L'ORIGINE BABYLONIENNE DE L'ALCHIMIE
A PROPOS DE LA DÉCOUVERTE
RÉCENTE DE RECETTES CHIMIQUES SUR TABLETTES CUNÉIFORMES.
Robert Eisler
REVUE DE SYNTHÈSE HISTORIQUE
TOME QUARANTE ET
UNIÈME
(Nouvelle Série. — Tome XV)
JUIN 1926
Notre connaissance des origines de la chimie vient de faire
un grand pas en avant, un pas peut-être décisif. Les plus anciens documents de
la littérature alchimique, connus de Kopp (1), de Berthelot (2) et de Lippmann (3),
ne remontaient qu'au IIIe siècle après J.-C. C'étaient deux papyrus grecs
(conservés l'un à Leyde, l'autre à Stockholm), découverts en 1828 dans un
tombeau sacerdotal égyptien près de Thèbes, contenant des recettes de fondeurs
égyptiens. Ils furent publiés par Leeman en 1885 et par Lagercrantz en 1913. Le
traité copte publié par Stern (4) n'est pas de date plus ancienne, et jusqu'à présent
on n'a pas trouvé de sources égyptiennes antérieures à ces documents.
Comme la littérature alchimique est toute pénétrée d'idées
astrologiques, Berthelot et Lippmann ont présumé qu'il pourrait y avoir aussi
des sources babyloniennes, bien qu'on ne possédât à ce sujet aucun document. La
situation est maintenant toute différente. Le professeur H. Zimmern, savant
assyriologue de l'Université de Leipzig, et son collègue M. B. Landsberger, en
déchiffrant des tablettes en écriture cunéiforme qui proviennent de la
bibliothèque du roi Assourbanipal (668-626
avant J.-C.), à Ninive, et sont déposées au British Museum, ont découvert une
série de textes ayant le caractère de recettes chimiques, notamment pour la
fabrication d'émaux et de pierreries artificielles. L'un de ces fragments avait
déjà été publié séparément par l'assyriologue français, M. Virolleaud, en
écriture cunéiforme, et sous le titre peu frappant de Une recette chimique (Babyloniaca,
III, 221). Les autres avaient été copiés avec beaucoup de soin par le jeune
savant américain G.-V. Schick, du Concordia College, Fort Wayne (Indiana).
Dans son grand ouvrage sur la Babylonie et l'Assyrie, dont
le second volume vient de paraître (5), M. Bruno Meissner, professeur à Berlin,
reproduit et traduit quelques-uns de ces textes d'après la copie de M. Schick,
que M. Zimmern lui avait communiquée à cet effet. Cependant, le besoin se
faisant sentir d'une publication d'ensemble, M. Zimmern et un savant d'Oxford
(Merton College), M. R. Campbell Thompson, convinrent de la réaliser
simultanément, mais chacun de son côté. Les deux travaux ont paru en 1925,
celui de Zimmern en un article de la Zeitschrift
f. Assyriologie (N. F., t. II, XXXV)
: Assyrische
chemisch-technische Rezepte, celui de Thompson en un ouvrage : On the Chemistry of the Ancient Assyrians (London,
1925, 1 vol. in-fol., 158 p. avec 6 planches). Qu'il soit permis à l'auteur de
ces lignes, qui est précisément appelé, par ses fonctions au service de la
Société des Nations, à favoriser la coopération intellectuelle internationale,
de signaler au public français ce singulier match anglo-allemand et d'en
commenter brièvement les résultats (6), que le lecteur, certainement, aurait
préféré trouver dans un ouvrage unique, fruit d'une heureuse collaboration des
deux éminents savants (7).
Les textes publiés en transcription babylonienne et en
traductions allemande et anglaise comprennent une quarantaine de fragments,
représentant la valeur d'environ 300 lignes. Ils formaient un recueil de chimie
et de métallurgie intitulé la Porte du Four. Le mot porte doit être pris métaphoriquement ainsi que dans les titres des
traités talmudiques Baba kama, Baba mesia
— : il signifie ici introduction, initiation. Ce titre appelle la comparaison
avec l'ouvrage d'alchimie du XIIIe siècle, attribué à l'Arabe Geber et publié
par M. Darmstaedter (Berlin, 1922), Liber
fornacum, le Livre des fourneaux.
