun de nos souliers; chausse-les donc & tiens ta gageure!
Ulenspiegel dansant toujours répondit:
- Je n'ai point dit que je chausserais vos souliers, mais que je danserais avec eux. Or, je danse & tous dansent avec moi dans mon tablier. Ne le voyez-vous pas, avec vos yeux de grenouilles tout écarquillés? Payez-moi mes trois patards.
Mais ils le huèrent, s'écriant qu'il devait leur rendre leurs souliers.
Ulenspiegel les leur jeta l'un après l'autre, en un tas. Ce dont advint une furieuse bataille, car aucun d'eux ne pouvait clairement distinguer, ni prendre sans conteste, son soulier dans le tas.
Ulenspiegel alors descendit de l'arbre & arrosa les combattants, mais non d'eau claire.
L'infant, ayant quinze ans, vaguait, comme de coutume, par les corridors, escaliers & chambres du château. Mais le plus souvent on le voyait rôder autour des appartements des dames, afin de faire noise aux pages qui, pareillement à lui, étaient comme des chats à l'affût dans les corridors. D'autres, se tenant dans la cour, chantaient, le nez en l'air, quelque tendre ballade.
L'infant, en les entendant, se montrait à une fenêtre & ainsi effrayait-il les pauvres pages qui voyaient ce pâle museau au lieu des doux yeux de leurs belles.
Il était, parmi les dames de la cour, une gentille femme flamande de Dudzeele, près de Damme, bien en chair, beau fruit mûr & belle merveilleusement, car elle avait des yeux verts & des cheveux roux crépelés, brillants comme l'or. D'humeur gaie & de complexion ardente, elle ne céla jamais à personne son penchant pour le fortuné seigneur à qui elle octroyait sur ses belles terres le céleste privilège de franchise d'amour. Il en était un présentement beau & fier qu'elle aimait. Tous les jours, à certaine heure, elle l'allait trouver, ce que Philippe apprit.
S'asseyant sur un banc placé contre une fenêtre, il la guetta & comme elle passait devant lui, l'oeil vif, la bouche entr'ouverte, accorte, sortant du bain & faisant chanter autour d'elle ses accoutrements de brocard jaune, elle vit l'infant qui, sans se lever de son banc, lui dit:
- Madame, ne vous pourriez-vous arrêter un moment?
Impatiente comme une cavale empêchée en son élan, au moment où elle va courir au bel étalon hennissant dans la prairie, elle répondit:
- Altesse, chacune ici doit obéir à votre princière volonté.
- Asseyez-vous près de moi, dit-il.
Puis, la regardant paillardement, durement & cauteleusement, il dit:
- Récitez-moi le Pater en langue flamande; on me l'apprit, mais je l'oubliai.
La pauvre dame alors de dire un Pater & lui de l'engager à le dire plus lentement.
Et ainsi, il força cette pauvrette d'en dire jusques à dix, elle qui croyait l'heure venue de réciter d'autres oremus.
Puis, la louangeant, il lui parla de ses beaux cheveux, de son teint vif, de ses yeux clairs, mais il n'osa rien lui dire ni de ses épaules charnues, ni de sa gorge ronde, ni de rien autre chose.
Quand elle crut pouvoir s'en aller & déjà regardait dans la cour où l'attendait son seigneur, il lui demanda si elle savait bien ce que sont les vertus de la femme?
Comme elle ne répondait point de peur de mal dire, il parla pour elle & la patrocinant, il dit:
- Vertus de femme, c'est chasteté, soin d'honneur & prude vie.
Il lui conseilla aussi de se vêtir décemment & de bien cacher tout ce qui était à elle.
Elle fit signe de la tête que oui, disant:
- Que pour Son Altesse Hyperboréenne, elle se couvrirait plutôt de dix peaux d'ours que d'une aune de mousseline.
L'ayant fait quinaud par cette réponse, elle s'enfuit joyeuse.
Cependant le feu de jeunesse était aussi allumé dans la poitrine de l'infant, mais ce n'était point ce feu ardent qui pousse aux hauts faits les fortes âmes, ni le doux feu qui fait pleurer les tendres coeurs, c'était un sombre feu venu d'enfer où Satan l'alluma sans doute. Et il brillait dans ses yeux gris, comme en hiver la lune sur un charnier. Et il le brûlait cruellement.
Se sentant sans amour pour les autres, le pauvre sournois n'osait s'offrir aux dames: il allait alors dans un petit coin écarté, en une petite chambre crépie à la chaux, éclairée par d'étroites fenêtres où, d'habitude, il grugeait ses pâtisseries & où les mouches venaient en foule à cause des miettes. Là, se caressant lui-même, il leur écrasait lentement la tête contre les vitres & il en tuait des centaines, jusqu'à ce que ses doigts tremblassent trop fort pour qu'il pût continuer sa rouge besogne. Et il prenait un vilain plaisir à ce cruel délassement, car lasciveté & cruauté sont deux soeurs infâmes. Il sortait de ce réduit plus triste qu'auparavant & chacun & chacune fuyaient, quand ils le pouvaient, la face de ce prince pâle comme s'il se fût nourri de champignons de plaies.
Et la dolente Altesse souffrait, car mauvais coeur c'est douleur.
La belle gentille-femme quitta un jour Valladolid pour aller en son château de Dudzeele en Flandre.
Passant par Damme suivie de son gras sommelier, elle vit, assis contre le mur d'une chaumine, un jeune gars de quinze ans soufflant dans une cornemuse. En face de lui se tenait un chien roux qui, n'aimant point cette musique, hurlait mélancoliquement. Le soleil luisait clair. A côté du jeune gars était debout une fillette mignonne éclatant de rire à chaque piteux hurlement du chien.
La belle dame & le gras sommelier, passant devant la chaumine, regardèrent Ulenspiegel soufflant, Nele riant & Titus Bibulus Schnouffius hurlant.
- Mauvais garçon, dit la dame parlant à Ulenspiegel, ne pourrais-tu cesser de faire ainsi hurler ce pauvre rousseau?
Mais Ulenspiegel, la regardant, enflait plus vaillamment sa cornemuse. Et Bibulus Schnouffius hurlait plus mélancoliquement, & Nele éclatait de rire davantage.
Le sommelier, entrant en colère, dit à la dame en désignant Ulenspiegel:
- Si je frottais du fourreau de mon épée cette graine de pauvre homme, il cesserait de mener cet insolent tapage.
Ulenspiegel regarda le sommelier, l'appela Jan Papzak, à cause de sa bedaine, & continua de souffler dans sa cornemuse. Le sommelier marcha sur lui en le menaçant du poing, mais Bibulus Schnouffius se jeta sur lui & le mordit à la jambe; le sommelier tomba de peur en criant:
La dame souriant dit à Ulenspiegel:
- Ne me pourrais-tu, cornemuseux, dire si le chemin n'a point changé qui mène de Damme à Dudzeele?
Ulenspiegel, ne cessant de jouer, hocha la tête & regarda la dame.
- Qu'as-tu à me regarder si fixement? demanda-t-elle.
Mais lui, jouant toujours, écarquillait les yeux comme s'il fût ravi en extase d'admiration.
- N'as-tu pas de honte, jeune comme tu es, de regarder ainsi les dames?
Ulenspiegel rougit un peu, souffla encore & la regarda davantage.
- Je t'ai demandé, reprit-elle, si le chemin n'a point changé qui mène de Damme à Dudzeele?
- Il ne verdoie plus depuis que vous le privâtes de l'heur de vous porter, repartit Ulenspiegel.
- Veux-tu me conduire? dit la dame.
Mais Ulenspiegel restait assis, la regardant toujours. Et elle, si espiègle qu'elle le vît, sachant que son jeu était tout de jeunesse, lui pardonnait volontiers. Il se leva & allait rentrer chez lui.
- Où vas-tu? demanda-t-elle.
- Mettre mes plus beaux habits, répondit-il.
Elle s'assit alors sur le banc, près du pas de la porte; le sommelier fit comme elle. Elle voulut parler à Nele, mais Nele ne lui répondit pas, car elle était jalouse.
Ulenspiegel revint bien lavé & vêtu de futaine. Il avait bonne mine sous son accoutrement de dimanche, le petit homme.
- T'en vas-tu vraiment avec cette belle dame? lui demanda Nele.
- Je reviendrai bientôt, répondit Ulenspiegel.
- Si j'allais à ta place? dit Nele.
- Non, dit-il, les chemins sont boueux.
- Pourquoi, dit la dame fâchée & jalouse pareillement, pourquoi, petite fillette, veux-tu l'empêcher de venir avec moi?
Nele ne lui répondit point, mais de grosses larmes sourdirent de ses yeux & elle regardait tristement & avec colère la belle dame.
Ils se mirent à quatre en route, la dame assise comme une reine sur sa haquenée blanche, harnachée de velours noir; le sommelier dont la marche secouait la bedaine; Ulenspiegel tenant par la bride la haquenée de la dame, & Bibulus Schnouffius marchant à côté de lui, la queue en l'air fièrement.
Ils chevauchèrent & cheminèrent ainsi pendant quelque temps, mais Ulenspiegel n'était point à l'aise; muet comme un poisson, il aspirait la fine odeur de benjoin qui venait de la dame & regardait du coin de l'oeil tous ses beaux ferrets, bijoux rares & pardilloches, & aussi son doux air, ses yeux brillants, sa gorge nue & ses cheveux que le soleil faisait brillants comme une coiffe d'or.
- Pourquoi, dit-elle, parles-tu si peu, mon petit homme?
- Tu n'as pas tellement ta langue dans tes souliers que tu ne saches pas t'acquitter pour moi d'un message?
- Voire, dit Ulenspiegel.
- Il faut, dit la dame, me quitter ici & aller à Koolkercke, de l'autre côté du vent, dire à un gentilhomme vêtu de noir & de rouge, mi-parti, qu'il ne doit point m'attendre aujourd'hui, mais venir dimanche, à dix heures de nuit, en mon château, par la poterne.
- Je n'irai pas! dit Ulenspiegel.
- Pourquoi? demanda la dame.
- Je n'irai pas, non! dit encore Ulenspiegel.
- Qu'est-ce donc, petit coq tout fâché, qui t'inspire cette volonté farouche?
- Je n'irai pas! dit Ulenspiegel.
- Mais si je te donnais un florin?
- Non, dit encore Ulenspiegel. Et cependant, - ajouta-t-il en soupirant, je l'aimerais mieux qu'une coquille de moule dans le cuiret maternel.
La dame sourit, puis tout à coup s'écria:
- J'ai perdu mon aumônière belle & rare, faite de drap de soie & brodée de perles fines! A Damme elle pendait encore à ma ceinture.
Ulenspiegel ne bougea pas, mais le sommelier s'avança vers la dame:
- Madame, lui dit-il, n'envoyez point à sa recherche ce jeune larron, car vous ne le reverriez jamais.
- Et qui donc ira? demanda la dame.
- Moi, répondit-il, malgré mon grand âge.
Midi sonnait, la chaleur était grande, profonde la solitude; Ulenspiegel ne disait mot, mais il ôta son pourpoint neuf pour que la dame pût s'asseoir à l'ombre sous un tilleul, sans craindre la fraîcheur de l'herbe. Il restait debout près d'elle, soupirant.
Elle le regarda & se sentit pitoyable pour ce petit bonhommet craintif, & lui demanda s'il n'était point fatigué de rester ainsi debout sur ses
jambes trop jeunes. Il ne répondit mot, & comme il se laissait choir à côté d'elle, elle voulut le retenir & l'attira sur sa gorge nue, où il demeura si volontiers qu'elle eût cru commettre le péché de cruauté en lui disant de choisir un autre oreiller.
Le sommelier revint toutefois & dit qu'il n'avait point trouvé l'aumônière.
- Je la retrouvai moi, répondit la dame, quand je descendis de cheval, car elle s'était, en se dégrafant, accrochée à l'étrier. Maintenant, dit-elle à Ulenspiegel, mène-nous droitement à Dudzeele & dis-moi comment tu te nommes.
- Mon patron, répondit-il, est monsieur saint Thylbert, nom qui veut dire leste des pieds pour courir aux bonnes choses; mon nom est Claes & mon surnom est Ulenspiegel. Si vous voulez vous regarder en mon miroir, vous verrez qu'il n'est pas, sur toute cette terre de Flandre, une fleur de beauté éclatante comme votre grâce parfumée.
La dame rougit d'aise & ne se fâcha point contre Ulenspiegel.
Et Soetkin & Nele pleuraient pendant cette longue absence.
Quand Ulenspiegel revint de Dudzeele il vit à l'entrée de la ville Nele adossée à une barrière. Elle égrenait une grappe de raisin noir. Croquant un à un les grains du fruit, elle en était sans doute rafraîchie et délectée, mais n'en laissait paraître nul plaisir. Elle semblait, au contraire, fâchée & arrachait les grains de la grappe colériquement. Elle était si dolente & avait un visage si marri, triste & doux, qu'Ulenspiegel fut saisi d'amoureuse pitié, &, s'avançant derrière elle, lui donna un baiser sur la nuque.
Mais elle, en retour, lui bailla un grand soufflet.
- Je n'y vois pas plus clair, repartit Ulenspiegel.
Elle pleurait à sanglots.
- Nele, dit-il, va-t'en maintenant placer les fontaines à l'entrée des villages?
- Mais je ne puis m'en aller, si tu pleures comme cela, mignonne.
- Je ne suis pas mignonne, dit Nele, & je ne pleure pas!
- Non, tu ne pleures pas, mais il sort cependant de l'eau de tes yeux.
- Veux-tu t'en aller? dit-elle.
Cependant elle tenait son tablier de ses petites mains tremblantes, & elle en tirait l'étoffe par saccades & des larmes coulaient dessus, le mouillant.
- Nele, demanda Ulenspiegel, fera-t-il beau tantôt?
Et il la regardait souriant bien amoureusement.
- Pourquoi me demandes-tu cela? dit-elle.
- Parce que, quand il fait beau, il ne pleure pas, répondit Ulenspiegel.
- Va-t'en, dit-elle, près de ta belle dame à la robe de brocard; tu l'as fait assez rire, celle-là.
Ulenspiegel alors chanta:
Quand je vois pleurer m'amie
C'est miel quand elle rit,
Moi, je l'aime à toute heure.
- Vilain homme, dit-elle, tu te gausses encore de moi.
- Nele, dit Ulenspiegel, je suis homme mais point vilain, car notre noble famille, famille échevinale, porte de trois pintes d'argent sur fond de bruinbier. Nele, est-il vrai qu'au pays de Flandre quand on sème des baisers, on récolte des soufflets?
- Je ne veux point te parler, dit-elle.
- Alors pourquoi ouvres-tu la bouche pour me le dire?
- Je suis fâchée, dit-elle.
Ulenspiegel lui bailla bien légèrement un coup de poing dans le dos & dit:
- Baisez vilaine, elle vous poindra; poignez vilaine elle vous oindra. Oins-moi donc, mignonne, puisque je t'ai poignée.
Nele se retourna. Il ouvrit les bras, elle s'y jeta pleurante encore & dit:
- Tu n'iras plus là-bas, n'est-ce pas, Thyl?
Mais il ne répondit point, empêché qu'il était à serrer ses pauvres doigts tremblants & à essuyer, de ses lèvres, les larmes chaudes tombant des yeux de Nele comme les larges gouttes d'une pluie d'orage.
En ce temps-là, Gand, la noble, refusa de payer sa quote-part de l'aide que lui demandait son fils Charles, empereur. Elle ne le pouvait, étant, du fait de Charles, épuisée d'argent. Ce fut un grand crime; il résolut de l'aller lui-même châtier.
Car le bâton d'un fils est plus que tout autre douloureux au dos maternel.
François au Long-Nez, son ennemi, lui offrit de passer par le pays de France. Charles le fit, &, au lieu d'y être retenu prisonnier, il fut fêté & choyé impérialement. C'est un accord souverain entre princes de s'entr'aider contre les peuples.
Charles s'arrêta longtemps à Valenciennes sans donner nul signe de fâcherie. Gand, sa mère, vivait sans crainte en la croyance que l'empereur, son fils, lui pardonnerait d'avoir agi selon le droit.
Charles arriva sous les murs de la ville avec quatre mille chevaux. D'Albe l'accompagnait, comme aussi le prince d'Orange. Le menu peuple & ceux des petits métiers eussent bien voulu empêcher cette entrée filiale & mettre sur pied les quatre-vingt mille hommes de la ville & du plat pays; les gros bourgeois, dits hoogh-poorters, s'y opposèrent par crainte de la prédominance du populaire. Gand eût pu cependant ainsi hacher menu son fils & ses quatre mille chevaux. Mais elle l'aimait, & les petits métiers eux-mêmes avaient repris confiance.
Charles l'aimait aussi, mais pour l'argent qu'il avait d'elle en ses coffres & qu'il en voulait avoir encore.
S'étant rendu maître de la ville, il établit partout des postes militaires, fit vaguer, par Gand, des rondes de nuit & de jour. Puis il prononça, en grand apparat, la sentence de la ville.
