La Résurrection du Christ in Rosarium Philosophorum |
L'ALCHIMIE MÉDIÉVALE EST-ELLE UNE SCIENCE CHRÉTIENNE ?
Antoine Calvet
Texte de l’intervention à la séance collective sur Alchimie et irréligion
qui s’est déroulée à l’EHESS le 22 janvier 2007.
Les Dossiers du Grihl (Licence Creative Commons)
1. Aux yeux du grand public, l’alchimie apparaît le plus souvent comme un avatar de la magie ou de la sorcellerie. Pour certains, elle est une alternative à la science dite cartésienne. Pour les hermétistes, elle est une mystique de l’absolu. Pour les positivistes comme Marcellin Berthelot, une pré-chimie. Et pour les alchimistes des xvie et xviie siècles, Khunrath, Fludd, Boehme, l’alchimie est aussi un art divin associé au sacrement de l’eucharistie, à la Cabale et au Néoplatonisme (1). Or, nous voulons montrer ici que cette alchimie « chrétienne » (eucharistique), loin de correspondre à une tradition secrète et mystérieuse passant les siècles, est largement le fruit d’une lente maturation, qu’elle est un phénomène historique.
2. Je divise ma communication en deux grandes parties : la première aborde la question de l’alchimie au Moyen Âge, sa réception par le monde savant ; la deuxième traite de sa christianisation progressive et relativement partielle aux XIVe et XVe siècles.
Réception de l'alchimie dans le monde savant au Moyen Âge
3. Car cette science arabe que les Latins découvrent au milieu du XIIe siècle est d’abord une science naturelle plus ou moins adaptée à la physique d’Aristote. Toutefois, dès sa réception en Occident, l'alchimie, qui durant la première partie du XIIIe siècle, resta largement ignorée du monde intellectuel, se présente enveloppée d’un certain halo de mythe et de mystère. Dans son De essentiis (terminé en 1143), Hermann de Carinthie, un des rares savants à l’évoquer, cite la Table d’Emeraude rappelant alors sa découverte (empreinte de merveilleux) dans une caverne sous une statue d’Hermès, un conte répandu par le Secret de la Création du pseudo-Apollonius de Tyane (trad. latine entre 1119 et 1152) (2). Une des raisons (possible) de ce désintérêt relatif des savants médiévaux pour l’alchimie serait qu’elle se présente justement comme une science dont les causes profondes restent hors d’atteinte de la connaissance humaine, cela de l’aveu même de ses théoriciens (3). Dans son Policraticus (vers 1159), traduit par Denis Foulechat (1372) (4), Jean de Salisbury écrit :
Soies present, ferme et sage quant on fera estranges oevres qui rien ne peuent nuyre ni aidier plus que font vaines chançons ou fausses et supersticieuses et decevans lieures (= amulettes) dont on lie aucuns membres, les quelles choses toute la compaignie des phisiciens condempne, ja soit ce que (= quoique) aucuns par une grant excellence les appellent medecines et haultes philosophies. Car il appellent philosophie ce dont la cause et la raison est occulte et muciee (= cachée) tres parfondement, et tant que (= à tel point que) humain sens si ne la puet comprendre. Car rien n’est fait de qui il ne soit aucune loyal raison et bonne cause avant que il se face (Timée), etc.
4. Je pense que dans cette phrase, Salisbury vise tout particulièrement l’alchimie, comparée ici à la magie.
5. Hermann de Carinthie, cité plus haut, était l’ami de Robert de Chester qui traduisit en latin le Liber de compositione alchimiæ (1144), une œuvre d’origine arabe attribuée au moine Maryanos : le Morienus latin. Ce texte commence, en latin comme en arabe, par un dialogue entre l’ermite Maryanos (Maryânus al-Râhib) et le roi Khâlid, avide de secrets alchimiques (5). Maryanos est appelé, Maryânus al-Rûmî, le Chrétien. Certes Maryanos ne cache pas au prince que seuls les vrais fils de Dieu peuvent se dévouer à cette science, qui exige patience et douceur. Il évoque alors le Don de Dieu, faute de quoi on ne décrypte pas un texte alchimique voilé par des symboles et par des métaphores. À aucun moment, Maryânos, pourtant chrétien, ne parle des mystères de l’Église : son rapport à Dieu se limite à une pure invocation de principe, valable dans le monde musulman comme en terre chrétienne.