Voici la traduction du premier fragment cunéiforme (8) :
« Si tu veux poser les fondations d'un four à pierre (=
à minerais), choisis un jour approprié dans un mois favorable et pose les
fondations du four. Dès qu'on a orienté le four et que tu t'es mis à l'œuvre,
place les embryons divins dans la chapelle du four — aucun autre creuset ne
doit y entrer, aucune (chose) impure ne doit se placer devant eux, — répands
devant eux le sacrifice ordinaire. Si tu veux mettre la pierre dans le four,
offre un sacrifice devant les embryons divins, place une cassolette avec du
cyprès, répands de la boisson fermentée (kurunnu), allume du feu sous le four,
et ensuite introduis la pierre dans le four. Les gens que tu admettras près du
four doivent d'abord se purifier, et ensuite seulement tu pourras les laisser
s'approcher du four. Le bois que tu brûleras sous le four sera un gros sarbatû (mûrier ?), un tronçon (quru)
décortiqué, qui n'a pas fait partie d'un radeau (faisceau de troncs retenu par
une courroie), et qui a été coupé au mois d'ab
; c'est ce bois qui doit être employé sous ton four. »
On remarquera d'abord le choix du jour favorable. On
retrouve cette prescription chez les alchimistes hellénistiques : d'après
Pammenès (9), c'est le mois égyptien de pharmuti
qui est approprié pour le Grand Œuvre ; chez Olympiodore, ce mois s'appelle
précisément mensis philosophicus (10).
De même, dans le calendrier sumérien de Nippour, il y a un mois des tuiles et
un mois pour allumer du feu (11).
Les prescriptions relatives aux purifications sont
obligatoires pour toutes les opérations magiques et n'ont rien
d'extraordinaire. Le four doit être orienté, c'est-à-dire placé de telle façon
que ses axes soient dirigés, comme ceux d'un temple, vers les points cardinaux.
Pour les alchimistes hellénistiques, les métaux et les quatre éléments étaient
en relation mystique avec les quatre coins du monde (12). Mais indépendamment
de ces considérations cosmologiques, il est évident qu'un four construit en
plein air, comme celui dont parle notre texte, et qui n'est pas activé par un
soufflet, doit avoir son ouverture tournée vers l'Ouest, d'où vient le vent
dominant (13).
Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est la mention des
embryons (ou avortons). M. Meissner n'avait pas su expliquer ce terme
inattendu. Se souvenant peut-être de Faust, il a traduit : … offre un sacrifice aux homunculi divinisés,
protecteurs de la chimie. Or je crois qu'il faut chercher une tout autre
interprétation. Il ne s'agit nullement ici de fœtus humains véritables,
conservés d'une manière quelconque pour servir de fétiches ou de patrons des
fondeurs, ni introduits dans le four comme matière à cuire. C'est, à mon avis,
le minerai lui-même, ce sont les ingrédients minéraux à fondre qui sont qualifiés
d'embryons ou d'avortons.
Il suffira, je crois, du rapprochement de quelques textes
pour établir cette assertion. L'alchimiste grec et grand prêtre Comarius (14) écrit
: Un principe mâle (en grec
arsenikon, d'où vient le nom du corps arsenic) doit se combiner avec un principe femelle (c'est-à-dire une matière
première, une terre vierge) (15) pour
qu'un embryon se produise. Comme par
la chaleur du corps de la mère le fruit de son ventre croît, sort, et enfin est
nourri du lait maternel, ainsi le philosophe fait mûrir le fruit de son travail
à un feu doux et il le nourrit avec les eaux célestes (16)
D'après le Pseudo-Démocrite et Jean de Euagia (17), le Grand
Œuvre est tout à fait semblable à un enfantement, seulement sa durée est de
neuf heures, au lieu de neuf mois, pendant lesquelles certaines influences
planétaires peuvent causer des avortements ou des fausses couches qui
détruisent l'embryon (18).
