LA TRADITION HERMÉTIQUE
René Guénon
Article publié dans le Voile d’Isis, avril 1931.
(Repris dans le recueil Formes traditionnelles et cycles
cosmiques)
Sous ce titre : La
Tradizione Ermetica nei suoi Simboli, nella sua Dottrina e nella sua « Ars
Regia » (1), M. J. Evola vient de publier un ouvrage intéressant à bien des
égards, mais qui montre une fois de plus, s’il en était besoin, l’opportunité
de ce que nous avons écrit récemment sur les rapports de l’initiation
sacerdotale et de l’initiation royale (2). Nous y retrouvons en effet cette
affirmation de l’indépendance de la seconde, à laquelle l’auteur veut
précisément rattacher l’hermétisme, et cette idée de deux types traditionnels
distincts, voire même irréductibles, l’un contemplatif et l’autre actif, qui
seraient, d’une façon générale, respectivement caractéristiques de l’Orient et
de l’Occident. Aussi devons-nous faire certaines réserves sur l’interprétation
qui est donnée du symbolisme hermétique, dans la mesure où elle est influencée
par une telle conception, quoique, par ailleurs, elle montre bien que la
véritable alchimie est d’ordre spirituel et non matériel, ce qui est l’exacte
vérité et une vérité trop souvent méconnue ou ignorée des modernes qui ont la
prétention de traiter ces questions.
Nous profiterons de cette occasion pour préciser encore
quelques notions importantes, et tout d’abord la signification qu’il convient
d’attribuer au mot « hermétisme » lui-même, que certains de nos contemporains
nous paraissent employer quelque peu à tort et à travers. Ce mot indique qu’il
s’agit essentiellement d’une tradition d’origine égyptienne, revêtue par la
suite d’une forme hellénisée, sans doute à l’époque alexandrine, et transmise
sous cette forme, au moyen-âge, à la fois au monde islamique et au monde
chrétien, et, ajouterons-nous, au second en grande partie par l’intermédiaire
du premier, comme le prouvent les nombreux termes arabes ou arabisés adoptés par
les hermétistes européens, à commencer par le mot même d’« alchimie »
(el-Kimia) (3). Il serait donc tout à fait illégitime d’étendre cette
désignation à d’autres formes traditionnelles, tout autant qu’il le serait par
exemple, d’appeler « Kabbale » autre chose que l’ésotérisme hébraïque ; ce
n’est pas, bien entendu, qu’il n’en existe pas d’équivalent ailleurs, et il en
existe même si bien que cette science traditionnelle qu’est l’alchimie a son
exacte correspondance dans des doctrines comme celles de l’Inde, du Thibet et
de la Chine, bien qu’avec des modes d’expression et des méthodes de réalisation
naturellement assez différents ; mais dès lors qu’on prononce le nom d’«
hermétisme », on spécifie par là une forme nettement déterminée, dont la
provenance ne peut être que gréco-égyptienne. En effet, la doctrine ainsi
désignée est par là même rapportée à Hermès, en tant que celui-ci était
considéré par les Grecs comme identique au Thot égyptien ; et nous ferons
remarquer tout de suite que ceci va contre la thèse de M. Evola, en présentant
cette doctrine comme essentiellement dérivée d’un enseignement sacerdotal, car
Thot, dans son rôle de conservateur et de transmetteur de la tradition, n’est
pas autre chose que la représentation même de l’antique sacerdoce égyptien, ou
plutôt, pour parler plus exactement, du principe d’inspiration dont celui-ci
tenait son autorité et au nom duquel il formulait et communiquait la
connaissance initiatique.
Maintenant une question se pose; ce qui s’est maintenu sous
ce nom d’« hermétisme » constitue-t-il une doctrine traditionnelle complète ?