6. Les premiers textes d’alchimie latine (et non plus arabo-latine) ne sont pas particulièrement chrétiens. On a surtout des collections de recettes, ou pratiques qui n’ont pas de prétention vraiment philosophique, encore moins métaphysique. Il peut s’agir aussi de textes plus construits ayant l’ambition de révéler à des clercs intéressés en quoi consiste l’alchimie.
7. Prenons par exemple Simeone de Colonia, un alchimiste du XIIIe siècle, un moine qui nous a laissé un Petit Miroir de l’Alchimie (Speculum alkimiæ minus).
8. Si Simeone, dans le prologue, parle bien du Don de Dieu, c’est plus par souci d'éloigner de l’alchimie ceux qui ne le méritent pas que par un accès effrené de religiosité. Par ailleurs, le texte ensuite s’en tient de toute évidence à la seule description d’une pratique et des éléments qui la constitue : métaux, matériel employé, couleurs, méthodes. À la fin, cependant, l’oreille du moine finit par pointer, quand au sujet de la phase ultime (la transmutation par projection de l’élixir), il dit :
Cela peut se faire en une journée, ou même en une heure, voire en un instant, et c’est une œuvre divine. Pour cette chose admirable, que soit à jamais loué notre Seigneur Dieu avec son humble Mère la Vierge Marie dans l’éternité ! (6)
9. Nous avons là, me semble-t-il, une formule toute faite, quasi naturelle sous la plume d’un religieux, plutôt qu’une référence à une quelconque théologie alchimique ; une formule lui évitant, bien à propos, de trop s’étendre sur cette opération extraordinaire : la transmutation en or.
10. Nous verrons plus loin ce qu’il adviendra au siècle suivant de cette part réservée au divin chez un auteur comme Petrus Bonus.
11. Les maîtres scolastiques (Albert, Thomas, Kildwarby, Gilles de Rome) se garderont de toute dérive religieuse dans leurs commentaires sur l’alchimie, la question centrale, pour eux, étant plutôt de savoir si la transmutation totale des métaux est possible ou non ; et s’ils exclurent, suivant l’adage d’Avicenne, toute transmutation des espèces, certains verront néanmoins dans l’alchimie « l’apex des arts dans leurs relations avec la nature » (7). On citera plus spécialement Albert-le-Grand et Roger Bacon, Albert inscrivant, entre autres, sa réflexion sur l’alchimie dans le contexte du commentaire qu’il donne d’Exode (7) et de celui du pouvoir démoniaque. Quant à R. Bacon, qui distingue l’alchimie spéculative de l’alchimie opérative, il accorde à cette dernière de fabriquer des médecines soignant efficacement le corps humain jusqu’à le conserver dans l’état où il sera à l’heure de la Grande Résurrection.
12. Au début du XIVe siècle, sous l’influence d’alchimistes comme le pseudo-Geber, le pseudo-Bacon, le pseudo-Albert et le pseudo-Arnaud de Villeneuve, l’alchimie apparaît comme un art qui, ainsi que l’écrit Jean Chopinel (Jean de Meung), « à genoux est devant nature » (Roman de la Rose, éd. Strubel, v. 16024, p. 928), un art véritable à ne pas confondre avec le miracle (œuvre divine) ni surtout avec l’invocation magique. Son œuvre est naturelle, exclusivement naturelle.
13. L’alchimie latine des XIIIe et XIVe siècles se définit donc comme une technique supérieure, un « régime secret » capable de convertir des choses en d’autres espèces selon la définition qu’en donne au XIIe siècle Gundissalinus (Domingo Gundisalvo, †1181). Pour Albert et ses disciples, elle est aussi l’étalon de tous les arts humains.
