FULCANELLI
LES DEMEURES PHILOSOPHALES
ET LE SYMBOLISME HERMÉTIQUE
DANS SES RAPPORTS AVEC L’ART SACRÉ
ET L’ÉSOTÉRISME DU GRAND-ŒUVRE
Planches originales de Julien Champagne
TOME PREMIER
TABLE DES MATIÈRES DU TOME PREMIER
I - HISTOIRE ET MONUMENT
II - MOYEN ÂGE ET RENAISSANCE
III - L’ALCHIMIE MÉDIÉVALE
IV - LE LABORATOIRE LÉGENDAIRE
V - CHIMIE ET PHILOSOPHIE
VI - LA CABALE HERMÉTIQUE
VII - ALCHIMIE ET SPAGYRIE
LA SALAMANDRE DE LISIEUX (I - II - III - IV - V - VI - VII)
LE MYTHE ALCHIMIQUE D’ADAM ET ÈVE
LOUIS D’ESTISSAC (I - II - III - IV - V - VI)
L’HOMME DES BOIS
HISTOIRE ET MONUMENT
I
I
Paradoxal dans ses manifestations, déconcertant dans ses
signes, le moyen âge propose à la sagacité de ses admirateurs la résolution
d’un singulier contresens. Comment concilier l’inconciliable ? Comment accorder
le témoignage des faits historiques avec celui des œuvres médiévales ?
Les chroniqueurs nous dépeignent cette malheureuse époque
sous les couleurs les plus sombres. Ce ne sont, durant plusieurs siècles,
qu’invasions, guerres, famines, épidémies. Et cependant les monuments, —
fidèles et sincères témoins de ces temps nébuleux, — ne portent aucune trace de
tels fléaux. Bien au contraire, ils paraissent avoir été bâtis dans
l’enthousiasme d’une puissante inspiration d’idéal et de foi, par un peuple
heureux de vivre, au sein d’une société florissante et fortement organisée.
Devons-nous douter de la véracité des récits historiques, de
l’authenticité des événements qu’ils rapportent et croire, avec la sagesse des
nations, que les peuples heureux n’ont pas d’histoire ? À moins que, sans
réfuter en bloc toute l’Histoire, on ne préfère découvrir, en une absence
relative d’incidents, la justification de l’obscurité médiévale.
Quoi qu’il en soit, ce qui demeure indéniable, c’est que
tous les édifices gothiques sans exception reflètent une sérénité, une
expansivité, une noblesse sans égales. Si l’on examine de près l’expression de
la statuaire en particulier, on sera vite édifié sur le caractère paisible, sur
la tranquillité pure qui émanent de ses figures. Toutes sont calmes et
souriantes, avenantes et bonaces. Humanité lapidaire, silencieuse et de bonne
compagnie. Les femmes ont cet embonpoint qui indique assez, chez leurs modèles,
l’excellence d’une alimentation riche et substantielle. Les enfants sont
joufflus, replets, épanouis. Prêtres, diacres, capucins, frères pourvoyeurs,
clercs et chantres arborent une face joviale ou la plaisante silhouette de leur
dignité ventrue. Leurs interprètes, — ces merveilleux et modestes tailleurs
d’images, — ne nous trompent pas et ne sauraient se tromper. Ils prennent leurs
types dans la vie courante, parmi le peuple qui s’agite autour d’eux et au milieu
duquel ils vivent eux-mêmes. Quantité de ces figures, cueillies au hasard de la
ruelle, de la taverne ou de l’école, de la sacristie ou de l’atelier, sont
peut-être chargées ou par trop accusées, mais dans la note pittoresque, avec le
souci du caractère, du sens gai, de la forme large. Grotesques, si l’on veut,
mais grotesques joyeux et pleins d’enseignement. Satires de gens aimant à rire,
boire, chanter et « mener grand’chère ». Chefs-d’œuvre d’une école réaliste,
profondément humaine et sûre de sa maîtrise, consciente de ses moyens, ignorant
toutefois ce qu’est la douleur, la misère, l’oppression ou l’esclavage. Cela
est si vrai, que vous aurez beau fouiller, interroger la statuaire ogivale,
vous ne découvrirez jamais une figure de Christ dont l’expression révèle une
réelle souffrance. Vous reconnaîtrez avec nous que les latomi se sont donné une peine énorme pour doter leurs crucifiés
d’une physionomie grave sans toujours y réussir. Les meilleurs, à peine
émaciés, ont les paupières closes et semblent reposer. Sur nos cathédrales, les
scènes du dernier Jugement montrent des démons grimaçants, contrefaits,
monstrueux, plus comiques que terribles ; quant aux damnés, maudits
anesthésiés, ils cuisent à petit feu, dans leur marmite, sans vain regret ni douleur
véritable.
Ces images libres, viriles et saines, prouvent jusqu’à
l’évidence que les artistes du moyen âge ne connurent point le spectacle
déprimant des misères humaines. Si le peuple eût souffert, si les masses
eussent gémi dans l’infortune, les monuments nous en auraient gardé le
souvenir. Or, nous savons que l’art, cette expression supérieure de l’humanité
civilisée, ne peut se développer librement qu’à la faveur d’une paix stable et
sûre. De même que la science, l’art ne saurait exercer son génie dans
l’ambiance de sociétés troublées. Toutes les manifestations élevées de la
pensée humaine en sont là ; révolutions, guerres, bouleversements leur sont
funestes. Elles réclament la sécurité issue de l’ordre et de la concorde, afin
de croître, de fleurir et de fructifier. D’aussi fortes raisons nous engagent à
n’accepter qu’avec circonspection les événements médiévaux rapportés par
l’Histoire. Et nous confessons que l’affirmation d’une « suite de calamités, de
désastres, de ruines accumulées durant cent quarante-six ans » nous paraît
vraiment excessive. Il y a là une anomalie inexplicable, puisque c’est,
précisément, pendant cette malheureuse Guerre de Cent Ans, qui s’étend de l’an
1337 à l’an 1453, que furent construits les plus riches édifices de notre style
flamboyant. C’est le point culminant, l’apogée de la forme et de la hardiesse,
la phase merveilleuse où l’esprit, flamme divine, impose sa signature aux
dernières créations de la pensée gothique. C’est l’époque d’achèvement des
grandes basiliques ; mais on élève aussi d’autres monuments importants,
collégiales ou abbatiales, de l’architecture religieuse : les abbayes de
Solesmes, de Cluny, de Saint-Riquier, la Chartreuse de Dijon, Saint-Wulfran
d’Abbeville, Saint-Étienne de Beauvais, etc. On voit surgir de terre de
remarquables édifices civils, depuis l’Hospice de Beaune jusqu’au Palais de
Justice de Rouen et l’Hôtel de ville de Compiègne ; depuis les hôtels
construits un peu partout par Jacques Cœur, jusqu’aux beffrois des cités
libres, Béthune, Douai, Dunkerque, etc. Dans nos grandes villes, les ruelles
creusent leur lit étroit sous l’agglomération des pignons encorbellés, des
tourelles et des balcons, des maisons de bois sculpté, des logis de pierre aux
façades délicatement ornées. Et partout, sous la sauvegarde des corporations,
les métiers se développent ; partout les compagnons rivalisent d’habileté ;
partout l’émulation multiplie les chefs-d’œuvre. L’Université forme de
brillants élèves, et sa renommée s’étend sur le vieux monde ; de célèbres docteurs,
d’illustres savants répandent, propagent les bienfaits de la science et de la
philosophie ; les spagyristes amassent, dans le silence du laboratoire, les
matériaux qui serviront plus tard de base à notre chimie ; de grands Adeptes
donnent à la vérité hermétique un nouvel essor… Quelle ardeur déployée dans
toutes les branches de l’activité humaine ! Et quelle richesse, quelle
fécondité, quelle foi puissante, quelle confiance en l’avenir transparaissent
sous ce désir de bâtir, de créer, de chercher et de découvrir en pleine
invasion, dans ce misérable pays de France soumis à la domination étrangère, et
qui connaît toutes les horreurs d’une guerre interminable !