La réponse ne peut être que négative, car il ne s’agit strictement que d’une
connaissance d’ordre non pas métaphysique, mais seulement cosmologique (en
l’entendant d’ailleurs dans sa double application « macrocosmique » et «
microcosmique »). Il n’est donc pas admissible que l’hermétisme, au sens que ce
mot a pris dès l’époque alexandrine et gardé constamment depuis lors,
représente l’intégralité de la tradition égyptienne ; bien que, dans celle-ci,
le point de vue cosmologique semble avoir été particulièrement développé, et
qu’il soit en tout cas ce qu’il y a de plus apparent dans tous les vestiges qui
en subsistent, qu’il s’agisse de textes ou de monuments, il ne faut pas oublier
qu’il ne peut jamais être qu’un point de vue secondaire et contingent, une
application de la doctrine à la connaissance de ce que nous pouvons appeler le
« monde intermédiaire ». Il serait intéressant, mais sans doute assez
difficile, de rechercher comment cette partie de la tradition égyptienne a pu
se trouver en quelque sorte isolée et se conserver d’une façon apparemment
indépendante, puis s’incorporer à l’ésotérisme islamique et à l’ésotérisme
chrétien du moyen âge (ce que n’aurait pu faire une doctrine complète), au point
de devenir véritablement partie intégrante de l’un et de l’autre, et de leur
fournir tout un symbolisme qui, par une transposition convenable, a pu même y
servir parfois de véhicule à des vérités d’un ordre plus élevé. Ce n’est pas
ici le lieu d’entrer dans ces considérations historiques fort complexes ; mais,
quoi qu’il en soit, nous devons dire que le caractère proprement cosmologique
de l’hermétisme, s’il ne justifie pas la conception de M. Evola, l’explique du
moins dans une certaine mesure, car les sciences de cet ordre sont
effectivement celles qui, dans toutes les civilisations traditionnelles ont été
surtout l’apanage des Kshatriyas ou de leurs équivalents, tandis que la
métaphysique pure était celui des Brâhmanes. C’est pourquoi, par un effet de la
révolte des Kshatriyas contre l’autorité spirituelle des Brâhmanes, on a pu
voir se constituer parfois des courants traditionnels incomplets, réduits à ces
seules sciences séparées de leur principe, et même déviés dans le sens «
naturaliste », par négation de la métaphysique et méconnaissance du caractère
subordonné de la science « physique », aussi bien (les deux choses se tenant
étroitement) que de l’origine sacerdotale de tout enseignement initiatique,
même plus particulièrement destiné à l’usage des Kshatriyas, ainsi que nous
l’avons expliqué en diverses occasions (4). Ce n’est pas à dire, assurément,
que l’hermétisme constitue en lui-même une telle déviation ou qu’il implique
essentiellement quelque chose d’illégitime (ce qui aurait rendu impossible son
incorporation à des formes traditionnelles orthodoxes) ; mais il faut bien
reconnaître qu’il peut s’y prêter assez aisément par sa nature même, et c’est
là, plus généralement, le danger de toutes les sciences traditionnelles,
lorsqu’elles sont cultivées en quelque sorte pour elles-mêmes, ce qui expose à
perdre de vue leur rattachement à l’ordre principal. L’alchimie, qu’on pourrait
définir comme étant pour ainsi dire la « technique » de l’hermétisme, est bien
réellement un « art royal », si l’on entend par là un mode d’initiation plus
spécialement approprié à la nature des Kshatriyas ; mais cela même marque sa
place exacte dans l’ensemble d’une tradition régulièrement constituée, et, en
outre, il ne faut pas confondre les moyens de réalisation initiatique, quels
qu’ils puissent être, avec son but final, qui est toujours de connaissance
pure. Un autre point qui nous paraît contestable dans la thèse de M. Evola,
c’est l’assimilation qu’il tend presque constamment à établir entre
l’hermétisme et la « magie » ; il est vrai qu’il semble prendre celle-ci dans
un sens assez différent de celui où on l’entend d’ordinaire, mais nous
craignons fort que cela même ne puisse que provoquer des confusions plutôt
fâcheuses. Inévitablement, en effet, dès qu’on parle de « magie », on pense à
une science destinée à produire des phénomènes plus ou moins extraordinaires,
notamment (mais non exclusivement) dans l’ordre sensible ; quelle qu’ait pu
être l’origine du mot, cette signification lui est devenue tellement inhérente
qu’il convient de la lui laisser. Ce n’est alors que la plus inférieure de
toutes les applications de la connaissance traditionnelle, nous pourrions même
dire la plus méprisée, dont l’exercice est abandonné à ceux que leurs
limitations individuelles rendent incapables de développer d’autres
possibilités ; nous ne voyons nul avantage à en évoquer l’idée quand il s’agit
en réalité de choses qui, même encore contingentes, sont tout de même
notablement plus hautes ; et, si ce n’est là qu’une question de terminologie,
il faut convenir qu’elle a pourtant son importance. Du reste, il se peut qu’il
y ait là quelque chose de plus : ce mot de « magie » exerce sur certains, à
notre époque, une étrange fascination, et, comme nous l’avons déjà noté dans le
précédent article auquel nous faisions allusion au début, la prépondérance
accordée à tel point de vue, ne serait-ce même qu’en intention, est encore liée
à l’altération des sciences traditionnelles séparées de leur principe
métaphysique, c’est sans doute là l’écueil auquel se heurte toute tentative de
reconstitution de telles sciences, si l’on ne commence par ce qui est
véritablement le commencement sous tous les rapports, c’est-à-dire par le
principe même, qui est aussi la fin en vue de quoi tout le reste doit être
normalement ordonné.
Par contre, où nous sommes entièrement d’accord avec M.
