A Thyl l'Espiègle, le Soufre A Nele, le Mercure A Lamme, le Sel |
LA LEGENDE DE THYL ULENSPIEGEL
La légende et les aventures héroiques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs.
Charles De Coster
Librairie Internationale
Paris - 1869
Livre Troisième
(Page 231)
I
Il s'en va, le Taiseux, Dieu le mène.
Les deux comtes sont déjà pris; d'Albe promet au Taiseux douceur & pardon s'il comparaît devant lui.
A cette nouvelle, Ulenspiegel dit à Lamme: - Heuque de m'amie, le duc fait ajourner à comparaître devant lui, à l'instance de Dubois, procureur général, en trois fois quatorze jours, le prince d'Orange; Ludwig son frère, d'Hoogstraeten, Van den Bergh, Culembourg, de Brederode & autres amis du prince, leur promettant bonne justice & miséricorde. Écoute, Lamme: Un jour, un juif d'Amsterdam ajourna un des ennemis à descendre dans la rue; l'ajourneur était sur le pavé & l'ajourné à une fenêtre.
- Descends donc, disait l'ajourneur à l'ajourné, & je te donnerai un tel coup de poing sur la tête qu'elle entrera dans ta poitrine, & que tu regarderas à travers tes côtes comme un voleur à travers les grilles de sa prison.
L'ajourné répondit: - Quand tu m'en promettrais cent fois davantage, je ne ne descendrais pas encore. Ainsi puissent répondre d'Orange & les autres. Et ils le firent, refusant de comparaître. D'Egmont & de Hoorn ne les imitèrent point. Et la faiblesse dans le devoir appelle l'heure de Dieu.
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II
En ce temps-là furent décapités sur le Marché aux chevaux, à Bruxelles, les sires d'Andelot, les enfants de Battembourg & autres illustres & vaillants seigneurs, lesquels avaient voulu s'emparer par surprise d'Amsterdam.
Et tandis qu'ils allaient au supplice, étant dix-huit, & chantant des hymnes, les tambourins battaient devant & derrière, tout le long du chemin.
Et les soudards espagnols les escortant & portant torches flambantes, leur en brûlaient le corps en tous endroits. Et quand ils se mouvaient à cause de la douleur, les soudards disaient: - Comment, luthériens, cela vous fait-il donc mal d'être brûlés sitôt?
Et celui qui les avait trahis avait nom Dierick Slosse, lequel les mena à Enckhuyse, encore catholique, pour les livrer aux happe-chair du duc.
Et ils moururent vaillamment.
Et le roi hérita.
III
- L'as-tu vu passer? dit Ulenspiegel vêtu en bûcheron à Lamme pareillement accoutré. As-tu vu le vilain duc avec son front plat au-dessus comme celui de l'aigle, & sa longue barbe qui est comme bout de corde pendant à une potence? Que Dieu l'en étrangle! Tu l'as vue cette araignée avec ses longues pattes velues que Satan, en son vomissement, cracha sur nos pays? Viens, Lamme, viens; nous allons jeter des pierres dans la toile...
- Las! dit Lamme, nous serons brûlés tout vifs.
- Viens à Groenendael, mon ami cher; viens à Groenendael, là est un beau cloître où Sa Ducalité Arachnéenne va prier le Dieu de paix de lui laisser parfaire son oeuvre qui est d'ébattre ses noirs esprits dans les charognes. Nous sommes en carême & ce n'est que de sang que ne veut point jeûner Sa Ducalité. Viens, Lamme, il y a cinq cents cavaliers armés autour
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de la maison d'Ohain; trois cents piétons sont partis par petites troupes & entrent dans la forêt de Soignes.
Tantôt; quand d'Albe fera ses dévotions, nous lui courrons sus, & l'ayant pris, le mettrons dans une belle cage de fer & l'enverrons au prince.
Mais Lamme, frissant d'angoisse: - Grand danger, mon fils, dit-il à Ulenspiegel. Grand danger! Je te suivrais en cette entreprise si mes jambes n'étaient si faibles, si ma bedaine n'était si gonflée à cause de l'aigre bière qu'ils boivent en cette ville de Bruxelles.
Ces propos se tenaient en un trou du bois creusé dans la terre, au milieu du fourré. Soudain, regardant à travers les feuilles comme l'oeil d'un terrier, ils virent les habits jaunes & rouges, des soudards du duc, dont les armes brillaient au soleil, & qui allaient à pied dans le bois.
- Nous sommes trahis, dit Ulenspiegel.
Quand il ne vit plus les soudards, il courut le grand trotton jusques à Ohain. Les soudards le laissèrent passer sans être remarqué, à cause de son costume de bûcheron & de la charge de bois qu'il portait sur le dos. Là, il trouva les cavaliers attendant; il sema la nouvelle, tous se dispersèrent & s'échappèrent, sauf le sire de Beausart d'Armentières qui fut pris. Quant aux piétons qui venaient de Bruxelles, on n'en put trouver un seul. Le sire de Beausart paya cruellement pour les autres.
Er ce fut un lâche traître du régiment du sieur de Likes qui les trahit tous.
Ulenspiegel alla, le coeur battant d'angoisse, voir au Marché aux Bêtes, à Bruxelles, son cruel supplice.
Et le pauvre d'Armentières, mis sur la roue, reçut trente-sept coups de barre de fer sur les jambes, sur les bras, les pieds & les mains, qui furent mis en pièces tour à tour, car les bourreaux le voulaient voir souffrir cruellement.
Et il reçut sur la poitrine le trente-septième, dont il mourut.
V
Par un jour de juin, clair & doux, fut dressé à Bruxelles, sur le marché devant la Maison de Ville, un échafaud couvert de drap noir & y attenant deux poteaux élevés, garnis de pointes de fer. Sur l'échafaud étaient deux
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coussins noirs & une petite table sur laquelle il y avait une croix d'argent.
Et sur cet échafaud furent mis à mort par le glaive, les nobles comtes d'Egmont & de Hornes. Et le roi hérita.
Et l'ambassadeur de François, premier du nom, dit parlant d'Egmont:
- Je viens de voir trancher la tête à celui qui deux fois fit trembler la France.
Et les têtes des comtes furent posées sur les pointes de fer.
Et Ulenspiegel dit à Lamme:
- Les corps & le sang sont couverts de drap noir. Bénis soient ceux qui tiendront haut le coeur, droite l'épée dans les jours noirs qui vont venir!
VI
En ce temps-là le Taiseux réunit une armée & fit envahir de trois côtés les Pays-Bas.
Et Ulenspiegel dit en une assemblée de gueux sauvages de Marenhout:
- Sur l'avis de ceux de l'Inquisition, Philippe, roi, a déclaré tout & un chacun habitant des Pays-Bas coupable de lèse-majesté, du fait des hérésies tant pour y avoir adhéré que pour n'y avoir pas mis obstacle, & vu cet exécrable crime, les condamne tous, sans avoir égard au sexe ou à l'âge, excepté ceux qui sont désignés nominalement, aux peines réservées à de telles forfaitures; & ce, sans nulle espérance de grâce. Le roi hérite. La mort fauche dans le riche & vaste pays que bornent la Mer Septentrionale, le comté d'Emden, la rivière d'Amise, les pays de Westphalie, de Clèves, de Juliers & de Liége, l'évêché de Cologne & celui de Trèves, le pays de Lorraine & de France. La mort fauche sur un sol de trois cent quarante lieues, dans deux cents villes murées, dans cent cinquante villages ayant droits de villes, dans les campagnes, les bourgs & les plaines. Le roi hérite.
- Ce n'est pas, poursuivit-il, trop de onze mille bourreaux pour faire la besogne. D'Albe les nomme des soldats. Et la terre des pères est devenue un charnier, d'où les arts fuient, que les métiers quittent, que les industries abandonnent pour aller enrichir l'étranger, qui leur permet chez lui d'adorer le Dieu de la libre conscience. La Mort & la Ruine fauchent. Le roi hérite.
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‘Les pays avaient conquis leurs privilèges à force d'argent donné à des princes besogneux; ces privilèges sont confisqués. Ils avaient espéré, d'après les contrats passés entre eux & les souverains, jouir de la richesse fruit de leurs travaux. Ils se trompent: le maçon bâtit pour l'incendie, le manouvrier travaille pour le voleur. Le roi hérite.
‘Sang & larmes! la mort fauche sur les bûchers; sur les arbres servant de potences le long des grand'routes; dans les fosses ouvertes où sont jetées vivantes de pauvres fillettes; dans les noyades des prisons, dans les cercles de fagots enflammés au milieu desquels brûlent à petit feu les patients; dans les huttes de paille en feu où les victimes meurent dans la flamme & la fumée. Le roi hérite.
‘Ainsi l'a voulu le pape de Rome.
‘Les villes regorgent d'espions attendant leur part du bien des victimes. Plus on est riche, plus on est coupable. Le roi hérite.
‘Mais les vaillants hommes du pays ne se laisseront point égorger comme des agneaux. Parmi ceux qui fuient, il en est d'armés qui se réfugient dans les bois. Les moines les avaient dénoncés afin qu'on les tuât & que l'on prît leurs biens. Aussi la nuit, le jour, par bandes, comme des fauves, ils se ruent sur les cloîtres, y reprennent l'argent volé au pauvre peuple sous forme de chandeliers, de châsses d'or & d'argent, de ciboires, de patènes, de vases précieux. N'est-ce pas, bonshommes? Ils y boivent le vin que les moines gardaient pour eux seuls. Les vases fondus ou engagés serviront pour la guerre sainte. Vive le Gueux!
‘Ils harcèlent les soldats du roi, les tuent, les dépouillent, puis s'enfuient dans leurs tanières. On voit, jour & nuit, dans les bois s'allumer & s'éteindre des feux nocturnes changeant sans cesse de place. C'est le feu de nos festins. A nous le gibier de poil & de plume. Nous sommes seigneurs. Les paysans nous donnent du pain & du lard quand nous voulons. Lamme, regarde-les. Loqueteux, farouches, résolus & l'oeil fier, ils errent dans les bois avec leurs haches, hallebardes, longues épées, bragmarts, piques, lances, arbalètes, arquebuses, car toutes armes leur sont bonnes, & ils ne veulent point marcher sous des enseignes. Vive le Gueux!’
Et Ulenspiegel chanta:
Slaet op den trommele van dirre dom deyne,
Slaet op den trommele van dirre doum, doum.
Battez le tambour! van dire dom deyne,
Battez le tambour de guerre.
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Qu'on arrache au duc ses entrailles!
Qu'on lui en fouette le visage!
Slaet op den trommele, battez le tambour.
Que le duc soit maudit! A mort le meurtrier!
Qu'il soit livré aux chiens! A mort le bourreau! Vive le Gueux!
Qu'il soit pendu par la langue
Et par le bras, par la langue qui commande
Et par le bras qui signe l'arrêt de mort.
Slaet op den trommele.
Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux!
Que le duc soit enfermé vivant avec les cadavres des victimes!
Que, dans la puanteur,
Il meure de la peste des morts!
Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux!
Christ, regarde d'en haut tes soldats,
Risquant le feu, la corde,
Le glaive pour ta parole.
Ils veulent la délivrance de la terre des pères.
Slaet om den trommele van dire dom deyre.
Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux!
Et tous de boire & de crier:
- Vive le Gueux!
Et Ulenspiegel, buvant dans le hanap doré d'un moine, regardait avec fierté les faces vaillantes des gueux sauvages.
- Hommes fauves, dit-il, vous êtes loups, lions & tigres. Mangez les chiens du roi de sang.
- Vive le Gueux! dirent-ils chantant:
Slaet op den trommele van dirre dom deyre;
Slaet op den trommele van dirre dom dom;
Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux!
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VII
Ulenspiegel, étant à Ypres, recrutait des soldats pour le prince: poursuivi par les happe-chair du duc, il se présenta comme bedeau chez le prévôt de Saint-Martin. Il y eut pour compagnon un sonneur nommé Pompilius Numan, couard de haute futaie qui, la nuit, prenait son ombre pour le diable & sa chemise pour un fantôme.
Le prévôt était gras & dodu comme une poularde engraissée à point pour la broche. Ulenspiegel vit bientôt quelle herbe il paissait pour se faire ainsi tant de lard. Selon qu'il l'apprit du sonneur & le vit de ses yeux, le prévôt dînait à neuf heures & soupait à quatre. Il restait au lit jusqu'à huit heures & demi; puis, avant le dîner, s'allait promener dans son église, voir si les troncs des pauvres étaient bien remplis. Et il en mettait la moitié dans son escarcelle. A neuf heures, il dînait d'une jatte de lait, d'un demi-gigot, d'un petit pâté de héron & vidait cinq hanaps de vin de Bruxelles. A dix heures, suçant quelques pruneaux & les arrosant de vin d'Orléans, il priait Dieu de ne l'induire jamais en gloutonnerie. A midi, il croquait, pour passer le temps, une aile & un croupion de volaille. A une heure, songeant à son souper, il vidait un grand coup de vin d'Espagne; puis, s'étendant sur son lit, s'y rafraîchissait d'un petit somme.
Se réveillant, il mangeait un peu de saumon salé pour s'aiguiser l'appétit & vidait un grand hanap de dobbel-knol d'Anvers. Puis il descendait dans la cuisine, s'asseyait devant la cheminée & le beau feu de bois qui y flambait. Il y regardait rôtir & brunir pour les moines de l'abbaye une grosse pièce de veau ou un petit cochon bien échaudé, qu'il eût mangé plus volontiers qu'une miche de pain. Mais l'appétit lui manquait un peu. Et il contemplait la broche qui tournait toute seule comme par merveille. C'était l'oeuvre de Pieter van Steenkiste, forgeron, demeurant en la châtellenie de Courtray. Le prévôt lui paya une de ces broches quinze livres parisis.
Puis il remontait dans son lit &, s'y assoupissant à cause de la fatigue, il se réveillait vers deux heures pour gober un peu de gelée de cochon arrosée de vin de Romagne à deux cent quarante florins la pièce. A trois heures, il mangeait un oisillon au sucre de Madère & vidait deux verres de malvoisie à dix-sept florins le barillet. A trois heures & demie, il prenait la moitié
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d'un pot de confiture & l'arrosait d'hydromel. Bien éveillé alors, il prenait l'un de ses pieds dans ses mains & se reposait pensif.
Le moment de souper étant venu, le curé de Saint-Jean venait souvent lui faire visite à cette heure succulente. Ils se disputaient parfois à qui mangerait le plus de poisson, de volaille, de gibier & de viande. Le plus vite rempli devait payer à l'autre un plat de carbonnades aux trois vins chauds, aux quatre épices & aux sept légumes.
Ainsi buvant & mangeant, ils causaient ensemble des hérétiques, étant d'avis au demeurant qu'on n'en pouvait assez détruire. Aussi ne se prenaient-ils jamais de querelle, le cas excepté où ils discutaient des trente-neuf façons de faire de bonnes soupes à la bière.
Puis, penchant leurs têtes vénérables sur leurs bedaines sacerdotales, ils ronflaient. Parfois, se réveillant à demi, l'un d'eux disait que la vie est chose bien douce en ce monde & que les pauvres gens ont tort de se plaindre.
Ce fut de ce saint homme qu'Ulenspiegel devint le bedeau. Il le servait très-bien à la messe, non sans emplir trois fois les burettes, deux fois pour lui & une fois pour le prévôt. Le sonneur Pompilius Numan l'y aidait à l'occasion.
Ulenspiegel, qui voyait Pompilius si fleuri pansard & joufflu, lui demanda si c'était au service du prévôt qu'il avait thésaurisé cette santé enviable.
- Oui, mon fils, répondit Pompilius; mais ferme bien la porte de peur que nul ne nous écoute.
Puis parlant tout bas:
- Tu sais, dit-il, que notre maître prévôt aime tous les vins & bières, toutes les viandes & volailles d'amour tendre. Aussi serre-t-il ses viandes en une huche & ses vins en un cellier dont il a sans cesse les clefs dans son escarcelle. Et il s'endort les mains dessus... La nuit, quand il dort, je vais lui prendre ses clefs sur la panse & les y remets non sans trembler, mon fils; car, s'il savait mon crime, il me ferait bouillir tout vif.
- Pompilius, dit Ulenspiegel, il ne faut point prendre tant de peine, mais seulement une fois les clefs; j'en ferai sur ce modèle & nous laisserons les autres sur la bedaine du bon prévôt.
- Fais-les, mon fils, dit Pompilius.
Ulenspiegel fit les clefs: sitôt que lui & Pompilius jugeant, vers les huit heures de nuit, que le bon prévôt était endormi, ils descendaient prendre à leur choix, viandes & bouteilles. Ulenspiegel portait les bouteilles & Pompilius les viandes, parce que Pompilius tremblait toujours comme une
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feuille, & que les jambons ni les gigots ne se cassent point en tombant. Ils s'emparèrent plusieurs fois de volailles avant leur cuisson, ce dont furent accusés plusieurs chats du voisinage, mis à mort de ce fait.
Ils allaient ensuite dans la Ketel-Straet, qui est la rue des folles-filles. Là, ils n'épargnaient rien, donnant libéralement à leurs mignonnes boeuf fumé & jambon, cervelas & volailles, & leur donnaient à boire du vin d'Orléans & de Romagne, & de l'Ingelsche bier, qu'ils nomment ale de l'autre côté de la mer, & qu'ils versaient à flots dans le frais gosier des belles. Et ils étaient payés en caresses.
Toutefois, un matin, après le dîner, le prévôt les fit mander tous deux. Il avait l'air redoutable, suçant, non sans colère, un os à moelle en soupe.
Pompilius tremblait dans ses chausses, & sa bedaine était secouée par la peur. Ulenspiegel, se tenant coi, tâtait agréablement dans ses poches, les clefs du cellier.
Le prévôt, lui parlant, dit:
- On boit mon vin & on mange mes volailles, est-ce toi, mon fils?
- Non, répondit Ulenspiegel.
- Et ce sonneur, dit le prévôt en montrant Pompilius, n'a-t-il point trempé les mains dans ce crime, car il est blême comme un agonisant, à cause assurément que le vin volé lui sert de poison.
- Las! Messire, répondit Ulenspiegel, vous accusez à tort votre sonneur, car s'il est blême, ce n'est point d'avoir bu du vin, mais faute d'en humer assez, de quoi il est si relâché, que si on ne l'arrête, son âme s'en ira par ruisseaux dans ses chausses.
- Il est de pauvres gens en ce monde, dit le prévôt buvant en son hanap un grand coup de vin. Mais, dis-moi, mon fils, si toi, qui a des yeux de lynx, tu n'as point vu les larrons?
- J'y ferai bonne garde, Messire prévôt, répondit Ulenspiegel.
- Que Dieu vous tienne en joie tous deux, mes enfants, dit le prévôt, & vivez sobrement. Car c'est de l'intempérance que nous viennent bien des maux en cette vallée de larmes. Allez en paix. Et il les bénit.
Et il suça encore un os à moelle en soupe, & il but encore un grand coup de vin.
Ulenspiegel & Pompilius sortirent.
- Ce vilain ladre, dit Ulenspiegel, ne t'aurait pas seulement donné à boire une goutte de son vin. Ce sera pain bénit que de lui en voler encore. Mais, qu'as-tu donc, que tu trembles?
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- J'ai mes chausses toutes mouillées, dit Pompilius.
- L'eau sèche vite, mon fils, dit Ulenspiegel. Mais, sois joyeux, il y aura ce soir musique de flacons dans la Ketel-Straet. Et nous soûlerons les trois gardes de nuit qui, en ronflant, garderont la ville.
Ce qui fut fait.
Cependant, l'on était près de la Saint-Martin. L'église était parée pour la fête. Ulenspiegel & Pompilius y entrèrent la nuit, en fermèrent bien les portes, allumèrent tous les cierges, prirent une viole & une cornemuse, & se mirent à jouer de leur mieux de ces instruments. Et les cierges flambaient comme des soleils. Mais ce ne fut point tout. Leur besogne étant faite, ils allèrent près du prévôt, qu'ils trouvèrent debout, nonobstant l'heure avancée, grignotant une grive, buvant du vin de Rhin & écarquillant les yeux, en voyant les vitraux de l'église éclairés.
- Messire prévôt, lui dit Ulenspiegel, voulez-vous savoir qui mange vos viandes & boit vos vins?
- Et cette illumination, dit le prévôt en montrant les vitraux de l'église: Ah! Seigneur Dieu, permettez-vous à Monsieur saint Martin de brûler ainsi, nuitamment, sans payer, les cierges des pauvres moines?
- Il fait bien autre chose, Messire prévôt, dit Ulenspiegel, mais venez.
Le prévôt prit sa crosse & les suivit; ils entrèrent dans l'église.
Là, il vit, au milieu de la grande nef, tous les saints descendus de leurs niches, rangés en rond & commandés, semblait-il, par saint Martin, qui les dépassait tous de la tête & à l'index de sa main, étendue pour bénir, tenait une dinde rôtie. Les autres avaient dans la main ou portaient à la bouche, des morceaux de poulet ou d'oie, des saucissons, des jambons, du poisson cru & du poisson cuit, &, entre autres, un brochet qui pesait bien quatorze livres. Et chacun, à ses pieds, avait un flacon de vin.
A ce spectacle, le prévôt, ne se sentant point de colère, devint si rouge & sa face fut si gonflée, que Pompilius & Ulenspiegel crurent qu'elle allait éclater, mais le prévôt, sans faire attention à eux, marcha droit sur saint Martin en le menaçant, comme s'il eût voulu lui imputer le crime des autres, lui arracha la dinde du doigt & le frappa de si grands coups, qu'il lui cassa le bras, le nez, la crosse & la mitre.
Quant aux autres, il ne leur épargna point les horions, & plus d'un laissa sous ses coups: bras, mains, mitre, crosse, faux, hache, gril, scie & autres emblèmes de dignité & de martyre. Puis le prévôt, secouant sa bedaine, alla lui-même éteindre tous les cierges avec fureur & célérité.
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Il emporta tout ce qu'il put de jambons, de volailles & de saucissons, &, pliant sous le faix, il rentra dans sa chambre à coucher, si marri & fâché qu'il but, coup sur coup, trois grands flacons de vin.
Ulenspiegel, étant assuré qu'il dormait, emporta dans la Ketel-Straet tout ce que le prévôt croyait avoir sauvé, & aussi tout ce qui restait dans l'église, non sans y avoir soupé préalablement des meilleurs morceaux. Et ils en mirent les débris aux pieds des saints.
Le lendemain, Pompilius sonnait la cloche de matines, Ulenspiegel monta au dortoir du prévôt & lui demanda de redescendre dans l'église.
Là, lui montrant les débris des saints & des volailles, il lui dit:
- Messire prévôt, vous avez eu beau faire, ils ont mangé tout de même.
- Oui, répondit le prévôt, ils sont venus jusqu'au dortoir, comme des larrons, prendre ce que j'avais sauvé. Ah! Messieurs les saints, je m'en plaindrai au pape.
- Oui, répondit Ulenspiegel, mais c'est après-demain la procession, les ouvriers vont venir tantôt dans l'église, s'ils y voient tous ces pauvres saints mutilés, ne craignez-vous point d'être accusé d'iconoclastie?
- Ah! Monsieur saint Martin, dit le prévôt, épargnez-moi le feu, je ne savais ce que je faisais.
Puis se tournant vers Ulenspiegel, tandis que le peureux sonneur se balançait aux cloches:
- On ne pourra jamais, dit-il, d'ici à dimanche, raccommoder saint Martin. Que vais-je faire & que dira le peuple?
- Messire, répondit Ulenspiegel, il faut user d'un innocent subterfuge. Nous collerons une barbe sur le visage de Pompilius, qui est bien respectable, étant toujours mélancolique; nous l'affublerons de la mitre, de l'aube, de l'aumusse & du grand manteau de drap d'or du saint; nous lui recommanderons de se bien tenir sur son socle, & le peuple le prendra pour le saint Martin de bois.
Le prévôt alla vers Pompilius, qui se balançait aux cordes:
- Cesse de sonner, dit-il, & m'écoute: Veux-tu gagner quinze ducats? Dimanche, jour de la procession, tu seras saint Martin, Ulenspiegel t'affublera comme il faut, & si, porté par tes quatre hommes, tu fais un geste ou dis une parole, je te fais bouillir tout vif dans l'huile du grand chaudron que le bourreau vient de maçonner sur la place des Halles.
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- Monseigneur, je vous rends grâces, dit Pompilius; mais vous savez que je retiens mes eaux difficilement.
- Il faut obéir, repartit le prévôt.
- J'obéirai, monseigneur, dit Pompilius bien piteusement.
VIII
Le lendemain, par un clair soleil, la procession sortit de l'église. Ulenspiegel avait raccommodé de son mieux les douze saints qui se balançaient sur leurs socles entre les bannières des corporations, puis venait la statue de Notre-Dame; puis les filles de la Vierge tout de blanc vêtues & chantant des cantiques, puis les archers & arbalétriers, puis le plus proche du dais & se balançant plus que les autres, Pompilius pliant sous les lourds accoutrements de Monsieur saint Martin.
Ulenspiegel, s'étant muni de poudre à gratter, avait vêtu lui-même Pompilius de son costume épiscopal, lui avait mis les gants & la crosse & enseigné la manière latine de bénir le peuple. Il avait aussi aidé les prêtres à se vêtir. Aux uns il mettait l'étole, aux autres l'aumusse, aux diacres l'aube. Il courait de ci, de là dans l'église, rétablissant en ses plis un pourpoint ou un haut-de-chausses. Il admirait & louait les armes bien fourbies des arbalétriers & les arcs redoutables de la confrérie des archers. Et à chacun il versait sur la fraise, le dos ou le poignet, une pincée de poudre à gratter. Mais le doyen & les quatre porteurs de saint Martin furent ceux qui en eurent le plus. Quant aux filles de la Vierge, il les épargna en considération de leur grâce mignonne.
La procession sortit bannières au vent, enseignes déployées, dans un bel ordre. Hommes & femmes se signaient en la voyant passer. Et le soleil luisait chaud.
Le doyen fut le premier qui sentit l'effet de la poudre & se gratta un peu derrière l'oreille. Tous, prêtres, archers, arbalétriers se grattaient le cou, les jambes, les poignets, sans oser encore le faire ouvertement. Les quatre porteurs se grattaient aussi, mais le sonneur, plus démangé que les autres, car il était plus exposé à l'ardent soleil, n'osait pas seulement remuer de peur d'être bouilli vif. Pinçant le nez, il faisait une laide grimace & il
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tremblait sur ses jambes flageolantes, car il manquait de tomber chaque fois que les porteurs se grattaient.
Mais il n'osait bouger &, de peur, laissait aller ses eaux, & les porteurs disaient:
- Grand saint Martin va-t-il pleuvoir maintenant?
Les prêtres chantaient un hymne à Notre-Dame.
Si de coe... coe... coe... lo descenderes
O sanc... ta... ta... ta... Ma... ma... ria.
Car leurs voix tremblaient à cause de la démangeaison, qui devenait excessive; mais ils se grattaient modestement. Le doyen & les quatre porteurs de saint Martin avaient toutefois le cou & les poignets en pièces. Pompilius se tenait coi flageolant sur ses pauvres jambes, qui étaient le plus démangées.
Mais voilà soudain tous les arbalétriers, archers, diacres, prêtres, doyen & les porteurs de saint Martin de s'arrêter pour se gratter. La poudre démangeait aux plantes des pieds de Pompilius, mais il n'osait bouger de peur de tomber.
Et les curieux disaient que saint Martin roulait des yeux bien farouches & faisait une mine bien menaçante au pauvre populaire.
Puis le doyen fit de nouveau marcher la procession.
Bientôt le chaud soleil qui tombait d'aplomb sur tous ces dos & ces bedaines processionnels rendit intolérable l'effet de la poudre.
Et alors, prêtres, archers, arbalétriers, diacres & doyen furent vus comme une troupe de singes s'arrêter & se gratter sans pudeur partout où il leur démangeait.
Les filles de la Vierge chantaient leur hymne & c'étaient comme des chants d'ange, toutes ces fraîches voix montant vers le ciel.
Tous, au demeurant, s'en furent où ils pouvaient: le doyen, tout en se grattant, sauva le Saint-Sacrement; le peuple pieux transporta les reliques dans l'église; les quatre porteurs de saint Martin jetèrent rudement Pompilius par terre. Là, n'osant se gratter, remuer ni parler, le pauvre sonneur fermait les yeux dévotement.
Deux jeunes garçonnets le voulurent emporter, mais, le trouvant trop lourd, ils le mirent tout droit contre un mur, & là, Pompilius pleura de grosses larmes.
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Le populaire s'assemblait autour de lui; les femmes étaient allées chercher des mouchoirs de toile fine & blanche & lui essuyaient le visage pour conserver ses larmes comme des reliques & lui disaient: ‘Monseigneur, comme vous avez chaud!’
Le sonneur les regardait lamentablement & faisait du nez, malgré lui, des grimaces.
Mais comme les larmes coulaient à flots de ses yeux, les femmes disaient:
‘Grand saint Martin, pleurez-vous sur les péchés de la ville d'Ypres? N'est-ce pas votre noble nez qui bouge? Nous avons cependant suivi les conseils de Louis Vivès & les pauvres d'Ypres auront de quoi travailler & de quoi manger. Oh! les grosses larmes! Ce sont des perles. Notre salut est ici.’
Les hommes disaient:
‘Faut-il, grand saint Martin, démolir chez vous la Stetel-Kraat? Mais enseignez-nous surtout les moyens d'empêcher les fillettes pauvres de sortir le soir & de courir ainsi mille aventures.’
Soudain le peuple cria: ‘Voici le bedeau!’
Ulenspiegel vint alors &, prenant Pompilius à bras-le-corps, l'emporta sur ses épaules suivi de la foule des dévots & dévotes.
- Las! lui disait tous bas à l'oreille le pauvre sonneur, je vais mourir démangé, mon fils.
- Tiens-toi raide, répondait Ulenspiegel, oublies-tu que tu es un saint de bois?
Il courut le grand pas & déposa Pompilius devant le prévôt qui s'étrillait de ses ongles jusqu'au sang.
- Sonneur, dit le prévôt, t'es-tu gratté comme nous?
- Non, messire, répondit Pompilius.
- As-tu parlé ou fait un geste?
- Non, messire, répondit Pompilius.
- Alors, dit le prévôt, tu auras tes quinze ducats. Va te gratter maintenant.
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IX
Le lendemain, le peuple ayant appris le fait par Ulenspiegel, dit que c'était méchante raillerie de leur faire adorer comme saint un pleurard qui laissait aller ses eaux sous lui.
Et beaucoup devinrent hérétiques. Et partant avec leurs biens, ils couraient grossir l'armée du prince.
Ulenspiegel s'en retourna vers Liége.
Étant seul dans le bois s'assit & rêvassa. Regardant le ciel clair, il dit:
‘La guerre, toujours la guerre, pour que l'ennemi espagnol tue le pauvre peuple, pille nos biens, viole nos femmes & filles. Cependant notre bel argent s'en va, & notre sang coule par ruisseaux sans profit pour personne, sinon pour ce royal maroufle qui veut mettre un fleuron d'autorité de plus à sa couronne. Fleuron qu'il croit glorieux, fleuron de sang, fleuron de fumée. Ah! si je te pouvais fleuronner comme je le désire, il n'y aurait que les mouches qui te voudraient tenir compagnie.’
Comme il pensait à ces choses, il vit passer devant lui tout une bande de cerfs. Il y en avait de vieux & grands ayant encore leurs daimtiers & portant fièrement leurs bois à neuf cors. De mignons broquarts, qui sont leurs écuyers, trottinaient à côté d'eux semblant tout prêts à leur donner aide de leurs bois pointus. Ulenspiegel ne savait où ils allaient, mais il jugea que c'était à leur reposée.
- Ah! dit-il, vieux cerfs & broquarts mignons, vous allez, gais & fiers, dans le parfond du bois à votre reposée, mangeant les jeunes pousses, flairant les senteurs embaumées, heureux jusqu'à ce que vienne le chasseur-bourreau. Ainsi de nous, vieux cerfs & broquarts!
Et les cendres de Claes battirent sur la poitrine d'Ulenspiegel.
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X
En septembre, quand les cousins cessent de piquer, le Taiseux, avec six pièces de campagne & quatre gros canons parlant pour lui, & quatorze mille Flamands, Wallons & Allemands, passa le Rhin à Saint-Vyt.
Sous les enseignes jaunes & rouges du bâton noueux de Bourgogne, bâton qui longtemps meurtrit nos pays, bâton de commencement de servitude que tenait d'Albe, le duc de sang, marchaient vingt-six mille cinq cents hommes; roulaient dix-sept pièces de campagne & neuf gros canons.
Mais le Taiseux ne devait avoir nul bon succès en cette guerre, car d'Albe refusait sans cesse la bataille.
Et son frère Ludwig, le Bayard de Flandre, après maintes villes gagnées & maints bateaux rançonnés sur le Rhin, perdit à Jemmingen, au pays de Frise, contre le fils du duc, seize canons, quinze cents chevaux & vingt enseignes, à cause des lâches soudards mercenaires, qui demandaient argent quand il fallait bataille.
Et par ruines, sang & larmes, vainement Ulenspiegel cherchait le salut de la terre des pères.
Et les bourreaux, par les pays, pendaient, détranchaient, brûlaient les pauvres victimes innocentes.
Et le roi héritait.
XI
Cheminant par le wallon pays, Ulenspiegel vit que le prince n'y avait nul secours à espérer, & il vint ainsi près la ville de Bouillon.
Il vit peu à peu se montrer sur le chemin bossus de tous âges, sexe & condition. Tous, pourvus de grands rosaires, les égrenaient dévotement.
Et leurs prières étaient comme des croassements de grenouilles dans un étang, le soir, quand il fait chaud.
Il y avait des mères bossues portant des enfants bossus, tandis que d'autres
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petits de même couvée s'attachaient à leurs jupes. Et il y avait des bossus sur les collines & des bossus dans les plaines. Et partout sur le ciel clair Ulenspiegel voyait se dessiner leurs maigres silhouettes.
Il alla à l'un d'eux & lui dit:
- Où vont tous ces pauvres hommes, femmes & enfants?
L'homme répondit:
- Nous allons au tombeau de Monsieur saint Remacle, le prier de nous donner ce que notre coeur désire, en ôtant de notre dos son paquet d'humiliation.
Ulenspiegel repartit:
- Monsieur saint Remacle pourrait-il me donner aussi ce que mon coeur désire, en ôtant du dos des pauvres communes le duc de sang, qui y pèse comme une bosse de plomb?
- Il n'a point charge d'enlever les bosses de pénitence, répondit le pèlerin.
- En enleva-t-il quelques autres? demanda Ulenspiegel.
- Oui, quand les bosses sont jeunes. Si alors se fait le miracle de guérison, nous menons noces & festins par toute la ville. Et chaque pèlerin donne une pièce d'argent, & souvent fois un florin d'or au bienheureux guéri, devenu saint de ce fait & pouvant efficacement prier pour les autres.
Ulenspiegel dit:
- Pourquoi le riche Monsieur saint Remacle fait-il comme traître apothicaire payer les guérisons?
- Piéton impie, il punit les blasphémateurs! répondit le pèlerin secouant sa bosse furieusement.
- Las! geignit Ulenspiegel.
Et il tomba courbé au pied d'un arbre.
Le pèlerin, le considérant, disait:
- Monsieur saint Remacle frappe bien ceux qu'il frappe.
Ulenspiegel courbait le dos, &, s'y grattant, geignait:
- Glorieux saint, ayez pitié. C'est le châtiment. Je sens entre les épaules douleur cuisante. Las! aïe! Pardon, monsieur saint Remacle. Va, pèlerin, va, laisse-moi seul ici, comme parricide, pleurer & me repentir.
Mais le pèlerin s'était enfui jusques à la grand'place de Bouillon, où tous les bossus se trouvaient rassemblés.
Là, frissant de peur, il leur dit, parlant par saccades:
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- Rencontré pèlerin droit comme peuplier... pèlerin blasphémateur... bosse dans le dos... bosse enflammée!
Ce qu'entendant les pèlerins, ils poussèrent mille clameurs joyeuses, disant:
- Monsieur saint Remacle, si vous donnez des bosses, vous en pouvez ôter. Otez nos bosses, Monsieur saint Remacle!
Dans l'entre-temps, Ulenspiegel quitte son arbre. En passant par le faubourg désert, il vit, à la porte basse d'une taverne, deux vessies se balançant à un bâton, vessies de cochon, ainsi accrochées en signe de kermesse à boudins, Panch kermis, comme l'on dit au pays de Brabant.
Ulenspiegel prit une des deux vessies, ramassa par terre l'épine dorsale d'une schol, les Français disent plie sèche, se saigna, fit couler de son sang dans la vessie, la gonfla, la ferma, la mit sur le dos, & par-dessus plaça l'épine dorsale de la schol. Ainsi accoutré, le dos voûté, le chef branlant & les jambes flageolantes comme un vieux bossu, il vint sur la place.
Le pèlerin témoin de sa chute l'aperçut & cria:
- Voici le blasphémateur.
- Et il le montra du doigt. Et tous de courir pour voir l'affligé.
Ulenspiegel hochait la tête piteusement:
- Ah! disait-il, je ne mérite grâce ni pitié; tuez-moi comme un chien enragé.
Et les bossus, se frottant les mains, disaient:
- Un de plus en notre confrérie.
Ulenspiegel, marmonnant entre ses dents: ‘Je vous le ferai payer, méchants’, paraissait tout supporter patiemment, & disait:
- Je ne mangerai ni ne boirai même pour raffermir ma bosse, jusqu'à ce que Monsieur saint Remacle m'ait voulu guérir comme il m'a frappé.
Au bruit du miracle, le doyen sortit de l'église. C'était un homme grand, pansard & majestueux. Le nez au vent, il fendit comme un navire le flot des bossus.
On lui montra Ulenspiegel; il lui dit:
- Est-ce toi, bonhommet, qu'a frappé le fléau de saint Remacle?
- Oui, Messire doyen, répondit Ulenspiegel, c'est moi en effet son humble adorateur qui veut se faire guérir de sa bosse neuve, s'il lui plaît.