En vérité, nous ne comprenons pas…
Aussi s’expliquera-t-on pourquoi notre préférence demeure acquise
au moyen âge, tel que nous le révèlent les édifices gothiques, plutôt qu’à
cette même époque telle que nous la décrivent les historiens.
C’est qu’il est aisé de fabriquer de toutes pièces textes et
documents, vieilles chartes aux chaudes patines, parchemins et sceaux d’aspect
archaïque, voire quelque somptueux livre d’heures, annoté dans ses marges,
bellement enluminé de cadenas, bordures et miniatures. Montmartre livre à qui
le désir, et selon le prix offert, le Rembrandt inconnu ou l’authentique Teniers.
Un habile artisan du quartier des Halles façonne, avec une verve, une maîtrise
étourdissantes, de petites divinités égyptiennes d’or et de bronze massifs,
merveilles d’imitation que se disputent certains antiquaires. Qui ne se
rappelle la tiare, si fameuse, de Saïtaphernès… La falsification, la
contrefaçon sont aussi vieilles que le monde, et l’Histoire, ayant horreur du
vide chronologique, a dû parfois les appeler à son secours. Un très savant
jésuite du XVIIe siècle, le père Jean Hardouin, n’a pas craint de dénoncer
comme apocryphes quantité de monnaies et de médailles grecques et romaines,
frappées à l’époque de la Renaissance, enfouies dans le but de « combler » de
larges lacunes historiques. Anatole de Montaiglon nous apprend que Jacques de
Bie publia, en 1639, un volume in-folio accompagné de planches et intitulé : Les Familles de France, illustrées par
les monuments des médailles anciennes et modernes, « qui a, dit-il, plus de
médailles inventées que réelles. » [Anatole de Montaiglon. Préface des Curiositez de Paris, réimprimées d’après l’édition
originale de 1716. Paris, 1883.] Convenons que, pour fournir à l’Histoire la
documentation qui lui manquait, Jacques de Bie utilisa un procédé plus rapide
et plus économique que celui qui fut dénoncé par le Père Hardouin. Victor Hugo,
citant les quatre Histoires de France
les plus réputées vers 1830, — celles de Dupleix, de Mézeray, de Vély et du
père Daniel, — dit de cette dernière que l’auteur, « jésuite fameux par ses
descriptions de batailles, a fait en vingt ans une histoire où il n’y a d’autre
mérite que l’érudition, et dans laquelle le comte de Boulainvilliers ne
trouvait guère que dix mille erreurs ». [Victor Hugo, Littérature et Philosophie mêlées. Paris, Furne, 1841, p. 31.] On
sait que Caligula fit ériger en l’an 40, près de Boulogne-sur-Mer, la tour
d’Odre « pour tromper les générations futures sur une prétendue descente de
Caligula en Grande-Bretagne. » [Anthyme
Saint-Paul.] Convertie en phare (turris ardens) par un de ses successeurs,
la tour d’Odre s’effondra en 1645.
Quel historien nous fournira la raison, — superficielle ou
profonde, — invoquée par les souverains d’Angleterre pour justifier la qualité
et le titre de rois de France qu’ils conservèrent jusqu’au XVIIIe siècle ? Et
pourtant, la monnaie anglaise de cette époque porte encore l’empreinte de telle
prétention. [Suivant les historiens anglais, les rois d’Angleterre portèrent le
titre de rois de France jusqu’en 1453. Peut-être cherchaient-ils à le justifier
par la possession de Calais, qu’ils perdirent en 1558. Ils continuèrent
cependant jusqu’à la Révolution à s’attribuer la qualité de souverains
francais. Jusserand dit de Henri VIII, nommé Défenseur de la Foi par le pape
Léon XI, en 1521, que « Ce prince volontaire et peu scrupuleux estimait que ce
qui était bon à prendre était bon à garder ; c’est un raisonnement qu’il avait
appliqué au royaume d’Angleterre lui-même, et en conclusion duquel il avait
dépossédé, emprisonné et tué son cousin Richard VI. » Tous les monarques
anglais pratiquèrent ce principe, parce que tous professaient l’axiome égoïste
: Ce que j’aime, je le garde, et
agissaient en conséquence.]
Jadis, sur les bancs de l’école, on nous enseignait que le
premier roi français se nommait Pharamond, et l’on fixait à l’an 420 la date de
son avènement. Aujourd’hui, la généalogie royale commence à Clodion le Chevelu,
parce qu’il a été reconnu que son père, Pharamond, n’avait jamais régné. Mais,
en ces temps lointains du Ve siècle, est-on bien certain de l’authenticité des
documents relatifs aux faits et gestes de Clodion ? Ceux-ci ne seront-ils pas
contestés quelque jour, avant d’être relégués dans le domaine des légendes et
des fables ?
Pour Huysmans, l’Histoire est « le plus solennel des
mensonges et le plus enfantin des leurres. » — « Les événements, dit-il, ne
sont, pour un homme de talent, qu’un tremplin d’idées et de style, puisque tous
se mitigent ou s’aggravent, suivant les besoins d’une cause ou selon le
tempérament de l’écrivain qui les manie. Quant aux documents qui les étayent,
c’est pis encore, car aucun d’eux n’est irréductible, et tous sont révisables.
S’ils ne sont pas apocryphes, d’autres, non moins certains, se déterrent plus
tard qui les controuvent, en attendant qu’eux-mêmes soient démonétisés par
l’exhumation d’archives non moins sûres. » [J. K. Huysmans, Là-bas. Paris, Plon, 1891. ch. II.]
Les tombeaux des personnages historiques sont également des
sources d’informations sujettes à controverse. Nous l’avons constaté plus d’une
fois. [Que les amateurs de souvenirs historiques veuillent bien prendre la
peine, pour leur édification, de réclamer à la mairie de Dourdan
(Seine-et-Oise) un extrait du registre d’état civil, avec indication du folio,
de l’acte de décès de Roustam-Pacha (Roustan), Mameluck de Napoléon Ier.
