Détail de la cheminée alchimique du château de Fontenay-le-Comte Cf. Les Demeures Philosophales de Fulcanelli, chapitre consacré à Louis d'Estissac (Ajout de L.A.T. à l'article) |
LE CHRISME ET LE COEUR
DANS
LES ANCIENNES MARQUES CORPORATIVES
DANS
LES ANCIENNES MARQUES CORPORATIVES
René Guénon
Article publié dans la revue Regnabit, novembre 1925
Repris dans les Etudes
Traditionnelles, janvier-février 1951
Repris dans le recueil Etudes
sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage
Dans un article, d’un caractère d’ailleurs purement
documentaire, consacré à l’étude d’Armes avec motifs astrologiques et
talismaniques, et paru dans la Revue de
l’Histoire des Religions (juillet-octobre 1924), M. W. Deonna, de Genève,
comparant les signes qui figurent sur ces armes avec d’autres symboles plus ou
moins similaires, est amené à parler notamment du « quatre de chiffre » qui fut
« usuel aux XVIe et XVIIe siècles (1), comme marque de famille et de maison
pour les particuliers, qui le mettent sur leurs dalles tombales, sur leurs
armoiries ». Il note que ce signe « se prête à toutes sortes de combinaisons,
avec la croix, le globe, le coeur, s’associe aux monogrammes des propriétaires,
se complique de barres adventices », et il en reproduit un certain nombre
d’exemples. Nous pensons que ce fut essentiellement une « marque de maîtrise »,
commune à beaucoup de corporations diverses, auxquelles les particuliers et les
familles qui se servirent de ce signe étaient sans doute unis par quelques
liens, souvent héréditaires.
M. Deonna parle ensuite, assez sommairement, de l’origine et
de la signification de cette marque : « M. Jusselin, dit-il, la dérive du
monogramme constantinien, déjà librement interprété et défiguré sur les
documents mérovingiens et carolingiens (2), mais cette hypothèse apparaît tout
à fait arbitraire, et aucune analogie ne l’impose ». Tel n’est point notre
avis, et cette assimilation doit être au contraire fort naturelle, car, pour
notre part, nous l’avions toujours faite de nous-même, sans rien connaître des
travaux spéciaux qui pouvaient exister sur la question, et nous n’aurions même
pas cru qu’elle pouvait être contestée, tant elle nous semblait évidente. Mais
continuons, et voyons quelles sont les autres explications proposées : « Serait-ce
le 4 des chiffres arabes, substitués aux chiffres romains dans les manuscrits
européens avant le XIe siècle ?… Faut-il supposer qu’il représente la valeur
mystique du chiffre 4, qui remonte à l’antiquité, et que les modernes ont
conservée ? » M. Deonna ne rejette pas cette interprétation, mais il en préfère
une autre : il suppose « qu’il s’agit d’un signe astrologique », celui de
Jupiter.
A vrai dire, ces diverses hypothèses ne s’excluent pas
forcément : il peut fort bien y avoir eu, dans ce cas comme dans beaucoup
d’autres, superposition et même fusion de plusieurs symboles en un seul, auquel
se trouvent par là même attachées des significations multiples ; il n’y a là
rien dont on doive s’étonner, puisque, comme nous l’avons dit précédemment,
cette multiplicité de sens est comme inhérente au symbolisme, dont elle
constitue même un des plus grands avantages comme mode d’expression. Seulement,
il faut naturellement pouvoir reconnaître quel est le sens premier et principal
du symbole ; et, ici, nous persistons à penser que ce sens est donné par
l’identification avec le Chrisme, tandis que les autres n’y sont associés qu’à
titre secondaire.
Fig. 1
Il est certain que le signe astrologique de Jupiter, dont
nous donnons ici les deux formes principales (fig. 1), présente, dans son
aspect général, une ressemblance avec le chiffre 4 ; il est certain aussi que
l’usage de ce signe peut avoir un rapport avec l’idée de « maîtrise », et nous
y reviendrons plus loin ; mais, pour nous, cet élément, dans le symbolisme de
la marque dont il s’agit, ne saurait venir qu’en troisième lieu. Notons, du
reste, que l’origine même de ce signe de Jupiter est fort incertaine, puisque
quelques-uns veulent y voir une représentation de l’éclair, tandis que pour
d’autres, il est simplement l’initiale du nom de Zeus.