14. Comme le résume un alchimiste de la fin du XIVe siècle le carme Sedacer, l’alchimie « montre les choses cachées », elle défait artificiellement les liens naturels, elle soigne, elle guérit, elle rajeunit (8). Mais elle n’est rien d’autre qu’un art. Pourtant, en ces temps où les théoriciens de cette science inconnue d’Aristote peinent à lui trouver une place au grand banquet du Savoir (l’alchimie n’est pas enseignée à l’université), à cette époque déjà, des savants comme Albert la mettent à contribution pour essayer d’interpréter certains passages bibliques ; ou mieux encore, chez Roger Bacon, elle devient l’instrument d’une rénovation générale du corps humain inscrite dans l’économie du Salut. Toutefois, la théologie alchimique de Bacon ne se retrouve dans aucun des textes alchimiques que nous avons examinés ; d'autre part, le discours des scolastiques sur l’alchimie est toujours un discours où cette dernière n’est citée que de manière détournée, à titre d’exemple ou de comparaison. Ainsi, chez Albert, l’alchimie lui permet d’évaluer exactement le pouvoir des démons, si jamais la transmutation des espèces était possible.
15. On retiendra de cette première partie que si l’alchimie apparaît bien au Moyen Âge comme un savoir occulte qui ne se transmet pas sans le Don de Dieu, elle reste néanmoins une pratique auxiliaire de la médecine ou de la physique sans prétention métaphysique. Cela change progressivement au XIVe siècle chez certains auteurs et dans certains de leur texte : Petrus Bonus ou le pseudo-Arnaud de Villeneuve (Tractatus parabolicus).
La question de la christianisation de l'alchimie aux XIVe et XVe siècles
16. Avant d’aborder de manière la question de la christianisation de l’alchimie, j’aimerais rappeler quelques-uns des traits de cet art médiéval.
17. Les auteurs des textes arabes, la source de l’alchimie latine, divulgués sous des noms de grands philosophes de l’Antiquité (Aristote, Platon, Hermès) et du monde musulman (Avicenne, Râzî, Jâbir) hésitaient entre deux formes de transmission de leur savoir. Nous avons soit des traités plus techniques que poétiques comme les très célèbres et très influents (chez les alchimistes, s’entend) Secretum secretorum de Râzî et le De anima in arte alchimiæ du pseudo-Avicenne, les Septuaginta de Geber (Jâbir) ; soit une ample littérature alchimique friande de métaphores et d'images : la Turba philosophorum, la Tabula chemica de Senior Zadith (Ibn Umail) pour ne citer que les plus connus. De façon générale, même dans les textes dits techniques, de parvenir à saisir exactement ce dont parlent les alchimistes constitue une gageure, tant l’imprécision des termes demeure la règle. De plus, certaines opérations comme celles liées à la grande transmutation finale ne sont jamais véritablement dévoilées ; et même dans les traités les plus clairs, les procédés mis à jour ne prennent tout leur sens en fait qu’au laboratoire en les réalisant avec le maître, une expérience qui nous est à jamais scellée.
18. Ces textes alchimiques, sujets à la narration fabuleuse qui masque la réalité des opérations, tomberaient sans peine sous l’accusation que, dans sa Logique, Ockam prononça contre les textes d’Aristote tels qu’on les lisait à son époque, tant ils nous semblent parfois des rébus sans réponse. Certes, on voit bien qu’une certaine méthode pratique est à l’œuvre, que des matériaux, que des techniques sont nommés, que des théories physiques sont développées, celles du mercure seul, de la division des « éléments », de l’hylémorphisme, du corpuscularisme, mais des mutations du métal, de son passage à une autre forme, l’élixir, de cela il ne reste dans l’écrit qu’un faible écho.
19. Ce cadre posé, nous pouvons essayer de saisir comment la littérature alchimique devient parfois une littérature de moins en moins en profane, et de plus en plus religieuse. L'emploi de la mystique dans des traités alchimiques reste cependant au XIVe siècle limitée. Les textes d’alchimie pratique comme, par exemple, le Rosarius attribué à Arnaud de Villeneuve, ou ceux attribués à Albert, se veulent des textes scientifiques se défiant du surnaturel, en ce fidèles au projet du pseudo-Geber : faire de l’alchimie une science de la nature, c’est-à-dire une science qui imite la nature en essayant de reproduire au laboratoire le processus naturel de la formation des métaux.
