L'HIÉROGLYPHE DU SERPENT
Eugène Canseliet
(Article paru dans la revue Atlantis, n° 288, mai/juin 1976)
Le nom de l'Abraxa,
l'importance de l'anneau magique dont la pierre porte la figure du serpent qui
se mord la queue, anneau qui procure gloire, puissance et richesse. (Lecture,
par Marcelin Berthelot, du papyrus V, au musée d'antiquités de Leide - Lugduni
Batavi.)
Notre épigraphe sitôt épinglée, l'idée nous est venue que
nous soulèverons quelque surprise, en précisant d'entrée que le serpent fournit
l'explication du retour de la pensée alchimique, lequel se produisit voici déjà
plus de vingt ans. Alors, voyions-nous plutôt une matière d'engouement
collectif qui s'éteindrait bientôt, dès qu'il aurait atteint un certain
paroxysme né d'une inévitable et rapide saturation. Ce rassasiement,
oserons-nous dire, pourrait bien naître et se doubler, hélas ! d'une sorte
d'écoeurement, sous l'afflux des réimpressions de traités anciens, difficiles
et, disons-le tout net, assez peu digestibles, même pour les néophytes de la
meilleure volonté.
Le sentiment désagréable nous gagne malgré tout, qu'on ne
pouvait mieux faire que de submerger le vaste champ du marché commercial, afin
que fût freiné, sinon bloqué, le large mouvement de louable curiosité, vers
l'alchimie traditionnelle. Cela d'autant plus que jaillissait de la sorte une
abondante source de profits, à la fois certains et substantiels. Evidemment, il
convenait qu'on produisît et qu'on vendît intensément, tandis que la situation
se montrait favorable...
Certes, ainsi que le déclara le savant Magophon (à l'état
civil Pierre Dujols de Valois) en son Hypotypose
fameuse du Mutus Liber, on n'entre pas « au débotté dans le Palais du Roi sans
observer les convenances et se soumettre aux lois de l'étiquette » ! Par le
Regis Palatium, l'érudit bibliopole, comme Eyrenée Philalèthe en particulier,
entendit aussi bien le domaine de la Philosophie, que celui du laboratoire, aux
seuils desquels il faut se présenter riche de patience, d'humilité et, par
suite, bien convaincu que la précipitation est l'oeuvre du diable — praecipitatio a diabolo.
Le vieil adage est vrai, qui proclame la supériorité de la
lenteur et du calme, sur la hâte et l'agitation, en toute entreprise, et qu'exprime
le fabuliste en ces deux vers :
Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.
C'est pourquoi vis-à-vis des conceptions violentes de la
recherche actuelle, celles de la quête alchimique semblent être de la plus
grande douceur ; et c'est pourquoi aussi :
Patience passe science
Ce serait une faute grave, qu'on se ruât sur les textes du
temps jadis, certes aussi savants qu'indispensables, sans qu'on se fût auparavant
et longuement familiarisé avec les ouvrages modernes qui ouvrent fort bien la
voie de l'élucidation. Parmi ceux-ci, encore convient-il qu'on sache bien
choisir, avec discernement, les seuls auteurs qui obéissent à l'ancestrale et
immarcescible tradition.
Ils sont tous réunis dans la Bibliographie succinte, par Séverin Batfroi, ajoutée à son livre Alchimie et Révélation chrétienne (Guy
Trédaniel, éditions de La Maisnie), qui vient de paraître et qui se classe
justement au nombre des meilleurs volumes de didactique alchimique parus au
cours de ces vingt dernières années. Les périodiques de valeur n'y sont pas
oubliés, dont Atlantis, dans la
plénitude du demi-centenaire, et Narthex,
tout jeune en ses débuts prometteurs. Oui ces auteurs sont là, qui constituent
la liste, par ailleurs obligatoirement incomplète et renfermant, néanmoins,
ceux de qui nous avons suffisamment la connaissance : René Alleau, Jacques
d'Arès, Louis Charpentier, Jacques Duchaussoy, Elie-Charles Flamand, René
Gilles, Robert Hollier, Serge Hutin, Louis Kervran, Jean Phaure, Claude d'Ygé,
... et, par bonheur, combien d'autres qui ne nous viennent pas immédiatement à
l'esprit.
