A Thyl l'Espiègle, le Soufre A Nele, le Mercure A Lamme, le Sel |
LA LEGENDE DE THYL ULENSPIEGEL
La légende et les aventures héroiques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs.
Charles De Coster
Librairie Internationale
Paris - 1869
Livre Quatrième
(Page 369)
I
Étant à Heyst, sur les dunes, Ulenspiegel & Lamme voient venir d'Ostende, de Blanckenberghe, de Knokke, force bateaux pêcheurs pleins d'hommes armés & suivant les Gueux de Zélande, qui portent au couvre-chef le croissant d'argent avec cette inscription: ‘Plutôt servir le Turc que le pape.’
Ulenspiegel est joyeux, il siffle comme l'alouette; de tous côtés répond le clairon guerrier du coq.
Les bâteaux, voguant ou pêchant & vendant leur poisson, abordent, l'un après l'autre, à Emden. Là est détenu Guillaume de Blois qui, par commission du prince d'Orange, équipe un navire.
Ulenspiegel & Lamme viennent à Emden, tandis que sur l'ordre de Très-Long, les bateaux des Gueux regagnent la haute mer.
Très-Long, étant à Emden depuis onze semaines, se morfondait amèrement. Il allait du navire à terre & de terre au navire, comme un ours enchaîné.
Ulenspiegel & Lamme, vaguant sur les quais, y avisent un seigneur de bonne trogne, brassant quelque mélancolie & empêché à déchausser d'un épieu l'un des pavés du quai. N'y pouvant parvenir, il essayait toutefois de mener à bonne fin l'entreprise, tandis qu'un chien rongeait un os derrière lui.
Ulenspiegel vient au chien & fait mine de lui vouloir voler son os. Le chien gronde; Ulenspiegel ne cesse: le chien mène grand vacarme de roquetaille.
(Page 370)
Le seigneur, se retournant au bruit, dit à Ulenspiegel:
- A quoi te sert-il de tourmenter cette bête?
- A quoi, messire, vous sert-il de tourmenter ce pavé?
- Ce n'est point même chose, dit le seigneur.
- La différence n'est pas grande, répond Ulenspiegel: si ce chien tient à son os & le veut garder, ce pavé tient à son quai & y veut rester. Et c'est bien le moins que des gens comme nous tournent autour d'un chien quand des gens comme vous tournent autour d'un pavé.
Lamme se tenait derrière Ulenspiegel, n'osant parler.
- Qui es-tu? demanda le seigneur.
- Je suis Thyl Ulenspiegel, fils de Claes, mort dans les flammes pour la foi.
Et il siffla comme l'alouette & le seigneur chanta comme le coq.
- Je suis l'amiral Très-Long, dit-il; que me veux-tu?
Ulenspiegel lui conta ses aventures & lui bailla cinq cents carolus.
- Qui est ce gros homme? demanda Très-Long montrant Lamme du doigt.
- Mon compagnon & ami, répondit Ulenspiegel: il veut, comme moi, chanter sur ton navire, à belle voix d'arquebuse, la chanson de la délivrance de la terre des pères.
- Vous êtes braves tous deux, dit Très-Long, vous partirez sur mon navire.
On était pour lors en février: aigre était le vent, vive la gelée. Après trois semaines d'attente dépiteuse, Très-Long quitte Emden avec protestation. Pensant entrer au Texel, il part du Vlie, mais est contraint d'entrer à Wieringen, où son navire est cerné par la glace.
Bientôt ce fut tout autour un joyeux spectacle: traîneaux & patineurs tout en velours; patineuses aux cottes & vasquines brodées d'or, de perle, d'écarlate, d'azur; garçonnets & fillettes allaient, venaient, glissaient, riaient, se suivant en ligne, ou deux à deux, par couples, chantant la chanson d'amour sur la glace, ou allant manger & boire, dans des échoppes ornées de drapeaux, du brandevin, des oranges, des figues, du peperkoek, des schols, des oeufs, des légumes chauds & des ecte-kaeken, ce sont des crêpes & des légumes au vinaigre, tandis qu'autour d'eux traînelets & traîneaux à voile faisaient crier la glace sous leur éperon.
Lamme, cherchant sa femme, vaguait patinant comme les joyeux bonshommes & commères, mais il tomba souvent.
(Page 371)
Dans l'entre-temps, Ulenspiegel allait s'abreuver & se nourrir dans une petite auberge sur le quai où il ne lui fallait point payer cher sa pitance; & il devisait avec la vieille baesinne volontiers.
Un dimanche, vers neuf heures, il y entra demandant qu'on lui donnât son dîner.
- Mais, dit-il à une mignonne femme s'avançant pour le servir, baesinne rafraîchie, que fis-tu de tes rides anciennes? Ta bouche a toutes ses dents blanches & jeunettes, & les lèvres en sont rouges comme cerises. Est-il pour moi ce doux & malicieux sourire?
- Nenni, dit-elle; mais que te faut-il bailler?
- Toi, dit-il.
La femme répondit:
- Ce serait trop pour un maigrelet comme toi; ne veux-tu point d'autre viande?
Ulenspiegel ne sonnant mot:
- Qu'as-tu fait, dit-elle, de cet homme beau, bien fait & corpulent que je vis souvent près de toi?
- Lamme? dit-il.
- Qu'en as-tu fait? dit-elle.
Ulenspiegel répondit:
- Il mange, dans les échoppes, des oeufs durs, des anguilles fumées, des poissons salés, des zueertjes & tout ce qu'il peut se mettre sous la dent; le tout pour chercher sa femme. Que n'es-tu la mienne, mignonne? Veux-tu cinquante florins? veux-tu un collier d'or?
Mais elle se signant:
- Je ne suis point à acheter ni à prendre, dit-elle.
- N'aimes-tu rien? dit-il.
- Je t'aime comme mon prochain; mais j'aime avant tout Monseigneur le Christ & Madame la Vierge, qui me commandent de mener prude vie. Durs & pesants en sont les devoirs, mais Dieu nous aide, pauvres femmes. Il en est cependant qui succombent. Ton gros ami est-il joyeux?
Ulenspiegel répondit:
- Il est gai en mangeant, triste à jeun & toujours songeur. Mais toi, es-tu joyeuse ou dolente?
- Nous autres femmes, dit-elle, sommes esclaves de qui nous gouverne!
- La lune? dit-il.
(Page 372)
- Oui, dit-elle.
- Je vais dire à Lamme de te venir voir.
- Ne le fais point, dit-elle; il pleurerait & moi pareillement.
- Vis-tu jamais sa femme? demanda Ulenspiegel.
Elle, soupirant, répondit:
- Elle pécha avec lui & fut condamnée à une cruelle pénitence. Elle sait qu'il va sur la mer pour le triomphe de l'hérésie, c'est une chose dure à penser pour un coeur chrétien. Défends-le si on l'attaque; soigne-le s'il est blessé: sa femme m'ordonna de te faire cette demande.
- Lamme est mon frère & ami, répondit Ulenspiegel.
- Ah! disait-elle, que ne rentrez-vous au giron de Notre Mère sainte Église!
- Elle mange ses enfants, répondit Ulenspiegel.
Et il s'en fut.
Un matin de mars, le vent qui soufflait aigre, ne cessant d'épaissir la glace & le navire de Très-Long ne pouvant partir, les marins & soudards du navire menaient nopces & ripailles de traîneaux & de patins.
Ulenspiegel étant à l'auberge, la mignonne femme lui dit, toute dolente & comme affolée:
- Pauvre Lamme! pauvre Ulenspiegel!
- Pourquoi te plains-tu? demanda-t-il.
- Hélas! hélas! dit-elle, que ne croyez-vous à la messe? Vous iriez en paradis, sans doute, & je pourrais vous sauver en cette vie.
La voyant aller à la porte écouter attentive, Ulenspiegel lui dit:
- Ce n'est pas la neige que tu écoutes tomber?
- Non, dit-elle.
- Ce n'est pas au vent gémissant que tu prêtes l'oreille?
- Non, dit-elle encore.
- Ni au bruit joyeux que font dans la taverne voisine nos vaillants matelots?
- La mort vient comme un voleur, dit-elle.
- La mort! dit Ulenspiegel, je ne te comprends pas; rentre & parle.
- Ils sont là, dit-elle.
- Qui?
- Qui? répondit-elle. Les soldats de Simonen-Bol, qui vont venir, au nom du duc, se ruer sur vous tous; si l'on vous traite si bien ici, c'est comme les boeufs qu'on va tuer. Ah! pourquoi, dit-elle tout en larmes, ne le sais-je que de tantôt seulement?
(Page 373)
- Ne pleure ni ne crie, dit Ulenspiegel, & demeure!
- Ne me trahis point, dit-elle.
Ulenspiegel sortit de la maison, courut, s'en fut à toutes les échoppes & tavernes, coulant en l'oreille des marins & soudards ces mots: ‘L'Espagnol vient.’
Tous coururent au vaisseau, préparant en grande hâtiveté tout ce qu'il fallait pour la bataille, & ils attendirent l'ennemi. Ulenspiegel dit à Lamme:
- Vois-tu cette mignonne femme debout sur le quai, avec sa robe noire brodée d'écarlate, & se cachant le visage sous sa capeline blanche?
- Ce m'est tout un, répondit Lamme. J'ai froid, je veux dormir.
Et il s'enveloppa la tête de son opperst-kleed. Et ainsi il fut comme un homme sourd.
Ulenspiegel reconnut alors la femme & lui cria du vaisseau:
- Veux-tu nous suivre? dit-il.
- Jusqu'à la fosse, dit-elle, mais je ne le puis...
- Tu ferais bien, dit Ulenspiegel; songes-y cependant: quand le rossignol reste en la forêt, il est heureux & chante; mais s'il la quitte & risque ses petites ailes au vent de la grande mer, il les brise & meurt.
- J'ai chanté au logis, dit-elle, & chanterais dehors si je le pouvais. Puis, s'approchant du navire: Prends, dit-elle, ce baume pour toi & ton ami qui dort quand il faut veiller.
Et elle s'éloigna disant:
- Lamme! Lamme! Dieu te garde de mal, reviens sauf.
Et elle se découvrit le visage.
- Ma femme, ma femme! cria Lamme.
Et il voulut sauter sur la glace.
- Ta femme fidèle! dit-elle.
Et elle courut le grand trotton.
Lamme voulut sauter du pont sur la glace, mais il en fut empêché par un soudard, lequel le retint par son opperst-kleed. Il cria, pleura, supplia qu'on lui voulût permettre de partir. Mais le prévôt lui dit:
- Tu seras pendu si tu laisses le vaisseau.
Lamme voulut derechef se jeter sur la glace, mais un vieux Gueux le retint, lui disant:
- Le plancher est humide, tu pourrais te mouiller les pieds.
Et Lamme tomba sur son séant, pleurant & sans cesse disant:
- Ma femme, ma femme! laissez-moi aller à ma femme!
(Page 374)
- Tu la reverras, dit Ulenspiegel. Elle t'aime, mais elle aime Dieu plus que toi.
- La diablesse enragée, cria Lamme. Si elle aime Dieu plus que son homme, pourquoi se montre-t-elle à moi mignonne et désirable? Et si elle m'aime, pourquoi me laisse-t-elle?
- Vois-tu clair dans les puits profonds? demanda Ulenspiegel.
- Las! disait Lamme, je mourrai bientôt.
Et il resta sur le pont, blême & affolé.
Dans l'entre-temps vinrent les gens de Simonen-Bol, avec force artillerie.
Ils tirèrent sur le navire, qui leur répondit. Et leurs boulets cassaient la glace tout autour. Vers le soir une pluie tomba tiède.
Le vent soufflant du ponant, la mer se fâcha sous la glace & la souleva par blocs énormes, lesquels furent vus se dressant, retombant, s'entre-heurtant, passant les uns sur les autres non sans danger pour le navire qui, lorsque l'aube creva les nuages nocturnes, ouvrit ses ailes de lin comme un oiseau de liberté & vogua vers la mer libre.
Là ils rejoignirent la flotte de messire de Lumey de la Marche, amiral de Hollande & Zélande, & chef & capitaine général, & comme tel portant une lanterne au haut de son navire.
- Regarde-le bien, mon fils, dit Ulenspiegel; celui-ci ne t'épargnera point, si tu veux de force quitter le navire. Entends-tu sa voix éclater comme tonnerre? Vois comme il est large & fort en sa haute stature! Regarde ses longues mains aux ongles crochus! Vois ses yeux ronds, yeux d'aigle & froids, & sa longue barbe pointue qu'il laissera croître jusqu'à ce qu'il ait pendu tous les moines & prêtres pour venger la mort des deux comtes! Vois-le redoutable & cruel; il te fera pendre haut & court, si tu continues de geindre & de crier toujours: Ma femme!
- Mon fils, répondit Lamme, tel parle de corde pour le prochain qui a déjà au col la fraise de chanvre.
- Toi-même la porteras le premier. Tel est mon voeu amical, dit Ulenspiegel.
- Je te verrai à la potence pousser, longue d'une toise hors du bec, ta langue venimeuse, répondit Lamme.
Et tous deux pensaient rire.
Ce jour-là, le vaisseau de Très-Long prit un navire de Biscaye chargé de mercure, de poudre d'or, de vins & d'épices. Et le navire fut vidé de sa moëlle, hommes & butin, comme un os de boeuf sous la dent d'un lion.
(Page 375)
Ce fut en ce temps aussi que le duc ordonna aux Pays-Bas de cruels & d'abominables impôts, obligeant tous les habitants vendant des biens mobiliers ou immobiliers à payer mille florins par dix mille. Et cette taxe fut permanente. Tous les marchands & vendeurs quelconques durent payer au roi le dixième du prix de vente, & il fut dit dans le peuple que des marchandises vendues dix fois en une semaine, le roi avait tout.
Et ainsi le commerce & l'industrie s'en allaient vers Ruine & Mort.
Et les Gueux prirent la Briele, forte place maritime qui fut nommée le Verger de liberté.
II
Les premiers jours de mai, par un ciel clair, le navire voguant fièrement sur le flot, Ulenspiegel chanta:
Les cendres battent sur mon coeur.
Les bourreaux sont venus, ils ont frappé
Par le poignard, le feu, la force & le glaive.
Ils ont payé l'espionnage vil.
Où était Amour & Foi, vertus douces,
Ils ont mis Délation & Méfiance.
Que les bouchers soient frappés,
Battez le tambour de guerre.
Vive le Gueux! Battez le tambour!
La Briele est prise,
Et aussi Flessingue, clef de l'Escaut;
Dieu est bon, Camp-Veere est prise,
Où était l'artillerie de Zélande?
Nous avons balles, poudre & boulets,
Boulets de fer & boulets de fonte.
Dieu est avec nous, qui donc contre?
Battez le tambour de guerre & gloire!
Vive le Gueux! Battez le tambour!
Le glaive est tiré, hauts soient nos coeurs,
Fermes nos bras, le glaive est tiré.
Foin du dixième denier l'entier de ruine,
Mort au bourreau, la hart au spoliateur.
(Page 376)
A roi parjure peuple rebelle.
Le glaive est tiré pour nos droits,
Pour nos maisons, nos femmes & nos enfants.
Le glaive est tiré, battez le tambour!
Hauts sont nos coeurs, fermes nos bras.
Foin du dixième denier, foin de l'infâme pardon.
Battez le tambour de guerre, battez le tambour!
Oui, compères & amis, dit Ulenspiegel, oui, ils ont dressé à Anvers, devant la Maison Commune, un éclatant échafaud couvert de drap rouge; le duc y est assis comme un roi sur son trône au milieu des estafiers & des soudards. Voulant sourire bénévolement, il fait aigre grimace. Battez le tambour de guerre!
Il a octroyé un pardon: faites silence: sa cuirasse dorée reluit au soleil, le grand prévôt est à cheval à côté du dais: voici venir le héraut avec ses timbaliers; il lit: c'est le pardon pour tous ceux qui n'ont point péché; les autres seront punis cruellement.
Oyez, compères, il lit l'édit qui commande, sous peine de rébellion, le payement des dixième & vingtième deniers.
Et Ulenspiegel chanta:
O duc! entends-tu la voix du populaire,
La forte rumeur? C'est la mer qui monte
Au temps des grandes houles.
Assez d'argent, assez de sang,
Assez de ruines! Battez le tambour!
Le glaive est tiré. Battez le tambour de deuil!
C'est le coup d'ongle sur la plaie saignante,
Le vol après le meurtre. Te faut-il donc
Mêler tout notre or à notre sang pour le boire?
Nous marchions dans le devoir féaux
A Sa Majesté Royale, Sa Majesté est parjure.
Nous sommes dégagés de serments. Battez le tambour de guerre.
Duc d'Albe, duc de sang,
Vois ces échoppes & ces boutiques fermées,
Vois ces brasseurs, boulangers, épiciers,
Refusant de vendre pour ne payer point.
Qui donc te salue quand tu passes?
Personne. Sens-tu, comme un brouillard de peste,
Haine & Mépris l'environner?
(Page 377)
La belle terre de Flandres,
Le joyeux pays de Brabant,
Sont tristes comme, des cimetières.
Là où jadis, au temps de liberté,
Chantaient les violes, glapissaient les fifres,
Sont le silence & la mort.
Battez le tambour de guerre.
Au lieu des faces joyeuses
De buveurs & d'amoureux chantants,
Sont les pâles visages
De ceux qui attendent, résignés,
Le coup du glaive de l'injustice.
Battez le tambour de guerre.
Nul n'entend plus dans les tavernes
Le cliquetis joyeux des pintes,
Ni la claire voix des filles
Chantant par troupes dans les rues.
Et Brabant & Flandres, pays de joie,
Sont devenus pays de larmes.
Battez le tambour de deuil.
Terre des pères, souffrante aimée,
Ne courbe point le front sous le pied du meurtrier.
Abeilles laborieuses, ruez-vous par essaims
Sur les frêlons d'Espagne.
Cadavres des femmes & filles enterrées vives,
Criez à Christ: Vengeance!
Errez la nuit dans les champs; pauvres âmes,
Criez vers Dieu! Le bras frémit pour frapper.
Le glaive est tiré, duc, nous t'arracherons les entrailles
Et t'en fouetterons le visage.
Battez le tambour. Le glaive est tiré.
Battez le tambour. Vive le Gueux!
Et tous les mariniers & soudards du navire d'Ulenspiegel & ceux aussi des navires chantaient pareillement:
Le glaive est tiré, vive le Gueux!
Et leurs voix grondaient comme un tonnerre de délivrance.
(Page 378)
III
Le monde était en janvier, le mois cruel qui gèle le veau au ventre de la vache. Il avait neigé & gelé par-dessus. Les garçonnets prenaient à la glu les moineaux cherchant sur la neige durcie quelque pauvre nourriture, & apportaient ce gibier en leurs chaumines. Sur le ciel gris & clair, se détachaient immobiles les squelettes des arbres dont les branches étaient couvertes de neigeux coussins, couvrant pareillement les chaumines & le faîte des murs où se voyaient les empreintes des pattes des chats, qui, eux aussi, chassaient aux moineaux sur la neige. Tout au loin les prairies étaient cachées par cette merveilleuse toison, tenant tiède la terre contre l'aigre froid d'hiver. La fumée des maisons & chaumines montait noire dans le ciel, & on n'entendait nul bruit.
Et Katheline & Nele étaient seules en leur logis; & Katheline, hochant la tête, disait:
- Hans, mon coeur tire à toi. Il te faut rendre les sept cents carolus à Ulenspiegel, fils de Soetkin. Si tu es besoineux, viens cependant que je voie ta face brillante. Ote le feu, la tête brûle. Las! où sont tes neigeux baisers? où est ton corps de glace? Hans, mon aimé.
Et elle se tenait à la fenêtre. Soudain passa, courant le grand trotton, un voet-looper, courrier portant des grelots à la ceinture & criant:
- Voici venir le bailli, le haut-bailli de Damme!
Et il alla ainsi jusqu'à la Maison commune, afin d'y assembler les bourgmestres & échevins.
Alors dans l'épais silence Nele entendit sonner deux clairons. Tous ceux de Damme vinrent aux portes, croyant que c'était Sa Royale Majesté qui s'annonçait par de telles fanfares.
Et Katheline alla aussi à la porte avec Nele. De loin elles virent de brillants cavaliers chevauchant par troupe, & devant eux chevauchant pareillement personnage couvert d'un opperst-kleed de velours noir brodé de martres, ayant le pourpoint de velours passementé d'or fin & les bottines de veau fauve fourrées de martres. Et elles reconnurent le haut-bailli.