Le doyen, flairant sous ce propos quelque malice:
- Laisse-moi, dit-il, tâter cette bosse.
- Tâtez, messire, répondit Ulenspiegel.
Ce qu'ayant fait, le doyen:
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- Elle est, dit-il, de date fraîche & mouillée. J'espère cependant que Monsieur saint Remacle voudra bien agir miséricordieusement. Suis-moi.
Ulenspiegel suivit le doyen & entra dans l'église. Les bossus, marchant derrière lui, criaient: ‘Voici le maudit! Voici le blasphémateur! Combien pèse-t-elle, ta bosse fraîche? En feras-tu un sac pour y mettre tes patacons? Tu t'es moqué de nous toute ta vie, parce que tu étais droit; c'est notre tour maintenant. Gloire à Monsieur saint Remacle!
Ulenspiegel, ne sonnant mot, courbant la tête, suivant toujours le doyen, entra dans une petite chapelle où se trouvait un tombeau tout en marbre, couvert d'une grande table qui était de marbre pareillement. Il n'y avait pas entre le tombeau & le mur de la chapelle la longueur d'une grande main étendue. Une foule de pèlerins bossus, se suivant à la file, passaient entre le mur & la table du tombeau, à laquelle ils se frottaient leurs bosses silencieusement. Et ils espéraient ainsi en être délivrés. Et ceux qui frottaient leurs bosses ne voulaient point faire place à ceux qui ne l'avaient pas encore frottée, & ils s'entre-battaient, mais sans bruit, n'osant frapper que des coups sournois, coups de bossus, à cause de la sainteté du lieu.
Le doyen dit à Ulenspiegel de monter sur la table du tombeau, afin que tous les pèlerins le pussent bien voir. Ulenspiegel répondit: Je ne le puis tout seul.
Le doyen l'y aida & se plaça près de lui en lui commandant de s'agenouiller. Ulenspiegel le fit & demeura en cette posture, la tête basse.
Le doyen alors, s'étant recueilli, prêcha & dit d'une voix sonore:
- Fils & frères en Jésus-Christ, vous voyez à mes pieds le plus grand impie, vaurien & blasphémateur que Monsieur saint Remacle ait jamais frappé de sa colère.
Et Ulenspiegel, se frappant la poitrine, disait: Confiteor.
- Jadis, poursuivit le doyen, il était droit comme une hampe de hallebarde, & s'en glorifiait. Voyez-le maintenant, bossu & courbé sous le coup de la malédiction céleste.
- Confiteor, ôtez ma bosse, disait Ulenspiegel.
- Oui, poursuivait le doyen, oui grand saint, Monsieur saint Remacle, qui, depuis votre mort glorieuse, fîtes trente-neuf miracles, ôtez de ses épaules le poids qui y pèse. Et puissions-nous, pour ce, chanter vos louanges dans les siècles des siècles, in saecula saeculorum. Et paix sur la terre aux bossus de bonne volonté.
Et les bossus de dire en choeur:
- Oui, oui, paix sur la terre aux bossus de bonne volonté: paix de
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bosses, trêves de contrefaits, amnisties d'humiliations. Otez nos bosses, Monsieur saint Remacle!
Le doyen commanda à Ulenspiegel de descendre du tombeau & de se frotter la bosse contre le bord de la table. Ulenspiegel le fit, disant toujours mea culpa, confiteor, ôtez ma bosse. Et il la frottait très-bien au vu & sçu des assistants.
Et ceux-ci de crier:
- Voyez-vous la bosse, elle plie! voyez-vous, elle cède! elle va fondre à droite. - Non, elle rentrera dans la poitrine; les bosses ne se fondent pas, elles descendent dans les intestins d'où elles sortent. - Non, elles rentrent dans l'estomac où elles servent de nourriture pour quatre-vingts jours. - C'est le cadeau du saint aux bossus débarrassés. - Où vont les vieilles bosses?
Soudain tous les bossus jetèrent un grand cri, car Ulenspiegel venait de crever sa bosse en s'appuyant lourdement sur le bord de la table du tombeau. Tout le sang qui était dedans tomba, coulant de son pourpoint, à grosses gouttes, sur les dalles. Et il s'écria, se redressant en étendant les bras:
- Je suis débarrassé!
Et tous les bossus de s'écrier ensemble:
- Monsieur saint Remacle le bénit, c'est doux à lui, dur à vous. - Monsieur, ôtez nos bosses! - Moi, je vous offrirai un veau. - Moi, sept moutons. - Moi, la chasse de l'année. - Moi, six jambons. - Moi, je donne ma chaumine à l'église. - Otez nos bosses, Monsieur saint Remacle!
Et ils regardaient Ulenspiegel avec envie & respect. Il y en eut un qui voulut tâter sous son pourpoint, mais le doyen lui dit:
- Là est une plaie qui ne peut voir la lumière.
- Je prierai pour vous, disait Ulenspiegel.
- Oui, pèlerin, disaient les bossus parlant tous ensemble, oui monsieur le redressé, nous nous sommes gaussés de vous, pardonnez-le-nous, nous ne savions ce que nous faisions. Monseigneur Christ a pardonné sur la croix, baillez-nous aussi pardon.
- Je pardonnerai, disait bénévolement Ulenspiegel.
- Donc, disaient-ils, prenez ce patard, acceptez ce florin, laissez-nous bailler ce réal à Votre Droiture, lui offrir ce crusat, mettre en ses mains ces carolus...
- Cachez bien vos carolus, leur disait tout bas Ulenspiegel, que votre main gauche ignore ce que votre droite donne.
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Et il parlait ainsi à cause du doyen qui mangeait des yeux la monnaie des bossus, sans voir si elle était d'or ou d'argent.
- Grâces vous soient rendues, Messire sanctifié, disaient les bossus à Ulenspiegel.
Et il acceptait fièrement leurs dons comme un homme miraculeux.
Mais les avares frottaient leurs bosses au tombeau sans rien dire.
Ulenspiegel alla le soir en une taverne où il mena noces & festins.
Avant de s'aller mettre au lit, songeant que le doyen voudrait bien avoir sa part du butin sinon tout, il compta son gain, y trouva plus d'or que d'argent, car il y avait bien là trois cents carolus. Il avisa un laurier desséché dans un pot, prit le laurier par la perruque, tira à lui la plante & la terre & mit l'or dessous. Tous les demi-florins, patards & patacons furent par lui étalés sur la table.
Le doyen entra dans la taverne & monta près d'Ulenspiegel.
Celui-ci le voyant:
- Messire doyen, dit-il, que voulez-vous à ma chétive personne?
- Je ne veux que ton bien, mon fils, répondit celui-ci.
- Las! gémit Ulenspiegel, est-ce celui que vous voyez sur la table?
- Celui-là, repartit le doyen.
Puis, allongeant la main, il nettoya la table de tout l'argent qui y était & le fit tomber dans un sac à ce destiné.
Et il donna un florin à Ulenspiegel, feignant de geindre.
Et il lui demanda les instruments du miracle.
Ulenspiegel lui montra l'os de schol & la vessie.
Le doyen les prit tandis qu'Ulenspiegel se lamentait, le suppliant de lui vouloir donner davantage, disant que le chemin était long de Bouillon à Damme, pour lui pauvre piéton, & qu'il mourrait de faim sans doute.
Le doyen s'en fut sans sonner mot.
Étant seul, Ulenspiegel s'endormit l'oeil sur le laurier. Le lendemain, à l'aube, ayant ramassé son butin, il sortit de Bouillon, s'en fut au camp du Taiseux, lui remit l'argent & narra le fait, disant que c'était là la vraie façon de lever sur l'ennemi des contributions de guerre.
Et le prince lui donna dix florins.
Quant à l'os de schol, il fut enchâssé en une boîte de cristal & placé entre les bras de la croix du maître-autel, à Bouillon.
Et chacun dans la ville sait que ce que la croix enclôt, est la bosse du blasphémateur redressé.
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XII
Le Taiseux, étant aux environs de Liége, faisait, avant de passer la Meuse, des marches & des contre-marches, déroutant ainsi le duc en sa vigilance.
Ulenspiegel, vaquant à ses devoirs de soudard, maniait dextrement l'arquebuse à rouet & tenait bien ouverts les yeux & les oreilles.
En ce temps-là vinrent au camp des gentilshommes flamands & brabançons, lesquels vivaient bien avec les seigneurs, colonels & capitaines de la suite du Taiseux.
Bientôt se formèrent dans le camp deux partis s'entre-querellant sans cesse, les uns disant: ‘Le prince est traître’, les autres répondant que les accusateurs avaient menti par la gorge & qu'ils leur feraient avaler leur mensonge. La méfiance grandissait comme une tache d'huile. Ils en vinrent aux mains par troupes de six, de huit & de douze hommes, s'entre-battant à toutes armes de combat singulier, voire même d'arquebuses.
Un jour, le prince vint au bruit, marchant entre les deux partis. Une balle emporta son épée de son côté. Il fit cesser le combat & visita tout le camp pour se montrer, afin que l'on ne dît point: Mort le Taiseux, morte la guerre.
Le lendemain, vers la mi-nuit, par un temps de brouillard, Ulenspiegel étant prêt à sortir d'une maison où il avait été chanter chanson d'amour flamand à une fillette wallonne, entendit à la porte de la chaumine proche de la maison le croassement d'un corbeau trois fois répété. D'autres croassements y répondirent de loin, trois fois par trois fois. Un manant vint sur le seuil de la chaumine. Ulenspiegel entendit des pas sur le chemin.
Deux hommes, parlant espagnol, vinrent au manant, qui leur dit en la même langue:
- Qu'avez-vous fait?
- Bonne besogne, dirent-ils, en mentant pour le roi. Grâce à nous, capitaines & soudards méfiants s'entre-disent:
‘C'est par vile ambition que le prince résiste au roi; il s'attend ainsi à en être craint & à recevoir en gage de paix des villes & seigneuries; pour cinq cent mille florins, il abandonnera les vaillants seigneurs combat-
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tant pour les pays. Le duc lui a fait offrir une amnistie complète avec promesse & serment de faire rentrer leurs biens, lui & tous les hauts chefs d'armée, s'ils se remettaient sous l'obéissance du roi. D'Orange va traiter seul avec lui.’
Les fidèles du Taiseux nous répondaient:
‘Offres du duc, traître piége, il n'y cherra point, se souvenant de Messieurs d'Egmont & de Hoorn. Ils le savent bien, le cardinal de Granvelle étant à Rome a dit, lors de la capture des comtes: On prend les deux goujons, mais on laisse le brochet; on n'a rien pris, puisque le Taiseux reste à prendre.’
- La division grande dans le camp? dit le manant.
- Grande est la division, dirent-ils; plus grande chaque jour. - Où sont les lettres?.
Ils entrèrent dans la chaumine, où une lanterne fut allumée. Là, regardant par une petite lucarne, Ulenspiegel les vit décacheter deux missives, se réjouir à leur lecture, boire de l'hydromel & sortir enfin, disant au manant, en langue espagnole:
‘Camp divisé, Orange prise. Ce sera bonne limonade.
- Ceux-là, se dit Ulenspiegel, ne peuvent vivre.
Ils sortirent par le brouillard épais. Ulenspiegel vit le manant leur apporter une lanterne qu'ils prirent.
La lumière de la lanterne étant souvent interceptée par une forme noire, il supposa qu'ils marchaient l'un derrière l'autre. Il arma son arquebuse & tira sur la forme noire. Il vit alors la lanterne abaissée & relevée plusieurs fois, & jugea que, l'un des deux étant tombé, l'autre cherchait à voir de quelle sorte était sa blessure. Il arma derechef son arquebuse. Puis la lanterne allant seule, vite & se balançant dans la direction du camp, il tira de nouveau. La lanterne vacilla, puis tomba s'éteignant, & l'ombre se fit.
Courant alors vers le camp, il vit le prévôt en sortant avec une foule de soudards éveillés par les coups d'arquebuse. Ulenspiegel, les accostant, leur dit:
- Je suis le chasseur, allez relever le gibier.
- Joyeux Flamand, dit le prévôt, tu parles autrement que de la langue.
- Paroles de langue, c'est vent, répondit Ulenspiegel; paroles de plomb demeurent dans le corps des traîtres. Mais suivez-moi.
Il les mena, munis de leurs lanternes, jusqu'à l'endroit où les deux étaient
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tombés. De fait ils les virent étendus par terre, l'un mort, l'autre râlant & tenant la main sur sa poitrine, où se trouvait une lettre froissée en un dernier effort de vie.
Ils emportèrent les corps, qu'ils reconnurent aux vêtements pour corps de gentilshommes, & vinrent ainsi avec leurs lanternes près du prince, empêché à tenir conseil avec Frédéric de Hollenhausen, le Marckrave de Hesse, & d'autres seigneurs.
Suivis de landskneckts, de reiters, de verts & de jaunes casaquins, ils vinrent devant la tente du Taiseux, demandant avec cris qu'il les voulût recevoir.
Il en sortit. Alors, coupant le verbe au prévôt, toussant & se préparant à l'accuser, Ulenspiegel dit:
- Monseigneur, j'ai tué, au lieu de corbeaux, deux traîtres nobles de votre suite.
Puis il narra ce qu'il avait vu, ouï & fait.
Le Taiseux ne sonna mot. Ces deux corps furent souillés, étant présents, lui, Guillaume d'Orange, le Taiseux, Friedrich de Hollenhausen, le marckrave de Hesse, Dieterich de Schoonenbergh, le comte Albert de Nassau, le comte de Hooghstraete, Antoine de Lalaing, gouverneur de Malines; les soudards & Lamme Goedzak tremblant en sa bedaine. Des lettres scellées de Granvelle & de Noircarmes furent trouvées sur les gentilshommes, les engageant à semer la division dans la suite du prince, pour diminuer d'autant ses forces, le forcer à céder & le livrer au duc pour être décapité suivant ses mérites. ‘Il fallait, disaient les lettres, procéder subtilement & par mots couverts, pour que ceux de l'armée crussent que le Taiseux avait déjà fait, à son seul profit, accord particulier avec le duc. Ses capitaines & soudards, fâchés, le feraient prisonnier. Il leur était pour récompense envoyé à chacun un bon de cinq cents ducats sur les Függer d'Anvers; ils en auraient mille aussitôt que seraient arrivés d'Espagne en Zélande les quatre cent mille qu'on attendait.’
Ce complot étant découvert, le prince sans parler se tourna vers les gentilshommes, seigneurs & soudards, parmi lesquels il en était un grand nombre qui le soupçonnaient; il montra les deux corps sans parler, voulant par ce geste leur reprocher leur défiance. Tous s'exclamèrent en grand tumulte:
- Longue vie à d'Orange! D'Orange est fidèle aux pays!
Ils voulurent par mépris jeter les cadavres aux chiens; mais le Taiseux:
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- Ce ne sont point les corps qu'il faut jeter aux chiens, mais la faiblesse d'esprit, qui fait douter des pures intentions.
Et les seigneurs & soudards crièrent:
- Vive le prince! Vive d'Orange, l'ami des pays!
Et leurs voix furent comme un tonnerre menaçant l'injustice.
Et le prince montrant les corps:
- Enterrez-les chrétiennement, dit-il.
- Et moi, demanda Ulenspiegel, que va-t-on faire de ma carcasse fidèle? Si j'ai mal fait qu'on me baille des coups, si j'ai bien fait que l'on m'octroie récompense.
Le Taiseux alors parla & dit:
- Cet arquebusier recevra cinquante coups de bois vert en ma présence pour avoir sans mandement tué deux gentilshommes, au grand mépris de toute discipline. Il recevra aussi trente florins pour avoir bien vu & entendu.
- Monseigneur, répondit Ulenspiegel, si l'on me donnait premièrement les trente florins, je supporterais les coups de bois vert avec patience.
- Oui, oui, gémissait Lamme Goedzak, donnez-lui d'abord les trente florins, il supportera le reste avec patience.
- Et puis, disait Ulenspiegel, ayant l'âme nette, je n'ai nul besoin d'être lavé de chêne ni rincé de cornouiller.
- Oui, gémissait derechef Lamme Goedzak, Ulenspiegel n'a point besoin d'être lavé ni rincé. Il a l'âme nette. Ne le lavez point, messeigneurs, ne le lavez point.
Ulenspiegel ayant reçu les trente florins, il fut par le prévôt ordonné au stockmeester, aide-maître du bâton, de se saisir de lui.
- Voyez, messeigneurs, disait Lamme comme sa mine est piteuse. Il n'aime du tout le bois, mon ami Ulenspiegel.
- J'aime, repartit Ulenspiegel, à voir un beau frêne bien feuillu, croissant au soleil en sa native verdeur; mais je hais à la mort ces laids bâtons de bois saignant encore leur sève, débranchés, sans feuilles ni ramilles, d'aspect farouche & de dure accointance.
- Es-tu prêt? demanda le prévôt.
- Prêt, répéta Ulenspiegel, prêt à quoi? A être battu? Non, je ne le suis point & ne le veux être, monsieur du stockmeester. Votre barbe est rousse & votre air redoutable; mais, j'en suis assuré, vous avez le coeur doux & n'aimez point d'éreinter un pauvre homme tel que moi. Je dois vous le dire,
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je n'aime à le faire ni à le voir; car le dos d'un chrétien est un temple sacré qui, pareillement à la poitrine, renferme les poumons par lesquels nous respirons l'air du bon Dieu. De quels cuisants remords ne seriez-vous point rongé si un brutal coup de bâton allait me les mettre en pièces.
- Hâte-toi, dit le stockmeester.
- Monseigneur, dit Ulenspiegel parlant au prince, rien ne presse, croyez-moi; il faudrait d'abord faire sécher ce bâton, car on dit que le bois vert entrant dans la chair vive lui communique un venin mortel. Votre Altesse voudrait-elle me voir mourir de cette laide mort? Monseigneur, je tiens mon dos fidèle au service de Votre Altesse; faites-le frapper de verges, cingler du fouet; mais, si vous ne voulez me voir mort, épargnez-moi, s'il vous plaît, le bois vert.
- Prince, faites-lui grâce, dirent ensemble messire de Hoogstraeten & Diederich de Shoonenbergh. Les autres souriaient miséricordieusement.
Lamme aussi disait:
- Monseigneur, monseigneur, faites grâce; le bois vert, c'est pur poison.
Le prince alors dit: - Je fais grâce.
Ulenspiegel, sautant en l'air plusieurs fois, frappa sur la bedaine de Lamme & le forçant à danser, dit:
- Loue avec moi monseigneur, qui m'a sauvé du bois vert.
Et Lamme essayait de danser, mais ne le pouvait à cause de sa bedaine.
Et Ulenspiegel lui paya à manger & à boire.
XIII
Ne voulant point livrer bataille, le duc sans trêve harcelait le Taiseux vaguant par le plat pays entre Juliers & la Meuse, faisant sonder partout le fleuve à Hondt, Mechelen, Elsen, Meersen, & partout le trouvant rempli de chausse-trapes, pour blesser hommes & chevaux voulant passer à gué.
A Stockem, les sondeurs n'en trouvèrent point. Le prince ordonna le passage. Des reiters traversèrent la Meuse & se tinrent en ordre de bataille sur l'autre bord, afin de protéger le passage du côté de l'évêché de Liége; puis s'alignèrent d'un bord à l'autre, rompant ainsi le cours du fleuve, dix rangs d'archers & d'arquebusiers, emmi lesquels se trouvait Ulenspiegel.
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Il y eut de l'eau jusqu'aux cuisses, souventes fois quelque vague traitresse le soulevait, lui & son cheval.
Il vit passer les soudards piétons portant un sachet de poudre sur leur couvre-chef & en l'air leurs arquebuses; puis venaient les chariots, hacquebutes à croc, soudards de manoeuvre, boute-feux, couleuvrines, doubles-couleuvrines, faucons, fauconneaux, serpentins, demi-serpentins, doubles-serpentines, courtauds, doubles-courtauds, canons, demi-canons, doubles-canons; sacres, petites pièces de campagne montées sur avant-trains, conduites par deux chevaux, pouvant manoeuvrer au galop & en tout point semblables à celles qui furent nommées les Pistolets de l'empereur; derrière eux, protégeant la queue, des landskneckts & des reiters de Flandre.
Ulenspiegel chercha quelque boisson réchauffante. L'archer Riesencraft, haut Allemand, homme maigre, cruel & gigantal, ronflait à côté de lui sur son destrier, &, soufflant, embaumait le brandevin. Ulenspiegel, cherchant un flacon sur la croupe de son cheval, le trouva passé en baudrier au moyen d'une cordelette qu'il coupa; et il prit le flacon, le huma joyeusement. Les archers compagnons lui dirent:
- Baille-nous-en.
Ce qu'il fit. Le brandevin étant bu, il noua la cordelette du flacon & le voulut remettre sur la poitrine du soudard. Comme il levait le bras pour le passer, Riesencraft se réveilla. Prenant le flacon, il voulut traire sa vache accoutumée. Trouvant qu'elle ne donnait plus de lait, il entra dans une grande colère:
- Larron, dit-il, qu'as-tu fait de mon brandevin?
Ulenspiegel répondit:
- Je l'ai bu. Entre cavaliers trempés, le brandevin d'un seul est le brandevin de tous. Méchant est le ladre.
- Demain je taillerai ta viande en champ clos, répondit Riesencraft.
- Nous nous taillerons, répondit Ulenspiegel, têtes, bras, jambes & tout. Mais n'es-tu constipé, que tu as la trogne si aigre?
- Je le suis, répondit Riesencraft.
- Il faut donc, repartit Ulenspiegel, te purger & non te battre.
Il fut convenu entre eux qu'ils se rencontreraient le lendemain, montés & accoutrés chacun à sa fantaisie & s'entre-tailleraient leur lard avec un court & raide estoc.
Ulenspiegel demanda de remplacer pour lui l'estoc par un bâton, ce qui lui fut permis.
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Dans l'entre-temps, tous les soudards ayant passé le fleuve & se mettant en bon ordre à la voix des colonels & capitaines, les dix rangs d'archers passèrent également.
Et le Taiseux dit:
- Marchons sur Liége!
- Ulenspiegel en fut joyeux, & avec tous les Flamands, s'exclama:
- Longue vie à d'Orange, marchons sur Liége!
Mais les étrangers, & notamment les Hauts-Allemands, dirent qu'ils étaient trop lavés & rincés pour marcher. Vainement le prince les assura qu'ils allaient à une sûre victoire, en une ville amie, ils ne voulurent rien entendre, allumèrent de grands feux & se chauffèrent devant, avec leurs chevaux déharnachés.
L'attaque de la ville fut remise au lendemain où d'Albe, grandement ébahi du hardi passage, apprit, par ses espions, que les soudards du Taiseux n'étaient point encore prêts à l'attaque.
Sur ce, il fit menacer Liége & tout le pays d'alentour de les mettre à feu & à sang, si les amis du prince y faisaient quelque mouvement. Gérard de Groesbeke, le happe-chair épiscopal, fit armer ses soudards contre le prince qui arriva trop tard, par la faute des Hauts-Allemands, qui avaient eu peur d'un peu d'eau dans leurs chausses.
XIV
Ulenspiegel & Riesencraft ayant pris des seconds, ceux-ci dirent que les deux soudards se battraient à pied jusqu'à ce que mort s'ensuivît, s'il plaisait au vainqueur, car telles étaient les conditions de Riesencraft.
Le lieu du combat était une petite bruyère.
Dès le matin, Riesencraft se vêtit de son costume d'archer. Il mit la salade à gorgerin, sans visière, & une chemise de maille sans manches. L'autre chemise s'en allant par morceaux, il la plaça dans sa salade pour en faire au besoin de la charpie. Il se munit de l'arbalète de bon bois des Ardennes, d'une trousse de trente flèches, d'une dague longue, mais non d'une épée à deux mains, qui est épée d'archer. Et il vint au champ de combat monté
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sur son destrier, portant sa selle de guerre & le chanfrein de plumes, & tout bardé de fer.
Ulenspiegel se fit un armement de gentilhomme d'armes: son destrier fut un âne; sa selle furent les jupes d'une fille folle; le chanfrein orné de plumes fut en osier, garni au-dessus de beaux copeaux bien voltigeants. Sa barde fut de lard, car, disait-il, le fer coûte trop, l'acier est hors de prix, & quant au cuivre, on en a fait tant de canons, ces jours derniers, qu'il n'en reste plus de quoi armer un lapin en bataille. Il mit en guise de couvre-chef une belle salade que les limaçons n'avaient point encore mangée; la salade était surmontée d'une plume de cygne, pour le faire chanter s'il trépassait.
Son estoc, raide & léger, fut un bon, long, gros bâton de sapin, au bout duquel il y avait un balai de branches du même bois. Au côté gauche de sa selle pendait son couteau, qui était de bois pareillement; au côté droit se balançait sa bonne masse d'armes, qui était de sureau, surmontée d'un navet. Sa cuirasse était toute de défauts.
Quand il vint ainsi accoutré au champ de combat, les seconds de Riesencraft éclatèrent de rire, mais celui-ci demeura confit en son aigre trogne.
Il fut alors demandé par les seconds d'Ulenspiegel, à ceux de Riesencraft, que l'Allemand ôtât tout son armement de mailles & de fer, vu qu'Ulenspiegel n'était armé que de loques. Ce à quoi Riesencraft consentit. Les seconds de Riesencraft demandèrent alors à ceux d'Ulenspiegel d'où il venait qu'Ulenspiegel fût armé d'un balai.
- Vous m'octroyâtes le bâton, mais vous ne me défendîtes point de l'égayer de feuillage.
- Fais comme tu l'entends, dirent les quatre seconds.
Riesencraft ne sonnait mot & tailladait à petits coups de son estoc les plantes maigres de la bruyère.
Les seconds l'engagèrent à remplacer son estoc par un balai, pareillement à Ulenspiegel.
Il répondit:
- Si ce bélitre a choisi de son plein gré une arme aussi inaccoutumée, c'est qu'il croit pouvoir défendre sa vie avec elle.
Ulenspiegel disant dereches qu'il voulait se servir de son balai, les quatre seconds convinrent que tout était bien.
Ils étaient tous deux en présence, Riesencraft sur son cheval bardé de fer, Ulenspiegel sur son baudet bardé de lard.
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Ulenspiegel s'avança au milieu du champ. Là, tenant son balai comme une lance:
- Je trouve, dit-il, plus puants que peste, lèpre & mort, cette vermine de méchants, lesquels en un camp de soudards bons compagnons, n'ont d'autres soucis que de promener partout leur aigre trogne & leur bouche baveuse de colère. Où ils se tiennent, le rire n'ose se montrer & les chansons se taisent. Il leur faut toujours grommeler ou se battre, introduisant ainsi, à côté du combat légitime pour la patrie, le combat singulier, qui est ruine d'armée & joie de l'ennemi. Riesencraft, ci-présent, occit pour d'innocentes paroles vingt & un hommes, sans qu'il ait jamais fait dans la bataille ou l'escarmouche un acte de bravoure éclatant, ni mérité par son courage la moindre récompense. Or, il me plaît de brosser aujourd'hui à contre-poil le cuir pelé de ce chien hargneux.
Riesencraft répondit:
- Cet ivrogne a rêvé de belles choses sur l'abus des combats singuliers; il me plaira aujourd'hui de lui fendre la tête, pour montrer à un chacun qu'il n'a que du foin dans la cervelle.
Les seconds les forcèrent à descendre de leurs montures. Ce que faisant, Ulenspiegel laissa tomber de sa tête la salade que l'âne mangea coîment; mais le baudet fut interrompu en cette besogne par un coup de pied que lui bailla un second pour le faire sortir de l'enceinte du champ de combat. Il en fut fait de même au cheval. Et ils s'en allèrent ailleurs, paître de compagnie.
Alors, les seconds, portant balai, - c'étaient ceux d'Ulenspiegel, - & les autres, portant estoc, - c'étaient ceux de Riesencraft, - donnèrent, en sifflant, le signal du combat.
Et Riesencraft & Ulenspiegel s'entre-battirent furieusement, Riesencraft frappant de son estoc, Ulenspiegel parant de son balai; Riesencraft jurant par tous les diables, Ulenspiegel s'enfuyant devant lui, vaguant par la bruyère obliquement & circulairement, zigzaguant, tirant la langue, faisant mille autres grimaces à Riesencraft, qui perdait le souffle & frappait l'air de son estoc comme un soudard affolé. Ulenspiegel le sentit près de lui, se retourna soudain, & lui bailla de son balai sous le nez un grand coup. Riesencraft tomba bras & jambes étendus comme une grenouille en son trépassement.
Ulenspiegel se jeta sur lui, lui balaya la face à poil & à contre-poil, sans pitié, disant:
- Crie grâce, ou je te fais manger mon balai!
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Et il le frottait & refrottait sans cesse, au grand plaisir des assistants, & disait toujours:
- Crie grâce, ou je te le fais manger!
Mais Riesencraft ne pouvait crier, car il était mort de rage noire.
- Dieu ait ton âme, pauvre furieux! dit Ulenspiegel.
Et il s'en fut brassant mélancolie.
XV
On était pour lors à la fin d'octobre. L'argent manquait au prince, son armée eut faim. Les soudards murmuraient, il marcha vers la France & présenta la bataille au duc, qui ne l'accepta point.
Partant de Quesnoy-le-Comte pour aller vers le Cambrésis, il rencontra dix compagnies d'Allemands, huit enseignes d'Espagnols & trois cornettes de chevau-légers, commandés par don Ruffele Henricis fils du duc, qui était au milieu de la bataille, & criait en espagnol:
- Tue! tue! Pas de quartier! Vive le pape!
Don Henricis était alors vis-à-vis la compagnie d'arquebusiers où Ulenspiegel était dizenier, & se lançait sur eux avec ses hommes. Ulenspiegel dit au sergent de bande:
- Je vais couper la langue à ce bourreau.
- Coupe, dit le sergent.
Et Ulenspiegel, d'une balle bien tirée, mit en morceau la langue & la mâchoire de don Ruffele Henricis, fils du duc.
Ulenspiegel abattit aussi de son cheval le fils du marquis Delmarès.
Les huit enseignes, les trois cornettes furent battues.
Après cette victoire, Ulenspiegel chercha Lamme dans le camp, mais ne le trouva point.
- Las! dit-il, voici qu'il est parti, mon ami Lamme, mon ami gros. En son ardeur guerrière, oubliant le poids de sa bedaine, il aura voulu poursuivre les fuyards espagnols. Hors de souffle, il sera tombé comme sac sur le chemin. Et ils l'auront ramassé pour en avoir rançon, rançon de lard chrétien. Mon ami Lamme, où donc es-tu, où es-tu, mon ami gras?
Ulenspiegel le chercha partout, &, ne le trouvant point, brassa mélancolie.
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XVI
En novembre, le mois des neigeuses tempêtes, le Taiseux manda par devers lui Ulenspiegel. Le prince mordillait le cordon de sa chemise de mailles.
- Écoute & comprends, dit-il.
Ulenspiegel répondit:
- Mes oreilles sont des portes de prison; on y entre facilement, mais en sortir est affaire malaisée.
Le Taiseux dit :
- Va par Namur, Flandre, Hainaut, Sud-Brabant, Anvers, Nord-Brabant, Gueldre, Overyssel, Nord-Holland, annonçant partout que si la fortune trahit sur terre notre cause sainte & chrétienne, la lutte se continuera sur mer contre toutes iniques violences. Dieu dirige en toute grâce cette affaire, soit en heur ou malheur. Arrivé à Amsterdam, tu rendras compte à Paul Buys, mon féal, de tes faits & gestes. Voici trois passes signées par d'Albe lui-même, & trouvées sur les cadavres à Quesnoy-le-Comte. Mon secrétaire les a remplies. Peut-être trouveras-tu en route quelque bon compagnon en qui tu te pourras fier. Ceux-là sont bons qui au chant de l'alouette répondent par le clairon guerrier du coq. Voici cinquante florins. Tu seras vaillant & fidèle.
- Les cendres battent sur mon coeur, répondit Ulenspiegel.
Et il s'en fut.
XVII
Il avait, de par le roi & le duc, pouvoir de porter toutes armes, à sa convenance. Il prit sa bonne arquebuse à rouet, cartouches & poudre sèche. Puis, vêtu d'un mantelet loqueteux, d'un pourpoint en guenilles & d'un haut-de-chausses troué à la mode d'Espagne, portant la toque, la plume au
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vent & l'épée, il quitta l'armée vers les frontières de France & marcha sur Maestricht.
Les roitelets, messagers du froid, volaient autour des maisons, demandant asile. Il neigea le troisième jour.
Maintes fois, en route, Ulenspiegel dut montrer son sauf-conduit. On le laissa passer. Il marcha sur Liége.
Il venait d'entrer dans une plaine; un grand vent chassait par tourbillons les flocons sur son visage. Il voyait devant lui s'étendre la plaine toute blanche & les neigeux tourbillons chassés par les rafales. Trois loups le suivirent, mais en ayant abattu un de son arquebuse, les autres se jetèrent sur le blessé & s'en furent dans le bois, emportant chacun un morceau de cadavre.
Ulenspiegel ainsi délivré & regardant s'il n'y avait point d'autre bande dans la campagne, vit au bout de la plaine des points comme de grises statues se mouvant parmi les tourbillons, & derrière des formes noires de soudards cavaliers. Il monta sur un arbre. Le vent lui apporta un bruit lointain de plaintes. ‘Ce sont peut-être, se dit-il, des pèlerins vêtus d'habits blancs; je vois à peine leurs corps sur la neige.’ Puis il distingua des hommes courant nus & vit deux reiters, noirs harnas, qui, montés sur leurs grands destriers, poussaient devant eux, à grands coups de fouet, ce pauvre troupeau. Il arma son arquebuse. Il vit parmi ces affligés des jeunes gens, des vieillards nus, grelottants, transis, recroquevillés, & courant pour fuir le fouet des deux soudards, qui prenaient plaisir, étant bien vêtus, rouges de brandevin & de bonne nourriture, à cingler le corps des hommes nus pour les faire courir plus vite.
Ulenspiegel dit: ‘Vous aurez vengeance, cendres de Claes.’ Et il tua d'une balle au visage l'un des reiters, qui tomba de son cheval. L'autre, ne sachant d'où venait cette balle imprévue, prit peur. Croyant qu'il y avait dans le bois des ennemis cachés, il voulut s'enfuir avec le cheval de son compagnon. Tandis que, s'étant emparé de la bride, il descendait pour dépouiller le mort, il fut frappé d'une autre balle dans le cou & tomba pareillement.
Les hommes nus, croyant qu'un ange du ciel, bon arquebusier, venait à leur désense, churent à genoux. Ulenspiegel alors descendit de son arbre & fut reconnu par ceux de la troupe qui avaient, comme lui, servi dans les armées du prince. Ils lui dirent:
- Ulenspiegel, nous sommes du pays de France, envoyés en ce piteux
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état à Maestricht, où est le duc, pour y être traités comme prisonniers rebelles, ne pouvant payer rançon & d'avance condamnés à être torturés, détranchés, ou à ramer comme bélitres & larrons sur les galères du roi.
Ulenspiegel, donnant son opperst-kleed au plus vieux de la troupe, répondit:
- Venez, je vous mènerai jusqu'à Mézières, mais il faut premièrement dépouiller ces deux soudards & emmener leurs chevaux.
Les pourpoints, hauts-de-chausses, bottes & couvre-chefs & cuirasses des soudards furent partagés entre les plus faibles & malades, & Ulenspiegel dit:
- Nous allons entrer dans le bois, où l'air est plus épais & plus doux. Courons, frères.
Soudain un homme tomba & dit:
- J'ai faim & froid, & vais aller devant Dieu témoigner que le pape est l'antéchrist sur la terre.
Et il mourut. Et les autres voulurent l'emporter, afin de l'enterrer chrétiennement.
Tandis qu'ils cheminaient sur une grand'route, ils aperçurent un paysan conduisant un chariot couvert de sa toile. Voyant les hommes nus, il eut pitié & les fit entrer dans le chariot. Ils y trouvèrent du foin pour s'y coucher & des sacs vides pour se couvrir. Ayant chaud, ils remercièrent Dieu. Ulenspiegel, chevauchant à côté du chariot sur l'un des chevaux des reiters, tenait l'autre en bride.
A Mézières ils descendirent; on leur y bailla donc de bonne soupe, de la bière, du pain, du fromage, & de la viande aux vieillards & aux femmes. Ils furent hébergés, vêtus & armés derechef aux frais de la commune. Et tous ils donnèrent l'accolade de bénédiction à Ulenspiegel, qui se laissa faire joyeusement.
Celui-ci vendit les chevaux des deux reiters quarante-huit florins, dont il en donna trente aux Français.
Cheminant solitaire, il se disait: ‘Je vais par ruines, sang & larmes, sans rien trouver. Les diables m'ont menti sans doute. Où est Lamme? où est Nele? où sont les sept?’
Et les cendres de Claes battirent derechef sur sa poitrine. Et il entendit une voix comme un souffle, disant:
‘En mort, ruines & larmes, cherche.’
Et il s'en fut.
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XVIII
Ulenspiegel arriva à Namur en mars. Il y vit Lamme qui, s'étant épris d'un grand amour pour le poisson de Meuse, & notamment pour les truites, avait loué un bateau & pêchait dans le fleuve par permission de la commune. Mais il avait payé cinquante florins à la corporation des poissonniers.
Il vendit & mangea son poisson, & gagna à ce métier meilleure bedaine & un petit sac de carolus.
Voyant son ami & compagnon cheminant sur les bords de la Meuse pour entrer en la ville, il fut joyeux, poussa son batelet contre la rive, & gravissant la berge, non sans souffle, il vint à Ulenspiegel. Bégayant d'aise:
- Te voilà donc, dit-il, mon fils, fils en Dieu, car mon arche pansale pourrait en porter deux comme toi. Où vas-tu? Que veux-tu? Tu n'es pas mort sans doute? As-tu vu ma femme? Tu mangeras du poisson de Meuse, le meilleur qui soit en ce bas monde; ils font en ce pays des sauces à se manger les doigts jusques à l'épaule. Tu es fier & superbe, ayant sur les joues le hâle des batailles. Le voilà donc mon fils, mon ami Ulenspiegel, le gai vagabond.