Roustan mourut à Dourdan, en 1845, âgé de cinquante-cinq ans.] Les habitants de
Bergame connurent, en 1922, une surprise aussi désagréable. Pouvaient-ils
croire que leur célébrité locale, ce bouillant condottiere Bartholomeo Coleoni
qui remplit, au XVe siècle, les annales italiennes de ses caprices belliqueux,
ne fût qu’une ombre légendaire ? Or, sur un doute du roi, visitant Bergame, la
municipalité fit déplacer le mausolée orné de la célèbre statue équestre,
ouvrir la tombe, et tous les assistants constatèrent non sans stupeur, qu’elle
était vide… En France, du moins, on ne pousse pas aussi loin la désinvolture ;
authentiques ou non, nos sépultures renferment des ossements. Amédée de
Ponthieu raconte que le sarcophage de François Myron, édile parisien de 1604,
fut retrouvé lors des démolitions de la maison portant le numéro 13 de la rue
d’Arcole, immeuble élevé sur les fondations de l’église Sainte-Marine, dans
laquelle il avait été inhumé. « La bière en plomb, écrit l’auteur, a la forme
d’une ellipse étranglée… L’épitaphe était effacée. Quand on souleva le
couvercle du cercueil, on ne trouva qu’un squelette entouré d’une suie
noirâtre, mélangée de poussières… Chose singulière, on ne découvrit ni les
insignes de sa charge, ni son épée, ni son anneau, etc, ni même des traces de
ses armoiries… Cependant, la commission des Beaux-Arts, par la bouche de ses
experts, déclara que c’était bien le grand édile parisien, et ces reliques
illustres furent descendues dans les caveaux de Notre-Dame. » [Amédée de Ponthieu,
Légendes du Vieux-Paris, Paris,
Bachelin-Deflorenne, 1867.] Un témoignage de semblable valeur est signalé par
Fernand Bournon dans son ouvrage Paris-Atlas.
« Nous ne parlerons que pour mémoire, dit-il, de la maison sise sur le quai aux
Fleurs, où elle porte les numéros 9-11, et qu’une inscription, sans l’ombre
d’authenticité ni même de vraisemblance, signale comme l’ancienne habitation
d’Héloïse et d’Abélard en 1118, reconstruite en 1849. De pareilles affirmations
gravées sur le marbre sont un défi au bon sens. » Hâtons-nous de reconnaître
que, dans ses déformations historiques, le Père Loriquet affiche moins de
hardiesse !
Qu’on veuille bien nous permettre ici une disgression
destinée à préciser et à définir notre pensée. C’est un préjugé fort tenace que
celui qui, pendant longtemps, fit attribuer au savant Pascal la paternité de la
brouette. Et, quoique la fausseté de cette attribution soit aujourd’hui
démontrée, il n’en demeure pas moins que la grande majorité du peuple persiste
à la croire fondée. Interrogez un écolier, il vous répondra que ce véhicule
pratique, connu de tous, doit sa conception à l’illustre physicien. Parmi les
individualités espiègles, tapageuses et souvent distraites du petit monde
scolaire, c’est surtout à cette réalisation prétendue que le nom de Pascal
s’impose aux jeunes intelligences. Beaucoup de primaires, en effet, ignorant de
ce que furent Descartes, Michel-Ange, Denis Papin ou Torricelli, n’hésiteront
pas une seconde au sujet de Pascal. Il serait intéressant de savoir pourquoi
nos enfants, entre tant d’admirables découvertes dont ils ont sous les yeux
l’application quotidienne, connaissent plutôt Pascal et sa brouette, que les
hommes de génie auxquels nous devons la vapeur, la pile électrique, le sucre de
betterave et la bougie stéarique. Est-ce parce que la brouette les touche de
plus près, les intéresse davantage, leur est plus familière ? Peut-être. Quoi
qu’il en soit, l’erreur vulgaire que propagèrent les livres élémentaires
d’histoire pouvait être facilement démasquée : il suffisait simplement de
feuilleter quelques manuscrits enluminés des XIIIe et XIVe siècles, dont
plusieurs miniatures représentent des cultivateurs médiévaux utilisant la
brouette. [Cf. Bibliothèque nationale, mss. 2090, 2091 et 2092, fonds français.
Ces trois tomes formaient à l’origine un seul ouvrage, lequel fut offert, en
1317, au roi Philippe le Long par Gilles de Pontoise, abbé de Saint-Denis. Ces
enluminures et miniatures sont reproduites en noir dans l’ouvrage de Henry
Martin, intitulé Légende de Saint-Denis. Paris, Champion, 1908.] Et même, sans
entreprendre d’aussi délicates recherches, un coup d’œil jeté sur les monuments
eût permis de rétablir la vérité. Parmi les motifs décorant une archivolte du
porche septentrional de la cathédrale de Beauvais, par exemple, un vieux
rustique du XVe siècle y est représenté poussant sa brouette, brouette de
modèle semblable à celles que nous utilisons actuellement (pl. I).
BEAUVAIS Cathédrale Saint-Pierre Archivolte du Porche septentrional L'homme poussant une brouette Planche I |
Le même ustensile se remarque également sur des scènes
agricoles formant le sujet de deux miséricordes sculptées, provenant des
stalles de l’abbaye de Saint-Lucien, près Beauvais (1492-1500). [Ces stalles,
conservées au musée de Cluny, portent les cotes B. 399 et B. 414.] Au surplus,
si la vérité nous oblige de refuser à Pascal le bénéfice d’une invention très
ancienne, antérieure de plusieurs siècles à sa naissance, elle ne saurait
diminuer en rien la grandeur et la puissance de son génie. L’immortel auteur
des Pensées, du calcul des probabilités, l’inventeur de la presse hydraulique,
de la machine à calculer, etc, force notre admiration par des œuvres
supérieures et des découvertes d’une autre envergure que celle de la brouette.
Mais ce qu’il importe de dégager, ce qui compte seulement pour nous, c’est que,
dans la recherche de la vérité, il est préférable d’en appeler à l’édifice
plutôt qu’aux relations historiques, parfois incomplètes, souvent
tendancieuses, presque toujours sujettes à caution.
C’est à une conclusion parallèle qu’aboutit M. André Geiger,
lorsque, frappé de l’hommage inexplicable rendu par Hadrien à la statue de
Néron, il fait justice des accusations iniques portées contre cet empereur et
contre Tibère. De même que nous, il refuse toute créance aux rapports
historiques, falsifiés à dessein, concernant ces soi-disant monstres humains,
et n’hésite pas à écrire : « Je me fie plus aux monuments et à la logique
qu’aux histoires. »
Si, comme nous l’avons dit, le truquage d’un texte, la
rédaction d’une chronique n’exigent qu’un peu d’habileté et de savoir-faire, en
revanche il est impossible de construire une cathédrale. Adressons-nous donc
aux édifices, ils nous fourniront de plus sérieuses, de meilleures indications.
Là, du moins, nous verrons nos personnages « pourctraicturez au vif », fixés
sur la pierre ou sur le bois, avec leur physionomie réelle, leur costume et
leurs gestes, soit qu’il figurent en des scènes sacrées ou composent des sujets
profanes. Nous prendrons contact avec eux et ne tarderons pas à les aimer.
Tantôt nous interrogerons le moissonneur du XIIIe siècle, qui aiguise sa faux
au portail de Paris, tantôt l’apothicaire du XVe, qui, aux stalles d’Amiens,
pilonne on ne sait quelle drogue en son mortier de bois. Son voisin, l’ivrogne
au nez fleuri, n’est pas un inconnu pour nous ; il nous souvient d’avoir
plusieurs fois, au hasard de nos pérégrinations, rencontré ce joyeux buveur. Ne
serait-ce point notre homme qui s’écriait, en plein « Mystère », devant le
spectacle du miracle de Jésus aux Noces de Cana :
« Si scavoye faire ce qu’il faict,
Toute la mer de Galilée
Seroit ennuyt [aujourd’hui] en vin muée ;
Et jamais sus terre n’auroit
Goutte d’eau, ne pleuveroit
Rien du ciel que tout ne fust
vin ? »
Et ce mendiant, échappé de la Cour des Miracles, sans autre
stigmate de détresse que ses haillons et ses poux, nous le reconnaissons aussi.