Derrière lui chevauchaient jeunes seigneurs qui, nonobstant l'ordonnance de feue Son Impériale Majesté, portaient à leurs accoutrements de velours des
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broderies, passements, bandes, profilures d'or, d'argent & de soie. Et leurs opperst-kleederen qui, sous leurs vêtements de dessus, étaient pareillement à ceux du bailli bordés de fourrure. Ils chevauchaient gaiement, secouant au vent les longues plumes d'autruche garnissant leurs toques boutonnées passementées d'or.
Et ils semblaient être tous de bons amis & compagnons du grand bailli, & notamment un seigneur d'aigre trogne vêtu de velours vert passementé d'or, & dont le manteau était de velours noir ainsi que la toque ornée de longues plumes. Et il avait le nez en forme de bec de vautour, la bouche mince, le poil roux, la face blême, le port fier.
Tandis que la troupe de ces seigneurs passait devant le logis de Katheline, celle-ci tout soudain sauta à la bride du cheval du seigneur blême, & de joie affolée s'écria:
- Hans! mon aimé, je le savais, tu reviens. Tu es beau ainsi tout en velours & tout en or comme un soleil sur la neige! M'apportes-tu les sept cents carolus? T'entendrai-je encore crier comme l'orfraie?
Le haut-bailli fit arrêter la troupe des gentilshommes, & le seigneur blême dit:
- Que me veut cette gueuse?
Mais Katheline, tenant toujours le cheval à la bride:
- Ne t'en reva point, disait-elle, j'ai tant pleuré pour toi. Douces nuits, mon aimé, baisers de neige & corps de glace. L'enfant est ici!
Et elle lui montra Nele qui le regardait fâchée, car il avait levé son fouet sur Katheline; mais Katheline pleurant:
- Ah! disait-elle, n'as-tu point souvenance? Prends en pitié ta servante. Amène-là où tu veux avec toi. Ote le feu, Hans, pitié!
- Va-t'en! dit-il.
Et il poussa son cheval si sort en avant que Katheline, lâchant la bride, tomba; & le cheval marcha sur elle & lui fit au front une sanglante blessure.
Le bailli dit alors au seigneur blême:
- Messire, connaissez-vous cette femme?
- Je ne la connais point, dit-il, c'est quelque folle sans doute.
Mais Nele, ayant relevé Katheline:
- Si cette femme est folle, je ne le suis point, Monseigneur, & demande à mourir ici de cette neige que je mange, - & elle prit de la neige avec les doigts, - si cet homme n'a pas connu ma mère, s'il ne lui emprunta point tout son argent, s'il ne tua point le chien de Claes, afin de prendre contre le
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mur du puits de notre maison sept cents carolus appartenant au pauvre défunt.
- Hans, mon mignon, pleurait Katheline, saignante & à genoux, Hans, mon aimé, donne-moi le baiser de paix: vois le sang qui coule: l'âme a fait le trou & veut sortir: je mourrai tantôt: ne me laisse point. Puis, parlant tout bas: Jadis tu tuas ton compagnon par jalousie, le long de la digue. Et elle étendit le doigt du côté de Dudzeele. Tu m'aimais bien en ce temps.
Et elle prenait le genou du gentilhomme & l'embrassait, & elle prenait sa bottine & la baisait.
- Quel est cet homme tué? demanda le haut-bailli.
- Je ne le sais, Monseigneur, dit-il. Nous n'avons nul soucis des propos de cette gueuse, marchons.
Le populaire s'assemblait autour d'eux; grands & petits bourgeois, manouvriers & manants, prenant le parti de Katheline, s'écriaient:
- Justice, Monseigneur bailli, justice.
Et le bailli dit à Nele:
- Quel est cet homme tué? Parle selon Dieu & la vérité.
Nele parla & dit, montrant le gentilhomme blême:
- Celui-ci est venu tous les samedis dans le Keet pour voir ma mère & lui prendre son argent: il a tué un sien ami, nommé Hilbert, dans le champ de Servaes Van der Vichte, non par amour, comme le croit cette innocente affolée, mais pour avoir à lui seul les sept cents carolus.
Et Nele raconta les amours de Katheline, & ce que celle-ci entendait quand elle était la nuit cachée derrière la digue qui traversait le champ de Servaes Van der Vichte.
- Nele est méchante, disait Katheline, elle parle durement à Hans, son père.
- Je jure, dit Nele, qu'il criait comme une orfraie pour annoncer sa présence.
- Tu mens, dit le gentilhomme.
- Oh non! dit Nele, & monseigneur le bailli & tous ces hauts seigneurs ici présents le voient bien: tu es blême non de froid, mais de peur. D'où vient que ton visage ne brille plus: tu as donc perdu ta mixture enchantée dont tu te frottais afin qu'il parût clair, comme les vagues en été quand il tonne. Mais, sorcier maudit, tu seras brûlé devant les baillies de la maison de ville. C'est toi qui causas la mort de Soetkin, toi qui réduisis son fils or-
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phelin à la misère; toi noble homme, sans doute, & qui venais chez nous, bourgeois, pour apporter à ma mère une seule fois de l'argent & lui en prendre toutes les autres.
- Hans, disait Katheline, tu me mèneras encore au sabbat & tu me frotteras encore de baume; n'écoute point Nele, elle est méchante: tu vois le sang, l'âme a fait le trou & veut sortir: je mourrai tantôt & j'irai dans les limbes où il ne brûle point.
- Tais-toi, folle sorcière, je ne te connais point, dit le gentilhomme, & ne sais ce que tu veux dire.
- Et pourtant, dit Nele, c'est toi qui vins avec un compagnon & me le voulus donner pour mari: tu sais que je n'en voulus point; qu'a-t-il fait, ton ami Hilbert, qu'a-t-il fait de ses yeux après que j'y eus jeté mes ongles?
- Nele est méchante, disait Katheline, ne la crois point, Hans, mon mignon: elle est fâchée contre Hilbert qui la voulut prendre de force, mais Hilbert ne le peut plus maintenant, les vers l'ont mangé: & Hilbert était laid, Hans, mon mignon, toi seul es beau, Nele est méchante.
Sur ce le bailli dit:
- Femmes, allez en paix.
Mais Katheline ne voulait point quitter la place où était son ami. Et il la fallut conduire de force en son logis.
Et tout le peuple qui s'était assemblé criait:
- Justice, Monseigneur, justice!
Les sergents de la commune étant venus au bruit, le bailli leur manda de demeurer, & il dit aux seigneurs & gentilshommes:
- Messeigneurs & messires, nonobstant tous privilèges protégeant l'ordre illustre de noblesse au pays de Flandre, je dois sur les accusations, & notamment sur celle de sorcellerie portées contre messire Joos Damman, le faire appréhender au corps jusqu'à ce qu'il soit jugé suivant les lois & ordonnances de l'empire. Remettez-moi votre épée, messire Josse.
- Monseigneur bailli, dit Joos Damman, avec grande hauteur & fierté nobiliaire, en m'appréhendant au corps vous forfaites à la loi de Flandre, car vous n'êtes point juge vous-même. Or, vous savez qu'il n'est permis d'appréhender sans charge de juge que les faux monnayeurs, les détrousseurs de chemins & voies publiques; les boute-feux, les efforceurs de femmes; les gendarmes abandonnant leur capitaine; les enchanteurs usant de venin pour empoisonner les eaux; les moines ou béguines enfuis
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de religion & les bannis. Or ça, messires & messeigneurs, défendez-moi!
Quelques-uns voulant obéir, le bailli leur dit:
- Messeigneurs & messires, représentant ici notre roi, comte & seigneur, auquel est réservée la décision des cas difficiles, je vous mande & ordonne sous peine d'être déclarés rebelles, de remettre vos épées au fourreau.
Les gentilshommes ayant obéi, & messire Joos Damman hésitant encore, le peuple cria:
- Justice, Monseigneur, justice, qu'il rende son épée.
Il le fit alors bien malgré lui, &, descendant de cheval, il fut conduit par deux sergents à la prison de la commune.
Toutefois il n'y fut point enfermé dans les caves, mais bien en une chambre grillée, où il eut, en payant, bon feu, bon lit & bonne nourriture dont le geôlier prenait la moitié.
IV
Le lendemain, le bailli, les deux greffiers criminels, deux échevins & un chirurgien-barbier allèrent du côté de Dudzeele pour voir s'ils trouveraient dans le champ de Servaes Van der Vichte le corps d'un homme le long de la digue qui traversait le champ.
Nele avait dit à Katheline: Hans, ton mignon, demande la main coupée de Hilbert: ce soir, il criera comme l'orfraie, entrera dans la chaumine & t'apportera les sept cents florins carolus.
Katheline avait répondu: Je la couperai. Et de fait, elle prit un couteau & s'en fut accompagnée de Nele & suivie des officiers de justice.
Elle marchait vite & fièrement avec Nele, dont l'air vif faisait tout rouge le visage mignon.
Les officiers de justice, vieux & tousseux, la suivaient, transis; & ils étaient tous pareils à des ombres noires sur la plaine blanche; & Nele portait une bêche.
Quand ils arrivèrent dans le champ de Servaes Van der Vichte & sur la digue, Katheline, marchant jusqu'au milieu, dit, montrant à sa droite la prairie: Hans, tu ne savais point que j'étais cachée là, frissante, au bruit
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des épées. Et Hilbert cria: Ce fer est froid. Hilbert était laid, Hans est beau. Tu auras sa main, laisse-moi seule.
Puis elle descendit à gauche, se mit à genoux dans la neige & cria trois fois en l'air, pour appeler l'esprit.
Nele, alors, lui donna la bèche sur laquelle Katheline fit trois signes de croix, puis elle traça sur la glace la figure d'un cercueil & trois croix renversées, une du côté de l'Orient, une du côté de l'Occident & une du côté du Septentrion; & elle dit: Trois, c'est Mars près Saturne, & trois c'est découverte sous Vénus, la claire étoile. Elle traça ensuite autour du cercueil un grand cercle en disant: Va-t'en, méchant démon qui gardes le corps. Puis, tombant à genoux en prière: Diable ami, Hilbert, dit-elle, Hans, mon maître & seigneur, m'ordonne de venir ici te couper la main & de la lui apporter: je lui dois obéissance: ne fais point contre moi jaillir le feu de la terre, parce que je trouble ta noble sépulture: & pardonne-moi de par Dieu & les saints.
Puis elle cassa la glace en suivant la figure du cercueil; elle vint au gazon humide, puis au sable, & monseigneur le bailli, ses officiers, Nele & Katheline virent le corps d'un homme jeune, blanc de chaux à cause du sable. Il était vêtu d'un pourpoint de drap gris, d'un manteau semblable; son épée était posée à côté de lui. Il avait à la ceinture une aumônière de mailles & un large poignard planté sous le coeur; & il y avait du sang sur le drap du pourpoint; & ce sang avait coulé sous le dos. Et l'homme était jeune.
Katheline lui coupa la main & la mit dans son escarcelle, Et le bailli la laissa faire, puis lui manda de dépouiller le cadavre de tous ses insignes & vêtements. Katheline s'étant enquis si Hans l'avait ainsi commandé, le bailli répondit qu'il n'agissait que par ses ordres; & Katheline fit dès lors ce qu'il voulut.
Quand le cadavre fut dépouillé, on le vit sec comme du bois, mais non pourri: & le bailli & les officiers de la commune s'en furent, l'ayant fait recouvrir de sable: & les sergents portaient les dépouilles.
En passant devant la prison de la commune, le bailli dit à Katheline que Hans l'y attendait; elle y entra joyeuse.
Nele voulut l'en empêcher & Katheline répondit toujours: Je veux voir Hans, mon seigneur.
Et Nele pleurait sur le seuil, sachant que Katheline était appréhendée au corps comme sorcière pour les conjurations & figures qu'elle avait faites sur la neige.
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Et l'on disait à Damme qu'il n'y aurait nul pardon pour elle.
Et Katheline fut mise dans la cave occidentale de la prison.
V
Le lendemain, le vent soufflant de Brabant, la neige fondit & les prairies furent inondées!
Et la cloche dite borgstorm appela les juges au tribunal de la Vierschare, sous l'appentis, à cause de l'humidité des bancs de gazon.
Et le populaire entourait le tribunal.
Joos Damman y fut amené libre de tous liens, en ses nobles atours; Katheline y fut aussi amenée les mains liées devant elle & vêtue d'une robe de toile grise, qui est robe de prison.
Joos Damman, étant interrogé, avoua qu'il avait tué son ami Hilbert en combat singulier, à l'épée. Lorsqu'on lui dit: Il a été frappé d'un poignard, Joos Damman répondit: Je l'ai frappé par terre parce qu'il ne mourait pas assez vite. J'avoue ce meurtre volontiers, étant sous la protection des lois de Flandre qui défendent de poursuivre, au bout de dix ans, le meurtrier.
Le bailli lui parlant:
- N'es-tu point sorcier? dit-il.
- Non, répondit Damman.
- Prouve-le, dit le bailli.
- Je le ferai en temps & lieu, dit Joos Damman, mais il ne me plaît point maintenant de le faire.
Le bailli interrogea alors Katheline; elle ne l'entendit point, & regardant Hans:
- Tu es mon seigneur vert, beau comme soleil. Ote le feu, mon mignon!
Nele alors, parlant pour Katheline, dit:
- Elle ne peut rien avouer que ce que vous savez déjà, Monseigneur & messieurs; elle n'est point sorcière, & seulement affolée.
Le bailli alors parla & dit:
- Sorcier est celui qui, par moyens diaboliques employés sciemment, s'efforce de parvenir à quelque chose. Or, ces deux, homme & femme, sont
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sorciers d'intention & de fait: lui, pour avoir baillé l'onguent de sabbat & s'être fait le visage clair comme Lucifer afin d'obtenir argent & satisfaction de paillardise; elle, de s'être soumise à lui, le prenant pour un diable & de s'être abandonnée à ses volontés; l'un étant fauteur de maléfices, l'autre étant sa complice manifeste. Il ne faut donc avoir nulle pitié, & je le dois dire, car je vois les échevins & ceux du peuple trop bienveillants pour la femme. Elle n'a, il est vrai, tué ni volé, ni jeté sort sur bêtes ni gens, ni guéri nul malade par remèdes extraordinaires, mais seulement par simples connus, en honnête & chrétienne médecine; mais elle voulut livrer sa fille au diable, & si celle-ci n'eut point en son jeune âge résisté d'une si franche & vaillante braveté, elle eût cédé à Hilbert & fût devenue sorcière comme celle-ci. Donc, je demande à messieurs du tribunal s'ils ne sont point d'avis de les mettre tous deux à torture?
Les échevins ne répondirent point, montrant assez que tel n'était point leur désir quant à Katheline.
Le bailli dit alors, poursuivant son propos:
- Je suis comme vous ému pour elle de pitié & miséricorde, mais cette sorcière affolée, obéissant si bien à diable, ne pouvait-elle, si son paillard co-accusé le lui avait commandé, couper la tête de sa fille avec une serpe, ainsi que Catherine. Daru, au pays de France, le fit à ses deux filles sur l'invitation du diable? Ne pouvait-elle, si son noir mari le lui avait commandé, faire mourir les animaux; tourner le beurre dans la baratte en y jetant du sucre; assister de corps à tous les hommages au diable, danses, abominations & copulations de sorciers? Ne pouvait-elle manger de la chair humaine, tuer les enfants pour en faire des pâtés & les vendre, ainsi que fit un pâtissier à Paris; couper les cuisses des pendus & les emporter pour y mordre à belles dents & être ainsi infâme voleuse & sacrilège? Et je demande au tribunal qu'afin de savoir si Katheline & Joos Damman n'ont commis nul autre crime que ceux connus & recherchés déjà, ils soient tous deux mis à la torture. Joos Damman refusant d'avouer rien de plus que le meurtre & Katheline n'ayant point tout dit, les lois de l'empire nous mandent de procéder ainsi que je l'indique.
Et les échevins rendirent la sentence de torture pour le vendredi, qui était le surlendemain.
Et Nele criait: Grâce, messeigneurs! & le peuple criait avec elle. Mais ce fut en vain.
Et Katheline, regardant Joos Damman, disait:
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- J'ai la main d'Hilbert, viens la prendre cette nuit, mon aimé.
Et ils furent ramenés dans la prison.
Là, par ordre du tribunal, il fut commandé au geôlier de leur donner à chacun deux gardiens, qui les battraient chaque fois qu'ils voudraient s'endormir; mais les deux gardiens de Katheline la laissèrent dormir la nuit & ceux de Joos Damman le battaient cruellement chaque fois qu'il fermait les yeux ou penchait seulement la tête.
Ils eurent faim toute la journée du mercredi, la nuit & tout le jeudi jusqu'au soir, où on leur donna à manger & à boire, de la viande salée & salpêtrée, & de l'eau salée & salpêtrée pareillement. Ce fut le commencement de leur torture. Et au matin, criant la soif, les sergents les menèrent dans la chambre de géhenne.
Là, ils furent placés l'un en face de l'autre & liés chacun sur un banc couvert de cordes à noeuds qui les faisaient souffrir grièvement.
Et ils durent boire chacun un verre d'eau salée & salpêtrée.
Joos Damman commençant de s'endormir sur le banc, les sergents le frappèrent.
Et Katheline disait:
- Ne le frappez point, messieurs, vous brisez son pauvre corps. Il ne commit qu'un seul crime, par amour, quand il tua Hilbert. J'ai soif & toi aussi Hans, mon aimé. Baillez-lui à boire premièrement. De l'eau! de l'eau! le corps me brûle. Épargnez-le, je mourrai tantôt pour lui. A boire!
Hans lui dit:
- Laide sorcière, meurs & crève comme une chienne. Jetez-la au feu, messieurs les juges. J'ai soif!
Les greffiers écrivaient toutes ses paroles.
Le bailli alors lui dit:
- N'as-tu rien à avouer?
- Je n'ai plus rien à dire, répondit Damman; vous savez tout.
- Puisque, dit le bailli, il persiste en ses dénégations, il restera jusqu'à nouvel & complet aveu sur ces bancs & sur ces cordes, & il aura soif, & il sera empêché de dormir.
- Je resterai, dit Joos Damman, & prendrai mon plaisir à regarder cette sorcière souffrir sur ce banc. Comment trouves-tu le lit de noces, mon amoureuse?
Et Katheline répondait, gémissant:
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- Bras froids & coeur chaud, Hans, mon aimé. J'ai soif, la tête brûle!
- Et toi, femme, dit le bailli, n'as-tu plus rien à dire?
- J'entends, dit-elle, le chariot de la mort & le bruit sec d'os. J'ai soif! Et elle me mène en un grand fleuve où il y a de l'eau, de l'eau fraîche & claire; mais cette eau, c'est du feu. Hans, mon ami, délivre-moi de ces cordes. Oui, je suis en purgatoire & je vois en haut monseigneur Jésus dans son paradis & madame la Vierge si miséricordieuse. Oh! notre chère Dame, donnez-moi une goutte d'eau; ne mordez point seule en ces beaux fruits.
- Cette femme est frappée de cruelle folie, dit l'un des échevins. Il la faut ôter du banc de torture.
- Elle n'est pas plus folle que moi, dit Joos Damman, c'est pur jeu & comédie; & d'une voix menaçante: Je te verrai dans le feu, dit-il à Katheline, qui joues si bien l'affolée. Et grinçant des dents, il rit de son cruel mensonge.
- J'ai soif, disait Katheline, ayez pitié, j'ai soif. Hans, mon aimé, donne-moi à boire. Comme ton visage est blanc! Laissez-moi aller à lui, messieurs les juges. Et ouvrant la bouche toute grande: Oui, oui, ils mettent le feu maintenant dans ma poitrine, & les diables m'attachent sur ce lit cruel. Hans, prends ton épée & tue-les, toi si puissant. De l'eau, à boire! à boire!
- Crève, sorcière, dit Joos Damman: il lui faudrait mettre une poire d'angoisse dans la bouche afin de l'empêcher de s'élever ainsi, elle manante, contre moi noble homme.
A ce propos, un échevin, ennemi de noblesse, répondit:
- Messire bailli, il est contraire aux droits & coutumes de l'empire de mettre des poires d'angoisse dans la bouche de ceux qu'on interroge, car ils sont ici pour dire vérité & afin que nous les jugions d'après leurs propos. Cela n'est permis que lorsque l'accusé étant condamné peut, sur l'échafaud, parler au peuple, l'attendrir ainsi, & susciter des émotions populaires.
- J'ai soif, disait Katheline, donne-moi à boire, Hans, mon mignon.
- Ah! tu souffres, dit-il, maudite sorcière, seule cause de tous les tourments que j'endure; mais en cette chambre de géhenne tu subiras le supplice des chandelles, l'estrapade, les morceaux de bois entre les ongles des pieds & des mains. On te fera nue chevaucher un cercueil dont le dos sera aigu comme une lame, & tu avoueras que tu n'es point folle, mais une vilaine sorcière, à qui Satan a commandé de faire du mal aux nobles hommes. A boire!