Puis parlant bas:
- Combien as-tu tué d'Espagnols? Tu n'as pas vu ma femme dans leurs chariots pleins de bagasses? Et le vin de Meuse si délicieux aux gens constipés, tu en boiras. Es-tu blessé, mon fils? Tu restes donc ici, frais, dispos, alerte comme jeune aigle. Et les anguilles, tu en goûteras. Nul goût de marécage. Baise-moi, mon bedon. Noël à Dieu, que je suis aise!
Et Lamme dansait, sautait, soufflait & forçait à la danse Ulenspiegel.
Puis ils cheminèrent vers Namur. A la porte de la ville Ulenspiegel montra sa passe signée du duc. Et Lamme le conduisit dans sa maison.
Tandis qu'il préparait le repas, il lui fit raconter ses aventures & lui narra les siennes, ayant, disait-il, quitté l'armée pour suivre une fille qu'il pensait être sa femme. Dans cette poursuite il était venu jusqu'à Namur. Et sans cesse il disait:
- Ne l'as-tu point vue?
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- J'en vis d'autres très-belles, répondit Ulenspiegel, & notamment en cette ville, où toutes sont amoureuses.
- De fait, dit Lamme, l'on me voulut avoir cent fois, mais je restai fidèle, car mon coeur dolent est gros d'un seul souvenir.
- Comme ta bedaine de nombreuses platelées, répondit Ulenspiegel.
Lamme répondit:
- Quand je suis affligé il faut que je mange.
- Ton chagrin est sans trêve? demanda Ulenspiegel.
- Las oui! dit Lamme.
Et, tirant une truite d'une cuvelle:
- Vois, dit-il, comme elle est belle & ferme. Cette chair est rose comme celle de ma femme. Demain nous quitterons Namur, j'ai un plein sachet de florins, nous achèterons chacun un âne & nous nous en irons ainsi chevauchant vers le pays de Flandre.
- Tu y perdras gros, dit Ulenspiegel.
- Mon coeur tire à Damme, qui fut le lieu où elle m'aima bien; peut-être y est-elle retournée.
- Nous partirons demain, dit Ulenspiegel, puisqu'ainsi tu le veux.
Et de fait ils partirent montés chacun sur un âne & califourchonnant côte à côte.
XIX
Un aigre vent soufflait. Le soleil, clair comme jeunesse le matin, grisonna comme homme vieux. Une pluie grêleuse tomba.
La pluie ayant cessé, Ulenspiegel se secoua, disant:
- Le ciel qui boit tant de vapeurs doit se soulager quelquefois.
Une autre pluie plus grêleuse que la première s'abattit sur les deux compagnons. Lamme geignait:
- Nous étions bien lavés, faut-il qu'on nous rince maintenant!
Le soleil reparut, & ils califourchonnèrent allègres.
Une pluie tomba si grêleuse & meurtrière qu'elle hachait menu, comme d'un tas de couteaux, les branches sèches des arbres.
Lamme disait:
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- Ho! un toit! Ma pauvre femme! Où êtes-vous, bon feu, doux baisers & soupes grasses?
Et il pleurait, le gros homme.
Mais Ulenspiegel:
- Nous nous lamentons, dit-il, n'est-ce pas de nous-même, toutefois, que nous viennent nos maux? Il pleut sur nos épaules, mais cette pluie de décembre fera trèfles de mai. Et les vaches meugleront d'aise. Nous sommes sans abri, mais que ne nous mariions-nous? Je veux dire, moi, avec la petite Nele, si belle & si bonne, qui me ferait maintenant une bonne étuvée de boeuf aux fèves. Nous avons soif malgré l'eau qui tombe, que ne nous fîmes-nous ouvriers constants en un seul état? Ceux qui sont reçus maîtres ont dans leurs caves de pleins tonneaux de bruinbier.
Les cendres de Claes battirent sur son coeur, le ciel se fit clair, le soleil y brilla & Ulenspiegel dit:
- Monsieur du soleil, grâces vous soient rendues, vous nous réchauffez les reins; cendres de Claes, vous nous réchauffez le coeur, & nous dites que ceux-là sont bénis qui vaguent pour la délivrance de la terre des pères.
- J'ai faim, dit Lamme.
XX
Ils entrèrent dans une auberge, on leur y donna à souper dans une salle haute. Ulenspiegel, ouvrant les fenêtres, vit de là un jardin où se promenait une fillette avenante, bien en chair, les seins ronds, la chevelure dorée, & vêtue seulement d'une cotte, d'une jacque de toile blanche & d'un tablier troué de toile noire.
Des chemises & autres linges de femme blanchissaient sur des cordes; la fillette, se tournant toujours vers Ulenspiegel, ôtait des chemises des cordes, les y remettait, & souriant, & le regardant toujours, s'asseyait sur des bandes de linge, se balançant sur les deux bouts noués.
Dans le voisinage Ulenspiegel entendait chanter un coq & voyait une nourrice jouant avec un enfant dont elle tournait la face vers un homme debout, disant:
- Boelkin, faites des petits yeux à papa.
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L'enfant pleurait.
Et la fillette mignonne continuait à se promener dans le clos déplaçant & replaçant le linge.
- C'est une espionne, dit Lamme.
La fillette mettait les mains sur ses yeux &, souriant entre ses doigts, regardait Ulenspiegel.
Puis, à pleines mains, relevant ses deux seins, elle les laissait retomber, & se balançait de nouveau sans que ses pieds touchassent le sol. Et les linges en se détressant la faisaient tourner comme une toupie, tandis qu'Ulenspiegel voyait ses bras nus jusqu'aux épaules, blancs & ronds au soleil pâle. Tournant & souriant, elle le regardait toujours. Il sortit pour l'aller trouver. Lamme le suivit. A la haie du clos, il chercha une ouverture pour y passer, mais il n'en trouva point.
La fillette, voyant le manège, regarda de nouveau souriant entre ses doigts.
Ulenspiegel tâchait de passer à travers la haie, tandis que Lamme, le retenant, lui disait:
- N'y va point, c'est une espionne, nous serons brûlés.
Puis la fillette se promena dans le clos, se couvrant la face de son tablier, & regardant à travers les trous pour voir si son ami de hasard ne viendrait pas bientôt.
Ulenspiegel allait d'un élan sauter par-dessus la haie, mais il en fut empêché par Lamme, qui, lui prenant la jambe, le fit choir, disant:
- Corde, glaive & potence, c'est une espionne, n'y va point.
Assis par terre, Ulenspiegel se débattait contre lui. La fillette cria, poussant la tête au-dessus de la haie:
- Adieu, messire, qu'Amour tienne pendante Votre Longanimité.
Et il entendit un éclat de rire moqueur.
- Ah! dit-il, c'est à mon oreille comme un faisceau d'épingles!
Puis une porte se ferma bruyamment.
Et il fut mélancolique.
Lamme lui dit, le tenant toujours:
- Tu énumères les doux trésors de beauté perdus ainsi à ta honte. C'est une espionne. Tu tombes bien quand tu tombes. Je vais faire ma crevaille à force de rire.
Ulenspiegel ne sonna mot, & tous deux remontèrent sur leurs ânes.
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XXI
Ils cheminaient ayant chacun jambe de ci jambe de là sur leur baudet.
Lamme mâchait son dernier repas, humait l'air frais joyeusement. Soudain Ulenspiegel lui cingla d'un grand coup de fouet son séant, formant bourrelet sur la selle.
- Que fais-tu là? s'écria Lamme piteusement.
- Quoi? répondit Ulenspiegel.
- Ce coup de fouet? dit Lamme.
- Quel coup de fouet?
- Celui que je reçus de toi, repartit Lamme.
- Du côté gauche, demanda Ulenspiegel.
- Oui, du côté gauche & sur mon séant. Pourquoi fis-tu cela, vaurien scandaleux?
- Par ignorance, répondit Ulenspiegel. Je sais très-bien ce que c'est qu'un fouet, très-bien aussi ce que c'est qu'un séant à l'étroit sur une selle. Or, en voyant celui-ci large, gonflé, tendu & dépassant la selle, je me dis: Puisqu'on n'y peut pincer avec le doigt, un coup de fouet n'y saurait non plus pincer avec la mèche. Je fis erreur.
Lamme souriant à ce propos, Ulenspiegel poursuivit en ces termes:
- Mais je ne suis pas seul en ce monde à pécher par ignorance, & il est plus d'un maître sot étalant sa graisse sur la selle d'un âne qui me pourrait rendre des points. Si mon fouet pécha à l'endroit de ton séant, tu péchas bien plus lourdement à l'endroit de mes jambes en les empêchant de courir derrière la fille qui coquetait dans son jardin.
- Viande à corbeaux! dit Lamme, c'était donc une vengeance?
- Toute petite, répondit Ulenspiegel.
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XXII
A Damme, Nele l'affligée vivait solitaire près de Katheline, appelant d'amour le diable froid qui ne venait point.
- Ah! disait-elle, tu es riche, Hanske, mon mignon, & me pourrais rapporter les sept cents carolus. Alors Soetkin vivante reviendra des limbes sur la terre, & Claes rirait dans le ciel; bien tu le peux faire. Otez le feu, l'âme veut sortir, faites un trou l'âme veut sortir.
Et elle montrait sans cesse du doigt la place où avaient été les étoupes.
Katheline était bien pauvre, mais les voisins l'aidaient de fèves, de pain & de viande selon leurs moyens. La commune lui donnait quelque argent. Et Nele cousait des robes pour les riches bourgeoises, allait chez elles repasser le linge, & gagnait ainsi un florin par semaine.
Et Katheline disait toujours:
- Faites un trou, ôtez mon âme. Elle frappe pour sortir. Il rendra les sept cents carolus.
Et Nele pleurait l'écoutant.
XXIII
Cependant Ulenspiegel & Lamme, munis de leurs passes, entrèrent en une petite auberge adossée aux rochers de la Sambre, lesquels sont couverts d'arbres en certains endroits. Et sur l'enseigne il était écrit: Chez Marlaire.
Ayant bu maint flacon de vin de Meuse à la façon de Bourgogne & mangé force poissons à l'escavêche, ils devisaient avec l'hôte papiste de haute futaie, mais bavard comme pie, à cause du vin qu'il avait bu, & sans cesse clignant de l'oeil malicieusement: Ulenspiegel, devinant sous ce clignement quelque mystère, le fit boire davantage, si bien que l'hôte commença à danser & à s'éclater de rire, puis, se remettant à table:
- Bons catholiques, disait-il, je bois à vous.
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- A toi nous buvons, répondirent Lamme & Ulenspiegel. A l'extinction de toute peste de rébellion & d'hérésie. Nous buvons, répondirent Lamme & Ulenspiegel, qui sans cesse remplissaient le gobelet que l'hôte ne savait jamais voir plein.
- Vous êtes bonshommes, disait-il, je bois à Vos Générosités, je gagne sur le vin bu. Où sont vos passes?
- Les voici, répondit Ulenspiegel.
- Signées du duc, dit l'hôte. Je bois au duc.
- Au duc nous buvons, répondirent Lamme & Ulenspiegel.
L'hôte, poursuivant ses propos:
- En quoi prend-on les rats, souris & mulots. En ratières, mulottières, souricières. Qui est le mulot? C'est le grand hérétique orange comme le feu de l'enfer. Dieu est avec nous. Ils vont venir. Hé! hé! A boire! Verse; je cuis, je brûle. A boire! Très-beaux petits prédicants réformés... Je dis petits... beaux petits vaillants, forts soudards, des chênes... A boire! N'irez-vous pas avec eux au camp du grand hérétique? j'ai des passes signées de lui... Vous verrez leur besogne.
- Nous irons au camp, répondit Ulenspiegel.
- Ils s'y feront bien, & la nuit, si l'occasion se présente (& l'hôte fit en sifflant d'un homme en égorgeant un autre), Vent-d'Acier empêchera le merle Nassau de siffler davantage. Or çà, à boire, çà!
- Tu es gai, nonobstant que tu sois marié, répondit Ulenspiegel.
L'hôte dit:
- Je ne le suis ni ne le fus. Je tiens les secrets des princes. A boire. - Ma femme me les volerait sur l'oreiller, pour me faire pendre & être veuve plutôt que Nature ne le veut. Vive Dieu! ils vont venir... Où sont les passes nouvelles? Sur mon coeur chrétien. Buvons! Ils sont là, là, à trois cents pas sur le chemin, près de Marche-les-Dames. Les voyez-vous? Buvons!
- Bois, lui dit Ulenspiegel, bois; je bois au roi, au duc, aux prédicants, à Vent-d'Acier; je bois à toi, à moi; je bois au vin & à la bouteille. Tu ne bois point. Et à chaque santé, Ulenspiegel, lui remplissait son verre, & l'hôte le vidait.
Ulenspiegel le considéra quelque temps; puis, se levant:
- Il dort, dit-il; venons nous-en, Lamme.
Quand ils furent dehors:
- Il n'a point de femme pour nous trahir... La nuit va tomber... Tu as
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bien entendu ce que disait ce vaurien, & tu sais ce que sont les trois prédicants?
- Oui, dit Lamme.
- Tu sais qu'ils viennent de Marche-les-Dames en longeant la Meuse, & qu'il fera bon de les attendre sur le chemin avant que ne souffle le Vent-d'Acier.
- Oui, dit Lamme.
- Il faut sauver la vie au prince, dit Ulenspiegel.
- Oui, dit Lamme.
- Tiens, dit Ulenspiegel, prends mon arquebuse, va-t'en là dans le taillis, entre les rochers; charge-la de deux balles & tire quand je croasserai comme le corbeau.
- Je le veux, dit Lamme.
Et il disparut dans le taillis. Et Ulenspiegel entendit bientôt le craquement du rouet de l'arquebuse.
- Les vois-tu venir? dit-il.
- Je les vois, répondit Lamme. Ils sont trois, marchant comme soudards, & l'un d'eux dépasse les autres de la tête.
Ulenspiegel s'assit sur le chemin, les jambes en avant, marmonnant des prières sur un chapelet, comme font les mendiants. Et il avait son couvre-chef entre les genoux.
Quand les trois prédicants passèrent, il leur tendit son couvre-chef; mais ils n'y mirent rien.
Ulenspiegel, alors se levant, dit piteusement:
- Mes bons sires, ne refusez point un patard à un pauvre ouvrier carrier qui s'est cassé les reins tout dernièrement en tombant dans une mine. Ils sont durs dans ce pays & ne m'ont rien voulu donner pour soulager ma triste misère. Las! donnez-moi un patard, & je prierai pour vous. Et Dieu tiendra en joie, pendant toute leur vie, Vos Magnanimités.
- Mon fils, dit l'un des prédicants, homme robuste, il n'y aura plus de joie pour nous en ce monde tant qu'y règneront le pape & l'Inquisition.
Ulenspiegel soupira pareillement, disant:
- Las! que dites-vous, messeigneurs? Parlez bas, s'il plaît à Vos Grâces. Mais donnez-moi un patard.
- Mon fils, répondit un petit prédicant de trogne guerrière, nous autres, pauvres martyrs, n'avons de patards que ce qu'il nous faut pour nous sustenter en route.
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Ulenspiegel se jeta à genoux.
- Bénissez-moi, dit-il.
Les trois prédicants étendirent la main sur la tête d'Ulenspiegel sans dévotion.
Remarquant qu'ils étaient maigres & avaient toutefois de puissantes bedaines, il se releva, fit mine de choir, & cognant du front la bedaine du prédicant de haute taille, il y entendit un joyeux tintinabulement de monnaie.
Alors, se redressant & tirant son bragmart:
- Mes beaux pères, dit-il, il fait frais, je suis peu vêtu, vous l'êtes trop. Donnez-moi de votre laine, afin que je m'y puisse tailler un manteau. Je suis Gueux. Vive le Gueux!
Le grand prédicant répondit:
- Gueux accrêté, tu portes haut la crête; nous te l'allons couper.
- Couper! dit Ulenspiegel en se reculant; mais Vent-d'Acier soufflera pour vous avant de souffler pour le prince. Gueux je suis, vive le Gueux!
Les trois prédicants ahuris s'entre-dirent:
- D'où sait-il la nouvelle? Nous sommes trahis. Tue! Vive la Messe!
Et ils tirèrent de dessous leurs chausses de beaux bragmarts bien affilés.
Mais Ulenspiegel, sans les attendre, recula du côté des broussailles où Lamme se trouvait caché. Jugeant que les prédicants étaient à portée d'arquebuse, il dit:
- Corbeaux, noirs corbeaux, Vent-de-Plomb va souffler. Je chante votre crevaille.
Et il croassa.
Un coup d'arquebuse partit des broussailles, renversa la face contre terre le plus grand des prédicants, & fut suivi d'un second coup qui jeta sur le chemin le deuxième.
Et Ulenspiegel vit entre les broussailles la bonne trogne de Lamme, & son bras levé rechargeant en hâte son arquebuse.
Et une fumée bleue montait au-dessus des noires broussailles.
Le troisième prédicant, furieux de male rage, voulait à toute force débrancher Ulenspiegel, lequel disait:
- Vent-d'Acier ou Vent-de-Plomb, tu vas trépasser de ce monde en l'autre, infâme artisan de meurtres!
Et il l'attaqua, & il se défendit bravement.
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Et ils se tenaient tous deux face à face raidement sur le chemin, portant & parant les coups. Ulenspiegel était tout saignant, car son adversaire, habile soudard, l'avait blessé à la tête & à la jambe. Mais il attaquait & se défendait comme un lion. Le sang qui coulait de sa tête l'aveuglant, il rompit toutefois à grandes enjambées, s'essuya de la main gauche & se sentit faiblir. Il allait être tué si Lamme n'eût tiré sur le prédicant & ne l'eût fait tomber.
Et Ulenspiegel le vit & ouït vomir blasphème, sang & écume de mort.
Et la fumée bleue s'éleva au-dessus des noires broussailles, emmi lesquelles Lamme montra derechef sa bonne trogne.
- Est-ce fini? dit-il.
- Oui, mon fils, répondit Ulenspiegel. Mais viens...
Lamme, sortant de sa niche, vit Ulenspiegel tout couvert de sang. Courant alors comme cerf, nonobstant sa bedaine, il vint à Ulenspiegel, assis par terre, près des hommes tués:
- Il est blessé, dit-il, mon ami doux, blessé par ce vaurien meurtrier. Et d'un coup de talon, cassant les dents au prédicant le plus proche: Tu ne réponds pas, Ulenspiegel! Vas-tu mourir, mon fils? Où est ce baume? Ha! dans le fond de sa gibecière, sous les saucissons. Ulenspiegel, ne m'entends-tu point? Las! je n'ai point d'eau tiède pour laver ta blessure, ni nul moyen d'en avoir. Mais l'eau de Sambre suffira. Parle-moi, mon ami. Tu n'es point si rudement blessé, toutefois. Un peu d'eau, là, bien froide, n'est-ce pas? Il se réveille. C'est moi, mon fils, ton ami; ils sont tous morts! Du linge! du linge pour bander ses blessures. Il n'y en a point. Ma chemise donc. - Il se devêtit. - Et Lamme, poursuivant son propos: En morceaux, la chemise! Le sang s'arrête. Mon ami ne mourra point.
Ha! disait-il, qu'il fait froid le dos nu à cet air vif. Rhabillons-nous. Il ne mourra point. C'est moi, Ulenspiegel, moi, ton ami Lamme. Il sourit. Je vais dépouiller les meurtriers. Ils ont des bedaines de florins. Tripes dorées, carolus, florins, daelders, patards & des lettres! Nous sommes riches. Plus de trois cents carolus à partager. Prenons les armes & l'argent. Vent-d'Acier ne soufflera pas encore pour Monseigneur.
Ulenspiegel, claquant les dents à cause du froid, se leva.
- Te voilà debout, dit Lamme.
- C'est la force du baume, répondit Ulenspiegel.
- Baume de vaillance, répondit Lamme.
Puis, prenant un à un les corps des trois prédicants, il les jeta dans un
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trou, entre les rochers, leur laissant leurs armes & leurs habits, sauf le manteau.
Et tout autour d'eux, dans le ciel, croassaient les corbeaux attendant leur pâture.
Et la Sambre coulait comme fleuve d'acier sous le ciel gris.
Et la neige tomba, lavant le sang.
Et ils étaient soucieux toutefois. Et Lamme dit:
- J'aime mieux tuer un poulet qu'un homme.
Et ils remontèrent sur leurs ânes.
Aux portes de Huy, le sang coulait toujours; ils feignirent de se prendre de querelle, descendirent de leurs ânes & s'escrimèrent de leurs bragmarts, bien cruellement en apparence; puis ayant cessé le combat, ils remontèrent & entrèrent dans Huy après avoir montré leurs passes aux portes de la ville.
Les femmes voyant Ulenspiegel blessé & saignant, & Lamme jouant le vainqueur sur son âne, regardaient avec tendre pitié Ulenspiegel & montraient le poing à Lamme, disant: ‘Celui-ci est le vaurien qui blessa son ami.’
Lamme, inquiet, cherchait seulement parmi elles s'il ne voyait point sa femme.
Ce fut en vain, & il brassa mélancolie.
XXIV
- Où allons-nous? dit Lamme.
- A Maestricht, répondit Ulenspiegel.
- Mais, mon fils, on dit que l'armée du duc est là tout autour, & que lui-même se trouve dans la ville. Nos passes ne nous suffiront point. Si les soudards espagnols les trouvent bonnes, nous n'en serons pas moins retenus en ville & interrogés. Dans l'entre-temps ils apprendront la mort des prédicants, & nous aurons fini de vivre.
Ulenspiegel répondit:
- Les corbeaux, les hiboux & les vautours auront bientôt fini de leur viande; déjà, sans doute, ils ont le visage méconnaissable. Quant à nos
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passes, elles peuvent être bonnes; mais si l'on apprenait le meurtre, nous serions, comme tu le dis, appréhendés au corps. Il faut, toutefois, que nous allions à Maestricht en passant par Landen.
- Ils nous pendront, dit Lamme.
- Nous passerons, répondit Ulenspiegel.
Ainsi devisant, ils arrivèrent à l'auberge de la Pie, où ils trouvèrent bon repas, bon gîte & du foin pour leurs ânes.
Le lendemain, ils se mirent en route pour Landen.
Étant arrivés à une grande ferme auprès de la ville, Ulenspiegel siffla comme l'alouette, & tout aussitôt de l'intérieur lui répondit le clairon guerrier du coq. Un censier de bonne trogne parut sur le seuil de la ferme. Il leur dit:
- Amis, comme libres, vive le Gueux! entrez céans.
- Quel est celui-ci? demanda Lamme.
Ulenspiegel répondit:
- Thomas Utenhove, le vaillant réformé; ses servants & servantes de ferme travaillent comme lui pour la libre conscience.
Utenhove dit alors:
- Vous êtes les envoyés du prince. Mangez & buvez.
Et le jambon de crépiter dans la poêle & les boudins pareillement, & le vin de trotter & les verres de s'emplir. Et Lamme de boire comme le sable sec & de manger bien.
Garçons & filles de ferme venaient tour à tour pousser le nez à la porte entrebâillée pour le contempler besognant des mâchoires. Et les hommes, jaloux de lui, disaient qu'ils sauraient faire comme lui.
A la fin du repas, Thomas Utenhove dit:
- Cent paysans partiront d'ici cette semaine sous prétexte d'aller travailler aux digues à Bruges & aux environs. Ils voyageront par troupes de cinq à six & par différents chemins. Il y aura des barques à Bruges pour les transporter à Emden par la mer.
- Seront-ils pourvus d'armes & d'argent? demanda Ulenspiegel.
- Ils auront chacun dix florins & de grands coutelas.
- Dieu & le prince te récompenseront, dit Ulenspiegel.
- Je ne besogne point pour la récompense, répondit Thomas Utenhove.
- Comment faites-vous, dit Lamme en croquant de gros boudins noirs, comment faites-vous, monsieur l'hôte, pour obtenir un mets si parfumé, si succulent & de si fine graisse?
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- C'est, dit l'hôte, que nous y mettons de la cannelle & de l'herbe aux chats.
Puis parlant à Ulenspiegel:
- Edzard, comte de Frise, est-il toujours l'ami du prince?
Ulenspiegel répondit:
- Il s'en cache tout en donnant à Emden asile à ses navires
Et il ajouta:
- Nous devons aller à Maestricht.
- Tu ne le pourras point, dit l'hôte; l'armée du duc est devant la ville & aux alentours.
Puis, le conduisant au grenier, il lui montra au loin les enseignes & guidons des cavaliers & piétons, chevauchant & marchant dans la campagne.
Ulenspiegel dit:
- Je passerai au travers si vous, qui êtes puissant en ce lieu, me baillez permission de me marier. Quant à la femme, il me la faut mignonne, douce & belle, & voulant m'épouser, sinon pour toujours, au moins pour une semaine.
Lamme soupirait & disait:
- Ne le fais point, mon fils, elle te laisserait seul, brûlant au feu d'amour. Ton lit, où tu dors si coiment, te sera comme matelas de houx, t'enlevant le doux sommeil.
- Je prendrai femme, répondit Ulenspiegel.
Et Lamme, ne trouvant plus rien sur la table, fut bien marri. Toutefois ayant découvert des castrelins dans une écuelle, il les croqua mélancoliquement.
Ulenspiegel disait à Thomas Utenhove:
- Or çà, à boire çà, baillez-moi une femme riche ou pauvre. Je vais avec elle à l'église & fais bénir le mariage par le curé. Celui-ci nous donne le certificat d'épousaille, non valable puisqu'il est d'un papiste inquisiteur; nous y faisons stipuler que nous sommes tous bons chrétiens, ayant confessé & communié, vivant apostoliquement suivant les préceptes de notre sainte mère Église romaine, qui brûle ses enfants, & appelant ainsi sur nous les bénédictions de notre saint-père le Pape, des armées céleste & terrestre, des saints, des saintes, des doyens, curés, moines, soudards, happe-chair & autres bélitres. Munis dudit certificat, nous faisons les préparatifs du voyage accoutumé du festoiement de noces.
- Mais la femme? dit Thomas Utenhove.
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- Tu me la trouveras, répondit Ulenspiegel. Je prends donc deux chariots, je les fleuris de cercles garnis de branches de sapin, de houx & de fleurs de papier, je les remplis de quelques bonshommes que tu veux envoyer au prince.
- Mais la femme? dit Thomas Utenhove.
- Elle est ici sans doute, répondit Ulenspiegel.
Et pousuivant son propos:
- J'attèle deux de tes chevaux à l'un des chariots, nos deux ânes à l'autre. Je mets dans le premier chariot ma femme & moi, mon ami Lamme, les témoins de mariage; dans le second des joueurs de tambourin, de fifre & de scalmeye. Puis portant les joyeuses bannières d'épousailles, tambourinant, chantant, buvant, nous passons au grand trot de nos chevaux par le grand chemin qui nous conduit au Galgen-Veld, Champ de Potences, ou à la liberté.
- Je te veux aider, dit Thomas Utenhove. Mais les femmes & filles voudront suivre leurs hommes.
- Nous irons à la grâce de Dieu, dit une mignonne fillette poussant la tête à la porte entrebâillée.
- Il y aura, si besoin est, quatre chariots, dit Thomas Utenhove; ainsi nous ferons passer plus de vingt-cinq hommes.
- Le duc sera fait quinaud, dit Ulenspiegel.
- Et la flotte du prince servie par quelques bons soudards de plus, répondit Thomas Utenhove.
Faisant alors mander à son de cloche ses valets & suivantes, il leur dit:
- Vous tous qui êtes de Zélande, hommes & femmes, oyez: Ulenspiegel le Flamand, ci présent, veut que vous passiez par l'armée du duc nuptialement accoutrés.
Hommes & femmes de Zélande crièrent ensemble:
- Danger de mort! nous le voulons!
Et les hommes s'entredisaient:
- Il nous est joie de quitter la terre de servitude pour aller vers la mer libre. Si Dieu est pour, qui sera contre?
Des femmes & des filles disaient:
- Suivons nos maris & amis. Nous sommes de Zélande & y trouverons asile.
Ulenspiegel avisa une jeune & mignonne fillette, & lui dit se gaussant:
- Je te veux épouser.
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Mais elle, rougissante, répondit:
- Je veux de toi, mais à l'église seulement.
Les femmes riant s'entredirent:
- Son coeur tire à Hans Utenhove, fils du baes. Il part avec elle sans doute.
- Oui, répondit Hans.
Et le père lui disait:
- Tu le peux.
Les hommes se mirent en habit de fête, pourpoint & haut-de-chausses de velours, & le grand opperst-kleed par-dessus, & coiffés de larges couvre-chefs, garants de soleil & de pluie; les femmes en bas-de-chausses noirs & souliers déchiquetés; portant au front le grand bijou doré, à gauche pour les fillettes, à droite pour les femmes mariées; la fraise blanche au cou, le plastron de broderie en or, écarlate & azur, le jupon de laine noire, à larges raies de velours de la même couleur, les bas de laine noire & les souliers de velours à boucle d'argent.
Puis Thomas Utenhove s'en fut à l'église prier le prêtre de marier incontinent, pour deux rycksdaelders qu'il lui mit dans la main, Thylbert, fils de Claes, c'était Ulenspiegel, & Tannekin Pieters, ce à quoi le curé consentit.
Ulenspiegel alla donc à l'église suivi de toute la noce, & là il épousa devant le prêtre Tannekin si belle & mignonne, si accorte & bien en chair, qu'il eût volontiers mordu dans ses joues comme en une pomme d'amour. Et il le lui dit n'osant le faire par respect qu'il avait de sa douce beauté. Mais elle, boudeuse, lui dit:
- Laissez-moi; voici Hans qui vous regarde pour vous tuer.
Et une fillette, jalouse, lui dit:
- Cherche ailleurs; ne vois-tu point qu'elle a peur de son homme?
Lamme, se frottant les mains, s'écriait:
- Tu ne les auras point toutes, vaurien.
Et il était tout aise.
Ulenspiegel, prenant son mal en patience, retourna à la ferme avec la noce. Et là, il but, chanta & fut joyeux, trinquant avec la fillette jalouse. Ce dont Hans fut joyeux, mais non Tannekin, ni non plus le fiancé de la fillette.
A midi, par un clair soleil & un vent frais, les chariots s'en furent verdoyants & fleuris, toutes enseignes déployées, au son joyeux des tambourins, des scalmeyes, des fifres & des cornemuses.
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Au camp d'Albe était une autre fête. Les vedettes & sentinelles avancées, ayant sonné l'alarme, revinrent les unes après les autres, disant:
‘L'ennemi est proche; nous avons entendu le bruit des tambourins & fifres, & aperçu les enseignes. C'est un fort parti de cavalerie venu là pour vous attirer en quelque embuscade. Le corps d'armée est plus loin sans doute.’
Le duc fit aussitôt avertir les mestres de camp, colonels & capitaines, ordonna de mettre l'armée en bataille & envoya reconnaître l'ennemi.
Soudain apparurent quatre chariots allant vers les arquebusiers. Dans les chariots, les hommes & les femmes dansaient, les bouteilles trottaient & joyeusement glapissaient les fifres, geignaient les scalmeyes, battaient les tambours & ronflaient les cornemuses.
La noce ayant fait halte, d'Albe vint lui-même au bruit & vit la nouvelle épousée sur l'un des quatre chariots; Ulenspiegel, son époux, tout fleuri, à côté d'elle, & tous les paysans & paysannes, descendus à terre, dansant tous autour & offrant à boire aux soudards.
D'Albe & les siens s'étonnaient grandement de la simplicité de ces paysans qui chantaient & festoyaient quand tout était en armes autour d'eux.
Et ceux qui étaient dans les chariots donnèrent tout leur vin aux soudards.
Et ils furent par eux bien applaudis & fêtés.
Le vin manquant dans les chariots, les paysans & paysannes se remirent en route au son des tambourins, fifres & cornemuses, sans être inquiétés.
Et les soudards, joyeux, tirèrent en leur honneur une salve d'arquebusades.
Et ils entrèrent ainsi à Maestricht, où Ulenspiegel s'entendit avec les agents réformés pour envoyer, par bateaux, des armes & des munitions à la flotte du Taiseux.
Et ils firent de même à Landen.
Et ils s'en allaient ainsi par tout vêtus en manouvriers.
Le duc apprit le stratagème; & il en fut fait une chanson, laquelle lui fut envoyée, & dont le refrain était:
Duc de sang, duc niais,
As-tu vu l'épousée?
Et chaque fois qu'il avait fait une fausse manoeuvre les soudards chantaient:
Le duc a la berlue:
Il a vu l'épousée.
(Page 281)
XXV
Dans l'entre-temps, le roi Philippe brassait farouche mélancolie. En son orgueil dolent, il priait Dieu de lui donner pouvoir de vaincre l'Angleterre, de conquérir la France, de prendre Milan, Gênes, Venise, &, grand dominateur des mers, de régner ainsi sur l'entière Europe.
Songeant à ce triomphe, il ne riait point.
Il avait froid sans cesse; le vin ne le réchauffait point, ni non plus le feu de bois odorant brûlant toujours en la salle où il se tenait. Là, sans cesse écrivant, assis au milieu de tant de lettres qu'on en eût rempli cent tonnes, il songeait à l'universelle domination du monde, telle que l'exerçaient les empereurs de Rome; à sa haine jalouse pour son fils don Carlos, depuis que celui-ci avait voulu aller aux Pays-Bas, à la place du duc d'Albe, pour tâcher d'y régner sans doute, pensait-il. Et le voyant laid, contrefait, fou féroce & méchant, il le prenait en haine davantage. Mais il n'en parlait point.
Ceux qui servaient le roi Philippe & son fils don Carlos, ne savaient lequel des deux il leur fallait craindre le plus ou du fils agile, meurtrier, déchirant à coups d'ongle ses serviteurs, ou du père couard & sournois, se servant des autres pour frapper, & comme une hyène vivant de cadavres.
Les serviteurs s'effrayaient de les voir rôdant l'un autour de l'autre. Et ils disaient que bientôt il y aurait quelque mort à l'Escurial.
Or, ils apprirent bientôt que don Carlos avait été emprisonné pour crime de haute trahison. Et ils surent que de noir chagrin il se rongeait l'âme, qu'il s'était blessé au visage en voulant passer à travers les barreaux de sa prison pour s'échapper, & que madame Isabelle de France, sa mère, pleurait sans cesse.
Mais le roi Philippe ne pleurait point.
Le bruit leur vint que l'on avait donné à Don Carlos des figues vertes & qu'il était mort le lendemain, comme s'il fût endormi. Les médecins dirent: Sitôt qu'il eut mangé les figues le sang cessa de battre, les fonctions de la vie, telles que les veut Nature, furent interrompues; il ne sut plus ni cracher, ni vomir, ni rien faire sortir de son corps. Son ventre gonfla au trépassement.
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Le roi Philippe entendit la messe des morts pour Don Carlos, le fit enterrer dans la chapelle de sa royale résidence & mettre la pierre sur son corps, mais il ne pleura point.
Et les serviteurs s'entredisaient, narguant la princière épitaphe qui se trouvait sur la pierre du tombeau:
Ci git celui qui, mangeant des figues vertes,
Mourut sans avoir été malade.
A qui jaze qui en para desit verdad,
Morio sin infirmidad.
Et le roi Philippe regarda d'un oeil de luxure la princesse d'Eboli, laquelle était mariée. Il la pria d'amour, & elle céda.
Madame Isabelle de France, dont on disait qu'elle avait favorisé les desseins de Don Carlos sur les Pays-Bas, devint maigre & dolente. Et ses cheveux tombèrent par grosses mèches à la fois. Elle vomit souvent, & les ongles de ses pieds & de ses mains tombèrent. Et elle mourut.
Et Philippe ne pleura point.
Les cheveux du prince d'Eboli tombèrent pareillement. Il devint triste & se plaignit toujours. Puis les ongles de ses pieds & de ses mains tombèrent aussi.
Et le roi Philippe le fit enterrer.
Et il paya le deuil de la veuve & ne pleura point.
XXVI
En ce temps-là, quelques femmes & filles de Damme vinrent demander à Nele si elle voulait être la fiancée de mai & se cacher dans les broussailles avec le fiancé qu'on lui trouverait; car, disaient les femmes, non sans jalousie, il n'est pas un seul homme jeune en tout Damme & aux environs, qui ne voudrait se fiancer à toi, qui restes si belle, sage & fraîche: don de sorcière, sans doute.
- Commères, répondait Nele, dites aux jeunes hommes qui me recher-
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chent: Le coeur de Nele n'est point ici, mais à celui qui vague pour délivrer la terre des pères. Et si je suis fraîche, ainsi que vous le dites, ce n'est pas don de sorcière, mais de santé.
Les commères répondaient:
- Katheline est soupçonnée, toutefois.
- Ne croyez point aux paroles des méchants, répondait Nele; Katheline n'est point sorcière. Messieurs de la justice lui brûlèrent des étoupes sur la tête & Dieu la frappa de folie.
Et Katheline, hochant la tête dans un coin où elle était accroupie, disait:
- Otez le feu, il reviendra Hanske, mon mignon.
Les commères demandant quel était ce Hanske, Nele répondait:
- C'est le fils de Claes, mon frère de lait, qu'elle croit avoir perdu depuis que Dieu l'a frappée.
Et les bonnes commères donnaient des patards d'argent à Katheline. Et quand ils étaient neufs, elle les montrait à quelqu'un que nul ne voyait, disant:
- Je suis riche, riche d'argent reluisant. Viens, Hanske, mon mignon; je payerai mes amours.
Et les commères s'en étant allées, Nele pleurait en la chaumine solitaire. Et elle songeait à Ulenspiegel vaguant dans les lointains pays sans qu'elle le pût suivre, & à Katheline qui gémissant: Otez le feu! tenait souvent à deux mains sa poitrine, montrant par là que le feu de folie brûlait la tête & le corps fiévreusement.
Et dans l'entre-temps, le fiancé & la fiancée de mai se cachèrent dans les herbes.
Celui ou celle qui trouvait l'un d'eux était, selon le sexe de sa trouvaille & le sien, roi ou reine de la fête.
Nele entendit les cris de joie des garçons & des filles lorsque la fiancée de mai fut trouvée au bord d'un fossé, cachée dans les hautes herbes.
Et elle pleurait songeant au doux temps où on la cherchait, elle & son ami Ulenspiegel.