Au demeurant, pendant ces quatre lustres qui s'écoulèrent si
vite, nous ne laissâmes pas de remarquer le lent mais continuel mouvement de la
pénétration alchimique, par constantes imbibitions. Celles-ci, le fils de
science le sait, conduisent immanquablement à la solution radicale, ou, si on le
préfère, à l'absorption indissoluble. Cela fit que nous nous souvînmes, simultanément,
du physique apophtegme que présente la page de titre du joli et rarissime livre
d'Henri de Linthaut, Sieur de Mont-Lion, médecin, se livrant à son lumineux
Commentaire sur le Trésor des Trésors de
Christofle de Gamon (A Lyon, par Claude Morillon, imprimeur de Madame la
Duchesse de Montpensier, 1610).
Le cartouche d'illustration est beau, qui nous soumet, à
mi-page, deux cornes d'abondances spiralées, debout et croisant en X leurs
extrémités amincies d'énormes coquilles de triton nodifer. Depuis cette espèce
de queue, jusqu'à l'ouverture évasée et pourvue d'un feston, une banderole se
développe, autour des deux grands vases, offrant, en langue italienne, la
devise que voici :
POCO A POCO - Peu à
peu
Locution brève, complétant la scène petite et centrale qui
montre une dextre sortant des nuages et abreuvant, à l'aide d'une aiguière de
prix, la plante apparemment assoiffée de liquide.
Si longue qu'apparaisse la digression à laquelle nous nous
sommes laissé entraîner, nous ne doutons pas, à la fin, qu'elle soit très
utile. Nous a-t-elle tant éloigné de la portée totale de l'hiéroglyphe que nous
avons évoqué en commençant notre chronique et qui exprime, plus fortement que
la parole, un point de la doctrine précédemment examiné ?
Assurément, pour notre part, avons-nous, à plusieurs
reprises, rappelé le symbole du serpent qui fait le cercle, ne serait-ce que
dans l'Alchimie expliquée sur ses textes
classiques. Ne devons-nous semblablement, sans craindre qu'on nous reproche
de quelquefois nous répéter, ne devons-nous recorder, inlassablement, les lois
essentielles qui sont à la base du seul départ pour la route meilleure ? Le
néophyte laborieux et sincère ne se plaindra jamais que nous revenions sur quelque
arcane majeur de la Philosophie, d'autant plus que ce nous est l'occasion d'y
apporter, le plus souvent, un peu d'explication nouvelle.
Spécialement est-ce bien ici le cas pour l'antique loi de la
Philosophie naturelle, qui fut tant invoquée par les anciens alchimistes, et
qui a été poussée à reconsidérer son attitude à l'égard de l'alchimie, et c'est
de là que sont venus peu à peu, l'intérêt puis l'influence qui ont mû et qui
meuvent encore le plus grand nombre demeurant soumis, d'autre part, à l'activité
cosmique des « universaux ».
Marcelin Berthelot fut le premier savant qui nota
l'hiéroglyphe de l'ophidien gnostique dévorant sa queue, à sa juste valeur, et
cela fort résolument, sur la page de titre de son livre inestimable et passionnant
(Les origines de l'alchimie, Paris,
Georges Steinheil, 1885). C'est ainsi que nous y voyons l'Ouroboros du papyrus
de Cléopâtre se fermant en cercle sur les trois monosyllabes grecs en to pan — un le tout — que l'illustre chimiste souligna lui-même de la
légende explicative : Unité de la
matière.
Tout près de Nice, au couvent des Frères mineurs de
Notre-Dame de Cimiez, dans la chapelle, dans la sacristie et jusqu'au-dessus
des cellules du premier étage, il est possible d'admirer toute une suite de
petites scènes qu'accompagnent des légendes latines ou italiennes. Le souci
capital et quotidien s'exprimait sans cesse, pour les moines qui en avaient
ainsi, sous les yeux, l'important ensemble dans ses moindres détails. Parmi
ceux-ci, le serpent, par son comportement étrange, n'est assurément pas le plus
petit que nous aurions à signaler. En effet, sur le mur de la chapelle, on peut
voir le reptile qui se met en cercle afin d'atteindre l'extrémité de sa queue.