D’autre part, il ne nous paraît pas niable que ce que M.
Deonna appelle la « valeur mystique » du nombre 4 a également joué ici un rôle,
et même un rôle plus important, car nous lui donnerions la seconde place dans
ce symbolisme complexe.
On peut remarquer, à cet égard, que le chiffre 4, dans
toutes les marques où il figure, a une forme qui est exactement celle d’une
croix dont deux extrémités sont jointes par une ligne oblique (fig. 2) ; or la
croix était dans l’antiquité, et notamment chez les pythagoriciens, le symbole
du quaternaire (ou plus exactement un de ses symboles, car il y en avait un
autre qui était le carré) ; et, d’autre part, l’association de la croix avec le
monogramme du Christ a dû s’établir de la façon la plus naturelle.
Cette remarque nous ramène au Chrisme ; et, tout d’abord,
nous devons dire qu’il convient de faire une distinction entre le Chrisme
constantinien proprement dit, le signe du Labarum, et ce qu’on appelle le
Chrisme simple. Celui-ci (fig. 3) nous apparaît comme le symbole fondamental
d’où beaucoup d’autres sont dérivés plus ou moins directement ; on le regarde
comme formé par l’union des lettres I et X, c’est-à-dire des initiales grecques
des deux mots Iêsous Christos, et c’est là, en effet, un sens qu’il a reçu dès
les premiers temps du Christianisme ; mais ce symbole, en lui-même, est fort
antérieur, et il est un de ceux que l’on trouve répandus un peu partout et à toutes
les époques. Il y a donc là un exemple de cette adaptation chrétienne de signes
et de récits symboliques préchrétiens, que nous avons déjà signalée à propos de
la légende du Saint Graal ; et cette adaptation doit apparaître, non seulement
comme légitime, mais en quelque sorte comme nécessaire, à ceux qui, comme nous,
voient dans ces symboles des vestiges de la tradition primordiale. La légende
du Graal est d’origine celtique ; par une coïncidence assez remarquable, le
symbole dont nous parlons maintenant se retrouve aussi en particulier chez les
Celtes, où il est un élément essentiel de la « rouelle » (fig. 4) ; celle-ci,
d’ailleurs, s’est perpétuée à travers le moyen âge, et il n’est pas
invraisemblable d’admettre qu’on peut y rattacher même la rosace des cathédrales
(3). Il existe, en effet, une connexion certaine entre la figure de la roue et
les symboles floraux à significations multiples, tels que la rose et le lotus,
auxquels nous avons fait allusion dans de précédents articles; mais ceci nous entraînerait
trop loin de notre sujet. Quant à la signification générale de la roue, où les modernes
veulent d’ordinaire voir un symbole exclusivement « solaire », suivant un genre
d’explication dont ils usent et abusent en toutes circonstances, nous dirons seulement,
sans pouvoir y insister autant qu’il le faudrait, qu’elle est tout autre chose en
réalité, et qu’elle est avant tout un symbole du Monde, comme on peut s’en convaincre
notamment par l’étude de l’iconographie hindoue. Pour nous en tenir à la « rouelle
» celtique (4), nous signalerons encore, d’autre part, que la même origine et
la même signification doivent très probablement être attribuées à l’emblème qui
figure dans l’angle supérieur du pavillon britannique (fig. 6), emblème qui
n’en diffère en somme qu’en ce qu’il est inscrit dans un rectangle au lieu de
l’être dans une circonférence, et dans lequel certains Anglais veulent voir le
signe de la suprématie maritime de leur patrie (5).
Nous ferons à cette occasion une remarque extrêmement importante
en ce qui concerne le symbolisme héraldique : c’est que la forme du Chrisme
simple est comme une sorte de schéma général suivant lequel ont été disposées,
dans le blason, les figures les plus diverses. Que l’on regarde, par exemple,
un aigle ou tout autre oiseau héraldique, et il ne sera pas difficile de se
rendre compte qu’on y trouve effectivement cette disposition (la tête, la
queue, les extrémités des ailes et des pattes correspondant aux six pointes de
la figure 3) ; que l’on regarde ensuite un emblème tel que la fleur de lys, et
l’on fera encore la même constatation. Peu importe d’ailleurs, dans ce dernier
cas, l’origine réelle de l’emblème en question, qui a donné lieu à tant
d’hypothèses : que la fleur de lys soit vraiment une fleur, ce qui nous ramènerait
aux symboles floraux que nous rappelions tout à l’heure (le lis naturel a d’ailleurs
six pétales), ou qu’elle ait été primitivement un fer de lance, ou un oiseau, ou
une abeille, l’antique symbole chaldéen de la royauté (hiéroglyphe sâr), ou
même un crapaud (6), ou encore, comme c’est plus probable, qu’elle résulte de
la synthèse de plusieurs de ces figures, toujours est-il qu’elle est
strictement conforme au schéma dont nous parlons.