Ce processus est encore mieux décrit par Zosime le Panopolitain
(19) : « En eux-mêmes, le cuivre,
le plomb, la magnésie, etc., sont morts, mais ils se marient avidement l'un
avec l'autre, ce qui engendre une vie nouvelle ; il naît un embryon, dont le
développement dure neuf mois, pourvu qu'aucun avortement ne se produise ; mais
cette durée peut aussi être abrégée par une chaleur plus intense. Comme un être
se forme dans la matrice par la combinaison du sang menstruel refroidi et de la
semence chaude, les choses se passent aussi de même dans le Grand Œuvre,
seulement ici le produit résiste au feu (20). »
Si tout marche bien, l'adepte voit sortir de l'autel un
petit homme (en grec anthroparion, en latin homunculus) ; d'abord l'homunculus
de cuivre, habillé de rouge, qui est transformé par le bain dans la liqueur
noire en homme d'argent ; ce dernier apparaît tout incandescent dans le feu…
enfin il devient « l'homme d'or » (21).
On voit par ces textes dans quel sens nous devons entendre
les embryons dans l'antique recette assyrienne. Ces embryons sont tout
simplement les minerais, les ingrédients minéraux de la fonte.
Il faut remarquer après cela que le mot qui signifie embryon
dans notre texte (kubu) est toujours précédé de la particule an qui signifie divin, céleste. Pourquoi
les minerais seraient-ils qualifiés de célestes ? Dans un article récent sur La terminologie des alchimistes juifs (Monatschrift für Geschichte und Wissenschaft
des Judentums, 1925, p. 364-371), j'ai montré comment les Anciens, ayant
observé des chutes de météorites ferriques, avaient conçu l'idée d'un ciel en
fer, dont des morceaux pouvaient se détacher. En sumérien et en égyptien, le
fer s'appelle « métal céleste » ; et il est probable que le mot grec
image de texte non transcrit (airain) dérive du chaldéen (ou chalybien) hal-hi qui signifie aussi céleste. Ce que l'on savait pertinemment
du seul fer, on l'étendit par analogie aux autres métaux. Un travail ultérieur de
l'imagination fit naître la croyance en plusieurs ciels de métaux différents,
un ciel de cuivre, un ciel d'argent, etc. Pour les métaux précieux que l'on
trouvait à l'état natif, en pépites, on considéra qu'ils s'étaient détachés de
la voûte céleste et étaient tombés sur la terre à l'état d'étoiles filantes.
Cependant il tombe souvent aussi des météorites pierreux et
non métalliques ; d'autre part, l'expérience apprend que d'un minerai qui a
toute l'apparence d'une pierre brute on peut tirer un métal pur par la fusion.
De ces deux constatations naquit la croyance que ces pierres, ces minerais
étaient des produits inachevés, prématurés, autrement dit des embryons ou des
avortons célestes, que la chaleur du feu, la fumée des encens, l'aspersion par
des liquides nutritifs et autres pratiques magiques, étaient capables de
développer artificiellement, de mûrir, de mener à terme.
Si donc kubu
(embryon, avorton, fausse couche) est le terme technique pour désigner le
minerai, l'ingrédient inachevé, destiné à être fondu, tout s'explique aisément.
M. Thureau-Dangin (Revue assyriologique,
19, 83) a déjà relevé le fait que le matériel brut, la matière première du
potier et du modeleur est regardée comme l'embryon de la poterie achevée ; la
masse de terre glaise est appelée l'œuf des potiers par les rabbins. Il y a là
évidemment une manière animiste ou biologique de concevoir des opérations
techniques. Semblablement le mot kuru,
qui revient plusieurs fois dans les recettes d'émaux de la Porte du Four,
signifie en araméen, aussi bien four à
fondre, creuset, que organe sexuel de la femme, matrice. On
voit que cette métaphore est en rapport direct avec celle de l'embryon-minerai (22).