C’est lui que les Confrères de la Passion mettent en scène aux pieds du Christ,
et qui, lamentable, débite ce soliloque :
« Je regarde sus mes drapeaux [guenilles]
Son [Si l’on] y a jecté quelque maille ;
J’ouïs tantost : baille luy, baille !
– Y n’y a denier ne demy…
Un povre homme n’a poinct d’amy. »
En dépit de tout ce que l’on a pu écrire, nous devons, bon
gré mal gré, nous accoutumer à cette vérité qu’au début du moyen âge la société
s’élevait déjà au degré supérieur de civilisation et de splendeur. Jean de
Salisbury, qui visita Paris en 1176, exprime à ce sujet, dans son Polycration,
le plus sincère enthousiasme. « Quand je voyais, dit-il, l’abondance des
subsistances, la gaieté du peuple, la bonne tenue du clergé, la majesté et la
gloire de toute l’Église, les diverses occupations des hommes admis à l’étude
de la philosophie, il m’a semblé voir cette échelle de Jacob, dont le faîte
atteignait le ciel et où les anges montaient et descendaient. J’ai été forcé
d’avouer que véritablement, le Seigneur était en ce lieu et que je l’ignorais.
Ce passage d’un poète m’est aussi revenu à l’esprit : Heureux celui à qui l’on
assigne ce lieu pour exil ! » [« Parisius cum viderem victualium copiam,
lætitiam populi, reverentiam cleri, et totus ecclesiæ majestatem et gloriam, et
variam occupationes philosophantium, admiratus velut illam scalam Jacob, cujus
summitas cœlum tangebat, eratque via ascendentium et descendentium angelorum,
coactus sum profiteri quod sere Dominus est in loco ipso, et ego nesciebam.
Illud quoque poeticum ad mentem rediit : felix exilium cui locus iste datur !
»]
II
MOYEN ÂGE ET RENAISSANCE
Personne ne conteste à l’heure actuelle, la haute valeur des
œuvres médiévales. Mais qui pourra jamais raisonner l’étrange mépris dont elles
furent victimes jusqu’au XIXe siècle ? Qui nous dira pourquoi, depuis la
Renaissance, l’élite des artistes, des savants et des penseurs se faisait un
point d’honneur d’affecter la plus complète indifférence pour les créations
hardies d’une époque incomprise, originale entre toutes et si magnifiquement
expressive du génie français ? Quelle fut, quelle put être la cause profonde du
renversement de l’opinion, puis du bannissement, de l’exclusion qui pesèrent si
longtemps sur l’art gothique ? – Devons-nous incriminer l’ignorance, le
caprice, la perversion du goût ? Nous ne savons. Un écrivain français, Charles
de Rémusat, pense découvrir la raison première de cet injuste dédain dans
l’absence de littérature, ce qui ne laisse pas de surprendre. « La Renaissance,
nous assure-t-il, a méprisé le moyen âge, car la vraie littérature française,
celle qui a succédé, en a effacé les dernières traces. Et cependant la France
du moyen âge offre un frappant spectacle. Son génie était élevé et sévère. Il
se plaisait aux graves méditations, aux recherches profondes ; il exposait,
dans un langage sans grâce et sans éclat, des vérités sublimes et de subtiles
hypothèses. Il a produit une littérature singulièrement philosophique. Sans
doute, cette littérature a plus exercé l’esprit humain qu’elle ne l’a servi. En
vain des hommes de premier ordre l’ont-ils successivement illustrée ; pour les
générations modernes, leurs œuvres sont comme non avenues. C’est qu’ils avaient
l’esprit et les idées, mais non le talent de bien dire dans une langue qui ne
fût point empruntée. Scott Érigène rappelle en de certains moments Platon ; on
n’a guère porté plus loin que lui la liberté philosophique, et il s’élève
hardiment dans cette région des nues où la vérité ne brille que par des éclairs ;
il pensait par lui-même au IXe siècle. Saint Anselme est un métaphysicien
original dont l’idéalisme savant régénère les vulgaires croyances, et il a
conçu et réalisé l’audacieuse pensée d’atteindre directement la notion de la
divinité. C’est le théologien de la raison pure. Saint Bernard est tantôt
brillant et ingénieux, tantôt grave et pathétique. Mystique comme Fénelon, il
ressemble à un Bossuet agissant et populaire, qui domine dans le siècle par la
parole et commande aux rois au lieu de les louer et de les servir. Son triste
rival, sa noble victime, Abélard, a porté dans l’exposition de la science
dialectique une rigueur inconnue et une lucidité relative, qui attestent un
esprit nerveux et souple, fait pour tout comprendre et tout expliquer. C’est un
grand propagateur d’idées. Héloïse a forcé une langue sèche et pédantesque à
rendre les délicatesses d’une intelligence d’élite, les douleurs de l’âme la
plus fière et la plus tendre, les transports d’une passion désespérée. Jean de
Salisbury est un critique clairvoyant à qui l’esprit humain fait spectacle et
qui le décrit dans ses progrès, dans ses mouvements, dans ses retours, avec une
vérité et une impartialité prématurées. Il semble avoir deviné ce talent de
notre temps, cet art de faire poser devant soi la société intellectuelle pour
la juger… Saint Thomas, embrassant en une fois toute la philosophie de son
temps, a par instants devancé celle du nôtre ; il a lié toute la science
humaine dans un perpétuel syllogisme et l’a dévidée tout entière au fil d’un
raisonnement continu, réalisant ainsi l’union d’un esprit vaste et d’un esprit
logique. Gerson, enfin, Gerson, théologien que le sentiment dispute à la
déduction, qui comprenait et négligeait la philosophie, a su soumettre la
raison sans l’humilier, captiver les cœurs sans offenser les esprits, imiter
enfin le Dieu qui se fait croire en se faisant aimer. Tous ces hommes, et je ne
nomme pas tous leurs égaux, étaient grands et leurs œuvres admirables. Pour
être admirés, pour conserver une constante influence sur la littérature
postérieure, que leur a-t-il donc manqué ? Ce n’est ni la science, ni la
pensée, ni le génie ; j’ai bien peur que ce soit une seule chose, le style.
« La littérature française ne vient pas d’eux. Elle ne se
réclame pas de leur autorité, elle ne se pare point de leurs noms ; elle n’a
fait gloire que de les effacer. » [Charles de Rémusat, Critiques et Études
littéraires.]
D’où nous pouvons conclure que, si le moyen âge eut en
partage l’esprit, la Renaissance prit un malin plaisir à nous emprisonner dans
la lettre…
Ce que dit Charles de Rémusat est très judicieux, au moins
en ce qui touche à la première période médiévale, celle où l’intellectualité
apparaît soumise à l’influence byzantine et encore imbue des doctrines romanes.