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- Hans, mon aimé, disait Katheline, ne te fâche point contre ta servante! je souffre mille peines pour toi, mon seigneur. Épargnez-le, messieurs les juges: donnez-lui à boire un plein gobelet, & ne me gardez qu'une goutte: Hans, n'est-ce point encore l'heure de l'orfraie?
Le bailli dit alors à Joos Damman:
- Lorsque tu tuas Hilbert, quel fut le motif de ce combat?
- Ce fut, dit Joos, pour une fille de Heyst que nous voulions tous deux avoir.
- Une fille de Heyst, s'écria Katheline, voulant à toute force se lever de son banc; tu me trompes pour une autre, diable traître. Savais-tu que je t'écoutais derrière la digue quand tu disais que tu voulais avoir tout l'argent, qui était celui de Claes. C'était sans doute pour l'aller dépenser avec elle en licheries & ripailles! Las! & moi qui lui eusse donné mon sang s'il eût pu en faire de l'or! Et tout pour une autre! Sois maudit!
Mais soudain, pleurant & essayant de se retourner sur son banc de torture:
- Non, Hans, dis que tu aimeras encore ta pauvre servante, & je gratterai la terre avec mes doigts, & je trouverai un trésor; oui, il y en a un; & j'irai avec la baguette de coudrier qui s'incline du côté où sont les métaux; & je le trouverai & je te l'apporterai; baise-moi, mignon, & tu seras riche; & nous mangerons de la viande, & nous boirons de la bière tous les jours; oui, oui, ceux qui sont là boivent aussi de la bière, de la bière fraîche, mousseuse. Oh! messieurs, donnez-m'en une goutte seulement, je suis dans le feu; Hans, je sais bien où il y a des coudriers, mais il faut attendre le printemps.
- Tais-toi, sorcière, dit Joos Damman, je ne te connais point. Tu as pris Hilbert pour moi: c'est lui qui vint te voir. Et, en ton esprit méchant, tu l'appelas Hans. Sache que je ne m'appelle point Hans, mais Joos: nous étions de même taille, Hilbert & moi; je ne te connais point; ce fut Hilbert, sans doute, qui vola les sept cents florins carolus; à boire; mon père payera cent florins un petit gobelet d'eau; mais je ne connais point cette femme.
- Monseigneur & messires, s'exclama Katheline, il dit qu'il ne me connaît point, mais je le connais bien, moi, & sais qu'il a sur le dos une marque velue, brune & grande comme une fève. Ah! tu aimais une fille de Heyst. Un bon amant rougit-il de sa mie? Hans, ne suis-je point belle encore?
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- Belle! dit-il, tu as un visage comme une nèfle & un corps comme un cent de cotrets: voyez la guenille qui se veut faire aimer par de nobles hommes! à boire!
- Tu ne parlas point ainsi, Hans, mon doux seigneur, dit-elle: quand j'étais de seize ans plus jeune qu'à présent. Puis, se frappant la tête & la poitrine: C'est le feu qui est là, dit-elle, & me sèche le coeur & le visage: ne me le reproche point; te souvient-il quand nous mangions salé pour mieux boire, disais-tu? maintenant le sel est en nous, mon aimé, & monseigneur le bailli boit du vin de Romagne. Nous ne voulons point de vin: donnez-nous de l'eau. Il court entre les herbes le ruisselet qui fait la source claire; la bonne eau, elle est froide. Non elle brûle. C'est de l'eau infernale. Et Katheline pleura, & elle dit: Je n'ai fait de mal à personne, & tout le monde me jette dans le feu. A boire; on donne de l'eau aux chiens qui vaguent. Je suis chrétienne, donnez-moi à boire. Je n'ai fait nul mal à personne. A boire.
Un échevin parla alors & dit:
- Cette sorcière n'est folle qu'en ce qui concerne le feu qu'elle dit lui brûler la tête, mais elle ne l'est point ès autres choses, puisqu'elle nous aida avec un esprit lucide à découvrir les restes du mort. Si la marque velue se trouve sur le corps de Joos Damman, ce signe suffit pour constater son identité avec le diable Hans, duquel Katheline fut affolée; bourreau, fais-nous voir la marque.
Le bourreau, découvrant le cou & l'épaule, montra la marque brune & velue.
- Ah! disait Katheline, que ta peau est blanche! on dirait des épaules de fillette; tu es beau, Hans, mon aimé; à boire.
Le bourreau alors passa une longue aiguille dans la marque. Mais elle ne saigna point.
Et les échevins s'entredisaient l'un à l'autre:
- Celui-ci est diable, & il aura tué Joos Damman & pris sa figure pour tromper plus sûrement le pauvre monde.
Et les bailli & échevins prirent peur:
- Il est diable & il y a maléfice.
Et Joos Damman dit:
- Vous savez qu'il n'y a point de maléfice, & qu'il est de ces excroissances charnues que l'on peut piquer sans qu'elles saignent. Si Hilbert a pris de l'argent à cette sorcière, car celle-ci l'est qui confesse avoir couché
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avec le diable, il le put de la bonne & propre volonté de cette vilaine, & fut ainsi, noble homme, payé de ses caresses ainsi que le font chaque jour les filles folles. N'est-il donc point en ce monde, pareillement aux filles, de fous garçons faisant payer aux femmes leur force & beauté?
Les échevins s'entredisaient:
- Voyez-vous la diabolique assurance? Son poireau velu n'a point saigné: étant assassin, diable & enchanteur, il veut se faire passer pour duelliste simplement, rejetant ses autres crimes sur le diable ami qu'il a tué de corps, mais non d'âme... Et considérez comme sa face est pâle. - Ainsi paraissent tous les diables, rouges en enfer, & blêmes sur terre, car ils n'ont point le feu de vie qui donne la rougeur au visage, & ils sont de cendres au dedans. - Il faut le remettre dans le feu pour qu'il soit rouge & qu'il brûle.
Katheline dit alors:
- Oui, il est diable, mais diable bon, diable doux. Et monseigneur saint Jacques, son patron, lui a permis de sortir de l'enfer. Il prie pour lui monseigneur Jésus tous les jours. Il n'aura que sept mille ans de purgatoire: madame la Vierge le veut, mais monsieur Satan s'y oppose. Madame fait ce qu'elle veut toutefois. Irez-vous contre elle? Si vous le considérez bien, vous verrez qu'il n'a rien gardé de son état de diable, sinon le corps froid, & aussi le visage brillant comme sont, en août, les flots de la mer quand il va tonner.
Et Joos Damman dit:
- Tais-toi, sorcière, tu me brûles. Puis, parlant aux bailli & échevins: Regardez-moi, je ne suis point diable, j'ai chair & os, sang & eau. Je bois & mange, digère & rejette comme vous; ma peau est pareille à la vôtre, & mon pied pareillement; bourreau, ôte-moi mes bottines, car je ne puis bouger avec mes pieds liés.
Le bourreau le fit, non sans peur.
- Regardez, dit Joos, montrant ses pieds blancs: sont-ce là des pieds fourchus, pieds de diable? Quant à ma pâleur, n'en est-il aucun de vous qui soit pâle comme moi. J'en vois plus de trois parmi vous. Mais celui qui pécha ce n'est point moi, mais bien cette laide sorcière & sa fille, méchante accusatrice. D'où lui vient l'argent qu'elle a prêté à Hilbert, d'où lui venaient ces florins qu'elle lui donna? N'était-ce point le diable qui la payait pour accuser & faire mourir les hommes nobles & innocents? C'est à elles deux qu'il faut demander qui égorgea le chien dans la cour, qui creusa le trou &
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s'en fut après le laissant vide, pour cacher sans doute en un autre endroit le trésor dérobé. Soetkin, la veuve, n'avait point de confiance en moi, ne me connaissant point, mais bien en elles & les voyait tous les jours. Ce sont elles deux qui ont volé le bien de l'empereur.
Le greffier écrivit, & le bailli dit à Katheline:
- Femme, n'as-tu rien à dire pour ta défense?
Katheline, regardant Joos Damman, dit bien amoureusement:
- C'est l'heure de l'orfraie. J'ai la main d'Hilbert, Hans, mon aimé. Ils disent que tu me rendras les sept cents carolus. Otez le feu! ôtez le feu! cria-t-elle ensuite. A boire! à boire! la tête brûle. Dieu & les anges mangent des pommes dans le ciel.
Et elle perdit connaissance.
- Détachez-la du banc de torture, dit le bailli.
Le bourreau & ses aides obéirent. Et elle fut vue chancelante & les pieds gonflés, car le bourreau avait serré trop fort les cordes.
- Donnez-lui à boire, dit le bailli.
Il lui fut donné de l'eau fraîche, qu'elle avala avidement, tenant le gobelet dans les dents comme un chien fait d'un os, & ne le voulant point lâcher. Puis on lui donna encore de l'eau, & elle voulut aller en porter à Joos Damman, mais le bourreau lui ôta le gobelet des mains. Et elle tomba endormie comme une masse de plomb.
Joos Damman s'écria alors furìeusement:
- Moi aussi, j'ai soif & sommeil. Pourquoi lui donnez-vous à boire? Pourquoi la laissez-vous dormir?
- Elle est faible, femme & folle, répondit le bailli.
- Sa folie est un jeu, dit Joos Damman, elle est sorcière. Je veux boire, je veux dormir!
Et il ferma les yeux, mais les knechts du bourreau le frappèrent au visage.
- Donnez-moi un couteau, cria-t-il, que je coupe en morceaux ces manants: je suis noble homme, & n'ai jamais été frappé au visage. De l'eau, laissez-moi dormir, je suis innocent. Ce n'est point moi qui ai pris les sept cents carolus, c'est Hilbert. A boire! Je ne commis jamais de sorcellerie ni d'incantations. Je suis innocent, laissez-moi. A boire!
Le bailli alors:
- A quoi, demanda-t-il, passas-tu le temps depuis que tu quittas Katheline?
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- Je ne connais point Katheline, je ne l'ai point quittée, dit-il. Vous m'interrogez sur des faits étrangers à la cause. Je ne vous dois point répondre. A boire, laissez-moi dormir. Je vous dis que c'est Hilbert qui a tout fait.
- Déliez-le, dit le bailli. Ramenez-le en sa prison. Mais qu'il ait soif & ne dorme point, jusqu'à ce qu'il ait avoué ses sorcelleries & incantations.
Et ce fut à Damman une cruelle torture. Il criait en sa prison: A boire! à boire! si haut, que le peuple l'entendait, mais sans nulle pitié. Et quand, tombant de sommeil, ses gardiens le frappaient au visage, il était comme tigre & criait:
- Je suis noble homme & vous tuerai, manants. J'irai au roi, notre chef. A boire.
Mais il n'avoua rien, & on le laissa.
VI
On était pour lors en mai, le tilleul de justice était vert, verts aussi étaient les bancs de gazon sur lesquels s'assirent les juges; Nele fut appelée en témoignage. Ce jour-là devait être prononcée la sentence.
Et le peuple, hommes, femmes, bourgeois & manouvriers se tenaient tout autour dans le champ; & le soleil luisait clair.
Katheline & Joos Damman furent amenés devant le tribunal; & Damman paraissait plus blême à cause de la torture de la soif & des nuits passées sans sommeil.
Katheline, qui ne se savait tenir sur ses jambes branlantes, montrant le soleil, disait.
- Otez le feu, la tête brûle!
Et elle regardait avec tendre amour Joos Damman.
Et celui-ci la regardait avec haine & mépris.
Et les seigneurs & gentilshommes ses amis, ayant été appelés à Damme, étaient tous présents, comme témoins, devant le tribunal.
Le bailli alors parla & dit:
- Nele, la fillette qui défend sa mère Katheline avec si grande & brave affection, a trouvé dans la poche cousue à la cotte d'icelle, cotte de fête, un
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billet signé Joos Damman. Parmi les dépouilles du cadavre de Hilbert Ryvish, je trouvai en la gibecière du mort une autre lettre à lui adressée par ledit Joos Damman, accusé présent devant vous. Je les ai toutes deux gardées par devers moi, afin qu'au moment opportun, qui est celui-ci, vous puissiez juger de l'obstination de cet homme & l'absoudre ou condamner suivant le droit & la justice. Ici est le parchemin trouvé dans la gibecière; je n'y touchai point & ne sais s'il est ou non lisible.
Les juges furent alors dans une grande perplexité.
Le bailli essaya de défaire la boule de parchemin; mais ce fut vainement, & Joos Damman riait.
Un échevin dit alors:
- Mettons la boule dans l'eau & ensuite devant le feu. S'il s'y trouve quelque mystère d'adhérence, le feu & l'eau le résoudront.
L'eau fut apportée, le bourreau alluma un grand feu de bois dans le champ; la fumée montait bleue dans le ciel clair, à travers les branches verdoyantes du tilleul de justice.
- Ne mettez point la lettre dans le bassin, dit un échevin, car si elle est écrite avec du sel ammoniac détrempé dans l'eau, vous effacerez les caractères.
- Non, dit le chirurgien qui était là, les caractères ne s'effaceront point, l'eau amollira seulement l'enduit qui empêche d'ouvrir cette boule magique.
Le parchemin fut trempé dans l'eau, &, s'étant amolli, fut déplié.
- Maintenant, dit le chirurgien, mettez-le devant le feu.
- Oui, oui, dit Nele, mettez le papier devant le feu; messire chirurgien est sur la route de vérité, car le meurtrier pâlit & tremble des jambes.
Sur ce, messire Joos Damman dit:
- Je ne pâlis ni ne tremble, petite harpie populaire qui veux la mort d'un noble homme; tu ne réussiras point, ce parchemin doit être pourri, après seize ans de séjour dans la terre.
- Le parchemin n'est point pourri, dit l'échevin, la gibecière était doublée de soie; la soie ne se consomme point dans la terre, & les vers n'ont point traversé le parchemin.
Le parchemin fut mis devant le feu.
- Monseigneur bailli, Monseigneur bailli, disait Nele, voici devant le feu l'encre apparente: commandez qu'on lise l'écrit.
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Comme le chirurgien allait le lire, messire Joos Damman voulut étendre le bras pour saisir le parchemin; mais Nele se lança sur son bras vite comme le vent & dit:
- Tu n'y toucheras point, car là sont écrites ta mort ou la mort de Katheline. Si maintenant ton coeur saigne, meurtrier, voilà quinze ans que saigne le nôtre; quinze ans que Katheline souffre, quinze ans qu'elle eut le cerveau brûlé dans la tête pour toi; quinze ans que Soetkin est morte des suites de la torture; quinze ans que nous sommes besoineux, loqueteux & vivons de misère, mais fièrement. Lisez le papier, lisez le papier! Les juges sont Dieu sur la terre, car ils sont Justice; lisez le papier!
- Lisez le papier! criaient les hommes & femmes pleurant. Nele est brave! lisez le papier! Katheline n'est point sorcière!
Et le greffier lut:
‘A. Hilbert, fils de Willem Rysvish, écuyer, Joos Damman, écuyer, salut.
‘Benoît ami, ne perds plus ton argent en brelans, jeu de dés & autres misères grandes. Je te vais dire comment on en gagne à coup sûr. Faisons nous diables, diables jolis, aimés de femmes & de fillettes. Prenons les belles & riches, laissons les laides & pauvres; qu'elles payent leur plaisir. Je gagnai en ce métier, en six mois, cinq mille rixdaelders au pays d'Allemagne. Les femmes donneraient leurs cottes & chemises à leur homme quand elles l'aiment; fuis les avares au nez pincé qui mettent temps à payer leur plaisir. Pour ce qui est de toi & pour paraître beau & vrai diable incube, si elles t'acceptent pour la nuit, annonce ta venue en criant comme un oiseau nocturne. Et pour te faire une vraie face de diable, diable terrifiant, frotte-toi le visage de phosphore, qui brille par places quand il est humide. L'odeur en est mauvaise, mais elles croiront que c'est odeur d'enfer. Tue qui te gêne, homme, femme ou animal.
‘Nous irons bientôt ensemble chez Katheline, belle gouje débonnaire; sa fillette Nele, une mienne enfant si Katheline me fut fidèle, est avenante & mignonne; tu la prendras sans peine: je te la donne, car il ne me chault de ces bâtardes qu'on ne peut avec assurance reconnaître pour son fruit. Sa mère lui bailla déjà plus de vingt-trois carolus, tout son bien. Mais elle cache un trésor, qui est, si je ne suis sot, l'héritage de Claes, l'hérétique brûlé à Damme: sept cents florins carolus sujets à confiscation; mais le bon roi Philippe, qui fit tant brûler de ses sujets pour hériter d'eux, ne put
En ce temps-là, les prairies furent inondées Hippolyte Boulenger |
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mettre la griffe sur ce doux trésor. Il pèsera plus en ma gibecière qu'en la sienne. Katheline me dira où il est; nous le partagerons. Tu me laisseras seulement la plus grosse part pour la découverte.
‘Quant aux femmes, étant nos serves douces & esclaves amoureuses, nous les mènerons au pays d'Allemagne. Là, nous les enseignerons à devenir diables femelles & succubes, enamourant tous les riches bourgeois & nobles hommes; là nous vivrons, elles & nous, d'amour payé en beaux rixdaelders, velours, soie, or, perles & bijoux; nous serons ainsi riches sans fatigue, &, à l'insçu des diables succubes, aimés des plus belles, nous faisant toujours payer au demeurant. Toutes les femmes sont sottes & niaises pour l'homme, pouvant allumer ce feu d'amour que Dieu leur mit sous la ceinture. Katheline & Nele le seront plus que d'autres, &, nous croyant diables, nous obéiront en tout: toi, garde ton prénom, mais ne donne jamais le nom de ton père Ryvish. Si le juge prend les femmes, nous partirons sans qu'elles nous connaissent & nous puissent dénoncer. A la rescousse, mon féal. Fortune sourit aux jeunes gens, comme le disait feue Sa Sainte Majesté Charles-Quint, maître passé ès choses d'amour & de guerre.’
Et le greffier, cessant de lire, dit:
- Telle est la lettre, & elle est signée: Joos Damman, écuyer.
Et le peuple cria:
- A mort le meurtrier! A mort le sorcier! Au feu l'affoleur de femmes! A la potence le larron!
Le bailli dit alors:
- Peuple, faites silence, afin qu'en toute liberté nous jugions cet homme.
Et parlant aux échevins:
- Je veux, dit-il, vous lire la deuxième lettre trouvée par Nele dans la poche cousue à la cotte de fête de Katheline; elle est ainsi conçue:
‘Sorcière mignonne, voici la recette d'une mixture à moi envoyée par la femme même de Lucifer: à l'aide de cette mixture, tu te pourras transporter dans le soleil, la lune & les astres; converser avec les esprits élémentaires qui portent à Dieu les prières des hommes, & parcourir toutes les villes, bourgades, rivières, prairies de l'entier univers: tu broieras ensemble, à doses égales: Stramonium, solanum somniferum, jusquiame, opium, les sommités fraîches du chanvre, belladone & datura.
‘Si tu le veux, nous irons ce soir au sabbat des esprits; mais il faut
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m'aimer davantage & n'être plus chicharde comme l'autre soir, que tu me refusas dix florins, disant que tu ne les avais point. Je sais que tu caches un trésor & ne me le veux point dire. Ne m'aimes-tu plus, mon doux coeur?
‘Ton diable froid,
HANSKE.’
- A mort le sorcier! cria le populaire.
Le bailli dit:
- Il faut comparer les deux écritures.
Ce qu'étant fait, elles furent jugées semblables.
Le bailli dit alors aux seigneurs & gentilshommes présents:
- Reconnaissez-vous celui-ci pour messire Joos Damman, fils de l'échevin de la Keure de Gand?
- Oui, dirent-ils.
- Connûtes-vous, dit-il, messire Hilbert, fils de Willem Rysvish, écuyer?
L'un des gentilshommes, qui se nommait Van der Zickelen, parla & dit:
- Je suis de Gand, mon steen est place Saint-Michel; je connais Willem Rysvish, écuyer, échevin de la Keure de Gand. Il perdit, il y a quinze ans, un fils âgé de vingt-trois ans, débauché, joueur, fainéant; mais chacun lui pardonnait à cause de sa jeunesse. Nul depuis ce temps n'en a plus eu de nouvelles. Je demande à voir l'épée, le poignard & la gibecière du mort.
Les ayant devant lui, il dit:
- L'épée & le poignard portent au bouton du manche les armes des Rysvish, qui sont de trois poissons d'argent sur champ d'azur. Je vois les mêmes armes reproduites sur un écusson d'or entre les mailles de la gibecière. Quel est cet autre poignard?
Le bailli parlant:
- C'est celui, dit-il, qui fut trouvé planté dans le corps de Hilbert Rysvish, fils de Willem.