Au surplus, cette équivoque de l'embryon-minerai a subsisté
fort longtemps dans les ouvrages des alchimistes et par suite aussi dans leurs
esprits. Preuve en soit le curieux exemple suivant (23). Il s'agit d'une lettre
reçue vers 1798 par la Société Hermétique,
dont les fondateurs, Kortum et Behrens, mystifièrent plus d'un naïf. Cette
lettre émanait d'un adepte, habitant d'Eisenach. Ce fou s'était donné beaucoup
de mal pour obtenir un produit de fausses couches, et comme ses efforts
restaient sans résultat, il s'adressa à la Société
Hermétique et lui demanda comment on pourrait bien se procurer cette
matière première. Il s'exprime en un style bien hermétique, de la façon
parabolique que voici (après avoir toutefois désigné l'objet en question de
façon assez claire, et avoir joint, pour plus de sûreté, un croquis au crayon)
: « J'ai donc fait des démarches en
divers endroits, et notamment auprès des personnes qu'on appelle les premières
à venir examiner les mines, quand elles marchent encore (ce sont les
sages-femmes), mais il arrive que le précieux minerai se détache parfois de
lui-même ; les mines le jettent alors, sans penser à mal, et cela le plus
souvent quand les personnes qui en font la chasse ne sont pas présentes. De
cette façon, le noble métal est généralement jeté au fumier, par ignorance. Je
vois donc qu'il n'est pas si facile à obtenir, surtout pas tous les jours.
C'est pourquoi j'adresse une prière instante à la chère Société, afin qu'elle
veuille bien m'honorer d'une réponse et me dire comment cet objet serait à
tirer de nos propres mines sans dommage ni danger. » (Il demande tout
simplement un moyen abortif inoffensif pour sa propre femme.)
La difficulté d'obtenir de vrais fœtus ne pouvait pas être
moins grande à Babylone, où on les enterrait sous le seuil des maisons pour
servir de porte-bonheur, que dans Eisenach où, au siècle des lumières, on les jetait
aux ordures. Je ne puis croire qu'il aurait été possible de se procurer pour
chaque cuisson d'émaux ou pour chaque fonte d'alliage — les recettes sont
données toujours pour de très petites quantités — plusieurs fœtus véritables.
En outre il devait être difficile d'obtenir, avec du bois seulement, sans
charbon, une température suffisante pour la fusion. Il est évident que
l'introduction de masses de chair dans le four aurait provoqué une épaisse
fumée qui aurait troublé toute l'opération. Si la prescription que rien d'impur
ne doit approcher du four s'applique à quelque chose, c'est assurément à ces
répugnants petits cadavres.
Notre texte s'est donc éclairci peu à peu : « Dès qu'on a orienté le four sur ses
fondations, places-y les embryons (c'est-à-dire les ingrédients de la fonte),
répands devant eux les sacrifices (c'est-à-dire les alcools divins qui
nourriront l'embryon et effectueront la maturation du mélange). Et quand tu
placeras dans le four la pierre (c'est-à-dire le minerai en question), il
faudra encore répandre une boisson fermentée (c'est-à-dire un alcool qui
provoquera une flamme vive au moment de l'allumage). »
Si l'obscur document cunéiforme du VIIe siècle avant J.-C.
s'éclaire grâce aux écrits des faiseurs d'or gréco-égyptiens qui lui sont
postérieurs de près de mille ans, cela prouve inversement que l'alchimie dans
l'Égypte hellénistique (comme l'astrologie à la même époque) se rattache
étroitement à des modèles babyloniens. Les mages des souverains perses qui
depuis Cambyse ont gouverné l'Égypte, puis ceux des diadoques grecs du royaume
séleucide, les Ostanés et Komarios, ont dû servir d'organe de transmission.
On constate d'ailleurs d'autres coïncidences frappantes. Les
Égyptiens divisaient le ciel en 36 secteurs, correspondant à 36 astres
principaux dits décans (astres de semaines décadiques) et à certains animaux ou
divinités. Le vestibule du temple égyptien de Dendérah, qui date du début de
l'époque impériale, est orné d'un cercle décadique sur lequel plusieurs métaux
et minéraux correspondent aussi aux astres décans. On doit rapprocher cela des
textes cunéiformes du British Museum qui attribuent l'argent au dieu Anou (le
ciel), l'or au dieu Enlil (l'air), le cuivre au dieu Ea (l'eau), l'étain au
dieu Nin-a-mal (le dieu des eaux considéré comme forgeron). Sur une autre
tablette cunéiforme, certaines plantes et certaines pierres précieuses sont
attribuées à certaines étoiles. On peut en conclure que la conception
universiste de l'alchimie, c'est-à-dire la conviction qu'il existe une
sympathie partout agissante entre les phénomènes terrestres et les phénomènes
célestes, se manifestait déjà dans les sources babyloniennes.
