FULCANELLI
LES DEMEURES PHILOSOPHALES
LES PRÉFACES D’EUGÈNE CANSELIET
PRÉFACE À LA PREMIÈRE
ÉDITION (1930)
Longtemps considérée comme une chimère, l’alchimie intéresse
davantage, chaque jour, le monde scientifique. Les travaux des savants sur la
constitution de la matière, leurs découvertes récentes, prouvent, jusqu’à
l’évidence, la possibilité de dissociation des éléments chimiques. On ne doute
plus, maintenant, que les corps réputés simples soient, au contraire, composés
et l’hypothèse de l’insécabilité atomique ne trouve plus guère de partisan.
L’inertie décevante disparaît de l’Univers et ce qui semblait hier une hérésie
est, aujourd’hui, devenu un dogme. Avec une impressionnante uniformité
d’action, mais à des degrés divers, la vie se rend manifeste dans les trois
règnes de la nature, nettement séparés autrefois et entre lesquels il n’est
plus fait de distinction. L’origine et la vitalité sont communes au triple
groupe de l’ancienne classification. La substance brute se révèle animée. Les
êtres et les choses évoluent, progressent en des transformations et en des
renouvellements incessants. Par la multiplicité de leurs échanges et de leurs
combinaisons, ils s’éloignent de l’unité primitive, mais pour reprendre leur
simplicité originelle sous l’effet des décompositions. Sublime harmonie du
grand Tout, cercle immense que l’Esprit parcourt dans son activité éternelle et
qui a pour centre l’unique parcelle vivante émanée du Verbe créateur.
C’est ainsi qu’après s’être éloignée du droit chemin, la science
actuelle cherche à le reprendre, en adoptant, peu à peu, les conceptions
anciennes. A l’instar des civilisations successives, le progrès humain obéit à
la loi indubitable du perpétuel recommencement. Envers et contre tous, la
Vérité finit toujours par triompher, malgré sa marche lente, pénible et
tortueuse. Le bon sens et la simplicité ont raison tôt ou tard des sophismes et
des préjugés. « Car il n y a rien de caché, enseigne l’Écriture, qui ne doive
être découvert, ni rien de secret qui ne doive être connu » (Matth., X, 26).
Il ne faudrait pas croire, cependant, que la science
traditionnelle dont Fulcanelli a rassemblé les éléments, fût mise, en ce
présent ouvrage, à la portée de tous. L’auteur n’a point prétendu réaliser
cela. Il s’abuserait grandement, celui-là même qui espérerait comprendre la doctrine secrète après une simple lecture.
« Nos livres ne sont pas écrits pour tous, répètent les vieux maîtres, bien que
tous soient appelés à les lire. » Chacun, en effet, doit produire son effort
personnel, absolument indispensable s’il désire acquérir les notions d’une
science qui n’a jamais cessé d’être ésotérique. C’est pourquoi les philosophes,
dans le but d’en cacher les principes au vulgaire, ont couvert l’antique
connaissance du mystère des mots et du voile des allégories.
L’ignorant
ne saurait pardonner aux alchimistes de se montrer aussi fidèles à la
discipline rigoureuse qu’ils ont librement acceptée. Mon maître, je le sais,
n’échappera pas au même reproche. Il lui a fallu respecter, avant tout, la
volonté divine, dispensatrice de la lumière et de la révélation. Il a dû
également obéissance à la règle philosophique, laquelle impose aux initiés la
nécessité d’un secret inviolable.
Dans
l’Antiquité et surtout en Égypte, cette soumission primordiale s’appliquait à
toutes les branches des sciences et des arts industriels. Céramistes,
émailleurs, orfèvres, fondeurs, verriers travaillaient à l’intérieur des
temples. Le personnel ouvrier des ateliers et des laboratoires faisait partie
de la caste sacerdotale et relevait directement des prêtres. Depuis l’époque
médiévale jusqu’au XIXe siècle, l’histoire nous offre de nombreux exemples
d’organisation semblable, dans la Chevalerie, les Ordres monastiques, la
Franc-maçonnerie, les corporations, le compagnonnage, etc. Ces multiples
associations, qui gardaient jalousement les secrets de la science ou ceux des
métiers, possédaient toujours un caractère mystique ou symbolique, conservaient
des usages traditionnels et pratiquaient une morale religieuse. On sait combien
était grande la considération dont jouissaient les gentilshommes verriers,
auprès des monarques et des princes, et à quel point ces artistes poussaient le
souci d’éviter la diffusion des secrets spéciaux à la noble industrie du verre.
Ces
règles exclusives ont une raison profonde. Si l’on me la demandait, je
répondrais simplement que le privilège des sciences devrait demeurer l’apanage
de savants d’élite. Tombées dans le domaine populaire, distribuées sans
discernement aux masses et exploitées aveuglément par elles, les découvertes
les plus belles se montrent plus nuisibles qu’utiles. La nature de l’homme le
pousse volontairement vers le mal et le pire. Le plus souvent, ce qui pourrait
lui procurer le bien-être tourne à son désavantage et devient, en définitive,
l’instrument de sa ruine. Les méthodes de guerre modernes sont, hélas ! la plus
frappante et la plus triste preuve de ce funeste état d’esprit. Homo homini lupus.
Parce
qu’ils ont employé un langage trop obscur, il ne serait pas juste, en présence
de dangers aussi graves, d’ensevelir la mémoire de nos grands ancêtres sous une
réprobation qu’ils ne méritent pas. Devons-nous les condamner tous et les
mépriser, pour la raison qu’ils ont abusé des réticences ? En enveloppant leurs
travaux de silence et en entourant leurs révélations de paraboles, les
philosophes agissent avec sagesse. Respectueux des institutions sociales, ils
ne nuisent à personne et assurent leur propre salut.
Qu’on
me permette, à ce propos, une simple anecdote.
Un
admirateur de Fulcanelli conversait un jour avec l’un de nos meilleurs
chimistes et lui demandait son opinion sur la transmutation métallique.
-
Je la crois possible, dit le savant, quoique de réalisation fort douteuse.
-
Et si quelque témoin sincère vous certifiait l’avoir vue, qu’il vous en
apportât la preuve formelle, répliqua l’ami du maître, que penseriez-vous ?
-
Je penserais, répondit le chimiste, qu’un tel homme devrait être
impitoyablement pourchassé et supprimé comme un malfaiteur dangereux.
Dès
lors, la prudence, l’extrême réserve et l’absolue discrétion apparaissent
pleinement justifiées. Qui donc, après cela, blâmerait les Adeptes pour le
style particulier qu’ils ont employé dans leurs divulgations ? Qui donc oserait
jeter la première pierre à l’auteur de ce livre ?
Mais
il ne faudrait pas conclure qu’il n y eût rien à découvrir dans les ouvrages
des philosophes par ce que l’on pourrait penser d’un enseignement où le langage
clair demeure interdit. Bien au contraire. Il suffit d’être doué d’un peu de
sagacité pour savoir les lire et en comprendre l’essentiel.
Parmi
les auteurs anciens et les écrivains modernes, Fulcanelli est, sans conteste,
l’un des plus sincères et des plus convaincants. Il établit la théorie
hermétique sur des bases solides, l’étaye de faits analogiques évidents, puis
l’expose d’une manière simple et précise. Pour découvrir sur quoi reposent les
principes de l’art, grâce au développement net et ferme, il ne reste à
l’étudiant que peu d’efforts à faire. Il lui sera possible même d’accumuler un
grand nombre de connaissances nécessaires. Pourvu de la sorte, il pourra alors
tenter son grand labeur et quitter le domaine spéculatif pour celui des
réalisations positives.
Dès
ce moment, il verra se dresser devant lui les premières difficultés, surgir des
obstacles nombreux et quasi insurmontables. Il n’est pas de chercheur qui ne
connaisse ces pierres d’achoppement, ces bornes infranchissables, contre
lesquelles j’ai, plusieurs fois, failli me briser. Et de cela, plus encore que
moi-même, mon maître conserve l’ineffaçable souvenir. A l’exemple de Basile
Valentin, son véritable initiateur, il fut tenu en échec, sans pouvoir trouver
d’issue, pendant plus de trente ans !
Fulcanelli
a poussé le détail de la pratique bien plus loin que tout autre, dans une
intention de charité, à l’endroit des travailleurs, ses frères, et pour les
aider à vaincre ces causes fatigantes d’arrêts. Sa méthode est différente de
celle qui a été employée par ses prédécesseurs ; elle consiste à décrire par le
menu toutes les opérations de l’OEuvre, après les avoir partagées en plusieurs
fragments. Il prend ainsi chacune des phases du travail, en commence
l’explication dans un chapitre, l’interrompt pour la poursuivre dans un autre
et pour la terminer en un dernier endroit. Ce morcellement, qui transforme le
Magistère en jeu de patience philosophique, ne saurait effrayer l’investigateur
instruit, mais il décourage vite le profane, incapable de se diriger dans ce
labyrinthe d’un autre genre et inapte à rétablir l’ordre des manipulations.