- J'y reconnais, dit le seigneur, les armes des Damman: la tour de gueules sur champ d'argent. Ainsi m'ait Dieu & tous ses saints.
Les autres gentilshommes dirent aussi:
- Nous reconnaissons lesdites armes pour celles de Rysvish & de Damman. Ainsi nous ait Dieu & tous ses saints.
Le bailli alors dit:
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- D'après les preuves ouïes & lues par le tribunal des échevins, messire Joos Damman est sorcier, meurtrier, affoleur de femmes, larron du bien du roi, & comme tel coupable du crime de lèse-Majesté divine & humaine.
- Vous le dites, messire bailli, repartit Joos, mais vous ne me condamnerez point, faute de preuves suffisantes; je ne suis ni ne fus jamais sorcier; je jouais seulement le jeu du diable. Quant à mon visage clair, vous en avez la recette & celle de l'onguent, qui, tout en contenant de la jusquiame, plante vénéneuse, est seulement soporifique. Lorsque cette femme, vraie sorcière, en prenait, elle tombait ensommeillée & pensait, allant au sabbat, y faire la ronde la face tournée en dehors du cercle & adorer un diable, à figure de bouc, posé sur un autel. La ronde étant finie, elle croyait l'aller baiser sous la queue, ainsi que font les sorciers, pour après se livrer avec moi, son ami, à d'étranges copulations qui plaisaient à son esprit extravagant. Si j'eus, comme elle dit, les bras froids & le corps frais, c'était un signe de jeunesse, non de sorcellerie. Aux oeuvres d'amour fraîcheur ne dure. Mais Katheline voulut croire ce qu'elle désirait, & me prendre pour un diable nonobstant que je sois homme en chair & en os, tout comme vous qui me regardez. Elle seule est coupable: me prenant pour un démon & m'acceptant en sa couche, elle pécha d'intention & de fait contre Dieu & le Saint-Esprit. C'est elle donc, & non moi, qui commit le crime de sorcellerie, elle qui est passible du feu, comme une sorcière enragée & malicieuse qui veut se faire passer pour folle, afin de cacher sa malice.
Mais Nele:
- L'entendez-vous, dit-elle, le meurtrier? il a fait comme fille à vendre, portant rouelle au bras, métier & marchandise d'amour. L'entendez-vous? il veut, pour se sauver, faire brûler celle qui lui donna tout.
- Nele est méchante, disait Katheline; ne l'écoute point, Hans mon aimé.
- Non, disait Nele, non, tu n'es pas homme: tu es un diable couard & cruel. Et prenant Katheline dans ses bras: ‘Messieurs les juges, s'exclama-t-elle, n'écoutez point ce pâle méchant: il n'a qu'un désir, c'est de voir brûler ma mère, qui ne commit d'autre crime que d'être frappée par Dieu de folie, & de croire réels les fantômes de ses rêves. Elle a déjà bien souffert dans son corps & dans son esprit. Ne la faites point mourir, messieurs les juges. Laissez l'innocente vivre en paix sa triste vie.
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Et Katheline disait: - Nele est méchante, il ne faut point la croire, Hans, mon seigneur.
Et dans le populaire, les femmes pleuraient & les hommes disaient: - Grâce pour Katheline.
Le bailli & les échevins rendirent leur sentence au sujet de Joos Damman, sur un aveu qu'il fit après de nouvelles tortures: il fut condamné à être dégradé de noblesse & brûlé vif à petit feu jusqu'à ce que mort s'ensuivît, & souffrit le supplice le lendemain devant les bailles de la maison commune, disant toujours: - Faites mourir la sorcière, elle seule est coupable! maudit soit Dieu! mon père tuera les juges. Et il rendit l'âme.
Et le peuple disait: - Voyez-le maudissant & blasphémateur; il trépasse comme un chien.
Le lendemain, le bailli & les échevins rendirent leur sentence au sujet de Katheline, qui fut condamnée à subir l'épreuve de l'eau dans le canal de Bruges. Surnageant, elle serait brûlée comme sorcière; allant au fond & en mourant, elle serait considérée comme étant morte chrétiennement, & comme telle inhumée au jardin de l'église, qui est le cimetière.
Le lendemain, tenant un cierge, nu-pieds & vêtue d'une chemise de toile noire, Katheline fut conduite jusqu'au bord du canal, le long des arbres, en grande procession. Devant elle marchaient, chantant les prières des morts, le doyen de Notre-Dame, ses vicaires, le bedeau portant la croix; & derrière, les bailli de Damme, échevins, greffiers, sergents de la commune, prévôt, bourreau & ses deux aides. Sur les bords était une grande foule de femmes pleurant & d'hommes grondant, par pitié pour Katheline, qui marchait comme un agneau se laissant conduire sans savoir où il va & toujours disant: - Otez le feu, la tête brûle! Hans, où es-tu?
Se tenant au milieu des femmes, Nele criait: - Je veux être jetée avec elle. Mais les femmes ne la laissaient point s'approcher de Katheline.
Un aigre vent soufflait de la mer; du ciel gris tombait dans l'eau du canal grêle fine; une barque était là, que le bourreau & ses valets prirent au nom de Sa Royale Majesté. Sur leur commandement, Katheline y descendit; le bourreau y fut vu debout, la tenant & au signal du prévôt levant sa verge de justice, jetant Katheline dans le canal; elle se débattit, mais non longtemps, & alla au fond, ayant crié: - Hans! Hans! à l'aide!
Et le populaire disait: - Cette femme n'est point sorcière.
Des hommes se jetèrent dans le canal & en tirèrent Katheline hors de sens & rigide comme une morte. Puis elle fut menée dans une taverne &
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placée devant un grand feu; Nele lui ôta ses habits & son linge mouillés pour lui en donner d'autres; quand elle revint à elle, elle dit, tremblant & claquant des dents: - Hans, donne-moi un manteau de laine.
Et Katheline ne put se réchauffer. Et elle mourut le troisième jour. Et elle fut enterrée dans le jardin de l'église.
Et Nele, orpheline, s'en fut au pays de Hollande, auprès de Rosa van Auweghem.
VII
Sur les houlques de Zélande, sur les boyers, croustèves, s'en va Thyl Claes Ulenspiegel.
La mer libre porte les vaillants flibots sur lesquels sont huit, dix ou vingt pièces toutes en fer: elles vomissent mort & massacre sur les traîtres Espagnols.
Il est expert canonnier, Thyl Ulenspiegel, fils de Claes; il faut voir comme il pointe juste, vise bien & troue comme un mur de beurre les carcasses des bourreaux.
Il porte au feutre le croissant d'argent, avec cette inscription: Liever den Turc als den Paus. Plutôt servir le turc que le pape.
Les matelots qui le voient monter sur leurs navires, leste comme un chat, subtil comme un écureuil, chantant quelque chanson, disant quelque joyeux propos, l'interrogeaient curieux:
- D'où vient-il, petit homme, que tu aies l'air si jeunet, car on dit qu'il y a longtemps que tu es né à Damme?
- Je ne suis point corps, mais esprit, dit-il, & Nele, m'amie, me ressemble. Esprit de Flandre, Amour de Flandre, nous ne mourrons point.
- Toutefois, dirent-ils, quand on te coupe tu saignes.
- Vous n'en voyez que l'apparence, répondit Ulenspiegel; c'est du vin & non du sang.
- Nous te mettrons une broche au ventre.
- Je serais seul à me vider, répondit Ulenspiegel.
- Tu te gausses de nous.
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- Celui qui bat la caisse entendra le tambour, répondait Ulenspiegel.
Et les bannières brodées des processions romaines flottaient aux mâts des navires. Et vêtus de velours, de brocart, de soie, de drap d'or & d'argent, tels qu'en ont les abbés aux messes solennelles, portant la mitre & la crosse, buvant le vin des moines, les Gueux faisaient la garde sur les vaisseaux.
Et c'était spectacle étrange de voir sortir de ces riches vêtements ces mains rudes qui portaient l'arquebuse ou l'arbalète, la hallebarde ou la pique, & tous hommes à la dure trogne, ceints par-dessus de pistolets & de coutelas reluisant au soleil, & buvant dans des calices d'or le vin abbatial devenu le vin de liberté.
Et ils chantaient & ils criaient: ‘Vive le Gueux!’ & ainsi ils couraient l'Océan & l'Escaut.
VIII
En ce temps, les Gueux, parmi lesquels étaient Lamme & Ulenspiegel, prirent Gorcum. Et ils étaient commandés par le capitaine Marin: ce Marin, qui fut autrefois un manouvrier diguier, se prélassait en grande hauteur & suffisance, & signa avec Gaspard Turc, défenseur de Gorcum, une capitulation par laquelle Turc, les moines, les bourgeois & les soldats enfermés dans la citadelle sortiraient librement la balle en bouche, le mousquet sur l'épaule, avec tout ce qu'ils pourraient porter, sauf que les biens des églises resteraient aux assaillants.
Mais le capitaine Marin, sur un ordre de messire de Lumey, détint prisonniers les treize moines & laissa aller les soudards & bourgeois.
Et Ulenspiegel dit:
- Parole de soldat doit être parole d'or. Pourquoi manque-t-il à la sienne?
Un vieux Gueux répondit à Ulenspiegel:
- Les moines sont des fils de Satan, la lèpre des nations, la honte des pays. Depuis l'arrivée du duc d'Albe, ceux-ci lèvent le nez dans Gorcum. Il en est un parmi eux, le prêtre Nicolas, plus fier qu'un paon & plus féroce
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qu'un tigre. Chaque fois qu'il passait dans la rue avec son saint-sacrement où était son hostie faite de graisse de chien, il regardait avec des yeux pleins de fureur les maisons d'où les femmes ne sortaient point pour s'agenouiller, & dénonçait au juge tous ceux qui ne ployaient pas le genou devant son idole de pâte & de cuivre doré. Les autres moines l'imitaient. Cela fut cause de plusieurs grandes misères, brûlements & cruelles punitions en la ville de Gorcum. Le capitaine Marin fait bien de garder prisonniers les moines qui, sinon, s'en iraient avec leurs pareils, dans les villages, bourgs, villes & villettes, prêcher contre nous, ameuter le populaire & faisant brûler les pauvres réformés. On met les dogues à la chaîne jusqu'à leur crevaille; à la chaîne les moines, à la chaîne les bloed-honden, les chiens de sang du duc, en cage les bourreaux. Vive le Gueux!
- Mais, dit Ulenspiegel, monseigneur d'Orange, notre prince de liberté, veut qu'on respecte, parmi ceux qui se rendent, les biens des personnes & la libre conscience.
Les vieux Gueux répondirent:
- L'amiral ne le veut point pour les moines: il est maître: il prit la Briele. En cage les moines!
- Parole de soldat, parole d'or! pourquoi y manque-t-il, répondit Ulenspiegel. Les moines retenus en prison y souffrent mille avanies.
- Les cendres ne battent plus sur ton coeur, dirent-ils: cent mille familles, par suite des édits, ont porté là-bas, au Noord-West, au pays d'Angleterre, les métiers, l'industrie, la richesse de nos pays; plains donc ceux qui causèrent notre ruine! Depuis l'empereur Charles Vème, Bourreau Ier, sous celui-ci, roi de sang. Bourreau IIème, cent dix-huit mille personnes périrent dans les supplices. Qui porta le cierge des funérailles dans le meurtre & dans les larmes? Des moines & des soudards espagnols. N'entends-tu point les âmes des morts qui se plaignent?
- Les cendres battent sur mon coeur, dit Ulenspiegel. Parole de soldat, c'est parole d'or.
- Qui donc, dirent-ils, voulut par l'excommunication mettre le pays au ban des nations? Qui eût armé, s'il l'eût pu, contre nous terre & ciel, Dieu & diable, & leurs bandes serrées de saints & de saintes? Qui ensanglanta de sang de boeuf les hosties, qui fit pleurer les statues de bois? Qui fit chanter le De profundis sur la terre des pères, sinon ce clergé maudit, ces hordes de moines fainéants, pour garder leur richesse, leur influence sur les adorateurs d'idoles, & régner par la ruine, le sang & le feu sur le
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pauvre pays? En cage les loups qui se ruent sur les hommes par terre, en cage les hyènes! Vive le Gueux!
- Parole de soldat, c'est parole d'or, répondit Ulenspiegel.
Le lendemain, un message vint de la part de messire de Lumey, avec ordre de faire transporter de Gorcum à la Briele, où était l'amiral, les dix-neuf moines prisonniers.
- Ils seront pendus, dit le capitaine Marin à Ulenspiegel.
- Pas tant que je serai vivant, répondit-il.
- Mon fils, disait Lamme, ne parle point ainsi à messire de Lumey. Il est farouche & te fera pendre avec eux, sans merci.
- Je parlerai selon la vérité, répondit Ulenspiegel: parole de soldat, c'est parole d'or.
- Si tu les peux sauver, dit Marin, conduis leur barque jusqu'à la Briele. Prends avec toi Rochus le pilote & ton ami Lamme, si tu le veux.
- Je le veux, répondit Ulenspiegel.
La barque fut amarrée au quai Vert, les dix-neuf moines y entrèrent; Rochus le peureux fut placé au gouvernail, Ulenspiegel & Lamme, bien armés, se placèrent à l'avant de l'embarcation. Des soudards vauriens venus parmi les Gueux pour le pillage, se trouvaient près des moines, qui eurent faim. Ulenspiegel leur donna à boire & à manger. Celui-ci va trahir! disaient les soudards vauriens. Les dix-neuf moines, assis au milieu, étaient béats & grelottants, quoique l'on fût en juillet, que le soleil fût clair & chaud, & qu'une brise douce enflât les voiles de la barque glissant massive & ventrue sur les vagues vertes.
Le père Nicolas parla alors & dit au pilote:
- Rochus, nous emmène-t-on au Champ de potences? Puis, se tournant vers Gorcum: O ville de Gorcum! dit-il, debout & étendant la main, ville de Gorcum! combien de maux tu as à souffrir; tu seras maudite entre les cités, car tu as fait croître dans tes murs la graine d'hérésie! O ville de Gorcum! Et l'ange du Seigneur ne veillera plus à tes portes. Il n'aura plus soin de la pudeur de tes vierges, du courage de tes hommes, de la fortune de tes marchands! O ville de Gorcum! tu es maudite, infortunée!
- Maudite, maudite, répondit Ulenspiegel, maudite comme le peigne qui a passé enlevant les poux espagnols. Maudite comme le chien brisant la chaîne, comme le cheval fier secouant de dessus lui un cruel cavalier! Maudit toi-même, prédicateur niais, qui trouves mauvais qu'on casse la verge, fût-elle de fer, sur le dos des tyrans!
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Le moine se tut, &, baissant les yeux, il parut confit en haine dévote.
Les soudards vauriens venus parmi les Gueux pour le pillage, se trouvaient près des moines, qui eurent faim bientôt: Ulenspiegel demanda pour eux du biscuit & du hareng: le maître de la barque répondit:
- Qu'on les jette à la Meuse, ils mangeront le hareng frais.
Ulenspiegel donna alors aux moines tout ce qu'il avait de pain & de saucisson pour lui & pour Lamme. Le maître de la barque & les Gueux vauriens s'entredirent:
- Celui-ci est traître, il nourrit les moines; il le faut dénoncer.
A Dordrecht, la barque s'arrêta dans le havre au Bloemen-Key, au quai aux Fleurs: hommes, femmes, garçonnets & fillettes accoururent en foule pour voir les moines, & s'entredisaient, les montrant du doigt ou les menaçant du poing:
- Voyez là ces maroufles faiseurs de Bons Dieux, menant les corps aux bûcher & les âmes au feu éternel; - voyez les tigres gras & les chacals à bedaine.
Les moines baissaient la tête & n'osaient parler. Ulenspiegel les vit de nouveau tremblants:
- Nous avons encore faim, dirent ils, soudard compatissant.
Mais le patron de la barque:
- Qui boit toujours? C'est le sable aride. Qui mange toujours? C'est le moine.
Ulenspiegel leur alla quérir en ville du pain, du jambon & un grand pot de bière.
- Mangez & buvez, dit-il; vous êtes nos prisonniers, mais je vous sauverai si je puis. Parole de soldat, c'est parole d'or.
- Pourquoi leur donnes-tu cela? Ils ne te payeront point, dirent les Gueux vauriens; &, s'entreparlant bassement, ils se coulèrent en l'oreille ces mots: ‘Il a promis de les sauver, gardons-le bien.’
A l'aube ils vinrent à la Briele. Les portes leur ayant été ouvertes, un voet-looper, courrier, alla avertir messire de Lumey de leur venue.
Sitôt qu'il en reçut la nouvelle, il vint à cheval, à peine vêtu & accompagné de quelques cavaliers & piétons armés.
Et Ulenspiegel put voir de nouveau le farouche amiral vêtu comme fier seigneur vivant en opulence.
- Salut, dit-il, messires moines. Levez les mains. Où est le sang de messieurs d'Egmont & de Hornes? Vous me montrez patte blanche, c'est bien à vous.
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Un moine nommé Léonard répondit:
- Fais de nous ce que tu voudras. Nous sommes moines, personne ne nous réclamera.
- Il a bien parlé, dit Ulenspiegel; car le moine ayant rompu avec le monde, qui est père & mère, frère & soeur, épouse & amie, ne trouve à l'heure de Dieu personne qui le réclame. Toutefois, Excellence, je le veux faire: Le capitaine Marin, en signant la capitulation de Gorcum, stipula que ces moines seraient libres comme tous ceux qui furent pris en la citadelle & qui en sortirent. Ils y furent toutefois sans cause retenus prisonniers; j'entends dire qu'on les pendra. Monseigneur, je m'adresse à vous humblement, vous parlant pour eux, car je sais que parole de soldat, c'est parole d'or.
- Qui es-tu? demanda messire de Lumey.
- Monseigneur, répondit Ulenspiegel, Flamand je suis du beau pays de Flandre, manant, noble homme, le tout ensemble, & par le monde ainsi je me promène, louant choses belles & bonnes & me gaussant de sottise à pleine gueule. Et je vous veux louer si vous tenez la promesse faite par le capitaine: parole de soldat, c'est parole d'or.
Mais les Gueux vauriens qui étaient sur la nef:
- Monseigneur, dirent-ils, celui-ci est traître: il a promis de les sauver, il leur a donné du pain, du jambon, saucisson, de la bière & à nous rien.
Messire de Lumey dit alors à Ulenspiegel:
- Flamand promeneur & nourrisseur de moines, tu seras pendu avec eux.
- Je n'ai nulle crainte, répondit Ulenspiegel: parole de soldat, c'est parole d'or.
- Te voilà bien accrêté, dit de Lumey.
- Les cendres battent sur mon coeur, dit Ulenspiegel.
Les moines furent amenés dans une grange, & Ulenspiegel avec eux: là, ils le voulurent convertir par arguments théologiques; mais il dormit en les écoutant.
Messire de Lumey étant à table, plein de vin & de viande, un messager arriva de Gorcum, de la part du capitaine Marin, avec la copie des lettres du Taiseux, prince d'Orange, ‘commandant à tous les gouverneurs des villes & autres lieux de tenir les ecclésiastiques en pareille sauvegarde, sûreté & privilége que le reste du peuple.’
Le messager demanda à être introduit auprès de Lumey pour lui remettre en mains propres la copie des lettres.
...de Lumey, fier seigneur vivant en opulence Félicien Rops |
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- Où est l'original? lui demanda de Lumey.
- Chez mon maître Marin, dit le messager.
- Et le manant m'envoie la copie! dit de Lumey. Où est ton passeport?
- Le voici, monseigneur, dit le messager.
Messire de Lumey lut tout haut:
‘Monseigneur & maître Marin Brandt mande à tous ministres, gouverneurs & officiers de la république, qu'ils laissent passer sûrement, etc.’
De Lumey, frappant du poing sur la table & déchirant le passeport:
- Sang-Dieu! dit-il, de quoi se mêle-t-il, ce Marin, ce guenillard, qui n'avait pas, avant la prise de la Briele, une arête de hareng saur à se mettre sous la dent? Il s'intitule monseigneur & maître, & il m'envoie à moi des ordres! il mande & ordonne! Dis à ton maître que puisqu'il est si capitaine & si monseigneur, si bien mandant & commandant, que les moines seront pendus haut & court tout de suite, & toi avec eux si tu ne trousses ton bagage.
Et, lui baillant un coup de pied, il le fit sortir de la salle.
- A boire, cria-t-il. Avez-vous vu l'outrecuidance de ce Marin? Je cracherais mon repas tant je suis furieux. Qu'on pende les moines dans leur grange incontinent, & qu'on m'amène le Flamand promeneur, après qu'il aura assisté à leur supplice. Nous verrons bien s'il osera me dire que j'ai mal fait. Sang-Dieu! qu'a-t-on encore besoin ici de pots & de verres?