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XXVII
Cependant Lamme & lui califourchonnaient jambe de ci, jambe de là sur leurs ânes:
- Or çà, écoute, Lamme, dit Ulenspiegel, les nobles des Pays-Bas, par jalousie contre d'Orange, ont trahi la cause des confédérés, la sainte alliance, vaillant compromis signé pour le bien de la terre des pères. D'Egmont & de Hornes furent traîtres pareillement & sans profit pour eux; Brederode est mort, il ne nous reste plus en cette guerre que le pauvre populaire de Brabant & de Flandres attendant des chefs loyaux pour aller en avant; & puis, mon fils, les îles, les îles de Zélande, la Noord Hollande aussi, dont le prince est gouverneur; & plus loin encore, sur la mer, Edzard comte d'Emden & de l'Oost Frise.
- Las! dit Lamme, je le vois clairement, nous pérégrinons entre la corde, la roue & le bûcher, mourant de faim, baillant de soif, sans nul espoir de repos.
- Nous ne sommes qu'au début, répondit Ulenspiegel. Daigne considérer que tout y est plaisir pour nous, tuant nos ennemis, nous gaussant d'eux, ayant des florins plein nos gibecières; bien lestés de viande, de bière, de vin & de brandevin. Que te faut-il de plus, sac de plumes? Veux-tu que nous vendions des ânes & achetions des chevaux?
- Mon fils, dit Lamme, le trot d'un cheval est bien dur pour un homme de ma corpulence.
- Tu t'asseiras sur ta monture ainsi que font les paysans, répondit Ulenspiegel, & nul ne se gaussera de toi, puisque tu es vêtu en paysan & ne portes point l'épée comme moi, mais seulement l'épieu.
- Mon fils, dit Lamme, es-tu sûr que nos deux passes pourront servir dans les petites villes?
- N'ai-je point le certificat du curé, dit Ulenspiegel, avec le grand cachet de cire rouge de l'église y pendant à deux queues de parchemin, & nos billets de confession? Les soudards & happe-chair du duc ne peuvent rien contre deux hommes si bien munis. Et les patenôtres noires que nous avons à vendre? Nous sommes reiters tous deux, toi Flamand & moi Allemand, voyageant, par ordre exprès du duc, pour gagner à la sainte foi
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catholique, par vente de choses bénies, les hérétiques de ce pays. Nous entrerons ainsi partout, chez les nobles seigneurs & dans les grasses abbayes. Et ils nous donneront une onctueuse hospitalité. Et nous surprendrons leurs secrets. Lèche-toi les babouines, mon ami doux.
- Mon fils, dit Lamme, nous faisons-là le métier d'espions.
- Par droit & loi de guerre, répondit Ulenspiegel.
- S'ils apprennent le fait des trois prédicants, nous mourrons sans doute, dit Lamme.
Ulenspiegel chanta:
J'ai mis vivre sur mon drapeau,
Vivre toujours à la lumière.
De cuir est ma peau première,
D'acier ma seconde peau.
Mais Lamme, soupirant:
- Je n'ai qu'une peau bien molle, le moindre coup de dague la trouerait incontinent. Nous ferions mieux de nous adonner à quelque utile métier que de courir ainsi la pretantaine par monts & par vaux, pour servir tous ces grands princes qui, les pieds dans des houseaulx de velours, mangent des ortolans sur des tables dorées. A nous les coups, dangers, bataille, pluie, grêle, neige, soupes maigres des vagabonds. A eux, les fines andouilles, gras chapons, grives parfumées, poulardes succulentes.
- L'eau t'en vient à la bouche, mon ami doux, dit Ulenspiegel.
- Où êtes-vous, pain frais, koekebacken dorées, crèmes délicieuses? Mais où es-tu, ma femme?
Ulenspiegel répondit:
- Les cendres battent sur mon coeur & me poussent à la bataille. Mais toi, doux agneau qui n'as à venger ni la mort de ton père ni de ta mère, ni le chagrin de ceux que tu aimes, ni ta présente pauvreté, laisse-moi seul marcher où je dois si les fatigues de guerre t'effraient.
- Seul? dit Lamme.
Et il arrêta tout net son âne, qui se mit à ronger un bouquet de chardons, dont il y avait sur ce chemin grand planté. L'âne d'Ulenspiegel s'arrêta & mangea pareillement.
- Seul? dit Lamme. Tu ne me laisseras point seul, mon fils, ce serait une insigne cruauté. Avoir perdu ma femme & perdre encore un ami, cela ne se peut. Je ne geindrai plus, je te le promets. Et, puisqu'il le faut, - & il leva
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la tête fièrement, - j'irai sous la pluie des balles, oui! Et au milieu des épées, oui! en face de ces vilains soudards qui boivent le sang comme des loups. Et si un jour je tombe à tes pieds saignant & frappé à mort, enterre-moi, &, si tu vois ma femme, dis-lui que je mourus pour n'avoir pas su vivre sans être aimé de quelqu'un en ce monde. Non, je ne le pourrais point, mon fils Ulenspiegel.
Et Lamme pleura. Et Ulenspiegel fut attendri voyant ce doux courage.
XXVIII
En ce temps-là le duc, divisant son armée en deux corps, fit marcher l'un vers le duché de Luxembourg, & l'autre vers le marquisat de Namur.
- C'est, dit Ulenspiegel, quelque militaire résolution à moi inconnue; ce m'est tout un, allons vers Maestricht avec confiance.
Comme ils longeaient la Meuse près de la ville, Lamme vit Ulenspiegel regarder attentivement tous les bateaux qui voguaient sur le fleuve & s'arrêter devant l'un d'eux portant une sirène à la proue. Et cette sirène tenait un écusson où était marqué en lettres d'or sur fond de sable le signe J-H-S, qui est celui de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Ulenspiegel fit signe à Lamme de s'arrêter & se mit à chanter comme alouette joyeusement.
Un homme vint sur le bateau, chanta comme le coq, puis, sur un signe d'Ulenspiegel, qui brayait comme un âne & lui montrait le populaire assemblé sur le quai, se mit à braire comme un âne terriblement. Les deux baudets d'Ulenspiegel & de Lamme couchèrent les oreilles & chantèrent leur chanson de nature.
Des femmes passaient, des hommes aussi montant des chevaux de halage, & Ulenspiegel dit à Lamme:
- Ce batelier se gausse de nous & de nos montures. Si nous l'allions attaquer sur son bateau?
- Qu'il vienne ici plutôt, répondit Lamme.
Une femme alors parla & dit:
- Si vous ne voulez revenir les bras coupés, les reins cassés, le mufle en pièces, laissez braire à l'aise ce Stercke Pier.
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- Hi han! hi han! hi han! faisait le batelier.
- Laissez-le chanter, dit la commère, nous l'avons vu l'autre jour lever sur les épaules une charrette chargée de lourds tonneaux de bière, & arrêter une autre charrette traînée par un vigoureux cheval. Là, dit-elle en montrant l'auberge de la Blauwe-Torren, la Tour Bleue, il a percé de son couteau, lancé à vingt pas, une planche de chêne de douze pouces d'épaisseur.
- Hi han! hi han! hi han! faisait le batelier, tandis qu'un garçonnet de douze ans montait sur le pont du bateau & se mettait à braire pareillement.
Ulenspiegel répondit:
- Il ne nous chault de ton Pierre le Fort! Si Stercke Pier qu'il soit, nous le sommes plus que lui, & voilà mon ami Lamme qui en mangerait deux de sa taille sans hoqueter.
- Que dis-tu, mon fils? demanda Lamme.
- Ce qui est, répondit Ulenspiegel; ne me contredis point par modestie. Oui, bonnes gens, commères & manouvriers, tantôt vous le verrez besogner des bras & réduire à néant ce fameux Stercke Pier.
- Tais-toi, dit Lamme.
- Ta force est connue, répondit Ulenspiegel, tu ne la pourrais cacher.
- Hi han! faisait le batelier, hi han! faisait le garçonnet.
Soudain Ulenspiegel chanta de nouveau comme une alouette bien mélodieusement. Et les hommes, les femmes & manouvriers, ravis d'aise, lui demandaient où il avait appris ce divin sifflement.
- En paradis, d'où je viens tout droit, répondit Ulenspiegel.
Puis, parlant à l'homme qui ne cessait de braire & de le montrer du doigt par moquerie:
- Pourquoi restes-tu là, vaurien, sur ton bateau? N'oses-tu point venir à terre te gausser de nous & de nos montures?
- Ne l'oses-tu point? disait Lamme.
- Hi han! hi han! faisait le batelier. Messires baudets baudoyant, montez sur mon bateau.
- Fais comme moi, dit tout bas Ulenspiegel à Lamme.
Et parlant au batelier:
- Si tu es le Stercke Pier, moi je suis Thyl Ulenspiegel. Et ces deux-ci sont nos ânes Jef & Jan, qui savent mieux braire que toi, car c'est leur parler naturel. Quant à monter sur tes planches mal jointes, nous ne le voudrions point. Ton bateau est comme une cuvelle, chaque fois qu'une
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vague le pousse il recule, & il ne saurait marcher que comme les crabes, de côté.
- Oui, comme les crabes! disait Lamme.
Le batelier alors parlant à Lamme:
- Que marmounes-tu là entre les dents, bloc de lard?
Lamme, entrant en rage, dit:
- Mauvais chrétien, qui me reproches mon infirmité, sache que mon lard est à moi & provient de ma bonne nourriture, tandis que toi, vieux clou rouillé, tu ne vécus que de vieux harengs saurs, de mêches de chandelles, de peaux de stockfisch, à en juger par ta viande maigre, que l'on voit passer à travers les trous de ton haut-de-chausses.
- Ils vont s'entrecogner raidement, disaient les hommes, femmes & manouvriers, réjouis & curieux.
- Hi han! hi han! faisait le batelier.
Lamme voulut descendre de son baudet pour ramasser des pierres & les jeter au batelier.
- Ne jette pas de pierres, dit Ulenspiegel.
Le batelier parla à l'oreille du garçonnet hihannant à côté de lui sur le bateau. Celui-ci détacha un batelet des flancs du bateau, &, à l'aide d'une gaffe qu'il maniait habilement, s'approcha de la rive. Quand il fut tout près, il dit, se tenant debout fièrement:
- Mon baes vous demande si vous osez venir sur le bateau & engager a bataille avec lui par le poing & le pied. Ces bonshommes & commères seront témoins.
- Nous le voulons, dit Ulenspiegel bien dignement.
- Nous acceptons le combat, dit Lamme avec grande fierté.
Il était midi, les manouvriers diguiers, paveurs, constructeurs de navires, leurs femmes munies de la pitance de leurs hommes, les enfants qui venaient voir leurs pères se restaurer de fèves ou de viande bouillie; tous riaient, battaient des mains à l'idée d'une bataille prochaine, espérant avec gaieté que l'un ou l'autre des combattants aurait la tête cassée, ou tomberait en pièces dans la rivière pour leur réjouissement.
- Mon fils, disait Lamme tout bas, il va nous jeter à l'eau.
- Laisse-toi jeter, disait Ulenspiegel.
- Le gros homme a peur, disait la foule des manouvriers.
Lamme, toujours assis sur son âne, se retourna sur eux & les regarda avec colère, mais ils le huèrent.
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- Allons sur le bateau, dit Lamme, ils verront si j'ai peur.
A ces mots il fut hué de nouveau, & Ulenspiegel dit:
- Allons sur le bateau.
Étant descendus de leurs ânes, ils jetèrent les brides au garçonnet, lequel caressait les baudets amicalement & les menait où il voyait des chardons.
Puis Ulenspiegel prit la gaffe, fit entrer Lamme dans le batelet, cingla vers le bateau, où, à l'aide d'une corde, il monta précédé de Lamme, suant & soufflant.
Quand il fut sur le pont de la barque, Ulenspiegel se baissa comme s'il voulait lacer ses bottines, & dit quelques mots au batelier, lequel sourit & regarda Lamme. Puis il vociféra contre lui mille injures, l'appelant vaurien, bouffi de graisse criminelle, graine de prison, pap-eter, mangeur de bouillie, & lui disant: ‘Grosse baleine, combien de tonnes d'huile donnes-tu quand on te saigne?’
Tout soudain, sans répondre, Lamme se lança sur lui comme un boeuf furieux, le terrassa, le frappa de toute sa force, mais ne lui faisait pas grand mal à cause de la grasse faiblesse de ses bras. Le batelier, tout en faisant semblant de résister, se laissait faire, & Ulenspiegel disait: ‘Ce vaurien payera à boire.’
Les hommes, femmes & manouvriers, qui de la rive regardaient la bataille, disaient: ‘Qui eût cru que ce gros homme fût si impétueux?’
Et ils battaient des mains tandis que Lamme frappait comme un sourd. Mais le batelier ne prenait d'autres soins que de préserver son visage. Soudain, Lamme fut vu, le genou sur la poitrine du Stercke Pier, le tenant d'une main à la gorge & levant l'autre pour frapper.
- Crie grâce, disait-il furieux, ou je te fais passer à travers les planches de ta cuvelle!
Le batelier, toussant pour montrer qu'il ne savait crier, demanda grâce de la main.
Alors Lamme fut vu relever généreusement son ennemi, qui bientôt se trouva debout, &, tournant le dos aux spectateurs, tira la langue à Ulenspiegel, lequel éclatait de rire de voir Lamme, secouant fièrement la plume de son béret, marcher en grand triomphe sur le bateau.
Et les hommes, femmes, garçonnets & fillettes, qui étaient sur la rive, applaudissaient de leur mieux, disant: ‘Vive le vainqueur du Stercke Pier! C'est un homme de fer. Vîtes-vous comme il le dauba du poing
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& comme d'un coup de tête il le renversa sur le dos? Voici qu'ils vont boire maintenant pour faire la paix. Le Stercke Pier monte de la cale avec du vin & des saucissons.’
De fait, le Stercke Pier était monté avec deux hanaps & une grande pinte de vin blanc de Meuse. Et Lamme & lui avaient fait la paix. Et Lamme, tout joyeux à cause de son triomphe, à cause du vin & des saucissons, lui demandait, en lui montrant une cheminée de fer qui dégorgeait une fumée noire & épaisse, quelles étaient les fricassées qu'il faisait dans la cale.
- Cuisine de guerre, répondait le Stercke Pier en souriant.
La foule des manouvriers, des femmes & des enfants s'étant dispersée pour retourner au travail ou au logis, le bruit courut bientôt de bouche en bouche qu'un gros homme, monté sur un âne & accompagné d'un petit pèlerin, monté également sur un âne, était plus fort que Samson & qu'il fallait se garder de l'offenser.
Lamme buvait & regardait le batelier victorieusement.
Celui-ci dit soudain:
- Vos baudets s'ennuient là-bas.
Puis, amenant le bateau contre le quai, il descendit à terre, prit un des ânes par les pieds de devant & les pieds de derrière, &, le portant comme Jésus portait l'agneau, le déposa sur le pont du bateau. Puis, en ayant fait de même de l'autre sans souffler, il dit:
- Buvons.
Le garçonnet sauta sur le pont.
Et ils burent. Lamme ébahi ne savait plus si c'était lui-même, natif de Damme, qui avait battu cet homme robuste, & il n'osait plus le regarder qu'à la dérobée, sans aucun triomphe, craignant qu'il ne lui prît envie de le prendre comme il avait fait des baudets & de le jeter tout vif dans la Meuse, par rancune de sa défaite.
Mais le batelier, souriant, l'invita gaiement à boire encore, & Lamme se remit de sa frayeur & le regarda derechef avec une assurance victorieuse.
Et le batelier & Ulenspiegel riaient.
Dans l'entre-temps, les baudets, ébahis de se trouver sur un plancher qui n'était point celui des vaches, avaient baissé la tête, couché les oreilles, & de peur n'osaient boire. Le batelier leur alla quérir un des picotins d'avoine qu'il donnait aux chevaux qui hâlaient sa barque, après l'avoir acheté lui-même, afin de n'être point volé par les conducteurs sur le prix du fourrage.
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Quand les baudets virent le picotin, ils marmonnèrent les patenôtres de gueule en regardant le pont du bateau mélancoliquement & n'y osant, de peur de glisser, bouger du sabot.
Sur ce, le batelier dit à Lamme & à Ulenspiegel:
- Allons à la cuisine.
- Cuisine de guerre, dit Lamme inquiet.
- Cuisine de guerre, mais tu peux y descendre sans crainte, mon vainqueur.
- Je n'ai point de crainte & je te suis, dit Lamme.
Le garçonnet se mit au gouvernail.
En descendant, ils virent partout des sacs de grains, de fèves, de pois, des choux, des carottes & autres légumes.
Le batelier leur dit alors en ouvrant la porte d'une petite forge:
- Puisque vous êtes des hommes au coeur vaillant qui connaissez le cri de l'alouette; l'oiseau des libres, & le clairon guerrier du coq, & le braire de l'âne, le doux travailleur, je veux vous montrer ma cuisine de guerre. Cette petite forge, vous la trouverez dans la plupart des bateaux de Meuse. Nul ne la peut suspecter, car elle sert à remettre en état les ferrures des navires; mais ce que tous ne possèdent point, ce sont les beaux légumes contenus en ces placards.
Alors, écartant quelques pierres qui couvraient le fond de la cale, il leva quelques planches, en tira un beau faisceau de canons, d'arquebuses, & le levant, comme il l'eût fait d'une plume, il le remit à sa place, puis il leur montra des fers de lance des hallebardes, des lames d'épées, des sachets de balles & de poudre.
- Vive le Gueux! dit-il; ici sont les fèves & la sauce, les crosses sont les gigots, les salades ce sont les fers de hallebardes, & ces canons d'arquebuse sont des jarrets de boeuf pour la soupe de liberté. Vive le Gueux! Où me faut-il porter cette nourriture? demanda-t-il à Ulenspiegel.
Ulenspiegel répondit:
- A Nimègue, où tu entreras avec ton bateau plus chargé encore de vrais légumes, à toi apportés par des paysans, que tu prendras à Etsen, à Stephansweert & à Ruvemarde. Et ceux-là aussi chanteront comme l'alouette, oiseau des libres, tu répondras par le clairon guerrier du coq. Tu iras chez le docteur Pontus, demeurant près du Nieuwe-Waal; tu lui diras que tu viens en ville avec des légumes, mais que tu crains la sécheresse. Pendant que les paysans iront au marché vendre les légumes trop
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cher pour qu'on les achète, il te dira ce qu'il faut faire de tes armes. Je pense toutefois qu'il t'ordonnera de passer, non sans péril, par le Wahal, la Meuse ou le Rhin, échangeant les légumes contre des filets à vendre, pour vaquer avec les bateaux de pêche d'Harlingen, où sont beaucoup de matelots connaissant le chant de l'alouette; longer la côte par les Waden, gagner le Lauwer-Zee, échanger les filets contre du fer & du plomb, donner des costumes de Marken, de Vlieland ou d'Ameland à tes paysans, te tenir un peu sur les côtes, péchant & salant ton poisson pour le garder & non pour le vendre, car boire frais & guerroyer salé est chose légitime.
- Adoncques, buvons, dit le batelier.
Et ils montèrent sur le pont.
Mais Lamme, brassant mélancolie:
- Monsieur le batelier, dit-il soudainement, vous avez ici en votre forge un petit feu si brillant, que pour sûr on y ferait cuire le plus suave des hochepots. Mon gosier est altéré de soupe.
- Je te vais rafraîchir, dit l'homme.
Et bientôt il lui servit une soupe grasse, où il avait fait bouillir une grosse tranche de jambon salé.
Quand Lamme en eut avalé quelques cuillerées, il dit au batelier:
- La gorge me pèle, la langue me brûle: ce n'est point là du hochepot.
- Boire frais & guerroyer salé, c'était écrit, repartit Ulenspiegel.
Le batelier remplit donc les hanaps, & dit:
- Je bois à l'alouette, oiseau de liberté.
Ulenspiegel dit:
- Je bois au coq claironnant la guerre.
Lamme dit:
- Je bois à ma femme; qu'elle n'ait jamais sois, la bonne aimée.
- Tu iras jusqu'à Emden par la mer du Nord, dit Ulenspiegel au batelier. Emden nous est un refuge.
- La mer est grande, dit le batelier.
- Grande pour la bataille, dit Ulenspiegel.
- Dieu est avec nous, dit le batelier.
- Qui donc contre nous? repartit Ulenspiegel.
- Quand partez-vous? dit-il.
- Tout de suite, repartit Ulenspiegel.
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- Bon voyage & vent arrière. Voici de la poudre & des balles.
Et, les baisant, il les conduisit, après avoir porté comme des agnelets sur son cou & ses épaules les deux baudets.
Ulenspiegel & Lamme les ayant montés, ils partirent pour Liége.
- Mon fils, dit Lamme tandis qu'ils cheminaient, comment cet homme si fort s'est-il laissé dauber par moi si cruellement?
- Afin, dit Ulenspiegel, que partout où nous irons la terreur te précède. Ce nous sera une meilleure escorte que vingt landsknechts. Qui osera désormais attaquer Lamme, le puissant, le victorieux; Lamme, le taureau sans pareil, qui terrassa d'un coup de tête, au vu & au sçu d'un chacun le Stercke Pier, Pierre le fort, qui porte les baudets comme des agneaux & lève d'une épaule toute une charrette de tonneaux de bière? Chacun te connaît ici déjà, tu es Lamme le redoutable, Lamme l'invincible, & je marche à l'ombre de ta protection. Chacun te connaîtra sur la route que nous allons parcourir, nul ne t'osera regarder de mauvais oeil, & vu le grand courage des hommes, tu ne trouveras partout sur ton chemin que bonnetades, salutations, hommages & vénérations adressées à la force de ton poing redoutable.
- Tu parles bien, mon fils, dit Lamme, se redressant sur sa selle.
- Et je dis vrai, repartit Ulenspiegel. Vois-tu ces faces curieuses aux premières maisons de ce village? On se montre du doigt Lamme, l'horrifique vainqueur. Vois-tu ces hommes qui te regardent avec envie & ces couards chétifs qui ôtent leurs couvre-chefs? Réponds à leur salut, Lamme, mon mignon; ne dédaigne point le faible populaire. Vois, les enfants savent ton nom & le répètent avec crainte.
Et Lamme passait fièrement, saluant à droite & à gauche comme un roi. Et la nouvelle de sa vaillance le suivit de bourg en bourg, de ville en ville, jusques à Liège, Chocquien, la Neuville, Vesin & Namur qu'ils évitèrent, à cause des trois prédicants.
Ils marchèrent ainsi longtemps, suivant les rivières, fleuves & canaux. Et partout au chant de l'alouette répondait le chant du coq. Et partout pour l'oeuvre de liberté, l'on sondait, battait & fourbissait les armes qui partaient sur des navires longeant les côtes.
Et elles passaient aux péages dans des tonneaux, dans des caisses, dans des paniers.
Et il se trouvait toujours de bonnes gens pour les recevoir & les cacher en lieu sûr, avec la poudre & les balles jusques à l'heure de Dieu.
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Et Lamme cheminant avec Ulenspiegel, toujours précédé de sa réputation victorieuse, commença de croire lui-même à sa grande force, &, devenant fier & belliqueux, il se laissa croître le poil. Et Ulenspiegel le nomma Lamme le Lion.
Mais Lamme ne demeura point constant en ce dessein à cause des chatouillements de la pousse, le quatrième jour. Et il fit passer le rasoir sur sa face victorieuse, laquelle apparut de nouveau à Ulenspiegel ronde & pleine comme un soleil, allumé au feu de bonne nourriture.
Ce fut ainsi qu'ils vinrent à Stockem.
XXIX
Vers la tombée de la nuit, ayant laissé leurs ânes à Stockem, ils entrèrent dans la ville à Anvers.
Et Ulenspiegel dit à Lamme:
- Voici la grande cité, l'entier monde entasse ici ses richesses: or, argent, épices, cuir doré, tapis de Gobelin, draps, étoffes de velours, de laine & de soie; fèves, pois, grains, viande & farine, cuirs salés, vins de Louvain, de Namur, de Luxembourg, de Liége, Landtwyn de Bruxelles & d'Aerschot, vins de Buley dont le vignoble est près de la porte de la Plante à Namur, les vins du Rhin, d'Espagne & de Portugal; huile de raisin d'Aerschot qu'ils appellent Landolium; les vins de Bourgogne, de Malvoisie & tant d'autres. Et les quais sont encombrés de marchandises.
Ces richesses de la terre & de l'humaine besogne attirent en ce lieu les plus belles filles folles qui soient.
- Tu deviens songeur, dit Lamme.
Ulenspiegel répondit:
- Je trouverai parmi elles les sept. Il m'a été dit:
En ruines, sang & larmes cherche.
Qu'est-ce donc qui plus que filles folles est cause de ruine? N'est-ce pas auprès d'elles que les pauvres hommes affolés perdent leurs beaux carolus, brillants & clinquants; leurs bijoux, chaînes, bagues, & s'en revont sans
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pourpoint, loqueteux & dépenaillés, voire sans linge; tandis qu'elles engraissent de leurs dépouilles? Où est le sang rouge & limpide qui courait dans leurs veines? C'est jus de poireau maintenant. Ou bien, pour jouir de leur doux & mignons corps, ne se battent-ils point au couteau, à la dague, à l'épée sans miséricorde? Les cadavres emportés, blêmes & saignants, sont des cadavres de pauvres affolés d'amour. Quand le père gronde & demeure sinistre sur son siège, que ses cheveux blancs semblent plus blancs & plus raides, que de ses yeux secs, où brûle le chagrin de la perte de l'enfant, les larmes ne veulent point sortir; que la mère, silencieuse & blême comme une morte, pleure comme si elle ne voyait plus devant elle que ce qu'il y a de douleurs en ce monde, qui fait couler ces larmes? Les filles folles qui n'aiment qu'elles & l'argent, & tiennent le monde pensant, travaillant, philosophant, attaché au bout de leur ceinture dorée. Oui, c'est là que sont les sept & nous irons, Lamme, chez les filles. Ta femme y est peut-être; ce sera double coup de filet.
- Je le veux, dit Lamme.
On était pour lors en juin, vers la fin de l'été, quand le soleil déjà roussit les feuilles des marronniers, que les oiselets chantent dans les arbres & qu'il n'est ciron si petit qui ne susurre d'aise d'avoir si chaud dans l'herbe.
Lamme errait à côté d'Ulenspiegel par les rues d'Anvers, baissant la tête & traînant son corps comme une maison.
- Lamme, dit Ulenspiegel, tu brasses mélancolie; ne sais-tu donc point que rien ne fait plus de mal à la peau; si tu persistes en ton chagrin, tu la perdras par bandes. Et ce sera une belle parole à entendre quand on dira de toi: Lamme le pelé.
- J'ai faim, dit Lamme.
- Viens manger, dit Ulenspiegel.
Et ils allèrent ensemble aux Vieux-Degrés, où ils mangèrent des choesels & burent de la dubbel-kuit tant qu'ils en purent porter.
Et Lamme ne pleurait plus.
Et Ulenspiegel disait:
- Bénie soit la bonne bière qui te fait l'âme tout ensolleillée! Tu ris & secoues ta bedaine. Que j'aime à te voir, danse de tripes joyeuses!
- Mon fils, dit Lamme, elles danseraient bien davantage si j'avais le bonheur de retrouver ma femme.
- Allons la chercher, dit Ulenspiegel.
Ils vinrent ainsi dans le quartier du Bas-Escaut.
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- Regarde, dit Ulenspiegel à Lamme, cette maisonnette tout en bois, avec de belles croisées bien ouvrées & fenestrées de petits carreaux; considère ces rideaux jaunes & cette lanterne rouge. Là, mon fils, derrière quatre tonneaux de bruinbier, d'uitzet, de dobbel-kuit & de vin d'Amboise, siège une belle baesinne de cinquante ans ou davantage. Chaque année qu'elle vécut lui fit une nouvelle couche de lard. Sur l'un des tonneaux brille une chandelle, & il y a une lanterne accrochée aux solives du plafond. Il fait là clair & noir, noir pour l'amour, clair pour le payement.
- Mais, dit Lamme, c'est un couvent de nonnains du diable, & cette baefinne en est l'abbesse.
- Oui, dit Ulenspiegel, c'est elle qui mène, au nom du seigneur Belzebuth, dans la voie du péché, quinze belles filles d'amoureuse vie, lesquelles trouvent chez elle refuge & nourriture, mais il leur est défendu d'y dormir.
- Tu connais ce couvent? dit Lamme.
- J'y vais chercher ta femme. Viens.
- Non, dit Lamme, j'ai réfléchi & n'y entre point.
- Laisseras-tu ton ami s'exposer tout seul au milieu de ces Astartés?
- Qu'il n'y aille point, dit Lamme.
- Mais s'il y doit aller pour trouver les sept & ta femme? repartit Ulenspiegel.
- J'aimerais mieux dormir, dit Lamme.
- Viens donc alors, dit Ulenspiegel ouvrant la porte & poussant Lamme devant lui. Vois, la baesinne se tient derrière ses tonneaux, entre deux chandelles: la salle est grande, à plafond de chêne noirci, aux solives enfumées. Tout autour règnent des bancs, des tables aux pieds boiteux, couvertes de verres, de pintes, de gobelets, de hanaps, de cruches, de flacons, de bouteilles & d'autres engins de buverie. Au milieu sont encore des tables & des chaises, sur lesquelles trônent des heuques, qui sont capes de commères, des ceintures dorées, des patins de velours, des cornemuses, des fifres, des scalmeyes. Dans un coin est une échelle qui mène à l'étage. Un petit bossu pelé joue sur un clavecin monté sur des pieds de verre qui faisaient grincer le son de l'instrument. Danse, mon bedon. Quinze belles filles folles sont assises, qui sur les tables, qui sur les chaises, jambe de ci, jambe de là, penchées, redressées, accoudées, renversées, couchées sur le dos ou le côté, à leur fantaisie, vêtues de blanc, de rouge, les bras nus ainsi que les épaules & la poitrine jusqu'au milieu du corps. Il y en a de
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toutes sortes; choisis! aux unes la lumière des chandelles, caressant leurs cheveux blonds, laisse dans l'ombre leurs yeux bleus dont on ne voit que l'humide feu briller. D'autres, regardant le plafond, soupirent sur la viole quelque ballade d'Allemagne. D'aucunes, rondes, brunes, grasses, éhontées, boivent à pleins hanaps le vin d'Amboise, montrent leurs bras ronds, nus jusqu'à l'épaule, leur robe entrebâillée, d'où sortent les pommes de leurs seins, &, sans vergogne, parlent à pleine bouche, l'une après l'autre ou toutes ensemble. Écoute les:
‘Foin de monnaie aujourd'hui! c'est amour qu'il nous faut, amour à notre choix, disaient les belles filles, amour d'enfant, de jouvenceau & de quiconque nous plaira, sans payer. - Que ceux en qui Nature mit la force virile qui fait les mâles viennent à nous en ce lieu, pour l'amour de Dieu & de nous. - Hier était le jour où l'on payait, aujourd'hui est le jour où l'on aime! - Qui veut boire à nos lèvres, elles sont humides encore de la bouteille. Vin & baisers, c'est festin complet! - Foin des veuves qui couchent toutes seules! - Nous sommes des filles! C'est jour de charité aujourd'hui. Aux jeunes, aux forts & aux beaux, nous ouvrons nos bras. A boire! - Mignonne, est-ce pour la bataille d'amour que ton coeur bat le tambourin dans ta poitrine? Quel balancier! c'est l'horloge des baisers. Quand viendront-ils coeurs pleins, les escarcelles vides? Ne flairent-ils point les friandes aventures? Quelle différence y a-t-il entre un jeune Gueux & M. le margrave? c'est que monsieur paye en florins & le jeune Gueux en caresses. Vive le Gueux! Qui veut aller éveiller les cimetières?
Ainsi parlaient les bonnes, ardentes & joyeuses d'entre les filles d'amoureuse vie.
Mais il en était d'autres au visage étroit, aux épaules décharnées qui faisaient de leurs corps boutique pour l'économie, & liard à liard graphinaient le prix de leur viande maigre. Celles-là maugréaient entre elles: ‘Il est bien sot, à nous, de nous passer de salaire en ce métier fatigant, pour ces lubies saugrenues passant par la cervelle de filles folles d'hommes. Si elles ont quelque quartier de lune en la tête, nous n'en avons point, & préférons en nos vieux jours ne point traîner, comme elles, nos guenilles dans le ruisseau & nous faire payer, puisque nous sommes à vendre. - Foin du gratis! Les hommes sont laids, puants, grognons, gourmands, ivrognes. Eux seuls font tourner à mal les pauvres femmes!
Mais les jeunes & belles n'entendaient point ces propos, & toutes à leur plaisir & buveries, disaient: Entendez-vous les cloches des morts sonnant
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à Notre-Dame? Nous sommes de feu! Qui veut aller réveiller les cimetières?
Lamme voyant tant de femmes à la fois, brunes & blondes, fraîches & fanées, fut honteux; baissant les yeux, il s'écria: Ulenspiegel, où es-tu?
- Il est très-passé, mon ami, dit une grosse fille en le prenant par le bras.
- Très-passé? dit Lamme.
- Oui, dit-elle, il y a trois cents ans en la compagnie de Jacobus de Coster van Maerlandt.
- Laissez-moi, dit Lamme, & ne me pincez point. Ulenspiegel, où es-tu? Viens sauver ton ami! Je m'en vais incontinent, si vous ne me laissez.
- Tu ne partiras point, dirent-elles.
- Ulenspiegel, dit encore Lamme piteusement, où es-tu, mon fils? Madame, ne me tirez point ainsi par mes cheveux; ce n'est point une perruque, je vous l'assure. A l'aide! Ne trouvez-vous pas mes oreilles assez rouges, sans que vous y fassiez encore monter le sang? Voilà que cette autre me chiquenaude sans cesse. Vous me faites mal! Las! de quoi me frotte-t-on la figure à présent? Le miroir? Je suis noir comme la gueule d'un four. Je me fâcherai tantôt si vous ne finissez; c'est mal à vous de maltraiter ainsi un pauvre homme. Laissez-moi! Quand vous m'aurez tiré par mon haut-de-chausses à droite, à gauche, de partout & m'aurez fait aller comme une navette, en serez-vous plus grasses? Oui, je me fâcherai sans doute.
- Il se fâchera, disaient-elles se gaussant; il se fâchera, le bonhomme. Ris plutôt, & chante-nous un lied d'amour.
- J'en chanterai un de coups, si vous le voulez; mais laissez-moi.
- Qui aimes-tu ici?
- Personne, ni toi, ni les autres. Je me plaindrai au magistrat, & il vous fera fouetter.
- Oui dà! dirent-elles, fouetter? Et si nous te baisions de force avant ce fouettement?
- Moi? dit Lamme.
- Toi! dirent-elles toutes.
Et voilà les belles & les laides, les fraîches & les fanées, les brunes & les blondes de se précipiter sur Lamme, de jeter sa toque en l'air, en l'air son manteau, & de le caresser, baiser sur la joue, le nez, l'estomac, le dos, de toute leur force.
La baesinne riait entre ses chandelles.
- A l'aide! criait Lamme; à l'aide! Ulenspiegel; balaie-moi toute cette
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guenaille. Laissez-moi! je ne veux pas de vos baisers; je suis marié, sang de Dieu! & garde tout pour ma femme.
- Marié, dirent-elles; mais ta femme en a de trop: un homme de ta corpulence. Donne-nous-en un peu. Femme fidèle, c'est bien fait; homme fidèle, c'est chapon. Dieu te garde! il faut faire un choix, ou nous te fouettons à notre tour.
- Je n'en ferai pas, dit Lamme.
- Choisis, dirent-elles.
- Non, dit-il.
- Veux-tu de moi? dit une belle fillette blonde; vois, je suis douce, & j'aime qui m'aime.
- Laisse-moi, dit Lamme.
- Veux-tu de moi? dit une mignonne fille, qui avait des cheveux noirs, des yeux & un teint tout bruns, au demeurant faite au tour par les anges.
- Je n'aime point le pain d'épices, dit Lamme.
- Et moi, ne me prendrais-tu point? dit une grande fille, qui avait le front presque tout couvert par les cheveux, de gros sourcils se joignant, de grands yeux noyés, des lèvres grosses comme des anguilles & toutes rouges, & rouge aussi de la face, du cou & des épaules.
- Je n'aime point, dit Lamme, les briques enflammées.
- Prends-moi, dit une fillette de seize ans au museau d'écureuil.
- Je n'aime point les croque-noisettes, dit Lamme.
- Il faudra le fouetter, dirent-elles. De quoi? De beaux fouets à mèche de cuir séché. Fier cinglement. La peau la plus dure n'y résiste point. Prenez-en dix. Fouets de charretiers & d'âniers.
- A l'aide! Ulenspiegel, criait Lamme.
Mais Ulenspiegel ne répondait point.
- Tu as mauvais coeur, disait Lamme, cherchant de tout côté son ami.
Les fouets furent apportés; deux d'entre les filles se mirent en devoir d'ôter à Lamme son pourpoint.
- Hélas! disait-il; ma pauvre graisse, que j'eus tant de peine à former, elles l'enlèveront sans doute avec leurs cinglants fouets. Mais, femelles sans pitié, ma graisse ne vous servira de rien, pas même à mettre dans les sauces.
Elles répondirent:
- Nous en ferons des chandelles. N'est-ce rien d'y voir clair sans payer! Celle qui dorénavant dira que de fouet sort chandelle paraîtra folle à un
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chacun. Nous le soutiendrons jusqu'à la mort, & gagnerons plus d'une gageure. Trempez les verges dans le vinaigre. Voici que ton pourpoint est enlevé. L'heure sonne à Saint-Jacques. Neuf heures. Au dernier coup, si tu n'as pas fait ton choix, nous frapperons.
Lamme transi disait:
- Ayez de moi pitié & miséricorde, j'ai juré fidélité à ma pauvre femme & la garderai, quoiqu'elle m'ait laissé bien vilainement. Ulenspiegel, à l'aide, mon mignon!
Mais Ulenspiegel ne se montrait point.
- Voyez-moi, disait Lamme aux filles folles, voyez-moi à vos genoux. Y a-t-il pose plus humble? N'est-ce assez dire que j'honore comme des saints, vos beautés grandes? Bienheureux qui, n'étant point marié, peut jouir de vos charmes! C'est le paradis sans doute; mais ne me battez point, s'il vous plaît.