20. Le discours alchimique chrétien est, premièrement, à mettre en relation avec les fables qui illustrent certains textes. Il est clair, selon moi, que, par exemple, le personnage noir de la Defloratio philosophorum (un texte alchimique du pseudo-Arnaud de Villeneuve) troquant son habit de noirceur pour une cotte de maille éclatante, tuant et vivifiant à la fois, présente des analogies avec des thèmes de l’Apocalypse. En somme, cette inclination à recouvrir la description du magistère du manteau chatoyant de la belle histoire, du conte, ne pouvait pas ne pas trouver dans la Bible de quoi se nourrir. Dès la fin du XIIIe siècle, des auteurs émaillent leurs traités de citations de l’Évangile et de l’Ancien Testament, par exemple le franciscain Bonaventure da Iseo, l’auteur du Liber Compostille, mais, il faut attendre le XIVe siècle pour trouver une véritable lecture alchimique de certains des épisodes bibliques les plus importants de la croyance chrétienne : la Création du Monde, la Passion, l’Apocalypse.
21. Les gloses alchimiques de Genèse, 2, 7 et de la Passion constituent alors, chez certains auteurs une part importante de leur discours.
22. Genèse, 2, 7 (« alors Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie, etc. ») — Les commentaires alchimiques de Genèse, 2, 7 se retrouvent dans le Speculum alchimiæ du corpus pseudo-arnaldien (déb. XIVe siècle) et dans le Testamentum du pseudo-Lulle (1332). Dans ces textes, Genèse 2, 7 est mentionné pour expliquer ce que le pseudo-Geber entend par la confection d’un élixir à partir d’une seule chose (ex sola re), alors même que visiblement plusieurs entrent dans sa composition.
23. Le récit de la Création, selon l’auteur du Speculum et le pseudo-Lulle, nous livre le plan (doctrina) que suit la nature pour produire ses œuvres. En effet, Dieu a créé le monde et ce qu’il contient à partir d’une seule chose (ex sola re). Il créa le premier homme, Adam, non pas à partir de cette seule chose mais du limon qui découle, lui, d’un mélange puisque le limon, cette terre d’où est sorti Adam, est « élémenté » ; c’est-à-dire qu’elle renferme les 4 éléments intimement combinés dans la structure interne du limon, l’élément terre dominant. La leçon de ce commentaire est que l’alchimiste doit non pas chercher à imiter Dieu créant ex sola re mais comprendre que le monde s’est construit obéissant à sa propre logique et donc imiter la nature dans ses œuvres. Écoutons le pseudo-Lulle :
Dieu commanda à la nature de multiplier la species en s’inspirant (capiendo) par noble intelligence du plan pour la masse du monde, masse qui au départ était confuse, puis se divisa, comme il est écrit » (9).
24. Par conséquent, quand Adam fut créé, la nature était déjà à même de fournir à Dieu les éléments nécessaires à cette création. Comprenons alors que l’œuvre alchimique relève de cette logique : au départ, une seule substance, puis une division de cette dernière en les différents métaux, etc., de sorte que travail de l’alchimiste aura pour tache de se conformer à ce modèle.
25. À première vue, on pourrait dire que les alchimistes perçoivent là quelque chose de la naissance du monde et de son développement tel qu’on l’imagine aujourd’hui, par sauts, par étapes, par division, par expansion, Dieu nous semblant ici plus proche du Démiurge du Timée que du Dieu biblique. On notera cependant que le pseudo-Lulle n’évoque Genèse, 2, 7 que parce que ce récit révèle ce qu’il appelle la « regula generalis operacionis ». Il s’agit pour lui d’une parabole, d’un discours métaphorique, ici interprété pour saisir un processus naturel. Je cite le pseudo-Lulle dans le Testamentum :
Dieu donne à Nature cette règle générale de l’œuvre qu’il nous révèle par cette figure (10).
26. Je pense qu’on trouverait aisément l'origine de ce commentaire de Genèse 2, 7, chez les philosophes du XIIe siècle (Abélard, Guillaume de Conches), disciples du Platon médiéval (Timée) (11). Si donc dans ces textes, l’extrait biblique est employé, voire trituré, pour enseigner et faire comprendre quelle est la voie à suivre, avec le texte suivant, le Tractatus parabolicus du pseudo-Arnaud de Villeneuve (milieu XIVe siècle), nous passons une étape supérieure, celle de l’allégorie alchimique adaptée à la personne du Christ (12).