J'ai déjà fait allusion, à propos de notre ouvrage
cunéiforme la Porte du Four, au Liber
fornacum du moyen âge. Ce dernier ouvrage commence par une instruction sur
la manière de construire les fours, puis donne une série de recettes pour le
traitement des métaux. De même, à côté des tablettes cunéiformes intitulées la
Porte du Four, il a dû exister une collection d'autres Portes, celle du cuivre,
celle de l'argent, de l'or, etc., où le terme symbolique de porte signifiait
non seulement introduction (à la préparation de l'or, de l'argent, etc.), mais
aussi passage que l'embryon métallique doit franchir pour s'élever à l'étape de
transformation supérieure. Dans les mystères perses — et babyloniens — de
Mithra, l'idée d'une progression à travers les sept portes des sept métaux joue
un grand rôle. Cela correspond parfaitement au Songe des sept portes qui est mentionné dans un écrit attribué au
Perse Ostanès, écrit qui n'existe plus qu'en arabe, et au fait que le secret de
la transmutation alchimique des métaux est souvent désigné sous le nom de « Grand
Mystère de Mithra ». En effet, dans le culte de ce dieu-sauveur iranien
une des principales cérémonies figurait un passage symbolique de l'âme à
travers les sept portes successives des sept sphères du ciel, tandis que la
métallurgie ancienne se servait d'un four à sept chapelles successives
communiquant entre elles par sept ouvertures successives.
Parmi les tablettes cunéiformes qui nous occupent, il ne se
trouve par hasard aucun fragment concernant la préparation de l'or, mais il y a
des recettes pour certaines préparations de cuivre et d'argent. Enfin on y
trouve, comme dans les papyrus gréco-égyptiens connus, des recettes pour la
fabrication de pierres précieuses artificielles, c'est-à-dire de verres colorés
et d'émaux. En voici une :
« Si tu veux préparer un émail bleu clair, broie
séparément puis mélange 10 mines de pierre immanaku,
15 mines de cendre d'herbe à lessive, 1, 2/3 mine d'herbe blanche (?) ; place
le mélange dans le four à quatre yeux (ouvreaux), et pousse-le ensuite entre
les yeux, allume un feu doux qui ne fume pas ; dès que la masse est au rouge
blanc, sors-la, laisse-la refroidir, broie-la de nouveau, formes-en un tas sur
du sel pur, place-la dans le four à chapelle froid, fais un feu doux sans fumée
; dès que la masse est au rouge orangé, … fais-la couler sur la brique cuite.
Son nom est alors émail bleu-clair (24). »
Voici une autre recette analogue :
« Avec 1 mine de bel émail, prends 1/3 mine de pierre busu broyée, 1/3 mine de amnaku, 5
demi-sicles de nacre, broie de nouveau le tout, entasse-le dans une forme,
place-la entre les yeux du four ; il se produira un émail bleu en poudre (25). »
Sans conteste, nous avons là les formules des plus anciennes
recettes pour la fabrication de ces merveilleux émaux et de ces briques
émaillées dont les couleurs et les reflets métalliques font encore l'admiration
des connaisseurs et collectionneurs de faïences persanes.
On sait que tous les verres et les émaux résultent de la
fusion du sel avec du sable, suivant l'expression de Merret, le plus ancien
théoricien de l'art des verriers, ou, pour parler plus scientifiquement, sont
des combinaisons de silice, d'alumine et de potasse ou de soude, auxquelles on
ajoute, suivant le cas, de la chaux et du plomb. Il faut donc admettre que,
dans les recettes que nous venons de citer, les mots non traduits (immanaku,
amnaku) désignent des sables ou des roches siliceuses ou des terres argileuses.