Un siècle plus tard, le même raisonnement perd une grande partie de sa valeur ;
on ne peut contester, par exemple, aux œuvres du cycle de la Table ronde, un certain charme dégagé
d’une forme déjà plus soignée. Thibaut, comte de Champagne, dans ses Chansons du roi de Navarre, Guillaume de
Lorris et Jehan Clopinel, auteurs du Roman
de la Rose, tous nos trouvères et troubadours du XIIIe et XIVe siècles,
sans avoir le génie altier des savants philosophes leurs ancêtres, savent
agréablement se servir de leur langue et s’expriment souvent avec la grâce et
la souplesse qui caractérisent la littérature de nos jours.
Nous ne voyons donc pas pourquoi la Renaissance tint rigueur
au moyen âge et prit acte de sa prétendue carence littéraire pour le proscrire
et le rejeter au chaos des civilisations naissantes, à peine sorties de la
barbarie.
Quant à nous, nous estimons que la pensée médiévale se
révèle comme étant d’essence scientifique et non d’autre. L’art et la
littérature ne sont pour elle que les humbles serviteurs de la science
traditionnelle. Ils ont pour mission expresse de traduire symboliquement les
vérités que le moyen âge reçut de l’antiquité et dont il demeura le fidèle
dépositaire. Soumis à l’expression purement allégorique, tenus sous la volonté
impérative de la même parabole qui soustrait au profane le mystère chrétien,
l’art et la littérature témoignent d’une gêne évidente et affichent quelque
raideur ; mais la solidité et la simplicité de leur facture contribuent malgré
tout à les doter d’une originalité incontestable. Certes, l’observateur ne
trouvera jamais séduisante l’image du Christ, telle que nous la présentent les
porches romans, où Jésus, au centre de l’amande mystique, apparaît entouré des
quatre animaux évangéliques. Il suffit pour nous que sa divinité soit soulignée
par ses propres emblèmes et s’annonce ainsi révélatrice d’un enseignement
secret. Nous admirons les chefs-d’œuvre gothiques pour leur noblesse et la hardiesse
de leur expression ; s’ils n’ont pas la perfection délicate de la forme, ils
possèdent au suprême degré la puissance initiatique d’une philosophie docte et
transcendante. Ce sont des productions graves et austères, non de légers
motifs, gracieux, plaisants, comme ceux que l’art, dès la Renaissance, s’est
plu à nous prodiguer. Mais, tandis que ces derniers n’aspirent qu’à flatter
l’œil ou à charmer les sens, les œuvres artistiques et littéraires du moyen âge
sont étayées sur une pensée supérieure, véritable et concrète, pierre angulaire
d’une science immuable, base indestructible de la Religion. Si nous devions
définir ces deux tendances, l’une profonde, l’autre superficielle, nous dirions
que l’art gothique tient tout entier dans la savante majesté de ses édifices et
la Renaissance dans l’agréable parure de ses logis.
Le colosse médiéval ne s’est point écroulé d’un seul bloc au
déclin du XVe siècle. En plusieurs endroits, son génie a su résister longtemps
encore à l’imposition des directives nouvelles. Nous en voyons l’agonie se
prolonger jusque vers le milieu du siècle suivant et retrouvons, dans quelques
édifices de cette époque, l’impulsion philosophique, le fond de sagesse qui
générèrent, pendant trois siècles, tant d’œuvres impérissables. Aussi, sans
tenir compte de leur édification plus récente, nous arrêterons-nous sur ces
ouvrages de moindre importance, mais de signification semblable, avec l’espoir
d’y reconnaître l’idée secrète, symboliquement exprimée, de leurs auteurs.
Ce sont ces refuges de l’ésotérisme antique, ces asiles de
la science traditionnelle, devenus rarissimes aujourd’hui, que, sans tenir
compte de leur affectation ni de leur utilité, nous classons dans l’iconologie
hermétique, parmi les gardiens artistiques des hautes vérités philosophales.
[Ce tympan est conservé au Musée lapidaire de Reims, établi
dans les locaux de l’hôpital civil (ancienne abbaye de Saint-Remi, rue Simon).
On le découvrit vers 1857, lors de la construction de la prison, dans les
fondations de la maison dite de la Chrétienté de Reims, située sur la place du
Parvis, et qui portait l’inscription : Fides, Spes, Caritas. Cette maison
appartenait au chapitre.]
Le sujet, fort transparent, se passerait aisément de
description. Sous une grande arcade en inscrivant deux autres géminées, un
maître enseigne son disciple et lui montre du doigt, sur les pages d’un livre
ouvert, le passage qu’il commente. Au-dessous, un jeune et vigoureux athlète
étrangle un animal monstrueux, — peut-être un dragon, — dont on n’aperçoit que
la tête et le col. Il voisine avec deux jouvenceaux étroitement enlacés. La
Science apparaît ainsi comme dominatrice de la Force et de l’Amour, opposant la
supériorité de l’esprit aux manifestations physiques de la puissance et du
sentiment.
Comment admettre qu’une construction signée d’une telle
pensée, n’ait point appartenu à quelque philosophe inconnu ? Pourquoi
refuserions-nous à ce bas-relief le crédit d’une conception symbolique émanant
d’un cerveau cultivé, d’un homme instruit affirmant son goût pour l’étude et
prêchant l’exemple ? Nous aurions donc le plus grand tort, assurément, d’exclure
ce logis, au frontispice si caractéristique, du nombre des œuvres emblématiques
que nous nous proposons d’étudier sous le titre général de Demeures philosophales.
III
L’ALCHIMIE MÉDIÉVALE
De toutes les sciences cultivées au moyen âge, aucune, très
certainement, n’eut plus de vogue et ne fut plus en honneur que la science
alchimique. Tel est le nom sous lequel se dissimulait, chez les Arabes, l’Art
sacré ou sacerdotal, qu’ils avaient hérité des Égyptiens et que l’Occident
médiéval devait, par la suite, accueillir avec tant d’enthousiasme.
Bien des controverses se sont élevées à propos des
étymologies diverses attribuées au mot alchimie.
Pierre-Jean Fabre, dans son Abrégé des
Secrets chymiques, veut qu’il rappelle le nom de Cham, fils de Noé, qui en
aurait été le premier artisan, et l’écrit alchamie. L’auteur anonyme d’un
curieux manuscrit pense que « le mot alchimie est dérivé de als, qui signifie
en grec sel, et de chymie, qui veut dire fusion ; et ainsy il est bien dict, à
cause que le sel qui est si admirable est usurpé. » [L’Interruption du Sommeil cabalistique ou le Dévoilement des Tableaux
de l’Antiquité… Mss. à figures du XVIIIe siècle, biblioth. de l’Arsenal, n°
2520 (175 S. A. F.). — Bibliothèque nationale, ancien fonds français, n° 670
(71235), XVIIe siècle. — Bibliothèque Sainte-Geneviève, n° 2267, traité II,
XVIIIe siècle.] Mais si le sel se dit ἅλς dans la langue grecque, χειµεία, mis
pour χυμεία, alchimie, n’a pas d’autre sens que celui du suc ou d’humeur.