Les plus notables bourgeois durent, la corde au cou, venir devant son trône, faire amende honorable; Gand fut déclarée coupable des crimes les
plus coûteux, qui sont: déloyauté, infraction aux traités, désobéissance, sédition, rébellion & lèse-majesté. L'empereur déclara abolis tous les quelconques privilèges, droits, franchises, coutumes & usages; stipulant en engageant l'avenir, comme s'il eût été Dieu, que dorénavant ses successeurs à leur venue à seigneurie jureraient de ne rien observer, sinon la Caroline Concession de servitude octroyée par lui à la ville.
Il fit raser l'abbaye de Saint-Bavon, pour y ériger une forteresse d'où il pût, à l'aise, percer de boulets le sein de sa mère.
En bon fils pressé d'hériter, il confisqua tous les biens de Gand, revenus, maisons, artillerie, munitions de guerre.
La trouvant trop bien défendue, il fit abattre la tour Rouge, la tour au Trou de Crapaud, la Braampoort, la Steenpoort, la Waalpoort, la Ketelpoort, & bien d'autres ouvrées & sculptées comme bijoux de pierre.
Quand, après, les étrangers venaient à Gand, ils s'entre-disaient:
- Quelle est cette ville plate & désolée dont on chantait merveille?
Et ceux de Gand répondaient:
- L'empereur Charles vient d'ôter à la ville sa précieuse ceinture.
Et ce disant, ils avaient honte & colère. Et des ruines des portes l'empereur tirait des briques pour ses forteresses.
Il voulait que Gand fût pauvre, car ainsi elle ne pourrait par labeur, industrie ni argent, s'opposer à ses fiers desseins; il la condamna donc à payer sa part refusée de l'aide de quatre cent mille florins carolus d'or, & de plus cent cinquante mille carolus pour une fois & chaque année six mille autres en rentes perpétuelles. Elle lui avait prêté de l'argent: il devait lui en payer une rente de cent cinquante livres de gros. Il se fit, par force, remettre les titres de la créance, & payant ainsi sa dette, il s'enrichit réellement.
Gand l'avait, en maintes occasions, aimé & secouru, mais il lui frappa le sein d'un poignard, y cherchant du sang, parce qu'il n'y trouvait pas assez de lait.
Puis il regarda Roelandt, la belle cloche, fit pendre à son battant celui qui avait sonné l'alarme pour appeler la ville à défendre son droit. Il n'eut point pitié de Roelandt, la langue de sa mère, la langue par laquelle elle parlait à la Flandre; Roelandt, la fière cloche, qui disait d'elle-même:
Als men my slaet dan is 't brandt
Als men my luyt dan is 't storm in Vlaenderlandt.
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Et il fit pendre au battant de la cloche celui qui avait sonné l'alarme...
Félicien Rops |
Quand je tinte, c'est qu'il brûle,
Quand je sonne, c'est qu'il y a tempête au pays de Flandre.
Trouvant que sa mère parlait trop haut, il enleva la cloche. Et ceux du plat pays dirent que Gand était morte parce que son fils lui avait arraché la langue avec des tenailles de fer.
Ces jours-là, qui furent jours de printemps clairs & frais, lorsque la terre est en amour, Soetkin cousait près de la fenêtre ouverte, Claes fredonnait quelque refrain, tandis qu'Ulenspiegel avait coiffé Titus Bibulus Schouffius d'un couvre-chef judiciaire. Le chien jouait des pattes comme s'il eût voulu rendre un arrêt, mais c'était pour se débarrasser de sa coiffure.
Soudain, Ulenspiegel ferma la fenêtre, courut dans la chambre, sauta sur les chaises & les tables, les mains tendues vers le plafond. Soetkin & Claes virent qu'il ne se démenait si fort que pour atteindre un oiselet tout mignon & petit qui, les ailes frémissantes, criait de peur, blotti contre une poutre dans un recoin du plafond.
Ulenspiegel allait se saisir de lui, lorsque Claes, parlant vivement, lui dit:
- Pourquoi sautes-tu ainsi?
- Pour le prendre, répondit Ulenspiegel, le mettre en cage, lui donner des graines & le faire chanter pour moi.
Cependant l'oiseau, criant d'angoisse, voletait dans la chambre en heurtant de la tête les vitraux de la fenêtre.
Ulenspiegel ne cessait de sauter, Claes lui mit pesamment la main sur l'épaule:
- Prends-le, dit-il, mets-le en cage, fais-le chanter pour toi, mais, moi aussi, je te mettrai dans une cage fermée de bons barreaux de fer & je te ferai aussi chanter. Tu aimes à courir, tu ne le pourras plus; tu seras à l'ombre quand tu auras froid, au soleil quand tu auras chaud. Puis un dimanche, nous sortirons ayant oublié de te donner de la nourriture & nous ne reviendrons que le jeudi, & au retour, nous trouverons Thyl mort de faim & tout raide.
Soetkin pleurait, Ulenspiegel s'élança:
- Que fais-tu? demanda Claes.
- J'ouvre la fenêtre à l'oiseau, répondit-il.
En effet, l'oiseau, qui était un chardonneret, sortit par la fenêtre, jeta un cri joyeux, monta comme une flèche dans l'air, puis s'allant placer sur un pommier voisin, se lissa les ailes, du bec, se secoua le plumage, & se fâchant, dit en sa langue d'oiseau, à Ulenspiegel, mille injures.
- Fils, n'ôte jamais à homme ni bête sa liberté, qui est le plus grand bien de ce monde. Laisse chacun aller au soleil quand il a froid, à l'ombre quand il a chaud. Et que Dieu juge Sa Sainte Majesté qui, ayant enchaîné la libre croyance au pays de Flandre, vient de mettre Gand la noble dans une cage de servitude.
Philippe avait épousé Marie de Portugal, dont il ajouta les possessions à la couronne d'Espagne; il eut d'elle don Carlos, le fou cruel. Mais il n'aimait point sa femme!
La reine souffrait des suites de ses couches. Elle gardait le lit & avait près d'elle ses dames d'honneur, parmi lesquelles la duchesse d'Albe.
Philippe la laissait souvent seule pour aller voir brûler des hérétiques. Tous ceux & celles de la cour faisaient comme lui. De même aussi faisait la duchesse d'Albe, la noble garde-couches de la reine.
En ce temps-là, l'official prit un sculpteur flamand, catholique romain, pour ce qu'un moine lui ayant refusé le prix, convenu entre eux, d'une statue en bois de Notre-Dame, il avait frappé de son ciseau la statue au visage, en disant qu'il aimait mieux détruire son oeuvre, que de la donner à vil prix.
Il fut, par le moine, dénoncé comme iconoclaste, torturé sans pitié & condamné à être brûlé vif.
On lui avait, durant la torture, brûlé la plante des pieds, & il criait, en cheminant de la prison au bûcher & couvert du San-benito:
- Coupez les pieds! coupez les pieds!
Et Philippe entendait de loin ces cris, & il était aise, mais il ne riait point.
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N'ôte jamais à homme ni bête sa liberté... |
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Les dames d'honneur de la reine Marie la quittèrent pour assister au brûlement & après elles la duchesse d'Albe qui, entendant crier le sculpteur flamand, voulut voir le spectacle & laissa la reine seule.
Philippe, ses hauts serviteurs, princes, comtes, écuyers & dames étant présents, le sculpteur fut attaché par une longue chaîne à une estache plantée au centre d'un cercle enflammé formé de bottes de paille & de fascines qui devaient le rôtir lentement, s'il voulait, se tenant au poteau, fuir le feu vif.
Et on le regardait curieusement essayant, nu qu'il était ou peu s'en fallait, de raidir sa force d'âme contre la chaleur du feu.
En même temps, la reine Marie eut soif sur son lit d'accouchée. Elle vit la moitié d 'un melon sur un plat. Se traînant hors de son lit, elle prit de ce melon & n'en laissa rien.
Puis, à cause du froid de la chair du melon, elle sua & frissonna, resta sur le plancher, sans pouvoir bouger.
- Ah! dit-elle, je me réchaufferais si quelqu'un pouvait me porter dans mon lit.
Elle entendit alors le pauvre sculpteur qui criait:
- Ah! dit la reine Marie, est-ce un chien qui hurle à ma mort?
En ce moment, le sculpteur, ne voyant autour de lui que des faces d'ennemis espagnols, songea à Flandre, la terre des mâles, croisa les bras, &, traînant sa longue chaîne derrière lui, marcha vers la paille & les fascines enflammées & s'y mettant debout en croisant les bras:
- Voilà, dit-il, comment les Flamands meurent en face des bourreaux espagnols. Coupez les pieds, non à moi, mais à eux, afin qu'ils ne courent plus aux meurtres! Vive Flandre! Flandre pour l'éternité!
Et les dames l'applaudissant, criant grâce en voyant sa fière contenance.
La reine Marie tressaillait de tout son corps, elle pleura, ses dents claquèrent au froid de mort prochaine, & elle dit, raidissant bras & jambes:
- Mettez-moi dans mon lit, que j'aie chaud.
Et ainsi, suivant la prédiction de Katheline, la bonne sorcière, Philippe semait partout mort, sang & larmes.
Mais Ulenspiegel & Nele s'aimaient d'amour.
On était alors à la fin d'avril, tous les arbres en fleurs, toutes les plantes gonflées de sève attendaient Mai, qui vient sur la terre accompagné d'un paon, fleuri comme un bouquet & fait chanter les rossignols dans les arbres.
Souvent Ulenspiegel & Nele erraient à deux par les chemins. Nele se tenait au bras d'Ulenspiegel & de ses deux mains s'y accrochait. Ulenspiegel, prenant plaisir à ce jeu, passait souvent son bras autour de la taille de Nele, pour la mieux tenir, disait-il. Et elle était heureuse, mais elle ne parlait point.
Le vent roulait mollement sur les chemins le parfum des prairies; la mer au loin mugissait au soleil, paresseuse; Ulenspiegel était comme un jeune diable, tout fier, & Nele comme une petite sainte du Paradis, toute honteuse de son plaisir.
Elle appuyait la tête sur l'épaule d'Ulenspiegel, il lui prenait les mains &, cheminant, il la baisait au front, sur les joues & sur sa bouche mignonne. Mais elle ne parlait point.
Au bout de quelques heures, ils avaient chaud & soif, buvaient du lait chez le paysan, mais ils n'étaient point rafraîchis.
Et ils s'asseyaient au bord d'un fossé, sur le gazon. Nele, toute blême, était pensive, Ulenspiegel la regardait peureux:
- Tu es triste? disait-elle.
- Pourquoi? demandait-elle.
- Je ne le sais, disait-il, mais ces pommiers & cerisiers tout en fleurs, cet air tiède & comme chargé du feu de la foudre, ces pâquerettes s'ouvrant rougissantes sur les prés, l'aubépine, là, près de nous, dans les haies, toute blanche... Qui me dira pourquoi je me sens troublé & toujours prêt à mourir ou dormir? Et mon coeur bat si fort quand j'entends les oiseaux s'éveiller dans les arbres & que je vois les hirondelles revenues; alors, je veux aller plus loin que le soleil & la lune. Et tantôt j'ai froid, & tantôt j'ai
chaud: Ah! Nele! je voudrais n'être plus de ce bas monde, ou donner mille existences à celle qui m'aimerait...
Mais elle ne parlait point, & d'aise souriant regardait Ulenspiegel.
Le jour de la fête des Morts, Ulenspiegel sortit de Notre-Dame avec quelques vauriens de son âge. Lamme Goedzak s'était égaré parmi eux, comme une brebis au milieu des loups.
Lamme leur paya à tous largement à boire, car sa mère lui donnait, tous les dimanches & fêtes, trois patards.
Il s'en fut donc avec ses camarades In den rooden schildt à l'Écusson rouge, chez Jan van Liebeke, qui leur servit de la dobbele knollaert de Courtrai.
La boisson les échauffant, & causant de prières, Ulenspiegel déclara tout net que les messes des morts ne sont avantageuses qu'aux prêtres.
Mais il était un Judas en la bande: il dénonça Ulenspiegel comme hérétique. Malgré les larmes de Soetkin & les instances de Claes, Ulenspiegel fut pris & constitué prisonnier. Il resta dans une cave grillée pendant un mois & trois jours sans voir personne. Le geôlier lui mangeait les trois quarts de sa pitance. Dans l'entre-temps, on prit des informations sur sa bonne & mauvaise renommée. Il fut seulement trouvé que c'était un méchant gausseur, raillant sans cesse le prochain, mais n'ayant jamais médit de Monseigneur Dieu, de Madame la Vierge, ni de Messieurs les saints. Pour ce, la sentence fut douce; car il eût pu être marqué d'un fer rouge au visage & fouetté jusqu'au sang.
En considération de sa jeunesse, les juges le condamnèrent seulement à marcher derrière les prêtres, en chemise, nu-tête & pieds nus, & tenant un cierge à la main au milieu de la première procession qui sortirait de l'Église.
Ce fut le jour de l'Ascension.
Quand la procession fut sur le point de rentrer, il dut s'arrêter sous le porche de Notre-Dame & là s'écrier:
- Merci à monseigneur Jésus! Merci à messieurs les prêtres! Leurs prières
sont douces aux âmes du purgatoire, voire rafraîchissantes; car chaque Ave est un seau d'eau qui leur tombe sur le dos, & chaque Pater est une cuvelle.
Et le peuple l'écoutait en grande dévotion, non sans rire.
A la fête de la Pentecôte, il dut encore suivre la procession; il était en chemise, nu-pieds & tête nue, & tenait un cierge à la main. A son retour, debout sous le porche & tenant son cierge respectueusement, non sans faire quelques grimaces de gaudisserie, il dit à voix haute & claire:
- Si les prières des chrétiens sont d'un grand soulagement aux âmes du purgatoire, celles du doyen de Notre-Dame, saint homme parfait en la pratique de toutes les vertus, calment si bien les douleurs du feu que celui-ci se transforme en sorbets tout soudain. Mais les diables bourreaux n'en ont une miette.
Et le peuple d'écouter derechef en grande dévotion, non sans rire, & le doyen de sourire d'aise ecclésiastiquement.
Puis Ulenspiegel fut banni du pays de Flandre pour trois ans, sous condition de faire un pèlerinage à Rome & d'en revenir avec l'absolution du pape.
Claes dut payer trois florins pour cette sentence; mais il en donna encore un à son fils & le fournit de son costume de pèlerin.
Ulenspiegel fut navré le jour du départ en embrassant Claes & Soetkin, qui était toute en larmes, la dolente mère. Ils lui firent la conduite bien loin sur le chemin, en la compagnie de plusieurs bourgeois & bourgeoises.
Claes, en rentrant dans la chaumière, dit à sa femme:
- Commère, il est bien dur de condamner ainsi, pour quelques folles paroles, un si jeune garçon à cette dure peine.
- Tu pleures, mon homme, dit Soetkin; tu l'aimes plus que tu ne le montres, car tu éclates en sanglots de mâle, qui sont pleurs de lion.
Mais il ne répondit point.
Nele était allée se cacher dans la grange pour que nul ne vît qu'elle aussi pleurait Ulenspiegel. Elle suivit de loin Soetkin & Claes, les bourgeois & bourgeoises; quand elle vit son ami s'éloigner seul, elle courut à lui & lui sautant au cou:
- Tu vas trouver bien des belles dames par-là, dit-elle.
- Belles, je ne sais, répondit Ulenspiegel; mais fraîches comme toi, non, car le soleil les a toutes rôties.
Ils firent longtemps route ensemble: Ulenspiegel était tout songeur & disait parfois:
- Je leur ferai payer leurs messes des morts.
- Quelles messes & qui payera? demandait Nele.
- Tous les doyens, curés, clercs, bedeaux & autres matagots supérieurs ou subalternes qui nous paissent de billevesées. Si j'étais vaillant manouvrier, ils m'eussent volé en me faisant pèleriner le fruit de trois ans de labeur. Mais c'est le pauvre Claes qui paye. Ils me rendront mes trois ans au centuple, & je chanterai aussi pour eux la messe des morts de leur monnaie.
- Las! Thyl, sois prudent: ils te feraient brûler tout vif, répondait Nele.
- Je suis d'amiante, répondait Ulenspiegel.
Et ils se séparèrent, elle toute en larmes, & lui navré & colère.
Passant par Bruges sur le marché du mercredi, il y vit une femme promenée par le bourreau & ses valets, & une grande foule d'autres femmes criant & hurlant autour d'elle mille sales injures.
Ulenspiegel, lui voyant le haut de la robe garni de morceaux d'étoffe rouge, et portant au cou la pierre de justice, avec ses chaînes de fer, vit que c'était une femme qui avait vendu à son profit les corps jeunes & frais de ses filles. On lui dit qu'elle se nommait Barbe, était mariée à Jason Darue & allait dans ce costume être promenée de place en place jusqu'à ce qu'elle revînt au Grand-Marché, où elle serait mise sur un échafaud déjà dressé pour elle. Ulenspiegel la suivit avec la foule du peuple vociférant. Revenue au Grand-Marché, elle fut placée sur l'échafaud, liée à un poteau, & le bourreau mit devant elle un paquet d'herbes & un morceau de terre désignant la fosse.
On dit aussi à Ulenspiegel qu'elle avait été fouettée auparavant dans la prison.
Comme il s'en allait, il rencontra Henri le Marischal, bélître-brimbeur qui avait été pendu dans la châtellenie de West-Ypres & montrait encore
les marques des cordes autour de son cou. ‘Il avait été, disait-il, délivré étant en l'air en disant seulement une bonne prière à Notre-Dame de Hal, tellement que, par vrai miracle, les baillis & justiciers étant partis, les cordes qui ne le serraient plus déjà rompirent, qu'il tomba à terre & fut sain et sauf’.