L'alcali, soude et potasse, était fourni par des cendres d'herbes ou d'algues,
la chaux par des coquillages calcinés. Quant aux couleurs vitrifiables
employées par les Babyloniens, on les a déterminées par l'analyse chimique de fragments
d'émaux. On connaît un jaune qui est identique au jaune de Naples (antimoniate
de plomb) ; le bleu est un sel de cuivre additionné non pas de cobalt, mais de
plomb ; le rouge est un sous-oxyde de cuivre, etc. (26). Les creusets et
résidus de fontes qu'on a retrouvés attestent que ces émaux ont bien été
préparés sur place et non importés d'ailleurs. A Khorsabad on a même trouvé un
bloc terreux d'environ un kilogramme, qu'un examen plus attentif a révélé être
de l'émail bleu en poudre.
L'art de préparer ces matières colorantes et vitrifiables de
toute sorte, que d'après le témoignage des fouilles l'Égypte et la Mésopotamie
connaissaient très bien, date certainement de milliers d'années. Mais il
importerait de savoir quand on a eu premièrement l'idée de rédiger les recettes
de cet art, c'est-à-dire à quelle date remonte la littérature technologique.
Nous manquons encore des points de repère nécessaires pour répondre à cette
question, mais c'est déjà quelque chose de pouvoir dire que la bibliothèque du
roi Assourbanipal, au VIIe siècle avant J.-C., contenait au moins un ouvrage
d'alchimie ou de chimie métallurgique et céramique, qui représente le plus
ancien terme connu d'une longue série de documents analogues.
L'importance de cette découverte, au point de vue de
l'histoire générale de l'humanité, ne saurait être trop appréciée. Je
rappellerai seulement que le Grec Hésiode, contemporain, à peu près,
d'Assourbanipal, représente les étapes successives du développement de
l'humanité, comme des âges métalliques : âge d'or, âge d'argent, âge d'airain,
âge de fer. De même dans le Songe de
Nebucadnetsar (Livre de Daniel,
II, 31), les empires successifs et les peuples qui ont eu l'hégémonie en Orient
sont représentés comme des races métalliques : une race d'or est suivie d'une
race d'argent, puis d'une race de cuivre et d'une race de fer. A la fin viendra
une race qui est désignée avec mépris comme une mauvaise fonte, de fer mêlé
d'argile — résultat du bris d'un creuset — qui sera détruite à son tour par une
race de pierre. Mais le plus remarquable dans ce passage, c'est la vision
grandiose d'une statue colossale, dont la tête d'or figure les Assyriens, la
poitrine d'argent les Mèdes (27), le ventre et les cuisses d'airain les Perses,
les jambes de fer les Grecs, les pieds de fer et d'argile le peuple mêlé du
royaume Séleucide. La statue entière représente l'humanité (28), qui est donc
conçue comme un seul corps, dont les divers peuples sont les membres. Cela fait
penser aussitôt à la fameuse parabole de Menenius Agrippa (Tite Live, 2, 10) qui, pour apaiser les luttes sociales à Rome,
compare les différentes classes de l'État à la tête, à l'estomac, aux mains et
aux pieds d'un être vivant. Il existe d'autre part une tradition perse d'après
laquelle les sept métaux proviennent de sept parties du corps du premier homme,
et une tradition arabe relative à une idole des Harraniens composée de sept
métaux différents. Enfin, d'après un mythe indou (Rigveda, X, 90) sur l'origine des castes, celles-ci proviennent des
membres du corps cosmique de l'homme primitif (purushâ) : de son visage
viennent les Brahmanes, de ses bras les nobles (Kchatryâs), de ses jambes les
Vaysias (marchands, etc.), de ses pieds les Soudras (les parias).
Une autre tradition relative au même objet est celle que
Platon rapporte dans sa République
(414. B) comme étant un conte phénicien, c'est-à-dire un mythe oriental, qu'il
voudrait bien, au reste, imposer comme article de foi aux citoyens de son État
idéal, afin de leur inculquer la conviction que l'ordre social a été établi par
la nature ou par Dieu : les hommes auraient été formés dans les profondeurs du
sein maternel de la Terre et enfantés ensuite à la lumière ; mais le dieu qui
les a engendrés a mêlé de l'or dans la substance dont il a formé les éphores,
de l'argent dans le moule des guerriers, du cuivre dans celui des paysans, du
fer dans celui des artisans. Qui ne voit maintenant que dans l'esprit de
Platon, comme dans celui d'Hésiode, le souvenir d'un mythe flottait encore :
cette idée des embryons en métal, formés dans la terre par la semence
fécondante, le sang ou le ferment d'un dieu, l'idée des homunculi en or, en argent, en cuivre, en plomb, de l'ancienne
alchimie orientale, qui n'est elle-même qu'une forme plus raffinée, plus
scientifique pour ainsi dire, du mythe de l'humanité formée par Bel ou par
Mardouk avec la terre et le sang des dieux ?