D’autres en découvrent l’origine dans la première dénomination de la terre
d’Égypte, patrie de l’Art sacré, Kymie ou Chemi. Napoléon Landais ne relève
aucune différence entre les deux mots chimie et alchimie ; il ajoute seulement
que le préfixe al ne peut être confondu avec l’article arabe et signifie
simplement une vertu merveilleuse. Ceux qui soutiennent la thèse inverse en se
servant de l’article al et du substantif chimie,
entendent désigner la chimie par excellence ou hyperchimie des occultistes
modernes. Si nous devions apporter dans ce débat notre opinion personnelle,
nous dirions que la cabale phonétique reconnaît une étroite parenté entre les
mots grecs Χειµεία, Χυμεία et Χεῦμα, lequel indique ce qui coule, ruisselle,
flue, et marque particulièrement le métal fondu, la fusion elle-même, ainsi que
tout ouvrage fait d’un métal fondu. Ce serait là une brève et succincte
définition de l’alchimie en tant que technique métallurgique. [Encore cette
définition conviendrait-elle plutôt à l’archimie ou voarchadumie, partie de la
science qui enseigne la transmutation des métaux les uns dans les autres, qu’à
l’alchimie proprement dite.] Mais nous savons, d’autre part, que le nom et la
chose sont basés sur la permutation de la forme par la lumière, feu ou esprit ;
tel est, du moins, le sens véritable qu’indique la langue des Oiseaux.
Née en Orient, patrie du mystère et du merveilleux, la
science alchimique s’est répandue en Occident par trois grandes voies de
pénétration : byzantine, méditerranéenne, hispanique. Elle fut surtout le
résultat des conquêtes arabes. Ce peuple curieux, studieux, avide de
philosophie et de culture, peuple civilisateur par excellence, forme le trait
d’union, la chaîne qui relie l’antiquité orientale au moyen âge occidental. Il
joue, en effet, dans l’histoire du progrès humain, un rôle comparable à celui
qu’exercèrent les Phéniciens mercantis entre l’Égypte et l’Assyrie. Les Arabes,
éducateurs des Grecs et des Perses, transmirent à l’Europe la science d’Égypte
et de Babylone, augmentée de leurs propres acquisitions, à travers le continent
européen (voie byzantine) et vers le VIIIe siècle de notre ère. D’autre part,
l’influence arabe exerça son action dans nos contrées au retour des expéditions
de Palestine (voie méditerranéenne), et ce sont les Croisés du XIIe siècle qui importèrent
la plupart des connaissances anciennes. Enfin, plus près de nous, à l’aurore du
XIIIe siècle, de nouveaux éléments de civilisation, de science et d’art, issus
vers le VIIIe siècle de l’Afrique septentrionale, se répandent en Espagne (voie
hispanique) et viennent accroître les premiers apports du foyer gréco-byzantin.
D’abord timide, hésitante, l’alchimie prend peu à peu
conscience d’elle-même et ne tarde guère à s’affermir. Elle tend à s’imposer,
et cette exotique, transplantée dans notre sol, s’y acclimate à merveille, s’y
développe avec tant de vigueur qu’on la voit bientôt s’épanouir en une
exubérante floraison. Son extension, ses progrès tiennent du prodige. On la
cultive à peine, — et seulement dans l’ombre des cellules monastiques, — au XIIe
siècle ; au XIVe, elle s’est propagée partout, rayonnant sur toutes les classes
sociales où elle brille du plus vif éclat. Chaque pays offre à la science
mystérieuse une pépinière de fervents disciples et chaque condition s’empresse
de lui sacrifier. Noblesse, haute bourgeoisie s’y adonnent. Savants, moines,
princes, prélats en font profession ; il n’est pas jusqu’aux gens de métier et
petits artisans, orfèvres, gentilshommes verriers, émailleurs, apothicaires qui
n’éprouvent l’irrésistible désir de manier la retorte. Si l’on n’y travaille
point au grand jour, — l’autorité royale pourchasse les souffleurs et les papes
fulminent contre eux [Cf. la bulle Spondent
pariter, lancée contre les alchimistes par le pape Jean XXII, en 1317, qui,
cependant, avait écrit son très singulier Ars
transmutatoria metallorum.], — on ne laisse pas que de l’étudier sous le
manteau. On recherche avidement la société des philosophes, véritables ou
prétendus. Ceux-ci entreprennent de longs voyages, dans l’intention d’augmenter
leur bagage de connaissances, ou correspondent, par le truchement du chiffre,
de pays à pays, de royaume à royaume. On se dispute les manuscrits des grands
Adeptes, ceux du panapolitain Zozime, d’Ostanès, de Synesius ; les copies de
Geber, de Rhazès, d’Artephius. Les livres de Morien, de Marie la Prophétesse,
les fragments d’Hermès se négocient à prix d’or. La fièvre s’empare des
intellectuels et, avec les fraternités, les loges, les centres initiatiques,
les souffleurs croissent et se multiplient. Peu de familles échappent au
pernicieux attrait de la chimère dorée ; bien rares sont celles qui ne comptent
pas dans leur sein quelque alchimiste pratiquant, quelque chasseur
d’impossible. L’imagination se donne libre carrière. L’Auri sacra fames ruine le noble, désespère le roturier, affame
quiconque s’y laisse prendre et ne profite qu’au charlatan. « Abbés, évêques,
médecins, solitaires, écrit Lenglet-Dufresnoy, tous s’en firent une
occupation ; c’étoit la folie du temps, et l’on sçait que chaque siècle en a
une qui lui est propre ; mais malheureusement celle-ci a régné plus longtemps
que les autres et n’est même pas entièrement passée. » [Lenglet-Dufresnoy, Histoire de la Philosophie hermétique.
Paris, Coustelier, 1742.]
De quelle passion, de quel souffle, de quels espoirs la
science maudite enveloppe les cités gothiques endormies sous les étoiles !
Fermentation souterraine et secrète qui, dès la nuit venue, peuple d’étranges
pulsations les caves profondes, s’exhale des soupiraux en clartés
intermittentes, monte en volutes sulfureuses au faîte des pignons !
Après le nom célèbre d’Artephius (vers 1130), la renommée
des maîtres qui lui succèdent consacre la réalité hermétique et stimule
l’ardeur des postulants à l’Adeptat. C’est, au XIIIe siècle, l’illustre moine
anglais Roger Bacon, que ses disciples surnomment Doctor admirabilis
(1214-1292), et dont l’énorme réputation devient universelle ; la France vient
ensuite avec Alain de l’Isle, docteur de Paris et moine de Cîteaux (mort vers
1298) ; Christophe le Parisien (vers 1260) et maître Arnaud de Villeneuve
(1245-1310), tandis que brillent en Italie Thomas d’Aquin, — Doctor angelicus,
— (1225) et le moine Ferrari (1280).
Le XIVe siècle voit surgir toute une pléiade d’artistes.
Raymon Lulle, — Doctor illuminatus, — moine franciscain espagnol (1235-1315) ;
Jean Daustin, philosophe anglais ; Jean Cremer, abbé de Westminster ; Richard,
surnommé Robert l’Anglais, auteur du Correctum
alchymiae (vers 1330) ; l’Italien Pierre Bon de Lombardie ; le pape
français Jean XXII (1244-1317) ; Guillaume de Paris, instigateur des
bas-reliefs hermétiques du porche de Notre-Dame, Jehan de Mehun, dit Clopinel,
l’un des auteurs du Roman de la Rose
(1280-1364) ; Grasseus, surnommé Hortulanus, commentateur de la Table
d’Émeraude (1358) ; enfin, le plus fameux et le plus populaire des philosophes
de notre pays, l’alchimiste Nicolas Flamel (1330-1417).