Et il brisa avec grand bruit les coupes & la vaisselle, & nul n'osait lui parler. Les valets voulurent en ramasser les débris, il ne le permit point, & buvant à même les flacons sans mesure, il s'enrageait davantage, marchait à grands pas, écrasant les morceaux & les piétinant furieusement.
Ulenspiegel fut amené devant lui.
- Eh bien! lui dit-il, apportes-tu des nouvelles de tes amis les moines?
- Ils sont pendus, dit Ulenspiegel; & un lâche bourreau, tuant par intérêt, a ouvert après la mort le ventre & les côtés de l'un d'eux comme à un porc éventré, pour en vendre la graisse à un apothicaire. Parole de soldat n'est plus parole d'or.
De Lumey, piétinant les débris de la vaisselle:
- Tu me braves, dit-il, vaurien de quatre pieds, mais toi aussi tu seras pendu, non dans une grange, mais ignominieusement sur la place, vis-à-vis de tout le monde.
- Honte sur vous, dit Ulenspiegel, honte sur nous: parole de soldat n'est plus parole d'or.
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- Te tairas-tu, tête de fer! dit messire Lumey.
- Honte sur toi, dit Ulenspiegel, parole de soldat n'est plus parole d'or. Punis plutôt les vauriens marchands de graisse humaine.
Messire de Lumey alors, se précipitant sur lui, leva la main pour le frapper.
- Frappe, dit Ulenspiegel; je suis ton prisonnier, mais je n'ai nulle peur de toi: parole de soldat n'est plus parole d'or.
Messire de Lumey tira alors son épée, & en eût certes tué Ulenspiegel si messire de Très-Long, lui arrêtant le bras, ne lui eût dit:
- Aie pitié! il est brave & vaillant, il n'a commis nul crime.
De Lumey alors se ravisant:
- Qu'il demande pardon, dit-il.
Mais Ulenspiegel, restant debout:
- Je ne le ferai point, dit-il.
- Qu'il dise au moins que je n'ai pas eu tort, s'écria de Lumey, s'enrageant.
Ulenspiegel répondit:
- Je ne lèche point les bottines des seigneurs: parole de soldat n'est plus parole d'or.
- Qu'on dresse la potence, dit de Lumey, & qu'on l'emmène, ce lui sera parole de chanvre.
- Oui, dit Ulenspiegel, & je te crierai devant tout le peuple: Parole de soldat n'est plus parole d'or!
La potence fut dressée sur le Grand-Marché. La nouvelle courut bientôt par la ville que l'on allait pendre Ulenspiegel, le Gueux vaillant. Et le populaire fut ému de pitié & miséricorde. Et il accourut en foule au Grand-Marché; messire de Lumey y vint aussi à cheval, voulant lui-même donner le signal de l'exécution.
Il regarda sans douceur Ulenspiegel sur l'échelle, vêtu pour la mort, en son linge, les bras liés au corps, les mains jointes, la corde au cou, & le bourreau prêt à faire son oeuvre.
Très-Long lui disait:
- Monseigneur, pardonnez-lui, il n'est point traître, & nul ne vit jamais pendre un homme parce qu'il fut sincère & pitoyable.
Et les hommes & femmes du peuple, entendant Très-Long parler, criaient: ‘Pitié, monseigneur, grâce & pitié pour Ulenspiegel.
- Cette tête de fer m'a bravé, dit de Lumey: qu'il se repente & dise que j'ai bien fait.
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- Veux-tu te repentir & dire qu'il a bien fait? dit Très-Long à Ulenspiegel.
- Parole de soldat n'est plus parole d'or, répondit Ulenspiegel.
- Passez la corde, dit de Lumey.
Le bourreau allait obéir; une jeune fille, toute de blanc vêtue & couronnée de fleurs, monta comme folle les marches de l'échafaud, sauta au cou d'Ulenspiegel & dit:
- Cet homme est le mien; je le prends pour mari.
Et le peuple d'applaudir, & les femmes de crier:
- Vive, vive la fillette qui sauve Ulenspiegel.
- Qu'est-ce ceci? demanda messire de Lumey.
Très-Long répondit:
- D'après les us & coutumes de la ville, il est de droit & loi qu'une jeune fille pucelle ou non mariée sauve un homme de la corde en le prenant pour mari au pied de la potence.
- Dieu est avec lui, dit de Lumey; déliez-le.
Chevauchant alors près de l'échafaud, il vit la fillette empêchée à couper les cordes d'Ulenspiegel & le bourreau voulant s'opposer à son dessein & disant:
- Si vous les coupez, qui les payera?
Mais la fillette ne l'écoutait point.
La voyant si preste amoureuse & subtile, il fut attendri.
- Qui es-tu? dit-il.
- Je suis Nele, sa fiancée, dit-elle, & je viens de Flandre pour le chercher.
- Tu fis bien, dit de Lumey d'un ton rogue.
Et il s'en fut.
Très-Long alors s'approchant:
- Petit Flamand, dit-il, une fois marié seras-tu encore soudard en nos navires!
- Oui, messire, répondit Ulenspiegel.
- Et toi, fillette, que feras-tu sans ton homme?
Nele répondit:
- Si vous le voulez, messire, je serai fifre en son navire.
- Je le veux, dit Très-Long.
Et il lui donna deux florins pour les noces.
Et Lamme, pleurant & riant d'aise, disait:
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- Voici encore trois florins: nous mangerons tout; c'est moi qui paye. Allons au Peigne-d'Or. Il n'est pas mort, mon ami. Vive le Gueux!
Et le peuple applaudissait, & ils s'en furent au Peigne-d'Or, où un grand festin fut commandé; & Lamme jetait des deniers au populaire par les fenêtres.
Et Ulenspiegel disait à Nele:
- Mignonne aimée, te voilà donc près de moi! Noël! elle est ici, chair, coeur & âme, ma douce amie. Oh! les yeux doux & les belles lèvres rouges d'où il ne sortit jamais que de bonnes paroles! Elle me sauva la vie, la tendre aimée! Tu joueras sur nos navires le fifre de délivrance. Te souvient-il... mais non... A nous est l'heure présente pleine de liesse, & à moi ton visage doux comme fleurs de juin. Je suis en paradis. Mais, dit-il, tu pleures...
- Ils l'ont tuée, dit-elle.
Et elle lui conta l'histoire de deuil.
Et, se regardant l'un l'autre, ils pleurèrent d'amour & de douleur.
Et au festin ils burent & mangèrent, & Lamme les regardait dolent, disant:
- Las! ma femme, où es-tu?
Et le prêtre vint & maria Nele & Ulenspiegel.
Et le soleil du matin les trouva l'un près de l'autre dans leur lit d'épousailles.
Et Nele reposait sa tête sur l'épaule d'Ulenspiegel. Et quand elle s'éveilla au soleil, il dit:
- Frais visage & doux coeur, nous serons les vengeurs de Flandre.
Elle, le baisant sur la bouche:
- Tête folle & bras fort, dit-elle, Dieu bénira le fifre & l'épée.
- Je te ferai un costume de soudard.
- Tout de suite? dit-elle.
- Tout de suite, répondit Ulenspiegel; mais qui dit qu'au matin les fraises sont bonnes? Ta bouche est bien meilleure.
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IX
Ulenspiegel, Lamme & Nele avaient, comme leurs amis & compagnons, repris aux couvents le bien gagné par ceux-ci sur le populaire à l'aide de processions, de faux miracles & autres mômeries romaines. Ce fut contre l'ordre du Taiseux, prince de liberté, mais l'argent servait aux frais de la guerre. Lamme Goedzak, non content de se pourvoir de monnaie, pillait dans les couvents les jambons, saucissons, flacons de bière & de vin, & en revenait volontiers portant sur la poitrine un baudrier de volailles, oies, dindes, chapons, poules & poulets, & traînant par une corde derrière lui quelques veaux & porcs monastiques. Et ce par droit de guerre, disait-il.
Bien aise à chaque prise, il l'apportait au navire pour qu'on en fît nopces & festins, mais se plaignait toutefois que le Maître queux fût si ignorant ès sciences de sauces & de fricassées.
Or, ce jour-là, les Gueux, ayant humé le piot victorieusement, dirent à Ulenspiegel:
- Tu as toujours le nez au vent pour flairer les nouvelles de la terre ferme, tu connais toutes les aventures de guerre: chante-les nous. Cependant Lamme battra le tambour & le fifre mignon glapira à la mesure de ta chanson.
Et Ulenspiegel dit:
- Un jour de mai clair & frais, Ludwig de Nassau, croyant entrer à Mons, ne trouve point ses piétons ni ses cavaliers. Quelques affidés tenaient une porte ouverte & un pont baissé, afin qu'il eût la ville. Mais les bourgeois s'emparent de la porte & du pont. Où sont les soudards du comte Louis? Les bourgeois vont lever le pont. Le comte Louis sonne du cor.
Et Ulenspiegel chanta:
Où sont tes piétons ou tes cavaliers?
Ils sont aux bois, égarés, foulant tout:
Ramilles sèches, muguets en fleur.
Monsieur du Soleil fait reluire
Leurs faces rouges & guerrières,
Les croupes luisantes de leurs coursiers;
Le comte Ludwig sonne du cor:
Ils l'entendent. Doucement battez le tambour.
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Au grand trotton, bride avalée!
Course d'éclair, course de nue;
Trombe de fer cliquetant;
Ils volent, les lourds cavaliers!
En hâte! en hâte! à la rescousse!
Le pont se lève... de l'éperon
Au flanc saignant des destriers.
Le pont se lève: ville perdue!
Ils sont devant. Est-ce trop tard?
Ventre à terre! bride avalée!
Guitoy de Chaumont, sur son genêt,
Saute sur le pont qui retombe.
Ville gagnée! Entendez-vous
Sur le pavé de Mons
Course d'éclair, course de nue,
Trombe de fer cliquetant!
Vive Chaumont & le genêt!
Sonnez le clairon de joie, battez le tambour.
C'est le mois du foin, les prés embaument;
L'alouette monte, chantant dans le ciel:
Vive l'oiseau libre!
Battez le tambour de gloire.
Vive Chaumont & le genêt. Or çà, à boire çà.
Ville gagnée!... Vive le Gueux!
Et les Gueux chantaient sur les navires: ‘Christ, regarde tes soldats. Fourbis nos armes, Seigneur. Vive le Gueux!’
Et Nele souriante faisait glapir le fifre, & Lamme battait le tambour, & en haut, vers le ciel, temple de Dieu, s'élevaient les coupes d'or & les hymnes de liberté. Et les vagues, comme des sirènes, claires & fraîches autour du navire, susurraient harmonieuses.
X
Un jour, au mois d'août, jour pesant & chaud, Lamme brassait mélancolie. Son tambour joyeux se taisait & dormait, passant ses baguettes à l'ouverture de sa gibecière. Ulenspiegel & Nele, souriant d'aise amou-
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reuse, se chauffaient au soleil; les vigies, placées dans les hunes, sifflaient ou chantaient, cherchant des yeux sur la grande mer s'ils ne voyaient point à l'horizon quelque proie. Très-Long les interrogeait; ils disaient toujours: ‘Niets, rien.’
Et Lamme, blême & affaissé, soupirait piteusement. Et Nele lui dit:
- D'où vient, Lamme, que tu es si dolent?
Et Ulenspiegel lui dit:
- Tu maigris, mon fils.
- Oui, dit Lamme, je suis dolent & maigre. Mon coeur perd sa gaieté & ma bonne trogne sa fraîcheur. Oui, riez de moi, vous autres qui vous êtes retrouvés à travers mille dangers. Gaussez-vous du pauvre Lamme, qui vit comme un veuf, étant marié, tandis que celle-ci, dit-il montrant Nele, dut arracher son homme aux baisers de la corde, qui sera son amoureuse dernière. Elle fit bien, Dieu soit béni; mais qu'elle ne rie point de moi. Oui, tu ne dois point rire du pauvre Lamme, Nele, m'amie. Ma femme rit pour dix. Las! vous autres femelles êtes cruelles aux douleurs d'autrui. Oui, j'ai le coeur dolent, frappé du glaive d'abandon; & rien ne le réconfortera, sinon elle.
- Ou quelque fricassée, dit Ulenspiegel.
- Oui, dit Lamme, où est la viande en ce triste navire? Sur les vaisseaux du roi, ils en ont quatre fois par semaine, s'il n'y a jeûne, & trois fois du poisson. Quant aux poissons, Dieu me damne si cette filasse - je veux dire leur chair - ne fait autre chose que de m'allumer sans fruit le sang, mon pauvre sang qui s'en ira en eau prochainement. Ils ont bière, fromage, potage & bonne boisson. Oui! ils ont tout à leurs aises stomacales: biscuit, pain de seigle, bière, beurre, viande fumée; oui, tout, poisson sec, fromage, semence de moutarde, sel, fèves, pois, gruau, vinaigre, huile, suif, bois & charbon. Nous, l'on vient de nous défendre de prendre le bétail de qui que ce soit, bourgeois, abbé ou gentilhomme. Nous mangeons du hareng, & buvons de la petite bière. Las! je n'ai plus rien: ni amour de la femme, ni bon vin, ni dobbele-bruinbier, ni bonne nourriture. Où sont ici nos joies?
- Je te le vais dire, Lamme, répondit Ulenspiegel. Oeil pour oeil, dent pour dent: à Paris, la nuit de la Saint-Barthélémy, ils ont tué dix mille coeurs libres dans la seule ville de Paris; le roi lui-même a tiré sur son peuple. Réveille-toi, Flamand; saisis la hache sans merci: là sont nos joies; frappe l'Espagnol ennemi & romain partout où tu le trouveras.
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Laisse là tes mangeailles. Ils ont emmené les victimes mortes ou vivantes vers leur fleuve & par pleines charretées, les ont jetées à l'eau. Mortes ou vivantes, entends-tu, Lamme? La Seine fut rouge pendant neuf jours, & les corbeaux par nuées s'abattirent sur la ville. A La Charité, à Rouen, Toulouse, Lyon, Bordeaux, Bourges, Meaux, le massacre fut horrible. Vois-tu les bandes de chiens repus se couchant près des cadavres! Leurs dents sont fatiguées. Le vol des corbeaux est lourd tant ils ont l'estomac chargé de la chair des victimes. Entends-tu, Lamme, la voix des âmes criant vengeance & pitié? Réveille-toi, Flamand. Tu parles de ta femme. Je ne la crois point infidèle, mais affolée, & elle t'aime encore, pauvre ami: elle n'était point au milieu de ces dames de la cour qui, la nuit même du massacre, dépouillèrent de leurs mains fines les cadavres pour y voir la grandeur ou la petitesse de leur charnelle virilité. Et elles riaient ces dames grandes en paillardise. Réjouis-toi, mon fils, nonobstant ton poisson & ta petite bière. Si l'arrière-goût du hareng est fade, plus fade est l'odeur de cette vilenie. Ceux qui ont tué font des repas, &, les mains mal lavées, découpent les oies grasses pour offrir aux gentes damoiselles de Paris les ailes, les pattes & le croupion. Elles ont tâté d'autre viande tantôt, viande froide.
- Je ne me plaindrai plus, mon fils, dit Lamme se levant: le hareng est ortolan, malvoisie est la petite bière pour les coeurs libres.
Et Ulenspiegel dit:
Vive le Gueux! Ne pleurons point, frères.
Dans les ruines & le sang
Fleurit la rose de liberté.
Si avec nous est Dieu, qui sera contre?
Quand la hyène triomphe,
Vient le tour du lion.
D'un coup de patte il la jette sur le sol, éventrée.
OEil pour oeil, dent pour dent. Vive le Gueux!
Et les Gueux sur les navires chantaient:
Le duc nous garde même sort.
OEil pour oeil, dent pour dent,
Blessure pour blessure. Vive le Gueux!
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XI
Par une nuit noire, l'orage grondant ès profondeurs des nues, Ulenspiegel était sur le pont du navire avec Nele, & il dit:
- Tous nos feux sont éteints. Nous sommes des renards guettant, la nuit, au passage la volaille espagnole, c'est-à-dire leurs vingt-deux assabres, riches navires où brillent les lanternes, qui sont pour eux les étoiles de la male heure. Et nous leur courrons sus.
Nele dit:
- Cette nuit est une nuit de sorciers. Ce ciel est noir comme bouche d'enfer, ces éclairs brillent comme le sourire de Satan, l'orage lointain gronde sourd, les mouettes passent en jetant de grands cris; la mer roule comme des couleuvres d'argent ses vagues phosphorescentes. Thyl, mon aimé, viens dans le monde des esprits. Prends la poudre de vision...
- Verrai-je les sept, ma mignonne?
Et ils prirent la poudre de vision.
Et Nele ferma les yeux d'Ulenspiegel, & Ulenspiegel ferma les yeux de Nele. Et ils virent un cruel spectacle.
Ciel, terre, mer étaient pleins d'hommes, de femmes, d'enfants travaillant, voguant, cheminant ou rêvant. La mer les balançait, la terre les portait. Et ils grouillaient comme anguilles en un panier.
Sept hommes & femmes étaient au milieu du ciel, assis sur des trônes & le front ceint d'une étoile brillante, mais ils étaient si vagues que Nele & Ulenspiegel ne voyaient distinctement que leurs étoiles.
La mer monta jusqu'au ciel, roulant dans son écume l'innombrable multitude des navires dont les mâts & cordages se heurtaient, s'entre-croisaient, se brisaient, s'écrasaient, suivant les mouvements tempêtueux des vagues. Puis un navire parut au milieu de tous les autres. Sa carène était de fer flamboyant. Sa quille était d'acier taillé comme un couteau. L'eau cria, gémissant quand il passa. La Mort était sur l'arrière du navire, assise, ricassante, tenant d'une main sa faux, & de l'autre un fouet avec lequel elle frappait sur sept personnages. L'un était un homme dolent, maigre, hautain, silencieux. Il tenait d'une main un sceptre & de l'autre
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une épée. Près de lui, montée sur une chèvre, se tenait une fille rougeaude, les seins nus, la robe ouverte & l'oeil émerillonné. Elle s'étendait lascive à côté d'un vieux juif ramassant des clous & d'un gros homme bouffi qui tombait chaque fois qu'elle le mettait debout, tandis qu'une femme maigre & enragée les frappait tous deux. Le gros homme ne se revanchait point ni non plus sa rougeaude compagne. Un moine au milieu d'eux mangeait des saucisses. Une femme, couchée par terre, rampait comme un serpent entre les autres. Elle mordait le vieux juif à cause de ses vieux clous, l'homme bouffi parce qu'il avait trop d'aise, la femme rougeaude pour l'humide éclat de ses yeux, le moine pour ses saucisses, & l'homme maigre à cause de son sceptre. Et tous se battirent bientôt.
Quand ils passèrent, la bataille fut horrible sur mer, dans le ciel & sur terre. Il plut du sang. Les navires étaient brisés à coups de hache, d'arquebuse, de canon. Leurs débris volaient en l'air, au milieu de la fumée de la poudre. Sur la terre, des armées s'entre-choquaient comme des murs d'airain. Villes, villages, moissons brûlaient parmi des cris & des larmes; les hauts clochers, dentelles de pierre, détachaient au milieu du feu leurs fières silhouettes, puis tombaient avec fracas comme chênes abattus. De noirs cavaliers, nombreux & serrés comme des bandes de fourmis, l'épée à la main, le pistolet au poing, frappaient les hommes, les femmes, les enfants. D'aucuns faisaient des trous dans la glace & y ensevelissaient des vieillards vivants; d'autres coupaient les seins aux femmes & y semaient du poivre, d'autres pendaient les enfants dans les cheminées. Ceux qui étaient las de frapper violaient quelque fille ou quelque femme, buvaient, jouaient aux dés, & remuant des piles d'or, fruit du pillage, y vautraient leurs doigts rouges.
Les sept couronnés d'étoiles criaient: ‘Pitié pour le pauvre monde!’
Et les fantômes ricassaient. Et leurs voix étaient pareilles à celles de mille orfraies criant ensemble. Et la Mort agitait sa faux.
Les entends-tu? dit Ulenspiegel; ce sont les oiseaux de proie des pauvres hommes. Ils vivent de petits oiseaux, qui sont les simples & les bons.
Les sept couronnés d'étoiles criaient: ‘Amour, justice, miséricorde!’
Et les sept fantômes ricassaient. Et leurs voix étaient pareilles à celles de mille orfraies criant ensemble. Et la Mort les frappait de son fouet.
Et le navire passait sur le flot, coupant en deux, vaisseaux, bateaux, hommes, femmes, enfants. Sur la mer retentissaient les plaintes des victimes criant: ‘Pitié!’
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Et le rouge navire passait sur eux tous, tandis que les fantômes riant criaient comme des orfraies.
Et la Mort ricassant buvait l'eau pleine de sang.