La devise italienne révèle le dessein de cette attitude singulière :
Altro schermo non trovo che mi scampi
Je ne trouve pas
d'autre moyen qui me sauve
Il est certain que la matière ne peut se sauver qu'en se
détruisant elle-même par le processus naturel de la mort et de la putréfaction.
A ce propos, on a vu déjà ce que nous pensons de la crémation qui ne saurait
élaborer la véritable cendre. En revanche, c'est par l'intime collaboration de
la Nature avec l'Art que peuvent être obtenues la sauvegarde et la pérennité de
la substance dès lors animée.
Le mythe de Cadmus voile le début de cette grande aventure
dont nous allons traduire les premières circonstances, en versifiant à notre
tour, afin de satisfaire à la plus grande exactitude. Nous donnons après le
latin, de sorte qu'on ait le loisir de vérifier :
Une forêt antique se
dressait, par nulle hache violée
Et une caverne au
centre, remplie de branches vertes et d'osier,
Formant, par
l'assemblage des pierres, un arc surbaissé,
Abondamment pourvue
d'eaux fécondes ; là, caché par l'antre,
Etait le serpent de
Mars, remarquable à l'or de ses aigrettes.
Ses yeux brillent de
feu, son corps est gonflé de poison,
Et ses trois langues
dardent ; ses dents se montrent en triple rangée.
Silva vetus stabat nulla violata securi
Et specus in media, virgis ac vimine densus,
Efficiens humilem lapidum compagibus arcum,
Uberibus fecundus aquis, ubi conditus antro
Martius anguis erat, cristis praesignis et auro ;
Igne micant oculi ; corpus tumet omne veneno,
Tresque vibrant linguae ; triplici stant ordine dentes.
Nous rendrions le passage en entier, jusqu'à l'immolation du
serpent sur le chêne, si nous ne craignions pas d'ennuyer le lecteur.
Aussi bien Claude d'Ygé, il y a trente ans, eût-il pu
inclure ce texte poétique dans son Anthologie
qui est depuis longtemps épuisée et qui paraîtra bientôt chez Dervy-Livres,
l'excellente maison d'éditions dirigée par Madeleine Renard. En accord avec
cette personne éclairée, nous avons jugé nécessaire que le premier ouvrage de
l'hermétiste disparu, en 1964, fût enrichi de son essai, combien intéressant,
dont le titre n'est pas sans grandement séduire :
Le véritable Savinien de Cyrano Bergerac et l'Hermétisme de « L'Autre Monde »
Bien que le philosophe des Estats et Empires de la Lune et du Soleil ait fort lestement
disserté sur le serpent, nous ne nous y arrêterons pas et reviendrons à
Fulcanelli qui déclara, au tome deuxième des Demeures Philosophales :
« ... et les Métamorphoses
d'Ovide sont celles de l'oeuf des philosophes
(ovum, ovi)... »
Après le Maître, nous nous devons de ne pas hésiter à reconstituer
la phrase de si parfaite cabale, grâce à l'aide simultanée des deux langues
latine et française. Ovide nous fournit le génitif de possession Ovi et la
préposition de qui régit l'ablatif de relation décliné, préférablement, selon
la langue grecque : Ovi de Metamorphoseis — Au
sujet des Métamorphoses de l'OEuf.
Comme le serpent qui est ovipare, dans la Nature, celui de
l'alchimiste, dans le Grand Œuvre, prend naissance d'un oeuf, véritable chaos
cristallisé, à la façon d'une géode. Ce minéral est le dragon qui, sous le choc
du fer, met au jour le serpent. A dessein, les artistes confondirent fréquemment, les deux premiers individus du
bestiaire alchimique, et c'est à quoi Flamel ne manqua pas, sur sa cinquième
image, parmi celles du fameux manuscrit d'Habraham
juif, prince, prêtre, lévite, astrologue et philosophe, laquelle nous avons
reproduite ci-contre.