Le XVe siècle marque la période glorieuse de la science et
surpasse encore les précédents, tant par la valeur que par le nombre des
maîtres qui l’ont illustré. Parmi ceux-ci, il convient de citer au premier rang
Basile Valentin, moine bénédictin de l’abbaye de Saint-Pierre, à Erfurth,
électorat de Mayence (vers 1413), l’artiste le plus considérable 16 peut-être
que l’art hermétique ait jamais produit ; son compatriote, l’abbé Trithème ;
Isaac le Hollandais (1408) ; les deux anglais Thomas Norton et Georges Ripley ;
Lambsprinck ; Georges Aurach, de Strasbourg (1415) ; le moine calabrais Lacini
(1459), et le noble Bernard Trévisan (1406-1490), qui employa cinquante-six
années de sa vie à la poursuite de l’Œuvre, et dont le nom restera dans
l’histoire alchimique comme un symbole d’opiniâtreté, de constance,
d’irréductible persévérance.
À dater de ce moment, l’hermétisme tombe en discrédit. Ses
partisans mêmes, aigri par l’insuccès, se retournent contre lui. Attaqué de
toute part, son prestige disparaît ; l’enthousiasme décroît, l’opinion se
modifie. Des opérations pratiques, recueillies, rassemblées puis révélées et
enseignées, permettent aux dissidents de soutenir la thèse du néant alchimique,
de ruiner la philosophie en jetant les bases de notre chimie. Séthon, Vinceslas
Lavinius de Moravie, Zachaire, Paracelse sont, au XVIe siècle, les seuls
héritiers connus de l’ésotérisme égyptien, que la Renaissance a renié après
l’avoir corrompu. Rendons, en passant, un suprême hommage à l’ardent défenseur
des vérités antiques que fut Paracelse ; le grand tribun mérite de notre part
une éternelle reconnaissance pour son ultime et courageuse intervention.
Quoique vaine, elle n’en constitue pas moins l’un de ses beaux titres de
gloire.
L’art hermétique prolonge son agonie jusqu’au XVIIe siècle
et s’éteint enfin, non sans avoir donné au monde occidental trois rejetons de
grande envergure : Lascaris, le Président d’Espagnet et le mystérieux Eyrenée
Philalèthe, vivante énigme dont jamais on ne put découvrir la véritable
personnalité.
IV
LE LABORATOIRE LÉGENDAIRE
Avec son cortège de mystère et d’inconnu, sous son voile
d’illuminisme et de merveilleux, l’alchimie évoque tout un passé d’histoires
lointaines, de récits mirifiques, de témoignages surprenants. Ses théories
singulières ses recettes étranges, la renommée séculaire de ses grands maîtres,
les controverses passionnées qu’elle suscita, la faveur dont elle jouit au
moyen âge, sa littérature obscure, énigmatique, paradoxale, nous paraissent
dégager aujourd’hui l’odeur de moisissure, d’air raréfié qu’acquièrent, au long
contact des ans, les sépulcres vides, les fleurs mortes, les logis abandonnés,
les parchemins jaunis.
L’alchimiste ? – Un
vieillard méditatif, au front grave et couronné de cheveux blancs, silhouette
pâle et ravagée, personnage original d’une humanité disparue et d’un monde
oublié ; un reclus opiniâtre, voûté par l’étude, les veilles, la recherche persévérante,
le déchiffrage obstiné des énigmes de la haute science. Tel est le philosophe
que l’imagination du poète et le pinceau de l’artiste se sont plu à nous
représenter.
Son laboratoire, – cave, cellule ou crypte ancienne, –
s’éclaire à peine d’un jour triste, que diffusent encore les multiples résilles
de poudreuses araignées. C’est là pourtant qu’au milieu du silence le prodige,
peu à peu, s’accomplit. L’infatigable nature, mieux qu’en ses abîmes rocheux,
besogne sous la prudente sauvegarde de l’homme, avec le secours des astres et
par la grâce de Dieu. Labeur occulte, tâche ingrate et cyclopéenne, d’une
ampleur de cauchemar ! Au centre de cet in
pace, un être, un savant pour qui rien d’autre n’existe plus, surveille,
attentif et patient, les phases successives du Grand-Œuvre…
À mesure que s’accoutument nos yeux, mille choses sortent de
la pénombre, naissent et se précisent. Où sommes-nous, Seigneur ? Serait-ce
dans l’antre de Polyphème ou dans la caverne de Vulcain ?
Près de nous, une forge éteinte, couverte de poussière et de
battitures ; la bigorne, le marteau, les pinces, les forces, les happes ; des
lingotières rouillées ; l’outillage rude et puissant du métallurgiste est venu
s’échouer là. Dans un coin, de gros livres lourdement ferrés, – tels des
antiphonaires, – aux signeaux scellés de plombs vétustes ; des manuscrits
cendreux, grimoires chevauchant pêle-mêle, volumes flaves, criblés de notes et
de formules, maculés de l’incipit à l’explicit. Des fioles, ventrues comme de
bons moines, remplies d’émulsions opalescentes, de liquides glauques, érugineux
ou incarnadins, exhalent ces relents acides dont l’âpreté serre la gorge et
pique la narine.
Sur la hotte du fourneau s’alignent de curieux vaisseaux
oblongs, à pipon court, étoupés et encapuchonnés de cire ; des matras, aux
sphères irisées de dépôts métalliques, étirent leurs cols tantôt grêles et
cylindriques, tantôt évasés ou renflés ; les cornues verdâtres, retortes et
cuines de poterie y côtoient des creusets de terre rousse et flammée. Au fond,
posés sur leur paillons tout au long d’une corniche de pierre, des œufs
philosophiques hyalins et élégants contrastent avec la courge massive et
rebondie, – praegnans cucurbita.
Damnation ! Voici maintenant des pièces anatomiques, des
fragments squelettiques : crânes noircis, édentés, répugnants dans leur rictus
d’outre-tombe ; fœtus humains suspendus, desséchés, recroquevillés, misérables
déchets offrant au regard leur corps minuscule, leur tête parcheminée,
ricanante et pitoyable. Ces yeux ronds, vitreux et dorés sont ceux d’une
chouette au plumage fané, qui voisine avec l’alligator, salamandre géante,
autre symbole important de la pratique. L’affreux reptile émerge d’un retrait
obscur, tend la chaîne de ses vertèbres sur ses pattes trapues et dirige vers
les arcatures le gouffre osseux de redoutables maxillaires.
Placés sans ordre, au hasard des besoins, sur la sole du
four, voyez ces pots vitrifiés, aludels ou sublimatoires ; ces pélicans aux
parois épaisses ; ces enfers semblables à de gros œufs dont on apercevrait
l’une des chalazes ; ces bocies olivâtres enfouies en plein dans l’arène,
contre l’athanor aux fumées légères escaladant la voûte ogivale. Ici, l’alambic
de cuivre, – homo galeatus, – maculé
de bavures vertes ; là, les descensoirs, les concourbes et leurs anténos, les
deux-frères ou jumeaux de cohobation ; des récipients à serpentins ; de lourds
mortiers de fonte et de marbre ; un large soufflet aux flans de cuir ridés,
près d’un tas de moufles, de tuiles, de coupelles, d’évaporatoires…
Amas chaotique d’instruments archaïques, de matériaux
bizarres, d’ustensiles périmés ; capharnaüm de toutes les sciences, fouillis de
faunes impressionnantes ! Et, planant sur ce désordre, fixé à la clef de voûte,
pendentif aux ailes éployées, le grand corbeau, hiéroglyphe de la mort
matérielle et de ses décompositions, emblème mystérieux de mystérieuses
opérations.