Mais Ulenspiegel apprit plus tard que ce bélître délivré de la corde était un faux Henri Marischal, & qu'on le laissait courir débitant son mensonge parce qu'il était porteur d'un parchemin signé par le doyen de Notre-Dame de Hal, qui voyait, à cause du conte de ce Henri le Marischal, affluer par troupes en son église & le bien payer tous ceux qui, de près ou de loin, flairaient la potence. Et pendant bien longtemps Notre-Dame de Hal fut surnommée Notre-Dame des Pendus.
En ce temps-là, les inquisiteurs & théologiens représentèrent pour la deuxième fois à l'empereur Charles:
- Que l'Église se perdait; que son autorité était méprisée; que, s'il avait remporté tant d'illustres victoires, il le devait aux prières de la catholicité, qui maintenait haute sur son trône l'impériale puissance.
Un archevêque d'Espagne lui demanda que l'on coupât six mille têtes ou que l'on brûlât autant de corps, afin d'extirper aux Pays-Bas la maligne hérésie luthérienne. Sa Sainte Majesté jugea que ce n'était point assez.
Aussi, partout où passait terrifié le pauvre Ulenspiegel, il ne voyait que des têtes sur des poteaux, des jeunes filles mises dans des sacs & jetées toutes vives à la rivière; des hommes couchés nus sur la roue & frappés à grands coups de barres de fer, des femmes mises dans une fosse, de la terre sur elles, & le bourreau dansant sur leur poitrine pour la leur briser. Mais les confesseurs de ceux & celles qui s'étaient repentis auparavant gagnaient chaque fois douze sols.
Il vit à Louvain les bourreaux brûler trente luthériens à la fois & allumer le bûcher avec de la poudre à canon. A Limbourg, il vit une famille, hommes & femmes, filles & gendres, marcher au supplice en chantant des psaumes. L'homme qui était vieux cria pendant qu'il brûlait.
Et Ulenspiegel, ayant peur & douleur, cheminait sur la pauvre terre.
Dans les champs, il se secouait comme un oiseau, comme un chien détaché, & son coeur se réconfortait devant les arbres, les prairies & le clair soleil.
Ayant marché pendant trois jours, il vint aux environs de Bruxelles, en la puissante commune d'Uccle. Passant devant l'hôtellerie de la Trompe, il fut alléché par une céleste odeur de fricassées. Il demanda à un petit brimbeur qui, le nez au vent, se délectait au parfum des sauces, en l'honneur de qui s'élevait au ciel cet encens de festoiements? Celui-ci répondit que les frères de la Bonne-Trogne se devaient assembler après vêpres pour fêter la délivrance de la commune par les femmes & fillettes du temps jadis.
Ulenspiegel, voyant de loin une perche surmontée d'un papegay & tout autour des commères armées d'arcs, demanda si les femmes devenaient archers maintenant.
Le brimbeur, humant l'odeur des sauces, répondit que du temps du Bon Duc ces mêmes arcs, étant aux mains des femmes d'Uccle, avaient fait choir de vie à mort plus de cent brigands.
Ulenspiegel voulant en savoir davantage, le brimbeur lui dit qu'il ne parlerait plus tant il avait faim & soif, à moins qu'il ne lui donnât un patard pour le manger & pour le boire. Ulenspiegel le fit par pitié.
Aussitôt que le brimbeur eut le patard, il entra, comme un renard en un poulailler, en l'hôtellerie de la Trompe & revint en triomphe tenant une moitié de saucisson & une grosse miche de pain.
Soudain Ulenspiegel entendit un doux bruit de tambourins & de violes, & vit une grande troupe de femmes dansant, & parmi elles, une belle commère portant au cou une chaîne d'or.
Le brimbeur, qui riait d'aise d'avoir mangé, dit à Ulenspiegel que la jeune & belle commère était la reine du tir à l'arc, se nommait Mietje, femme de messire Renonckel, échevin de la commune. Puis il demanda à Ulenspiegel six liards pour boire: Ulenspiegel les lui bailla. Ayant ainsi mangé &
bu, le brimbeur s'assit sur son séant au soleil, & se cura les dents de ses ongles.
Quand les femmes archères aperçurent Ulenspiegel vêtu de son costume de pèlerin, elles se mirent à danser en rond autour de lui, disant:
- Bonjour, beau pèlerin; viens-tu de loin, pèlerin jeunet?
- Je viens de Flandre, beau pays abondant en fillettes amoureuses.
Et il songeait à Nele mélancoliquement.
- Quel fut ton crime? lui demandèrent-elles cessant leur danse.
- Je n'oserais le confesser tant il est grand, dit-il. Mais il est d'autres choses à moi qui ne sont point petites.
Elles de sourire & de demander pourquoi il devait voyager ainsi avec le bourdon, la besace, les coquilles d'huîtres?
- C'est, répondit-il, mentant un peu, pour avoir dit que les messes des morts sont avantageuses aux prêtres.
- Elles leur rapportent des deniers sonnants, répondirent-elles, mais elles sont avantageuses aux âmes du purgatoire.
- Je n'y étais point, répondit Ulenspiegel.
- Veux-tu manger avec nous, pèlerin? lui dit l'archère la plus mignonne.
- Je veux, dit-il, manger avec vous, te manger, toi & toutes les autres tour à tour, car vous êtes des morceaux de roi plus délicieux à croquer qu'ortolans, grives ou bécasses.
- Dieu te nourrisse, dirent-elles: c'est un gibier hors de prix.
- Comme vous toutes, mignonnes, répondit-il.
- Voire, dirent-elles, mais nous ne sommes pas à vendre.
- Et à donner? demanda-t-il.
- Oui, dirent-elles, des coups aux trop hardis. Et, s'il t'en faut, nous te battrons comme un tas de grain.
- Je m'en abstiens, dit-il.
- Viens manger, dirent-elles.
Il les suivit dans la cour de l'hôtellerie, joyeux de voir autour de lui ces faces fraîches. Soudain, il vit entrer dans la cour, en grande cérémonie, avec drapeau, trompette, flûte & tambourin, les frères de la Bonne-Trogne, portant grassement leur joyeux nom de confrérie. Comme ils le considéraient curieusement, les femmes leur dirent que c'était un pèlerin qu'elles avaient ramassé sur le chemin, & que, lui trouvant bonne trogne, pareille-
ment à leurs maris & fiancés, elles avaient voulu lui faire partager leurs festins.
Ceux-ci trouvèrent bon ce qu'elles disaient, & l'un dit:
- Pèlerin pèlerinant, veux-tu pèleriner à travers sauces & fricassées?
- J'y aurai des bottes de sept lieues, répondit Ulenspiegel.
Comme il allait entrer avec eux dans la salle du festin, il avisa, sur la route de Paris, douze aveugles qui cheminaient. Quand ils passèrent devant lui, se plaignant de faim & de soif, Ulenspiegel se dit qu'ils souperaient ce soir-là comme des rois, aux dépens du doyen d'Uccle, en mémoire des messes des morts.
Il alla à eux & leur dit:
- Voici neuf florins, venez manger. Sentez-vous l'odeur des fricassées?
- Las! dirent-ils, depuis une demi-lieue, sans espoir.
- Vous mangerez, dit Ulenspiegel, ayant maintenant neuf florins. Mais il ne les leur donna point.
- Béni sois-tu, dirent-ils.
Et conduits par Ulenspiegel, ils se mirent en rond autour d'une petite table, tandis que les frères de la Bonne-Trogne s'attablaient à une grande avec leurs commères & fillettes.
Parlant avec une assurance de neuf florins:
- Hôte, dirent fièrement les aveugles, donne-nous à manger & à boire ce que tu as de meilleur.
L'hôte, qui avait entendu parler des neuf florins, crut qu'ils étaient en leurs escarcelles & leur demanda ce qu'ils voulaient.
Tous alors, parlant à la fois, s'écrièrent:
- Des pois au lard, un hochepot de boeuf, de veau, de mouton & de poulet. - Les saucisses sont-elles faites pour les chiens? - Qui a flairé au passage des boudins noirs & blancs, sans les prendre au collet? Je les voyais, hélas! quand mes pauvres yeux me servaient de chandelles. - Où sont les koekebakken au beurre d'Anderlecht? Elles chantent dans la poêle, succulentes, croquantes, génératrices de pintes avalées. - Qui me mettra sous le nez des oeufs au jambon ou du jambon aux oeufs, ces tendres frères amis de gueule? - Où êtes-vous choesels célestes & nageant, viandes fières, au milieu de rognons, de crêtes de coq, de riz de veau, de queues de boeuf, de pieds de moutons, & force oignons, poivre, girofle, muscade, le tout à l'étuvée, & trois pintes de vin blanc pour la sauce? - Qui vous
amènera vers moi, divines andouilles, si bonnes que vous ne dites mot quand on vous avale? Vous veniez tout droit de Luy-lecker-land, le gros pays des heureux fainéants, lécheurs de sauces éternelles. Mais où êtes-vous, feuilles sèches des derniers automnes! - Je veux un gigot aux fèves. - Moi des panaches de cochon, ce sont leurs oreilles. - Moi un chapelet d'ortolans, les Pater y seraient des bécasses & un chapon gras en serait le Credo.
- Vous aurez une omelette de soixante oeufs, et comme poteaux indicateurs pour guider vos cuillers, cinquante boudins noirs, plantés tout fumants sur cette montagne de nourriture, & de la dobbel peterman par dessus: ce sera la rivière.
L'eau vint à la bouche des pauvres aveugles, & ils dirent:
- Sers-nous la montagne, les poteaux & la rivière.
Et les frères de la Bonne-Trogne & leurs commères, déjà assis à table avec Ulenspiegel, disaient que ce jour-là était pour les aveugles celui des ripailles invisibles, & que les pauvres hommes perdaient ainsi la moitié de leur plaisir.
Quand vint, toute fleurie de persil & de capucines, l'omelette portée par l'hôte & quatre coquassiers, les aveugles voulurent se jeter dedans & déjà y patrouillaient, mais l'hôte leur servit intègrement, non sans peine, à tous leur part en leur écuelle.
Les femmes archères furent attendries quand elles les virent bauffrer en soupirant d'aise, car ils avaient grand'faim & avalaient les boudins comme des huîtres. La dobbel peterman coulait en leurs estomacs comme des cascades tombant du haut des montagnes.
Quand ils eurent nettoyé leurs écuelles, ils demandèrent derechef des koekebacken, des ortolans & de nouvelles fricassées. L'hôte ne leur servit qu'un grand plat d'os de boeuf, de veau & de mouton nageant dans une bonne sauce. Il ne leur fit point leur part.
Quand ils eurent bien trempé leur pain & leurs mains jusqu'aux coudes dans la sauce & n'en retirèrent que des os de côtelette, de veau, de gigot, voire même quelques mâchoires de boeuf, chacun s'imagina que son voisin avait toute la viande, & ils s'entre-boutèrent furieusement leurs os sur la physionomie.
Les frères de la Bonne-Trogne, ayant ri tout leur soûl, mirent charitablement une part de leur festin dans le plat des pauvres hommes, & qui-
conque d'entre eux y cherchait un os de guerre, mettait la main sur une grive, sur un poulet, une alouette ou deux, tandis que les commères, leur tenant la tête penchée en arrière, leur versaient du vin de Bruxelles à boire à tire-larigot, & quand ils tâtaient en aveugles pour sentir d'où leur venaient ces ruisseaux d'ambroisie, ils n'attrapaient qu'une jupe & la voulaient retenir. Mais elle s'échappait subitement.
Si bien qu'ils riaient, buvaient, mangeaient, chantaient. Quelques-uns, flairant les mignonnes commères, couraient par la salle tout affolés, ensorcelés d'amour, mais de malicieuses fillettes les égaraient, &, se cachant derrière un frère de la Bonne-Trogne, leur disaient: ‘Baise-moi’. Ce qu'ils faisaient, mais au lieu de femme, ils baisaient la face barbue d'un homme & non sans rebuffades.
Les frères de la Bonne-Trogne chantèrent, ils chantèrent pareillement. Et les joyeuses commères souriaient d'aise tendre en voyant leur joie.
Quand furent passées ces heures succulentes, le baes leur dit:
- Vous avez bien mangé & bien bu, il me faut sept florins.
Chacun d'eux jura qu'il n'avait point la bourse & accusa son voisin. De là advint encore entre eux une bataille dans laquelle ils tâchaient de se cogner du pied, du poing & de la tête, mais ils ne le pouvaient & frappaient au hasard, car les frères de la Bonne-Trogne, voyant le jeu, les écartaient l'un de l'autre. Et les coups de pleuvoir dans le vide, sauf un qui tomba par malencontre sur le visage du baes qui, fâché, les souilla tous & ne trouva sur eux qu'un vieux scapulaire, sept liards, trois boutons de haut-de-chausses & leurs patenôtres.
Il voulut les jeter dans le trou aux cochons, et là les laisser au pain & à l'eau jusqu'à ce qu'on eût payé pour eux ce qu'ils devaient.
- Veux-tu, dit Ulenspiegel, que je me porte caution pour eux?
- Oui, répondit le baes, si quelqu'un se porte caution pour toi.
Les Bonnes-Trognes l'allaient faire, mais Ulenspiegel les en empêcha, disant:
- Le doyen sera caution, je le vais trouver.
Songeant aux messes des morts, il s'en fut chez le doyen & lui raconta comme quoi le baes de la Trompe, étant possédé du diable, ne parlait que de cochons & d'aveugles, les cochons mangeant les aveugles & les aveugles mangeant les cochons sous diverses formes impies de rôts & de fricassées. Pendant ces accès, le baes, disait-il, cassait tout au logis, & il le priait de venir délivrer le pauvre homme de ce méchant démon.
Le doyen le lui promit, mais dit qu'il ne pouvait y aller de suite, car il faisait en ce moment les comptes du chapitre & tâchait d'y trouver son profit.
Le voyant impatient, Ulenspiegel lui dit qu'il reviendrait avec la femme du baes & que le doyen lui parlerait lui-même.
- Venez tous deux, dit le doyen.
Ulenspiegel retourna chez le baes & lui dit:
- Je viens de voir le doyen, il se portera caution pour les aveugles. Pendant que vous veillerez sur eux, que la baesine vienne avec moi chez lui, il lui répétera ce que je viens de vous dire.
- Vas-y, commère, dit le baes.
La baesine s'en fut avec Ulenspiegel chez le doyen, qui ne cessait de chiffrer pour trouver son profit. Quand elle entra chez lui avec Ulenspiegel, il lui fit impatiemment signe de la main de se retirer, en lui disant:
- Tranquillise-toi, je viendrai en aide à ton homme dans un jour ou deux.
Et Ulenspiegel, revenant vers la Trompe, se disait à part lui: ‘Il payera cent florins, & ce sera ma première messe des morts.’
Et il s'en fut, & les aveugles pareillement.
Se trouvant, le lendemain, sur une chaussée au milieu d'une grande foule de gens, Ulenspiegel les suivit, & sut bientôt que c'était le jour du pèlerinage d'Alsemberg.
Il vit de pauvres vieilles cheminant pieds nus, à reculons, pour un florin & pour l'expiation des péchés de quelques grandes dames. Sur le bord de la chaussée, au son des rebecs, violes & cornemuses, plus d'un pèlerin menait noces de friture & ripailles de bruinbier. Et la fumée des ragoûts friands montait vers le ciel comme un suave encens de nourriture.
Mais il était d'autres pèlerins vilains, besoigneux & claque-dents, qui, payés par l'église, marchaient à reculons pour six sols.
Un petit bonhommet tout chauve, les yeux écarquillés, l'air farouche, sautillait à reculons derrière eux en récitant ses patenôtres.
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Primes Amours
Paul Lauters |
Ulenspiegel, voulant savoir pourquoi il singeait ainsi les écrevisses, se plaça devant lui, &, souriant, sauta du même pas. Les rebecs, fifres, violes & cornemuses, les geignements & marmonnements de pèlerins faisaient la musique de la danse.
- Jan van den Duivel, disait Ulenspiegel, est-ce pour tomber plus sûrement que tu cours de cette manière?
L'homme ne répondit point & continua de marmonner ses patenôtres.
- Peut-être, disait Ulenspiegel, veux-tu savoir combien il y a d'arbres sur la route. Mais n'en comptes-tu pas aussi les feuilles?
L'homme, qui récitait un Credo, fit signe à Ulenspiegel de se taire.
- Peut-être, disait celui-ci sautillant toujours devant lui & l'imitant, est-ce par suite de quelque subite folie que tu vas ainsi au rebours de tout le monde. Mais qui veut tirer d'un fou une sage réponse n'est lui-même pas sage. N'est-il pas vrai, Monsieur du poil pelé?
L'homme ne répondant point encore, Ulenspiegel continua de sautiller, mais en menant tant de bruit de ses semelles que le chemin en résonnait comme une caisse de bois.
- Peut-être, disait Ulenspiegel, êtes-vous muet, monsieur?
- Ave Maria, disait l'homme, gratia plena & benedictus fructus ventris lui, Jesu.