Une des raisons de cette particularité doit se trouver dans
l’importance des significations attachées au nombre 6, car la figure que nous
envisageons n’est pas autre chose, au fond, qu’un des symboles géométriques qui
correspondent à ce nombre. Si l’on joint ses extrémités de deux en deux (fig.
7), on obtient un autre symbole sénaire bien connu, le double triangle (fig.
8), auquel on donne le plus souvent le nom de « sceau de Salomon » (7). Cette
figure est très fréquemment usitée chez les Juifs et chez les Arabes, mais elle
est aussi un emblème chrétien ; elle fut même, ainsi que M. Charbonneau-Lassay
nous l’a signalé, un des anciens symboles du Christ, comme le fut aussi une
autre figure équivalente, l’étoile à six branches (fig. 9), qui n’en est en
somme qu’une simple variante, et comme l’est, bien entendu, le Chrisme
lui-même, ce qui est encore une raison d’établir entre ces signes un étroit rapprochement.
L’hermétisme chrétien du moyen âge voyait, entre autres choses, dans les deux
triangles opposés et entrelacés, dont l’un est comme le reflet ou l’image inversée
de l’autre, une représentation de l’union des deux natures divine et humaine dans
la personne du Christ ; et le nombre 6 a parmi ses significations celles
d’union et de médiation, qui conviennent parfaitement au Verbe incarné. D’autre
part, ce même nombre est, suivant la Kabbale hébraïque, le nombre de la
création (l’oeuvre des six jours), et, sous ce rapport, l’attribution de son
symbole au Verbe ne se justifie pas moins bien : c’est comme une sorte de
traduction graphique du « per quem omnia facta sunt » du Credo (8).
Maintenant, ce qui est à noter tout spécialement au point de
vue où nous nous plaçons dans la présente étude, c’est que le double triangle
fut choisi, au XVIe siècle ou peut-être même antérieurement, comme emblème et
comme signe de ralliement par certaines corporations ; il devint même à ce
titre, surtout en Allemagne, l’enseigne ordinaire des tavernes ou brasseries où
lesdites corporations tenaient leurs réunions (9). C’était en quelque sorte une
marque générale commune tandis que les figures plus ou moins complexes où
apparaît le « quatre de chiffre » étaient des marques personnelles,
particulières à chaque maître ; mais n’est-il pas logique de supposer que,
entre celles-ci et celle-là, il devait y avoir une certaine parenté, celle même
dont nous venons de montrer l’existence entre le Chrisme et le double triangle
?
Le Chrisme constantinien (fig. 10), qui est formé par
l’union des deux lettres grecques X et P, les deux premières de Christos,
apparaît à première vue comme immédiatement dérivé du Chrisme simple, dont il
conserve exactement la disposition fondamentale, et dont il ne se distingue que
par l’adjonction, à sa partie supérieure, d’une boucle destinée à transformer
l’I en P. Or, si l’on considère le « quatre de chiffre » sous ses formes les
plus simples et les plus courantes, sa similitude, nous pourrions même dire son
identité avec le Chrisme constantinien, est tout à fait indéniable ; elle est
surtout frappante lorsque le chiffre 4, ou le signe qui en affecte la forme et
qui peut aussi être en même temps une déformation du P, est tourné vers la droite
(fig. 11) au lieu de l’être vers la gauche (fig. 12), car on rencontre indifféremment
ces deux orientations (10). En outre, on voit apparaître là un second élément
symbolique, qui n’existait pas dans le Chrisme constantinien : nous voulons parler
de la présence d’un signe de forme cruciale, qui se trouve introduit tout naturellement
par la transformation du P en 4. Souvent, comme on le voit sur les deux figures
ci-contre que nous empruntons à M. Deonna, ce signe est comme souligné par l’adjonction
d’une ligne supplémentaire, soit horizontale (fig. 13), soit verticale (fig.14),
qui constitue une sorte de redoublement de la croix (11). On remarquera que,
dans la seconde de ces figures, toute la partie inférieure du Chrisme a disparu
et a été remplacée par un monogramme personnel, de même qu’elle l’est ailleurs
par divers symboles ; c’est peut-être ce qui a donné lieu à certains doutes sur
l’identité du signe qui demeure constamment à travers tous ces changements ;
mais nous pensons que les marques qui contiennent le Chrisme complet sont
celles qui représentent la forme primitive, tandis que les autres sont des
modifications ultérieures, où la partie conservée fut prise pour le tout,
probablement sans que le sens en fût jamais entièrement perdu de vue.