Tel
est l’intérêt capital du livre que Fulcanelli présente au lecteur cultivé,
appelé à juger. Pauvre selon sa valeur, selon son originalité ou, peut-être, à
l’estimer conformément à son mérite.
Enfin,
il me semblerait n’avoir point tout dit, si j’omettais de signaler les
remarquables et splendides dessins du peintre Julien Champagne. L’excellent
artiste mérite encore ici les plus grands éloges. Je suis heureux également
d’adresser mes vifs remerciements à l’éditeur, M. Jean Schemit, dont le goût
très sûr et la compétence éprouvée ont dirigé, si parfaitement, l’édification
de la partie matérielle des Demeures philosophales.
Eugène CANSELIET
F.C.H.
Avril
1929.
PRÉFACE
À LA DEUXIÈME ÉDITION (1960)
Les
Demeures
philosophales, que nous avons l’honneur de préfacer à nouveau, ne devaient
pas être le dernier livre de Fulcanelli. Sous le titre de Finis Gloria Mundi (La Fin de la Gloire du Monde), une
troisième partie existait, que son auteur reprit et qui eût élevé l’oeuvre
didactique à la trilogie alchimique la plus extraordinaire. A cette époque, il
y avait déjà six années que notre vieux Maître avait réussi l’élaboration de la
Pierre Philosophale dont on ignore ordinairement qu’elle se divise en Médecine
Universelle et en Poudre transmutatoire ; l’une et l’autre assurant à
l’Adepte le triple apanage, - Connaissance, Santé, Richesse, - lequel
exalte le séjour terrestre dans l’absolue félicité du Paradis de la Genèse.
Suivant le sens du vocable latin adeptus,
l’alchimiste, dès lors, a reçu le Don de Dieu, mieux encore le Présent, dans le jeu cabalistique de la
double acception soulignant qu’il jouit désormais de l’infinie durée de l’Actuel
: Adeptes se dit dans l’art chimique, - Adepti dicuntur in arte chimica, -
précise Du Cange qui indique aussi le synonyme Mystes (Mystae), exactement
qui sont parvenus à la plus haute initiation (ιμο εποπται).
«
Car cette riche matière, déclare Henri de Linthaut en son Commentaire
sur le Trésor des Trésors, comprend en soi le mystère de la Création du
Monde, & des grandeurs et merveilles de Dieu ; étant un vrai soleil,
donnant lumière, pour certain, aux choses ténébreuses. »
Cosmopolite
nous parle d’un miroir que lui montra Neptune aux Jardins des Hespérides et
dans lequel il vit toute la Nature à découvert. Sans doute est-ce le même
miroir que nous voyons présenté par l’une des jolies peintures hermétiques
ornant la sacristie du sanctuaire de Cimiez, où la devise latine ne saurait
tout bonnement rappeler le léger voile étendu par l’haleine sur l’objet
ordinaire des tables de toilette :
FLATUS IRRITUS ODIT ; un vain souffle le ternit.
Le
Miroir de la Sagesse, évidemment,
n’offre aucun rapport avec le meuble utilisé pour la réflexion de l’image,
qu’il soit fait de métal, comme dans l’ancienne Egypte, ou d’obsidienne, dans
la Rome des Césars ; voire du cristal des fontaines, tout à l’origine, ou du
verre étamé le plus pur de nos temps modernes. C’est ce dernier pourtant, en
lentille convexe et inclinée, que tient la Prudence aux deux visages opposés,
gardienne du tombeau de François II, dans la cathédrale Saint-Pierre à Nantes,
avec ses trois compagnes, la Justice, la Force et la Tempérance.
De
ces quatre statues magnifiques, exécutées pendant le premier lustre du XVIe
siècle, on trouvera l’excellente reproduction parmi les planches qui illustrent
le présent volume, d’après les dessins, au crayon Wolff rehaussé de gouache,
dus à notre ami regretté Julien Champagne, décédé, il y a eu, le 26 août,
exactement vingt-cinq années. Il avait été l’élève de Jean-Léon Gérome, ainsi
que notre ami commun, mon pauvre cher vieux Mariano Ancon, artiste fier, digne
des temps antiques, mort de misère en 1943, au milieu de ses toiles entassées
par centaines, dans son petit logement de la rue de la Chapelle à Saint-Ouen,
que devait bientôt anéantir le terrible bombardement.
Après
l’avertissement donné par la légende qui surmonte l’emblème du monastère franciscain,
l’impression nous gagne que la belle créature, insouciante de son occiput en
faciès sénile et grave, retient sa respiration, dans l’examen attentif et
soutenu de quelque scène étrange offerte à son regard.
«Au
royaume du Soufre, insiste Cosmopolite, existe un Miroir dans lequel on voit
tout le Monde. Quiconque regarde en ce Miroir peut y voir et apprendre les
trois parties de la Sagesse de tout le Monde, et de cette manière il deviendra
très savant dans ces trois Règnes, tels que le furent Aristote, Avicenne et
plusieurs autres qui, de même que le reste des Maîtres, virent dans ce Miroir
comment le Monde fut créé.» (De
Sulphure, Coloniae, 7676, p. 65.)
*
Assurément,
le double secret de la naissance et de la mort, impénétrable aux plus savants
«selon le siècle », celui de la création du Monde et de sa fin tragique en
châtiment de l’avidité et de l’orgueil des hommes, également incommensurables,
ne sont pas les moindres révélations visuelles que fournit à l’Adepte le Miroir de l’Art. Mercure éclatant et précieux,
réfléchissant, en la légère convexité du bain, les vicissitudes de la boule
crucifère, successivement présentées, sur le plan allégorique, par les
initiatiques vignettes, travesties en délicieuses espiègleries, que Philippe de
Mallery grava, de toute la délicatesse de sa main, pour le petit livre des
Rhéteurs du Collège de la Société de Jésus à Anvers. Ainsi traduisons-nous
notre interprétation des sigles, à RR. C. S. I. A. (à Rhetoribus Collegii
Societatis Iesu Antverpiae), lesquels accompagnent le titre :
«
Typus Mundi, in quo eius Calamitates et Pericula nec non Divini, humanique
Amoris Antipathia, emblematice proponuntur ; Image
du Monde, dans laquelle sont présentés, emblématiquement, ses Calamités et ses
Périls, puis aussi l’Antipathie de l’Amour de Dieu et de l’homme. »
Le
premier emblème désigne, sans ambages, la source initiale, sinon unique, de
tous les maux de notre Humanité. C’est ce que souligne la légende latine
jouant, entre parenthèses, avec la cabale phonétique :
Totus
mundus in maligno (mali ligno) positus est ; tout
le monde est établi dans le diable (dans l’arbre du mal).
Voici
donc l’Arbre de la Science du Bien et du Mal, celui de la Genèse, duquel le
Créateur ordonna à Adam de ne point manger, lui signifiant aussitôt la
conséquence inévitable et funeste :
«
Effectivement en quelque jour que tu en aies mangé, tu mourras de mort ; in
quocumque enim die comederis ex eo, morte morieris. »
Nous
ne saurions être surpris que l’arbre paradisiaque et défendu fût ici un chêne,
lequel porte, comme fruits, une quantité de
petits mondes, attachés aux branches par leur croix servant de pédoncule.
Enroulée sur le tronc central, par la partie inférieure de son corps anguipède,
Eve, séductrice, le sein charnu et provocateur, tend l’une de ces pommes
singulières à son compagnon ébloui, qui lève la dextre pour la recevoir.
Il
n’est pas besoin que nous tentions la moindre explication en ce qui concerne
l’essence à laquelle les savants Pères voulurent qu’appartint l’arbre médian du
jardin des Délices. Fulcanelli, dans le Mystère
des Cathédrales, a suffisamment parlé de ce chêne, de son étroit rapport, au
point de vue symbolique, avec la matière première des alchimistes, pour qu’il
ne fût pas superflu de répéter cet enseignement, ni surtout à craindre de
n’obscurcir ou de ne trahir la pensée de l’Adepte, en cherchant à la résumer.
Contentons-nous de signaler, sur la jolie gravure du Typus Mundi, ce lièvre que l’arbre cache à demi et qui
ronge l’herbe rare du pré ouvert en arrière-plan. On pourra ensuite, parmi les
demeures philosophales rassemblées par Fulcanelli, se reporter à la cheminée,
somptueusement ornée, de Louis d’Estissac qui fut, très vraisemblablement,
élève de François Rabelais. On y méditera le saisissant rapprochement
cabalistique établi par notre Maître, entre le lièvre et la matière brute du
Grand OEuvre, « écailleuse, noire, dure et sèche », dont la boule
crucifère, proliférant au sein du feuillage révélateur, ramenée à son schéma
linéaire, donne le symbole graphique propre aux anciens traités. C’est alors
l’indication de la Terre, qu’il s’agisse, nous l’avons dit, du Chaos
primordial de la Création alchimique ou du globe macrocosmique qui
fait partie des sept planètes du Ciel des astrologues.