27. Le Tractatus parabolicus est une exégèse alchimique d’esprit franciscain.
28. Il commence par le récit de la Génèse commenté d’une manière semblable à celle vue plus haut dans le Speculum alchimiæ et dans le Testamentum : Adam est « élémenté » par le limon, de même le Christ participant de la nature humaine, donc « élémenté ».
29. La spécificité du Tractatus, lui conférant une place à part dans le corps alchimique du pseudo-Arnaud, c’est que son auteur ne s’arrête pas à l’emploi de quelques images ou versets bibliques pour illustrer (ou masquer) le discours alchimique, mais que, mentionnant systématiquement les lemmes prophétiques ayant annoncé la venue du Messie, il les analyse à l’aide de la glose traditionnelle (Glossa ordinaria) doublée d’une glose alchimique (13). Ainsi, il donne à voir la Passion du Mercure à travers celle du Christ.
30. Ces livres, le Speculum alchimiæ, le Testamentum, le Tractatus, d’autres encore comme le De secretis naturæ, participent tous d’un seul mouvement : chercher à faire comprendre l’alchimie, et surtout à la faire admettre en puisant dans la Bible de quoi la rendre plus accessible, bref tracer une voie vers des notions et des pratiques qui, d’une part, ne sont pas transmises en clair et qui, d’autre part, souffrent d’être reléguées dans des zones obscures et mystérieuses où rôdent les ombres inquiétantes du Démon et de l’Antéchrist.
31. Or la conséquence (inconsciente) de cet usage alchimique du texte sacré, c’est, selon moi, que le caractère d’immanence du Christ se trouve accentué par son identification à la pierre philosophale. Et ce n’est peut-être pas le fruit du hasard si plus tard un Jean de Roquetaillade, cet alchimiste emprisonné à cause de ses idées millénaristes qui cherchera à produire ici-bas la quinte-essence du Haut Ciel (l’éther d’Aristote), se réfèrera à 7 reprises au Tractatus revenant sur cette idée du Fils de l’homme « exalté en croix » de même que la pierre est « crucifiée » dans le fourneau avant de renaître plus éclatante. Cette image exemplaire lui permettait d’introduire dans sa quête d’un élixir hyper-puissant l’idée de la Quinte-essence d’Aristote qui, pour les Péripatéticiens, ne peut par définition se mélanger au monde sublunaire. Mais n’allons pas trop vite en besogne, ni trop loin et disons que pour la plupart des alchimistes du XIVe siècle et encore du XVe siècle, l’apport du christianisme à leurs textes n’excède pas le rapport qu’ils établissent (parfois) entre la pierre philosophale et Dieu.
32. Je terminerais ce chapitre avec Pietro Bono qui vers 1330 écrivit une défense de l’alchimie : la Pretiosa margarita novella. Cet ouvrage connut le succès à la Renaissance, passant inaperçu (ou presque) au Moyen Âge. Il constitue peut-être le seul exemple d’une ébauche de théologie alchimique, faisant de cet art légué par les Arabes une science consubstantiellement liée au christianisme. Dans sa Pretiosa margarita, Bono décrit l’alchimie comme un art en partie divin et en partie scientifique. Mais il y a plus. Pietro Bono reconnaît les anciens alchimistes, qu’il identifie avec les plus grandes gloires intellectuelles de l’Antiquité (Pythagore, Platon, Aristote, Virgile, etc.), comme des « prophètes ». Car ces poètes, ces philosophes, ces alchimistes, en pratiquant l’œuvre ont eu la prescience du mystère de la Trinité dans la mesure où, réalisant l’unité du métal et de sa part spirituelle puis dans cette conjonction faisant de ce métal une pure âme spirituelle (l'élixir ou quinte essence), ils ont en quelque sorte « prophétisé » l’Incarnation. Nous avons là un véritable processus de christianisation, de même qu’en leur temps, des Pères de l’Église, comme Clément d’Alexandrie, ont su établir des correspondances entre certaines divinités païennes et le Christ. Il s’agit en fait d'un mécanisme de pensée semblable : on recherche et on trouve des analogies suffisamment puissantes pour ensuite poser un signe égal entre des réalités qui au départ s’ignoraient ou parfois se combattaient. Toujours est-il qu’après Pietro Bono le phénomène ne cessa de grandir. L’alchimie, une fois baptisée, fournit à certains prédicateurs des métaphores utilisées dans la pastorale (14), ou encore son mélange avec le dogme chrétien et les sacrements aboutit à cette fameuse alchimie spirituelle qui, au Moyen Âge, du moins dans les textes que j’ai lus, ne montra guère son visage.