Cependant, il semble que, dans certains cas, l’élément crucial du symbole soit
alors passé au premier plan ; c’est du moins ce qui nous paraît résulter de
l’association du « quatre de chiffre » avec d’autres signes, et c’est ce point qu’il
nous reste maintenant à examiner.
Parmi les signes dont il s’agit, il en est un qui figure
dans la marque d’une tapisserie du XVIe siècle conservée au musée de Chartres
(fig. 15), et dont la nature ne peut faire aucun doute : c’est évidemment, sous
une forme à peine modifiée, le « globe du Monde » (fig. 16), symbole formé du
signe hermétique du règne minéral surmonté d’une croix ; ici, le « quatre de
chiffre » a pris purement et simplement la place de la croix (12). Ce « globe
du Monde » est essentiellement un signe de puissance, et il l’est à la fois du
pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, car, s’il est un des insignes de la
dignité impériale, on le trouve aussi à chaque instant placé dans la main du
Christ, et cela non seulement dans les représentations qui évoquent plus particulièrement
la Majesté divine, comme celles du Jugement dernier, mais même dans les
figurations du Christ enfant. Ainsi, quand ce signe remplace le Chrisme (et qu’on
se souvienne ici du lien qui unit originairement ce dernier à la « rouelle »,
autre symbole du Monde), on peut dire en somme que c’est encore un attribut du
Christ qui s’est substitué à un autre ; en même temps, à ce nouvel attribut est
rattaché assez directement l’idée de « maîtrise », comme au signe de Jupiter,
auquel la partie supérieure du symbole peut faire penser surtout en de pareils
cas, mais sans qu’elle cesse pour cela de garder sa valeur cruciale, à l’égard
de laquelle la comparaison des deux figures ci-dessus ne permet pas la moindre
hésitation.
Nous arrivons ensuite à un groupe de marques qui sont celles
qui ont motivé directement cette étude : la différence essentielle entre ces
marques et celle dont nous venons de parler en dernier lieu, c’est que le globe
y est remplacé par un coeur. Chose curieuse, ces deux types apparaissent comme
étroitement liés l’un à l’autre, car, dans certaines d’entre elles (fig. 17 et
18), le coeur est divisé par des lignes qui sont exactement disposées comme
celles qui caractérisent le « globe du Monde » (13) ; n’y a-t-il pas là
l’indication d’une sorte d’équivalence, au moins sous un certain rapport, et ne
serait-ce pas déjà suffisant pour suggérer qu’il s’agit ici du « Coeur du Monde
» ? Dans d’autres exemples, les lignes droites tracées à l’intérieur du coeur
sont remplacées par des lignes courbes qui semblent dessiner les oreillettes,
et dans lesquelles sont enfermées les initiales (fig. 19 et 20) ; mais ces
marques semblent être plus récentes que les précédentes (14) de sorte qu’il
s’agit vraisemblablement d’une modification assez tardive, et peut-être
destinée simplement à donner à la figure un aspect moins géométrique et plus
ornemental. Enfin, il existe des variantes plus compliquées, où le symbole
principal est accompagné de signes secondaires qui, manifestement, n’en
changent pas la signification ; et même, dans celle que nous reproduisons (fig.
21), il est permis de penser que les étoiles ne font que marquer plus nettement
le caractère céleste qu’il convient de lui reconnaître (15). Nous voulons dire par
là qu’on doit, à notre avis, voir dans toutes ces figures le Coeur du Christ,
et qu’il n’est guère possible d’y voir autre chose, puisque ce coeur est
surmonté d’une croix, et même, pour toutes celles que nous avons sous les yeux,
d’une croix redoublée par l’adjonction au chiffre 4 d’une ligne horizontale.