- Peut-être aussi êtes-vous sourd? dit Ulenspiegel. Nous l'allons voir: on dit que les sourds n'entendent point louanges ni injures. Voyons donc s'il est de peau ou d'airain le tympan de tes oreilles: Penses-tu, lanterne sans chandelle, simulacre de piéton, ressembler à un homme? Cela adviendra quand ils seront faits de loques. Où vit-on jamais cette trogne jaunâtre, cette tête pelée, sinon au champ de potences? N'as-tu point été pendu jadis?
Et Ulenspiegel dansait, & l'homme, qui entrait en fâcherie, courait à reculons colériquement & marmonnait ses patenôtres avec une secrète fâcherie.
- Peut-être, disait Ulenspiegel, n'entends-tu que le haut flamand, je te vais parler dans le bas: si tu n'es goulu, tu es ivrogne; si tu n'es ivrogne, buveur d'eau, tu es méchant constipé quelque part; si tu n'es constipé, tu es foirard; si tu n'es paillard, tu es chapon; s'il y a de la tempérance, ce n'est pas elle qui emplit la tonne de ton ventre, & si, sur les mille millions d'hommes qui peuplent la terre il n'y avait qu'un cocu, ce serait toi.
A ce propos, Ulenspiegel tomba sur son séant, les jambes en l'air, car
l'homme lui avait baillé un tel coup de poing sous le nez, qu'il en vit plus de cent chandelles. Puis, tombant subtilement sur lui, malgré le poids de sa bedaine, il le frappa partout, & les coups plurent comme grêle sur le maigre corps d'Ulenspiegel. Et le bâton de celui-ci tomba par terre.
- Apprends par cette leçon, lui dit l'homme, à ne point tarabuster les honnêtes gens allant en pèlerinage. Car, sache-le bien, je vais aussi à Alsemberg, selon la coutume, prier madame sainte Marie de faire avorter un enfant que ma femme conçut lorsque j'étais en voyage. Pour obtenir un si grand bienfait, il faut marcher & danser à reculons depuis le vingtième pas après sa demeure jusqu'au bas des degrés de l'église, sans parler. Las! il me faudra recommencer maintenant.
Ulenspiegel ayant ramassé son bâton, dit:
- Je vais t'y aider, vaurien, qui veux faire servir Notre Dame à tuer les enfants au ventre de leurs mères.
Et il se mit à battre le méchant cocu si cruellement qu'il le laissa pour mort sur le chemin.
Cependant montaient toujours vers le ciel les geignements des pèlerins, les sons des fifres, violes, rebecs & cornemuses, &, comme un pur encens, la fumée des fritures.
Claes, Soetkin & Nele devisaient ensemble au coin du feu, & s'entretenaient du pèlerin pèlerinant.
- Fillette, disait Soetkin, que ne peux-tu, par la force du charme de jeunesse, le garder toujours près de nous!
- Las! disait Nele, je ne le puis.
- C'est, répondait Claes, qu'il a un charme contraire qui le force à courir sans se reposer jamais, sinon pour faire besogne de gueule.
- Le laid méchant! soupirait Nele.
- Méchant, disait Soetkin, je le concède, mais laid, non. Si mon fils Ulenspiegel n'a point le visage à la grecque ou à la romaine, il n'en vaut
que mieux; car ils sont de Flandres ses pieds alertes, du Franc de Bruges son oeil fin & brun, & son nez & sa bouche faits par deux renards experts ès sciences de malices & sculptures.
- Qui donc lui fit, demanda Claes, ses bras de fainéant & ses jambes trop promptes à courir au plaisir?
- Son coeur trop jeune, répondit Soetkin.
Katheline guérit en ce temps-là, par des simples, un boeuf, trois moutons & un porc appartenant à Speelmann, mais ne put guérir une vache qui était à Jan Beloen. Celui-ci l'accusa de sorcellerie. Il déclara qu'elle avait jeté un charme à l'animal, attendu que, pendant qu'elle lui donnait les simples, elle le caressa & lui parla, sans doute en une langue diabolique, car une honnête chrétienne ne doit point parler à un animal.
Ledit Jan Beloen ajouta qu'il était voisin de Speelman, dont elle avait guéri les boeuf, moutons & porc, & si elle avait tué sa vache, c'était sans doute à l'instigation de Speelman, jaloux de voir que ses terres, à lui Beloen, étaient mieux labourées & rapportaient davantage que les siennes, à lui Speelman. Sur le témoignage de Pieter Meulemeester, homme de bonne vie & moeurs, & aussi de Jan Beloen, certifiant que Katheline était réputée sorcière à Damme, & avait sans doute tué la vache, Katheline fut appréhendée au corps & condamnée à être torturée jusqu'à ce qu'elle eût avoué ses crimes & méfaits.
Elle fut interrogée par un échevin qui était toujours furieux, car il buvait du brandevin toute la journée. Il fit, devant lui & ceux de la Vierschere mettre Katheline sur le premier banc de la torture.
Le bourreau la mit toute nue, puis il lui rasa les cheveux & tout le corps, regardant partout si elle ne cachait aucun charme.
N'ayant rien trouvé, il l'attacha par des cordes sur le banc de torture Elle dit alors:
- Je suis honteuse d'être nue ainsi devant ces hommes, madame sainte Marie, faites que je meure!
Le bourreau lui mit alors des linges mouillés sur la poitrine, le ventre & les jambes, puis levant le banc, il lui versa de l'eau chaude dans l'estomac en si grande quantité qu'elle parut toute gonflée. Puis il laissa retomber le banc.
L'échevin demanda à Katheline si elle voulait avouer son crime. Elle fit signe que non. Le bourreau versa encore de l'eau chaude, mais Katheline la vomit toute.
Alors, de l'avis du chirurgien, elle fut déliée. Elle ne parlait point, mais se frappait la poitrine pour dire que l'eau chaude l'avait brûlée. Quand l'échevin la vit reposée de cette première torture, il lui dit:
- Avoue que tu es sorcière, & que tu as jeté un charme sur la vache.
- Je n'avouerai point, dit-elle. J'aime toutes bêtes, tant qu'il est au pouvoir de mon faible coeur, & je me ferais plutôt mal à moi qu'à elles, qui ne se peuvent défendre. J'ai employé pour guérir la vache les simples qu'il faut.
- Tu lui as donné du poison, dit-il, car la vache est morte.
- Monsieur l'échevin, repondit Katheline, je suis ici devant vous, en votre pouvoir: j'ose vous dire, toutefois, qu'un animal peut mourir de maladie comme un homme, malgré l'assistance des chirurgiens & médecins. Et je jure par monseigneur Christ qui voulut bien mourir en croix pour nos péchés, que je n'ai voulu nul mal à cette vache, mais bien la guérir par simples remèdes.
L'échevin dit alors, furieux:
- Cette guenon du diable ne niera point sans cesse, qu'on la mette sur un autre banc de torture!
Et il but alors un grand verre de brandevin.
Le bourreau assit Katheline sur le couvercle d'un cercueil de chêne posé sur des tréteaux. Ledit couvercle, fait en forme de toit, était tranchant comme une lame. Un grand feu brûlait dans la cheminée, car on était pour lors en novembre.
Katheline, assise sur le cercueil & sur une broche en bois aiguë, fut chaussée de souliers trop étroits en cuir neuf & placée devant le feu. Quand elle sentit le bois tranchant du cercueil & la broche aiguë entrer dans ses chairs, & que la chaleur chauffa & rétrécit le cuir de ses souliers, elle s'écria;
- Je souffre mille douleurs! Qui me donnera du poison noir?
- Approchez-la du feu, dit l'échevin.
Puis interrogeant Katheline:
- Combien de fois, lui dit-il, chevauchas-tu un balai pour aller au sabbat? Combien de fois fis-tu périr le blé dans l'épi, le fruit sur l'arbre, le petit dans le ventre de sa mère? Combien de fois fis-tu de deux frères des ennemis jurés, & de deux soeurs des rivales pleines de haine?
Katheline voulut parler, mais elle ne le put, & elle agita les bras comme pour dire non. L'échevin dit alors:
- Elle ne parlera que lorsqu'elle sentira fondre au feu toute sa graisse de sorcière. Mettez-la plus près.
Katheline cria. L'échevin lui dit:
- Prie Satan qu'il te rafraîchisse.
Elle fit le geste de vouloir ôter ses souliers qui fumaient à l'ardeur du feu.
- Prie Satan qu'il te déchausse, dit l'échevin.
Dix heures sonnaient, qui étaient l'heure du dîner du furieux; il sortit avec le bourreau & le greffier, laissant Katheline seule devant le feu, dans la grange de torture.
A onze heures ils revinrent & trouvèrent Katheline assise, raide & immobile. Le greffier dit:
- Elle est morte, je pense.
L'échevin ordonna au bourreau d'ôter Katheline du cercueil & les souliers de ses pieds. Ne pouvant les ôter, celui-ci les coupa, & les pieds de Katheline furent vus rouges & saignants.
Et l'échevin, songeant à son repas, la regardait sans sonner mot; mais bientôt elle reprit ses sens, & tombant par terre, sans pouvoir se relever, nonobstant ses efforts, elle dit à l'échevin:
- Tu me voulus jadis pour épouse, mais maintenant tu ne m'auras plus. Quatre fois trois, c'est le nombre sacré & le treizième c'est le mari.
Puis, comme l'échevin voulait parler, elle lui dit:
- Demeure silencieux, il a l'ouïe plus fine que l'archange qui compte au ciel les battements du coeur des justes. Pourquoi viens-tu si tard? Quatre fois trois c'est le nombre sacré, il tue ceux qui me veulent.
- Elle reçoit le diable dans son lit.
- Elle est folle, à cause de la douleur de torture, dit le greffier.
Katheline fut ramenée en prison. Trois jours après, la chambre échevinale s'étant assemblée en la Vierschere, Katheline fut après délibération condamnée à la peine du feu.
Elle fut, par le bourreau & ses aides, menée sur le grand marché de Damme où était un échafaud sur lequel elle monta. Sur la place se tenaient le prévôt, le héraut & les juges.
Les trompettes du héraut de la ville sonnèrent trois fois, & celui-ci se tournant vers le peuple, dit:
- Le magistrat de Damme, ayant eu pitié de la femme Katheline, n'a point voulu lui bailler punition suivant l'extrême rigueur de la loi de la ville, mais afin de témoigner qu'elle est sorcière, ses cheveux seront brûlés, elle payera vingt carolus d'or d'amende, & sera bannie pour trois ans du territoire de Damme, sous peine d'un membre.
Et le peuple applaudit à cette rude douceur.
Le bourreau attacha alors Katheline au poteau, posa sur sa tête rasée une chevelure d'étoupes & y mit le feu. Et les étoupes brûlèrent longtemps & Katheline cria & pleura.
Puis elle fut détachée & menée hors du territoire de Damme sur un chariot, car elle avait les pieds brûlés.
Ulenspiegel étant alors à Bois-le-Duc en Brabant, Messieurs de la ville le voulurent nommer leur fou, mais il refusa cette dignité, disant: ‘Pèlerin pèlerinant ne peut follier de séjour, mais seulement par auberges & chemins.
En ce même temps, Philippe, qui était roi d'Angleterre, vint visiter ses futurs pays d'héritage, Flandres, Brabant, Hainaut, Hollande & Zélande. Il était alors en sa vingt-neuvième année; en ses yeux grisâtres habitaient aigre mélancolie, dissimulation farouche & cruelle résolution. Froid était son visage, roide sa tête couverte de fauves cheveux, roides aussi son torse maigre & ses jambes grêles. Lent était son parler & pâteux comme s'il eût eu de la laine dans la bouche.
Il visita, au milieu des tournois, joutes & fêtes, le joyeux duché de Brabant, le riche comté de Flandres & ses autres seigneuries. Partout il jura de garder les privilèges; mais lorsqu'à Bruxelles il fit serment sur l'Évangile d'observer la Bulle d'or de Brabant, sa main se contracta si fort qu'il dut la retirer du saint livre.
Il se rendit à Anvers, où l'on fit pour le recevoir vingt-trois arcs de triomphe. La ville dépensa deux cent quatre-vingt-sept mille florins pour payer ces arcs & aussi pour le costume de dix-huit cent septante-neuf marchands, tous vêtus de velours cramoisi, et pour la riche livrée de quatre cent seize laquais & les brillants accoutrements de soie de quatre mille bourgeois, tous vêtus de même. Maintes fêtes données par les rhétoriciens de toutes les villes du Pays-Bas, ou peu s'en faut.
Là furent vus, avec leurs fous & folles, le Prince d'Amour, de Tournai, monté sur une truie qui avait nom Astarté; le Roi des Sots, de Lille, qui menait un cheval par la queue & marchait derrière; le Prince de Plaisance, de Valenciennes, qui se plaisait à compter les pets de son âne; l'abbé de Liesse, d'Arras, qui buvait du vin de Bruxelles dans un flacon en forme de bréviaire, & c'était joyeuse lecture; l'Abbé des Paux-Pourvus, d'Ath, qui n'était pourvu que d'un linge troué & de bottines avachies; mais il avait un saucisson dont il se pourvoyait bien la bedaine; le Prévôt des Étourdis, jeune garçon monté sur une chèvre peureuse, & qui, trottant dans la foule, recevait à cause d'elle maints horions; l'Abbé du Plat d'Argent, du Quesnoy, qui, monté sur son cheval, faisait mine de s'asseoir dans un plat, disant ‘qu'il n'est si grosse bête que le feu ne puisse cuire.’
Et ils firent toutes sortes d'innocentes folies, mais le roi demeura triste & sévère.
Le soir même, le markgrave d'Anvers, les bourgmestres, capitaines & doyens, s'assemblèrent afin de trouver quelque jeu qui pût faire rire le roi Philippe.
- N'avez-vous point ouï parler d'un certain Pierkin Jacobsen, fou de la ville de Bois-le-Duc, & bien renommé pour ses joyeusetés?
- Eh bien! dit le markgrave, mandons-le céans, & qu'il fasse quelque agile tour, puisque notre fou a du plomb dans les bottines.
- Mandons-le céans, firent-ils.
Quand le messager d'Anvers vint à Bois-le-Duc, on lui dit que le fou Pierkin avait fait sa crevaille à force de rire, mais qu'il était en la ville un autre fou de passage nommé Ulenspiegel. Le messager le chercha en une taverne où il mangeait une fricassée de moules & faisait à une fillette une cotte avec les coquilles.
Ulenspiegel fut ravi, sachant que c'était pour lui que venait d'Anvers le courrier de la commune, monté sur un beau cheval du Vuern-Ambacht & en tenant un autre en bride.
Sans mettre pied à terre, le courrier lui demanda s'il savait où trouver un nouveau tour pour faire rire le roi Philippe.
- J'en ai une mine sous mes cheveux, répondit Ulenspiegel.
Ils s'en furent. Les deux chevaux courant à brides avalées portèrent à Anvers Ulenspiegel & le courrier.
Ulenspiegel comparut devant le markgrave, les deux bourgmestres & ceux de la commune:
- Que comptes-tu faire? lui demanda le markgrave.
- Voler en l'air, répondit Ulenspiegel.
- Comment t'y prendras-tu? demanda le markgrave.
- Savez-vous, lui demanda Ulenspiegel, ce qui vaut moins qu'une vessie qui crève?
- Je l'ignore, dit le markgrave.
- C'est un secret qu'on évente, répondit Ulenspiegel.
Cependant les hérauts des jeux, montés sur leurs beaux chevaux harnachés de velours cramoisi, chevauchèrent par toutes les grandes rues, places & carrefours de la ville, sonnant du clairon & battant le tambour. Ils annoncèrent ainsi aux signorkes & aux signorkinnes qu'Ulenspiegel, le fou de Damme, allait voler en l'air sur le quai, étant présents sur une estrade le roi Philippe, & sa haute, illustre & notable compagnie.
Vis-à-vis l'estrade était une maison bâtie à l'italienne, le long du toit de laquelle courait une gouttière. Une fenêtre de grenier s'ouvrait sur la gouttière.
Ulenspiegel, monté sur un âne, parcourut la ville ce jour-là. Un valet piéton courait à côté de lui. Ulenspiegel avait mis la belle robe de soie cramoisie que lui avaient donnée Messieurs de la commune. Son couvrechef était un capuchon cramoisi pareillement, où se voyaient deux oreilles d'âne avec un grelot au bout de chacune. Il portait un collier de médailles de cuivre où était repoussé en relief l'écu d'Anvers. Aux manches de la
robe tintait à un coude pointu un grelot doré. Il avait des souliers à patins dorés & un grelot au bout de chaque patin.
Son âne était caparaçonné de soie cramoisie, & portait sur chaque cuisse l'écu d'Anvers brodé en or fin.
Le valet agitait d'une main une tête d'âne & de l'autre un rameau au bout duquel tintinabulait une clarine de vache forestière.
Ulenspiegel, laissant dans la rue son valet & son cheval, monta dans la gouttière.
Là, agitant ses grelots, il ouvrit les bras tout grands comme s'il allait voler. Puis se penchant vers le roi Philippe, il dit:
- Je croyais qu'il n'y avait de fou à Anvers que moi, mais je vois que la ville en est pleine. Si vous m'aviez dit que vous alliez voler, je ne l'aurais pas cru; mais qu'un fou vienne vous dire qu'il le sera, vous le croyez. Comment voulez-vous que je vole, puisque je n'ai pas d'ailes?