Soudain la baesinne, qui se tenait entre ses deux chandelles, parla d'une voix forte & menaçante: - Commères & fillettes, dit-elle, je vous jure mon grand diable que si, dans un moment, vous n'avez point, par rire & douceur, mené cet homme à bien, c'est-à-dire dans votre lit, j'irai quérir les gardes de nuit & vous ferai toutes ici fouetter à sa place. Vous ne méritez point le nom de filles d'amoureuse vie, si vous avez en vain la bouche leste, la main libertine & des yeux flambants pour agacer les mâles, ainsi que font les femelles des vers luisants qui n'ont de lanterne qu'à cet usage. Et vous serez fouettées sans merci pour votre niaiserie.
A ce propos, les filles tremblèrent & Lamme devint joyeux.
- Or çà, dit-il, commères, quelles nouvelles apportez du pays des cinglantes lanières? Je vais moi-même quérir la garde. Elle fera son devoir, & je l'y aiderai. Ce me sera plaisir grand.
Mais voici qu'une mignonne fillette de quinze ans se jeta aux genoux de Lamme:
- Messire, dit-elle, vous me voyez ici devant vous humblement résignée; si vous ne daignez choisir personne d'entre nous, devrai-je être battue pour vous, monsieur. Et la baesinne qui est là me mettra dans une vilaine cave, sous l'Escaut, où l'eau suinte du mur, & où je n'aurai que du pain noir à manger.
- Sera-t-elle vraiment battue pour moi, madame la baesinne? demanda Lamme.
- Jusqu'au sang, répondit celle-ci.
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Lamme alors considérant la fillette, dit: - Je te vois fraîche, embaumée, ton épaule sortant de ta robe comme une grande feuille de rose blanche. Je ne veux point que cette belle peau, sous laquelle le sang coule si jeune, souffre sous le fouet, ni que ces yeux clairs du feu de jeunesse pleurent à cause de la douleur des coups, ni que le froid de la prison fasse frissonner ton corps de fée d'amour. Doncques, j'aime mieux te choisir que de te savoir battue.
La fillette l'amena. Ainsi pécha-t-il, comme il fit toute sa vie, par bonté d'âme.
Cependant Ulenspiegel & une grande belle fille brune aux cheveux crespelés se tenaient debout l'un devant l'autre. La fille, sans mot dire, regardait, coquetant, Ulenspiegel & semblait ne vouloir point de lui.
- Aime-moi, disait-il.
- T'aimer, dit-elle, fol ami qui n'en veux qu'à tes heures?
Ulenspiegel répondit: - L'oiseau qui passe au-dessus de ta tête chante sa chanson & s'envole. Ainsi de moi, doux coeur: veux-tu que nous chantions ensemble?
- Oui, dit-elle, chanson de rire & de larmes.
Et la fille se jeta au cou d'Ulenspiegel.
Soudain, comme tous deux se pâmaient d'aise aux bras de leurs mignonnes, voilà que pénètrent en la maison, au son d'un fifre & d'un tambour, & s'entre-bousculant, pressant, chantant, sifflant, criant, hurlant, vociférant, une joyeuse compagnie de meesevangers, qui sont à Anvers les preneurs de mésanges. Ils portaient des sacs & des cages tout pleins de ces petits oiseaux, & les hiboux qui les y avaient aidés écarquillaient leurs yeux dorés à la lumière.
Les meesevangers étaient bien dix, tous rouges, enflés de vin & de cervoise, portant le chef branlant, traînant leurs jambes flageolantes & criant d'une voix si rauque & si cassée, qu'il semblait aux filles peureuses entendre plutôt des fauves en un bois que des hommes en un logis.
Cependant, comme elles ne cessaient de dire, parlant seules ou toutes ensemble: ‘Je veux qui j'aime. - A qui nous plaît nous sommes. Demain aux riches de florins! Aujourd'hui aux riches d'amour!’ Les meesevangers répondirent: ‘Florins nous avons, amour pareillement; à nous donc les folles filles. Qui recule est chapon. Celles-ci sont mésanges, nous sommes chasseurs. A la rescousse! Brabant au bon duc!’
Mais les femmes disaient, ricassant: ‘Fi! les laids museaux qui nous
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pensent manger! Ce n'est point aux pourceaux que l'on donne les sorbets. Nous prenons qui nous plaît & ne voulons point de vous. Tonnes d'huile, sacs de lard, maigres clous, lames rouillées, vous puez la sueur & la boue. Videz de céans, vous serez bien damnés sans notre aide.’
Mais eux: ‘Les Galloises sont friandes aujourd'hui. Mesdames les dégoûtées, vous pouvez bien nous donner ce que vous vendez à tout le monde.’
Mais elles: ‘Demain, dirent-elles, nous serons chiennes esclaves & vous prendrons; aujourd'hui, nous sommes femmes libres & vous rejetons.’
Eux: ‘Assez de paroles, crièrent-ils. Qui a soif? Cueillons les pommes!’
Et ce disant, ils se jetèrent sur elles, sans distinction d'âge ni de beauté. Les belles filles, résolues en leur dessein, leur jetèrent à la tête chaises, pintes, cruches, gobelets, hanaps, flacons, bouteilles, pleuvant dru comme grêle, les blessant, meurtrissant, éborgnant.
Ulenspiegel & Lamme vinrent au bruit, laissant au haut de l'échelle leurs tremblantes amoureuses. Quand Ulenspiegel vit ces hommes frappant sur ces femmes, il prit en la cour un balai dont il fit sauter le fagotage, en donna un autre à Lamme, & ils en frappèrent les meesevangers sans pitié.
Le jeu paraissant dur aux ivrognes ainsi daubés, ils s'arrêtèrent un instant, ce dont profitèrent incontinent les filles maigres qui se voulaient vendre & non donner, voire même en ce grand jour d'amour volontaire, ainsi que le veut Nature. Elles se glissèrent comme des couleuvres entre les blessés, les caressèrent, pansèrent leurs plaies, burent pour eux le vin d'Amboise & vidèrent si bien leurs escarcelles de florins & autres monnaies, qu'il ne leur resta pas un traître liard. Puis, comme le couvre-feu sonnait, elles les mirent à la porte, dont Ulenspiegel & Lamme avaient déjà pris le chemin.
XXX
Ulenspiegel & Lamme marchaient sur Gand, & vinrent à l'aube à Lokeren. La terre au loin suait de rosée; des vapeurs blanches & fraîches glissaient sur les prairies. Ulenspiegel, en passant devant une forge, siffla comme l'alouette, l'oiseau de liberté. Et aussitôt une tête parut, déchevelée &
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blanche, à la porte de la forge, & d'une voix faible imita le clairon guerrier du coq.
Ulenspiegel dit à Lamme:
- Celui-ci est le smitte Wasteele, forgeant le jour des bêches, des pioches, des socs de charrue, battant le fer quand il est chaud pour en façonner de belles grilles pour les choeurs d'église, & souventes fois, la nuit, faisant & fourbissant des armes pour les soudards de la libre conscience. Il n'a point gagné bonne mine à ce jeu, car il est pâle comme un fantôme, triste comme un damné, & si maigre que les os lui trouent la peau. Il ne s'est point encore couché, sans doute ayant besogné toute la nuit.
- Entrez tous deux, dit le smitte Wasteele, & menez vos ânes dans le pré, derrière la maison.
Cela étant fait, Lamme & Ulenspiegel se trouvant dans la forge, le smitte Wasteele descendit dans la cave de sa maison tout ce qu'il avait, pendant la nuit, fourbi d'épées & fondu de fers de lance, & prépara la besogne journalière pour ses manouvriers.
Regardant Ulenspiegel d'un oeil sans lumière, il lui dit:
- Quelles nouvelles m'apportes-tu du Taiseux?
Ulenspiegel répondit:
- Le prince est chassé du Pays-Bas avec son armée à cause de la lâcheté de ses mercenaires, qui crient: Geld, geld! argent, argent! quand il faut se battre. Il s'en est allé vers France avec les soudards fidèles, son frère le comte Ludovic & le duc des Deux-Ponts, au secours du roi de Navarre & des Huguenots; de là il passa en Allemagne, à Dillenbourg, où maints réfugiés des Pays-Bas sont près de lui. Il te faut envoyer des armes & l'argent par toi recueilli, tandis que nous nous ferons sur la mer oeuvre d'hommes libres.
- Je ferai ce qu'il faut, dit le smitte Wasteele; j'ai des armes & neuf mille florins. Mais n'êtes-vous point venus sur des ânes?
- Oui, dirent-ils.
- Et n'avez-vous pas eu, chemin faisant, de nouvelles de trois prédicants, tués, dépouillés & jetés en un trou sur les rochers de Meuse?
- Oui, dit Ulenspiegel avec grande assurance, ces trois prédicants étaient des espions du duc, des meurtriers payés pour tirer le prince de liberté. A deux, Lamme & moi, les fîmes passer de vie à trépas. Leur argent est à nous & leurs papiers semblablement. Nous en prendrons ce qu'il nous faut pour notre voyage, le reste nous le donnerons au prince.
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Et Ulenspiegel ouvrant son pourpoint & celui de Lamme, en tira les papiers & parchemins. Le smitte Wasteele les ayant lus:
- Ils renferment, dit-il, des plans de bataille & de conspiration. Je les ferai remettre au prince, & il lui sera dit qu'Ulenspiegel & Lamme Goedzak, ses vagabonds fidèles, sauvèrent sa noble vie. Je vais faire vendre vos ânes pour qu'on ne vous reconnaisse point à vos montures.
Ulenspiegel demanda au smitte Wasteele si le tribunal des échevins à Namur avait déjà lancé les happe-chair à leurs chausses.
- Je vous vais dire ce que je sais, répondit Wasteele. Un forgeron de Namur, vaillant réformé, passa l'autre jour par ici, sous le prétexte de me demander mon aide pour les grilles, girouettes & autres ferrures d'un castel que l'on va bâtir près de la Plante. L'huissier du tribunal des échevins lui a dit que ses maîtres s'étaient déjà réunis, & qu'un cabaretier avait été appelé, parce qu'il demeurait à quelques cents toises de l'endroit du meurtre. Interrogé s'il avait ou non vu les meurtriers ou ceux qu'il pourrait soupçonner comme tels, il avait répondu: ‘J'ai vu des manants & des manantes cheminant sur des ânes, me demandant à boire & restant sur leurs montures, ou en descendant pour boire chez moi de la bière pour les hommes, de l'hydromel pour les femmes & fillettes. Je vis deux vaillants manants parlant de raccourcir d'un pied messire d'Orange.’ Et ce disant, l'hôte, sifflant, imita le passage d'un couteau dans les chairs du cou. ‘Par le Vent d'Acier, dit-il, je vous entretiendrai secrètement, ayant pouvoir de le faire.’ Il parla & fut relâché. Depuis ce temps, les conseils de justice ont sans doute adressé des missives à leurs conseils subalternes. L'hôte dit n'avoir vu que des manants & manantes montés sur des ânes, il s'ensuivra que l'on donnera la chasse à tous ceux que l'on trouvera califourchonnant un baudet. Et le prince a besoin de vous, mes enfants.
- Vends les ânes, dit Ulenspiegel, & gardes-en le prix pour le trésor du prince.
Les ânes furent vendus.
- Il vous faut maintenant, dit Wasteele, que vous ayez chacun un métier libre & indépendant des corporations; sais-tu faire des cages d'oiseaux & des souricières?
- J'en fis jadis, dit Ulenspiegel.
- Et toi? demanda Wasteele à Lamme.
- Je vendrai des eete-koecke & des olie-koecken; ce sont des crêpes & des boulettes de farine à l'huile.
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- Suivez-moi; voici des cages & des souricières toutes prêtes; les outils & le filigrane de cuivre qu'il saut pour les réparer & en faire d'autres. Elles me furent rapportées par un de mes espions. Ceci est pour toi, Ulenspiegel. Quant à toi, Lamme, voici un petit fourneau & un soufflet; je te donnerai de la farine, du beurre & de l'huile pour faire les eete-koecken & les olie-koecken.
- Il les mangera, dit Ulenspiegel.
- Quand ferons-nous les premières? demanda Lamme.
Wasteele répondit:
- Vous m'aiderez d'abord pendant une nuit ou deux; je ne puis seul achever ma grande besogne.
- J'ai faim, dit Lamme, mange-t-on ici?
- Il y a du pain & du fromage, dit Wasteele.
- Sans beurre, demanda Lamme.
- Sans beurre? dit Wasteele.
- As-tu de la bière ou du vin? demanda Ulenspiegel.
- Je n'en bois jamais, répondit-il, mais j'irai in het Pelicaen, ici près, vous en chercher si vous le voulez.
- Oui, dit Lamme, & apporte-nous du jambon.
- Je ferai ce que vous voulez, dit Wasteele, regardant Lamme avec grand dédain.
Toutefois il apporta de la dobbel-clauwaert & un jambon. Et Lamme joyeux mangea pour cinq.
Et il dit:
- Quand nous mettons-nous à l'ouvrage?
- Cette nuit, dit Wasteele; mais reste dans la forge & n'aie point de peur de mes manouvriers. Ils sont réformés comme toi.
- Ceci est bien, dit Lamme.
A la nuit, le couvre-feu ayant sonné & les portes étant closes, Wasteele s'étant fait aider par Ulenspiegel & Lamme descendant & remontant de sa cave dans la forge des lourds paquets d'armes:
- Voici, dit-il, vingt arquebuses qu'il faut réparer, trente fers de lance à fourbir, & du plomb pour quinze cents balles à fondre; vous allez m'y aider.
- De toutes mains, dit Ulenspiegel, que n'en ai-je quatre pour te servir.
- Lamme nous viendra en aide, dit Wasteele.
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- Oui, répondit Lamme piteusement & tombant de sommeil à cause de l'excès de boisson & de nourriture.
- Tu fondras le plomb, dit Ulenspiegel.
- Je fondrai le plomb, dit Lamme.
Lamme, fondant son plomb & coulant ses balles, regardait d'un oeil farouche le smitte Wasteele qui le forçait de veiller quand il tombait de sommeil. Il coulait les balles avec une colère silencieuse, ayant grande envie de verser le plomb fondu sur la tête du forgeron Wasteele. Mais il se retint. Vers la minuit, la rage le gagnant en même temps que l'excès de fatigue, il lui tint ce discours d'une voix sifflante, tandis que le smitte Wasteele avec Ulenspiegel fourbissait patiemment des canons, arquebuses & fers de lance:
- Te voilà, dit Lamme, maigre, pâle & chétif, croyant à la bonne foi des princes & des grands de la terre, & dédaignant, par un zèle excessif, ton corps, ton noble corps que tu laisses périr dans la misère & l'abjection. Ce n'est pas pour cela que Dieu le fit avec dame Nature. Sais-tu que notre âme, qui est le souffle de vie, a besoin, pour souffler, de fèves, de boeuf, de bière, de vin, de jambon, de saucissons, d'andouilles & de repos; toi, tu vis de pain, d'eau & de veilles.
- D'où te vient cette abondance parlière? demanda Ulenspiegel.
- Il ne sait ce qu'il dit, répondit tristement Wasteele.
Mais Lamme se fâchant:
- Je le sais mieux que toi. Je dis que nous sommes fous, moi, toi & Ulenspiegel pareillement, de nous crever les yeux pour tous ces princes & grands de la terre, qui riraient fort de nous s'ils nous voyaient crevant de fatigue, ne point dormir pour fourbir des armes & fondre des balles à leur service. Tandis qu'ils boivent le vin de France & mangent les chapons d'Allemagne dans des hanaps d'or & des écuelles d'étain d'Angleterre, ils ne s'enquerront point si, tandis que nous cherchons en l'air Dieu, par la grâce duquel ils sont puissants; leurs ennemis nous coupent les jambes de leur faux & nous jettent dans le puits de la mort. Eux, dans l'entre-temps, qui ne sont ni réformés, ni calvinistes, ni luthériens, ni catholiques, mais sceptiques & doubteurs entièrement, achèteront, conquerront des principautés, mangeront le bien des moines, des abbés & des couvents, auront tout: vierges, femmes & filles-folles, & boiront dans leurs hanaps d'or à leur perpétuelle gaudisserie, à nos sempiternelles niaiseries, folies, âneries, & aux sept péchés capitaux qu'ils commettent, ô smitte Wasteele, sous le nez maigre
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de ton enthousiasme. Regarde les champs, les prés, regarde les moissons, les vergers, les boeufs, l'or sortant de la terre; regarde les fauves des forêts, les oiseaux du ciel, les délicieux ortolans, les grives fines, la hure du sanglier, la cuisse du chevreuil: tout est à eux, chasse, pêche, terre, mer, tout. Et toi tu vis de pain & d'eau, & nous nous exterminons ici pour eux, sans dormir, sans manger & sans boire. Et quand nous serons morts, ils bailleront un coup de pied à nos charognes & diront à nos mères: ‘Faites-en d'autres, ceux-ci ne peuvent plus servir.’
Ulenspiegel riait sans mot dire. Lamme soufflait d'indignation, mais Wasteele, parlant d'une voix douce:
- Tu parles légèrement, dit-il. Je ne vis point pour le jambon, la bière ni les ortolans, mais pour la victoire de la libre conscience. Le prince de liberté fait comme moi. Il sacrifie ses biens, son repos & son bonheur pour chasser des Pays-Bas les bourreaux & la tyrannie. Fais comme lui & tâche de maigrir. Ce n'est point par le ventre que l'on sauve les peuples, mais par les fiers courages & les fatigues supportées jusqu'à la mort sans murmure. Et maintenant va te coucher, si tu as sommeil.
Mais Lamme ne le voulut point, étant honteux.
Et ils fourbirent des armes & fondirent des balles jusqu'au matin. Et ainsi pendant trois jours.
Puis ils partirent pour Gand, la nuit; vendant des cages, des souricières & des olie-koekjes.
Et ils s'arrêtèrent à Meulestee, la villette des moulins, dont on voit partout les toits rouges, y convinrent de faire séparément leur métier & de se retrouver le soir avant le couvre-feu In de Zwaen, à l'auberge du Cygne.
Lamme vaguait par les rues de Gand vendant des olie-koekjes, prenant goût à ce métier, cherchant sa femme, vidant force pintes & mangeant sans cesse. Ulenspiegel avait remis des lettres du prince à Jacob Scoelap, licencié en médecine, à Lieven Smet, tailleur de drap, à Jan de Wulfschaeger, à Gillis Coorne, teinturier en incarnat, & à Jan de Roose, tuilier, qui lui donnèrent l'argent récolté par eux pour le prince, & lui dirent d'attendre encore quelques jours à Gand & aux environs, & qu'on lui en donnerait davantage.
Ceux-là ayant été pendus plus tard au Gibet-Neuf, pour hérésie, leurs corps furent enterrés au Champ de Potences, près la porte de Bruges.
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XXXI
Cependant le prévôt Spelle le Roux, armé de sa baguette rouge, courait de ville en ville, sur son cheval maigre, dressant partout des échafauds, allumant des bûchers, creusant des fosses pour y enterrer vives les pauvres femmes & filles. Et le roi héritait.
Ulenspiegel étant à Meulestee avec Lamme, sous un arbre, se sentit plein d'ennui. Il faisait froid nonobslant qu'on fût en juin. Du ciel, chargé de grises nuées, tombait une grêle fine.
- Mon fils, lui dit Lamme, tu cours sans vergogne depuis quatre nuits la pretantaine & les filles folles, tu vas coucher in de Zoeten Inval, à la Douce Chute, tu feras comme l'homme de l'enseigne, tombant la tête la première dans une ruche d'abeilles. Vainement je t'attends In de Zwaen, & j'augure mal de cette paillarde existence. Que ne prends-tu femme vertueusement?
- Lamme, dit Ulenspiegel, celui à qui une est toutes, & à qui toutes sont unes en ce gentil combat que l'on nomme amour, ne doit point légèrement précipiter son choix.
- Et Nele, n'y penses-tu point?
- Nele est à Damme, bien loin, dit Ulenspiegel.
Tandis qu'il était en cette attitude & que la grêle tombait dru, une jeune & mignonne femme passa courant & se couvrant la tête de sa cotte.
- Hé, dit-elle, songe-creux, que fais-tu sous cet arbre?
- Je songe, dit Ulenspiegel, à une femme qui me ferait de sa cotte un toît contre la grêle.
- Tu l'as trouvée, dit la femme, lève-toi.
Ulenspiegel se levant & allant vers elle:
- Vas-tu encore me laisser seul? dit Lamme.
- Oui, dit Ulenspiegel; mais vas In de Zwaen, mange un gigot ou deux, bois douze hanaps de bière, tu dormiras & ne t'ennuieras point.
- Je le ferai, dit Lamme.
Ulenspiegel s'approcha de la femme.
- Lève, dit-elle, ma jupe d'un côté, je la lèverai de l'autre, & courons maintenant.
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- Pourquoi courir? demanda Ulenspiegel.
- Parce que, dit-elle, je veux fuir Meulestee; le prévôt Spelle y est avec deux happe-chair, & il a juré de faire fouetter toutes les filles-folles qui ne voudront lui payer cinq florins. Voilà pourquoi je cours; cours aussi & reste avec moi pour me défendre.
- Lamme, cria Ulenspiegel, Spelle est à Meulestee. Va-t'en à Destelbergh, à l'Étoile des Mages.
Et Lamme, se levant effaré, prit à deux mains sa bedaine & commença de courir.
- Où s'en va ce gros lièvre? dit la fille.
- En un terrier où je le retrouverai, répondit Ulenspiegel.
- Courons, dit-elle, frappant du pied la terre comme cavale impatiente.
- Je voudrais être vertueux sans courir, dit Ulenspiegel?
- Que signifie ceci? demanda-t-elle.
Ulenspiegel répondit:
- Le gros lièvre veut que je renonce au bon vin, à la cervoise & à la peau fraîche des femmes.
La fille le regarda d'un mauvais oeil:
- Tu as l'haleine courte, il faut te reposer, dit-elle.
- Me reposer, dit-il, je ne vois aucun abri, répondit Ulenspiegel.
- Ta vertu, dit la fille, te servira de couverture.
- J'aime mieux ta cotte, dit-il.
- Ma cotte, dit la fille, serait indigne de couvrir un saint comme tu le veux être. Ote-toi que je coure seule.
- Ne sais-tu pas, répondit Ulenspiegel, qu'un chien va plus vite avec quatre pattes qu'un homme avec deux? Voilà pourquoi ayant quatre pattes, nous courrons mieux.
- Tu as le parler vif pour un homme vertueux.
- Oui, dit-il.
- Mais, dit-elle, j'ai toujours vu que la vertu est une qualité coîte, endormie, épaisse & frileuse. C'est un masque à cacher les visages grognons, un manteau de velours sur un homme de pierre. J'aime ceux qui ont dans la poitrine un réchaud bien allumé au feu de virilité, qui excite aux vaillantes & aux gaies entreprises.
- C'était ainsi, répondit Ulenspiegel, que la belle diablesse parlait au glorieux saint Antoine.
Une auberge était à vingt pas sur la route.
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- Tu as bien parlé, dit Ulenspiegel, maintenant il faut bien boire.
- J'ai encore la langue fraîche, dit la fille.
Ils entrèrent. Sur un bahut sommeillait une grosse cruche nommée bedaine, à cause de sa large panse.
Ulenspiegel dit au baes:
- Vois-tu ce florin?
- Je le vois, dit le baes.
- Combien en extrairais-tu de patards pour remplir de dobbele-clauwaert la bedaine que voila?
Le baes lui dit:
- Avec negen mannekens (neuf hommelets), tu en seras quitte.
- C'est, dit Ulenspiegel, six mites de Flandre, & trop de deux mites. Mais remplis-la cependant.
Ulenspiegel en versa un gobelet à la femme, puis, se levant fièrement & appliquant à sa bouche le bec de la bedaine, il se la vida tout entière dans le gosier. Et ce fut un bruit de cataracte.
La fille, ébahie, lui dit:
- Comment fis-tu pour mettre en ton ventre maigre une si grosse bedaine?
Ulenspiegel, sans répondre, dit au baes:
- Apporte un jambonneau & du pain, & encore une pleine bedaine, que nous mangions & buvions.
Ce qu'ils firent.
Tandis que la fille grignottait un morceau de couenne, il la prit si subtilement, qu'elle en fut tout à la fois saisie, charmée & soumise.
Puis, l'interrogeant:
- D'où sont donc venues, dit-elle, à votre vertu, cette soif d'épongé, cette faim de loup & ces audaces amoureuses?
Ulenspiegel répondit:
- Ayant péché de cent manières, je jurai, comme tu le sais, de faire pénitence. Cela dura bien une grande heure. Songeant pendant cette heure à ma vie à venir, je me suis vu nourri de pain maigrement; rafraichi d'eau fadement; fuyant amour tristement; n'osant bouger ni éternuer, de peur de faire méchamment; estimé de tous; redouté d'un chacun; seul comme lépreux; triste comme chien orphelin de son maître, &, après cinquante ans de martyre, finissant par faire sur un grabat ma crevaille mélancoliquement. La pénitence fut longue assez, donc baise-moi, mignonne, & sortons à deux du purgatoire.
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- Ah! dit-elle obéissant volontiers, que la vertu est une belle enseigne à mettre au bout d'une perche!
Le temps se passa en ces amoureux ébattements; toutefois ils se durent lever pour partir, car la fille craignait de voir au milieu de leur plaisir surgir tout soudain le prévôt Spelle & ses happe-chair:
- Trousse donc ta cotte, dit Ulenspiegel.
Et ils coururent comme des cerfs vers Destelberg, où ils trouvèrent Lamme mangeant à l'Étoile des Trois Mages.
XXXII
Ulenspiegel voyait souvent à Gand Jacob Scoelap, Lieven Smet & Jan de Wulfschaeger, qui lui donnaient des nouvelles de la bonne & de la mauvaise fortune du Taiseux.
Et chaque fois qu'Ulenspiegel revenait à Destelbergh, Lamme lui disait:
- Qu'apportes-tu? Bonheur ou malheur?
- Las! disait Ulenspiegel, le Taiseux, son frère Ludwig, les autres chefs & les Français étaient résolus d'aller plus avant en France & de se joindre au prince de Condé. Ils sauveraient ainsi la pauvre patrie belgique & la libre conscience. Dieu ne le voulut point, les reiters & landsknechts allemands refusèrent de passer outre, & dirent que leur serment était d'aller contre le duc d'Albe & non contre la France. Les ayant vainement suppliés de faire leur devoir, le Taiseux fut forcé de les mener par la Champagne & la Lorraine jusques Strasbourg, d'où ils rentrèrnt en Allemagne. Tout manque par ce subit & obstiné partement: le roi de France, nonobslant son contrat avec le prince, refuse de livrer l'argent qu'il a promis; la reine d'Angleterre eût voulu lui en envoyer pour recouvrer la ville & le pays de Calais; ses lettres surent interceptées & remises au cardinal de Lorraine, qui y forgea une réponse contraire.
Ainsi nous voyons se fondre comme des fantômes au chant du coq cette belle armée, notre espoir; mais Dieu est avec nous, & si la terre manque, l'eau fera son oeuvre. Vive le Gueux!
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XXXIII
La fille vint un jour, toute pleurante, dire à Lamme & à Ulenspiegel:
- Spelle laisse, à Meulestee, échapper, pour de l'argent, des meurtriers & des larrons. Il met à mort les innocents. Mon frère Michielkin se trouve parmi eux. Las! laissez-moi vous le dire: Vous le vengerez, étant hommes. Un sale & infâme débauché, Pieter de Roose, séducteur coutumier d'enfants & de fillettes, fit tout le mal. Las! mon pauvre frère Michielkin & Pieter de Roose se trouvèrent un soir, mais non à la même table, à la taverne du Valck, où Pieter de Roose était fui d'un chacun comme la peste.
Mon frère, ne le voulant point voir en la même salle que lui, l'appela bougre paillard, & lui ordonna de purger la salle.
Pieter de Roose répondit:
- Le frère d'une bagasse publique ne devrait point montrer si haute trogne.
Il mentait, je ne suis point publique, & ne me donne qu'à celui qui me plaît.
Michielkin, alors, lui jetant au nez sa pinte de cervoise, lui déclara qu'il en avait menti comme un sale débauché qu'il était, le menaçant, s'il ne déguerpissait, de lui faire manger son poing jusqu'au coude.
L'autre voulut encore parler, mais Michielkin fit ce qu'il avait dit: il lui donna deux grands coups sur la mâchoire & le traîna par les dents dont il mordait, jusque sur la chaussée, où il le laissa meurtri, sans pitié.
Pieter de Roose, guéri & ne sachant vivre solitaire, alla In 't Vagevuur, vrai purgatoire & triste taverne, où il n'y avait que des pauvres gens. Là aussi il fut laissé seul, même par tous ces loqueteux. Et nul ne lui parla, sauf quelques manants auxquels il était inconnu, & quelques bélîtres vagabonds, ou déserteurs de bande. Il y fut même plusieurs fois battu, car il était querelleur.
Le prévôt Spelle étant venu à Meulestee avec deux happe-chair, Pieter de Roose les suivit partout comme chien, les saoûlant à ses dépens, de vin, de viande, & de maints autres plaisirs qui se payent par argent. Ainsi devint-il leur compagnon & camarade, & il commença à agir de son
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méchant mieux pour tourmenter ce qu'il détestait: c'étaient tous les habitants de Meulestee, mais notamment mon pauvre frère.
Il s'en prit d'abord à Michielkin. De faux témoins, pendards avides de florins, déclarèrent que Michielkin était hérétique; avait tenu de sales propos sur la Notre-Dame, & maintes fois blasphémé le nom de Dieu & des saints à la taverne du Valck, & qu'en outre il avait bien trois cents florins en un coffre.
Nonobstant que les témoins ne fussent point de bonne vie & moeurs, Michielkin fut appréhendé, & les preuves étant déclarées par Spelle & ses happe-chair suffisantes pour mettre l'accusé à torture, Michielkin fut pendu par les bras à une poulie tenant au plafond, & on lui mit à chaque pied un poids de cinquante livres.
Il nia le fait, disant que, s'il y avait à Meulestee un bélître, bougre, blasphémateur & paillard, c'était bien Pieter de Roose, & non lui.
Mais Spelle ne voulut rien entendre, & dit à ses happe-chair de hisser Michielkin jusqu'au plafond & de le laisler retomber avec force avec ses poids aux pieds. Ce qu'ils firent, & si cruellement, que la peau & les muscles des chevilles du patient étaient déchirés, & qu'à peine le pied tenait-il à la jambe.
Michielkin persistant à dire qu'il était innocent, Spelle le fit torturer de nouveau, en lui faisant entendre que, s'il voulait lui bailler cent florins, il le laisserait libre & quitte.
Michielkin dit qu'il mourrait plutôt.
Ceux de Meulestee, ayant appris le fait de l'appréhension & de la torture, voulurent être témoins par turbes, ce qui est le témoignage de tous les bons habitants d'une commune. Michielkin, dirent-ils unanimement, n'est en aucune façon hérétique, allait chaque dimanche à la messe & à la sainte table; qu'il n'avait jamais d'autre propos sur Notre-Dame que de l'appeler à son aide dans les circonstances difficiles; que, n'ayant jamais mal parlé, même d'une femme terrestre, il ne l'eût, à plus forte raison, pas osé le faire de la céleste Mère de Dieu. Quant aux blasphèmes que les faux témoins déclaraient l'avoir entendu proférer en la taverne du Valck, cela était de tout point faux & mensonger.
Michielkin ayant été relâché, les faux témoins furent punis, & Spelle traduisit devant son tribunal Pieter de Roose, mais le relâcha sans information ni torture, moyennant cent florins une fois payés.
Pieter de Roose, craignant que l'argent qui lui restait n'appelât de nou-
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veau sur lui l'attention de Spelle, s'enfuit de Meulestee, tandis que Michielkin, mon pauvre frère, se mourait de la gangrène qui s'était mise à ses pieds.
Lui qui ne voulait plus me voir, me fit appeler toutefois pour me dire de bien prendre garde au feu de mon corps qui me mènerait en celui de l'enfer. Et je ne pus que pleurer, car le feu est en moi. Et il rendit son âme entre mes mains.
Ha! dit-elle, celui qui vengerait sur Spelle la mort de mon aimé & doux Michielkin serait mon maître à toujours, & je lui obéirais comme une chienne.
Tandis qu'elle parlait, les cendres de Claes battirent sur la poitrine d'Ulenspiegel. Et il résolut de faire pendre Spelle le meurtrier.
Boelkin, c'était le nom de la fille, retourna à Meulestee, bien assurée en son logis contre la vengeance de Pieter de Roose, car un bouvier, de passage à Destelberg, l'avertit que le curé & les bourgeois avaient déclaré que, si Spelle touchait à la soeur de Michielkin, ils le traduiraient devant le duc.
Ulenspiegel l'ayant suivie à Meulestee entra en une salle basse dans la maison de Michielkin & vit y une pourtraiture de maître-pàtissier qu'il supposa être celle du pauvre mort.
Et Boelkin lui dit:
- C'est celle de mon frère.
Ulenspiegel prit la pourtraiture &, s'en allant, dit:
- Spelle sera pendu!
- Comment feras-tu? dit-elle.
- Si tu le savais, dit-il, tu n'aurais nul plaisir à le voir faire.
Boelkin hocha la tête & dit d'une voix dolente:
- Tu n'as en moi aucune confiance.
- N'est-ce point, dit-il, te montrer une confiance extrême que de te dire ‘Spelle sera pendu!’ car avec ce seul mot, tu peux me faire pendre moi avant lui.
- De fait, dit-elle.
- Donc, repartit Ulenspiegel, va me chercher de bonne argile, une double pinte de bruinbier, de l'eau claire & quelques tranches de boeuf. Le tout à part.
Le boeuf sera pour moi, le bruinbier pour le boeuf, l'eau pour l'argile & l'argile pour la pourtraiture.
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Ulenspiegel mangeant & buvant pétrissait l'argile, & en avalait parfois un morceau, mais s'en souciait peu, & regardait bien attentivement la pourtraiture de Michielkin. Quand l'argile fut pétrie, il en fit un masque avec un nez, une bouche, des yeux, des oreilles si ressemblants au portrait du mort, que Boelkin en fut ébahie.
Ce après quoi il mit le masque au four, & lorsqu'il fut sec, il le peignit de la couleur des cadavres, indiquant les yeux hagards, la face grave & les diverses contractions d'un agonisant. La fille, alors cessant de s'ébahir, regarda le masque, sans pouvoir en ôter ses yeux, pâlit, blêmit, se couvrit la face, & frissante dit:
- C'est lui, mon pauvre Michielkin!
Il fit aussi deux pieds saignants.
Puis ayant vaincu sa première frayeur:
- Celui-là sera béni, dit-elle, qui meurtrira le meurtrier.
Ulenspiegel, prenant le masque & les pieds, dit:
- Il me faut un aide.
Boelkin répondit:
- Vas In den Blauwe Gans, à l'Oie Bleue, près de Joos Lanfaem d'Ypres, qui tient cette taverne. Ce fut le meilleur camarade & ami de mon frère. Dis-lui que c'est Boelkin qui t'envoie.
Ulenspiegel fit ce qu'elle lui recommandait.
Après avoir besogné pour la mort, le prévôt Spelle allait boire à In t' Valck, au Faucon, une chaude mixture de dobbele clauwaert, à la cannelle & au sucre de Madère. On n'osait en cette auberge rien lui refuser, de peur de la corde.
Pieter de Roose, ayant repris courage, était rentré à Meulestee. Il suivait partout Spelle & ses happe-chair pour se faire protéger par eux. Spelle payait quelquefois à boire. Et ils humaient ensemble joyeusement l'argent des victimes.
L'auberge du Faucon n'était plus remplie comme aux beaux jours où le village vivait en joie, servant Dieu catholiquement, & n'étant point tourmenté pour le fait de la religion. Maintenant il était comme en deuil, ainsi qu'on le voyait à ses nombreuses maisons vides ou fermées, à ses rues, désertes ou erraient quelques maigres chiens cherchant sur les monceaux leur pourrie nourriture.
Il n'y avait plus de place à Meulestee que pour les deux méchants. Les craintifs habitants du village les voyaient, le jour, insolents & marquant les
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maisons des futures victimes; dressant les listes de mort, &, le soir, s'en revenant du Faucon en chantant de sales refrains, tandis que deux happe-chair, ivres comme eux, les suivaient armés jusqu'aux dents pour leur faire escorte.
Ulenspiegel alla In den Blauwe Gans, à l'Oie Bleue, auprès de Joos Lansaem, qui était à son comptoir.
Ulenspiegel tira de sa poche un petit flacon de brandevin, & lui dit:
- Boelkin en a deux tonnes à vendre.
- Viens dans ma cuisine, dit le baes.
Là, fermant la porte & le regardant fixement:
- Tu n'es point marchand de brandevin; que signifient tes clignements d'yeux? Qui es-tu?
Ulenspiegel répondit:
- Je suis le fils de Claes brûlé, à Damme; les cendres du mort battent sur ma poitrine: je veux tuer Spelle, le meurtrier.
- C'est Boelkin qui t'envoie? demanda l'hôte.
- Boelkin m'envoie, répondit Ulenspiegel. Je tuerai Spelle; tu m'y aideras.
- Je le veux, dit le baes. Que faut-il faire?
Ulenspiegel répondit:
- Va chez le curé, bon pasteur, ennemi de Spelle. Réunis tes amis & trouve-toi avec eux demain, après le couvre-feu, sur la route d'Everghem, au-delà de la maison de Spelle, entre le Faucon & ladite maison. Mettez-vous tous dans l'ombre & n'ayez point d'habits blancs. Au coup de dix heures, tu verras Spelle sortant du cabaret & un chariot venant de l'autre côté. N'avertis point tes amis ce soir; ils dorment trop près de l'oreille de leurs femmes. Va les trouver demain. Venez, écoutez bien tout & souvenez-vous bien.
- Nous nous souviendrons, dit Joos. Et, levant son gobelet: Je bois à la corde de Spelle.