Retourné
sur sa croix, le signe de la Terre devient celui de Vénus, de cette Aphrodite que les Adeptes désignent, plus précisément,
comme étant leur sujet minéral de réalisation. Dans ce même et tellement
étrange Typus Mundi, la cinquième image nous montre l’Amour faisant
tourner, à l’aide d’une lanière de peau d’anguille, sur la branche verticale de
sa croix servant de pivot, la boule du Monde, que menace, d’autre part, la
Discorde, avec sa chevelure et son fouet constitués de serpents se tordant
irrités et prêts à mordre de toute manière :
TRANSIT ΕΡΩΣ ΙΝ ΕΡΙΣ
On
aurait tort de s’étonner que nous fassions un tel cas du très rare petit volume
que Fulcanelli tenait lui-même en si grande estime et qui nous est ici
l’occasion d’attirer, tout spécialement, l’attention du chercheur sur le
lumineux chapitre, relatif à Louis d’Estissac et déjà évoqué, c’est-à-dire,
plus exactement, sur le passage qui s’y attache à dissiper toute confusion,
quasi inévitable, avec le régule de la spagyrie. Egalement, sera-t-il bon de
rapprocher ces indications de ce que le Maître observe encore à l’égard du même
globe, « reflet et miroir du microcosme », dans son étude du délicieux manoir
de la Salamandre à Lisieux, lequel, par malheur, fut détruit en 1944.
*
Disons-le tout net : La matière des travaux alchimiques
s’offre, s’impose même, avec tant d’évidence, qu’il n’est pas d’auteur, fit-il
le plus sincère, qui ne s’en soit montré « envieux », qui n’en ait tu, voilé ou
faussé le choix, jusqu’à écrire le nom vulgaire de ce sujet, très réellement
prédestiné, pour déclarer enfin qu’il n’est pas celui-là.
L’alchimiste
doit s’unir à cette Vierge, corps et âme, dans le mariage parfait et
indissoluble, afin de reprendre avec elle l’androgynat primordial et l’état d’innocence
:
«
Or, l’un et l’autre étaient nus, évidemment Adam et son épouse : et ils n’en
rougissaient pas ; Erat autem uterque nudus, Adam scilicet & uxor jus :
& non erubescebant. »
L’artiste reçoit beaucoup, sinon tout, de cette union
radicale, de cette intime harmonie, spirituelle et physique, avec la matière,
canoniquement réservée, qui l’inspire en des échanges fluidiques guidant sa
quête, lorsque, tel le chevalier des romans médiévaux, il s’applique au service
de sa Dame et s’expose, pour elle, aux plus grands dangers. Passion supérieure,
à la fois magique et naturelle, sur laquelle il n’est point sans intérêt que le
néophyte entende discourir le comte de Gabalis, tout en faisant, bien sûr, sa
part exacte à l’hyperbole, pour laisser à la compagne de chair le lot
considérable qui lui revient et que proclament les images du Mutus Liber
«
Oui, mon fils, admirez jusqu’où va la félicité Philosophique ! pour des
femmes dont les foibles apas se passent en peu de jours, & sont suivis des
rides horribles ; les Sages possedent des beautez qui ne vieillissent jamais,
& qu’ils ont la gloire de rendre immortelles. Jugez de l’amour & de la
reconnoissance de ces maîtresses invisibles : & de quelle ardeur elles
cherchent à plaire au Philosophe charitable qui s’applique à les immortaliser.
»...Renoncez
aux inutiles & fades plaisirs, qu’on peut trouver avec les femmes ; la plus
belle d’entre elles est horrible auprès de la moindre Sylphide : aucun dégoût
ne suit jamais nos sages embrassements. Misérables ignorans, que vous êtes à
plaindre de ne pouvoir pas goûter les voluptez Philosophiques. »
S’éloignant
du domaine cabalistique, où il a présenté la femme Salamandre comme la plus
belle, puisque constituée du feu universel, «principe de tous les mouvements de
la Nature », dont elle habite la sphère élevée, l’abbé Montfaucon de Villars
expose bientôt la manière de subjuguer cette créature élémentaire, par le
truchement du matras philosophique, soit qu’on
regarde, de l’extérieur, l’évidente convexité de sa panse, ou qu’on envisage, à
l’intérieur, le mystère de sa concave rotondité :
«
Il faut purifier & exalter l’élément du feu, qui est en nous, &
relever le ton de cette corde relâchée. Il n’y a qu’à concentrer le feu du
monde par des miroirs concaves, dans un globe de verre ; & c’est ici
l’artifice que tous les Anciens ont caché religieusement, & que le divin
Théophraste a découvert. Il se forme dans ce globe une poudre solaire, laquelle
s’étant purifiée d’elle-même, du mélange des autres Elémens ; & étant preparée
selon l’art, devient en fort peu de tems souverainement propre à exalter le feu
qui est en nous ; & à nous faire devenir, par manière de dire, de nature
ignée. »
Nous
ne manquerons pas, en ce lieu, d’établir le parallèle qui s’impose entre ce
passage des Entretiens sur les Sciences Secrètes
du Comte de Gabalis avec
celui de L’Autre Monde : Les Etats de la Lune, où de Cyrano Bergerac
fait parler son Démon protecteur apportant deux boules de feu, dont
l’assistance s’étonne qu’elles ne lui brûlent pas les doigts :
«
Ces flambeaux incombustibles, dit-il, nous serviront mieux que vos pelottons
de vers. Ce sont des rayons du Soleil que j’ay purgez de leur chaleur,
autrement les qualités corrosives de son feu auroient blessé votre vue en l’esblouissant,
j’en ay fixé la lumière, et l’ai renfermée dedans ces boulles transparentes que
je tiens. Cela ne vous doibt pas fournir un grand subjet d’admiration, car il
ne m’est non plus docile, à moy qui suis
né dans le Soleil, de condenser les rayons qui sont la poussière de ce
Monde-là, qu’à vous d’amasser de la poussière ou des Atomes qui sont la terre
pulvérisée de celuy-cy. »
Quelle
frappante similitude de destin entre ces deux auteurs qui moururent
prématurément et de façon tragique, l’un, à 35 ans, d’une terrible blessure à
la tête, par une poutre lancée d’une fenêtre, l’autre, à 38 ans, assassiné sur
la route de Lyon !
L’Adepte,
c’est-à-dire, comme nous l’avons exposé plus haut, l’homme qui possède la
Pierre Philosophale, peut seul prévoir tout ce qui est capable de menacer son
existence : les maladies, les accidents et, surtout, la violence criminelle. Le
Philosophe qui n’a pas réussi, si près du but qu’il se trouve, quelque science
qu’il ait acquise du Grand OEuvre, avec, parfois, l’une ou plusieurs des
précieuses médecines intermédiaires, ne saurait pourtant atteindre, de manière
absolue et souveraine, à la faculté de pénétrer l’avenir, non plus, d’ailleurs,
qu’à celle de lire dans le passé.
*
N’est-ce
pas l’un des plus beaux titres de gloire de notre maître Fulcanelli, qu’il ait
dégagé, le premier, la véritable personnalité de Cyrano Bergerac, en le
présentant, non sans arguments concrets, probants et décisifs, comme un
philosophe hermétique d’exceptionnelle valeur, qu’il n’hésite pas à qualifier
le plus grand des temps modernes. C’est bien ce qui ressort, dans Les Demeures philosophales, de trois endroits
importants du Grimoire de Dampierre-sur-Boutonne, en particulier de la
glose de Fulcanelli sur le duel acharné de la Remore et de la Salamandre,
décrit par de Cyrano qui y assiste en compagnie d’un vieillard.
Combat ésotérique justifiant, dans
sa réalité physique, la couronne fructifère qui orne l’un des caissons de la
galerie haute, en berceau surbaissé, et qu’encadre la devise
NEMO ACCIPIT QUI NON LEGITIME CERTAVERIT.
Personne ne la reçoit qui n’ait combattu selon les
règles.
Si
ce n’était tout cela, joint au passage sur le Phénix, dans la même Histoire des Oiseaux, il y aurait aussi, entre cent
autres choses, révélant clairement la pure essence alchimique de L’Autre
Monde, la machine qui enlève notre héros jusqu’à l’Empire du Soleil. La
pièce principale et motrice en est un vaisseau de cristal, affectant la
forme polyédrique du Cadran solaire, au palais Holyrood d’Édimbourg ; l’étrange
édifice écossais qui fait l’objet du dernier chapitre des Demeures
philosophales
«
Le vase était construit exprès à plusieurs angles, et en forme d’icosaèdre,
afin que chaque facette étant convexe et concave, ma boule produisît l’effet
d’un miroir ardent. »
Rien
ne s’accorde mieux, ensuite, avec le texte de Fulcanelli démontrant que
l’icosaèdre symbolique est ce cristal inconnu, dénommé Vitriol des Philosophes, qu’il est l’esprit ou
le feu incarné dont on a vu précédemment qu’il ne brûle pas les mains.