Notes
1. Cf. Urszula Szulakowska, The Sacrificial Body and the Day of Doom, Alchemy and Apocalyptic Discourse in the Protestant Reformation, Leyde, 2006, p. 40.
2. Ed. Charles Burnett, Hermann of Carinthia, De essentiis, critical edition, translation and commentary, Leyde, 1982, 65v, p. 131 : reprenant la formule de la Table d’Émeraude, la lune et la soleil sont dits « parents de l’univers » pour toute génération ; p. 183, récit tiré du pseudo-Apollonius de Tyane.
3. Voir par exemple le témoignage du pseudo-Geber (fin XIIIe siècle). Cf. éd. William R. Newman, The Summa perfectionis of pseudo-Geber, Leyde, 1991, p. 250 : « Sache que celui qui ignore les principes naturels, de lui-même, s’écarte grandement de notre art, parce que les véritables fondements sur quoi fonder son intention lui échappent. Toutefois, celui qui les connaît ainsi que toutes les causes est loin d’avoir atteint le but et fait son profit de cet art très caché ».
4. Ed. Charles Bruckner, Le Policratique de Jean de Salisbury (1372), livres I-III, Genève, 1994, p. 143.
5. Ed. Ahmad Y. al-Hassan, « The Arabic original of Liber de Compositione Alchemiæ. The Epistle of Maryânus, the Hermit and Philosopher, to Prince Khâlid ibn Yazîd », Arabic Sciences and Philosophy, 14 (2004), p. 213-231.
6. Ed. Karl Sudhoff, « Eine Alchemistische Schrift des 13. Jahrhunderts, betitelt « Speculum alkimiæ minus » eines bisher unbekannten Mönches Simeon von Köln », dans : Archiv für die Geschichte der Naturwissenschaften und der Technik, 1922, Bd 9, Heft 2, p. 53-67, ici p. 67.
7. Sur ce sujet, je renvoie au travail de William R. Newman, Promethean Ambitions, Alchemy and the Quest to Perfect Nature, Chicago and London, 2004, p. 44-52.
8. Ed. Pascale Barthélémy, La Sedacina ou l'Œuvre au crible, L'alchimie de Guillaume Sedacer, carme catalan de la fin du xive siècle, II, Sedacina, Paris-Milan, 2002, p. 50.
9. Ed. Michela Pereira at Barbara Spaggiari, Il Testamentum alchemico attribuito a Raimondo Lullo, Florence, 1999, I, § 77, p. 254.
10. Ibid.
11. Cf. Antoine Calvet, « Recherches sur le platonisme médiéval dan les œuvres alchimiques attribuées à Roger Bacon, Thomas d’Aquin et Arnaud de Villeneuve », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 87 (2003), p. 457-498.
12. Pour éclairer « par une figure » un passage ardu, le pseudo-Lulle évoque celle du Christ, « mis en croix et exalté pour nous » (éd. Pereira-Spaggiari, Testamentum, p. 54), une invocation à rapprocher précisément du Tractatus parabolicus.
13. Cf. A. Calvet, « Un commentaire alchimique du xive siècle : le Tractatus parabolicus du pseudo-Arnaud de Villeneuve », dans : éd. T. Dorandi, M.-O. Goulet-Cazé, H. Hugonnard-Roche, A. Le Boulluec et E. Ornato, Le Commentaire entre tradition et innovation, Paris, 2000, p. 465-474.
14. Cf. Sylvain Matton, « Thématique alchimique et littérature religieuse dans la France du XVIIe siècle », Chrysopœia, II, fasc. 2, Paris, 1988.