Et le navire ayant disparu dans le brouillard, la bataille cessa, les sept couronnés d'étoiles s'évanouirent.
Et Ulenspiegel & Nele ne virent plus que le ciel noir, la mer houleuse, les sombres nues s'avançant sur l'eau phosphorescente, & tout près de rouges étoiles.
C'étaient les lanternes des vingt-deux assabres. La mer & le tonnerre grondaient sourdement.
Et Ulenspiegel sonna la cloche de wacharm doucement, & cria: ‘L'Espagnol, l'Espagnol! Il vogue sur Flessingue!’ Et le cri fut répété par toute la flotte.
Et Ulenspiegel dit à Nele:
- Une teinte grise se répand sur le ciel & sur la mer. Les lanternes ne brillent plus que faiblement, l'aube se lève, le vent fraîchit, les vagues jettent leur écume par-dessus le pont des navires, une forte pluie tombe & cesse bientôt, le soleil se lève radieux, dorant la crête des flots: c'est ton sourire, Nele, frais comme le matin, doux comme le rayon.
Les vingt-deux assabres passent; sur les navires des Gueux les tambours battent, les fifres glapissent; de Lumey crie: ‘De par le prince, en chasse!’ Ewont Pictersen Wort, sous-amiral, crie: ‘De par monseigneur d'Orange & messire l'amiral, en chasse!’ Sur tous les navires, la Johannah, le Cygne, Anne-Mie, le Gueux, le Compromis, le d'Edmont, le De Horn, sur le Willem de Zwyger, le Guillaume-le-Taiseux, tous les capitaines crient: ‘De par monseigneur d'Orange & messire l'amiral, en chasse!’
- En chasse! Vive le Gueux! crient les soudards & matelots.
La houlque de Très-Long, montée par Lamme & Ulenspiegel, & nommée la Briele, suivie de près par la Johannah, le Cygne & le Gueux, s'empare de quatre assabres. Les Gueux jettent à l'eau tout ce qui est espagnol, font prisonniers les habitants du Pays-Bas, vident les navires comme coques d'oeufs & les laissent voguer sans mâts ni voiles dans la rade. Puis ils poursuivent les dix-huit autres assabres. Le vent souffle violent venant d'Anvers, le mur des rapides navires penche dans l'eau du fleuve sous le poids des voiles gonflées comme des joues de moine au vent qui vient des cuisines; les assabres vont vite; les Gueux les poursuivent jusque dans la rade de Middelbourg sous le feu des forts. Là s'engage une bataille san-
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glante; les Gueux s'élancent avec des haches sur les ponts des navires, jonchés bientôt de bras, de jambes coupées qu'il faut, après le combat, jeter par corbeilles dans les flots. Les forts tirent sur eux; ils s'en moquent, &, au cri de: ‘Vive le Gueux!’ prennent dans les assabres poudre, artillerie, balles & blé, les brûlent après les avoir vidées, & s'en vont à Flessingue, les laissant fumant & flambant dans la rade.
De là ils enverront des escouades percer les digues de Zélande & Hollande, aider à la construction de nouveaux navires, & notamment de flibots de cent quarante tonneaux portant jusqu'à vingt pièces de fer de fonte.
XII
Sur les navires il neige. L'air est tout blanc tout au loin & sans cesse la neige tombe, tombe mollement dans l'eau noire où elle fond.
Sur la terre il neige: tout blancs sont les chemins, toutes blanches les noires silhouettes des arbres désenfeuillés. Nul bruit que les cloches lointaines de Haarlem sonnant l'heure, & le joyeux carillon envoyant dans l'air épais ses notes étouffées.
Cloches, ne sonnez point; cloches, ne jouez point vos airs simples & doux: don Frédéric approche, le ducaillon du sang. Il marche sur toi, suivi de trente-cinq enseignes d'Espagnols, tes mortels ennemis, Haarlem, ô ville de liberté; vingt-deux enseignes de Wallons, dix-huit enseignes d'Allemands, huit cents chevaux, une puissante artillerie le suivent. Entends-tu sur les charriots le bruit de ces ferrailles meurtrières? Fauconneaux, couleuvrines, courtauds à la grosse gueule, tout cela est pour toi, Haarlem. Cloches, ne sonnez point; carillon, ne lance point tes notes joyeuses dans l'air épais de neige.
- Cloches, nous sonnerons; moi, carillon, je chanterai jetant mes notes hardies dans l'air épais de neige. Haarlem est la ville des coeurs vaillants, des femmes courageuses. Elle voit sans crainte, du haut de ses clochers, onduler comme des bandes de fourmis d'enfer les noires masses des bourreaux: Ulenspiegel, Lamme & cent Gueux de mer sont dans ses murs. Leur flotte croise dans le lac.
- Qu'ils viennent! disent les habitants; nous ne sommes que des bour-
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geois, des pêcheurs, des marins & des femmes. Le fils du duc d'Albe ne veut, dit-il, pour entrer chez nous, d'autres clefs que son canon. Qu'il ouvre, s'il le peut, ces faibles portes, il trouvera des hommes derrière. Sonnez, cloches; carillon, lance tes notes joyeuses dans l'air épais de neige.
‘Nous n'avons que de faibles murs & des fossés à la manière ancienne. Quatorze pièces de canon vomissent leurs boulets de quarante-six livres sur la Cruys-poort. Mettez des hommes où il manque des pierres. La nuit vient, chacun travaille, c'est comme si jamais le canon n'avait passé par là. Sur la Cruys-poort ils ont lancé six cent quatre-vingt boulets; sur la porte Saint-Jean, six cent soixante-quinze. Ces clefs n'ouvrent pas, car voilà que derrière se dresse un nouveau boulevard. Sonnez, cloches; jette, carillon, dans l'air épais tes notes joyeuses.
- ‘Le canon bat, bat toujours les murailles, les pierres sautent, les pans de mur croulent. La brêche est assez large pour y laisser passer de front une compagnie: L'assaut! tue, tue! crient-ils. Ils montent, ils sont dix mille; laissez-les passer les fossés avec leurs ponts, avec leurs échelles. Nos canons sont prêts. Voilà le troupeau de ceux qui vont mourir. Saluez-les, canons de liberté! Ils saluent: les boulets à chaîne, les cercles de goudron enflammé volant & sifflant trouent, taillent, enflamment, aveuglent la masse des assaillants qui s'affaissent & fuient en désordre. Quinze cents morts jonchent le fossé. Sonnez, cloches; & toi, carillon, lance dans l'air épais tes notes joyeuses.
‘Revenez à l'assaut! Ils ne l'osent. Ils se remettent à tirer & à miner. Nous aussi, nous connaissons l'art de la mine. Sous eux, sous eux allumez la mèche; courez, nous allons voir un beau spectacle. Quatre cents Espagnols sautent en l'air. Ce n'est pas le chemin des flammes éternelles. Oh! la belle danse au son argentin de nos cloches, à la musique joyeuse de notre carillon!
‘Ils ne se doutent pas que le prince veille sur nous, que tous les jours nous viennent, par des passages bien gardés, des traîneaux de blé & de poudre; le blé pour nous, la poudre pour eux. Où sont leurs six cents Allemands que nous avons tués & noyés dans le bois de Haarlem? Où sont les onze enseignes que nous leur avons prises, les six pièces d'artillerie & les cinquante boeufs? Nous avions une enceinte de murs, nous en avons deux maintenant. Les femmes mêmes se battent, & Kennan en conduit la troupe vaillante. Venez, bourreaux, marchez dans nos rues, les enfants vous couperont les jarrets avec leurs petits couteaux. Sonnez, cloches; & toi, carillon, lance dans l'air épais tes notes joyeuses!
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‘Mais le bonheur n'est pas avec nous. La flotte des Gueux est battue dans le lac. Elles sont battues les troupes que d'Orange avait envoyées à notre secours. Il gèle, il gèle aigrement. Plus de secours. Puis, pendant cinq mois, mille contre dix mille nous résistons. Il faut composer maintenant avec les bourreaux. Voudra-t-il entendre à aucune composition, ce ducaillon de sang qui a juré notre perte? Faisons sortir tous les soldats avec leurs armes: ils troueront les bandes ennemies. Mais les femmes sont aux portes, craignant qu'on ne les laisse seules garder la ville. Cloches, ne sonnez plus; carillon, ne lance plus dans l'air tes notes joyeuses.
‘Voici juin, les foins embaument, les blés se dorent au soleil, les oiseaux chantent: nous avons eu faim pendant cinq mois; la ville est en deuil; nous sortirons tous de Haarlem, les arquebusiers en tête pour ouvrir le chemin, les femmes, les enfants & le magistrat derrière, gardés par l'infanterie qui veille sur la brèche. Une lettre, une lettre du ducaillon de sang! Est-ce la mort qu'il annonce? non, c'est la vie à tout ce qui est dans la ville. O clémence inattendue, ô mensonge peut-être! Chanteras-tu encore, carillon joyeux? Ils entrent dans la ville.’
Ulenspiegel, Lamme & Nele avaient revêtu le costume des soudards d'Allemagne enfermés avec eux, au nombre de six cents, dans le cloître des Augustins.
- Nous mourrons aujourd'hui, dit tout bas Ulenspiegel à Lamme.
Et il serra contre sa poitrine le corps mignon de Nele tout frissant de peur.
- Las! ma femme, je ne la verrai plus, disait Lamme. Mais peut-être notre costume de soudards allemands nous sauvera-t-il la vie?
Ulenspiegel hocha la tête pour montrer qu'il ne croyait à nulle grâce.
- Je n'entends point le bruit du pillage, dit Lamme.
Ulenspiegel répondit:
- D'après l'accord, les bourgeois ont racheté le pillage & la vie pour la somme de deux cent quarante mille florins. Ils devront payer cent mille florins comptant en douze jours, & le reste trois mois après. Il a été commandé aux femmes de se retirer dans les églises. Ils vont sans doute commencer le massacre. Entends-tu clouer les échafauds & dresser les potences?
- Ah! nous allons mourir! dit Nele; j'ai faim.
- Oui, dit tout bas Lamme à Ulenspiegel, le ducaillon de sang a dit qu'étant affamés nous serons plus dociles quand on nous mènera mourir.
- J'ai si faim! dit Nele.
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Le soir, des soldats vinrent & distribuèrent un pain pour six hommes: - Trois cents soldats wallons ont été pendus sur le marché, dirent-ils. Ce sera bientôt votre tour. Il y eut toujours mariage de Gueux & de potence.
Le lendemain soir, ils vinrent encore avec leur pain pour six hommes: - Quatre grands bourgeois, dirent-ils, ont été décapités. Deux cent quarante-neuf soldats ont été liés deux à deux & jetés à la mer. Les crabes seront gras cette année. Vous n'avez point bonne trogne, vous autres, depuis le 7 juillet que vous êtes ici. Ils sont gourmands & ivrognes, ces habitants du Pays-Bas; nous autres Espagnols, nous avons assez de deux figues à notre souper.
- C'est donc pour cela, répondit Ulenspiegel, qu'il vous faut faire partout chez le bourgeois quatre repas de viandes, volailles, crèmes, vins & confitures; qu'il vous faut du lait pour laver les corps de vos mustachos & du vin pour baigner les pieds de vos chevaux?
Le dix-huit juillet, Nele dit:
- J'ai les pieds mouillés; qu'est-ce ceci?
- Du sang, dit Ulenspiegel.
Le soir, les soudards vinrent encore avec leur pain pour six:
- Où la corde ne suffit plus, dirent-ils, le glaive fait la besogne. Trois cents soudards & vingt-sept bourgeois qui ont pensé s'enfuir de la ville, se promènent maintenant aux enfers avec leurs têtes dans les mains.
Le lendemain, le sang entra de nouveau dans le cloître; les soudards ne vinrent point apporter le pain, mais seulement considérer les prisonniers, disant:
- Les cinq cents Wallons, Anglais & Écossais décapités hier avaient meilleure trogne. Ceux-ci ont faim sans doute; mais qui donc mourrait de faim, si ce n'est le Gueux?
Et de fait, tous pâles, hâves, défaits, tremblants de froide fièvre étaient là comme des fantômes.
Le seize août, à cinq heures du soir, les soudards entrèrent riant & leur donnèrent du pain, du fromage & de la bière; Lamme dit:
- C'est le festin de mort.
A dix heures, quatre enseignes vinrent; les capitaines firent ouvrir les portes du cloître, ordonnant aux prisonniers de marcher quatre par quatre à la suite des fifres & tambours, jusqu'à l'endroit où on leur dirait de s'arrêter. Certaines rues étaient rouges; & ils marchèrent vers le Champ de Potences.
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Par ci, par là, des flaques de sang tachaient les prairies; il y avait du sang tout autour des murailles. Les corbeaux venaient par nuées de tous côtés; le soleil se cachait dans un lit de vapeurs, le ciel était clair encore, & dans sa profondeur s'éveillaient, timides, les étoiles. Soudain, ils entendirent des hurlements lamentables.
- Les soldats disaient: Ceux qui crient là sont les Gueux du fort de Fuycke, hors la ville, on les laisse mourir de faim.
- Nous aussi, dit Nele, nous allons mourir.
Et elle pleura.
- Les cendres battent sur mon coeur, dit Ulenspiegel.
- Ah! dit Lamme en flamand, - les soldats de l'escorte n'entendaient point ce fier langage, - ah! dit Lamme, si je pouvais tenir ce duc de sang & lui faire manger, jusqu'à ce que la peau lui crevât, tous & toutes cordes, potences, bancs, chevalets, poids & brodequins; si je pouvais lui faire boire le sang répandu par lui, & qu'il sortît de sa peau déchirée & de ses tripes ouvertes des éclats de bois, des morceaux de fer, & qu'il ne rendît pas encore l'âme, je lui arracherais le coeur de la poitrine & le lui ferais manger cru & venimeux. Alors, pour sûr, tomberait-il de vie à trépas dans l'abîme de soufre, où puisse le diable le lui faire manger & remanger sans cesse. Et ainsi pendant la toute longue éternité.
- Amen, dirent Ulenspiegel & Nele.
- Mais ne vois-tu rien? dit-elle.
- Non, dit-il.
- Je vois à l'occident, dit-elle, cinq hommes & deux femmes assis en rond. L'un est vêtu de pourpre & porte une couronne d'or. Il semble le chef des autres, tous loqueteux & guenillards. Je vois du côté de l'orient - venir une autre troupe de sept; quelqu'un aussi les commande, qui est vêtu de pourpre sans couronne. Et ils viennent contre ceux de l'occident. Et ils se battent contre eux dans le nuage; mais je n'y vois plus rien.
- Les Sept, dit Ulenspiegel.
- J'entends, dit Nele, près de nous dans le feuillage, une voix comme un souffle disant:
Par la guerre & par le feu,
Par les piques & par les glaives,
Cherche;
Dans la mort & dans le sang,
Dans les ruines & les larmes,
Trouve.
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- D'autres que nous délivreront la terre de Flandre, répondit Ulenspiegel. La nuit se fait noire, les soudards allument des torches. Nous sommes près du Champ de Potences. O douce aimée, pourquoi m'as-tu suivi? N'entends-tu plus rien, Nele?
- Si, dit-elle, un bruit d'armes dans les blés. Et là, au-dessus de cette côte, surmontant le chemin où nous entrons, vois-tu briller sur l'acier la rouge lueur des torches. Je vois des points de feu des mèches d'arquebuse. Nos gardiens dorment-ils, ou sont-ils aveugles? Entends-tu ce coup de tonnerre? Vois-tu les Espagnols tomber percés de balles? Entends-tu: Vive le Gueux! Ils montent courant le sentier, la pique en avant; ils descendent avec des haches le long du coteau. Vive le Gueux!
- Vive le Gueux! crient Lamme & Ulenspiegel.
- Tiens, dit Nele, voici des soldats qui nous donnent des armes. Prends, Lamme, prends, mon aimé. Vive le Gueux!
- Vive le Gueux! crie toute la troupe des prisonniers.
- Les arquebuses ne cessent point de tirer, dit Nele, ils tombent comme des mouches, éclairés qu'ils sont par la lueur des torches. Vive le Gueux!
- Vive le Gueux! crie la troupe des sauveurs.
- Vive le Gueux! crient Ulenspiegel & les prisonniers. Les Espagnols sont dans un cercle de fer. Tue! tue! Il n'en reste plus un debout. Tue! pas de pitié, la guerre sans merci. Et maintenant troussons notre bagage & courons jusqu'à Enckhuyse. Qui a les habits de drap & de soie des bourreaux? Qui a leurs armes?
- Tous! tous! crient-ils. Vive le Gueux!
Et de fait, ils s'en revont en bateau vers Enckhuyse, où les Allemands délivrés avec eux demeurèrent pour garder la ville.
Et Lamme, Nele & Ulenspiegel retrouvent leurs navires. Et de nouveau les voici chantant sur la mer libre: Vive le Gueux!
Et ils croisent dans la rade de Flessingue.
(Page 422)
XIII
Là, de nouveau, Lamme fut joyeux. Il descendait volontiers à terre, chassant comme lièvres, cerfs & ortolans, les boeufs, moutons & volailles.
Et il n'était pas seul à cette chasse nourrissante. Il faisait bon alors voir revenir les chasseurs, Lamme à leur tête, tirant par les cornes le gros bétail, poussant le petit, menant à la baguette des troupeaux d'oies, & portant au bout de leurs gaffes des poules, poulets & chapons nonobstant la défense.
C'était alors nopces & festins sur les navires. Et Lamme disait: L'odeur des sauces montait jusque au ciel, y réjouissant messieurs les anges, qui disent: C'est le meilleur de la viande.
Tandis qu'ils croisaient, vint une flotte marchande de Lisbonne, dont le commandant ignorait que Flessingue fût tombé au pouvoir des Gueux. On lui ordonne de jeter l'ancre, elle est enveloppée. Vive le Gueux! Tambours & fifres donnent l'abordage; les marchands ont des canons, des piques, des haches, des arquebuses.
Balles & boulets pleuvent des navires des Gueux. Leurs arquebusiers, retranchés autour du grand mât dans leurs fortins de bois, tirent à coup sûr, sans danger. Les marchands tombent comme des mouches.
- A la rescousse! disait Ulenspiegel à Lamme & à Nele, à la rescousse! Voici des épices, des joyaux, des denrées précieuses, sucre, muscade, girofle, gingembre, réaux, ducats, moutons d'or tout brillants. Il y a plus de cinq cent mille pièces. L'Espagnol payera les frais de la guerre. Buvons! Chantons la messe des Gueux, c'est la bataille.
Et Ulenspiegel & Lamme couraient partout comme lions. Nele jouait du fifre, à l'abri dans le fortin de bois. Toute la flotte fut prise.
Les morts ayant été comptés, il y en eut mille du côté des Espagnols, trois cents du côté des Gueux; parmi eux se trouva le Maître-Queux du flibot la Briele.
Ulenspiegel demanda de parler devant Très-Long & les matelots; ce que Très-Long lui accorda volontiers. Et il leur tint ce discours:
- Messire capitaine & vous, compères, nous venons d'hériter de beaucoup d'épices, & voici Lamme, la bonne bedaine, qui trouve que le pauvre mort qui est là, Dieu le tienne en joie, n'était pas assez grand docteur ès
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fricassées. Nommons-le en sa place, & il vous préparera de célestes ragoûts & des potages paradisiaques.
- Nous le voulons, dirent Très-Long & les autres; Lamme sera le Maître-Queux du navire. Il portera la grande louche de bois pour écarter les mousses de ses sauces.
- Messire capitaine, compères & amis, dit Lamme, vous me voyez pleurant d'aise, car je ne mérite point un si grand honneur. Toutefois, puisque vous daignez recourir à mon indignité, j'accepte les nobles fonctions de maître ès arts ès fricassées sur le vaillant flibot la Briele, mais en vous priant humblement de m'investir du commandement suprême de cuisine, de telle façon que votre Maître-Queux, - ce sera moi, - puisse par droit, loi & force, empêcher un chacun de venir manger la part des autres.
Très-Long & les Gueux s'écrièrent:
- Vive Lamme! tu auras droit, loi & force.
- Mais j'ai, dit-il, autre prière à vous faire humblement: je suis gras, grand & robuste, profonde est ma bedaine, profond mon estomac; ma pauvre femme, - que Dieu me la rende, - me baillait toujours deux portions au lieu d'une: octroyez-moi cette même faveur.
- Très-Long, Ulenspiegel & les matelots dirent:
- Tu auras les deux portions, Lamme.
Et Lamme, devenant soudain mélancolique, dit:
- Ma femme! ma douce mignonne! si quelque chose me peut consoler de ton absence, ce sera de me remémorer en mes fonctions ta céleste cuisine en notre doux logis.