- A la corde, dit Ulenspiegel. Puis il rentra avec le baes dans la salle de la taverne où buvaient quelques fripiers gantois qui revenaient du marché du samedi, à Bruges, où ils avaient vendu cher des pourpoints, des mantelets de toile d'or & d'argent, achetés pour quelques sous à des nobles ruinés qui voulaient par leur luxe imiter les Espagnols.
Et ils menaient noces & festins à cause du grand bénéfice.
Ulenspiegel & Joos Lansaem, assis en un coin, convinrent en buvant &
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sans être entendus, que Joos irait chez le curé de l'église, bon pasteur, fâché contre Spelle, le meurtrier d'innocents. Après cela, il irait chez ses amis.
Le lendemain, Joos Lansaem & les amis de Michielkin étant avertis, quittèrent la Blauwe Gans, où ils chopinaient comme de coutume & afin de cacher leurs desseins, sortirent au couvre-feu par différents chemins, vinrent à la chaussée d'Everghem. Ils étaient dix-sept.
A dix heures, Spelle sortit du Faucon suivi de ses deux happe-chair & de Pieter de Roose. Lansaem & les siens s'étaient cachés dans la grange de Samson Boene, ami de Michielkin. La porte de la grange était ouverte. Spelle ne les vit point.
Ils l'entendirent passer, brimballant de boisson ainsi que Pieter de Roose & ses deux happe-chair, & disant, d'une voix pâteuse avec force hoquets:
- Prévôts! prévôts! la vie leur est bonne en ce monde; soutenez-moi, pendards qui vivez de mes restes.
Soudain furent ouïs, sur la chaussée, du côté de la campagne, le braire d'un âne & le claquement d'un fouet.
- Voilà, dit Spelle, un baudet bien rétif, qui ne veut pas avancer malgré ce bel avertissement.
Soudain on entendit un grand bruit de roues & un chariot bondissant qui venait du haut bout de la chaussée.
- Arrêtez-le, cria Spelle.
Comme le chariot passait vis-à-vis d'eux, Spelle & ses deux happe-chair se jetèrent à la tête de l'âne.
- Ce chariot est vide, dit l'un des happe-chair.
- Lourdaud, dit Spelle, les chariots vides courent-ils la nuit, tout seuls? Il y a dans ce chariot quelqu'un qui se cache; allumez les lanternes, élevez-les, j'y vais voir.
Les lanternes furent allumées & Spelle monta sur le chariot, tenant la sienne; mais à peine eut-il regardé qu'il poussa un grand cri, &, tombant en arrière, dit:
- Michielkin! Michielkin! Jésus, ayez pitié de moi!
Alors se leva, du fond du chariot, un homme vêtu de blanc comme les pâtissiers & tenant dans ses deux mains des pieds sanglants.
Pieter de Roose, en voyant l'homme se lever, éclairé par les lanternes, cria avec ses deux happe-chair:
- Michielkin! Michielkin, le trépassé! Seigneur, ayez pitié de nous!
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Les dix-sept vinrent au bruit pour considérer le spectacle & furent effrayés de voir, à la lueur de la lune claire, combien était ressemblante l'image de Michielkin, le pauvre défunt.
Et le fantôme agitait ses pieds sanglants.
C'était son même plein & rond visage, mais pâli par la mort, menaçant, livide & rongé de vers sous le menton.
Le fantôme, agitant toujours ses pieds sanglants, dit à Spelle qui gémissait, couché sur le dos:
- Spelle, prévôt Spelle, éveille-toi!
Mais Spelle ne bougeait point.
- Spelle, dit derechef le fantôme, prévôt Spelle, éveille-toi ou je te fais descendre avec moi dans la gueule du béant enfer.
Spelle se leva &, les cheveux tout droits de peur, cria douloureusement:
- Michielkin! Michielkin, aie pitié!
Cependant les bourgeois s'étaient approchés, mais Spelle ne voyait rien que les lanternes qu'il prenait pour des yeux de diables. Il l'avoua ainsi plus tard.
- Spelle, dit le fantôme de Michielkin, es-tu préparé à mourir?
- Non, répondit le prévôt, non messire Michielkin, je n'y suis point préparé, & ne veux paraître devant Dieu l'âme toute noire de péchés.
- Tu me reconnais? dit le fantôme.
- Que Dieu me soit en aide, dit Spelle; oui, je vous reconnais; vous êtes le fantôme de Michielkin, le pâtissier qui mourut, innocent, en son lit, des suites de torture, & les deux pieds saignants sont ceux à chacun desquels je fis pendre un poids de cinquante livres. Ha! Michielkin, pardonnez-moi, ce Pieter Roose était si tentant; il m'offrait cinquante florins, que je reçus, pour mettre votre nom sur le registre.
- Tu veux te confesser? dit le fantôme.
- Oui, messire, je veux me confesser, tout dire & faire pénitence. Mais daignez écarter ces démons qui sont là, prêts à me dévorer. Je dirai tout. Otez ces yeux de feu! J'ai fait de même à Tournay, à l'égard de cinq bourgeois; de même à Bruges, à quatre. Je ne sais plus leurs noms, mais je vous les dirai si vous l'exigez; ailleurs aussi j'ai péché, seigneur, &, de mon fait, soixante-neuf innocents sont dans la fosse. Michielkin, il fallait de l'argent au roi. On me l'avait fait savoir, mais il m'en fallait pareillement; il est à Gand, dans la cave, sous le pavement, chez la vieille Grovels, ma vraie
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mère. J'ai tout dit, tout, grâce & merci! Otez les diables. Dieu Seigneur, vierge Marie, Jésus, intercédez pour moi; éloignez les feux de l'enfer, je vendrai tout, je donnerai tout aux pauvres & je ferai pénitence.
Ulenspiegel, voyant que la foule des bourgeois était prête à le soutenir; sauta du chariot à la gorge de Spelle & le voulut étrangler.
Mais le curé vint.
- Laissez-le vivre, dit-il; mieux vaut qu'il meure de la corde du bourreau que des doigts d'un fantôme.
- Qu'allez-vous en faire? demanda Ulenspiegel.
- L'accuser devant le duc & le faire pendre, répondit le curé. Mais qui es-tu? demanda-t-il.
- Je suis, répondit Ulenspiegel, le masque de Michielkin & le personnage d'un pauvre renard flamand qui va rentrer au terroir de peur des chasseurs espagnols.
Dans l'entre-temps, Pieter de Roose s'enfuyait à toutes jambes.
Et Spelle ayant été pendu, ses biens furent confisqués.
Et le roi hérita.
XXXIV
Le lendemain, Ulenspiegel marcha sur Courtray en longeant la Lys, la claire rivière.
Lamme cheminait piteusement.
Ulenspiegel lui dit:
- Tu geins, lâche coeur regrettant la femme qui te fit porter la couronne cornue du cocuage.
- Mon fils, dit Lamme, elle me fut toujours fidèle, m'aimant assez comme je l'aimais trop moi, mon doux Jésus. Un jour, étant allée à Bruges, elle en revint changée. Dès lors, quand je la priais d'amour, elle me disait:
- Il me faut vivre avec toi comme amie, non autrement.
Alors, triste en mon coeur:
- Mignonne aimée, disais-je, nous fûmes mariés devant Dieu. Ne fis-je point pour toi tout ce que tu voulais? Ne m'accoutrai-je point maintes fois d'un pourpoint de toile noire & d'un manteau de futaine afin de te voir,
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malgré les royales ordonnances, vêtue de soie & de brocard? Mignonne, ne m'aimeras-tu plus?
- Je t'aime, disait-elle, selon Dieu & ses lois, selon les saintes discipline & pénitence. Toutefois, je te serai vertueuse compagne.
- Il ne me chault de ta vertu, répondais-je; c'est toi que je veux, toi, ma femme.
Hochant la tête:
- Je te sais bon, disait-elle; tu fus jusqu'aujourd'hui cuisinier au logis pour m'épargner les labeurs de fricassées; tu repassas nos draps, fraises & chemises, les fers étant trop lourds pour moi; tu lavas notre linge, tu balayas la maison & la rue devant la porte, afin de m'épargner toute fatigue. Je veux maintenant besogner à ta place, mais rien de plus, mon homme.
- Ce m'est tout un, répondais-je; je serai, comme par le passé, ta dame d'atours; ta repasseuse, ta cuisinière, ta lavandière, ton esclave à toi, soumis; mais femme, ne sépare point ces deux coeurs & corps qui ne firent qu'un; ne romps point ce doux lien d'amour qui nous serrait si tendrement.
- Il le faut, répondait-elle.
- Las! disais-je, est-ce à Bruges que tu pris cette dure résolution?
Elle répondait:
- J'ai juré devant Dieu & ses saints.
- Qui donc, m'écriais-je, te força de faire serment de ne remplir point tes devoirs de femme?
- Celui qui a l'esprit de Dieu & me range au nombre de ses pénitentes, disait-elle.
Dès ce moment, elle cessa autant d'être mienne que si eût été la femme fidèle d'un autre. Je la suppliai, tourmentai, menaçai, pleurai, priai. Mais vainement. Un soir, revenant de Blanckenberghe, où j'avais été recevoir la rente d'une de mes fermes, je trouvai la maison vide. Fatiguée sans doute de mes prières, fâchée & triste de mon chagrin, ma femme s'était enfuie. Où est-elle maintenant?
Et Lamme s'assit sur le bord de la Lys, baissant la tête & regardant l'eau.
- Ah! disait-il, m'amie, que vous étiez grasse, tendre & mignonne! Trouverai-je jamais poulette comme vous? Pot-au-feu d'amour, ne mangerai-je plus de toi? Où sont tes baisers embaumant comme le thym; ta bouche mignonne où je cueillais le plaisir comme l'abeille le miel à la rose; tes bras blancs qui m'enlaçaient caressants? Où est ton coeur battant, ton
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sein rond & le gentil frisson de ton corps de fée tout haletant d'amour? Mais où sont tes vieux flots, rivière fraîche qui roules si gaiement tes nouveaux au soleil?
XXXV
Passant devant le bois de Peteghem, Lamme dit à Ulenspiegel:
- Je cuis; cherchons l'ombre.
- Cherchons, répondit Ulenspiegel.
Ils s'assirent dans le bois, sur l'herbe, & virent passer devant eux une troupe de cerfs.
- Regarde bien. Lamme, dit Ulenspiegel en armant son arquebuse allemande. Voici les grands vieux cerfs qui ont encore leurs daimtiers & portent fièrement leurs bois à neuf cors; de mignons broquarts, qui sont leurs écuyers, trottinent à côté d'eux, prêts à leur rendre service de leurs bois pointus. Ils vont à leur reposée. Tourne le rouet de l'arquebuse, comme je le fais, moi. Tire. Le vieux cerf est blessé. Un broquart est atteint à la cuisse; il fuit. Suivons-le jusqu'à ce qu'il tombe. Fais comme moi, cours, saute & vole.
- Voilà de mon fol ami, disait Lamme, suivre des cerfs à la course. Ne vole point sans ailes, c'est peine perdue. Tu ne les atteindras point. Ah! le cruel compagnon! Crois-tu que je sois aussi agile que toi? Je sue, mon fils; je sue & vais tomber. Si le forestier te prend, tu seras pendu. Cerf est gibier du roi; laisse-les courir, mon fils, tu ne les prendras point.
- Viens, dit Ulenspiegel. Entends-tu le bruit de son bois dans le feuillage? C'est une trombe qui passe. Vois-tu les jeunes branches brisées, les feuilles jonchant le sol? Il a une nouvelle balle dans la cuisse, cette fois; nous le mangerons.
- Il n'est pas encore cuit, dit Lamme. Laisse courir ces pauvres animaux. Ah! qu'il fait chaud! Je vais tomber là sans doute & ne me releverai point.
Soudain, de tous les côtés, des hommes loqueteux & armés emplirent la forêt. Des chiens aboyèrent & se lancèrent à la poursuite des cerfs. Quatre hommes farouches entourèrent Lamme & Ulenspiegel & les menèrent dans
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une clairière, au milieu d'un fourré, où ils virent, parmi des femmes & des enfants, campés là, des hommes en grand nombre, armés diversement d'épées, d'arbalètes, d'arquebuses, de lances, d'épieux, de pistolets de reiters.
Ulenspiegel les voyant leur dit:
- Êtes-vous les feuillards ou Frères du bois, que vous semblez vivre en commun ici pour fuir la persécution?
- Nous sommes Frères du bois, répondit un vieillard assis auprès du feu & fricassant quelques oiseaux en un poêlon. Mais qui es-tu?
- Je suis, répondit Ulenspiegel, du beau pays de Flandre, peintre, manant, noble homme, sculpteur, le tout ensemble. Et par le monde ainsi je me promène, louant choses belles & bonnes & me gaussant de sottise à pleine gueule.
- Si tu vis tant de pays, dit le vieil homme, tu sais prononcer: Schild ende Vriendt, bouclier & ami, à la façon de ceux de Gand, sinon tu es faux Flamand & mourras.
Ulenspiegel prononça: Schild ende Vriendt.
- Et toi, grosse bedaine, demanda le vieil homme, parlant à Lamme, quel est ton métier?
Lamme répondit:
- De manger & boire mes terres, fermes, censes & manses, de chercher ma femme & de suivre en tous lieux mon ami Ulenspiegel.
- Si tu voyageas tant, dit le vieil homme, tu n'ignores point comment on nomme ceux de Weert en Limbourg?
- Je ne le sais, répondit Lamme; mais ne me direz-vous point le nom du vaurien scandaleux qui chassa ma femme du logis? Baillez-le-moi, j'irai le tuer tout soudain.
Le vieil homme répondit:
- Il est en ce monde deux choses, lesquelles jamais ne reviennent s'étant enfuies: c'est monnaie dépensée & femme lasse qui s'envole.
Puis, parlant à Ulenspiegel:
- Sais-tu, dit-il, comment on nomme ceux de Weert en Limbourg?
- De raekstekers, les exorciseurs de raies, répondit Ulenspiegel, car un jour une raie vivante étant tombée d'un chariot de poissonnier, de vieilles femmes, en la voyant sauter, la prirent pour le diable. ‘Allons quérir le curé pour exorciser la raie,’ dirent-elles. Le curé l'exorcisa, &, l'emportant, en fit belle fricassée en l'honneur de ceux de Weert. Ainsi fasse Dieu du roi de sang.
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Dans l'entre-temps, les aboiements des chiens retentissaient en la forêt. Les hommes armés, courant dans le bois, criaient pour effrayer la bête.
- C'est le cerf & le broquart que j'ai relancés, dit Ulenspiegel.
- Nous le mangerons, dit le vieil homme. Mais comment nomme-t-on ceux d'Eindhoven en Limbourg?
- De pinnemakers, les verroutiers, répondit Ulenspiegel. Un jour, l'ennemi étant à la porte de leur ville, ils la verrouillèrent avec une carotte. Les oies vinrent à grands coups de bec goulu manger la carotte, & les ennemis entrèrent dans Eindhoven. Mais ce seront des becs de fer qui mangeront les verroux des prisons où l'on veut enfermer la libre conscience.
- Si Dieu est avec nous, qui sera contre? répondit le vieil homme.
Ulenspiegel dit:
- Aboiements de chiens, hurlements d'hommes & branches cassées: c'est une tempête dans la forêt.
- Est-ce de bonne viande que la viande de cerf? demanda Lamme regardant les fricassées.
- Les cris des traqueurs se rapprochent, dit Ulenspiegel à Lamme; les chiens sont tout près. Quel tonnerre! Le cerf! le cerf! gare-toi, mon fils. Fi! la laide bête; elle a jeté mon gros ami par terre au milieu des poêles, poêlons, coquasses, marmites & fricassées. Voici que les femmes & filles s'enfuient affolées de terreur. Tu saignes, mon fils?
- Tu ris, vaurien, dit Lamme. Oui, je saigne, il m'a baillé de son bois dans le séant. Là, vois mon haut-de-chausses déchiré, & ma viande pareillement, & par terre toutes ces belles fricassées. Voilà que je perds tout mon sang par le bas.
- Ce cerf est chirurgien prévoyant; il te sauve d'apoplexie, répondit Ulenspiegel.
- Fi! le vaurien sans coeur, dit Lamme. Mais je ne te suivrai plus. Je resterai ici au milieu de ces bonshommes & de ces bonnes femmes. Peux-tu, sans vergogne, être si dur à mes peines, quand je marche sur tes talons, comme un chien, par la neige, la gelée, la pluie, la grêle, le vent, & quand il fait chaud, suant mon âme hors de ma peau!
- Ta blessure n'est rien. Mets-y une olie-koekje, ce lui sera emplâtre de friture, répondit Ulenspiegel. Mais sais-tu comment on nomme ceux de Louvain? Tu l'ignores, pauvre ami. Hé bien, je vais te le dire pour t'empêcher de geindre. On les nomme de koeye-schieters, les tireurs de vaches, car ils furent un jour assez niais pour tirer sur des vaches, qu'ils prenaient
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pour des soudards ennemis. Quant à nous, nous tirons sur les boucs espagnols, la chair en est puante, mais la peau en est bonne pour faire des tambours. Et ceux de Tirlemont? Le sais-tu? Pas davantage. Ils portent le surnom glorieux de kirekers. Car chez eux, dans la grande église, le jour de la Pentecôte, un canard vole du jubé sur l'autel, & c'est l'image de leur Saint-Esprit. Mets une koeke-backe sur ta blessure. Tu ramasses sans mot dire les coquasses & fricassées renversées par le cerf. C'est courage de cuisine. Tu rallumes le feu, remontes le chaudron de potage sur ses trois pieux; tu t'occupes de la cuisson bien attentivement. Sais-tu pourquoi il y a quatre merveilles à Louvain? Non. Je vais te le dire. Premièrement, parce que les vivants y passent sous les morts, car l'église Saint-Michel est bâtie près de la porte de la ville. Son cimetière est donc au-dessus. Deuxièmement, parce que les cloches y sont hors des tours, comme on le voit à l'église Saint-Jacques, où il y a une grosse cloche & une petite cloche; la petite ne pouvant être placée dans le clocher, on l'a placée dehors. Troisièmement, à cause de l'autel hors de l'église, car la façade de Saint-Jacques ressemble à un autel. Quatrièmement, à cause de la Tour-sans-Clous, parce que la flèche de l'église Sainte-Gertrude est construite en pierre au lieu de l'être en bois, & que l'on ne cloue point les pierres, sauf le coeur du roi de sang, que je voudrais clouer au-dessus de la grande porte de Bruxelles. Mais tu ne m'écoutes point. N'y a-t-il point de sel dans les sauces? Sais-tu pourquoi ceux de Termonde se nomment les bassinoires, de vierpannen? Parce qu'un jeune prince devant venir coucher, en hiver, à l'auberge des Armes de Flandre, l'aubergiste ne sut comment chauffer les draps, car il manquait de bassinoire. Il fit réchausser le lit par sa jeune fille, qui, entendant le prince venir, s'en fut toute courante, & que le prince demanda pourquoi on n'y avait pas laissé la bassinoire. Que Dieu fasse que Philippe, enfermé dans une boîte de fer rouge, serve de bassinoire au lit de madame Astarté.
- Laisse-moi en repos, dit Lamme; je me moque de toi, des vierpannen, de la Tour-sans-Clous & des autres balivernes. Laisse-moi à mes sauces.
- Gare-toi, lui dit Ulenspiegel, Les aboiements ne cessent de retentir; ils deviennent plus forts; les chiens hurlent, le clairon sonne. Prends garde au cerf. Tu fuis. Le clairon sonne.
- C'est la curée, dit le vieil homme; reviens, Lamme, auprès de tes fricassées, le cerf est mort.
- Ce nous sera un bon repas, dit Lamme. Vous m'inviterez au festin, à cause des peines que je me donne pour vous. La sauce des oiseaux sera
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bonne; elle croque un peu toutefois. C'est le sable sur lequel ils sont tombés quand ce grand diable de cerf me déchira le pourpoint & la viande tout ensemble. Mais ne craignez-vous point les forestiers?
- Nous sommes trop nombreux, dit le vieil homme; ils ont peur & ne nous inquiètent point. Il en est de même des happe-chair & des juges. Les habitants des villes nous aiment, car nous ne faisons point de mal. Nous vivrons encore quelque temps en paix, à moins que l'armée espagnole ne nous enveloppe. Si cela arrive, hommes vieux & jeunes, femmes, filles, garçonnets & fillettes, nous vendrons chèrement notre vie & nous entretuerons plutôt que de souffrir mille martyres sous la main du duc de Sang.
Ulenspiegel dit:
- Il n'est plus temps de combattre sur terre, le bourreau. C'est sur la mer qu'il faut ruiner sa puissance. Allez du côté des îles de Zélande, par Bruges, Heyst & Knocke.
- Nous n'avons point d'argent, dirent-ils.
Ulenspiegel répondit:
- Voici mille carolus de la part du prince. Longez les cours d'eau, canaux, fleuves ou rivières; quand vous verrez des navires portant le signe JHS, que l'un de vous chante comme l'alouette. Le clairon du coq lui répondra. Et vous serez en pays ami.
- Nous le ferons, dirent-ils.
Bientôt les chasseurs, suivis des chiens, parurent traînant par des cordes le cerf mort.
Tous alors s'assirent en rond autour du feu. Ils étaient bien soixante, hommes, femmes & enfants. Le pain fut tiré des gibecières, les couteaux des gaînes; le cerf dépecé, dépouillé, vidé, mis à la broche avec du menu gibier. Et, à la fin du repas, Lamme fut vu ronflant, la tête penchée sur la poitrine & dormant adossé à un arbre.
Au soir tombé, les Frères du bois rentrèrent dans des huttes sous la terre pour dormir, ce que firent aussi Lamme & Ulenspiegel.
Des hommes armés veillaient, gardant le camp. Et Ulenspiegel entendait gémir sous leurs pieds les feuilles sèches.
Le lendemain il s'en fut avec Lamme, tandis que ceux du camp lui disaient:
- Bénis sois-tu; nous irons vers la mer.
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XXXVI
A Harlebeke, Lamme renouvela sa provision de olie-koekjes, en mangea vingt-sept & en mit trente dans son panier. Ulenspiegel portait ses cages à la main. Vers le soir, ils arrivèrent à Courtray & descendirent à l'auberge de In de Bieh, à l'Abeille, chez Gillis Van den Ende, qui vint à sa porte aussitôt qu'il entendit chanter comme l'alouette.
Là, ce leur fut tout sucre & tout miel. L'hôte, ayant vu les lettres du prince, remit cinquante carolus à Ulenspiegel pour le prince & ne voulut point être payé de la dinde qu'il leur servit ni de la dobbele clauwaert dont il l'arrosa. Il le prévint aussi qu'il y avait à Courtray des espions du Tribunal de Sang, ce pourquoi il devait bien tenir sa langue ainsi que celle de son compagnon.
- Nous les reconnaîtrons, dirent Ulenspiegel & Lamme.
Et ils sortirent de l'auberge.
Le soleil se couchait dorant les pignons des maisons; les oiseaux chantaient sous les tilleuls; les commères jasaient sur le seuil de leurs portes, les enfants se roulaient dans la poussière, & Ulenspiegel & Lamme vaguaient au hasard par les rues.
Soudain Lamme dit:
- Martin Van den Ende, interrogé par moi s'il avait vu une femme pareille à la mienne - je lui fis sa mignonne pourtraiture, - m'a dit qu'il y avait chez la Stevenyne, chaussée de Bruges, à l'Arc-en-Ciel, hors de la ville, un grand nombre de femmes qui se réunissaient tous les soirs. J'y vais de ce pas.
- Je te retrouverai tout à l'heure, dit Ulenspiegel. Je veux visiter la ville; si je rencontre ta femme, je te l'enverrai tantôt. Tu sais que le baes t'a recommandé de te taire, si tu tiens à ta peau.
- Je me tairai, dit Lamme.
Ulenspiegel vaguant à l'aise, le soleil se coucha, & le jour tombant rapidement, Ulenspiegel arriva dans la Pierpot-Straetje, qui est la ruelle du Pot-de-Pierre. Là il entendit jouer de la viole mélodieusement; s'approchant, il vit de loin une forme blanche l'appelant, le fuyant & jouant de la
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viole. Et elle chantait comme un séraphin une chanson douce & lente, s'arrêtant, se retournant, l'appelant & le fuyant toujours.
Mais Ulenspiegel courait vite; il l'atteignit & allait lui parler, quand elle lui mit sur la bouche une main de benjoin parfumée.
- Es-tu manant ou noble homme? dit-elle.
- Je suis Ulenspiegel.
- Es-tu riche?
- Assez pour payer un grand plaisir, pas assez pour racheter mon âme.
- N'as-tu point de chevaux, que tu vas à pied?
- J'avais un âne, dit Ulenspiegel, mais je l'ai laissé à l'écurie.
- Comment es-tu seul, sans ami, dans une ville étrangère?
- Parce que mon ami vague de son côté, comme moi du mien, mignonne curieuse.
- Je ne suis point curieuse, dit-elle. Est-il riche, ton ami?
- En graisse, dit Ulenspiegel. Finiras-tu bientôt de me questionner?
- J'ai fini, dit-elle, laisse-moi maintenant.
- Te laisser? dit-il; autant vaudrait dire à Lamme, quand il a faim, de laisser là un plat d'ortolans. Je veux manger de toi.
- Tu ne m'as pas vue, dit-elle. Et elle ouvrit une lanterne qui luit soudain, éclairant son visage.
- Tu es belle, dit Ulenspiegel. Ho! la peau dorée, les doux yeux, la bouche rouge, le corps mignon! Tout sera pour moi.
- Tout, dit-elle.
Elle le mena chez la Stevenyne, chaussée de Bruges, à l'Arc-en-Ciel (in den Reghen-boogh). Ulenspiegel vit là un grand nombre de filles portant au bras des rouelles de couleur différente de celles de leur robe de futaine.
Celle-ci avait une rouelle de drap d'argent sur une robe de toile d'or. Et toutes les filles la regardaient jalouses. En entrant, elle fit un signe à la baesine, mais Ulenspiegel ne le vit point: ils s'assirent à deux & burent.
- Sais-tu, dit-elle, que quiconque m'a aimée est à moi pour toujours?
- Belle gouge parfumée; dit Ulenspiegel, ce me serait délicieux festin que de manger toujours de ta viande.
Soudain il aperçut Lamme en un coin, ayant devant lui une petite table, une chandelle, un jambon, un pot de bière, & ne sachant comment disputer son jambon & sa bière à deux filles qui voulaient à toute force manger & boire avec lui.
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Quand Lamme aperçut Ulenspiegel, il se dressa debout & sauta de trois pieds en l'air, s'écriant:
- Béni soit Dieu, qui me rend mon ami Ulenspiegel! A boire, baesinne!
Ulenspiegel, tirant sa bourse, dit:
- A boire jusqu'à la fin de ceci.
Et il faisait sonner ses carolus.
- Vive Dieu! dit Lamme, lui prenant subtilement la bourse dans les mains, c'est moi qui paie & non toi; cette bourse est mienne.
Ulenspiegel voulut de force lui reprendre sa bourse, mais Lamme la tenait bien. Comme ils s'entre-battaient l'un pour la garder, l'autre pour la reprendre, Lamme, parlant par saccades, dit tout bas à Ulenspiegel:
- Écoute: Happe-chair céans... quatre... petite salle avec trois filles... Deux dehors pour toi, pour moi... Voulu sortir... empêché... La gouge brocard espionne... Espionne Stevenyne!
Tandis qu'ils s'entre-battaient, Ulenspiegel écoutant bien s'écriait:
- Rends-moi ma bourse, vaurien!
- Tu ne l'auras point, disait Lamme.
Et ils se prenaient au cou, aux épaules, se roulant par terre pendant que Lamme donnait son bon avis à Ulenspiegel.
Soudain le baes de l'Abeille entra suivi de sept hommes, qu'il semblait ne connaître point. Il chanta comme le coq, & Ulenspiegel siffla comme l'alouette. Voyant Ulenspiegel & Lamme s'entre-battant, le baes parla:
- Quels sont ces deux? demanda-t-il à la Stevenyne.
La Stevenyne répondit:
- Des vauriens que l'on ferait mieux de séparer que de les laisser ici mener si grand vacarme avant d'aller à la potence.
- Qu'il ose nous séparer, dit Ulenspiegel, & nous lui ferons manger le carrelage.
- Oui, nous lui ferons manger le carrelage, dit Lamme.
- Le baes sauveur, dit Ulenspiegel à l'oreille de Lamme.
Sur ce, le baes, devinant quelque mystère, se rua dans leur bataille tête baissée. Lamme lui cogna en l'oreille ces mots:
- Toi sauveur? Comment?
Le baes fit semblant de secouer Ulenspiegel par les oreilles & lui disait tout bas:
- Sept pour toi... hommes forts bouchers... M'en aller... trop connu en ville... Moi parti, 't is van te beven de klinkaert... Tout casser...
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- Oui, dit Ulenspiegel, se relevant & lui baillant un coup de pied.
Le baes le frappa à son tour. Et Ulenspiegel lui dit:
- Tu tapes dru, mon bedon.
- Comme grêle, dit le baes, en saisissant prestement la bourse de Lamme & la rendant à Ulenspiegel.
- Coquin, dit-il, paie-moi à boire maintenant que tu es rentré dans ton bien.
- Tu boiras, vaurien scandaleux, répondit Ulenspiegel.
- Voyez comme il est insolent, dit la Stevenyne.
- Autant que tu es belle, mignonne, répondit Ulenspiegel.
Or, la Stevenyne avait bien soixante ans & un visage comme une nèfle, mais tout jaune de bilieuse colère. Au milieu était un nez pareil à un bec de hibou. Ses yeux étaient yeux d'avare sans amour. Deux longs crochets sortaient de sa bouche maigre. Et elle avait une grande tache lie de vin sur la joue gauche.
Les filles riaient, se gaussant d'elle & disant:
- Mignonne, mignonne, donne-lui à boire. - Il t'embrassera. - Y a-t-il longtemps que tu fis tes premières noces? - Prends garde, Ulenspiegel, elle te veut manger. - Vois ses yeux, ils brillent non de haine, mais d'amour. - On dirait qu'elle te va mordre jusqu'au trépassement. - N'aie point de peur. - C'est ainsi que font toutes femmes amoureuses. - Elle ne veut que ton bien. - Vois comme elle est en belle humeur de rire.
Et de fait, la Stevenyne riait & clignait de l'oeil à Gilline, la gouge à la robe de brocard.
Le baes but, paya & partit. Les sept bouchers faisaient des grimaces d'intelligence aux happe-chair & à la Stevenyne.
L'un d'eux indiqua du geste qu'il tenait Ulenspiegel pour un niais & l'allait trupher très-bien. Il lui dit à l'oreille, tirant la langue moqueusement du côté de la Stevenyne qui riait, montrant ses crocs:
- 'T is van te beven de klinkaert. (Il est temps de faire grincer les verres.)
Puis tout haut, & montrant les happe-chair:
- Gentil réformé, nous sommes tous avec toi; paie-nous à boire & à manger.
Et la Stevenyne riait d'aise & tirait aussi la langue à Ulenspiegel quand celui-ci lui tournait le dos. Et la Gilline, à la robe de brocard, tirait la langue pareillement.
Et les filles disaient tout bas: ‘Voyez l'espionne qui, par sa beauté,
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mena à la cruelle torture, & à la mort plus cruelle, plus de vingt-sept réformés, Gilline se pâme d'aise en songeant à la récompense de sa délation, - les cent premiers florins carolus sur la succession des victimes. Mais elle ne rit point, songeant qu'il lui faudrait les partager avec la Stevenyne.’
Et tous happe-chair, bouchers & filles, tiraient la langue pour se gausser d'Ulenspiegel. Et Lamme suait de grosses gouttes, & il était rouge de colère comme la crête d'un coq, mais il ne voulait point parler.
- Paye-nous à boire & à manger, dirent les bouchers & les happe-chair.
- Adoncques, dit Ulenspiegel faisant sonner de nouveau ses carolus, baille-nous à boire & à manger, ô mignonne Stevenyne, à boire dans des verres qui sonnent.
Sur ce, les filles de rire de nouveau & la Stevenyne de pousser ses crochets.
Elle alla toutefois à la cuisine & à la cave, elle en rapporta du jambon, des saucissons, des omelettes aux boudins noirs & des verres sonnants, ainsi nommés parce qu'ils étaient montés sur pied & sonnaient comme carillon lorsqu'on les choquait.
Ulenspiegel alors dit:
- Que celui qui a faim mange, que celui qui a soif boive!
Les happe-chair, les filles, les bouchers, Gilline & la Stevenyne applaudirent des pieds & des mains à ce discours. Puis chacun se place de son mieux, Ulenspiegel, Lamme & les sept bouchers à la grand'table d'honneur, les happe-chair & les filles à deux petites tables. Et l'on but & mangea avec un grand fracas de mâchoires, voire même les deux happe-chair qui étaient dehors, & que leurs camarades firent entrer pour prendre part au festin. Et l'on voyait sortir de leurs gibecières des cordes & des chaînettes.
La Stevenyne alors tirant la langue & ricassant, dit:
- Nul ne sortira qu'il ne m'aît payé.
Et elle alla fermer toutes les portes, dont elle mit les clefs dans ses poches.
Gilline, levant le verre, dit:
- L'oiseau est en cage, buvons.
Sur ce, deux filles nommées Gena & Margot lui dirent:
- En est-ce encore un que tu vas faire mettre à mort, méchante femme?
- Je ne le sais, dit Gilline, buvons.
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Mais les trois filles ne voulurent point boire avec elle.
Et Gilline prit sa viole & chanta en français:
Au son de la viole,
Je chante nuit & jour;
Je suis la fille-folle,
La vendeuse d'amour.
Astarté de mes hanches
Fit les lignes de feu;
J'ai les épaules blanches,
Et mon beau corps est Dieu.
Qu'on vide l'escarcelle
Aux carolus brillants:
Que l'or fauve ruisselle
A flots sous mes pieds blancs.
Je suis la fille d'Ève,
Et de Satan vainqueur,
Si beau que soit ton rêve,
Cherche-le dans mon coeur.
Je suis froide ou brûlante,
Tendre au doux nonchaloir;
Tiède, éperdue, ardente,
Mon homme, à ton vouloir.
Vois, je vends tout: mes charmes,
Mon âme & mes yeux bleus;
Bonheur, rires & larmes,
Et la Mort si tu veux.
Au son de la viole,
Je chante nuit & jour;
Je suis la fille-folle,
La vendeuse d'amour.
En chantant sa chanson, la Gilline était si belle, si suave & mignonne, que tous les hommes, happe-chair, bouchers, Lamme & Ulenspiegel étaient là, muets, attendris, souriant, domptés par le charme.
Tout à coup, éclatant de rire, la Gilline dit, regardant Ulenspiegel:
- C'est comme cela qu'on met les oiseaux en cage.
Et son charme fut rompu.
Ulenspiegel, Lamme & les bouchers s'entre-regardèrent:
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- Or çà, me payerez-vous? dit la Stevenyne, me payerez-vous, messire Ulenspiegel, qui faites si bonne graisse de la viande de prédicants?
Lamme voulut parler, mais Ulenspiegel le fit taire, & parlant à la Stevenyne:
- Nous ne payerons point d'avance, dit-il.
- Je me payerai donc après sur ton héritage, fit la Stevenyne.
- Les goules vivent de cadavres, répondit Ulenspiegel.
- Oui, dit l'un des happe-chair, ces deux-là ont pris l'argent des prédicants; plus de trois cents florins carolus. C'est un beau denier pour la Gilline.
Celle-ci chantait:
Cherche ailleurs de tels charmes,
Prends tout, mon amoureux,
Plaisirs, baisers & larmes,
Et la Mort si tu veux.
Puis, ricassant, elle dit:
- Buvons!
- Buvons! dirent les happe-chair.
- Vive Dieu! dit la Stevenyne, buvons! les portes sont fermées, les fenêtres ont de forts barreaux, les oiseaux sont en cage; buvons!
- Buvons! dit Ulenspiegel.
- Buvons! dit Lamme.
- Buvons! dirent les sept.
- Buvons! dirent les happe-chair.
- Buvons! dit la Gilline, faisant chanter sa viole. Je suis belle, buvons! Je prendrai l'archange Gabriel aux filets de ma chanson.
- A boire donc, dit Ulenspiegel, du vin pour couronner la fête, & du meilleur; je veux qu'il y ait une goutte de feu liquide à chaque poil de nos corps altérés.
- Buvons! dit la Gilline; encore vingt goujons comme toi, & les brochets cesseront de chanter.
La Stevenyne apporta du vin. Tous étaient assis, buvant & bouffant, les happe-chair & les filles ensemble. Les sept, assis à la table d'Ulenspiegel & de Lamme, jetaient de leur table à celle des filles des jambons, des saucissons, des omelettes & des bouteilles, qu'elles prenaient au vol comme des carpes happant des mouches au-dessus d'un étangt. Et la Stevenyne riait
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poussant ses crocs & montrant des paquets de chandelles de cinq à la livre, qui se balançaient au-dessus du comptoir. C'étaient les chandelles des filles. Puis elle dit à Ulenspiegel:
- Quand on va au bûcher on y porte un cierge de suif; en veux-tu un dès à présent?
- Buvons! dit Ulenspiegel.
- Buvons! dirent les sept.
La Gilline dit:
- Ulenspiegel a les yeux brillants comme un cygne qui va trépasser.
- Si on les donnait à manger aux cochons? dit la Stevenyne.
- Ce leur serait festin de lanternes: buvons! dit Ulenspiegel.
- Aimerais-tu, dit la Stevenyne, qu'étant échafaudé on te perçât la langue d'un fer rouge?
- Elle en serait meilleure pour siffler: buvons! répondit Ulenspiegel.
- Tu parlerais moins si tu étais pendu, dit la Stevenyne, & ta mignonne te viendrait contempler.
- Oui, dit Ulenspiegel, mais je pèserais davantage & tomberais sur ton museau gracieux: buvons!
- Que dirais-tu si tu étais fustigé, marqué au front & à l'épaule?
- Je dirais qu'on s'est trompé de viande, répondit Ulenspiegel, & qu'au lieu de rôtir la truie Stevenyne, on a échaudé le pourceau Ulenspiegel: buvons!