On en jugera par ce que répète Bergerac qui reconnaît, dans cet élément
céleste, une poussière quasi spirituelle :
«
..., on ne s’étonnera point que j’approchasse du Soleil sans entre brûlé,
puis que ce qui brûle n’est pas le feu, mais la matière où il est attaché, et
que le feu du Soleil ne peut être mêlé d’aucune matière.»
Combien
Savinien de Cyrano, ainsi livré en pleine lumière, apparaît différent du
personnage inconsistant et fantasque, que la littérature a inscrit, dans
l’imagination du plus grand nombre, sur le modèle d’une réputation fausse,
uniquement issue des outrances de la jeunesse, à la fois ardente et passagère.
Dès
lors, Fulcanelli voulut que ces deux aspects du même homme devinssent nettement
distincts, et, dans ce but, suivant qu’on le constatera, choisit pour l’auteur
savant de L’Autre Monde, seul vraiment
digne de la gloire et de la renommée, la disposition patronymique qui se montre
propre à concilier l’exigence officielle du registre de baptême avec la
fantaisie nobiliaire du gentilhomme parisien, plus riche de science que de
biens fonciers. Idée excellente que nous avons suivie et qui, parmi les
variantes utilisées par l’intéressé lui-même, décida donc pour la forme de Cyrano
Bergerac ; la particule au centre rappelant trop le bretteur verbeux, doublé
du galant platonique et popularisé par la tragi-comédie d’Edmond Rostand.
Qu’importe,
au demeurant, la versatilité du Philosophe à l’endroit de l’enseigne temporaire
de son individualité sociale, pour laquelle Fulcanelli manifesta, à son tour,
une totale indifférence, d’autant plus valable que son accession à l’Adeptat ne
fit que l’augmenter. Oui, quelle importance ? Concluons donc avec Japhet de
l’infortuné Scarron qui ne tint pas trop rancune, à Savinien, d’un portrait
pourtant impitoyable et sans charité :
« ... Dom Zapata Pascal !
Ou
Pascal Zapata : car il n’importe guère
Que
Pascal soit devant ou Pascal soit derrière. »
*
Le
lecteur devra remarquer que Les
Demeures philosophales s’ouvrent avec la Salamandre en frontispice et
qu’elles se ferment sur le Sundial d’Édimbourg en manière d’épilogue.
Ces deux emblèmes expriment la même substance dont l’étude approfondie,
dispersée dans tout le volume, est l’expression méticuleuse de la peine énorme
qu’elle infligea à notre Maître pour son invention, des efforts inouïs
qu’elle exigea de lui pour sa parfaite préparation.
Nous
n’aurons pas la prétention de compléter l’enseignement que Fulcanelli a
dispensé abondamment au cours de ses pages, sans en rien excepter, selon que le
lui permettaient ses connaissances de praticien hors ligne et, quant au danger
de divulgation, son habileté de rhétoricien hermétique rompu au commerce des
anciens auteurs. Toutefois, le privilège dont nous avons joui, de nous trouver
aussi longtemps auprès du Maître, en témoin émerveillé de ses inlassables
manipulations à la gueule du fourneau, nous autorise à rapporter quelques
souvenirs que les amateurs, sans doute, sauront
goûter comme il convient.
Nous
ne pensons pas davantage commettre une imprudence, en publiant que Fulcanelli
nous confia être resté plus de vingt-cinq ans à rechercher cet Or des Sages qu’il avait sans cesse auprès de lui,
sous la main et devant les yeux. Cet aveu, baigné de franchise, d’humilité où
perçait presque du repentir, nous laissa, sur le moment, tout confondu. Au
vrai, son exemple ne constituait pas une exception. Naxagoras, de qui nous
lisions, aux côtés du Maître, l’Alchimie dévoilée, dans une très fidèle
traduction française manuscrite du XVIIIe siècle, après avoir quêté, pendant
trente années, ce corps mystérieux, - qu’il tenait de ses mains chaque jour, -
s’exclame, soudainement transporté :
«
O Grand Dieu ! dans quel aveuglement nous tenez-vous, jusqu’à ce que vous
sachiez, par votre miséricorde infinie, que cet OEuvre ne nous perdra pas ! »
Le
Maître commentait alors, sa grave et noble figure noyée dans les longs cheveux gris
et penchée sur notre épaule
-
« Ainsi, l’or philosophique, tout rempli d’impuretés, environné d’épaisses
ténèbres, couvert de tristesse et de deuil, doit-il être considéré néanmoins
comme la véritable et unique première
matière de l’OEuvre, de même qu’en est la véritable et unique matière
première, le mercure, d’où cet or invisible, misérable et méconnu a pris
naissance. Cette distinction, qu’on n’a pas coutume de faire, précisait-il, est
d’une importance capitale ; elle facilite grandement la compréhension des
textes et permet la résolution des premières difficultés. »
L’entretien
se poursuivait, auquel étaient souvent conviés en témoignage, sous la douce
lumière d’une grosse lampe à pétrole, les auteurs réunis en foule dans la
bibliothèque voisine :
-
« Le résultat de la coagulation de l’eau, dès le début, se présente sous une
forme telle, qu’on est souvent porté à le rejeter sans seulement se donner la
peine du plus modeste examen. »
Dans
notre explication de la scène macabre, illustrant la quatrième clef de Basile Valentin (Éditions de
Minuit), nous avons parlé de cette matière, symboliquement désignée par le
fumier, que les chimistes connaissent bien, lors même qu’ils la considèrent
comme un négligeable résidu et qu’ils n’en fassent aucun cas. Parce qu’il est
difficile d’en rien extraire qui se montre de quelque valeur, à moins que ce ne
soit à l’aide de notre technique, ces fèces ne sont pas même entrées dans la
classe des sous-produits utilisables. Pourtant, c’est bien cette substance, en
apparence immonde, que les Philosophes dénomment bave du dragon et dont
ils affirment qu’elle est à la fois très vile et très précieuse. De couleur
noire, d’odeur cadavérique, elle s’élève du fond de la mer hermétique et
s’étend à la surface, comme la sanie sort d’une plaie, sous l’aspect d’une
écume infecte, bulleuse et putride, que s’appliquent à recueillir joyeusement
le couple du Mutus Liber. L’alchimiste et sa femme récoltent, à la
cuiller, ce brouet gras et poivré qui recouvre leur solution et que
Fulcanelli rappelle au chapitre de L’Homme des Bois dans ses Demeures
philosophales. De cette manière enfin, les deux personnages de
l’iconographie d’Altus mettent en pratique le conseil Magistri Arnoldi
Villanovani in jus Philosophorum Rosario (1) :
«
Cependant rassemble à part le noir surnageant, puisqu’il est l’huile et le vrai
signe de la dissolution ; parce que ce qui est dissous parvient au plus haut,
d’où l’on sépare des choses inférieures ce qui s’élève et qui cherche à
atteindre d’autres lieux, comme un corps d’or. D’autre part, garde celui-ci
avec précaution, qu’il ne s’envole pas enfumée. » (Lugduni, 1586, p. 17.)
-
Tel est bien notre fumier, eût approuvé le Maître, notre fumier que les
Philosophes désignèrent par les expressions de soufre noir, soufre de nature, prison de l’or, tombeau du
Roi, ou par les noms de laton, laiton, corbeau, Saturne, Vénus, cuivre,
airain, etc., et auquel ils attribuèrent les vertus les plus grandes et les
plus rares. Ils l’estimèrent, à bon droit, comme un très réel présent du
Créateur, et ils nous affirment que, sans une inspiration du Ciel, on ne
saurait jamais reconnaître, dans ce magma déshérité, répulsif d’aspect, le Don
de Dieu qui transforme le simple alchimiste en Sage et le Philosophe en
Adepte éprouvé.
-
Voyez Eyrenée Philalèthe qui l’assimile à l’or et lui en donne le nom,
voyez-le au chapitre XVIII, paragraphe III, de son Introitus », concluait Fulcanelli, tirant l’indication de sa
prodigieuse mémoire, dans toute la bienveillance de son bon sourire, la main
levée en un geste habituel, où brillait, ce soir-là, l’anneau baphométique,
ciselé en or de transmutation et venu jusqu’à lui des Templiers de la
Commanderie d’Hennebont en Bretagne.