- Il faut prêter serment, mon fils, dit Ulenspiegel. Qu'on apporte la grande louche de bois & le grand chaudron de cuivre.
- Je jure, dit Lamme, par Dieu, qui me soit ici en aide, je jure fidélité à monseigneur prince d'Orange, dit le Taiseux, gouvernant pour le roi les provinces de Hollande & Zélande; fidélité à messire de Lumey, amiral commandant notre noble flotte, & à messire Très-Long, vice-amiral & capitaine du navire la Briele; je jure de nourrir de mon pauvre mieux, suivant les us & coutumes des grands coquassiers anciens, lesquels laissèrent sur le grand art de cuisine de beaux livres avec figures, les viandes & volailles que Fortune nous octroiera, je jure de nourrir le dit messire Très-Long, capitaine; son second, qui est mon ami Ulenspiegel, & vous tous, maître-marinier, pilote, contre-maître, compagnons, soudards, canonniers, boutilier, gourmette, page du capitaine, chirurgien, trompette, matelots & tous autres.
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Si le rôt est trop saignant, la volaille peu dorée; si le potage exhale une odeur fade, contraire à toute bonne digestion; si le fumet des sauces ne vous engage point tous à vous ruer en cuisine, sauf ma volonté toutefois; si je ne vous fais point tous allègres & de bonne trogne, je résignerai mes nobles fonctions, me jugeant inepte à occuper davantage le trône de cuisine. Ainsi m'aide Dieu en cette vie & en l'autre.
- Vive le Maître-Queux, dirent-ils, le roi de cuisine, l'empereur des fricassées. Il aura le dimanche trois portions au lieu de deux.
Et Lamme devint Maître-Queux du navire la Briele. Et tandis que les potages succulents cuisaient dans les casseroles, il se tenait à la porte de la cuisine, fier & portant comme un sceptre sa grande louche de bois.
Et il eut ses trois rations le dimanche.
Quand les Gueux en venaient aux mains avec l'ennemi, il se tenait volontiers en son laboratoire de sauces, mais en sortait pour aller sur le pont tirer quelques arquebusades, puis en redescendait aussitôt pour veiller à ses sauces.
Étant ainsi coquassier fidèle & soudard vaillant, il fut bien aimé d'un chacun.
Mais nul ne devait pénétrer dans sa cuisine. Car alors il était comme diable & frappait de sa louche de bois d'estoc & de taille sans pitié.
Et il fut derechef nommé Lamme le Lion.
XIV
Sur l'Océan, sur l'Escaut, par le soleil, la pluie, la neige, la grêle, l'hiver & l'été glissent les navires des Gueux.
Toutes voiles dehors comme des cygnes, cygnes de la blanche liberté.
Blanc pour liberté, bleu pour grandeur, orange pour le prince, c'est l'étendard des fiers vaisseaux.
Toutes voiles dehors! toutes voiles dehors, les vaillants navires, les flots les heurtent, les vagues les arrosent d'écume.
Ils passent, ils courent, ils volent sur le fleuve les voiles dans l'eau, vites comme des nuages au vent du nord, les fiers vaisseaux des Gueux. Entendez-vous leur proue fendre la vague? Dieu des libres. Vive le Gueux!
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Houlques, flibots, boyers, croustèves, vites comme le vent portant la tempête, comme le nuage portant la foudre. Vive le Gueux!
Boyers & croustèves, bateaux plats, glissent sur le fleuve. Les flots gémissent traversés, quand ils vont tout droit devant eux, ayant sur la pointe de l'avant le bec meurtrier de leur longue couleuvrine. Vive le Gueux!
Toutes voiles dehors! toutes voiles dehors, les vaillants navires, les flots les heurtent, les arrosent d'écume.
De nuit & de jour, par la pluie, la grêle & la neige, ils vont! Christ leur sourit dans le nuage, le soleil & l'étoile. Vive le Gueux!
XV
Le roi de sang apprit la nouvelle de leurs victoires. La mort mangeait déjà le bourreau & il avait le corps plein de vers. Il marchait par les corridors de Valladolid, marmiteux & farouche, traînant ses pieds gonflés & ses jambes de plomb. Il ne chantait jamais, le cruel tyran; quand le jour se levait, il ne riait point, & quand le soleil éclairait son empire comme un sourire de Dieu, il ne ressentait nulle joie en son coeur.
Mais Ulenspiegel, Lamme & Nele chantaient comme des oiseaux, risquaient leur cuir, c'est Lamme & Ulenspiegel, leur peau blanche, c'est Nele; vivant au jour le jour, & se réjouissaient plus d'un bûcher éteint par les Gueux, que le roi noir n'avait de joie de l'incendie d'une ville.
En ce temps-là aussi, Guillaume le Taiseux, prince d'Orange, cassa de son grade d'amiral messire de Lumey de la Marck, à cause de ses grandes cruautés. Il nomma messire Bouwen Ewoutsen Worst en sa place. Il avisa pareillement aux moyens de payer le blé pris par les Gueux aux paysans, de restituer les contributions forcées levées sur eux, & d'accorder aux catholiques romains, comme à tous, le libre exercice de leur religion, sans persécution ni vilenie.
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XVI
Sur les vaisseaux des Gueux, sous le ciel brillant, sur les flots clairs, glapissent fifres, geignent cornemuses, glougloutent flacons, tintent verres, brille fer des armes.
- Or çà, dit Ulenspiegel, battons tambour de gloire, battons tambour de joie. Vive le Gueux! L'Espagne est vaincue, domptée est la goule. A nous la mer, la Briele est prise. A nous la côte depuis Nieuport, en passant par Ostende, Blanckenberghe; les îles de Zélande, bouches de l'Escaut, bouches de Meuse, bouches du Rhin jusqu'au Helder. A nous Texel, Vlieland, Rer-Schelling, Ameland, Rottum, Borkum. Vive le Gueux!
‘A nous Delft, Dordrecht. C'est traînée de poudre. Dieu tient la lance à feu. Les bourreaux abandonnent Rotterdam. La libre conscience, comme un lion ayant griffes & dents de justice, prend le comté de Zutphen, les villes de Deutecom, Doesburg, Goor, Oldenzeel, & sur la Welnuire, Hattem, Elburg & Harderwyck. Vive le Gueux!
‘C'est l'éclair, c'est la foudre: Campen, Zwol, Hassel, Steenwyck tombent en nos mains avec Oudewater, Gouda, Leyde. Vive le Gueux!
‘A nous Bueren, Enckhuyse! Nous n'avons point encore Amsterdam, Schoonhoven ni Middelburg. Mais tout vient à temps aux lames patientes. Vive le Gueux!
‘Buvons le vin d'Espagne. Buvons dans les calices où ils burent le sang des victimes. Nous irons par le Zuyderzee, par fleuves, rivières & canaux; nous avons la Nord-Holland, la Zuid-Holland & la Zélande; nous prendrons l'Oost & le Wers-Frise; la Briele sera le refuge de nos vaisseaux, le nid des poules couveuses de liberté. Vive le Gueux!
‘Écoutez en Flandre, patrie aimée, éclater le cri de vengeance. On fourbit les armes, on donne le fil aux glaives. Tous se meuvent, vibrent comme les cordes d'une harpe au souffle chaud, souffle d'âmes qui sort des fosses, des bûchers, des cadavres saignants des victimes. Tous: Hainaut, Brabant, Luxembourg, Limbourg, Namur, Liége, la libre cité, tous! Le sang germe & féconde. La moisson est mûre pour la faux. Vive le Gueux!
‘A nous le Noord-Zee, la large mer du Nord. A nous les bons canons,
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les fiers navires, la troupe hardie de marins redoutables: bélîtres, larrons, prêtres-soudards, gentilshommes, bourgeois & manouvriers fuyant la persécution. A nous tous unis pour l'oeuvre de liberté. Vive le Gueux!
‘Philippe, roi de sang, où es-tu? D'Albe, où es-tu? Tu cries & blasphèmes, coiffé du saint chapeau, don du Saint-Père. Battez le tambour de joie. Vive le Gueux! Buvons.
‘Le vin coule dans les calices d'or. Humez le piot joyeusement. Les habits sacerdotaux couvrant les rudes hommes sont inondés de la rouge liqueur; les bannières ecclésiastiques & romaines flottent au vent. Musique éternelle! à vous, fifres glapissants, cornemuses geignant, tambours battant roulements de gloire. Vive le Gueux!’
XVII
Le monde était pour lors dans le mois du loup, qui est le mois de décembre. Une aigre pluie tombait comme des aiguilles dans le flot. Les Gueux croisaient dans le Zuyderzee. Messire l'amiral manda à son de trompette sur son navire les capitaines des houlques & flibots, & ensemble avec eux Ulenspiegel.
- Or çà, dit-il, parlant d'abord à lui, le prince veut reconnaître tes bons devoirs & léaulx services, & te nomme capitaine du navire la Briele. Je t'en remets ici la commission sur parchemin.
- Grâces vous soient rendues, messire amiral, répondit Ulenspiegel; je capitainerai de tout mon petit pouvoir, & ainsi capitainant, j'ai grand espoir, si Dieu m'aide, de décapitainer Espagne des pays de Flandre & Hollande: je veux de la Zuid & Noord Neerlande.
- Ceci est bien, dit l'amiral. Et maintenant, ajouta-t-il parlant à tous, je vous dirai que ceux d'Amsterdam la Catholique vont assiéger Enckhuyse. Ils ne sont pas encore sortis du canal l'Y, croisons devant pour qu'ils y restent, & sus à tout & chacun de leurs navires qui montrera dans le Zuyderzee sa carcasse tyrannique.
Ils répondirent:
- Nous les trouerons. Vive le Gueux!
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Ulenspiegel remonté sur son navire fit assembler ses matelots & les soudards sur le pont, & leur dit ce qu'avait décidé l'amiral.
Ils répondirent:
- Nous avons des ailes, ce sont nos voiles; des patins, ce sont les quilles de nos navires; des mains gigantales, ce sont les grappins d'abordage. Vive le Gueux!
La flotte partit & croisa devant Amsterdam à une lieue en mer, de telle façon que nul ne pouvait entrer ni sortir qu'ils ne le voulussent.
Le cinquième jour, la pluie cessa; le vent souffla plus aigre dans le ciel clair; ceux d'Amsterdam ne faisaient nul mouvement.
Soudain, Ulenspiegel vit Lamme monter sur le pont, chassant devant lui à grands coups de sa louche de bois le truxman du navire, jeune gars expert en langage français & flamand, mais plus expert encore en science de gueule:
- Vaurien, disait Lamme le battant, pensais-tu pouvoir, sans nulle punition, manger mes fricassées prématurément? Va au haut du mât voir si rien ne bouge sur les navires d'Amsterdam. Faisant ainsi, tu feras bien.
Mais le truxman répondit:
- Que me donneras-tu?
- Prétends-tu, dit Lamme, être payé sans avoir fait oeuvre? Graine de larron, si tu ne montes, je te ferai fouetter. Et ton français ne te sauvera point.
- C'est belle langue, dit le truxman, langue amoureuse & guerrière.
Et il monta.
- Eh bien! fainéant? demanda Lamme.
Le truxman répondit.
- Je ne vois rien dans la ville ni sur les vaisseaux.
Et descendant:
- Paye-moi maintenant, dit-il.
- Garde ce que tu as volé, répondit Lamme; mais un tel bien ne profite point, tu le vomiras sans doute.
Le truxman, remontant au haut du mât, cria soudain:
- Lamme! Lamme! voici un voleur qui entre dans ta cuisine.
- J'en ai la clé dans ma gibecière, répondit Lamme.
Ulenspiegel alors, prenant Lamme à part, lui dit:
- Mon fils, cette grande tranquillité d'Amsterdam m'effraye. Ils ont quelque secret projet.
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- J'y pensais, dit Lamme. L'eau gèle dans les cruches dans le huchier; les volailles sont de bois; le givre blanchit les saucissons; le beurre est comme pierre, l'huile est toute blanche, le sel est sec comme du sable au soleil.
- C'est la gelée prochaine, dit Ulenspiegel. Ils vont venir en grand nombre nous attaquer avec de l'artillerie.
Allant sur le vaisseau amiral, il dit ce qu'il craignait à l'amiral, qui lui répondit.
- Le vent souffle d'Angleterre: il y aura de la neige, mais il ne gèlera point: retourne à ton navire.
Et Ulenspiegel s'en fut.
La nuit une forte neige tomba; mais bientôt le vent soufflant de Norvége, la mer gela & fut comme un plancher. L'amiral en vit le spectacle.
Craignant alors que ceux d'Amsterdam ne vinssent sur la glace pour brûler les navires, il manda aux soudards de préparer leurs patins, au cas qu'ils dussent combattre au dehors & autour des navires, & aux canonniers de canons de fer & de fonte de placer les boulets par tas à côté des affûts, de charger les canons & de tenir sans cesse allumées les migraines, qui sont les lances à feu.
Mais ceux d'Amsterdam ne vinrent point.
Et ainsi pendant sept jours.
Vers le soir du huitième jour, Ulenspiegel manda qu'un bon festin fût servi aux matelots & soudards, afin de leur faire une cuirasse contre l'aigre vent qui soufflait.
Mais Lamme dit:
- Il ne reste plus rien que du biscuit & de la petite bière.
- Vive le Gueux! dirent-ils. Ce seront nopces de carême en attendant l'heure de bataille.
- Qui ne sonnera point bientôt, dit Lamme. Ceux d'Amsterdam viendront pour nous brûler nos navires, mais non cette nuit. Il leur faudra se réunir préalablement autour du feu, & boire là maintes chopes de vin cuit au sucre de Madère, - que Dieu vous en baille; - puis ayant parlé jusques à la minuit avec patience, raison & chopines pleines, ils décideront qu'il y a lieu de décider demain s'ils nous attaqueront ou non la semaine qui vient. Demain, buvant de nouveau du vin cuit au sucre de Madère, - que Dieu vous en baille, - ils décideront derechef avec calme, patience & chopines pleines, qu'ils se doivent assembler un autre jour, aux fins de
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savoir si la glace peut ou non porter une grande troupe d'hommes. Et ils la feront essayer par des hommes doctes, lesquels coucheront sur parchemin leurs conclusions. Les ayant reçues, ils sauront que la glace a une demi aune d'épaisseur, qu'elle est solide assez pour porter quelques cents hommes avec canons & artillerie des champs. Puis s'assemblant derechef pour délibérer avec calme, patience & maintes chopines de vin cuit, ils calculeront si, à cause du trésor pris par nous sur ceux de Lisbonne, il convient d'assaillir ou brûler nos vaisseaux. Et ainsi perplexes, mais temporiseurs, ils décideront cependant qu'il faut prendre & non brûler nos navires, nonobstant le grand tort qu'ils nous feraient ainsi.
- Tu parles bien, répondit Ulenspiegel; mais ne vois-tu ces feux s'allumer dans la ville & des gens porte-lanternes y courir affairés?
- C'est qu'ils ont froid, dit Lamme.
Et soupirant, il ajouta:
- Tout est mangé. Plus de boeuf, porc ni volailles; plus de vin, hélas! ni de bonne dobbel-bier, rien que du biscuit & petite bière. Qui m'aime me suive!
- Où vas-tu? demanda Ulenspiegel. Nul ne peut sortir du navire.
- Mon fils, dit Lamme, tu es capitaine & maître présentement. Je ne sortirai point que tu ne le veuilles. Daigne songer toutefois qu'avant-hier nous mangeâmes le dernier saucisson; & qu'en ce rude temps, feu de cuisine est soleil des bons compagnons. Qui ne voudrait flairer ici le fumet des sauces; humer le bouquet parfumé du divin piot fait des fleurs joyeuses qui sont gaieté, rires & bon vouloir pour un chacun? Or çà, capitaine & ami fidèle, je l'ose dire: je me ronge l'âme, ne mangeant point, moi qui n'aimant que le repos, ne tuant point volontiers, sinon une oie tendre, un poulet gras, dinde succulente, te suis en fatigues & batailles. Regarde d'ici les lumières dans cette ferme riche & bien garnie de gros & menu bétail. Sais-tu qui l'habite? C'est le batelier de Frise, qui trahit messire Dandelot & mena à Enckhuyse encore Albisane, dix-huit pauvres seigneurs & amis, lesquels furent de son fait détranchés sur le marché aux chevaux à Bruxelles; c'est le Petit Sablon. Ce traître, qui a nom Slosse, reçut du duc deux mille florins pour sa trahison. Du prix du sang, vrai Judas, il acheta la ferme que tu vois là, & son gros bétail & les champs d'alentour, lesquels fructifiant & croissant, je dis terre & bétail, le fait riche maintenant.
Ulenspiegel répondit:
- Les cendres battent sur mon coeur. Tu sonnes l'heure de Dieu.
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- Et pareillement, dit Lamme, l'heure de nourriture. Donne-moi vingt gars, vaillants soudards & matelots, j'irai quérir le traître.
- Je veux être leur chef, dit Ulenspiegel. Qui aime justice me suive. Non point tous, chers & féaux; il en faut vingt seulement, sinon qui garderait le navire? Tirez au sort des dés. Vous êtes vingt, venez. Les dés parlent bien. Chauffez vos patins & glissez vers l'étoile Vénus brillant au-dessus de la ferme du traître.
Vous guidant à la claire lumière, venez, les vingt, patinant & glissant, la hache sur l'épaule.
Le vent siffle & chasse devant lui sur la glace de blancs tourbillons de neige. Venez, braves hommes!
Vous ne chantez, ni ne parlez; vous allez tout droitement, silencieux, vers l'étoile; vos patins font crier la glace.
Celui qui tombe se relève aussitôt. Nous touchons au rivage: pas une forme humaine sur la neige blanche, pas un oiseau dans l'air glacé. Déchaussez les patins.
Nous voici sur terre, voici les prairies, chauffez derechef vos patins. Nous sommes autour de la ferme, retenant notre souffle.
Ulenspiegel frappe à la porte, des chiens aboient. Il frappe derechef; une fenêtre s'ouvre, & le baes dit, y poussant la tête:
- Qui es-tu?
Il ne voit qu'Ulenspiegel: les autres sont cachés derrière le kaet, qui est la laverie.
Ulenspiegel répond:
- Messire de Boussu te mande de te rendre sur l'heure à Amsterdam auprès de lui.
- Où est ton sauf-conduit? dit l'homme descendant & lui ouvrant la porte.
- Ici, répondit Ulenspiegel en lui montrant les vingt Gueux qui se précipitent derrière lui dans l'ouverture.
Ulenspiegel alors lui dit:
- Tu es Slosse, le traître batelier qui fit tomber en une embuscade les Messires Dandelot, de Battembourg & autres seigneurs. Où est le prix du sang?
Le fermier, tremblant, répondit:
- Vous êtes les Gueux, baillez-moi pardon; je ne savais ce que je faisais. Je n'ai point d'argent céans; je donnerai tout.
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Lamme dit:
- Il fait noir; donne-nous des chandelles de suif ou de cire.
Le baes répond:
- Les chandelles de suif sont accrochées là.
Une chandelle étant allumée, l'un des Gueux, dans l'âtre:
- Il fait froid, allumons du feu. Voici de beaux fagots.
Et il montra sur une planche des pots à fleurs où se voyaient des plantes desséchées. Il en prit une par la perruque, &, la secouant avec le pot, le pot tomba, éparpillant sur le sol ducats, florins & réaux.
- Là est le trésor, dit-il montrant les autres pots à fleurs.
De fait les ayant vidés, ils y trouvèrent dix mille florins.
Ce que voyant, le baes cria & pleura.
Les valets & servantes de la ferme vinrent aux cris, en leur linge. Les hommes, voulant revancher leurs maîtres, furent garrottés. Bientôt les commères honteuses, & notamment les jeunes, se cachaient derrière les hommes.
Lamme s'avança alors & dit:
- Traître fermier, dit-il, où sont les clés du cellier, de l'écurie, des étables & de la bergerie?
- Pillards infâmes, dit le baes, vous serez pendus jusqu'à ce que mort s'ensuive.
Ulenspiegel répondit:
- C'est l'heure de Dieu, donne les clés!
- Dieu me vengera, dit le baes les lui baillant.
Ayant vidé la ferme, les Gueux s'en revont patinant vers les navires, légères demeures de liberté.
- Je suis Maître-Queux, disait Lamme les guidant; je suis Maître-Queux. Poussez les vaillants traîneaux chargés de vins & de bière; pourchassez devant vous, par les cornes ou autrement, chevaux, boeufs, cochons, moutons & troupeau chantant leurs chansons de nature. Les pigeons roucoulent dans les paniers; les chapons, empiffrés de mie, s'étonnent dans les cages en bois où ils ne se peuvent mouvoir. Je suis Maître-Queux. La glace crie sous le fer des patins. Nous sommes aux navires. Demain, ce sera musique de cuisine. Descendez les poulies. Mettez des ceintures aux chevaux, vaches & boeufs. C'est beau spectacle de les voir ainsi pendus par le ventre; demain, nous serons pendus par la langue aux grasses fricassées. La poulie à croc les hisse dans le navire. Ce sont carbonnades. Jetez-moi, pêle-mêle, dans la cale,
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poulardes, oies, canards, chapons. Qui leur tordra le col? le Maître-Queux. La porte est fermée, j'ai la clef en ma gibecière. Dieu soit loué en cuisine! Vive le Gueux!