- Puisque tu n'aimes rien de cela, dit la Stevenyne, tu seras mené sur les navires du roi, & là condamné à être écartelé à quatre galères.
- Alors, dit Ulenspiegel, les requins auront mes quatre membres, & tu mangeras ce dont ils ne voudront pas: buvons!
- Que ne manges-tu, dit-elle, une de ces chandelles; elles te serviraient en enfer à éclairer ton éternelle damnation.
- Je vois assez clair pour contempler ton groin lumineux, ô truie mal échaudée: buvons! dit Ulenspiegel.
Soudain il frappa du pied de son verre sur la table, en imitant avec les mains le bruit que fait un tapissier battant en mesure la laine d'un matelas sur un lit de bâtons, mais tout coiment & disant:
- ‘T is (tydt) van te beven de klinkaert: Il est temps de faire frémir le clinqueur, le verre qui résonne.
C'est en Flandre le signal de fâcherie de buveurs & de saccagement des maisons à lanterne rouge.
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Ulenspiegel but, puis fit trembler le verre sur la table en disant:
- ‘T is van te beven de klinkaert.
Et les sept l'imitèrent.
Tous se tenaient cois: la Gilline devint pâle, la Stevenyne parut étonnée. Les happe-chair disaient:
- Les sept sont-ils avec eux?
Mais les bouchers, clignant de l'oeil, les rassuraient, tout en disant sans cesse & de plus en plus haut avec Ulenspiegel:
- 'T is van te beven te klinkaert, 't is van te beven de klinkaert.
La Stevenyne buvait pour se donner courage.
Ulenspiegel alors frappa du poing sur la table, dans la mesure des tapissiers battant les matelas; les sept firent comme lui: verres, cruches, écuelles, pintes & gobelets entrèrent en danse lentement, se renversant, se cassant, se relevant d'un côté pour tomber de l'autre; & toujours retentissait plus menaçant, grave, guerrier & monotone: ‘'T is van te beven de klinkaert.’
- Hélas! dit la Stevenyne, ils vont tout casser ici.
Et de peur, ses deux crocs lui sortirent plus longs hors de la bouche.
Et le sang, de fureur & de colère, s'allumait en l'âme des sept & en celles de Lamme & d'Ulenspiegel.
Alors, sans cesser le chant monotone & menaçant, tous ceux de la table d'Ulenspiegel prirent leurs verres, & les cassant sur la table en mesure, ils chevauchèrent les chaises en tirant leurs coutelas. Et ils menaient si grand bruit de leur chanson, que toutes les vitres de la maison tremblaient. Puis, comme une ronde de diables affolés, ils firent le tour de la salle & de toutes les tables, disant sans cesse: ‘'T is van te beven de klinkaert.’
Et les happe-chair alors se levèrent tremblants de peur, prirent leurs chaînes & cordelettes. Mais les bouchers, Ulenspiegel & Lamme, remettant leurs coutelas dans les gaînes, se levèrent, saisirent leurs chaises, &, les brandissant comme des bâtons, ils coururent alertes par la chambre, frappant à droite & à gauche, n'épargnant que les filles, cassant tout le reste, meubles, vitres, bahuts, vaisselle, pintes, écuelles, verres & flacons, frappant les happe-chair sans pitié, & chantant toujours sur la mesure du bruit du tapissier battant les matelas: 'T is van te beven de klinkaert, 'T is van te beven de klinaert, tandis qu'Ulenspiegel avait baillé un coup de poing à la Stevenyne sur le mufle, lui avait pris les clefs dans sa gibecière, & lui faisait de force manger ses chandelles.
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La belle Gilline, grattant les portes, volets, vitres, fenestrage de ses ongles, semblait vouloir passer à travers tout, comme une chatte peureuse. Puis, toute blême, elle s'accroupit en un coin, les yeux hagards, montrant les dents, & tenant sa viole comme si elle l'eût dû protéger.
Les sept & Lamme disant aux filles: ‘Nous ne vous ferons nul mal,’ garrottaient, avec leur aide, de chaînettes & de cordes, les happe-chair tremblants dans leurs chausses, & n'osant résister, car ils sentaient que les bouchers choisis parmi les plus forts par le baes de l'Abeille, les eussent taillés en morceaux de leurs coutelas.
A chaque chandelle qu'il faisait manger à la Stevenyne, Ulenspiegel disait:
- Celle-ci est pour la pendaison; celle-là pour la fustigation; cette autre pour la marque; cette quatrième pour ma langue trouée; ces deux excellentes & bien grasses pour les navires du roi & l'écartèlement à quatre galères; celle-ci pour ton repaire d'espions; celle-là pour ta gouge à la robe de brocard, & toutes ces autres pour mon plaisir.
Et les filles riaient de voir la Stevenyne éternuant de colère & voulant cracher ses chandelles. Mais en vain, car elle en avait la bouche trop pleine.
Ulenspiegel, Lamme & les sept ne cessaient de chanter en mesure: 'T is van te beven de klinkaert.
Puis Ulenspiegel cessa, leur faisant signe de murmurer doucement le refrain. Ils le firent pendant qu'il tint aux happe-chair & aux filles ce propos:
- Si quelqu'un de vous crie à l'aide, il sera occis incontinent.
- Occis! dirent les bouchers.
- Nous nous tairons, dirent les filles, ne nous fais point de mal, Ulenspiegel.
Mais la Gilline, accroupie en son coin, les yeux hors la tête, les dents hors la bouche, ne savait point parler & serrait contre elle sa viole.
Et les sept murmuraient toujours: 'T is van te beven de klinkaert! en mesure.
La Stevenyne, montrant les chandelles qu'elle avait en la bouche, faisait signe qu'elle se tairait pareillement. Les happe-chair le promirent comme elle.
Ulenspiegel continuant son propos:
- Vous êtes ici, dit-il, en notre puissance, la nuit est tombée noire, nous sommes près de la Lys où l'on se noie facilement quand on vous pousse.
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Les portes de Courtray sont fermées. Si les gardes de nuit ont entendu le vacarme, ils ne bougeront point étant trop paresseux & croyant que ce sont de bons Flamands qui, buvant, chantent joyeusement au son des pintes & flacons. Adoncques tenez-vous cois & coîtes devant vos maîtres.
Puis, parlant aux sept:
- Vous allez vers Peteghem trouver les Gueux.
- Nous nous y sommes préparés à la nouvelle de ta venue.
- De là vous irez vers la mer.
- Oui, dirent-ils.
- Connaissez-vous parmi ces happe-chair un ou deux que l'on puisse relàcher pour nous servir?
- Deux, dirent-ils, Niklaes & Joos, qui ne poursuivirent jamais les pauvres réformés.
- Nous sommes fidèles! dirent Niklaes & Joos.
Ulenspiegel dit alors:
- Voici pour vous vingt florins carolus, deux fois plus que vous n'auriez eu si vous aviez reçu le prix infâme de dénonciation.
Soudain les cinq autres s'écrièrent:
- Vingt florins! Nous servons le prince pour vingt florins. Le roi paye mal. Donnes-en la moitié à chacun de nous, nous dirons au juge tout ce que tu voudras.
Les bouchers & Lamme murmuraient sourdement:
- 'T is van te beven de klinkaert; t' is van te beven de klinkaert.
- Afin que vous ne parliez point trop, dit Ulenspiegel, les sept vous mèneront garrottés jusqu'à Peteghem, chez les Gueux. Vous aurez dix florins quand vous serez sur la mer, nous serons certains jusque-là que la cuisine du camp vous tiendra fidèles au pain & à la soupe. Si vous êtes vaillants, vous aurez votre part du butin. Si vous tentez de déserter, vous serez pendus. Si vous vous échappez, évitant ainsi la corde, vous trouverez le couteau.
- Nous servons qui nous paye, dirent-ils.
- 'T is van te beven de klinkaert! 'T is van te beven de klinkaert! disaient Lamme & les sept en frappant sur les tables avec des tessons de pots & de verres brisés.
- Vous mènerez pareillement avec vous, dit Ulenspiegel, la Gilline, la Stevenyne & les trois gouges. Si l'une d'elles veut s'échapper, vous la coudrez en un sac & la jetterez à la rivière.
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- Il ne m'a point tuée, dit la Gilline, sautant de son coin & brandissant en l'air sa viole. Et elle chanta:
Sanglant était mon rêve,
Le rêve de mon coeur:
Je suis la fille d'Êve
Et de Satan vainqueur.
La Stevenyne & les autres faisaient mine de pleurer.
- Ne craignez rien, mignonnes, dit Ulenspiegel, vous êtes si suaves & douces, que l'on aimera, festoyera & caressera partout. A chaque prise de guerre vous aurez votre part de butin.
- On ne me donnera rien à moi, qui suis vieille, pleura la Stevenyne.
- Un sou par jour, crocodile, dit Ulenspiegel, car tu seras serve de ces quatre belles filles, tu laveras leurs cottes, draps & chemises.
- Moi, seigneur Dieu! dit-elle.
Ulenspiegel répondit:
- Tu les as longtemps gouvernées, vivant du profit de leurs corps & les laissant pauvres & affamées. Tu peux geindre & braire, il en sera comme je l'ai dit.
Sur ce les quatre filles de rire & de se moquer de la Stevenyne, & de lui dire en tirant la langue:
- A chacune son tour en ce monde. Qui l'aurait dit de Stevenyne l'avare? Elle travaillera pour nous comme serve. Béni soit le seigneur Ulenspiegel!
Ulenspiegel dit alors aux bouchers & à Lamme:
- Videz les caves à vin, prenez l'argent; il servira à l'entretien de la Stevenyne & des quatre filles.
- Elle grince les dents, la Stevenyne, l'avare, dirent les filles. Tu fus dure, on l'est pareillement pour toi. Béni soit le seigneur Ulenspiegel!
Puis les trois se tournèrent vers la Gilline:
- Tu étais sa fille, son gagne-pain, tu partageais avec elle le fruit de l'infâme espionnage. Oseras-tu bien encore nous frapper & nous injurier, avec ta robe de brocard? Tu nous méprisais parce que nous ne portions que de la futaine. Tu n'es vêtue si richement que du sang des victimes. Otons-lui sa robe afin qu'elle soit ainsi pareille à nous.
- Je ne le veux point, dit Ulenspiegel.
(Page 338)
Et la Gilline, lui sautant au cou, dit:
- Béni sois-tu, qui ne m'as point tuée & ne me veux point laide!
Et les filles jalouses regardaient Ulenspiegel & disaient:
- Il est affolé d'elle comme tous.
La Gilline chantait sur sa viole.
Les Sept partirent vers Peteghem, menant les happe-chair & les filles le long de la Lys. Cheminant ils murmuraient:
- 'T is van te beven de klinkaert! 'T is van te beven de klinkaert!
Au jour levant, ils vinrent au camp, chantèrent comme l'alouette, & le clairon du coq leur répondit. Les filles et les happe-chair furent gardés de près. Toutefois, le troisième jour, à midi, la Gilline fut trouvée morte, le coeur percé d'une grande aiguille. La Stevenyne fut accusée par les trois filles & conduite devant le capitaine de bande, ses dizeniers & sergents constitués en tribunal. Là, sans qu'il la fallût mettre à la torture, elle avoua qu'elle avait tué la Gilline par jalousie de sa beauté & fureur de ce que la gouge la traitât comme serve sans pitié. Et la Stevenyne fut pendue, puis enterrée dans le bois.
La Gilline aussi fut enterrée, & l'on dit les prières des morts sur son corps mignon.
Cependant les deux happe-chair patrocinés par Ulenspiegel étaient allés devant le châtelain de Courtray, car les bruits, vacarmes & pillages faits dans la maison de la Stevenyne devaient être punis par ledit châtelain, la maison de la Stevenyne se trouvant dans la châtellenie hors de la juridiction de la ville de Courtray. Après avoir raconté au seigneur châtelain ce qui s'était passé, ils lui dirent avec grande conviction & humble sincérité de langage:
- Les meurtriers des prédicants ne sont point du tout Ulenspiegel & son féal & bien-aimé Lamme Goedzak, qui ne sont venus à l'Arc-en-Ciel que pour leur délassement. Ils ont même des passes du duc, & nous les avons vues. Les vrais coupables sont deux marchands de Gand, l'un maigre & l'autre très-gras, qui s'en furent vers le pays de France après avoir tout cassé chez la Stevenyne, l'emmenant avec ses quatre filles, pour leur ébattement. Nous les eussions bien happés au croc, mais il y avait là sept bouchers des plus forts de la ville qui ont pris leur parti. Ils nous ont tous garrottés, & ne nous ont lâchés que quand ils étaient bien loin sur la terre de France. Et voici les marques des cordes. Les quatre autres happe-chair sont à leurs chausses, attendant du renfort pour mettre la main sur eux.
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Le châtelain leur donna à chacun deux carolus & un habit neuf pour leurs loyaux services.
Il écrivit ensuite au conseil de Flandre, au tribunal des échevins de Courtray & à d'autres cours de justice pour leur annoncer que les vrais meurtriers avaient été découverts.
Et il leur détailla l'aventure tout au long.
Ce dont frémirent ceux du conseil de Flandre & des autres cours de justice.
Et le châtelain fut grandement loué de sa perspicacité.
Et Ulenspiegel & Lamme cheminaient paisiblement sur la route de Peteghem à Gand, le long de la Lys, désirant arriver à Bruges, où Lamme espérait trouver sa femme, & à Damme où Ulenspiegel, tout songeur, eût déjà voulu être pour voir Nele qui, dolente, vivait auprès de Katheline, l'affolée.
XXXVII
Depuis longtemps, au pays de Damme & dans les environs, avaient été commis plusieurs crimes abominables. Fillettes, jeunes gars, hommes vieux, que l'on savait s'en être allés chargés d'argent vers Bruges, Gand ou quelque autre ville ou village de Flandre, furent trouvés morts, nus comme des vers & mordus à la nuque par des dents si longues & si aiguës que l'os du cou était cassé à tous.
Les médecins & chirurgiens-barbiers déclarèrent que ces dents étaient celles d'un grand loup. ‘Des larrons, disaient-ils, étaient venus sans doute, après le loup, & avaient dépouillé les victimes.’
Nonobstant toutes recherches, nul ne put découvrir quels étaient les larrons. Bientôt le loup fut oublié.
Plusieurs notables bourgeois, qui s'étaient mis fièrement en route sans escorte, disparurent sans que l'on sût ce qu'ils étaient devenus, sauf parfois que quelque manant, allant au matin pour labourer la terre, trouvait des traces de loup dans son champ, tandis que son chien, creusant de ses pattes les sillons, mettait au jour un pauvre corps mort & portant les dents du loup marquées sur la nuque ou sous l'oreille, & maintes fois aussi
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à la jambe, & toujours par derrière. Et toujours aussi l'os du cou & de la jambe était brisé.
Le paysan, peureux, allait tout soudain donner avis au bailli qui venait avec le greffier criminel, deux échevins & deux chirurgiens au lieu où gisait le corps de l'occis. L'ayant visité diligemment & soigneusement, ayant parfois, quand le visage n'était point mangé par les vers, reconnu sa qualité, voire son nom & lignage, ils s'étonnaient toutefois que le loup, qui tue par faim, n'eût point enlevé de morceau du mort.
Et ceux de Damme furent bien effrayés, & nul n'osait plus sortir la nuit sans escorte.
Or il advint que plusieurs vaillants soudards furent envoyés à la recherche du loup, avec ordre de le chercher, de jour & de nuit, dans les dunes, le long de la mer.
Ils étaient alors près de Heyst, dans les grandes dunes. La nuit était venue. L'un d'eux, confiant en sa force, voulut les quitter pour aller seul à la recherche, armé d'une arquebuse. Les autres le laissèrent faire, certains que, vaillant & armé comme il l'était, il tuerait le loup si celui-ci osait se montrer.
Leur compagnon étant parti, ils allumèrent du feu & jouèrent aux dés en buvant à même à leurs flacons de brandevin.
Et de temps en temps, ils criaient:
- Or çà, camarade, reviens; le loup a peur; viens boire!
Mais il ne répondait point.
Soudain, entendant un grand cri comme d'un homme qui meurt, ils coururent du côté où le cri était parti, disant:
- Tiens bon, nous venons à la rescousse.
Mais ils furent longtemps avant de trouver leur camarade, car les uns disaient que le cri était venu de la vallée, & les autres de la plus haute dune.
Enfin, ayant bien fouillé dune & vallée avec leurs lanternes, ils trouvèrent leur compagnon mordu à la jambe & au bras, par derrière, & le cou brisé comme les autres victimes.
Couché sur le dos, il tenait son épée dans sa main crispée; son arquebuse gisait sur le sable. A côté de lui étaient trois doigts coupés, qu'ils emportèrent & qui n'étaient point les siens. Son escarcelle avait été enlevée.
Ils prirent sur leurs épaules le cadavre de leur compagnon, sa bonne épée & sa vaillante arquebuse, &, dolents & colères, ils portèrent le corps
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au bailliage où le bailli le reçut en la compagnie du greffier criminel, de deux échevins & de deux chirurgiens.
Les doigts coupés furent examinés & reconnus pour être des doigts de vieillard, lequel n'était manouvrier en aucun métier, car les doigts étaient effilés & les ongles en étaient longs comme ceux des hommes de robe ou d'église.
Le lendemain, le bailli, les échevins, le greffier, les chirurgiens & les soudards allèrent à la place où avait été mordu le pauvre mort & virent qu'il y avait des gouttes de sang sur les herbes & des pas qui allaient jusqu'à la mer où ils s'arrêtaient.
XXXVIII
C'était au temps des raisins mûrs, au mois du vin, le quatrième jour, quand en la ville de Bruxelles on jette, du haut de la tour Saint-Nicolas, après la grand'messe, des sacs de noix au peuple.
A la nuit, Nele fut éveillée par des cris venant de la rue. Elle chercha Katheline dans la chambre & ne la trouva point. Elle courut en bas & ouvrit la porte, & Katheline entra disant:
- Sauve-moi! sauve-moi! Le loup! le loup!
Et Nele entendit dans la campagne de lointains hurlements. Tremblante, elle alluma toutes les lampes, cierges & chandelles.
- Qu'est-il advenu, Katheline? disait-elle en la serrant dans ses bras.
Katheline s'assit, les yeux hagards, & dit, regardant les chandelles:
- C'est le soleil, il chasse les mauvais esprits. Le loup, le loup hurle dans la campagne.
- Mais, dit Nele, pourquoi es-tu sortie de ton lit où tu avais chaud, pour aller prendre la fièvre dans les nuits humides de septembre?
Et Katheline dit:
- Hanske a crié cette nuit comme l'orfraie; & j'ai ouvert la porte. Et il m'a dit: ‘Prends le breuvage de vision;’ & j'ai bu. Hanske est beau. Otez le feu. Alors, il m'a conduite près du canal & m'a dit: ‘Katheline, je te rendrai les sept cents carolus, tu les donneras à Ulenspiegel, fils de Claes. En voici deux pour t'acheter une robe; tu en auras mille bientôt.’
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‘Mille, dis-je, mon aimé, je serai riche alors.’ ‘Tu les auras, dit-il. Mais n'en est-il point à Damme qui, femmes ou filles, sont maintenant aussi riches que tu le seras? Je ne sais point, répondis-je.’ Mais je ne voulais point dire leurs noms de peur qu'il ne les aimât. Il me dit alors: ‘Informe-toi & dis-moi leurs noms quand je reviendrai.’
L'air était froid, le brouillard glissait sur les prairies, les ramilles sèches tombaient des arbres sur le chemin. Et la lune brillait, & il y avait des feux sur l'eau du canal. Hanske me dit: ‘C'est la nuit des loups-garous; toutes les âmes coupables sortent de l'enfer. Il faut faire trois signes de croix de la main gauche & crier: Sel! sel! sel! qui est emblème d'immortalité; & ils ne te feront point de mal.’ Et je dis: ‘Je ferai ce que tu veux, Hanske, mon mignon.’ Il m'embrassa disant: ‘Tu es ma femme.’ ‘Oui,’ disais-je. Et à sa douce parole, un bonheur céleste glissait sur mon corps comme un baume. Il me couronna de roses & me dit: ‘Tu es belle.’ Et je lui dis: ‘Tu es beau aussi, Hanske, mon mignon, en tes fins habits de velours vert à passements d'or, avec ta longue plume d'autruche qui flotte à ta toque, & avec ta face pâle comme le feu des vagues de la mer. Et si les filles de Damme te voyaient, elles courraient toutes après toi, te demandant ton coeur; mais il ne le faut donner qu'à moi, Hanske.’ Il dit: ‘Tâche de savoir quelles sont les plus riches, leur fortune sera pour toi.’ Puis il s'en fut, me laissant après m'avoir défendu de le suivre.
Je restai là, faisant sonner dans ma main les trois carolus, toute frissante & transie, à cause du brouillard, quand je vis sortir d'une berge, gravissant le talus, un loup qui avait la face verte & de longs roseaux dans son poil blanc. Je criai: Sel! sel! sel! faisant le signe de la croix, mais il ne parut point en avoir peur. Et je courus de toutes mes forces moi criant, lui hurlant, & j'entendis le bruit sec de ses dents près de moi, & une fois si près de mon épaule que je crus qu'il m'allait saisir. Mais je courais plus vite que lui. Par grand bonheur, je rencontrai au coin de la rue du Héron la veille-de-nuit avec sa lanterne. ‘Le loup! le loup!’ criai-je. ‘N'aie point peur, me dit la veille-de-nuit, je te vais ramener chez toi, Katheline, l'affolée.’ Et je sentis que sa main, qui me tenait, tremblait. Et il avait peur pareillement.
- Mais il a repris courage, dit Nele. L'entends-tu maintenant chanter, traînant sa voix: De clock is tien, tien aen de clock: Il est dix heures à la cloche, à la cloche dix heures! Et il fait grincer sa crécelle.
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- Otez le feu, disait Katheline, la tête brûle. Reviens, Hanske, mon mignon.
Et Nele regardait Katheline; & elle priait Notre Dame la Vierge d'ôter de sa tête le feu de folie; & elle pleura sur elle.
XXXIX
A Bellem, sur les bords du canal de Bruges, Ulenspiegel & Lamme rencontrèrent un cavalier portant au feutre trois plumes de coq & chevauchant à toute bride vers Gand. Ulenspiegel chanta comme l'alouette & le cavalier, s'arrêtant, répondit par le clairon de Chanteclair.
- Apportes-tu des nouvelles, cavalier impétueux? répondit Ulenspiegel.
- Nouvelles grandes, dit le cavalier. Sur l'avis de M. de Châtillon, qui est, au pays de France, l'amiral de la mer, le prince de liberté a donné des commissions pour équiper des navires de guerre, outre ceux qui sont déjà armés à Emden & dans l'Oost-Frise. Les vaillants hommes qui ont reçu ces commissions sont Adrien de Berghes, sieur de Dolhain; son frère Louis de Hainaut; le baron de Montfaucon; le sieur Louis de Brederode; Albert d'Egmont, fils du décapité & non pas traître comme son frère; Berthel Enthens de Mentheda, le Frison; Adrien Menningh, Hemubyse le fougueux & orgueilleux Gantois, & Jan Brock.
Le prince a donné tout son avoir, plus de cinquante mille florins.
- J'en ai cinq cents pour lui, dit Ulenspiegel.
- Porte-les à la mer, dit le cavalier.
Et il s'en fut au galop.
- Il donne tout son avoir, dit Ulenspiegel. Nous autres, nous ne donnons que notre peau.
- N'est-ce donc rien, dit Lamme, & n'entendrons-nous jamais parler que de sac & massacre? L'orange est par terre.
- Oui, dit Ulenspiegel, par terre, comme le chêne; mais avec le chêne on construit les navires de liberté!
- A son profit, dit Lamme. Mais, puisqu'il n'y a plus nul danger, rachetons des ânes. J'aime à marcher assis, moi, & sans avoir aux plantes des pieds un carillon de cloches.
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- Achetons-nous des ânes? dit Ulenspiegel; ces animaux sont de facile revente.
Ils allèrent au marché & y trouvèrent, en les payant, deux beaux ânes & leur harnachement.
XL
Comme ils califourchonnaient jambe de ci, jambe de là, ils vinrent à Oost-Camp, où est un grand bois dont la lisière touchait au canal.
Y cherchant l'ombre & les douces senteurs, ils y entrèrent, sans rien voir que les longues allées allant en tous sens vers Bruges, Gand, la Zuid & la Noord-Vlaenderen.
Soudain Ulenspiegel sauta à bas de son âne.
- Ne vois-tu rien là-bas?
Lamme dit:
- Oui, je vois. Et tremblant: Ma femme, ma bonne femme! C'est elle, mon fils. Ha! je ne saurais marcher à elle. La retrouver ainsi!
- De quoi te plains-tu? dit Ulenspiegel. Elle est belle ainsi demi-nue, dans ce pourpoint de mousseline tailladée à jour qui laisse voir la chair fraîche. Celle-ci est trop jeune, ce n'est pas ta femme.
- Mon fils, dit Lamme, c'est elle, mon fils; je la reconnais. Porte-moi, je ne sais plus marcher. Qui l'aurait pensé d'elle? Danser ainsi vêtue en Égyptienne, sans pudeur! Oui, c'est elle; vois ses jambes fines, ses bras nus jusques à l'épaule, ses seins ronds & dorés sortant à demi de son pourpoint de mousseline. Vois comme elle agace avec ce drapeau rouge ce grand chien sautant après.
- C'est un chien d'Égypte, dit Ulenspiegel; le Pays-Bas n'en donne point de cette sorte.
- Égypte... je ne sais... Mais c'est elle. Ha! mon fils, je n'y vois plus. Elle retrousse plus haut son haut-de-chausses pour faire plus haut voir ses jambes rondes. Elle rit pour montrer ses blanches dents, & aux éclats pour faire entendre le son de sa voix douce. Elle ouvre par le haut son pourpoint & se rejette en arrière. Ha! ce cou de cygne amoureux, ces épaules nues, ces yeux clairs & hardis! Je cours à elle.
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Et il sauta de son âne.
Mais Ulenspiegel l'arrêtant:
- Cette fillette, dit-il, n'est point ta femme. Nous sommes près d'un camp d'Égyptiens. Garde-toi. Vois-tu la fumée derrière les arbres? Entends-tu les aboiements des chiens? Tiens, en voici quelques-uns qui nous regardent, prêts à mordre peut-être. Cachons-nous mieux dans le fourré.
- Je ne me cacherai point, dit Lamme; cette femme est mienne, flamande comme nous.
- Fol aveugle, dit Ulenspiegel.
- Aveugle, non! Je la vois bien danser, demi-nue, riant & agaçant ce grand chien. Elle fait mine de ne pas nous voir. Mais elle nous voit, je te l'assure. Thyl, Thyl! Voilà le chien qui se jette sur elle & la renverse pour avoir le drapeau rouge. Et elle tombe en jetant un cri plaintif.
Et Lamme tout soudain s'élança vers elle, lui disant:
- Ma femme, ma femme! Où t'es-tu fait mal, mignonne? Pourquoi ris-tu aux éclats? Tes yeux sont hagards.
Et il l'embrassait, la caressait & dit:
- Cette marque de beauté que tu avais sous le sein gauche. Je ne la vois point. Où est-elle? Tu n'es point ma femme. Grand Dieu du ciel!
Et elle ne cessait de rire.
Soudain Ulenspiegel cria:
- Garde-toi, Lamme.
Et Lamme, se retournant, vit devant lui un grand moricaud d'Égyptien, de maigre trogne, brun comme peper-koek, qui est pain-d'épices au pays de France.
Lamme ramassa son épieu, & se mettant en défense, il cria:
- A la rescousse, Ulenspiengel!
Ulenspiegel était là avec sa bonne épée.
L'Égyptien lui dit en haut-allemand:
- Gibt mi ghelt, ein Richsthaler auf tsein (donne-moi de l'argent, un ricksdaelder ou dix).
- Vois, dit Ulenspiegel, la fillette s'en va riant aux éclats & se retournant sans cesse, pour demander qu'on la suivît.
- Gibt mi ghelt, dit l'homme. Paye tes amours. Nous sommes pauvres & ne te voulons nul mal.
Lamme lui donna un carolus.
- Quel métier fais-tu? dit Ulenspiegel.
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- Tous, répondit l'Égyptien: étant maîtres ès arts de souplesses, nous faisons des tours merveilleux & magiques. Nous jouons du tambourin & dansons les danses de Hongrie. Il en est plus d'un parmi nous qui fait des cages & des grils à y rôtir les belles carbonnades. Mais tous Flamands & Wallons ont peur de nous & nous chassent. Ne pouvant vivre de gain, nous vivons de maraudage, c'est-à-dire de légumes, de chair & de volailles qu'il nous faut prendre au paysan, puisqu'il ne veut ni nous les donner ni vendre.
Lamme lui dit:
- D'où vient cette fillette, qui ressemble si fort à ma femme?
- Elle est fille de notre chef, dit le moricaud.
Puis, parlant bas comme homme peureux:
- Elle fut frappée par Dieu du mal d'amour & ignore pudeur de femme. Sitôt qu'elle voit un homme, elle entre en gaieté & folie, & rit sans cesse. Elle parle peu, on la crut muette longtemps. La nuit, dolente, elle reste devant le feu, pleurant parfois ou riant sans cause & montrant le ventre, où elle a mal, dit-elle. A l'heure de midi, l'été, après le repas, sa plus vive folie la prend. Alors elle va danser presque nue aux environs du camp. Elle ne veut porter que des vêtements de tulle ou mousseline, & l'hiver, à grand'peine la couvrons-nous d'un manteau de drap de chèvre.
- Mais, dit Lamme, n'a-t-elle point quelque ami pour l'empêcher de s'abandonner ainsi à tout venant?
Elle n'en a point, dit l'homme, car les voyageurs, s'approchant d'elle & considérant ses yeux affolés, ont pour elle plus de peur que d'amour. Ce gros homme fut hardi, dit-il, montrant Lamme.
- Laisse-le dire, mon fils, répliqua Ulenspiegel; c'est le stockvish qui parle mal de la baleine. Quel est celui des deux qui donne le plus d'huile?
- Tu as la langue aigre ce matin, dit Lamme.
Mais Ulenspiegel, sans l'écouter, dit à l'Égyptien:
- Que fait-elle lorsque d'autres sont hardis comme mon ami Lamme?
L'Égyptien répondit tristement:
- Alors elle a plaisir & profit. Ceux qui l'obtiennent paient leur joie, & l'argent sert à l'habiller & aussi aux besoins des vieillards & des femmes.
- Elle n'obéit donc à personne? dit Lamme.
L'Égyptien répondit:
- Laissons faire leur vouloir à ceux que Dieu frappe. Il marque ainsi sa volonté. Et telle est notre loi.
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Ulenspiegel & Lamme s'en furent. Et l'Égyptien s'en retourna grave & hautain à son camp. Et la fillette, riant aux éclats, dansait dans la clairière.
XLI
Chemin faisant vers Bruges, Ulenspiegel dit à Lamme:
- Nous avons dépensé une grosse somme d'argent en engagements de soudards, paiement aux happe-chair, don à l'Égyptienne & en ces innombrables olie-koekjes qu'il te plaisait de manger sans cesse plutôt que d'en vendre une seule. Or, nonobstant ta ventrale volonté, il est temps de vivre plus honnêtement. Baille-moi ton argent, je garderai la bourse commune.
- Je le veux, dit Lamme. Et le lui donnant: Ne me laisse point toutefois mourir de faim, dit-il; car songes-y, gros & puissant comme je le suis, il me faut une substantielle & abondante nourriture. C'est bon à toi, maigre & chétif, de vivre au jour le jour, mangeant ou ne mangeant point ce que tu trouves, comme les planches qui vivent d'air & de pluie sur les quais. Mais moi, que l'air creuse & que la pluie affame, il me faut d'autres festins.
- Tu les auras, dit Ulenspiegel, festins de vertueux carêmes. Les panses les mieux remplies n'y résistent point; se dégonflant peu à peu, elles rendent léger l'homme le plus lourd. Et l'on verra bientôt, dégraissé suffisamment, courir comme un cerf, Lamme mon mignon.
- Las! disait Lamme, quel sera désormais mon maigre sort? J'ai faim, mon fils, & voudrais souper.
Le soir tombait. Ils arrivèrent à Bruges par la porte de Gand. Ils montrèrent leurs passes. Ayant dû payer un demi-sol pour eux & deux pour leurs ânes, ils entrèrent en ville: Lamme, songeant aux paroles d'Ulenspiegel, semblait navré:
- Souperons-nous bientôt? disait-il.
- Oui, répondait Ulenspiegel.
Ils descendirent in de Meermin, à la Sirène, girouette, qui, tout en or, est placée au-dessus du pignon de l'auberge.
Ils mirent leurs ânes à l'écurie, & Ulenspiegel commanda pour son souper & pour celui de Lamme du pain, de la bière & du fromage.
L'hôte ricassait en servant ce maigre repas: Lamme mangeait à longues
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dents, regardant avec désespoir Ulenspiegel, besognait des mâchoires sur le pain trop vieux & le fromage trop jeune, comme si c'eût été des ortolans. Et Lamme buvait sa petite bière sans plaisir. Ulenspiegel riait de le voir si dolent. Et il était aussi quelqu'un qui riait dans la cour de l'auberge & venait parfois montrer le museau aux vitres. Ulenspiegel vit que c'était une femme qui se cachait le visage. Pensant quelque maligne servante, il n'y songea plus, & voyant Lamme pâle, triste & blême à cause de ses amours ventrales contrariées, il eut pitié & songea à commander pour son compagnon une omelette aux boudins, un plat de boeuf aux fèves ou tout autre mets chaud, quand le baes entra & dit, ôtant son couvre-chef:
- Si messires voyageurs veulent un meilleur souper, ils parleront & diront ce qu'il leur faut.
Lamme ouvrit de grands yeux & la bouche plus grande encore, & regardait Ulenspiegel avec une angoisseuse inquiétude.
Celui-ci répondit:
- Les manouvriers cheminant ne sont point riches.
- Il advient toutefois, dit le baes, qu'ils ne connaissent point tout ce qu'ils possèdent. Et montrant Lamme: Cette bonne trogne en vaut deux autres. Que plairait-il à Vos Seigneuries de manger & de boire? une omelette au gras jambon, des choesels, on en fit aujourd'hui, des castrelins, un chapon qui fond sous la dent, une belle carbonnade grillée avec une sauce aux quatre épices, de la dobbel-knol d'Anvers, de la dobbel-kuyt de Bruges, du vin de Louvain apprêté à la façon de Bourgogne? Et sans payer.
- Apportez tout, dit Lamme.
La table fut bientôt garnie, & Ulenspiegel prit son plaisir à voir le pauvre Lamme qui, plus affamé que jamais, se ruait sur l'omelette, les choesels, le chapon, le jambon, les carbonnades, & versait par litres en son gosier la dobbel-knol, la dobbel-kuyt, & le vin de Louvain apprêté à la façon de Bourgogne.
Quand il ne sut plus manger, il souffla d'aise comme une baleine & regarda autour de lui sur la table pour voir s'il n'y avait plus rien à mettre sous la dent. Et il croqua les miettes des castrelins.
Ulenspiegel ni lui n'avaient vu le joli museau regarder souriant aux vitres, passer & repasser dans la cour. Le baes ayant apporté du vin cuit à la cannelle & au sucre de Madère, ils continuèrent à boire. Et ils chantèrent.
A l'heure du couvre-feu, il leur demanda s'ils voulaient monter chacun à
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leur grande & belle chambre. Ulenspiegel répondit qu'une petite leur suffisait pour deux. Le baes répondit:
- Je n'en ai point; vous aurez chacun une chambre de seigneurs, sans payer.
Et de fait il les conduisit dans des chambres richement garnies de meubles & de tapis. Dans celle de Lamme était un grand lit.
Ulenspiegel, qui avait bien bu & tombait de sommeil, le laissa aller se coucher & fit comme lui promptement.
Le lendemain, à l'heure de midi, il entra dans la chambre de Lamme & le vit dormant & ronflant. A côté de lui était une mignonne gibecière pleine de monnaie. Il l'ouvrit & vit que c'était des carolus d'or & des patards d'argent.
Il secoua Lamme pour l'éveiller; celui-ci sortit de sommeil, se frotta les yeux, & regardant autour de lui, inquiet, il dit:
- Ma femme! Où est ma femme?
Et montrant une place vide à côté de lui dans le lit:
- Elle était là tantôt, dit-il.
Puis, sautant hors du lit, il regarda de nouveau partout, fouilla tous les coins & recoins de la chambre, l'alcôve & les armoires, & disait frappant du pied:
- Ma femme! Où est ma femme?
Le baes monta au bruit:
- Vaurien, dit Lamme le prenant à la gorge, où est ma femme? Qu'as-tu fait de ma femme?
- Piéton impatient, dit le baes, ta femme? Quelle femme? Tu es venu seul. Je ne sais rien.
- Ha! il ne sait pas, dit Lamme; il ne sait pas, dit Lamme furetant de nouveau tous les coins & recoins de la chambre. Las! Elle était là, cette nuit, dans mon lit, comme au temps de nos belles amours. Oui. Où es-tu, mignonne?
Et jetant la bourse par terre:
- Ce n'est pas ton argent qu'il me faut, c'est toi, ton doux corps, ton bon coeur, ô mon aimée! O joies du ciel! vous ne reviendrez plus. Je m'étais accoutumé à ne plus te voir, à vivre sans amour, mon doux trésor. Et voilà que, m'ayant repris, tu me délaisses. Mais je veux mourir. Ha! ma femme? où est ma femme?
Et il pleurait à chaudes larmes par terre où il s'était jeté. Puis tout à coup
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ouvrant la porte, il se mit à courir dans toute l'auberge & dans la rue, en chemise, & criant:
- Ma femme? où est ma femme?
Mais il revint bientôt, car les mauvais garçons le huaient & lui jetaient des pierres.
Et Ulenspiegel lui dit, en le forçant de se vêtir:
- Ne te désole point, tu la reverras, puisque tu l'as vue. Elle t'aime encore, puisqu'elle est revenue à toi, puisque c'est elle sans doute qui a payé le souper & les chambres de seigneur, & qui t'a mis sur le lit cette pleine gibecière. Les cendres me disent que ce n'est point là le fait d'une femme infidèle. Ne pleure plus, & marchons pour la défense de la terre des pères.