Nous ouvrirons ici une parenthèse pour signaler encore un
curieux rapprochement : la schématisation de ces figures donne un symbole
hermétique connu (fig. 22), qui n’est autre chose que la position renversée de
celui du soufre alchimique (fig. 23). Nous retrouvons ici le triangle inversé,
dont nous avons déjà indiqué l’équivalence avec le coeur et la coupe ; isolé,
ce triangle est le signe alchimique de l’eau, tandis que le triangle droit, la
pointe dirigée vers le haut, est celui du feu. Or, parmi les différentes
significations que l’eau a constamment dans les traditions les plus diverses,
il en est une qu’il est particulièrement intéressant de retenir ici : elle est
le symbole de la Grâce et de la régénération opérée par celle-ci dans l’être
qui la reçoit ; qu’on se rappelle seulement, à cet égard, l’eau baptismale, les
quatre fontaines d’eau vive du Paradis terrestre, et aussi l’eau s’échappant du
Coeur du Christ, source inépuisable de la Grâce. Enfin, et ceci vient encore
corroborer cette explication, le renversement du symbole du soufre signifie la
descente des influences spirituelles dans le « monde d’en bas », c’est-à-dire
dans le monde terrestre et humain ; c’est, en d’autres termes, la « rosée
céleste » dont nous avons déjà parlé (16). Ce sont là les emblèmes hermétiques
auxquels nous avions fait allusion, et l’on conviendra que leur vrai sens est
fort éloigné des interprétations falsifiées que prétendent en donner certaines
sectes contemporaines !
Cela dit, revenons à nos marques corporatives, pour formuler
en quelques mots les conclusions qui nous paraissent se dégager le plus
clairement de tout ce que nous venons d’exposer. En premier lieu, nous croyons
avoir suffisamment établi que c’est bien le Chrisme qui constitue le type
fondamental dont ces marques sont toutes issues, et dont, par conséquent, elles
tirent leur signification principale. En second lieu, quand on voit, dans
certaines de ces marques, le coeur prendre la place du Chrisme et d’autres
symboles qui, d’une façon indéniable, se rapportent tous directement au Christ,
n’a-t-on pas le droit d’affirmer nettement que ce coeur est bien le Coeur du
Christ ? Ensuite, comme nous l’avons déjà fait remarquer tout à l’heure, le
fait que ce même coeur est surmonté de la croix, ou d’un signe sûrement
équivalent à la croix, ou même, mieux encore, de l’une et de l’autre réunis, ce
fait, disons-nous, appuie cette affirmation aussi solidement que possible, car,
en toute autre hypothèse, nous ne voyons pas bien comment on pourrait en
fournir une explication plausible. Enfin, l’idée d’inscrire son nom, sous forme
d’initiales ou de monogramme, dans le Coeur même du Christ, n’est-elle pas une
idée bien digne de la piété des chrétiens des temps passés ? (17)
Nous arrêterons notre étude sur cette dernière réflexion,
nous contentant pour cette fois d’avoir, tout en précisant quelques points
intéressants pour le symbolisme religieux en général, apporté à l’iconographie
ancienne du Sacré-Coeur une contribution qui nous est venue d’une source
quelque peu imprévue, et souhaitant seulement que, parmi nos lecteurs, il s’en
trouve quelques-uns qui puissent la compléter par l’indication d’autres
documents du même genre, car il doit certainement en exister ça et là en nombre
assez considérable, et il suffirait de les recueillir et de les rassembler pour
former un ensemble de témoignages réellement impressionnant (18).
NOTES
(1) Le même signe fut déjà fort employé au XVe siècle, tout
au moins en France, et notamment dans les marques d’imprimeurs. Nous en avons
relevé les exemples suivants : Wolf (Georges), imprimeur-libraire à Paris, 1489
; Syber (Jehan), imprimeur à Lyon, 1478 ; Rembolt (Bertholde), imprimeur à
Paris, 1489.
(2) Origine du monogramme des tapissiers, dans le Bulletin monumental, 1922, pp. 433-435.
(3) Dans un article antérieur, M. Deonna a reconnu lui-même
une relation entre la « rouelle » et le Chrisme (Quelques réflexions sur le symbolisme en particulier dans l’art
préhistorique, dans la « Revue de l’Histoire des Religions », janvier-avril
1924) ; nous sommes d’autant plus surpris de le voir nier ensuite la relation,
pourtant plus visible, qui existe entre le Chrisme et le « quatre de chiffre ».