Nous
lisons, effectivement, dans le latin qui est dû à Nicolas Lenglet Dufresnoy et
qu’une note de Jean-Michel Faustius nous confirme être celui du Manuscrit plus parfait sur lequel L’Entrée ouverte fut
traduite et imprimée à Londres, en 1669 ; Introitus Apertus ex Manuscripto
perfectiori traductus & impressus Londini :
«
Mais notre or ne peut être acheté à prix d’argent, voudrais-tu offrir, en
échange, une couronne ou un royaume ; en vérité, c’est un Don de Dieu. En
effet, nous ne devons pas avoir dans les mains notre Or parfait, - du moins de
manière vulgaire, - parce qu’il est besoin de notre art, afin qu’il soit
notre Or. (2)
Ce
n’est pas sans logique, soulignait Fulcanelli, que les Sages ont donné, à notre
précieux corps, les noms des planètes Saturne
et Vénus :
« Heureux, s’écrie Philalèthe, celui qui
peut saluer cette planète à marche lente (tardambulonem). Prie Dieu, frère,
afin que tu sois digne de cette bénédiction, parce qu’elle ne dépend pas de
celui qui la recherche et, à plus forte raison, de celui qui la désire, mais
uniquement du Père des Lumières. »
Quant
à Vénus, les auteurs ne la font entrer dans l’opération que pour indiquer,
analogiquement, comment le soufre noir vient au jour. Le lecteur verra, avec
Fulcanelli, que cet agent philosophique prend naissance de la mer hermétique et apparaît, au plus fort de l’agitation
des eaux, sous la forme d’une écume qui s’élève, surnage, s’épaissit et flotte
à la surface. Il comprendra alors combien l’erreur serait grave qu’il adoptât
le plomb pour la matière mercurielle, et le cuivre pour le dispensateur du
soufre.
Mais
quel peut être le promoteur minéral, isolé ou double, de la putréfaction du
mercure, génératrice de ce soufre noir, fluide, visqueux, aux reflets
métalliques irisés comme le plumage du corbeau, de telle manière qu’il reçut le
nom du volatile noir que les Latins nommaient Phoebeius ales, l’oiseau d’Apollon, éveillant l’idée du soleil obscur,
de l’or volatil ? Oui, quel est ce catalyseur chimique qui fit si
fréquemment l’objet de nos entretiens avec le Maître ?
Nous
pensons qu’il soit maintenant opportun que nous revoyions, en les raisonnant, à
l’intention de nos frères arrêtés dans l’impasse, les considérations attachées
au même problème, lesquelles furent réparties par Fulcanelli, tout au long de
son deuxième ouvrage.
Parmi
les sels qui se montrent idoines à entrer dans la composition du feu secret et
philosophique, le salpêtre semblerait devoir tenir une place importante. Du
moins l’étymologie le ferait-elle présumer. En effet, le grec νιτρον - nitron - qui désigne l’azotate de potasse et
vulgairement le nitre, tire son origine de νιπτοω - niptô - ou νιζω
- nizô - laver ; or, on sait que les Philosophes recommandent de laver avec
le feu. Toutes leurs purifications, toutes leurs sublimations sont faites à
l’aide de lavages ignés, de laveures, selon que l’écrit Nicolas Flamel.
D’autre part, le salpêtre, lorsqu’il agit au contact des matières en fusion, en
«fusant», se transforme partiellement en carbonate de potassium ; il «
s’alcalise ». Le carbonate était jadis appelé sel de tartre, et le tartre se
dit, en grec, τρυξ - trux - avec la signification de lie de vin,
scorie, sédiment. Ce substantif a pour racine le verbe τρυγω - trugô
- dessécher, sécher, qui exprime l’action même du feu, et l’on pourrait,
au surplus, le comparer, de manière fort suggestive, au français familier truc, ayant le sens de procédé
caché, de moyen adroit ou subtil. Le truc de l’OEuvre résiderait
ainsi dans l’application du sel de
tartre provenant de l’attaque du nitre, considéré comme la substance, ou comme
l’un des composants du feu secret que les alchimistes réservèrent si rigoureusement dans leurs traités.
D’après
l’abbé Espagnolle (L’Origine du Français), le mot truc viendrait de τρυχω - trukhô - frapper et tour de
passe-passe. Mais τρυχω signifie surtout user par le frottement,
épuiser, fatiguer, harceler, tourmenter. On peut donc dégager de ces deux
vocables, toutes les idées qui décident le choix du feu secret, qui en déterminent
le mode d’utilisation et d’activité sur la matière philosophale. C’est en
tourmentant celle-ci que le feu la dessèche, la calcine et la scorifie.
Au
demeurant, formulons encore quelques réflexions sur le sel auquel la fusion
donne la consistance vitreuse, particulièrement propre à s’imprégner de la
couleur et à la retenir, fût-elle la plus précieuse et la plus fugitive. La
couleur étant la manifestation spécifiquement visible du soufre secret, l’artiste connaît par elle l’origine de
ses teintures. Parmi celles-ci, l’esprit universel tient une place
importante, à la base même de la gamme polychrome du Grand OEuvre. Ce spiritus
mundi, dissous dans le cristal des Philosophes, produit cette même
émeraude qui se détacha du front de Lucifer, au moment de sa chute, et dans
laquelle le Graal fut taillé. C’est la gemme hermétique qui orne l’anneau de
Peau d’Ane, comme celui du pape alchimiste Jean XXII dans son tombeau, et qu’on
retrouve aux voussures peintes de la chapelle du couvent de Cimiez, occupant le
chaton d’une bague et vantée par l’appréciation juxtaposée en langue italienne
:
NE LA TERRA NE IL CIELO
VIST HA PIU BELLA.
Ni la terre ni le ciel n’en ont vu
de plus belle.
*
Avec
l’adjuvant salin, nous avons abordé cet autre grand problème qui est celui de
la sublimation et que Sethon (le Cosmopolite) examina très amplement, jusqu’à
en modeler la résolution chimique sur la grande cohobation des derniers temps.
On trouvera, dans le passage que nous empruntons à l’Adepte écossais (De Sulphure, p. 15 et 16), la confirmation de
la théorie de Fulcanelli, à l’endroit des deux catastrophes suscitées pour
punir et purifier la Terre, mais non pas pour la détruire et exterminer ses
habitants
«
Ainsi donc le Créateur de toutes les choses est le distillateur et dans sa main
est ce distillatoire à l’exemple duquel toutes les distillations ont été
découvertes par les Philosophes. Ce que, sans doute, a inspiré aux hommes, Dieu
lui-même, très haut et miséricordieux, qui pourra, quand ce sera sa sainte
volonté, ou éteindre le feu central ou briser le vase. Et ce sera la fin de
toutes choses. Mais comme la bonté de Dieu tend au mieux, Il exaltera quelque
jour sa très sainte Majesté, élèvera ce feu, le plus pur de tous, qui, dans le
firmament, est plus haut que les eaux des cieux, et donnera un degré plus fort
au feu central, afin que toutes les eaux soient volatilisées en air, et la
terre sera calcinée ; à tel point que le feu, après avoir consumé tout l’impur,
rendra à la terre purifiée, les eaux subtiliées qu’il aura circulées dans
l’air. Et de cette manière (si, du reste, il est permis de philosopher) Dieu
fera un monde beaucoup plus noble. »
Rappelons-nous
les paroles de saint Jean-Baptiste, désignant nettement les deux vastes
purifications dont quelques brouillons, restés au dossier vide de l’important
travail retranché, montrent désormais, à la fin des Demeures philosophales, comment elles purent, dans
leur éventualité redoutable, fixer d’abord l’attention du Philosophe et décider
enfin le mutisme de l’Adepte :
«
Moi, je vous baptise dans l’eau, pour la pénitence, mais celui qui doit
venir après moi est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de porter
ses sandales. Lui, il vous baptisera dans l’Esprit-Saint et dans le feu. »
(S. Matth., III, II.)
N’est-ce
point là, brièvement exprimée, la base même de la théorie du Chiliasme, dont
les Templiers laissèrent, entre autres graffiti, sur la paroi de leur cachot,
au donjon de Chinon, le schème mystérieux, reproduit dans nos Deux Logis Alchimiques. Les Philosophes hermétiques
furent dépositaires de cette connaissance, parmi lesquels, non un des moindres,
à savoir Jean Lallemant, auteur des bas-reliefs de son charmant hôtel berruyer (3).
Dans l’oratoire de ce bijou architectural de la Renaissance à ses débuts, on
remarque, sur l’un des compartiments du plafond, une sphère armillaire qui
semble posée au sein des longues flammes s’élevant d’un foyer unique et
gigantesque. Cette figure est coiffée d’une large banderole, élégamment
déroulée, qui, bien que sans devise, signale tout spécialement le sens caché à
cet endroit, en vertu de ce que Fulcanelli développe, très doctement, à propos
du vocable phylactère, avant d’entreprendre l’étude minutieuse de
l’iconographie sculptée de Dampierre-sur-Boutonne.
Le
feu qui enveloppe ainsi la sphère de Ptolémée, dans sa moitié inférieure, nous
apparaît à la fois céleste et magnétique, puisque, dépourvu de combustible
apparent, il émane d’un point invisible de l’Univers extérieur.
De
chaque côté sont deux bambins, ailés et dodus, porteurs du même fluide
justicier que celui de droite, s’apparentant à l’un des anges de l’Apocalypse,
souffle et avive, au son de sa trompette. Petits Eros, incarnant aussi le
principe vital et créateur, de qui l’arc infaillible, privé de sa corde décrochée
et croisé en X avec un phylactère, proclame, sur le caisson voisin, que leur
fonction souveraine sera pour un temps suspendue.
Semblablement,
le Dieu biblique brise l’arc du peuple d’Israël qu’il veut châtier (conteram
arcum Israël).