- Restons encore à Bruges, dit Lamme; je veux courir par toute la ville, & je la trouverai.
- Tu ne la retrouveras point, puisqu'elle se cache de toi, dit Ulenspiegel.
Lamme demanda des explications au baes, mais celui-ci ne lui voulut rien dire.
Et ils s'en furent vers Damme.
Tandis qu'ils cheminaient, Ulenspiegel dit à Lamme:
- Pourquoi ne me dis-tu pas comment tu la trouvas près de toi, cette nuit & comment elle te quitta?
- Mon fils, répondit Lamme, tu sais que nous avions fêté la viande, la bière & le vin, & que j'avais grand'peine à souffler lorsque nous marchâmes nous coucher. Je tenais pour m'éclairer une chandelle de cire, comme un seigneur, & avais mis le chandelier sur un bahut pour dormir; la porte était restée entre-baillée, le bahut était tout auprès. En me déshabillant, je regardais mon lit avec grand amour & désir de sommeil; la chandelle de cire s'éteignit tout à coup. J'entendis comme un souffle & un bruit de pas légers dans ma chambre; mais ayant plus sommeil que peur, je me couchai pesamment. Comme j'allais m'endormir, une voix, sa voix, ô ma femme, ma pauvre femme! me dit: As-tu bien soupé Lamme? & sa voix était près de moi & son visage aussi, & son doux corps.
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XLII
Ce jour là, Philippe roi, ayant mangé trop de pâtisserie, était plus que de coutume mélancolique. Il avait joué sur son clavecin vivant, qui était une caisse renfermant des chats dont les têtes passaient à des trous ronds, au-dessus des touches. Chaque fois que le roi frappait sur une touche, celle-ci, à son tour, frappait le chat d'un dard; & la bête miaulait & se plaignait à cause de la douleur.
Mais Philippe ne riait point.
Sans cesse il cherchait en son esprit comment il pourrait vaincre Elisabeth, la grande reine, & remettre Marie Stuart sur le trône d'Angleterre. Dans ce but, il avait écrit au pape besoigneux & endetté; le pape avait répondu qu'il vendrait volontiers, pour cette entreprise, les vases sacrés des temples & les trésors du Vatican.
Mais Philippe ne riait point.
Ridolfi, le mignon de la reine Marie, qui espérait, en la délivrant, l'épouser après & devenir roi d'Angleterre, vint voir Philippe pour comploter avec lui le merutre d'Elisabeth. Mais il était si ‘parlanchin,’ ainsi que l'écrivit le roi, qu'on avait parlé tout haut de son dessein à la Bourse d'Anvers; & le meurtre ne fut point commis.
Et Philippe ne riait point.
Plus tard, d'après les ordres du roi, le duc de sang envoya en Angleterre deux-couples d'assassins. Ils réussirent à être pendus.
Et Philippe ne riait point.
Et ainsi Dieu trompait l'ambition de ce vampire, qui comptait bien enlever son fils à Marie Stuart & régner à sa place, avec le pape, sur l'Angleterre. Et le meurtrier s'irritait de voir ce noble pays grand & puissant. Il ne cessait de tourner vers lui ses yeux pâles, cherchant comment il l'écraserait pour régner ensuite sur le monde, exterminer les réformés & notamment les riches & hériter des biens des victimes.
Mais il ne riait point.
Et on lui apporta des souris & des mulots dans une boîte de fer, à hauts bords, ouverte d'un côté; & il mit le fond de la boîte sur un feu vif & prit
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son plaisir à voir & entendre sauter, crier, gémir & mourir les pauvres bestioles.
Mais il ne riait point.
Puis, pâle & les mains tremblantes, il allait dans les bras de madame d'Éboli, verser son feu de luxure allumé à la torche de cruauté.
Et il ne riait point.
Et madame d'Éboli le recevait par peur & non par amour.
XLIII
L'air était chaud: de la mer calme ne venait nul souffle de vent. A peine frémissaient les arbres du canal de Damme, les cigales demeuraient dans les prés, tandis que dans les champs les hommes des églises et abbayes venaient chercher le treizième de la récolte pour les curés & abbés. Du ciel bleu, ardent, profond, le soleil versait la chaleur & Nature dormait sous le rayon comme une belle fille nue & pâmée aux caresses de son amant. Les carpes faisaient des cabrioles au-dessus de l'eau du canal pour happer les mouches qui bourdonnaient comme une chaudière; tandis que les hirondelles au long corps, aux grandes ailes, leur disputaient leur proie. De la terre s'élevait une vapeur chaude, moirée & brillante à la lumière. Le bedeau de Damme annonçait du haut de la tour, par une cloche fêlée sonnant comme un chaudron, qu'il était midi & temps d'aller dîner pour les manants qui travaillaient à la fenaison. Des femmes criaient dans leurs mains fermées en entonnoir, appelant leurs hommes, frères ou maris de leurs noms: Hans, Pieter, Joos; & l'on voyait au-dessus des haies leurs rouges capelines.
De loin, aux yeux de Lamme & d'Ulenspiegel, s'élevait haute, carrée & massive la tour de Notre-Dame, & Lamme dit:
- Là, mon fils, sont tes douleurs & tes amours.
Mais Ulenspiegel ne répondit point.
- Bientôt, dit Lamme, je verrai mon ancienne demeure & peut-être ma femme.
Mais Ulenspiegel ne répondait point.
- Homme de bois, dit Lamme, coeur de pierre, rien ne peut donc agir sur toi, ni le voisinage prochain des lieux où tu passas ton enfance, ni les ombres chères du pauvre Claes & de la pauvre Soetkin, les deux martyrs.
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Quoi! tu n'es ni triste ni joyeux, qui t'a donc ainsi desséché le coeur? Vois-moi anxieux, inquiet, bondissant en ma bedaine; vois-moi...
Lamme regarda Ulenspiegel & le vit la tête blême & penchée, les lèvres tremblantes & pleurant sans rien dire.
Et il se tut.
Ils marchèrent ainsi sans sonner mot jusqu'à Damme, & y entrèrent par la rue du Héron, & n'y virent personne à cause de la chaleur. Les chiens, la langue pendante & couchés sur un côté, bâillaient devant le seuil des portes. Lamme & Ulenspiegel passèrent tout contre la Maison commune, en face de laquelle avait été brûlé Claes; les lèvres d'Ulenspiegel tremblèrent davantage, & ses larmes se séchèrent. Se trouvant en face de la maison de Claes, occupée par un maître charbonnier, il lui dit y entrant:
- Me reconnais-tu? Je veux me reposer ici.
Le maître charbonnier dit:
- Je te reconnais, tu es fils de la victime. Va où tu veux dans cette maison.
Ulenspiegel alla dans la cuisine, puis dans la chambre de Claes & de Soetkin, & là pleura.
Quand il en fut descendu, le maître charbonnier lui dit:
- Voici du pain, du fromage & de la bière. Si tu as faim, mange; si tu as soif, bois.
Ulenspiegel fit signe de la main qu'il n'avait ni faim ni soif.
Il marcha ainsi avec Lamme qui se tenait, jambe de ci, jambe de là, sur son âne, tandis qu'Ulenspiegel tenait le sien par le licol.
Ils arrivèrent à la chaumine de Katheline, attachèrent leurs ânes & entrèrent. C'était l'heure du repas. Il y avait sur la table des haricots-princesse en cosse, mêlés de grandes fèves blanches. Katheline mangeait; Nele était debout & prête à verser dans l'écuelle de Katheline une sauce au vinaigre qu'elle venait de prendre sur le feu.
Quand Ulenspiegel entra elle fut si saisie qu'elle mit le pot & toute la sauce dans l'écuelle de Katheline, qui, hochant la tête, allait avec sa cuiller chercher les fèves autour de la saucière, &, se frappant le front, disait comme femme folle:
- Otez le feu! la tête brûle!
L'odeur du vinaigre donnait faim à Lamme.
Ulenspiegel restait debout, regardant Nele en souriant d'amour dans sa grande tristesse.
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Et Nele, sans rien lui dire, lui jeta les bras autour du cou. Elle aussi semblait folle; elle pleurait, riait, & rouge de grand & doux plaisir, elle disait seulement: Thyl! Thyl! Ulenspiegel, heureux, la regardait; puis elle le laissait, s'allait placer un peu loin, le contemplait joyeuse & de là s'élançait de nouveau sur lui, lui jetant les bras au cou; & ainsi plusieurs fois. Il la soutenait bien heureux, ne sachant se séparer d'elle, jusqu'à ce qu'elle tomba sur une chaise, lasse & comme hors de sens; & elle disait sans honte:
- Thyl! Thyl! mon aimé, te voilà donc revenu!
Lamme était debout à la porte; quand Nele fut calmée, elle dit, le montrant:
- Où ai-je vu ce gros homme?
- C'est mon ami, dit Ulenspiegel. Il cherche sa femme en ma compagnie.
- Je te reconnais, dit Nele, parlant à Lamme; tu demeurais rue du Héron. Tu cherches ta femme, je l'ai vue à Bruges, vivant en toute piété & dévotion. Lui ayant demandé pourquoi elle avait fui si cruellement son homme, elle me répondit: ‘Telle était la sainte volonté de Dieu & l'ordre de la sainte Pénitence, mais je ne puis vivre avec lui désormais.’
Lamme fut triste à ce propos & regarda les fèves au vinaigre. Et les alouettes, chantant, s'élevaient dans le ciel & Nature pâmée se laissait caresser par le soleil. Et Katheline piquait tout autour du pot, avec sa cuiller, les fèves blanches, les cosses vertes & la sauce.
XLIV
En ce temps-là, une fillette de quinze ans, alla de Heyst à Knocke, seule en plein jour, dans les dunes. Nul n'avait de crainte pour elle, car on savait que les loups-garous & mauvaises âmes damnées ne mordent que la nuit. Elle portait, en un sachet, quarante-huit sols d'argent valant quatre florins carolus, que sa mère Toria Pieterson, demeurant à Heyst, devait, du fait d'une vente, à son oncle Jan Rapen, demeurant à Knocke. La fillette, nommée Betkin, ayant mis ses plus beaux atours s'en était allée joyeuse.
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Le soir, sa mère fut inquiète de ne la voir point revenir: songeant toutefois qu'elle avait dormi chez son oncle, elle se rassura.
Le lendemain, des pêcheurs, revenus de la mer avec un bateau de poisson, tirèrent leur bateau sur la plage & déchargèrent leur poisson dans des chariots, pour le vendre à l'enchère, par chariot, à la mingue de Heyst. Ils montèrent le chemin semé de coquillage & trouvèrent, dans la dune, une fillette dépouillée toute nue, voire de la chemise, & du sang autour d'elle. S'approchant, ils virent, à son pauvre cou brisé, des marques de dents longues & aiguës. Couchée sur le dos, elle avait les yeux ouverts, regardant le ciel, & la bouche ouverte pareillement comme pour crier la mort!
Couvrant le corps de la fillette d'un opperst-kleed, ils le portèrent jusques Heyst, à la Maison commune. Là bientôt s'assemblèrent les échevins & le chirurgien-barbier, lequel déclara que ces longues dents n'étaient point dents de loup tels que les fait nature, mais de quelque méchant & infernal weer-wolf, loup-garou, & qu'il fallait prier Dieu de délivrer la terre de Flandre.
Et dans tout le comté & notamment à Damme, Heyst & Knokke, furent ordonnés des prières & des oraisons.
Et le populaire, gémissant, se tenait dans les églises.
En celle de Heyst, où était le corps de la fillette, exposé, hommes & femmes pleuraient voyant son cou saignant & déchiré. Et la mère dit en l'église même:
- Je veux aller au weer-wolf & le tuer avec les dents.
Et les femmes, pleurant, l'excitaient à ce faire. Et d'aucunes disaient:
- Tu ne reviendras point.
Et elle s'en fut, avec son homme & ses deux frères bien armés, chercher le loup par plage, dune & vallée, mais ne le trouva point. Et son homme la dut ramener au logis, car elle avait pris les fièvres à cause du froid nocturne; & ils veillèrent près d'elle, remaillant les filets pour la pêche prochaine.
Le bailli de Damme, considérant que le weer-wolf est un animal vivant de sang & ne dépouille point les morts, dit que celui-ci était sans doute suivi de larrons vaguant par les dunes, pour leur méchant profit. Donc il manda par son de cloche, à tous & un chacun, de courir sus bien armés & embâtonnés à tous mendiants & bélitres, de les appréhender au corps & de les visiter pour voir s'ils n'avaient pas en leurs gibecières des carolus d'or ou quelque pièce des vêtements des victimes. Et après les mendiants &
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bélîtres valides seraient menés sur les galères du roi. Et on laisserait aller les vieux & infirmes.
Mais on ne trouva rien.
Ulenspiegel s'en fut chez le bailli & lui dit:
- Je veux tuer le weer-wolf.
- Qui te donne confiance? demanda le bailli.
- Les cendres battent sur mon coeur, répondit Ulenspiegel. Baillez-moi permission de travailler à la forge de la commune.
- Tu le peux, dit le bailli.
Ulenspiegel sans sonner mot de son projet à nul homme ni femme de Damme s'en fut en la forge & là, secrètement, façonna un bel & grand engin à prendre fauves.
Le lendemain samedi, jour aimé du weer-wolf, Ulenspiegel, portant une lettre du bailli pour le curé de Heyst & l'engin sous son mantelet, armé au demeurant d'une bonne arbalète & d'un coutelas bien affilé, s'en fut, disant à ceux de Damme:
- Je vais chasser aux mouettes & ferai de leur duvet des oreillers à Madame la baillive.
Allant vers Heyst il vint sur la plage, ouït la mer houleuse ferlant & déferlant de grosses vagues grondant comme tonnerre, & le vent venant d'Angleterre, huïant dans les cordages des bateaux échoués. Un pêcheur lui dit:
- Ce nous est ruine que ce mauvais vent. Cette nuit, la mer fut calme, mais après le lever du soleil elle monta tout soudain fâchée. Nous ne pourrons partir pour la pêche.
Ulenspiegel fut joyeux, assuré ainsi d'avoir de l'aide la nuit si besoin était.
A Heyst, il alla chez le curé, lui donna la lettre du bailli. Le curé lui dit:
- Tu es vaillant: sache toutefois que nul ne passe seul le soir, dans les dunes, le samedi, qu'il ne soit mordu & laissé mort sur le sable. Les manouvriers diguiers & autres n'y vont que par troupes. Le soir tombe. Entends-tu le weer-wolf hurler en la vallée? Viendra-t-il encore comme cette nuit dernière, crier au cimetière effroyablement l'entière nuit? Dieu soit avec toi, mon fils, mais n'y va point.
Et le curé se signa.
- Les cendres battent sur mon coeur, répondit Ulenspiegel.
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Le curé dit:
- Puisque tu as si brave volonté, je veux t'aider.
- Messire curé, dit Ulenspiegel, vous feriez grand bien à moi & au pauvre pays désolé en allant chez Toria, la mère de la fillette, & chez ses deux frères pareillement pour leur dire que le loup est proche & que je veux l'attendre & le tuer.
Le curé dit:
- Si tu ne sais encore sur quel chemin il te faut placer, tiens-toi dans celui qui mène au cimetière. Il est entre deux haies de genêts. Deux hommes n'y sauraient marcher de front.
- Je m'y tiendrai, répondit Ulenspiegel. Et vous, messire vaillant curé, coadjuteur de délivrance, ordonnez & mandez à la mère de la fillette, à son mari & à ses frères de se trouver dans l'église, tout armés, avant le couvre-feu. S'ils m'entendent siffler comme la mouette, c'est que j'aurai vu le loup-garou. Il leur faut pour lors sonner wacharm à la cloche & me venir à la rescousse. Et s'il est quelques autres braves hommes?...
- Il n'en est point, mon fils, répondit le curé. Les pêcheurs craignent plus que la peste & la mort le weer-wolf. Mais n'y va point.
Ulenspiegel répondit:
- Les cendres battent sur mon coeur.
Le curé dit alors:
- Je ferai comme tu le veux, sois béni. As-tu faim ou soif?
- Tous les deux, répondit Ulenspiegel.
Le curé lui donna de la bière, du pain & du fromage.
Ulenspiegel but, mangea & s'en fut.
Cheminant & levant les yeux, il vit son père Claes en gloire, à côté de Dieu, dans le ciel où brillait la lune claire, & regardait la mer & les nuages, & il entendait le vent tempétueux soufflant d'Angleterre:
- Las! disait-il, noirs nuages passant rapides, soyez comme Vengeance aux chausses de Meurtre. Mer grondante, ciel qui te fais noir comme bouche d'enfer, vagues à l'écume de feu courant sur l'eau sombre, secouant impatientes, fachées, d'innombrables animaux de feu, boeufs, moutons, chevaux, serpents vous roulant sur le flot ou vous dressant en l'air, vomissant pluie flamboyante, mer toute noire, ciel noir de deuil, venez avec moi combattre le weer-wolf, méchant meurtrier de fillettes. Et toi, vent qui huïes plaintif dans les ajoncs des dunes & les cordages des navires, tu es la voix des victimes criant vengeance à Dieu qui me soit en aide en cette entreprise.
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Et il descendit en la vallée, brimballant sur ses poteaux de nature comme s'il eût eu en la tête crapule ivrogniale & sur l'estomac une indigestion de choux.
Et il chanta hoquetant, zigzaguant, bâillant, crachant & s'arrêtant, jouant feintise de vomissement, mais de fait ouvrant l'oeil pour tout bien considérer autour de lui, quand il entendit soudain un hurlement aigu, s'arrêta vomissant comme un chien & vit, à la clarté de la lune brillante, la longue forme d'un loup marchant vers le cimetière.
Brimballant derechef il entra dans le sentier tracé entre les genêts. Là, feignant de choir, il plaça l'engin du côté où venait le loup, arma son arbalète & s'en fut à dix pas, se tenant debout en posture ivrogniale, sans cesse feignant les brimballement, hoquet & purge de gueule, mais de fait bandant son esprit comme un arc & tenant grands ouverts les yeux & les oreilles.
Et il ne vit rien, sinon les noires nuées courant comme folles dans le ciel & une large, grosse & courte forme noire, venant à lui; & il n'ouït rien, sinon le vent huïant plaintif, la mer grondant comme un tonnerre & le chemin coquilleux criant sous un pas pesant & tressautant.
Feignant de se vouloir asseoir, il chût sur le chemin comme un ivrogne pesamment. Et il cracha.
Puis il ouït comme ferraille cliquetant à deux pas de son oreille, puis le bruit de l'engin se fermant & un cri d'homme.
- Le weer-wolf, dit-il, a les pattes de devant prises dans le piége. Il se relève hurlant, secouant l'engin, voulant courir. Mais il n'échappera point.
Il lui tira un trait d'arbalète aux jambes.
- Voici qu'il tombe blessé, dit-il.
Et il siffla comme une mouette.
Soudain la cloche de l'église sonna wacharm, une voix de garçonnet aiguë criait dans le village:
- Réveillez-vous, gens qui dormez, le weer-wolf est pris.
- Noël à Dieu! dit Ulenspiegel.
Toria, mère de Betkin, Lansaem, son homme, Josse & Michiels, ses frères, vinrent les premiers avec des lanternes.
- Il est pris? dirent-ils.
- Voyez-le sur le chemin, répondit Ulenspiegel.
- Noël à Dieu! dirent-ils.
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Et ils se signèrent.
- Qui sonne-là? demanda Ulenspiegel.
Lansaem répondit:
- C'est mon aîné; le cadet court dans le village frappant aux portes & criant que le loup est pris. Noël à toi!
- Les cendres battent sur mon coeur, répondit Ulenspiegel.
Soudain le weer-wolf parla & dit:
- Aie pitié de moi, pitié, Ulenspiegel.
- Le loup parle, dirent-ils se signant tous. Il est diable & sait déjà le nom d'Ulenspiegel.
- Aie pitié, pitié, dit la voix, mande à la cloche de se taire; elle sonne pour les morts, pitié, je ne suis point loup. Mes poignets sont troués par l'engin; je suis vieux & je saigne, pitié. Quelle est cette voix aiguë d'enfant éveillant le village? Pitié!
- Je t'ouïs parler jadis, dit véhémentement Ulenspiegel. Tu es le poissonnier, meurtrier de Claes, vampire des pauvres fillettes. Compères & commères, n'ayez nulle crainte. C'est le doyen, celui par qui Soetkin mourut de douleur.
Et d'une main le tenant au cou sous le menton, de l'autre il tira son coutelas.
Mais Toria, mère de Betkin, l'arrêta en ce mouvement:
- Prenez-le vif, cria-t-elle.
Et elle lui arracha ses cheveux blancs par poignées, lui déchirant la face de ses ongles.
Et elle hurlait de triste fureur.
Le weer-wolf, les mains prises dans l'engin & tressautant sur le chemin, à cause de la vive souffrance:
- Pitié, disait-il, pitié! ôtez cette femme. Je donnerai deux carolus. Cassez ces cloches! Où sont ces enfants qui crient?
- Gardez-le vif! criait Toria, gardez-le vif, qu'il paye! Les cloches des morts, les cloches des morts pour toi, meurtrier. A petit feu, à tenailles ardentes. Gardez le vif! qu'il paye!
Dans l'entre-temps, Toria avait ramassé sur le chemin un gaufrier à longs bras. Le considérant à la lueur des torches, elle le vit, entre les deux plaques de fer profondément gravé de losanges à la mode brabançonne, mais armé en outre, comme une gueule de fer, de longues dents aiguës. Et quand elle l'ouvrit, ce fut comme une gueule de lévrier.
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Toria alors tenant le gaufrier, l'ouvrant & refermant & en faisant résonner le fer, parut comme affolée de male rage &, grinçant les dents, râlant comme agonisante, gémissant à cause de sa douleur d'amère soif de revanche, mordit de l'engin le prisonnier aux bras, aux jambes, partout, cherchant surtout le col, & à toutes fois qu'elle le mordait disant:
- Ainsi fit-il à Betkin avec les dents de fer. Il paye. Saignes-tu, meurtrier? Dieu est juste. Les cloches des morts. Betkin m'appelle à la revanche. Sens-tu les dents, c'est la gueule de Dieu!
Et elle le mordait sans cesse ni pitié frappant du gaufrier quand elle n'en pouvait mordre. Et à cause de sa grande impatience de revanche elle ne le tuait point.
- Faites miséricorde, criait le prisonnier. Ulenspiegel, frappe-moi du couteau, je mourrai plus tôt. Ote cette femme. Casse les cloches des morts, tue les enfants qui crient.
Et Toria le mordait toujours, jusqu'à ce qu'un homme vieux ayant pitié lui prit des mains le gaufrier.
Mais Toria alors cracha au visage du weer-wolf & lui arrachant les cheveux disait:
- Tu payeras, à petit feu, à tenailles ardentes: tes yeux à mes ongles!
Dans l'entre-temps étaient venus tous les pêcheurs, manants & femmes de Heyst, sur le bruit que le weer-wolf était un homme & non un diable. D'aucuns portaient des lanternes & des torches flambantes. Et tous criaient:
- Meurtrier larron, où caches-tu l'or volé aux pauvres victimes? Qu'il rende tout.
- Je n'en ai point; ayez pitié, disait le poissonnier.
Et les femmes lui jetaient des pierres & du sable.
- Il paye! il paye! criait Toria.
- Pitié, gémissait-il, je suis mouillé de mon sang qui coule. Pitié!
- Ton sang, disait Toria Il t'en restera pour payer. Vêtissez de baume ses plaies. Il payera à petit feu, la main coupée, avec tenailles ardentes. Il payera, il payera!
Et elle le voulut frapper; puis hors de sens, elle tomba sur le sable comme morte; et elle y fut laissée jusqu'à ce qu'elle revînt à elle.
Dans l'entre-temps, Ulenspiegel ôtant de l'engin les mains du prisonnier vit que trois doigts manquaient à la main droite.
Et il manda de le lier étroitement & de le placer en un panier de pêcheur.
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Hommes, femmes & enfants s'en furent alors portant tour à tour le panier, cheminant vers Damme pour y quérir justice. Et ils portaient des torches & des lanternes.
Et le poissonnier disait sans cesse:
- Cassez les cloches, tuez les enfants qui crient.
Et Toria disait:
- Qu'il paye, à petit feu, à tenailles ardentes, qu'il paye!
Puis tous deux se turent. Et Ulenspiegel n'entendit plus rien, sinon le souffle tressautant de Toria; le lourd pas des hommes sur le sable & la mer grondant comme tonnerre.
Et triste en son coeur, il regardait les nuées courant comme folles dans le ciel, la mer où se voyaient les moutons de feu &, à la lueur des torches & lanternes, la face blême du poissonnier le regardant avec des yeux cruels.
Et les cendres battirent sur son coeur.
Et ils marchèrent pendant quatre heures jusqu'à Damme, où était le populaire en foule assemblé, sachant déjà les nouvelles. Tous voulant voir le poissonnier, ils suivirent la troupe des pècheurs en criant, chantant, dansant & disant:
- Le weer-wolf est pris, il est pris, le meurtrier! Béni soit Ulenspiegel! Longue vie à notre frère Ulenspiegel! Lange leven onsen broeder Ulenspiegel.
Et c'était comme une révolte populaire.
Quand ils passèrent devant la maison du bailli, celui-ci vint au bruit & dit à Ulenspiegel:
- Tu es vainqueur; noël à toi!
- Les cendres de Claes battaient sur mon coeur, répondit Ulenspiegel.
Le bailli alors dit:
- Tu auras la moitié de l'héritage du meurtrier.
- Donnez aux victimes, répondit Ulenspiegel.
Lamme & Nele vinrent; Nele, riant & pleurant d'aise, baisait son ami Ulenspiegel; Lamme, sautant pesamment, lui frappant sur la bedaine, disant:
- Celui-ci est brave, léal & fidèle; c'est mon aimé compagnon: vous n'en avez point de pareils vous, autres gens, du plat-pays.
Mais les pêcheurs riaient, se gaussant de lui.
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XLV
La cloche, dite borgstorm, sonna le lendemain pour appeler les bailli, échevins & greffiers à la vierschare, sur les quatre bancs de gazon, sous l'arbre de justice, qui était beau tilleul. Tout autour se tenait le commun peuple. Étant interrogé, le poissonnier ne voulut rien avouer, même quand on lui montra les trois doigts coupés par le soudard, et qui manquaient à sa main droite. Il disait toujours:
- Je suis pauvre & vieux, faites miséricorde.
Mais le commun peuple le huait, disant:
- Tu es vieux loup, tueur d'enfants; n'ayez nulle pitié, messieurs les juges.
Les femmes disaient:
- Ne nous regarde point de tes yeux froids, tu es un homme & non un diable: nous ne te craignons point. Bête cruelle, plus couard qu'un chat croquant au nid des oiselets, tu tuais les pauvres fillettes demandant à vivre leur mignonne vie en toute braveté.
- Qu'il paye à petit feu, à tenailles ardentes, criait Toria.
Et nonobstant les sergents de la commune, les femmes-mères excitaient les garçonnets à jeter des pierres au poissonnier. Et ceux-ci le faisaient volontiers, le huant, chaque fois qu'il les regardait, & criant sans cesse: Bloed-zuyger, suceur de sang! Sla dood, tue, tue!
Et sans cesse Toria criait:
- Qu'il paye à petit feu, à tenailles ardentes! qu'il paye!
Et le populaire grondait.
- Voyez, s'entre-disaient les femmes, comme il a froid sous le clair soleil luisant au ciel, chauffant ses cheveux blancs & sa face déchirée par Toria.
- Et il tremble de douleur.
- C'est justice de Dieu.
- Et il se tient debout avec air lamentable.
- Voyez ses mains de meurtrier liées devant lui & saignantes à cause des blessures du piége.
- Qu'il paye, qu'il paye! criait Toria.
Lui dit, se lamentant:
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- Je suis pauvre, laissez-moi.
Et chacun, voire même les juges, se gaussait, l'écoutant. Il pleura par feinte, voulant les attendrir. Et les femmes riaient.
Vu les indices suffisants à torture, il fut condamné à être mis sur le banc jusques à ce qu'il avouât comment il tuait, d'où il venait, où étaient les dépouilles des victimes & le lieu où il cachait son or.
Étant en la chambre de géhenne, chaussé de houseaulx de cuir neuf trop étroit, & le bailli lui demandant comment Satan lui avait soufflé si noirs dessins & crimes tant abominables, il répondit:
- Satan c'est moi, mon être de nature. Enfantelet déjà, mais de laide apparence, inhabile à tous les exercices corporels, je fus tenu pour niais par chacun & battu souventes fois. Garçon ni fillette n'avait pitié. En mon adolescence, nulle ne voulut de moi, même en payant. Alors je pris en haine froide tout être né de la femme. Ce fut pourquoi je dénonçai Claes, aimé d'un chacun. Et j'aimai uniquement Monnaie, qui fut ma mie blanche ou dorée; à faire tuer Claes, je trouvai profit & plaisir. Après, il me fallut plus qu'avant vivre comme loup, & je rêvai de mordre. Passant par Brabant, j'y vis les gaufriers de ce pays & pensai que l'un d'eux me serait une bonne gueule de fer. Que ne vous tiens-je au col, vous autres tigres méchants, qui vous ébattez au supplice d'un vieillard! Je vous mordrais avec une plus grande joie que je ne le fis au soudard & à la fillette. Car, celle-là, quand je la vis si mignonne, dormant sur le sable au soleil, tenant entre les mains le sacquelet d'argent, j'eus amour & pitié; mais, me sentant trop vieux & ne la pouvant prendre, je la mordis...
Le bailli, lui demandant où il demeurait, le poissonnier répondit:
- A Ramskappelle, d'où je vais à Blanckenberghe, à Heyst, voire jusque Knocke. Les dimanches & jours de kermesse, je fais des gaufres à la façon de ceux de Brabant, dans tous les villages, avec l'engin que voici. Il est toujours bien net & graissé. Et cette nouveauté d'étranges pays fut bien reçue. S'il vous plaît d'en savoir davantage & comment personne ne me pouvait reconnaître, je vous dirai que le jour je me fardais la face & peignais en roux mes cheveux. Quant à la peau de loup que vous montrez de votre doigt cruel m'interrogeant, je vous dirai, vous défiant, qu'elle vient de deux loups par moi tués dans les bois de Raveschoot & de Maldeghen. Je n'eus qu'à coudre les peaux ensemble pour m'en couvrir. Je la cachais en une caisse dans les dunes de Heyst; là sont aussi les vêtements par moi volés pour les vendre plus tard en une bonne occasion.
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- Otez-le de devant le feu, dit le bailli.
Le bourreau obéit.
- Où est ton or? dit encore le bailli.
- Le roi ne le saura point, répondit le poissonnier.
- Brûlez-le de plus près avec les chandelles ardentes, dit le bailli. Approchez-le du feu.
Le bourreau obéit & le poissonnier cria:
- Je ne veux rien dire. J'ai parlé trop: vous me brûlerez. Je ne suis point sorcier, pourquoi me replacer près du feu? Mes pieds saignent à force de brûlures. Je ne dirai rien. Pourquoi plus près maintenant? Ils saignent, vous dis-je, ils saignent; ces houseaulx sont des bottines de fer rouge. Mon or? eh bien, mon seul ami en ce monde il est.... ôtez-moi du feu; il est dans ma cave à Ramskappelle, dans une boîte... laissez-le moi; grâce & merci, messieurs les juges, maudit bourreau, ôte les chandelles... Il me brûle davantage... il est dans une boîte à double fond, enveloppé de laine, afin d'empêcher le bruit si l'on secoue la boite; maintenant, j'ai tout dit; ôtez-moi.
Quand il fut ôté de devant le feu, il sourit méchamment.
Le bailli lui demandant pourquoi:
- C'est d'aise d'être délivré, répondit-il.
Le bailli lui dit:
- Nul ne te pria de laisser voir ton gaufrier endenté.
Le poissonnier répondit:
- On le voyait pareil à tous les autres, sauf qu'il est percé de trous où je vissais les dents de fer; à l'aube, je les ôtais; les paysans préfèrent mes gaufres à celles des autres marchands; et ils les nomment: Waefels met brabandsche knoopen, gaufres à boutons de Brabant, à cause que, les dents ôtées, les creux vides forment de petites demi-sphères pareilles à des boutons.
Mais le bailli:
- Quand mordais-tu les pauvres victimes?
- De jour & de nuit. Le jour, je vaguais par les dunes & les grands chemins, portant mon gaufrier, me tenant à l'affût, & notamment le samedi, jour du grand marché de Bruges. Si je voyais passer quelque manant vaguant mélancolique, je le laissais, jugeant que son mal était flux de bourse; mais je marchais à côté de celui que je voyais cheminant joyeusement; quand il ne s'y attendait point, je le mordais au col & prenais sa gibecière.
(Page 365)
Et ce non-seulement dans les dunes, mais sur tous les sentiers & chemins du plat-pays.
Le bailli alors dit:
- Repens-toi & prie Dieu.
Mais le poissonnier blasphémant:
- C'est le Seigneur Dieu qui voulut que je fusse comme je suis: je fis tout malgré moi, incité par vouloir de Nature. Tigres méchants, vous me punirez injustement. Mais ne me brûlez... je fis tout malgré moi; ayez pitié, je suis pauvre & vieux: je mourrai de mes blessures; ne me brûlez point.
Il est amené alors en la vierschare, sous le tilleul, pour y ouïr sa sentence, devant tout le populaire assemblé.
Et il fut condamné, comme horrible meurtrier, larron & blasphémateur, à avoir la langue percée d'un fer rouge, le poing droit coupé, & à être brûlé vif à petit feu, jusqu'à ce que mort s'ensuivît, devant les bailles de la Maison commune.
Et Toria criait:
- C'est justice, il paye!
Et le peuple criait:
- Lang leven de Heeren van de wet, longue vie à Messieurs de la loi.
Il fut ramené en prison, où on lui donna de la viande & du vin. Et il fut joyeux, disant qu'il n'en avait jamais bu ni mangé jusque-là, mais que le roi, héritant de ses biens, pouvait lui payer ce dernier repas.
Et il riait aigrement.
Le lendemain, à l'aube blanche, tandis qu'on le menait au supplice, il vit Ulenspiegel debout près du bûcher, & il cria, le montrant du doigt:
- Celui qui est là, meurtrier de vieillard, doit mourir pareillement; il me jeta, il y a dix ans, dans le canal de Damme, parce que j'avais dénoncé son père. Je servis en ceci comme un sujet fidèle Sa Catholique Majesté.
Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.
- Pour toi pareillement sonnent ces cloches, disait-il à Ulenspiegel, tu seras pendu, car tu as tué.
- Le poissonnier ment, crièrent tous ceux du populaire; il ment, le meurtrier-bourreau.
Et Toria, comme affolée, cria, lui jetant une pierre qui le blessa au front:
- S'il t'avait noyé, tu n'aurais pas vécu pour mordre comme un vampire suceur de sang, ma pauvre fillette.
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Ulenspiegel ne sonnant mot, Lamme dit:
- Quelqu'un l'a-t-il vu jeter à l'eau le poissonnier?
Ulenspiegel ne répondit point.
- Non, non, cria le populaire; il a menti, le bourreau!
- Non, je n'ai point menti, cria le poissonnier, il m'y jeta, tandis que je le suppliais de me bailler pardon, à telles enseignes, que j'en sortis m'aidant d'une chaloupe accrochée à la berge. Mouillé & frissant, j'eus peine à trouver mon triste logis; j'y eus les fièvres, nul ne me soigna, & je cuidai mourir.
- Tu mens, dit Lamme; nul ne l'a vu.
- Non! nul ne l'a vu, cria Toria. Au feu, le bourreau! Avant de mourir, il lui faut l'innocente victime, au feu, qu'il paye! Il a menti. Si tu le fis, n'avoue point, Ulenspiegel. Il n'y a point de témoins. Qu'il paye à petit feu, à tenailles ardentes.
- As-tu commis le meurtre? demanda le bailli à Ulenspiegel.
Ulenspiegel répondit:
- J'ai jeté à l'eau le dénonciateur meurtrier de Claes. Les cendres du père battaient sur mon coeur.
- Il avoue, dit le poissonnier; il mourra pareillement. Où est la potence, que je la voie? Où est le bourreau avec le glaive de justice? Les cloches des morts sonnent pour toi, vaurien, meurtrier de vieillard.
Ulenspiegel dit:
- Je t'ai jeté à l'eau pour te tuer: les cendres battaient sur mon coeur.
Et dans le peuple, les femmes disaient:
- Pourquoi l'avouer, Ulenspiegel? Nul ne l'a vu; tu mourras maintenant.
Et le prisonnier riait, sautant d'aigre joie, agitant ses bras liés & couverts de linges sanglants.
- Il mourra, disait-il, il passera de la terre aux enfers, la corde au cou, comme bélitre, larron, vaurien: il mourra; Dieu est juste.
- Il ne mourra point, dit le bailli. Après dix ans, le meutre ne peut être puni sur la terre de Flandre. Ulenspiegel fit une méchante action, mais par filial amour: Ulenspiegel ne sera point recherché de ce fait.
- Vive la loi, dit le peuple. Lang leven de Wet.
Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts. Et le prisonnier grinça les dents, baissa la tête & pleura sa première larme.
Et il eut le poing coupé & la langue percée d'un fer rouge, & il fut brûlé vif à petit feu devant les bailles de la Maison commune.
(Page 367)
Près de trépasser, il s'écria:
- Le roi n'aura point mon or; j'ai menti... Tigres méchants, je reviendrai vous mordre.
Et Toria criait:
- Il paye, il paye! Ils se tordent les bras & jambes qui coururent au meurtre: il fume, le corps du bourreau; son poil blanc, poil de hyène, brûle sur son pâle museau. Il paye! il paye!
Et le poissonnier mourut, hurlant comme un loup.
Et les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.
Et Lamme & Ulenspiegel remontèrent sur leurs ânes.
Et Nele, dolente, demeura auprès de Katheline, laquelle disait sans cesse:
- Otez le feu! la tête brûle, reviens, Hanske, mon mignon.
FIN DU LIVRE TROISIEME
(Suite au Livre 4)
(Suite au Livre 4)