(4) Il existe deux types principaux de cette « rouelle »,
l’un à six rayons (fig. 4) et l’autre à huit (fig. 5), chacun de ces nombres
ayant naturellement sa raison d’être et sa signification. C’est au premier
qu’est apparenté le Chrisme ; quant au second il est intéressant de noter qu’il
présente une similitude très nette avec le lotus hindou à huit pétales.
(5) La forme même de la « rouelle » se retrouve d’une façon
frappante lorsque le même emblème est tracé sur le bouclier que porte la figure
allégorique d’Albion.
(6) Cette opinion, si bizarre qu’elle puisse paraître, a dû
être admise assez anciennement, car, dans les tapisseries du XVe siècle de la
cathédrale de Reims, l’étendard de Clovis porte trois crapauds. - Il est d’ailleurs fort possible que, primitivement,
ce crapaud ait été en réalité une grenouille, antique symbole de résurrection.
(7) Cette figure est appelée aussi quelquefois « bouclier de
David », et encore « bouclier de Michaël » ; cette dernière désignation pourrait
donner lieu à des considérations très intéressantes.
(8) En Chine, six traits autrement disposés constituent
pareillement un symbole du Verbe ; ils représentent aussi le terme moyen de la
Grande Triade, c’est-à-dire le Médiateur entre le Ciel et la Terre, unissant en
lui les deux natures céleste et terrestre.
(9) A ce propos, signalons en passant un fait curieux et
assez peu connu : la légende de Faust, qui date à peu près de la même époque,
constituait le rituel d’initiation des ouvriers imprimeurs.
(10) La figure 12 est donnée par M. Deonna avec cette
mention : « Marque Zachariæ Palthenii, imprimeur, Francfort, 1599 ».
(11) Figure 13 : « Marque avec la date 1540, Genève ; sans
doute Jacques Bernard, premier pasteur réformé de Satigny ». figure 14 : « Marque
de l’imprimeur Carolus Morellus, Paris, 1631 ».
(12) Nous avons vu également ce signe du « globe du Monde »
dans plusieurs marques d’imprimeurs du début du XVIe siècle.
(13) Figure 17 : « Marque de tapisserie du XVIe siècle,
musée de Chartres ». Figure 18 : « Marque de maîtrise de Samuel de Tournes, sur
un pot d’étain de Pierre Royaume, Genève, 1609 ».
(14) Figure 19 : « Marque de Jacques Eynard, marchand
genevois, sur un vitrail du XVIIe siècle ». Figure 20 : « Marque de maîtrise, sur un plat d’étain de
Jacques Morel, Genève, 1719 ».
(15) Figure 21 : « Marque de maitrise, sur un plat d’étain
de Pierre Royaume. Genève, 1609 ».
(16) La figure 24, qui est le même symbole hermétique
accompagné d’initiales, provient d’une dalle funéraire de Genève (collections
lapidaires n° 573). La figure 25, qui en est une modification, est mentionnée
en ces termes par M. Deonna : « Clef de voûte d’une maison au Molard, Genève,
démolie en 1889, marque de Jean de Villard, avec la date 1576 ».
(17) Il est à remarquer que la plupart des marques que nous
avons reproduites, étant empruntées à la documentation de M. Deonna, sont de
provenance genevoise et ont dû appartenir à des protestants ; mais il n’y a
peut-être pas lieu de s’en étonner outre mesure, si l’on songe d’autre part que
le chapelain de Cromwell, Thomas Goodwin, consacra un livre à la dévotion au
Coeur de Jésus. Il faut se féliciter, pensons-nous, de voir les protestants
eux-mêmes apporter ainsi leur témoignage en faveur du culte du Sacré-Coeur.
(18) Il serait particulièrement intéressant de rechercher si
le coeur se rencontre parfois dans les marques de maîtres maçons et tailleurs
de pierre qui se voient sur beaucoup d’anciens monuments, et notamment de
monuments religieux. M. Deonna reproduit quelques marques de tailleurs de pierre,
relevées à la cathédrale Saint-Pierre de Genève, parmi lesquelles se trouvent
des triangles inversés, quelques-uns accompagnés d’une croix placée au-dessous
ou à l’intérieur ; il n’est donc pas improbable que le coeur ait aussi figuré
parmi les emblèmes en usage dans cette corporation.