Les uns riaient, les autres juraient, mais tous disaient:
- Ce fou dit pourtant la vérité.
Mais le roi Philippe demeura raide comme un roi de pierre.
Et ceux de la commune s'entre-dirent tout bas:
- Pas besoin n'était de faire de si grands festoiements pour une si aigre trogne.
Et ils donnèrent trois florins à Ulenspiegel, qui s'en fut, leur ayant de force rendu la robe de soie cramoisie.
‘Qu'est-ce que trois florins dans la poche d'un jeune gars, sinon un boulet de neige devant le feu, une bouteille pleine vis-à-vis de vous, buveurs au large gosier? Trois florins! Les feuilles tombent des arbres & y repoussent, mais les florins sortent des poches & n'y rentrent jamais; les papillons s'envolent avec l'été, & les florins aussi, quoiqu'ils pèsent deux estrelins & neuf as.’
Et ce disant, Ulenspiegel regardait bien ses trois florins.
‘Quelle fière mine, murmurait-il, a sur l'avers l'empereur Charles cuirassé, encasqué, tenant un glaive d'une main & de l'autre le globe de ce pauvre monde! Il est, par la grâce de Dieu, empereur des Romains, roi d'Espagne, etc., & il est bien gracieux pour nos pays, l'empereur cuirassé. Et voici sur le revers un écu où se voient gravées les armes de duc, comte, etc., de ses différentes possessions, avec cette belle légende: Da mihi virtutem contra hostes tuos: ‘Baille-moi vaillance contre tes ennemis.’ Il
fut vaillant, en effet, contre les réformés qui ont du bien à faire confisquer, et il en hérite. Ah! si j'étais l'empereur Charles, je ferais faire des florins pour tout le monde, & chacun étant riche, plus personne ne travaillerait.’
Mais Ulenspiegel avait eu beau regarder la belle monnaie, elle s'en était allée vers le pays de ruine au cliquetis des pintes & aux sonneries des bouteilles.
Tandis que sur la gouttière il s'était montré vêtu de soie cramoisie, Ulenspiegel n'avait pas vu Nele qui, dans la foule, le regardait souriante. Elle demeurait en ce moment à Borgerhout près d'Anvers, & pensa que si quelque fou devait voler devant le roi Philippe, ce ne pouvait être que son ami Ulenspiegel.
Comme il cheminait rêvassant sur la route, il n'entendit point un bruit de pas pressés derrière lui, mais sentit bien deux mains qui s'appliquaient sur ses yeux platement. Flairant Nele:
- Oui, dit-elle, je cours derrière toi depuis que tu es sorti de la ville. Viens avec moi.
- Mais, dit-il, où est Katheline?
- Tu ne sais pas, dit-elle, qu'elle fut torturée comme sorcière injustement, puis bannie de Damme pour trois ans, & qu'on lui brûla les pieds et des étoupes sur la tête. Je te dis ceci afin que tu n'aies pas peur d'elle, car elle est affolée à cause de la grande souffrance. Souvent elle passe d'entières heures regardant ses pieds & disant: ‘Hanske, mon diable doux, vois ce qu'ils ont fait à ta mie. Et ses pauvres pieds sont comme deux plaies.’ Puis elle pleure, disant: ‘Les autres femmes ont un mari ou un amoureux, moi je vis en ce monde comme une veuve.’ Je lui dis alors que son Hanske la prendra en haine si elle parle de lui devant d'autres que moi. Et elle m'obéit comme une enfant, sauf quand elle voit une vache ou un boeuf cause de sa torture; alors elle s'enfuit toute courante, sans que rien ne l'arrête, barrières, ruisseaux ni rigoles, jusqu'à ce qu'elle tombe de fatigue à l'angle d'un chemin ou contre le mur d'une ferme, où je vais la
ramasser et lui panser les pieds, qui alors saignent. Et je crois qu'en brûlant le paquet d'étoupes on lui a aussi brûlé le cerveau dans la tête.
Et tous deux furent marris songeant à Katheline.
Ils vinrent près d'elle et la virent assise sur un banc au soleil, contre le mur de sa maison. Ulenspiegel lui dit:
- Quatre fois trois, dit-elle, c'est le nombre sacré, & le treizième, c'est Thereb. Qui es-tu, enfant de ce méchant monde?
- Je suis, répondit-il, Ulenspiegel, fils de Soetkin & de Claes.
Elle hocha la tête & le reconnut; puis l'appelant du doigt & se penchant à son oreille:
- Si tu vois celui dont les baisers sont comme neige, dis-lui qu'il revienne, Ulenspiegel.
Puis montrant ses cheveux brûlés:
- J'ai mal, dit-elle; ils m'ont pris mon esprit, mais quand il viendra, il me remplira la tête, qui est toute vide maintenant. Entends-tu? elle sonne comme une cloche; c'est mon âme qui frappe à la porte pour partir, parce qu'il brûle. Si Hanske vient & ne veut pas me remplir la tête, je lui dirai d'y faire un trou avec un couteau: l'âme qui est là, frappant toujours pour sortir, me navre cruellement, & je mourrai, oui. Et je ne dors plus jamais, & je l'attends toujours, & il faut qu'il me remplisse la tête oui.
Et s'affaissant, elle gémit.
Et les paysans qui revenaient des champs pour aller dîner, tandis que la cloche les y appelait de l'église, passaient devant Katheline en disant:
Et Nele & Ulenspiegel pleuraient, & Ulenspiegel dut continuer son pèlerinage.
En temps-là pèlerinant il entra au service d'un certain Josse, surnommé le Kwaebakker, le boulanger fâché, à cause de son aigre trogne. Le Kwaebakker lui donna pour nourriture trois pains rassis par se-
maine, & pour logis une soupente sous le toit, où il pleuvait & ventait à merveille.
Se voyant si mal traité, Ulenspiegel lui joua différents tours & entre autres celui-ci: Quand on cuit de grand matin, il faut, la nuit, bluter la farine. Une nuit donc que la lune brillait, Ulenspiegel demanda une chandelle pour y voir & reçut de son maître cette réponse:
- Blute la farine au clair de lune.
Ulenspiegel obéissant bluta la farine par terre, là où brillait la lune.
Au matin, le Kwaebakker allant voir quelle besogne avait faite Ulenspiegel, le trouva blutant encore & lui dit:
- La farine ne coûte-t-elle plus rien qu'on la blute à présent par terre?
- J'ai bluté la farine au clair de lune comme vous me l'aviez ordonné, répondit Ulenspiegel.
- Ane bâté, c'était en un tamis qu'il le fallait faire.
- J'ai cru que la lune était un tamis de nouvelle invention, répondit Ulenspiegel. Mais la perte ne sera pas grande, je vais ramasser la farine.
- Il est trop tard, répondit le Kwaebakker, pour préparer la pâte & la faire cuire.
- Baes, la pâte du voisin est prête dans le moulin; veux-je l'aller prendre?
- Va à la potence, répondit le Kwaebakker, & cherche ce qui s'y trouve.
- J'y vais, baes, répondit Ulenspiegel.
Il courut au champ de potences, y trouva une main de voleur desséchée, la porta à Kwaebakker & dit:
- Voici une main de gloire qui rend invisibles tous ceux qui la portent. Veux-tu dorénavant cacher ton mauvais caractère?
- Je vais te signaler à la commune, répondit le Kwaebakker, & tu verras que tu as enfreint le droit du seigneur.
Quand ils se trouvèrent à deux devant le bourgmestre, le Kwaebakker, voulant défiler le chapelet des méfaits d'Ulenspiegel, vit qu'il ouvrait les yeux tout grands. Il en devint si colère qu'interrompant sa déposition, il lui dit:
- Ulenspiegel répondit: Tu m'as dit que tu m'accuserais de telle
façon que je verrais. Je cherche à voir, & c'est pourquoi je regarde.
- Sors de mes yeux, s'écria le boulanger.
- Si j'étais dans tes yeux, répondit Ulenspiegel, je ne pourrais, lorsque tu les fermes, sortir que par tes narines.
Le bourgmestre, voyant que c'était ce jour-là la foire aux billevesées, ne voulut plus les écouter davantage.
Ulenspiegel & le Kwaebakker sortirent ensemble, le Kwaebakker leva son bâton sur lui; Ulenspiegel l'évitant lui dit:
- Baes, puisqùe c'est avec des coups que l'on blute ma farine, prends- en le son: c'est ta colère; j'en garde la fleur: c'est ma gaieté.
Puis, lui montrant son faux visage:
- Et ceci, ajouta-t-il, c'est la gueule du four, si tu veux cuire.
Ulenspiegel pèlerinant se fût fait volontiers voleur de grands chemins, mais il en trouva les pierres trop lourdes au transport.
Il marchait au hasard sur la route d'Audenaerde, où se trouvait alors une garnison de reiters flamands chargés de défendre la ville contre les partis français qui ravageaient le pays comme des sauterelles.
Les reiters avaient à leur tête un certain capitaine, Frison de naissance, nommé Kornjuin. Eux aussi couraient le plat pays & pillaient le populaire, qui était ainsi, comme de coutume, mangé des deux côtés.
Tout leur était bon, poules, poulets, canards, pigeons, veaux & porcs. Un jour qu'ils revenaient chargés de butin, Kornjuin & ses lieutenants aperçurent, au pied d'un arbre, Ulenspiegel dormant & rêvant de fricassées.
- Que fais-tu pour vivre? demanda Kornjuin.
- Je meurs de faim, répondit Ulenspiegel.
- Pèleriner pour mes péchés, voir besogner les autres, danser sur la corde, pourtraire les visages mignons, sculpter des manches de couteau, pincer du Rommel-pot & sonner de la trompette.
Si Ulenspiegel parlait si hardiment de trompette, c'est parce qu'il avait appris que la place de veilleur du château d'Audenaerde était devenue vacante par suite de la mort d'un vieil homme qui occupait cet emploi.
- Tu seras trompette de la ville.
Ulenspiegel le suivit & fut placé sur la plus haute tour des remparts, en une logette bien éventée des quatre vents, sauf de celui du midi qui n'y soufflait que d'une aile.
Il lui fut recommandé de sonner de la trompette sitôt qu'il verrait les ennemis venir &, pour ce, de se tenir la tête libre & d'avoir toujours les yeux clairs: à ces fins, on ne lui donnerait pas trop à manger ni à boire.
Le capitaine & ses soudards demeuraient dans la tour & y festoyaient toute la journée aux frais du plat pays. Il fut tué & mangé là plus d'un chapon dont la graisse était le seul crime. Ulenspiegel, toujours oublié & devant se contenter de son maigre potage, ne se réjouissait point à l'odeur des sauces. Les Français vinrent & enlevèrent beaucoup de bétail; Ulenspiegel ne sonna point de la trompette.
Kornjuin monta près de lui & lui dit:
- Pourquoi n'as-tu pas sonné?
- Je ne vous rends point grâces de votre manger.
Le lendemain, le capitaine commanda un grand festin pour lui & ses soudards, mais Ulenspiegel fut encore oublié. Ils allaient commencer à baufrer, Ulenspiegel sonna de la trompette.
Kornjuin & ses soudards, croyant que c'étaient les Français, laissent là vins & viandes, montent sur leurs chevaux, sortent en hâte de la ville, mais ne trouvent rien dans la campagne qu'un boeuf ruminant au soleil & l'emmènent.
Pendant ce temps-là, Ulenspiegel s'était empli de vins & de viandes. Le capitaine en rentrant le vit qui se tenait debout, souriant & les jambes flageolantes à la porte de la salle du festin. Il lui dit:
- C'est faire besogne de traître de sonner l'alarme quand tu ne vois point l'ennemi, & de ne le sonner point quand tu le vois.
- Monsieur le capitaine, répondit Ulenspiegel, je suis dans ma tour tellement gonflé des quatre vents que je pourrais surnager comme une vessie, si je n'avais sonné de la trompette pour me soulager. Faites-moi
pendre maintenant, ou une autre fois quand vous aurez besoin de peau d'âne pour vos tambours.
Kornjuin s'en fut sans mot dire.
Cependant la nouvelle vint à Audenaerde que le gracieux empereur Charles allait se rendre en cette ville, bien noblement accompagné. A cette occasion, les échevins donnèrent à Ulenspiegel une paire de lunettes, afin qu'il pût bien voir venir Sa Sainte Majesté. Ulenspiegel devait sonner trois fois de la trompette aussitôt qu'il verrait l'empereur marcher sur Luppeghem, qui est à un quart de lieue de la Borg-poort.
Ceux de la ville auraient ainsi le temps de sonner les cloches, de préparer les boîtes d'artifice, de mettre les viandes au four & les broches aux barriques.
Un jour, vers midi, le vent venait de Brabant & le ciel était clair: Ulenspiegel vit, sur la route qui mène à Luppeghem, une grande troupe de cavaliers montés sur chevaux piaffant, les plumes de leurs toques volant au vent. D'aucuns portaient des bannières. Celui qui chevauchait en tête fièrement portait un bonnet de drap d'or à grandes plumes. Il était vêtu de velours brun brodé de brocatelle.
Ulenspiegel mettant ses lunettes vit que c'était l'empereur Charles Quint qui venait permettre à ceux d'Audenaerde de lui servir leurs meilleurs vins & leurs meilleures viandes.
Toute cette troupe allait au petit pas, humant l'air frais qui met en appétit, mais Ulenspiegel songea qu'ils faisaient de coutume grasse chère & pourraient bien jeûner un jour sans trépasser. Donc il les regarda venir & ne sonna point de la trompette.
Ils avançaient riant & devisant, tandis que Sa Sainte Majesté regardait en son estomac pour voir s'il y avait assez de place pour le dîner de ceux d'Audenaerde. Elle parut surprise & mécontente que nulle cloche rie sonnât pour annoncer sa venue.
Sur ce un paysan entra tout en courant annoncer qu'il avait vu chevaucher aux environs un parti français marchant sur la ville pour y manger & piller tout.
A ce propos le portier ferma la porte & envoya un valet de la commune avertir les autres portiers de la ville. Mais les reiters festoyaient sans rien savoir.
Sa Majesté avançait toujours, fâchée de n'entendre point sonnant, tonnant & pétaradant les cloches, canons & arquebusades. Prêtant en vain
l'oreille, elle n'ouït rien que le carillon qui sonnait la demi-heure. Elle arriva devant la porte, la trouva fermée & y frappa de son poing pour la faire ouvrir.
Et les seigneurs de sa suite, fâchés comme Elle, grommelaient d'aigres paroles. Le portier, qui était au haut des remparts, leur cria que s'ils ne cessaient ce vacarme il les arroserait de mitraille afin de rafraîchir leur impatience:
Mais Sa Majesté courroucée:
- Aveugle pourceau, dit-elle, ne reconnais-tu point ton empereur?
- Que les moins pourceaux ne sont pas toujours les plus dorés; qu'il savait au demeurant que les Français étaient bons gausseurs de leur nature, vu que l'empereur Charles, guerroyant présentement en Italie, ne pouvait se trouver aux portes d'Audenaerde.
Là-dessus Charles & les seigneurs crièrent davantage, disant:
- Si tu n'ouvres, nous te faisons rôtir au bout d'une lance. Et tu mangeras tes clefs préalablement.
Au bruit qu'ils faisaient, un vieux soudard sortit de la halle aux engins d'artillerie & montrant le nez au-dessus du mur:
- Portier, dit-il, tu t'abuses, c'est là notre empereur; je le reconnais bien, quoiqu'il ait vieilli depuis qu'il emmena, d'ici au château de Lalaing, Maria Van der Gheynst.
Le portier tomba comme raide mort de peur, le soudard lui prit les clefs & alla ouvrir la porte.
L'empereur demanda pourquoi on l'avait fait si longtemps attendre: le soudard le lui ayant dit, Sa Majesté lui ordonna de refermer la porte, de lui amener les reiters de Kornjuin auxquels il commanda de marcher devant lui en battant de leurs tambourins & jouant de leurs fifres.
Bientôt, une à une, les cloches s'éveillèrent pour sonner à toutes volées. Ainsi précédée, Sa Majesté vint avec un impérial fracas au Grand-Marché. Les bourgmestres & échevins y étaient assemblés; l'échevin Jan Guigelaer vint au bruit. Il rentra dans la salle des délibérations en disant:
- Keyser Karel is alhier! l'empereur Charles est ici!
Bien effrayés en apprenant cette nouvelle, les bourgmestres, échevins & conseillers sortirent de la maison commune pour aller, en corps, saluer l'empereur, tandis que leurs valets couraient par toute la ville pour faire
préparer les boîtes d'artifice, mettre au feu les volailles & planter les broches dans les fourneaux.
Hommes, femmes & enfants couraient partout en criant:
- Keyser Karel is op op 't groot marckt! l'empereur Charles est sur le Grand-Marché!
Bientôt la foule fut grande sur la place.
L'empereur, fort en colère, demanda aux deux bourgmestres s'ils ne méritaient point d'être pendus pour avoir ainsi manqué de respect à leur souverain.
Les bourgmestres répondirent qu'ils le méritaient en effet, mais qu'Ulenspiegel, trompette de la tour, le méritait davantage, attendu que, sur le bruit de la venue de Sa Majesté, on l'avait placé là, muni d'une bonne paire de besicles, avec ordre exprès de sonner de la trompette trois fois, aussitôt qu'il verrait venir le cortège impérial. Mais il n'en avait rien fait.