Par
les notes du Maître nous restant, - en dehors des papiers qui appartenaient au
domaine purement alchimique et qui furent utilisés sans exception, selon que
nous l’écrivîmes il y a plus de vingt ans, - par ces notes, nous savons que
l’hémisphère boréal subira l’embrasement, tandis que l’autre sera soumis à
l’inondation. Conséquemment, pourrions-nous ne pas comprendre que Jean
Lallemant nous montrât le pôle austral du Monde exposé au brasier universel, si
nous ignorions qu’il voulût traduire en image la portée cabalistique du vocable
topique en ce lieu. Celui-ci ne s’applique point au double cataclysme lui-même,
comme on pourrait le croire, mais à la cause qui le provoque et que constitue
la terrible convulsion géologique. En effet, le bouleversement c’est le versement de la boule,
exactement le retournement des deux extrémités de l’axe ou la culbute des
pôles, dont l’un prend brusquement la place de l’autre.
Dans
les deux caissons qui suivent, l’Adepte exprima, aux points de vue alchimique
et cyclique, l’association des deux éléments antagonistes pour une action
simultanée : C’est encore un angelot, non moins replet que les précédents, qui
maintient, au centre d’un foyer irradiant en soleil, une coquille Saint
Jacques, réceptacle consacré de l’eau alchimique ; puis, un aspersoir, accroché
sous une banderole, qui laisse tomber d’énormes gouttes sur les flammes
identiques, toujours produites sans corps de combustion.
Quant
à ce feu que l’Adepte de Bourges fit représenter, en parfait Initié connaissant
à merveille la destinée du Monde, il est exprimé de façon beaucoup plus
réaliste, à l’égard de son essence surnaturelle, par la récente affiche de
l’Electricité de France. Il nous a paru expédient de faire cette remarque, lors
même qu’elle puisse sembler, ici, fantaisiste, frivole et hors de propos. Ce
singulier appel à l’épargne, répandu à foison sur les murs, non moins éloigné
de son rôle apparent que problématique dans sa portée de réclame, surprend tout
de suite par sa sobre puissance d’évocation philosophique. Depuis le bord
supérieur de l’image en couleurs, tout le fluide fulgurant et bleu, jailli des
profondeurs cosmiques, illumine les ombres cimmériennes des espaces
intersidéraux, descend et frappe la partie septentrionale de la Terre dont le
globe est au bas de la composition.
Tableau
impressionnant qui, bien que dépourvu de l’élément liquide noyant l’hémisphère
sud, se montre plus suggestif encore que le symbolisme du monument obéliscal de
Dammartin-sous-Tigeaux, reproduit par le dessin de Julien Champagne et constituant
l’un des plus forts arguments de Fulcanelli, empruntés aux arts plastiques à
l’appui de sa thèse. Sur ce sujet, que se partagent l’angoisse et l’espérance
des hommes, nous avions promis d’écrire quelques lignes. Nous les ponctuons,
maintenant, de la sentence que nous relevons au-dessous de la seconde image du Typus Mundi cité au début
de cette préface, et qui désigne le fruit défendu de l’Arbre de la Science,
comme étant le seul responsable des plus grandes souffrances humaines,
lorsqu’il est cueilli en dehors des lois éternelles de la Philosophie. C’est une scène de désolation où les deux
fléaux universels s’abattent ensemble sur la Terre et en ravagent séparément
les deux moitiés : « Ainsi la pomme unique a crû pour le malheur général. »
SIC MALUM CREVIT UNICUM IN OMNE MALUM.
Eugène
CANSELIET.
Savignies,
février 1958.
PRÉFACE À LA TROISIÈME EDITION (1965)
Or, toutes ces choses leur arrivaient en figure ; mais
elles furent écrites pour notre instruction, à nous Pour qui est venue la fin
des siècles. (Première Epître de saint Paul aux
Corinthiens, chap. X, V. II.)
Haec
auteur omnia in figura contingebant illis scripta sunt auteur ad correptionem
nostram, in quos fines sxculorum devenerunt. (Sancti Pauli Corinthiis
Epistola Prima, chap. X, V. II.)
Fulcanelli
entendit toujours, sous l’expression « demeure philosophale », tout
support symbolique de l’hermétique Vérité, quelles qu’en pussent être la nature
et l’importance. A savoir, par exemple, le minuscule bibelot conservé sous
vitrine, la pièce d’iconographie, en simple feuille ou en tableau, le monument
d’architecture, qu’il soit détail, vestige, logis, château ou bien église, dans
leur intégrité.
Afin
qu’elles restassent en harmonie avec Le
Mystère des Cathédrales, Les Demeures philosophales réclamaient, à leur
tour, que les dessins de Julien Champagne fussent échangés contre la
photographie des modèles initiaux. Parmi ceux-ci, hélas ! plusieurs se
trouvèrent plus ou moins meurtris ; d’autres - ce qui est pis, infiniment -
disparurent en totalité, souvent sous des bombes amies dont la nécessité était
quelque peu contestable. De cette navrante misère, Lisieux s’offre en
illustration réellement topique, qui fut anéanti dans sa partie ancienne, y
compris le manoir combien inestimable. Pendant ce temps, jouissait d’une
sereine immunité, la basilique commerciale, qui est surtout remarquable par sa
coupole, en harmonie parfaite avec l’habituelle atmosphère des Grands Magasins
de Paris.
Pour
nous qui travaillons par voie sèche au fourneau, la demeure philosophale, à la fois la plus humble et la
plus opulente, est la caverne de Bethléem, où la Vierge Marie mit au monde
l’Enfant divin. Le gîte souterrain se trouvait si profond, que la lumière
n’y fut jamais mais toujours les ténèbres, parce qu’il ne recevait pas, à
l’intérieur, la clarté du jour - lux non fuit unquam sed semper tenebra,
quia lumen diei penitus non habebat. (4).
C’est là que, selon la séquence de
la messe du jour, chez les Dominicains, La couche de l’Intacte
A produit le Roi des rois.
Chose admirable !
|
Regem regum
Intactes profudit torus.
Res miranda.
|
Le rituel y insiste avec résolution, qui a gardé, pour la liturgie
de Noël, l’hymne si belle de saint Ambroise. Elle est chantée matines et l’on
en goûtera sans doute l’hermétisme rare, en claire transparence, sous l’écorce
d’un réalisme plein de vigueur :
Viens rédempteur des
nations, Montre l’accouchement de la Vierge, Que tout le siècle l’admire. Un
tel enfantement sied à Dieu.
Non pas de la semence
d’un homme, Mais d’un souffle mystérieux Le Verbe de Dieu s’est fait chair,
Et fruit des entrailles a fleuri.
Le ventre de la Vierge
se gonfle. Les murailles de la pudeur persistent. Les étendards des vertus
s’agitent, Dieu réside dans le temple.
|
Veni redemptor
gentium, Ostende partum Virginis Miretur omne sa culum Talis decet partes
Deum.
Non ex virili semine,
Sed mystico spiramine Verbum Dei factum caro, Fructusque ventris floruit.
Alvus tumescit
Virginis Claustra pudoris permanent, Vexilla virtutum micant, Versatur in
templo Deus.
|
Du même point de vue que nous avons donné plus haut, nous ne
doutons pas que le Maître eût classé, dans ses demeures philosophales, l’un des
chapiteaux magnifiques provenant de la basilique romane de Cluny, en
Saône-et-Loire, dont l’abbaye célèbre, y compris la bibliothèque constituée des
volumes manuscrits les plus inestimables, en grande partie pillée et dévastée
par les calvinistes en 1562, fut totalement détruite, l’an premier de la
République, par la soldatesque révolutionnaire. Sur cette sculpture, dont nous
devons l’excellent cliché à l’extrême obligeance de M. Geay, photographe au
musée de Cluny - ville d’art et d’histoire - nous reconnaissons l’annonciateur
du quatrième âge, bientôt révolu, pour le cycle qui se ferme. C’est un jeune
homme qui est vêtu d’une longue tunique et qui porte, sur l’épaule, un bâton
pourvu d’une cloche à ses extrémités. Une troisième, sans battant, est retenue,
par une sorte de courroie, à l’avant-bras gauche de notre clerc. Sans doute, de
sa dextre, tenait-il un marteau, à seule fin de sonner le glas le plus
terrible, dans l’office qui le soumet à de très rudes contorsions (pl. I).
Le glas cyclique annonçant
l’abomination de la désolation aux peuples, nombreux et grégaires, qui vivront
les lustres ultimes de l’âge de fer.
Mais, objectera-t-on, qu’y a-t-il là de surprenant, sinon, sans
plus, le tintinabulum
qui fut cher au moyen âge roman et qu’on retrouve, semblablement représenté,
sur deux chapiteaux non moins admirables ; l’un, à Vézelay, dans l’église de la
Madeleine, l’autre, à Autun, dans la cathédrale Saint-Lazare ? Il y a, en
effet, que le personnage, figuré en haut-relief, à l’intérieur d’une mandorle,
prend toute sa signification hermétique, de l’exergue latin qui est gravé en
creux sur le rebord plat de l’ellipse et qui rapporte, très nettement, la gesticulation du héraut
apocalyptique, à l’avenir fatal de la pluralité des hommes :
SUPLEDIT QVARTVS SIMVLANS
IN CARMINE PLANCTVS (5).