Puis Ulenspiegel s'en fut sur le vaisseau de l'amiral, menant avec lui Dierick Slosse & les autres prisonniers, geignant & pleurant de peur de la corde.
Messire Worst vint au bruit: apercevant Ulenspiegel & ses compagnons éclairés à la rouge lumière des torches:
- Que nous veux-tu? dit-il.
Ulenspiegel répondit:
- Nous prîmes cette nuit, en sa ferme, le traître Dierick Slosse, lequel fit tomber les dix-huit en une embuscade. C'est celui-ci. Les autres sont valets & servantes innocents.
Puis lui remettant une gibecière:
- Ces florins, dit-il, florissaient dans des pots à fleurs en la maison du traître: ils sont dix mille.
Messire Worst leur dit:
- Vous fîtes mal de quitter les navires; mais à cause du bon succès, il vous sera baillé pardon. Bienvenus soient les prisonniers & la gibecière de florins, & vous, braves hommes, auxquels j'accorde, suivant les droits & coutumes de mer, un tiers de prise; le second sera pour la flotte, & un autre tiers pour Monseigneur d'Orange: pendez incontinent le traître.
Les Gueux ayant obéi, ils firent après un trou dans la glace & y jetèrent le corps de Dierick Slosse.
Messire Worst dit alors:
- L'herbe a-t-elle poussé autour des navires que j'y entende glousser les poules, bêler les moutons, meugler les boeufs & les vaches?
- Ce sont nos prisonniers de gueule, répondit Ulenspiegel; ils payeront la rançon de fricassées. Messire amiral en aura le meilleur.
Quant à ceux-ci, valets & servantes, emmi lesquels sont accortes & mignonnes commères, je les vais ramener sur mon navire.
L'ayant fait, il leur tint ce discours:
‘Compères & commères, vous êtes céans sur le meilleur vaisseau qui soit. Nous y passons le temps en nopces, festins, ripailles sans cesse. S'il vous plaît en partir, payez rançon; s'il vous plaît y demeurer, vous vivrez comme nous, besognant & mangeant bien. Quant à ces mignonnes commères, je leur délivre par capitane permission & toute liberté de corps, leur
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disant que ce m'est tout un si elles veulent garder leurs amis qui vinrent avec elles sur le navire, ou faire élection de quelque brave Gueux ici présent pour leur tenir matrimoniale compagnie.’
Mais toutes les gentes commères furent fidèles à leurs amis, sauf une toutefois, laquelle, souriant & regardant Lamme, lui demanda s'il voulait d'elle:
- Grâces vous soient rendues, mignonne, dit-il, mais je suis d'ailleurs empêché.
- Il est marié, le bonhomme, dirent les Gueux voyant la commère dépitée.
Mais elle, lui tournant le dos, en choisit un autre ayant, comme Lamme, bonne bedaine & bonne trogne.
Il y eut ce jour-là & les suivants à bord des navires grandes noces & festins de vins, de volailles & de viandes. Et Ulenspiegel dit:
‘Vive le Gueux! Soufflez, aigre bise, nous réchaufferons l'air de votre haleine. Notre coeur est de feu pour la libre conscience; de feu notre estomac pour les viandes de l'ennemi. Buvons le vin, le lait des mâles. Vive le Gueux!’
Nele buvait aussi dans un grand hanap d'or, & rouge au souffle du vent, faisait glapir le fifre. Et nonobstant le froid, les Gueux mangeaient & buvaient joyeusement sur le pont.
XVIII
Soudain toute la flotte vit sur le rivage un noir troupeau parmi lequel brillaient des torches & reluisaient des armes; puis les torches furent éteintes, & une grande obscurité régna.
Les ordres de l'amiral transmis, le signal d'alerte fut donné sur les vaisseaux: & tous les feux s'éteignirent; matelots & soudards se couchèrent à plat ventre, armés de haches, sur les ponts. Les canonniers vaillants, tenant leur lance, veillaient auprès des canons chargés de sacs à balles & de boulets à chaînes. Aussitôt que l'amiral & les capitaines crieraient: ‘Cent pas!’ - ce qui indiquait la position de l'ennemi, - ils devaient
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faire feu de l'avant, de la poupe ou du bord, suivant leur position en la glace.
Et la voix de Messire Worst fut entendue disant:
- Peine de mort à qui parle hautement!
Et les capitaines dirent après lui:
- Peine de mort à qui parle hautement!
La nuit était sans lune, étoilée.
- Entends-tu? disait Ulenspiegel à Lamme, parlant comme souffle de fantôme. Entends-tu la voix de ceux d'Amsterdam, & le fer de leurs patins faisant crier la glace? Ils vont vite. On les entend parler. Ils disent: ‘Les Gueux fainéants dorment. A nous le trésor de Lisbonne!’ Ils allument des torches. Vois-tu leurs échelles pour l'assaut, & leurs laides faces & la longue ligne de leur bande d'attaque? Ils sont mille & davantage.
- Cent pas! cria Messire Worst.
- Cent pas! crièrent les capitaines.
Et il y eut un grand bruit comme tonnerre & hurlements lamentables sur la glace.
- Quatre-vingts canons tonnent à la fois! dit Ulenspiegel. Il fuient! Vois-tu les torches s'éloigner?
- Poursuivez-les! dit l'amiral Worst.
- Poursuivez! dirent les capitaines.
Mais la poursuite dura peu, les fuyards ayant une avance de cent pas & des jambes de lièvre peureux.
Et sur les hommes criant & mourant sur la glace furent trouvés de l'or, des bijoux & des cordes pour en lier les Gueux.
Et après cette victoire, les Gueux s'entredisaient: Als God met ons is, wie tegen ons zal zyn? ‘Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous? Vive le Gueux!’
Or, le matin du troisième jour, Messire Worst, inquiet, attendait une nouvelle attaque: Lamme sauta sur le pont, & dit à Ulenspiegel:
- Mène-moi auprès de cet amiral qui ne te voulut point écouter quand tu fus prophète de gelée.
- Va sans qu'on te mène, dit Ulenspiegel.
Lamme s'en fut, fermant à clef la porte de la cuisine. L'amiral se tenait sur le pont, cherchant de l'oeil s'il n'apercevait point quelque mouvement du côté de la ville.
Lamme s'approchant de lui:
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- Monseigneur amiral, dit-il, un humble Maître-Queux peut-il vous donner un avis?
- Parle, mon fils, dit l'amiral.
- Monseigneur, dit Lamme, l'eau dégèle dans les cruches; les volailles redeviennent tendres; le saucisson perd sa moisissure de givre; le beurre est onctueux: l'huile liquide; le sel pleure. Il pleuvra bientôt, & nous serons sauvés, monseigneur.
- Qui es-tu? demanda Messire Worst.
- Je suis, répondit-il. Lamme Goedzak, le Maître-Queux du navire la Briele. Et si tous ces grands savants se prétendant astronomes lisent dans les étoiles aussi bien que je lis dans mes sauces, ils nous pourraient dire qu'il y aura cette nuit dégel avec grand vacarme de tempête & de grêle: mais le dégel ne durera point.
Et Lamme s'en retourne vers Ulenspiegel, auquel il dit vers le midi:
- Je suis encore prophète: le ciel devient noir, le vent souffle tempêtueusement; une pluie chaude tombe; il y a déjà un pied d'eau sur la glace.
Le soir, il s'écria joyeusement:
La mer du Nord est gonflée: c'est l'heure du flux, les hautes vagues entrant dans le Zuyderzee rompent la glace, qui par grands morceaux éclate & saute sur les navires; elle jette des scintilles de lumière; voici la grêle; l'amiral nous demande de nous retirer de devant Amsterdam, & ce avec tant d'eau que notre plus grand navire peut flotter. Nous voici dans le havre d'Enckhuyse. La mer gèle de nouveau. Je suis prophète, & c'est miracle de Dieu.
Et Ulenspiegel dit:
- Buvons à lui, le bénissant.
Et l'hiver passa & l'été vint.
XIX
A la mi-août, quand les poules repues de grain restent sourdes à l'appel du coq leur claironnant ses amours, Ulenspiegel dit à ses marins & soudards:
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- Le duc de sang ose, étant à Utrecht, y édicter un benoît placard, promettant entre autres dons gracieux: faim, mort, ruine aux habitants du Pays-Bas qui ne se voudraient soumettre. Tout ce qui est encore en son entier sera, dit-il, exterminé, & sa royale Majesté fera habiter le pays par des étrangers. Mords, duc, mords! La lime brise la dent des vipères; nous sommes limes. Vive le Gueux!
‘D'Albe, le sang te saoûle! Penses-tu que nous craignons tes menaces ou que nous croyons à ta clémence. Tes illustres régiments dont tu chantais les louanges dans l'entier monde, tes Invincibles, tes Tels-Guels, tes Immortels demeurèrent sept mois à canonner Harlem, faible ville défendue par des bourgeois; ils ont comme bonshommes mortels dansé à l'air la danse des mines qui éclatent. Des bourgeois les colletèrent de goudron; ils finirent par vaincre glorieusement, égorgeant les désarmés. Entends-tu, bourreau, l'heure de Dieu qui sonne?
‘Harlem a perdu ses vaillants défenseurs, ses pierres suent du sang. Elle a perdu & dépensé en son siège douze cent quatre-vingt mille florins. L'évêque y est réintégré; il bénit d'une main leste & la trogne joyeuse les églises; don Frédéric est présent à ces bénédictions; l'évêque lui lave les mains que Dieu voit rouges, & il communie sous les deux espèces, ce qui n'est point permis au pauvre populaire. Et les cloches sonnent, & le carillon jette dans l'air ses notes tranquilles, harmonieuses: c'est comme un chant d'anges sur un cimetière. OEil pour oeil! Dent pour dent! Vive le Gueux!’
XX
Les Gueux étaient pour lors à Flessingue, où Nele prit les fièvres. Forcée de quitter le navire, elle fut logée chez Peeters, réformé, au Turven-Key.
Ulenspiegel, bien dolent, fut joyeux toutefois, songeant qu'en ce lit où elle guérirait sans doute, les balles espagnoles ne la pourraient atteindre.
Et avec Lamme, il était sans cesse près d'elle, la soignant bien & l'aimant mieux. Et là ils devisaient.
- Amé & féal, dit un jour Ulenspiegel, sais-tu point la nouvelle?
- Non, mon fils, dit Lamme.
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- Vis-tu le flibot qui se vint d ernièrement joindre à notre flotte, & sais-tu qui y pince de la viole tous les jours?
- A cause des derniers froids, dit Lamme, je suis comme sourd des deux oreilles. Pourquoi ris-tu, mon fils?
Mais Ulenspiegel poursuivant son propos:
- Une fois, dit-il, je l'entendis chanter un lied flamand & trouvai sa voix douce.
- Las! dit Lamme, elle aussi chantait & jouait de la viole.
- Sais-tu l'autre nouvelle? poursuivit Ulenspiegel.
- Je ne la sais point, mon fils, répondit Lamme.
Ulenspiegel répondit:
- Ordre nous est donné de descendre l'Escaut avec nos navires jusques à Anvers, pour trouver là des vaisseaux ennemis à prendre ou à brûler. Quant aux hommes, point de quartier. Qu'en penses-tu, grosse bedaine?
- Las! dit Lamme, n'entendrons-nous jamais parler en ce dolent pays que de brûlements, pendaisons, noyades & autres exterminations de pauvres hommes? Quand doncques viendra la benoîte paix, pour pouvoir sans tracas rôtir des perdrix, fricasser des poulets & faire parmi les oeufs chanter les boudins dans la poële? J'aime mieux les noirs; les blancs sont trop gras.
- Ce doux temps viendra, répondit Ulenspiegel, quand aux vergers de Flandre nous verrons aux pommiers, pruniers & cerisiers, au lieu de pommes, prunes & cerises, un Espagnol pendu à chaque branche.
- Ah! disait Lamme, si je pouvais seulement retrouver ma femme, ma tant chère, gente aimée, douce mignonne, fidèle femme! Car, sache-le bien, mon fils, je ne fus ni ne serai oncques cocu; elle était pour ce trop réservée & calme en ses manières; elle fuyait la compagnie des autres hommes; si elle aima les beaux atours, ce fut seulement par besoin féminin. Je fus son coquessier, cuisinier, marmiton, je le dis volontiers; que ne le suis-je derechef; mais je fus aussi son maître & mari.
- Cessons ce propos, dit Ulenspiegel. Entends-tu l'amiral criant: ‘Levez les ancres!’ & les capitaines, après lui, criant comme lui? Il va falloir appareiller.
- Pourquoi pars-tu si vite? dit Nele à Ulenspiegel.
- Nous allons aux navires, dit-il.
- Sans moi? dit-elle.
- Oui, dit Ulenspiegel.
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- Ne songes-tu point, dit-elle, que je vais être céans bien inquiète de toi.
- Mignonne, dit Ulenspiegel, ma peau est de fer.
- Tu te gausses, dit-elle. Je ne te vois que ton pourpoint, lequel est de drap non de fer; dessous est ton corps, fait d'os & de chair comme le mien. Si on te blesse qui te pansera? Mourras-tu tout seul au milieu des combattants? J'irai avec toi.
- Las! dit-il, si les lances, boulets, épées, haches, marteaux, m'épargnant tombent sur ton corps mignon, que ferais-je, moi, vaurien, sans toi, en ce bas monde?
Mais Nele disait:
- Je veux te suivre, il n'y aura nul danger; je me cacherai dans les fortins de bois où sont les arquebusiers.
- Si tu pars, je reste, & l'on réputera traître & couard ton ami Ulenspiegel; mais écoute ma chanson:
Mon poil est fer, c'est mon chapeau.
Nature est mon armurière;
De cuir est ma peau première,
D'acier ma seconde peau.
En vain la laide grimacière
Mort, veut me prendre à son appeau:
De cuir est ma peau première,
D'acier ma seconde peau.
J'ai mis: ‘Vivre’ sur mon drapeau,
Vivre toujours à la lumière:
De cuir est ma peau première,
D'acier ma seconde peau.
Et chantant il s'en fut, non sans avoir baisé la bouche grelottante & les yeux mignons de Nele enfiévrée, souriant & pleurant tout ensemble.
Les Gueux sont à Anvers, ils prennent des navires albisans jusques dans le port. Entrant en ville, en plein jour, ils délivrent des prisonniers, en font d'autres pour servir de rançon. Ils font lever les bourgeois de force, & en contraignent quelques-uns à les suivre, sous peine de mort, sans parler.
Ulenspiegel dit à Lamme:
- Le fils de l'amiral est détenu chez l'écoutête; il le faut délivrer.
Entrant en la maison de l'écoutête, ils voient le fils qu'ils cherchaient en
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la compagnie d'un gros moine pansard, lequel le patrocinait colériquement, le voulant faire rentrer au giron de notre mère sainte Église. Mais le jeune gars ne le voulait point. Il s'en va avec Ulenspiegel. Dans l'entre-temps, Lamme happant le moine au capuchon le faisait marcher devant lui dans les rues d'Anvers, disant:
- Tu vaux cent florins de rançon: trousse ton bagage & marche devant. Que tardes-tu? As-tu du plomb dans tes sandales? Marche, sac à lard, huche de mangeaille, ventre de soupe.
Le moine disait avec grande fureur:
- Je marche, Monsieur le Gueux, je marche; mais sauf tout respect que je dois à votre arquebuse, vous êtes pareillement à moi ventru, pansard & gros homme.
Mais Lamme le poussant:
- Oses-tu bien, vilain moine, dit-il, comparer ta graisse claustrale, inutile, fainéante, à ma graisse de Flamand nourri honnêtement par labeurs, fatigues & batailles. Cours, ou je te ferai aller comme chien, & ce avec l'éperon du bout de ma semelle.
Mais le moine ne pouvait courir, & il était tout essouflé & Lamme pareillement. Et ils vinrent ainsi au navire.
XXI
Ayant pris Rammekens, Gertruydenberg, Alckmaer, les Gueux rentrent à Flessingue.
Nele guérie attendait au port Ulenspiegel.
- Thyl, dit-elle, le voyant, mon ami Thyl, n'es-tu blessé?
Ulenspiegel chanta:
J'ai mis: ‘Vivre’ sur mon drapeau,
Vivre toujours à la lumière:
De cuir & ma peau première,
D'acier ma seconde peau.
- Las! disait Lamme traînant la jambe: les balles, grenades, boulets à chaîne pleuvent autour de lui, il n'en sent que le vent. Tu es esprit sans
La neige sera rouge tantôt. Alfred Hubert |
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doute, Ulenspiegel, & toi aussi Nele, car je vous vois toujours allègres & jeunets.
- Pourquoi traînes-tu la jambe? demanda Nele à Lamme.
- Je ne suis point esprit & ne le serai jamais, dit-il. Aussi ai-je reçu un coup de hache dans la cuisse - ma femme l'avait si ronde & si blanche! - vois, je saigne. Las! que ne l'ai-je ici pour me soigner!
Mais Nele fâchée, répondit:
- Qu'as-tu besoin d'une femme parjure?
- N'en dis point de mal, répondit Lamme.
- Tiens, dit Nele, voici du baume; je le gardais pour Ulenspiegel; mets-le sur ta plaie.
Lamme ayant pansé sa blessure fut joyeux, car le baume en fit cesser la cuisante douleur; & ils remontèrent à trois sur le navire.
Voyant le moine qui s'y promenait les mains liées:
- Quel est celui-ci? dit-elle: je l'ai vu déjà & crois le reconnaître.
- Il vaut cent florins de rançon, répondit Lamme.
XXII
Ce jour-là, sur la flotte, il y eut fête. Malgré l'aigre vent de décembre, malgré la pluie, malgré la neige, tous les Gueux de la flotte étaient sur les ponts des navires. Les croissants d'argent brillaient fauves sur les couvre-chefs de Zélande.
Et Ulenspiegel chanta:
Leyde est délivré, le duc de sang quitte les Pays-Bas:
Sonnez, cloches retentissantes;
Carillons, lancez dans les airs vos chansons;
Tintez, verres & bouteilles.
Quand le dogue s'en revient des coups,
La queue entre les jambes,
D'un oeil sanglant
Il se retourne sur les bâtons.
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Et sa mâchoire déchirée
Frémit pantelante.
Il est parti le duc de sang:
Tintez, verres & bouteilles. Vive le Gueux!
Il voudrait se mordre lui-même.
Les bâtons brisèrent ses dents.
Penchant sa tête maflue,
Il pense aux jours de meurtre & d'appétit.
Il est parti le duc de sang:
Donc battez le tambour de gloire,
Donc battez le tambour de guerre!
Vive le Gueux!
Il crie au diable: ‘Je te vends
Mon âme de chien pour une heure de force.’
‘Ce m'est tout un de ton âme,
Dit le diable, ou d'un hareng.’
Les dents ne se retrouvent point.
Il fallait fuir les durs morceaux.
Il est parti le duc de sang:
Vive le Gueux!
Les petits chiens des rues, torses, borgnes, galeux,
Qui vivent ou crèvent sur les morceaux,
Lèvent la patte tour à tour
Sur celui qui tua par amour du meurtre...
Vive le Gueux!
‘Il n'aima point de femmes ni d'amis,
Ni gaieté, ni soleil, ni son maître,
Rien que la Mort, sa fiancée,
Qui lui casse les pattes,
Par préludes de fiançailles;
N'aime point les hommes entiers.
Battez le tambour de joie.
Vive le Gueux!’
Et les petits chiens de rue, torses,
Boiteux, galeux & borgnes,
Lèvent de nouveau la patte
D'une façon-chaude & salée,
Et avec eux lévriers & molosses,
Chiens de Hongrie, de Brabant,
De Namur & de Luxembourg.
Vive le Gueux!
(Page 443)
Et tristement, l'écume au mufle,
Il va crever près de son maître,
Qui lui baille un coup de pied,
Pour n'avoir pas assez mordu.
En enfer il épouse Mort.
Et elle l'appelle: ‘Mon duc;’
Et il l'appelle: ‘Mon inquisition.’
Vive le Gueux!
Sonnez, cloches retentissantes;
Carillon, lance en l'air tes chansons;
Tintez, verres & bouteilles:
Vive le Gueux!
FIN DU LIVRE QUATRIEME
(Suite au Livre 5)