L'empereur, toujours fâché, demanda que l'on fît venir Ulenspiegel.
- Pourquoi, lui dit-il, ayant des besicles si claires, n'as-tu point sonné de la trompette à ma venue?
Ce disant, il se passa la main sur les yeux, à cause du soleil, & regarda Ulenspiegel.
Celui-ci passa aussi la main sur ses yeux & répondit que, depuis qu'il avait vu Sa Sainte Majesté regarder entre ses doigts, il n'avait plus voulu se servir de besicles.
L'empereur lui dit qu'il allait être pendu, le portier de la ville dit que c'était bien fait, & les bourgmestres furent si terrifiés de cette sentence, qu'ils ne répondirent mot, ni pour l'approuver ni pour y contredire.
Le bourreau & ses happe-chair furent mandés. Ils vinrent porteurs d'une échelle & d'une corde neuve, saisirent au collet Ulenspiegel, qui marcha devant les cent reîtres de Kornjuin, en se tenant coi & disant ses prières. Mais eux se gaussaient de lui amèrement.
Le peuple qui suivait disait:
- C'est une bien grande cruauté de mettre ainsi à mort un pauvre jeune garçon pour une si légère faute.
Et les tisserands étaient là en grand nombre & en armes & disaient:
- Nous ne laisserons point pendre Ulenspiegel; cela est contraire à la loi d'Audenaerde.
Cependant on vint au Champ de potences, Ulenspiegel fut hissé sur l'échelle, & le bourreau lui mit la corde. Les tisserands affluaient autour de
la potence. Le prévôt était là, à cheval, appuyant sur l'épaule de sa monture la verge de justice, avec laquelle il devait, sur l'ordre de l'empereur, donner le signal de l'exécution.
Tout le peuple assemblé criait:
- Grâce! grâce pour Ulenspiegel!
Ulenspiegel, sur son échelle, disait:
- Pitié! gracieux empereur!
L'empereur éleva la main & dit:
- Si ce vaurien me demande une chose que je ne puisse faire, il aura la vie sauve!
- Parle, Ulenspiegel, cria le peuple.
Les femmes pleuraient & disaient:
- Il ne pourra rien demander, le petit homme, car l'empereur peut tout.
- Sainte Majesté, dit Ulenspiegel, je ne vous demanderai ni de l'argent, ni des terres, ni la vie, mais seulement une chose pour laquelle vous ne me ferez, si je l'ose dire, ni fouetter, ni rouer, avant que je m'en aille au pays des âmes.
- Je te le promets, dit l'empereur.
- Majesté, dit Ulenspiegel, je demande qu'avant que je sois pendu, vous veniez baiser la bouche par laquelle je ne parle pas flamand.
L'empereur riant, ainsi que tout le peuple, répondit:
- Je ne puis faire ce que tu demandes, & tu ne seras point pendu, Ulenspiegel.
Mais il condamna les bourgmestres & échevins à porter, pendant six mois, des besicles derrière la tête, afin, dit-il, que si ceux d'Audenaerde ne voient pas par devant, ils puissent au moins voir par derrière.
Et par décret impérial, ces besicles se voient encore dans les armes de la ville.
Et Ulenspiegel s'en fut modestement, avec un petit sac d'argent que lui avaient donné les femmes.
Ulenspiegel étant à Liége, au marché aux poissons, suivit un gros jouvenceau qui, tenant sous un bras un filet plein de toutes sortes de volailles, en emplissait un autre d'églefins, de truites, d'anguilles & de brochets.
Ulenspiegel reconnut Lamme Goedzak.
- Que fais-tu ici, Lamme? dit-il.
- Tu sais, dit-il, combien ceux de Flandre sont bien venus en ce doux pays de Liège, moi, j'y suis mes amours. Et toi?
- Je cherche un maître à servir pour du pain, répondit Ulenspiegel.
- C'est bien sèche nourriture, dit Lamme. Il vaudrait mieux que tu fisses passer de plat à bouche un chapelet d'ortolans avec une grive pour le Credo.
- Tu es riche? lui demanda Ulenspiegel.
- J'ai perdu mon père, ma mère & ma jeune soeur qui me battait si fort; j'héritai de leur avoir & je vis avec une servante borgne, grand docteur ès fricassées.
- Veux-tu que je porte ton poisson & tes volailles? demanda Ulenspiegel.
Et ils vaguèrent à deux par le marché.
- Sais-tu pourquoi tu es fou?
- Non, répondit Ulenspiegel.
- C'est parce que tu portes ton poisson & ta volaille à la main, au lieu de les porter dans ton estomac.
- Tu l'as dit, Lamme, répondit Ulenspiegel; mais, depuis que je n'ai plus de pain, les ortolans ne veulent plus me regarder.
- Tu en mangeras, Ulenspiegel, dit Lamme, & me serviras si ma cuisinière veut de toi.
Tandis qu'ils cheminaient, Lamme montra à Ulenspiegel une belle, gente & mignonne fillette qui, vêtue de soie, trottait par le marché & regarda Lamme de ses yeux doux.
Un vieil homme, son père, marchait derrière elle, chargé de deux filets, l'un de poissons, l'autre de gibier.
- Celle-là, dit Lamme la montrant, j'en ferai ma femme.
- Oui, dit Ulenspiegel, je la connais, c'est une Flamande de Zotteghem, elle demeure rue Vinave-d'Isle, & les voisins disent que sa mère balaye la rue, devant la maison, à sa place, & que son père repasse ses chemises.
Mais Lamme ne répondit point & dit tout joyeux:
Ils vinrent à deux au logis de Lamme, près du Pont-des-Arches, & frappèrent à la porte. Une servante borgne vint leur ouvrir. Ulenspiegel vit qu'elle était vieille, longue, plate & farouche.
- La Sanginne, lui dit Lamme, veux-tu de celui-ci pour t'aider en ta besogne?
- Je le prendrai à l'épreuve, dit-elle.
- Prends-le donc, dit-il, & fais-lui essayer les douceurs de ta cuisine.
La Sanginne mit alors sur la table trois boudins noirs, une pinte de cervoise & une grosse miche de pain.
Pendant qu'Ulenspiegel mangeait, Lamme grignotait aussi un boudin:
- Sais-tu, lui dit-il, où notre âme habite?
- Non, Lamme, dit Ulenspiegel.
- C'est dans notre estomac, repartit Lamme, pour le creuser sans cesse & toujours en notre corps, renouveler la force de vie. Et quels sont les meilleurs compagnons? Ce sont tous bons & fins mangers & vin de Meuse par-dessus.
- Oui, dit Ulenspiegel; les boudins sont une agréable compagnie à l'âme solitaire.
- Il en veut encore, donne-lui-en, la Sanginne, dit Lamme.
La Sanginne en donna de blancs, cette fois, à Ulenspiegel.
Pendant qu'il bauffrait, Lamme, devenu songeur, disait: - Quand je mourrai, mon ventre mourra avec moi, & là-dessous, en purgatoire, on me laissera jeûnant, promenant ma bedaine flasque & vide.
- Les noirs me semblaient meilleurs dit Ulenspiegel.
- Tu en as mangé six, répondit la Sanginne, & tu n'en auras plus.
- Tu sais, dit Lamme, que tu seras bien traité ici & mangeras comme moi.
- Je retiendrai cette parole, répondit Ulenspiegel.
Ulenspiegel, voyant qu'il mangeait comme lui, était heureux. Les boudins avalés lui donnaient un si grand courage, que ce jour-là il fit reluire tous les chaudrons, poêles & coquasses comme des soleils.
Vivant bien en cette maison, il hantait volontiers cave & cuisine, laissant aux chats le grenier. Un jour, la Sanginne eut deux poulets à rôtir & dit à Ulenspiegel de tourner la broche, tandis qu'elle irait chercher au marché, des fines herbes pour l'assaisonnement.
Les deux poulets étant rôtis, Ulenspiegel en mangea un.
La Sanginne, en rentrant, dit:
- Il y avait deux poulets, je n'en vois plus qu'un.
- Ouvre ton autre oeil, tu les verras tous deux, répondit Ulenspiegel.
Elle alla toute fâchée raconter le fait à Lamme Goedzak, qui descendit à la cuisine & dit à Ulenspiegel:
- Pourquoi te moques-tu de ma servante? Il y avait deux poulets.
- En effet, Lamme, dit Ulenspiegel, mais quand j'entrai ici, tu me dis que je boirais & mangerais comme toi. Il y avait deux poulets, j'ai mangé l'un, tu mangeras l'autre, ma joie est passée, la tienne est à venir, n'es-tu pas plus heureux que moi?
- Oui, dit Lamme souriant, mais fais bien ce que la Sanginne te commandera & tu n'auras que demi-besogne.
- J'y veillerai, Lamme, répondit Ulenspiegel.
Aussi, chaque fois que la Sanginne lui commandait de faire quelque chose, il n'en faisait que la moitié; si elle lui disait d'aller puiser deux seaux d'eau, il n'en rapportait qu'un; si elle lui disait d'aller remplir au tonneau un pot de cervoise, il en versait en chemin la moitié dans son gosier & ainsi du reste.
Enfin, la Sanginne, lasse de ces façons, dit à Lamme que si ce vaurien restait encore au logis, elle en sortirait tout de suite.
Lamme descendit près d'Ulenspiegel & lui dit:
- Il faut partir, mon fils, nonobstant que tu aies pris bon visage en cette maison. Écoute chanter ce coq, il est deux heures de l'après-midi, c'est un présage de pluie. Je voudrais bien ne pas te mettre dehors par le mauvais temps qu'il va faire; mais songe, mon fils, que la Sanginne, par ses fricassées, est la gardienne de ma vie: je ne puis, sans risquer une mort prochaine, la laisser me quitter. Va donc, mon garçon, à la grâce de Dieu, & prends, pour égayer ta route, ces trois florins & ce chapelet de cervelas.
Et Ulenspiegel s'en fut penaud, regrettant Lamme & sa cuisine.
Novembre vint à Damme & ailleurs, mais l'hiver fut tardif. Point de neige, de pluie, ni de froidure; le soleil luisait du matin au soir, sans pâlir; les enfants se roulaient dans la poussière des rues & des chemins; à l'heure du repos, après le souper, les marchands, boutiquiers, orfèvres, charrons & manouvriers venaient, sur le pas de leur porte, regarder le ciel toujours bleu, les arbres dont les feuilles ne tombaient pas, les cigognes se tenant sur le faîte des toits & les hirondelles qui n'étaient point parties. Les roses avaient fleuri trois fois, & pour la quatrième étaient en boutons; les nuits étaient tièdes, les rossignols n'avaient pas cessé de chanter.
- L'hiver est mort, brûlons l'hiver.
Et ils fabriquèrent un gigantesque mannequin ayant un museau d'ours, une longue barbe de copeaux, une épaisse chevelure de lin. Ils le vêtirent d'habits blancs & le brûlèrent en grande cérémonie.
Claes brassait mélancolie, il ne bénissait point le ciel toujours bleu, ni les hirondelles qui ne voulaient point partir. Car plus personne à Damme ne brûlait de charbon sinon pour la cuisine, & chacun en ayant assez n'en allait point acheter chez Claes, qui avait dépensé toute son épargne à payer son approvisionnement.
Donc, si se tenant sur le pas de sa porte, le charbonnier sentait se rafraîchir le bout du nez à quelque souffle de vent aigrelet.
- Ah! disait-il, c'est mon pain qui me vient!
Mais le vent aigrelet ne continuait point de souffler, & le ciel restait toujours bleu, & les feuilles ne voulaient point tomber. Et Claes refusa de vendre à moitié prix son approvisionnement d'hiver à l'avare Grypstuiver, le doyen des poissonniers. Et bientôt le pain manqua dans la chaumine.
Mais le roi Philippe n'avait pas faim, & mangeait des pâtisseries auprès de sa femme Marie la laide, de la royale famille des Tudors. Il ne l'aimait point d'amour, mais espérait, en fécondant cette chétive, donner à la nation anglaise un monarque espagnol.
Mal lui en prit de cette union qui fut celle d'un pavé & d'un tison ardent. Ils s'unirent toutefois suffisamment pour faire noyer & brûler par centaines les pauvres réformés.
Quand Philippe n'était point absent de Londres, ni sorti déguisé pour s'aller ébattre en quelque mauvais lieu, l'heure du coucher réunissait les deux époux.
Alors la reine Marie, vêtue de belle toile de Tournay & de dentelles d'Irlande, s'adossait au lit nuptial, tandis que Philippe se tenait devant elle, droit comme un poteau & regardait s'il ne verrait point en sa femme quelque signe de maternité; mais ne voyant rien, il se fâchait, ne disait mot & se regardait les ongles.
Alors la goule stérile parlait tendrement & de ses yeux, qu'elle voulait faire doux, priait d'amour le glacial Philippe. Larmes, cris, supplications, elle n'épargnait rien pour obtenir une tiède caresse de celui qui ne l'aimait point.
Vainement, joignant les mains, elle se traînait à ses pieds; en vain, comme une femme folle, elle pleurait & riait à la fois pour l'attendrir; le rire ni les larmes ne fondaient la pierre de ce coeur dur.
En vain, comme un serpent amoureux, elle l'enlaçait de ses bras minces & serrait contre sa poitrine plate la cage étroite où vivait l'âme rabougrie du roi de sang; il ne bougeait pas plus qu'une borne.
Elle tâchait, la pauvre laide, de se faire gracieuse; elle le nommait de tous les doux noms que les affolées d'amour donnent à l'amant de leur choix; Philippe regardait ses ongles.
- N'auras-tu pas d'enfants?
A ce propos, la tête de Marie retombait sur sa poitrine.
- Est-ce de ma faute, disait-elle, si je suis inféconde? Aie pitié de moi: je vis comme une veuve.
- Pourquoi n'as-tu pas d'enfants? disait Philippe.
Alors la reine tombait sur le tapis comme frappée de mort. Et il n'y avait en ses yeux que des larmes, & elle eût pleuré du sang, si elle l'eût pu, la pauvre goule.
Et ainsi Dieu vengeait sur leurs bourreaux les victimes dont ils avaient jonché le sol de l'Angleterre.
Le bruit courait dans le public que l'empereur Charles allait ôter aux moines la libre héritance de ceux qui mouraient dans leur couvent, ce qui déplaisait grandement au Pape.
Ulenspiegel étant alors sur les bords de la Meuse pensa que l'empereur trouverait ainsi son profit partout, car il héritait quand la famille n'héritait point. Il s'assit sur les bords du fleuve & y jeta sa ligne bien amorcée. Puis, grignotant un vieux morceau de pain bis, il regretta de n'avoir pas de vin de Romagne pour l'arroser, mais il pensa qu'on ne peut pas avoir toujours ses aises.
Cependant il jetait de son pain à l'eau, disant que celui qui mange sans partager son repas avec le prochain n'est pas digne de manger.
Survint un goujon qui vint d'abord flairer une miette, la lécha de ses babouines & ouvrit sa gueule innocente, croyant sans doute que le pain y allait tomber de soi. Tandis qu'il regardait ainsi en l'air, il fut tout soudain avalé par un traître brochet qui s'était lancé sur lui comme une flèche.
Le brochet en fit de même à une carpe qui prenait des mouches au vol, sans souci du danger. Ainsi bien repu, il se tint immobile entre deux eaux, dédaignant le fretin qui d'ailleurs s'éloignait de lui à toutes nageoires. Tandis qu'il se prélassait ainsi, survint rapide, vorace, la gueule béante, un brochet à jeun qui, d'un bond, s'élança sur lui. Un furieux combat s'engagea entre eux; il fut donné là d'immortels coups de gueule; l'eau était rouge de leur sang. Le brochet qui avait dîné se défendait mal contre celui qui était à jeun; toutefois celui-ci, s'étant éloigné, reprit
son élan & se lança comme une balle sur son adversaire qui, l'attendant la gueule béante, lui avala la tête plus d'à moitié, voulut s'en débarrasser, mais ne le put à cause de ses dents recourbées. Et tous deux se débattaient tristement.
Ainsi accrochés, ils ne virent point un fort hameçon qui, attaché à une cordelette de soie, monta du fond de l'eau, s'enfonça sous la nageoire du brochet qui avait dîné, le tira de l'eau avec son adversaire & les jeta tous deux sur le gazon sans égards.
Ulenspiegel en les égorgeant dit:
- Brochets, mes mignons, seriez-vous le pape & l'empereur s'entre-mangeant l'un l'autre, & ne serais-je point le populaire qui, à l'heure de Dieu, vous happe au croc, tous deux en vos batailles?
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Le pape et l'empereur
Théodore Fourmois |
Cependant Katheline, qui n'avait point quitté Borgerhout, ne cessait de vaguer dans les environs, disant toujours: ‘Hanske, mon homme, ils ont fait du feu sur ma tête: fais-y un trou afin que mon âme sorte. Las! elle y frappe toujours & à chaque coup c'est cuisante douleur.’
Et Nele la soignait en sa folie, & près d'elle songeait dolente à son ami Ulenspiegel.
Et à Damme Claes liait ses cotrets, vendait son charbon & maintes fois entrait en mélancolie songeant qu'Ulenspiegel le banni ne pourrait de longtemps rentrer en la chaumine.