On n'a pas remarqué jusqu'ici que Platon, dans le passage
cité, se réfère expressément à une prédiction, d'allure paradoxale, selon
laquelle l'État ira à sa perte quand le fer ou l'airain le protégeront, formule
qui a toute l'apparence d'un de ces oracles sibyllins dont parlait déjà
Héraclite (Diels, Fragm. 92). Ce
n'est pas une armure de fer ou d'airain que Platon veut dire — car comment
détruirait-elle l'État ? — mais l'oracle déclare que l'État ira à sa perte s'il
est livré à la direction et à la protection des hommes de fer et de cuivre,
c'est-à-dire de la classe méprisée des travailleurs manuels.
Cette expression concorde entièrement avec un passage
remarquable du prophète Jérémie (VI, 27) :
Je t'avais établi
comme essayeur (du métal) de mon peuple,
comme examinateur,
pour que tu connusses et sondasses leur conduite.
Ils sont tous…
d'airain et de fer…
Le soufflet est
brûlant, le plomb est consumé par le feu ;
c'est en vain qu'on
veut épurer, épurer,
les scories ne se
détachent pas.
On les appelle de
l'argent méprisable,
car l'Éternel les a
rejetés.
La même image se trouve dans quelques vers mordants des Grenouilles d'Aristophane (vers 718 à
733), où le poète aristocrate déplore d'abord la dépréciation actuelle de la
monnaie d'argent athénienne, qui est de plus en plus additionnée de cuivre, et
qui a fait disparaître de la circulation l'ancienne bonne monnaie. Et il ajoute
ironiquement : « C'est exactement
de même façon que la démocratie a chassé les gens de bon aloi de leurs charges
et dignités et a remis le pouvoir aux hommes rouges, aux hommes de cuivre. »
Il semble d'après cela qu'Aristophane aurait connu aussi l'oracle cité par
Platon et la légende phénicienne des différentes classes de la société : les
hommes d'or, ceux d'argent, de cuivre, etc.
En tout cas, les sources auxquelles ont puisé Hésiode et
Platon, la parabole de Menenius Agrippa, la vision de Daniel, et peut-être
aussi la mention que rapporte Lippmann (op. cit., p. 304) d'une statue de divinité
harranienne composée des sept métaux, doivent être considérées toutes sous un
même point de vue : l'humanité entière (chez Daniel et dans le Rigvéda), l'État (chez Menenius,
Aristophane et Platon), sont considérés comme un individu vivant, les différents
peuples ou classes, comme leurs membres, coulés en différents métaux. Et la
tête — chez Menenius c'est peut-être plutôt le ventre — est regardée comme la
partie dominante, l' egemonikon des
Stoïciens.
Mais cette singulière image est soumise elle-même, comme les
homunculi métalliques des
alchimistes, à la transmutation magique dans le feu divin. Les fondeurs savent
bien que certains ingrédients qui étaient d'abord en haut dans le creuset
tombent au fond, et que d'autres peuvent monter du fond. L'or ne reste pas toujours
à la tête, ni le fer aux pieds ; dans les âges successifs de l'humanité les
autres métaux, argent, cuivre, fer s'élèvent aussi à leur tour. Quand l'or
tombe, un métal plus vil prend la tête de l'humanité ou de l'État. La fin des
peuples et la mort de l'humanité arrive, d'après l'oracle de Platon, quand le
cuivre et le fer, c'est-à-dire quand les ouvriers et les paysans, détiennent le
pouvoir.
ROBERT EISLER. Traduit de l'allemand par Robert BOUVIER.
NOTES
(1) Die Alchemie in
älterer und neuerer Zeit, 2 vol., Heidelberg, 1886.