Evola, et où nous voyons même le plus grand mérite dans son livre, c’est quand
il insiste sur la nature purement spirituelle et « intérieure » de la véritable
alchimie, qui n’a absolument rien à voir avec les opérations matérielles d’une
« chimie » quelconque, au sens naturel de ce mot ; presque tous les modernes se
sont étrangement mépris là-dessus, aussi bien ceux qui ont voulu se poser en
défenseurs de l’alchimie que ceux qui se sont faits ses détracteurs. Il est
pourtant facile de voir en quels termes les anciens hermétistes parlent des «
souffleurs » et « brûleurs de charbon », en lesquels il faut reconnaître les
véritables précurseurs des chimistes actuels, si peu flatteur que ce soit pour
ces derniers ; et, au XVIIIème siècle encore, un alchimiste comme Pernéty ne
manque de souligner la différence de la « philosophie hermétique » et de la «
chymie vulgaire ». Ainsi, ce qui a donné naissance à la chimie moderne, ce
n’est point l’alchimie, avec laquelle elle n’a en somme aucun rapport (pas plus
que n’en a d’ailleurs l’« hyperchimie » imaginée par quelques occultistes
contemporains) ; c’en est seulement une déformation ou une déviation, issue de
l’incompréhension de ceux qui, incapables de pénétrer le vrai sens des
symboles, prirent tout à la lettre et, croyant qu’il ne s’agissait en tout cela
que d’opérations matérielles, se lancèrent dans une expérimentation plus ou
moins désordonnée. Dans le monde arabe également, l’alchimie matérielle a
toujours été fort peu considérée, parfois même assimilée à une sorte de
sorcellerie, tandis qu’on y tenait fort à l’honneur l’alchimie spirituelle, la
seule véritable, souvent désignée sous le nom de Kimia es-saâdah ou « alchimie
de la félicité (5) ».
Ce n’est pas à dire, d’ailleurs, qu’il faille nier pour cela
la possibilité des transmutations métalliques, qui représentent l’alchimie aux
yeux du vulgaire ; mais il ne faut pas confondre des choses qui sont d’ordre
tout différent, et on ne voit même pas, « a priori », pourquoi de telles
transmutations ne pourraient pas être réalisées par des procédés relevant
simplement de la chimie profane (et, au fond, l’« hyperchimie » à laquelle nous
faisions allusion tout à l’heure n’est pas autre chose que cela). Il y a pourtant
un autre aspect de la question, que M. Evola signale très justement : l’être
qui est arrivé à la réalisation de certains états intérieurs peut, en vertu de
la relation analogique du « microcosme » avec le « macrocosme », produire
extérieurement des effets correspondants ; il est donc admissible que celui qui
est parvenu à un certain degré dans la pratique de l’alchimie spirituelle soit
capable par là même d’accomplir des transmutations métalliques, mais cela à
titre de conséquence tout accidentelle, et sans recourir à aucun des procédés
de la pseudo-alchimie matérielle, mais uniquement par une sorte de projection
au dehors des énergies qu’il porte en lui-même. Il y a ici une différence
comparable à celle qui sépare la « théurgie » ou l’action des « influences
spirituelles » de la magie et même de la sorcellerie : si les effets apparents
sont parfois les mêmes de part et d’autre, les causes qui les provoquent sont
totalement différentes. Nous ajouterons d’ailleurs que ceux qui possèdent
réellement de tels pouvoirs n’en font généralement aucun usage, du moins en
dehors de certaines circonstances très particulières où leur exercice se trouve
légitimé par d’autres considérations. Quoi qu’il en soit, ce qu’il ne faut
jamais perdre de vue, et ce qui est à la base même de tout enseignement
véritablement initiatique, c’est que toute réalisation digne de ce nom est
d’ordre essentiellement intérieur, même si elle est susceptible d’avoir des
répercussions à l’extérieur ; l’homme ne peut en trouver les principes et les
moyens qu’en lui-même, et il le peut parce qu’il porte en lui la correspondance
de tout ce qui existe : el-insânu ramzul-wujûd, « l’homme est un symbole de
l’Existence universelle » ; et, s’il parvient à pénétrer jusqu’au centre de son
propre être, il atteint par là même la connaissance totale, avec tout ce
qu’elle implique par surcroît : man yaraf nafsahu yaraf Rabbahu, « celui qui
connaît son Soi connaît son Seigneur » et il connaît alors toutes choses dans
la suprême unité du Principe même, hors duquel il n’est rien qui puisse avoir
le moindre degré de réalité.
NOTES
(1) I vol. in-8°, G. Laterza, Bari, 1931. Cet ouvrage a paru
depuis lors en traduction française.
(2) Cf. Aperçus sur
l’initiation, chap. XL.
(3) Ce mot est arabe dans sa forme, mais non dans sa racine
; il dérive vraisemblablement du nom de Kémi ou « Terre noire » donné à
l’ancienne Egypte.
(4) Voir notamment Autorité
spirituelle et pouvoir temporel.
(5) Il existe un traité d’El-Ghazâli qui porte ce titre.