Il frappe, reproduisant, en obéissance à la prophétie, le
quatrième coup.
Ainsi,
les Bénédictins de Cluny annonçaient-ils déjà la fin de cet âge de fer, eux qui
n’étaient encore séparés, que par quelques siècles, des calamités entraînées
par l’extinction brutale de la race d’airain :
...
La dernière est de fer dur.
Aussitôt
tout forfait se précipita dans l’âge du pire métal :
Le
devoir, la vérité et la confiance fuyèrent ;
A
leur place s’installèrent et les mensonges et les ruses
Les
pièges, la violence et le criminel désir de posséder (6).
Dans
ces néfastes conditions, la justice cesse de régner au sein des sociétés
humaines, que Publius Ovidius Naso incarna dans la déesse, fille de Jupiter et
de Thémis, et descendue de l’Olympe sur la terre, au début de l’âge d’or :
La piété gît vaincue et la vierge Astrée, la plus grande
des cieux, Quitte les pays ruisselants de carnage (7).
Publius Vergilius Maro signala, lui aussi, le départ de
la déesse qui, jusque-là, s’était réfugiée parmi les jeunes gens des campagnes
:
... ; chez eux la justice,
Se retirant des contrées, fit ses
derniers pas (8).
*
De
la Justice, Jean Perréal, grâce au sculpteur Michel Colombe, nous laissa la
statue admirable et féminine, à l’occasion du tombeau sans pareil qu’il dessina
sur la demande de la reine Anne, soucieuse de donner aux restes de ses bien-aimés
parents, le duc François II de Bretagne et Marguerite de Foix, une demeure
dernière et somptueuse. Jeune et, malgré sa taille gigantesque, fort avenante,
notre Thémis ne présente rien d’autre, au prime abord, que les deux attributs
classiques, qui lui sont habituels, c’est-à-dire le glaive et la balance. Cet
instrument, ici de dimensions réduites, a ses deux plateaux de niveau égal et
nous rappelle ce que déclare l’Adepte anonyme, si brillamment traduit par Bruno
de Lansac :
«...
& par la force de l’attraction nous pesons nos éléments dans une si
juste proportion qu’ils demeurent comme balance, sans qu’une partie puisse
surpasser l’autre ; car lorsqu’un élément égale l’autre en vertu, en sorte par
exemple que le fixe ne soit point surmonté par le volatil, ni le volatil par le
fixe, alors de cette harmonie naît un juste poids et un mélange parfait. »
(9)
Pondérabilité
singulière, pour laquelle la balance de Perréal est appliquée contre le livre,
ouvert à plat, par nous souvent examiné, à la suite du Maître dans le présent
ouvrage. On y verra, au chapitre des Gardes
du Corps de François II Duc de Bretagne, ce que dissimule d’enseignement
rare, l’allégorie, apparemment exotérique, des quatre vertus cardinales qui se
dressent aux angles du mausolée nantais.
Particularité
frappante, la justice se montre coiffée de la couronne ducale que ne possèdent
pas ses trois compagnes, pareillement majestueuses, de manière que nous nous
trouvons fondé à croire que son faciès de marbre, animé par Colombe, est bien
celui d’Anne de Bretagne, intelligente, instruite et belle. Il suffit, pour
s’en convaincre, d’examiner les deux petits croquis des visages de la bonne
Duchesse et de son deuxième mari Louis XII, que conserve la bibliothèque de la
Faculté de Médecine à Montpellier et qui furent exécutés à la plume par
Perréal, dit Jehan de Paris.
On
ne saurait être surpris, que cet artiste, à bon droit célèbre, eût imprimé un
tel sens alchimique, à sa merveilleuse composition funéraire ; lui qui,
dessinateur, peintre, miniaturiste, poète par surcroît, ne laissa pas de
signer, en acrostiche, sa Complainte de Nature à l’alchimiste errant.
Voici les dix-neuf premiers vers qui, dans le manuscrit, assurément original,
de la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, forment à la fois l’incipit et
l’introduction de l’excellent traité de haute poésie, et desquels les
majuscules initiales constituent, d’autre part, le prénom, le nom et le lieu
d’origine de l’auteur IEHAN PERREAL DE PARIS :
Il avint ung iour que nature
En
disputant a ung souffleur
Hardiment
luy dist creature
A quoy laisse tu fruict pour fleur
A quoy laisse tu fruict pour fleur
Nas
tu honte de ta folleur (10)
Pour
dieu laisse ta faulcete (11)
Et
regarde bien ton erreur
Raison
le veult et verite
Renge
toy a subtillite
Entens
bien mon livre et ty fie
Autrement
c’est la pauvrete
Laisse
tout. Prens philozophie
Daultre
part ie te certiffie
Et
me croiz qui suis esperit (12)
Personne
nest qui verifie
Autre
que moy lavoir escript
Rien
nest ne fut qui onc le veit (13)
Ie
lay fait pour toy qui le prens
Si
tu lentens bien tu apprens (14).
Jean
Perréal ne rejoint-il pas Nicolas Flamel et, de celui-ci, le livre fameux
d’Abraham le juif, lorsqu’il nous confie, quant au susdit livret de la Complainte de Nature, qu’il le découvrit dans un trou,
au-dessus duquel était peinte une tête de mort, qu’« il était fort vieil », et
que l’écrivit « ung esperit de terre et soubz terre ». Il le lut « mais a grant
peine à cause de la vielle lettre et ancienne mode descripre qui estoit en
latin », conséquemment à l’instar de Flamel qui déchiffra le sien, au prix de
longs efforts. Cinq siècles après l’Adepte de la grand’rue des Marivaux,
Fulcanelli élucida ici, dans son second ouvrage, à l’intention des amateurs
de science, le très étrange livre doré, fort vieux et beaucoup large, en
même temps que l’invraisemblable voyage qui y est relaté, pour le pèlerinage à
Saint Jacques-de-Compostelle.
On
est alors très loin de l’extravagant empirisme dont Jean Perréal eut l’évident
souci, qu’il fût nettement distingué de l’alchimie traditionnelle. La confusion
régnait déjà, à son époque, entre
l’oeuvre de nature (opus naturae) et le travail mécanique (opus
mechanice) ; le philosophe ou alchimiste et le souffleur ou spagyriste
utilisant un feu très différent, pour celui-ci, élémentaire et produit par les
combustibles ordinaires, pour celui-là, philosophique et issu de l’inépuisable
source céleste. C’est lui, ce feu de la mère Nature, qui est le principal
artisan du Grand OEuvre, et c’est lui que le Christ est venu mettre dans les
choses et dont Il veut obstinément qu’il s’allume dans l’athanor. Là où peut
être taillée la pierre de l’angle, que le Tout-Puissant garde à la
disposition des hommes de bonne volonté.
*
La Pierre, sur laquelle Jésus bâtit l’Église, est incluse
à la base de toute demeure philosophale ; hélas !
elle y devient parfois la cause de l’achoppement et du scandale.
«
Et ainsi, par ce traité, j’ai voulu t’indiquer et ouvrir la Pierre des
Anciens, nous venant du ciel, pour la santé et la consolation des hommes, dans
cette vallée de misères, comme le plus haut trésor terrestre accordé et, pour
moi, combien légitime. »
Voilà
ce que nous dit Basile Valentin, frère de l’Ordre de Saint- Benoît, dans ses Duodecim Claves Philosophix (15), que la
femme-alchimiste Sabine Stuart de Chevalier paraphrasa à la faveur de son Discours
Philosophique sur les Trois Principes (16), saisissant ainsi le prétexte de
manifester son admiration envers l’illustre cénobite, par une belle et curieuse
gravure que les lecteurs de Fulcanelli nous sauront gré de reproduire ici (pl.
II), en complément de celle que nous avons donnée dans Alchimie (17). Ils
y remarqueront, en bas et à gauche, posé sur le fourneau, un matras dont
sortent trois capitules et à l’intérieur duquel l’homme et la femme alchimiques
se tiennent nus l’un près de l’autre, tandis qu’un jeune enfant s’élève dans le
col.
II. DISCOURS PHILOSOPHIQUE par Sabine Stuart de
Chevalier. Estampe-frontispice.
Basile Valentin reçoit la couronne de l’Adeptat des
mains de la Nature, de la Vierge toute-puissante sans qui l’Eglise ne saurait
être. L’emblème de l’insigne royauté fait mourir le moine-alchimiste, au monde
ordinaire du plan misérable à trois dimensions ; la où le pleurent maintenant
tous ses frères en religion.