(2) Collection des
anciens alchimistes grecs, Paris, 1888. Introduction
à l'étude de la chimie des Anciens, etc., Paris, 1889.
(3) Entstehung und
Ausbreitung der Alchemie, Berlin, 1919
(4) Zeitschr. f.
aegyptische Sprache, vol. XXII, p. 102.
(5) Babylonien und
Assyrien, Heidelberg, 1920-1925, 2 vol. in-8, avec 223 reproductions de
tablettes et 3 cartes.
(6) Voir aussi :
R. EISLER, Die
chemische Terminologie der Babylonier. Zeitschr.
für Assyriologie, 1926, p. 1-12 ; et
R. EISLER, Der
babylonische Ursprung der Alchemie, Chemiker
Zeitung, 1925, no 83, p. 577-578, no 86, p. 602.
(7) Rebus sic
stantibus, il est indispensable d'avoir sous les yeux les deux ouvrages,
parce que M. Zimmern donne des fragments de copies ignorées de M. Thompson (et
vice-versa) tandis que l'étude des originaux faite au British Museum par MM.
Thompson et Gadd a permis de reconnaître la connexion de certains fragments
entre eux mieux, que M. Zimmern n'avait pu en juger d'après les copies de
Leipzig.
(8) ZIMMERN, art. cité, p. 183. Pour certaines corrections,
voir mon article cité p. 6, n. 2.
(9) LIPPMANN, p. 48
(10) Ibid., p. 99.
(11) F. HOMMEL, Encyclopedy
of Religion and Ethics, III, 74 b.
(12) G. SCHOLEM, Monatschr.
für Geschichte u. Wissensch. des Judentums, t. LXIX, p. 21.
(13) L'un des fragments publiés (II, § 27, Zimmern, art.
cité p. 120) qui présente malheureusement beaucoup de lacunes, porte les mots :
ana sâru, vers le Nord. Cela montre
que des considérations d'orientation trouvaient place dans ces recettes de
fondeurs.
(14) LIPPMANN, Entstehung
und Ausbreitung der Alchemie, Berlin, 1919, p. 52 - L'auteur pense
peut-être au cuivre (métal de Cypris, ou Vénus) qui, fondu avec de l'arsenic,
forme un alliage blanc ayant l'apparence de l'argent.
(15) Voir pour l'histoire de cette expression : R. EISLER, Orpheus und Orp hisch Dionysisches,
Leipzig, 1925, p. 146.
(16) BERTHELOT, Collection
des alchimistes grecs, II, p. 293.
(17) LIPPMANN, ibid., p. 70.
(18) BERTHELOT, ibid., II, p. 266.
(19) LIPPMANN, p. 80.
(20) BERTHELOT, p. 226.
(21) Ibid., p. 117.
(22) Il ne s'agit pas ici d'un fait isolé : en indou,
l'autel du foyer (vedi) est féminin, le feu (agni) est masculin, et yoni
(vulva) est synonyme d'autel. Dans la tradition populaire de la Grèce et de
l'Allemagne, le sein maternel est appelé four à pain, d'où le dicton populaire
que tous les hommes ont été cuits dans le même moule. C'est la même conception
animiste qui fait comparer les alliages amalgames et combinaisons chimiques à
un mariage. Les Babyloniens déjà distinguaient entre certains minéraux qui sont
mâles et d'autres qui sont femelles. Aujourd'hui encore, les joailliers parlent
de pierres mâles et de pierres femelles, les premières étant celles de
coloration plus intense, les secondes de coloration plus pâle.
(23) Hermann KOPP, Die
Alchemie, Heidelberg, 1886, II, p. 296.
(24) Porte du Four,
I, § 1, ZIMMERN, art. cité, p. 183.
(25) Ibid., II, § 4, p. 195.
(26) LAYARD, Ninive
and Babylon, p. 166. W. ANDRAE, Assur.
farbige Keramik, p. 4. MEISSNER, op., cit. p. 385.
(27) A l'origine, les Hittites, dont les Babyloniens
écrivaient le nom avec les idéogrammes « hommes de l'argent », comme
on parle aujourd'hui d'Argentins.
(28) Tenisetu, avelutu
en babylonien. Il est remarquable que la langue grecque n'a pas de mot pour
l'humanité.