Soetkin se tenait tout le jour à la fenêtre regardant si elle ne verrait point venir son fils Ulenspiegel.
Celui-ci, étant arrivé aux environs de Cologne, songea qu'il avait présentement le goût de cultiver les jardins.
Il s'alla offrir en qualité de garçon à Jan de Zuursmoel, lequel étant capitaine de landsknechts, avait failli être pendu faute de rançon & avait en grande horreur le chanvre qui, en langage flamand, se disait alors kenniPage
Un jour, Jan de Zuursmoel, voulant montrer à Ulenspiegel la besogne à faire, le mena au fond de son clos & là ils virent un journal de terre, voisin du clos, tout planté de vert kenniPage
Jan de Zuursmoel dit à Ulenspiegel:
- Chaque fois que tu verras de cette laide plante, il la faut vilipender honteusement, car c'est elle qui sert aux roues & aux potences.
- Je la vilipenderai, répondit Ulenspiegel.
Jan de Zuursmoel, étant un jour à table avec quelques amis de gueule, le cuisinier dit à Ulenspiegel:
- Va dans la cave & prends-y du zennip, qui est de la moutarde.
Ulenspiegel, entendant malicieusement kennip au lieu de zennip, vilipenda honteusement le pot de zennip dans la cave & revint le porter sur la table, non sans rire.
- Pourquoi ris-tu? demanda Jan de Zuursmoel. Penses-tu que nos naseaux soient d'airain? Mange de ce zennip, puisque toi-même tu l'as préparé.
- J'aime mieux des grillades à la cannelle, répondit Ulenspiegel.
Jan de Zuursmoel se leva pour le battre.
- Il y a, dit-il, du vilipendement dans ce pot de moutarde.
- Baes, répondit Ulenspiegel, ne vous souvient-il plus du jour où j'allais vous suivant au bout de votre clos? Là, vous me dites, en me montrant le zennip: ‘Partout où tu verras cette plante, vilipende-la honteusement, car c'est elle qui sert aux roues & aux potences.’ Je la vilipendai, baes, je la vilipendai avec grand affront; n'allez pas me meurtrir pour mon obéissance.
- J'ai dit kennip & non zennip, s'écria furieusement Jan Zuursmoel.
- Baes, vous avez dit zennip & non kennip, repartit Ulenspiegel.
Ils se disputèrent ainsi pendant longtemps. Ulenspiegel parlant humblement; Jan de Zuursmoel criant comme un aigle & mêlant ensemble zennip, kennip, kemp, zemp, zemp, kemp, zemp, comme un écheveau de soie torse.
Et les convives riaient comme des diables, mangeant des côtelettes de dominicains & des rognons d'inquisiteurs.
Mais Ulenspiegel dut quitter Jan de Zuursmoel.
Nele était toujours bien marrie pour elle-même & sa mère affolée.
Ulenspiegel se loua à un tailleur qui lui dit:
- Lorsque tu coudras, couds serré, afin que je n'y voie rien.
Ulenspiegel alla s'asseoir sous un tonneau & là commença à coudre.
- Ce n'est pas cela que je veux dire, cria le tailleur.
- Je me serre en un tonneau; comment voulez-vous que l'on y voie? répondit Ulenspiegel.
- Viens, dit le tailleur, rassieds-toi là sur la table & pique tes points serrés l'un près de l'autre, & fais l'habit comme ce louPage - Loup était le nom d'un justaucorps de paysan.
Ulenspiegel prit le justaucorps, le tailla en pièces & les cousit de façon à lui donner la ressemblante figure d'un louPage
Le tailleur, voyant cela, s'écria:
- Qu'as-tu fait, de par le diable?
- Un loup, répondit Ulenspiegel.
- Méchant gausseur, repartit le tailleur, je t'avais dit un loup, c'est vrai, mais tu sais que loup se dit d'un justaucorps de paysan.
Quelque temps après il lui dit:
- Garçon, jette les manches à ce pourpoint avant que tu n'ailles te mettre au lit.
Ulenspiegel accrocha le pourpoint à un clou & passa toute la nuit à y jeter les manches.
Le tailleur vint au bruit.
- Vaurien, lui dit-il, quel nouveau & méchant tour me joues-tu là?
- Est-ce là un méchant tour? répondit Ulenspiegel. Voyez ces manches, je les ai jetées toute la nuit contre le pourpoint, & elles n'y tiennent pas encore.
- Cela va de soi, dit le tailleur, c'est pourquoi je te jette à la rue; vois si tu y tiendras davantage.
Cependant Nele, quand Katheline était chez quelque bon voisin bien gardée, Nele s'en allait loin, bien loin toute seule, jusqu'à Anvers, le long de l'Escaut ou ailleurs, cherchant toujours, & sur les barques du fleuve, & sur les chemins poudreux, si elle ne verrait point son ami Ulenspiegel.
Se trouvant à Hambourg un jour de foire, il vit des marchands partout, & parmi eux quelques vieux juifs vivant d'usure & de vieux clous.
Ulenspiegel, voulant aussi être marchand, vit gisant à terre quelques crottins de cheval & les porta à son logis, qui était un redan du mur du rempart. Là, il les fit sécher. Puis il acheta de la soie rouge & verte, en fit des sachets, y mit les crottins de cheval & les ferma d'un ruban, comme s'ils eussent été pleins de musc.
Puis il se fit avec quelques planches un bac en bois, le suspendit à son cou au moyen de vieilles cordes & vint au marché, portant devant lui le bac rempli de sachets. Le soir, pour les éclairer, il allumait au milieu une petite chandelle.
Quand on venait lui demander ce qu'il vendait, il répondait mystérieusement:
- Je vous le dirai, mais ne parlons pas trop haut.
- Qu'est-ce donc? demandaient les chalands.
- Ce sont, répondait Ulenspiegel, des graines prophétiques venues directement d'Arabie en Flandre & préparées avec grand art par maître Abdul-Médil, de la race du grand Mahomet.
Certains chalands s'entre-disaient:
- C'est un pèlerin venant de Flandre, disaient-ils; ne l'entendez-vous pas à son parler?
Et les loqueteux, marmiteux & guenillards venaient à Ulenspiegel & lui disaient:
- Donne-nous de ces graines prophétiques.
- Quand vous aurez des florins pour en acheter, répondait Ulenspiegel.
Et les pauvres marmiteux, loqueteux & guenillards de s'en aller penauds en disant:
- Il n'est de joie en ce monde que pour les riches.
Le bruit de ces graines à vendre se répandit bientôt sur le marché. Les bourgeois se disaient l'un à l'autre:
- Il y a là un Flamand qui tient des graines prophétiques bénies à Jérusalem sur le tombeau de Notre-Seigneur Jésus; mais on dit qu'il ne veut pas les vendre.
Et tous les bourgeois de venir à Ulenspiegel & de lui demander de ses graines.
Mais Ulenspiegel, qui voulait de gros bénéfices, répondait qu'elles n'étaient pas allez mûres, & il avait l'oeil sur deux riches juifs qui vaguaient par le marché.
- Je voudrais bien savoir, disait l'un des bourgeois, ce que deviendra mon vaisseau qui est sur la mer.
- Il ira jusqu'au ciel, si les vagues sont assez hautes, répondait Ulenspiegel.
Un autre disait lui montrant sa fillette mignonne, toute rougissante:
- Celle-ci tournera à bien sans doute?
- Tout tourne à ce que nature veut, répondait Ulenspiegel, car il venait de voir la fillette donner une clef à un jeune gars qui, tout bouffi d'aise, dit à Ulenspiegel:
- Monsieur du marchand, baillez-moi un de vos sacs prophétiques, afin que j'y voie si je dormirai seul cette nuit.
- Il est écrit, répondait Ulenspiegel, que celui qui sème le seigle de séduction récolte l'ergot de cocuage.
- A qui en as-tu? dit-il.
- Les graines disent, répondit Ulenspiegel, qu'elles te souhaitent un heureux mariage & une femme qui ne te coiffe point du chapeau de Vulcain. Connais-tu ce couvre-chef?
- Car celle, dit-il, qui donne des arrhes sur le marché de mariage laisse après aux autres pour rien toute la marchandise.
Sur ce, la fillette, voulant feindre l'assurance, dit:
- Voit-on tout cela dans les sachets prophétiques?
- On y voit aussi une clef, lui dit tout bas à l'oreille Ulenspiegel.
Mais le jeune gars s'en était allé avec la clef.
Soudain Ulenspiegel aperçut un voleur détachant d'un étal de charcutier un saucisson d'une aune & le mettant sous son manteau. Mais le marchand ne le vit pas. Le voleur, tout joyeux, vint à Ulenspiegel & lui dit:
- Que vends-tu là, prophète de malheur?
- Des sachets où tu verras que tu seras pendu pour avoir trop aimé-les saucisses, répondait Ulenspiegel.
A ce propos, le voleur s'enfuit prestement, tandis que le marchand volé criait:
- Au larron! sus au larron!
Pendant qu'Ulenspiegel parlait, les deux riches juifs, qui avaient écouté avec grande attention, s'approchèrent de lui & lui dirent:
- Que vends-tu là, Flamand?
- Des sachets, répondit Ulenspiegel.
- Que voit-on, demandèrent-ils, au moyen de tes graines prophétiques?
- Les événements futurs, quand on les suce, répondit Ulenspiegel.
Les deux juifs se concertèrent, & le plus âgé dit à l'autre:
- Verrions ainsi quand notre Messie viendra; ce serait pour nous une grande consolation. Achetons un de ces sachets. Combien les vends-tu? dirent-ils.
- Cinquante florins, répondit Ulenspiegel. Si vous ne voulez pas me les payer, troussez votre bagage. Celui qui n'achète pas le champ doit laisser le fumier où il est.
Voyant Ulenspiegel si décidé, ils lui comptèrent son argent, emportèrent l'un des sachets & s'en furent en leur lieu d'assemblée, où bientôt accoururent en foule tous les juifs, sachant que l'un des deux vieux avait acheté un secret par lequel il pouvait savoir & annoncer la venue du Messie.
Connaissant le fait, ils voulurent sucer sans payer au sachet prophétique; mais le plus vieux, qui l'avait acheté & se nommait Jéhu, prétendit le faire seul.
- Fils d'Israël, dit-il tenant en main le sachet, les chrétiens se moquent de nous, on nous chasse d'entre les hommes & l'on crie après nous comme après des larrons. Les Philistins veulent nous abaisser plus bas que la terre; ils nous crachent au visage, car Dieu a détendu nos arcs & a secoué le frein devant nous. Faudra-t-il longtemps encore, Seigneur, Dieu d'Abraham, d'Isaac & de Jacob, que le mal nous arrive lorsque nous atten-
dons le bien, & quand nous espérons la clarté que les ténèbres viennent? Paraîtras-tu bientôt sur la terre, divin Messie? Quand les chrétiens se cacheront-ils dans les cavernes & dans les trous de la terre à cause de la frayeur qu'ils auront de toi & de ta gloire magnifique lorsque tu te lèveras pour les châtier?
Et les juifs de s'exclamer:
- Viens, Messie! Suce, Jéhu!
Jéhu suça & rendant sa gorge, s'exclama piteusement:
- Je vous le dis, en vérité, ceci n'est que du bren, & le pèlerin de Flandres est un larron.
Tous les juifs alors, se précipitant, ouvrirent le sachet, virent ce qu'il contenait & allèrent en grande rage à la foire pour y trouver Ulenspiegel, qui ne les avait pas attendus.
Un homme de Damme, ne pouvant payer à Claes son charbon, lui donna son meilleur meuble, qui était une arbalète avec douze carreaux bien affilés pour servir de projectiles.
Aux heures où l'ouvrage chômait, Claes tirait de l'arbalète: plus d'un lièvre fut tué par lui & réduit en fricassée pour avoir trop aimé les choux.
Claes alors mangeait goulûment, & Soetkin disait, regardant la grand'route déserte:
- Thyl, mon fils, ne sens-tu point le parfum des sauces? Il a faim maintenant sans doute. Et toute songeuse, elle eût voulu lui garder sa part du festin.
- S'il a faim, disait Claes, c'est de sa faute; qu'il revienne, il mangera comme nous.
Claes avait des pigeons; il aimait, de plus, à entendre chanter & pépier autour de lui les fauvettes, chardonnerets, moineaux & autres oiseaux chanteurs ou babillards. Aussi tirait-il volontiers les buses & les éperviers royaux mangeurs de populaire.
Or, une fois qu'il mesurait du charbon dans la cour, Soetkin lui montra un grand oiseau planant en l'air au-dessus du colombier.
Claes prit son arbalète & dit:
- Que le diable sauve Son Épervialité!
Ayant armé son arquebuse, il se tint dans la cour en suivant tous les mouvements de l'oiseau, afin de ne pas le manquer. La clarté du ciel était entre jour & nuit. Claes ne pouvait distinguer qu'un point noir. Il lâcha le carreau & vit tomber dans la cour une cigogne.
Claes en fut bien marri; mais Soetkin le fut davantage & s'écria:
- Méchant, tu as tué l'oiseau de Dieu.
Puis elle prit la cigogne, vit qu'elle n'était blessée qu'à l'aile, alla quérir du baume, & disait tout en lui vêtissant sa plaie:
- Cigogne, m'amie, il n'est habile à toi que l'on aime de planer dans le ciel comme l'épervier que l'on hait. Aussi les flèches populaires vont-elles à mauvaise adresse. As-tu mal à ta pauvre aile, cigogne, qui te laisses faire si patiemment, sachant que nos mains sont des mains amies?
Quand la cigogne fut guérie, elle eut à manger tout ce qu'elle voulut; mais elle mangeait de préférence le poisson que Claes allait pêcher pour elle dans le canal. Et chaque fois que l'oiseau de Dieu le voyait venir, il ouvrait son grand bec.
Il suivait Claes comme un chien, mais restait plus volontiers dans la cuisine, se chauffant au feu l'estomac & frappant du bec sur le ventre de Soetkin préparant le dîner, comme pour lui dire:
- N'y a-t-il rien pour moi?
Et il était plaisant de voir par la chaumière vaguer sur ses longues pattes cette grave messagère de bonheur.
Cependant les mauvais jours étaient revenus: Claes travaillait seul à la terre tristement, car il n'y avait point de besogne pour deux. Soetkin demeurait seule dans la chaumière, préparant de toutes façons les fèves, leur repas journalier, afin d'égayer l'appétit de son homme. Et elle chantait & riait, afin qu'il ne souffrît point de la voir dolente. La cigogne se tenait près d'elle, sur une patte & le bec dans ses plumes.
Un homme à cheval s'arrêta devant la chaumière; il était tout de noir vêtu, bien maigre & avait l'air grandement triste.
- Y a-t-il quelqu'un céans? demanda-t-il.
- Dieu bénisse Votre Mélancolie, répondit Soetkin; mais suis-je un fantôme pour que, me voyant ici, vous me demandiez s'il y a quelqu'un céans?
- Où est ton père? demanda le cavalier.
- Si mon père s'appelle Claes; il est là-bas, répondit Soetkin, & tu le vois semant le blé.
Le cavalier s'en fut, & Soetkin aussi toute dolente, car il lui fallait aller, pour la sixième fois, chercher, sans le payer, du pain chez le boulanger. Quand elle en revint les mains vides, elle fut ébahie de voir revenir au logis Claes, triomphant & glorieux, sur le cheval de l'homme vêtu de noir, lequel cheminait à pied, à côté de lui en tenant la bride. Claes appuyait d'une main sur sa cuisse fièrement un sac de cuir qui paraissait bien rempli.
En descendant de cheval, il embrassa l'homme, le battit joyeusement, puis secouant le sac, il s'écria:
- Vive mon frère Josse, le bon ermite! Dieu le tienne en joie, en graisse, en liesse, en santé! C'est le Josse de bénédiction, le Josse d'abondance, le Josse des soupes grasses! La cigogne n'a point menti! Et il posa le sac sur la table.
Sur ce, Soetkin dit lamentablement:
- Mon homme, nous ne mangerons pas aujourd'hui: le boulanger m'a refusé du pain.
- Du pain? dit Claes en ouvrant le sac & faisant couler sur la table un ruisseau d'or, du pain? Voilà du pain, du beurre, de la viande, du vin, de la bière! voilà des jambons, os à moelle, pâtés de hérons, ortolans, poulardes, castrelins, comme chez les hauts seigneurs! voilà de la bière en tonnes & du vin en barils! Bien fou sera le boulanger qui nous refusera du pain, nous n'achèterons plus rien chez lui.
- Mais, mon homme, dit Soetkin ébahie.
- Or çà, oyez, dit Claes, & soyez joyeuse. Katheline, au lieu d'achever dans le marquisat d'Anvers son terme de bannissement, est allée, sous la conduite de Nele, jusqu'à Meyborg pédestrement. Là, Nele a dit à mon frère Josse, que nous vivons souvent de misère, nonobstant nos durs labeurs. Selon ce que ce bonhomme messager m'a dit tantôt, - & Claes montra le cavalier vêtu de noir, - Josse a quitté la sainte religion romaine pour s'adonner à l'hérésie de Luther.
L'homme vêtu de noir répondit:
- Ceux-là sont hérétiques qui suivent le culte de la Grande Prostituée. Car le pape est prévaricateur & vendeur de choses saintes.