Explication du présent
emblème ou est la figure d'un dragon attaché sur une croix avec des clous de
fer qui est notre soufre : la tête de serpent est penchée du côté de l'Orient
et sa queue vers le couché du soleil. La croix étoit faitte de bois de chaine.
Ici Flamel suspendit le serpent au bois de la croix, de même
que déjà il avait voulu que le rosier échelât le chêne vieil et creux. Les deux
clous de la fixation sont énormes et de fer forgé, tels qu'on les voit toujours
sur les peintures primitives. Le métal façonné au feu et au marteau, seul peut
pénétrer dans la forte pièce qui fut prise au coeur le plus dur du grand arbre
des forêts de l'Europe.
On trouvera, très discrètement indiqués sur la composition,
les hiéroglyphes du système des sages, les astres et les planètes du monde en
réduction ; le soleil en haut, puis, de gauche à droite, Mars, la Terre,
Mercure, la Lune et les petits points de pulvérisation. Enfin, tout en bas et
de nouveau, le ménisque lunaire, avec le symbole du grossier concassage.
Assurément, le pieux Flamel voulut aussi que fût représenté,
par la même occasion, le signe du salut
— signum salutis — dont le Seigneur avait chargé Moïse, qu'il le réalisât,
selon qu'il est dit au chapitre XXI du Livre
des Nombres. En obéissance à cette injonction :
Moïse fit donc un
serpent d'airain, et le plaça en guise de signe : lorsque les blessés le
regardaient, ils étaient guéris — Fecit ergo Moyses serpentem aeneum, &
posuit eum pro signo ; quem cum percussi aspicierent sanabantur.
Lithographie
(Ecole de de Gustave Doré ?)
En somme, ce signe était le Christ lui-même, comme le
déclara saint Barnabé, dans son Epître
catholique, c'est-à-dire universelle
:
Ce même (Moïse) fait que cela présente la figure de Jésus.
Moïse fait donc un serpent d'airain, et il le place glorieusement, et même, par
le crieur public, il convoque le peuple — Ipse id facit, ut ostedat figuram
Jesu. Facit ergo Moyses serpentem aeneum, ac gloriose collacat ; atque per praeconem
convocat populum.
Au demeurant, il n'est pas jusqu'au disciple bien-aimé qui
ne porte témoignage :
Et comme Moïse éleva
le serpent dans le désert ; de même il importe que soit élevé, le Fils de
l'homme — Et sicut Moyses exaltavit serpentem in deserto ; ita exaltari
oportet Filium hominis.
Photographie Guy Béatrice (*)
En conclusion, il est non moins opportun de noter que saint
Jean utilise la périphrase qui se montre, à la fois, ineffable et terrible : Le Fils de l'homme ! Devant la
sécheresse mortelle de ce faux été, et quand il est question de canicule, à
propos de bottes, nous ne nous réjouissons pas que se trouve illustré, ce que
nous avons dit des conséquences funestes qui sont à redouter, à cause de la
pollution des ondes.
Savignies, ce 25 juin 1976,
Eugène CANSELIET.
(*) Note de L.A.T. : Guy
Béatrice, dont une photographie illustre l’article, est l’auteur du « Vaisseau
du salut et l’or des alchimistes » (avec une préface de Jacques d’Arès).
Guy Béatrice et Séverin Batfroi ont également rédigé, en collaboration, « Terre du Dauphin et Grand Oeuvre solaire » (avec un avant-propos de Jacques d’Arès et une préface d’Eugène Canseliet).
Séverin Batfroi est pour sa part auteur d’une « Alchimie et révélation chrétienne » (préfacée par Eugène Canseliet) et des « Alchimiques métamorphoses du Mercure Universel » (préface de Raoul Auclair).
Guy Béatrice et Séverin Batfroi ont également rédigé, en collaboration, « Terre du Dauphin et Grand Oeuvre solaire » (avec un avant-propos de Jacques d’Arès et une préface d’Eugène Canseliet).
Séverin Batfroi est pour sa part auteur d’une « Alchimie et révélation chrétienne » (préfacée par Eugène Canseliet) et des « Alchimiques métamorphoses du Mercure Universel » (préface de Raoul Auclair).