Le
flacon philosophal, semblablement habité, se voyait déjà parmi les figures en
couleurs du Don de Dieu de Georges Aurach, et
c’est pourquoi nous ne laisserons pas d’ajouter aussi, à ce premier tome,
l’aquarelle que nous fîmes, il y a bien longtemps, d’après la petite peinture
de l’artiste contemporain de Jacques Coeur (pl. III).
III. LE TRES PRECIEUX DON DE DIEU.
Manuscrit du XVe siècle – Deuxième figure.
Manuscrit du XVe siècle – Deuxième figure.
Par la solution, ou la simple liquéfaction, les
éléments s’unissent en leur nature primordiale.
La
séparation alchimique, mise en allégorie par l’Adepte alsacien, est
diamétralement contraire à la dissociation des éléments et, plus encore, à leur
désintégration qui annihilerait tout espoir qu’ils se réunissent désormais,
pour une vie nouvelle et plus glorieuse. Cette opération initiale du Grand
OEuvre, en parfait accord avec le premier chapitre de la Genèse, prélude à la création du philosophe, à partir
du chaos minéral et microcosmique, au sein duquel les éléments sont confondus.
A l’exemple de Dieu, au commencement du monde, l’alchimiste procède à la
séparation du ciel d’avec l’eau, plus exactement, du feu et de l’air d’avec la
terre et l’eau :
«
Et Dieu fit le firmament : Et il sépara les eaux qui étaient sous le firmament,
de celles qui étaient au-dessus du firmament. Et il fut fait ainsi. » (18)
Dans
l’introduction de notre Alchimie,
nous avons indiqué, poétiquement, quelle sorte d’ondes sont les eaux
supérieures, tant considérées des Anciens. A ce propos, Fulcanelli s’est
souvent arrêté sur cette source magnétique, sur la fontaine de magnésie,
particulièrement à la suite de Philalèthe envisageant, avec clarté, au chapitre
IV de son Entrée ouverte au Palais fermé du Roi, l’aimant des
philosophes, qui constitue, pour l’alchimiste, la base, simultanément
spirituelle et physique, de la réalisation au laboratoire :
«
Note, en outre, que notre Aimant possède un centre caché, abondant en sel,
lequel sel, dans la sphère de la lune, est le menstrue qui a le pouvoir de
calciner l’Or. » (19)
*
En
ce point capital de l’élaboration, il nous semble opportun de pousser un peu
plus avant que n’y consentit le Maître, et, partant, d’attirer l’attention de
certains, sur l’aide qu’ils peuvent attendre des réserves cosmiques.
Rien
que pour la détection du rayonnement ultra-violet, quels appareils, quelles
techniques, compliqués infiniment, en dehors des récepteurs chimiques, sous les
auspices de l’électricité ! Ainsi, dans les laboratoires de physico-chimie,
a-t-on pu reconnaître que, parmi les sources sidérales du rayon à la fois
invisible et chimique, se place le firmament nocturne qui, par temps clair et
serein, irradie puissamment au sein du fluide violet. Sans doute reste-t-il
possible d’imaginer, jusqu’où arrivent à changer, la nature et le comportement
du rayon qui frange le spectre à son extrémité obscure et froide, quand, parti
du soleil, il parvient sur la terre, après avoir subi les effets de la lune.
Oui, c’est alors que, nonobstant l’habileté qu’ils requièrent, les «tours de
mains» de l’alchimiste apparaissent de cette grande et surprenante simplicité,
propre toujours aux phénomènes de la Nature.
Il
est certain que les savants d’aujourd’hui sont en grave défaut, vis-à-vis de
l’universelle et naturelle magie. Il n’est pas vrai, d’ailleurs, qu’ils aient
jamais réalisé la transmutation métallique, de laquelle nous entendons
absolument, qu’elle soit en proportions largement pondérables et non point très
imperceptiblement infinitésimales. Pour lors, l’atomistique semble bien
illustrer l’immense chaîne de montagnes, qui, après de non moins illimitées
douleurs, accouche d’un ciron quasi microscopique.
*
Si
l’on devait rechercher les raisons de l’audience, complètement favorable et
sans cesse grandissante, que l’alchimie retrouve aujourd’hui, il faudrait
retenir, en plus de l’effet indéniable d’irrésistibles universaux, la plus
importante, sans doute, qui est la faillite d’un enseignement dénué de
spirituelles préoccupations et très proche d’abandonner, totalement, les Lettres
et les Humanités qu’il craint autant qu’il les méprise. Tout effort s’y trouve
banni, qui chercherait à convertir, en notion intellectuelle, l’intuition
féconde, la vision émotionnelle de l’Absolu sans limites d’espace et de durée.
Ainsi,
la moindre velléité d’une quelconque résolution est-elle découragée d’avance ;
la plus modeste tentative d’une approximation, inévitablement indéfinie,
est-elle aussitôt réprimée, qui épanouirait graduellement l’âme de l’homme au
sein de l’âme universelle. Là réside, alchimiquement, la prise de conscience
indispensable ; dans ce phénomène d’harmonie, qui naît du contact de deux
rythmes étrangers et grâce auquel l’âme humaine met le sien au diapason de
celui de l’Univers et se libère de l’étroite sphère de l’individu.
Comme
le proclamait déjà Fulcanelli, il y aura bientôt un demi-siècle, on
n’emprisonne pas, perpétuellement, l’esprit dans les liens d’un positivisme
illusoire et stérile. Qu’on sache bien, ajouterons-nous, que les jeux, les
charmes et les sortilèges de la décevante analyse ont maintenant vieilli. Les
transcendantes certitudes s’infiltrent de nouveau et s’installent fermement
dans les âmes qui nourrissent, contre la science, l’amer reproche, qu’elle ne
soit pas parvenue à satisfaire la croyance, ainsi qu’à justifier la foi.
Eugène CANSELIET
Savignies, janvier 1965.
NOTES
1. De Maître Arnaud de Villeneuve, dans son Rosaire des Philosophes.
2. ..., quia ut nostrum sit, nostrâ opus est
arte.
3. Cf Le
Mystère des Cathédrales. A Paris, chez Jean-Jacques Pauvert (1964), p. 182
et suivantes.
4. Liber de Ortu Beatx Marix et Infantia
Salvatoris - Livre de la Naissance de la
Bienheureuse Marie et de l’Enfance du Sauveur.
5. Supledit est pour supplodit. Il ne faut pas
oublier que nous sommes en présence d’une épigraphe de basse latinité. De même
pour l’accusatif, réclamé par simulare de voix active et transitive directe,
trouvons-nous, dans Quintus Curtius Rufus : conterritus simulans, feignant d’être effrayé ; ce qui
autorise, conséquemment, notre leçon.
6. ... De duro est ultima ferro.
Protinus irrupit venx pejoris in aevum
Omne nefas : fugere pudor verumque fidesque ;
In quorum subiere locum fraudesque dolique
Insidixque et vis et amor sceleratus habendi.
(Ovidii
Metamorphoses, libro primo. Quatuor Ætates - Les Métamorphoses d’Ovide, au premier livre. Les Quatre Ages.)
7. Victa jacet pietas, et virgo cade madentes,
Ultima cxlestum, terras Astrxa reliquit.
(Ibidem, in loco citato supra.)
8. extrema per illos
Justitia excedens terris vestigia fecit.
(Georgicorum,
liber secundus - deuxième livre des
Géorgiques.)
9. La
Lumière sortant par soi même des Ténèbres ou Véritable Théorie de la Pierre des
Philosophes écrite en vers Italiens, & amplifiée en Latin par un Auteur
Anonyme, en forme de Commentaire ; le tout traduit en Français par B. D. L.
A Paris, chez Laurent D’Houry, 1687, p. 284.
10. folie.
11. fausseté, faute.
12. esprit
13. jamais le vit.
14. Nous avons rigoureusement transcrit le texte
dont la belle écriture, en lettres de forme, ne comporte pas d’accentuation, ni
guère de ponctuation. Ainsi le lecteur devra-t-il percevoir, en particulier,
les accents aigus et les apostrophes, afin de mieux goûter la langue, déjà si
parfaite, que cultivaient, au même siècle médiéval, Alain Chartier, Charles
d’Orléans et François Villon.
15. Les Douze
Clefs de la Philosophie. Traduction, Introduction, Notes et Explication des
Images. Editions de Minuit, p. 732 A Paris, chez Quillau, 1781.
16. La couronne de l’adeptat vient de celle du
petit roi, du regulus, laquelle est à pointes et toujours accompagnée du
sceptre, ainsi que de la clef dévolue au vitriol philosophique.
17. Etudes
diverses de Symbolisme hermétique et de Pratique philosophale, chez
Jean-Jacques Pauvert (1964).
18. Et fecit Deus firmamentum : divisitque aquas
quoe erant sub firmamento, ab is quoe erant super firmamentum. Et factum est
ita.
19. Introitus apertus ad occlusum Regis Palatium.
De Magnete Sophorum - De l’Aimant des
Sages - II : Notifico porro, Magnetem nostrum habere centrum occultum, sale
abundans, qui sal est menstruum in sphoera lunae, qui novit calcinare Aurum.