- Ah! dit Soetkin, ne parlez pas si haut, monsieur: vous nous feriez brûler tretous.
- Donc, dit Claes, Josse a dit à ce bonhomme messager que, puisqu'il allait combattre dans les troupes de Frédéric de Saxe, & lui amenait cinquante hommes d'armes bien équipés, il n'avait pas besoin, allant en guerre, de tant d'argent pour le laisser en la male heure, à quelque vaurien de landsknecht. Donc, a-t-il dit, porte à mon frère Claes, avec mes bénédictions, ces sept cents florins carolus d'or; dis-lui qu'il vive dans le bien & songe au salut de son âme.
- Oui, dit le cavalier, il en est temps, car Dieu rendra à l'homme selon ses oeuvres, & traitera chacun selon le mérite de sa vie.
- Monsieur, dit Claes, il ne me sera pas défendu, dans l'entre-temps, de me réjouir de la bonne nouvelle, daignez rester céans, nous allons pour la fêter manger de belles tripes, force carbonnades, un jambonneau que j'ai vu tantôt si rebondi & appétissant chez le charcutier, qu'il m'a fait sortir les dents longues d'un pied hors la gueule.
- Las! dit l'homme, les insensés se réjouissent tandis que les yeux de Dieu sont sur leurs voies.
- Or çà, messager, dit Claes, veux-tu ou non manger & boire avec nous?
- Il sera temps, pour les fidèles, de livrer leurs âmes aux joies terrestres lorsque sera tombée la grande Babylone!
Soetkin & Claes se signant, il voulut partir:
- Puisqu'il te plaît de t'en aller ainsi mal choyé, donne à mon frère Josse le baiser de paix & veille sur lui dans la bataille.
- Je le ferai, dit l'homme.
Et il s'en fut, tandis que Soetkin allait chercher de quoi fêter la fortune propice. La cigogne eut, ce jour-là, à souper, deux goujons & une tête de cabiliau.
La nouvelle se répandit bientôt à Damme que le pauvre Claes était, par le fait de son frère Josse, devenu Claes le riche, & le doyen disait que Katheline avait sans doute jeté un sort sur Josse, puisque Claes avait reçu
de lui une somme d'argent très-grosse, sans doute, & n'avait pas donné la moindre robe à Notre-Dame.
Claes & Soetkin furent heureux, Claes travaillant aux champs ou vendant son charbon, & Soetkin se montrant au logis vaillante ménagère.
Mais Soetkin, toujours dolente, cherchait sans cesse, des yeux, sur les chemins son fils Ulenspiegel.
Et tous trois goûtèrent le bonheur qui leur venait de Dieu en attendant ce qui leur devait venir des hommes.
L'empereur Charles reçut ce jour-là d'Angleterre une lettre dans laquelle son fils lui disait:
‘Il me déplaît de devoir vivre en ce pays où pullulent, comme puces, chenilles & sauterelles, les maudits hérétiques. Le feu & le glaive pour les ôter du tronc de l'arbre vivifiant qui est notre mère sainte Église. Comme si ce n'était assez pour moi de ce chagrin, encore faut-il qu'on ne me regarde point comme un roi, mais comme le mari de leur reine, n'ayant sans elle aucune autorité. Ils se gaussent de moi, disant en de méchants pamphlets dont nul ne peut trouver les auteurs ni imprimeurs que le pape me paye pour troubler & gâter le royaume par pendaisons & brûlements impies, & quand je veux lever sur eux quelque urgente contribution, car ils me laissent souvent sans argent, par malice, ils me répondent en de méchants pasquins que je n'ai qu'à en demander à Satan pour que je travaille. Ceux du Parlement s'excusent & font le gros dos de peur que je ne morde, mais ils n'accordent rien.
‘Cependant les murs de Londres sont couverts de pasquils me représentant comme un parricide prêt à frapper Votre Majesté pour hériter d'elle.
‘Mais vous savez, Monseigneur & père, que, nonobstant toute ambition
& fierté légitimes, je souhaite à Votre Majesté de longs & glorieux jours de règne.
‘Ils répandent aussi en ville un dessin gravé sur cuivre trop habilement, où l'on me voit faisant jouer du clavecin par les pattes à des chats enfermés dans la boîte de l'instrument & dont la queue sort par des trous ronds où elle est fixée par des tiges en fer. Un homme, qui est moi, leur brûle la queue avec un fer ardent, & leur fait ainsi frapper des pattes sur les touches & miauler furieusement. J'y suis représenté si laid que je ne m'y veux regarder. Et ils me représentent riant. Or vous savez, monsieur & père, s'il m'arriva de prendre en aucune occasion ce profane plaisir. J'essayai sans doute de me distraire en faisant miauler ces chats, mais je ne ris point. Ils me font un crime, en leur langage de rebelles, de ce qu'ils nomment la nouvelleté & cruauté de ce clavecin, quoique les animaux n'aient point d'âme & que tous hommes, & notamment toutes personnes royales peuvent s'en servir jusqu'à la mort pour leur délassement. Mais en ce pays d'Angleterre, ils sont si assortis d'animaux qu'ils les traitent mieux que leurs serviteurs; les écuries & chenils sont ici des palais, & il est des seigneurs qui dorment avec leur cheval sur la même litière.
‘De plus, ma noble femme & reine est stérile: ils disent, par sanglant affront, que j'en suis cause, & non elle qui est au demeurant jalouse, farouche & gloute d'amour excessivement. Monsieur & père, je prie tous les jours monseigneur Dieu qu'il m'ait en sa grâce, espérant un autre trône, fût-ce chez le Turc, en attendant celui auquel m'appelle l'honneur d'être le fils de votre très-glorieuse & très-victorieuse Majesté.
L'Empereur répondit à cette lettre:
‘Vos ennemis sont grands, je ne le conteste, mais tâchez d'endurer sans fâcherie l'attente d'une plus brillante couronne. J'ai déjà annoncé à plusieurs le dessein que j'ai de me retirer des Pays-Bas & de mes autres dominations, car je sais que, vieux & goutteux comme je deviens, je ne pourrai pas bien résister à Henri de France, deuxième du nom, car Fortune aime les jeunes gens. Songez aussi que, maître d'Angleterre, vous blessez, par votre puissance, la France notre ennemie.
‘Je fus vilainement battu devant Metz, & y perdis quarante mille
hommes. Je dus fuir devant celui de Saxe. Si Dieu ne me remet par un coup de sa bonne & divine volonté en ma prime force & vigueur, je suis d'avis, monsieur & fils, de quitter mes royaumes & de vous les laisser.’
‘Ayez doncques patience & faites dans l'entre-temps tout devoir contre les hérétiques, n'en épargnant aucun, hommes, femmes, filles ni enfants, car l'avis m'est venu, non sans grande douleur pour moi, que madame la reine leur voulut souvent faire grâce.
Ayant longtemps marché, Ulenspiegel eut les pieds en sang, & rencontra, en l'évêché de Mayence, un chariot de pèlerins qui le mena jusques Rome.
Quand il entra dans la ville & descendit de son chariot, il avisa sur le seuil d'une porte d'auberge une mignonne commère qui sourit en le voyant la regarder.
Augurant bien de cette belle humeur:
- Hôtesse, dit-il, veux-tu donner asile au pèlerin pèlerinant, car je suis arrivé à terme & vais accoucher de la rémission de mes péchés.
- Nous donnons asile à tous ceux qui nous payent.
- J'ai cent ducats dans mon escarcelle, répondit Ulenspiegel qui n'en avait qu'un, & je veux, avec toi, dépenser le premier en buvant une bouteille de vieux vin romain.
- Le vin n'est pas cher en ces lieux saints, répondit-elle. Entre & bois pour un soldi.
Ils burent ensemble si longtemps & vidèrent, en menus propos, tant de flacons, que force fut à l'hôtesse de dire à sa servante de donner à boire aux chalands à sa place, tandis qu'elle & Ulenspiegel se retiraient en une arrière-salle en marbre & froide comme l'hiver.
Penchant la tête sur son épaule, elle lui demanda qui il était? Ulenspiegel répondit:
- Je suis sire de Geeland, comte de Gavergeëten, baron de Tuchtendeel,
& j'ai à Damme, qui est mon lieu de naissance, vingt-cinq boniers de clair de lune.
- Quelle est cette terre? demanda l'hôtesse buvant au hanap d'Ulenspiegel.
- C'est, dit-il, une terre où l'on sème la graine d'illusions, d'espérances folles & de promesses en l'air. Mais tu ne naquis point au clair de lune, douce hôtesse à la peau ambrée, aux yeux brillants comme des perles. C'est couleur de soleil que l'or bruni de ces cheveux; ce fut Vénus, sans jalousie, qui te fit tes épaules charnues, tes seins bondissants, tes bras ronds, tes mains mignonnes. Souperons-nous ensemble ce soir?
- Beau pèlerin de Flandre, dit-elle, pourquoi viens-tu ici?
- Pour parler au pape, répondit Ulenspiegel.
- Las! dit-elle joignant les mains, parler au pape! moi qui suis de ce pays, je ne l'ai jamais pu faire.
- Je le ferai, dit Ulenspiegel.
- Mais, dit-elle, sais-tu où il va, comme il est, quelles sont ses coutumes et façons de vivre?
- On m'a dit en chemin, répondit Ulenspiegel, qu'il a nom Jules troisième, qu'il est paillard, joyeux & dissolu, bon causeur & subtil à la réplique. On m'a dît aussi qu'il avait pris en amitié extraordinaire un petit bonhomme mendiant, noir, crotté & farouche, demandant l'aumône avec un singe, & qu'à son avènement au trône pontifical, il l'a fait cardinal du Mont, & qu'il est malade quand il passe un jour sans le voir.
- Bois, dit-elle, & ne parle point si haut.
- On dit aussi, poursuivit Ulenspiegel, qu'il jura comme un soudard: Al dispetto di Dio, potta di Dio, un jour qu'il ne trouva point à souper, un paon froid qu'il s'était fait garder, disant: ‘Moi, Vicaire-Dieu, je puis bien jurer pour un paon, puisque mon maître s'est fâché pour une pomme!’ Tu vois, mignonne, que je connais le pape & sais qui il est.
- Las! dit-elle, mais n'en parle point à d'autres. Tu ne le verras point toutefois.
- Je lui parlerai, dit Ulenspiegel.
- Si tu le fais, je te donne cent florins.
- Je les ai gagnés, dit Ulenspiegel.
Le lendemain, quoiqu'il eût les jambes fatiguées, il courut la ville & sut que le pape dirait la messe, ce jour-là, à Saint-Jean-de-Latran. Ulenspiegel
y alla & se plaça aussi près & en vue du pape qu'il le put, & chaque fois que le pape élevait le calice ou l'hostie, Ulenspiegel tournait le dos à l'autel.
Il y avait près du pape un cardinal desservant, brun de face, malicieux & replet, qui, portant un singe sur son épaule, donnait le sacrement au peuple avec force gestes paillards. Il fit remarquer le fait d'Ulenspiegel au pape, qui, dès la messe finie, envoya quatre fameux soudards, tels qu'on les connaît en ces pays guerriers, s'emparer du pèlerin.
- Quelle est ta foi? lui demanda le pape.
- Très-Saint-Père, répondit Ulenspiegel, j'ai la même foi que celle de mon hôtesse.
Le pape fit venir la commère.
- Que crois-tu? lui dit-il.
- Ce que croit Votre Sainteté, répondit-elle.
- Et moi pareillement, dit Ulenspiegel.
Le pape lui demanda pourquoi il avait tourné le dos au saint-sacrement.
- Je me sentais indigne de le regarder en face, répondit Ulenspiegel.
- Tu es pèlerin, lui dit le pape.
- Oui, dit-il, & je viens de Flandre demander la rémission de mes péchés.
Le pape le bénit, & Ulenspiegel s'en fut avec l'hôtesse, qui lui compta cent florins. Ainsi lesté, il quitta Rome pour s'en retourner au pays de Flandre.
Mais il dut payer sept ducats son pardon écrit sur parchemin.
En ce temps-là, deux frères prémontrés vinrent à Damme vendre des indulgences. Ils étaient vêtus, par-dessus leur accoutrement monacal, d'une belle chemise garnie de dentelles.
Se tenant à la porte de l'église quand le temps était clair, & sous le porche quand le temps était pluvieux, ils affichèrent leur tarif, dans lequel ils donnaient pour six liards, pour un patard, une demi-livre parisis, pour
sept, pour douze florins carolus cent, deux cents, trois cents, quatre cents ans d'indulgences, &, suivant les prix, indulgence demi-plénière ou plénière tout à fait & le pardon des crimes les plus énormes, voire celui de désirer violer Madame la Vierge. Mais celui-là coûtait dix-sept florins.
Ils délivraient aux chalands qui les payaient de petits morceaux de parchemin où était écrit le chiffre des années d'indulgences. Au-dessous, se lisait cette inscription:
En purgatoire pour mille ans,
En enfer brûlant toujours,
Qu'il achète les indulgences,
Et il leur venait des acheteurs de dix lieues à la ronde.
L'un des bons frères prêchait souvent au peuple; il avait la trogne fleurie & portait ses trois mentons & sa bedaine sans embarras.
‘Malheureux! disait-il fixant les yeux sur l'un ou l'autre de ses auditeurs; malheureux! te voici en enfer! Le feu te brûle cruellement: on te fait bouillir dans le chaudron plein d'huile où l'on prépare les olie-koekjes d'Astarté; tu n'es qu'un boudin sur la poêle de Lucifer, un gigot sur celle de Guilguiroth, le grand diable, car on te coupe en morceaux préalablement. Vois ce grand pécheur, qui méprisa les indulgences; vois ce plat de fricadelles: c'est lui, c'est lui, son corps impie, son corps damné ainsi réduit. Et quelle sauce! soufre, poix & goudron! Et tous ces pauvres pécheurs sont ainsi mangés pour renaître continuellement à la douleur. Et c'est là que sont vraiment les larmes & les grincements de dents. Ayez pitié, Dieu de miséricorde! Oui, te voici en enfer, pauvre damné, souffrant tous ces maux. Que l'on donne pour toi un denier, tu ressens tout soudain du soulagement à la main droite; que l'on en donne encore un demi, & voilà tes deux mains hors du feu. Mais, le reste du corps? Un florin, & voici que tombe la rosée de l'indulgence. O fraîcheur délicieuse! Et pendant dix jours, cent jours, mille ans, suivant que l'on paye: plus de rôt, d'olie-koekje, ni de fricassée! Et si ce n'est pour toi, pécheur, n'y a-t-il point là, dans les secrètes profondeurs du feu, de pauvres âmes,
tes parentes, une épouse aimée, quelque mignonne fillette avec laquelle tu péchas volontiers?’
Et, ce disant, le moine donnait un coup de coude au frère qui se trouvait à côté de lui, avec un bassin en argent. Et le frère baissant les yeux à ce signe agitait son bassin onctueusement pour appeler la monnaie.
‘N'as-tu pas, poursuivait le moine, n'as-tu pas dans cet horrible feu un fils, une fille, quelque enfantelet aimé? Ils crient, ils pleurent, ils t'appellent. Pourras-tu rester sourd à ces voix lamentables? Tu ne le saurais; ton coeur de glace va se fondre, mais c'est un carolus que cela te coûtera. Et regarde: au son de ce carolus sur ce vil métal... (Le moine compagnon secoua encore son bassin.), un vide se fait dans le feu, & la pauvre âme monte jusqu'à la bouche de quelque volcan. La voici dans l'air frais, dans l'air libre! Où sont les douleurs du feu? La mer est proche, elle s'y plonge, elle nage sur le dos, sur le ventre, sur les vagues & au-dessous d'elles. Écoute comme elle crie de joie, vois comme elle se roule dans l'eau! Les anges la regardent & sont heureux. Ils l'attendent, mais elle n'en a pas assez encore, elle voudrait devenir poisson. Elle ne sait pas qu'il y a là-haut des bains suaves, pleins de parfums, où roulent de grands morceaux de sucre candi blanc & frais comme glace. Paraît un requin: elle ne le redoute point. Elle monte sur son dos, mais il ne la sent pas; elle veut aller avec lui dans les profondeurs de la mer. Elle y va saluer les anges des eaux, qui mangent de la waterzoey dans des chaudrons de corail & des huîtres fraîches sur des assiettes de nacre. Et comme elle est bien-reçue, fêtée, choyée; les anges l'appellent toujours d'en haut. Enfin bien rafraîchie, heureuse, la vois-tu s'élever & chanter comme une alouette jusqu'au plus haut ciel où Dieu trône en sa gloire? Elle y trouve tous ses terrestres parents & amis, sauf ceux qui, ayant médit des indulgences & de notre mère sainte Église, brûlent au parfond des enfers. Et ainsi toujours, toujours, toujours, jusque dans les siècles des siècles, dans la toute-cuisante éternité. Mais l'autre âme, elle, est près de Dieu, se rafraîchissant dans les bains suaves & croquant le sucre candi. Achetez des indulgences, mes frères: on en donne pour des crusats, pour des florins d'or, pour des souverains d'Angleterre! La monnaie de billon n'est point rejetée. Achetez! achetez! c'est la sainte boutique: il y en a pour les pauvres & pour les riches, mais, par grand malheur, on ne peut faire crédit, mes frères, car acheter & ne pas payer comptant est un crime aux yeux du Seigneur.’