Curieuse aussi la muraille, ou du moins ce qu’il en reste.
Des inscriptions au sens mystique en remplissent les vides : Hic lapis est subtus te, supra te, erga te
et circa te ; des vers mnémoniques s’y enchevêtrent, gravés au caprice du
stylet sur la pierre tendre ; l’un d’eux prédomine, creusé en cursive gothique
: Azoth et ignis tibi sufficiunt ;
des caractères hébraïques ; des cercles coupés de triangles, entremêlés de
quadrilatères à la façon des signatures gnostiques. Ici, une pensée, fondée sur
le dogme de l’unité, résume toute la philosophie : Omnia ab uno et in unum omnia. Ailleurs, l’image de la faux,
emblème du treizième arcane et de la maison saturnale ; l’étoile de Salomon ;
le symbole de l’Écrevisse, obsécration du mauvais esprit ; quelques passages de
Zoroastre, témoignages de la haute antiquité des sciences maudites. Enfin,
situé dans le champ lumineux du soupirail, et plus lisible en ce dédale
d’imprécisions, le ternaire hermétique : Sal,
Sulphur, Mercurius…
Tel est le tableau légendaire de l’alchimiste et de son
laboratoire. Vision fantastique, dépourvue de vérité, sortie de l’imagination
populaire et reproduite sur les vieux almanachs, trésors du colportage.
Souffleurs, magistes, sorciers, astrologues, nécromants ?
– Anathème et malédiction !
V
CHIMIE ET PHILOSOPHIE
La chimie est, incontestablement, la science des faits,
comme l’alchimie est celle des causes. La première, limitée au domaine
matériel, s’appuie sur l’expérience ; la seconde prend de préférence ses
directives dans la philosophie. Si l’une a pour objet l’étude des corps
naturels, l’autre tente de pénétrer le mystérieux dynamisme qui préside à leurs
transformations. C’est là ce qui fait leur différence essentielle et nous permet
de dire que l’alchimie, comparée à notre science positive, seule admise et
enseignée aujourd’hui, est une chimie spiritualiste, parce qu’elle nous permet
d’entrevoir Dieu à travers les ténèbres de la substance.
Au surplus, il ne nous paraît pas suffisant de savoir
exactement reconnaître et classer des faits ; il faut encore interroger la
nature pour apprendre d’elle dans quelles conditions, et sous l’emprise de
quelle volonté, s’opèrent ses multiples productions. L’esprit philosophique ne
saurait, en effet, se contenter d’une simple possibilité d’identification des
corps ; il réclame la connaissance du secret de leur élaboration. Entr’ouvrir
la porte du laboratoire où la nature mixtionne les éléments, c’est bien ;
découvrir la force occulte sous l’influence de laquelle son labeur s’accomplit,
c’est mieux. Nous sommes loin, évidemment, de connaître tous les corps naturels
et leurs combinaisons, puisque nous en découvrons quotidiennement de nouveaux ;
mais nous en savons assez cependant pour délaisser provisoirement l’étude de la
matière inerte et diriger nos recherches vers l’animateur inconnu, agent de
tant de merveilles.
Dire, par exemple, que deux volumes d’hydrogène combinés à
un volume d’oxygène donnent de l’eau, c’est énoncer une banalité chimique. Et pourtant,
qui nous enseignera pourquoi le résultat de cette combinaison présente, avec un
état spécial, des caractères que ne possèdent point les gaz qui l’ont
produite ? Quel est donc l’agent qui impose au composé sa spécificité nouvelle
et oblige l’eau, solidifiée par le froid, à toujours cristalliser dans le même
système ? D’autre part, si le fait est indéniable et rigoureusement contrôlé,
d’où vient qu’il nous soit impossible de la reproduire par simple lecture de la
formule chargée d’en expliquer le mécanisme ? Car il manque, dans la notation H²O,
l’agent essentiel capable de provoquer l’union intime des éléments gazeux,
c’est-à-dire le feu. Or, nous défions le plus habile chimiste de fabriquer de
l’eau synthétique en mélangeant l’oxygène à l’hydrogène sous les volumes
indiqués : les deux gaz refuseront toujours de se combiner. Pour réussir
l’expérience, il est indispensable de faire intervenir le feu, soit sous forme
d’étincelle, soit sous celle d’un corps en ignition ou susceptible d’être porté
à l’incandescence (mousse de platine). Ainsi reconnaît-on, sans que l’on puisse
opposer à notre thèse le moindre argument sérieux, que la formule chimique de
l’eau est, sinon fausse, du moins incomplète et tronquée. Et l’agent
élémentaire feu, sans lequel aucune combinaison ne peut s’effectuer, étant
exclu de la notation chimique, la science entière s’avère lacuneuse et
incapable de fournir, par ses formules, une explication logique et véritable
des phénomènes étudiés. « La chimie physique, écrit A. Étard, entraîne la
majorité des esprits chercheurs ; c’est elle qui touche de plus près aux
vérités profondes ; c’est elle qui nous livrera lentement les lois capables de
changer tous nos systèmes et nos formules. Mais, par son importance même, ce
genre de chimie est le plus abstrait et le plus mystérieux qui soit ; les
meilleures intelligences ne peuvent, pendant les cours instants d’une pensée
créatrice, arriver à la contention et à la comparaison de tous les grands faits
connus. Devant cette impossibilité, on recourt aux représentations
mathématiques. Ces représentations sont le plus souvent parfaites dans leurs
méthodes et leurs résultats ; mais dans l’application à ce qui est profondément
inconnu, on ne peut faire que les mathématiques découvrent des vérités dont on
ne leur a pas confié les éléments. L’homme le mieux doué pose mal le problème
qu’il ne comprend pas. Si ces problèmes pouvaient être mis correctement en
équation, on aurait l’espoir de les résoudre. Mais, dans l’état d’ignorance où
nous sommes, on se trouve fatalement réduit à introduire de nombreuses
constantes, à négliger des termes, à appliquer des hypothèses… La mise en
équation n’est peut-être plus en tout point correcte ; on se console cependant
parce qu’elle conduit à une solution ; mais c’est un arrêt temporaire du
progrès de la science quand de telles solutions s’imposent pendant des années à
de bons esprits comme une démonstration scientifique. Bien des travaux se font
dans ce sens, qui prennent du temps et conduisent à des théories contradictoires,
destinées à l’oubli. » [A. Étard, Revue
annuelle de Chimie pure, dans la Revue
des Sciences, 30 sept. 1896, p. 775.]
Ces fameuses théories, qui furent si longtemps invoquées et
opposées aux conceptions hermétiques, voient aujourd’hui leur solidité fortement
compromise. Des savants sincères, appartenant à l’école créatrice de ces mêmes
hypothèses, – considérées comme des certitudes, – ne leur accordent plus qu’une
valeur très relative ; leur champ d’action se resserre parallèlement à la
diminution de leur puissance d’investigation. C’est ce qu’exprime, avec cette
franchise révélatrice du véritable esprit scientifique, M. Émile Picard dans la
Revue des Deux Mondes. « Quant aux
théories, écrit-il, elles ne se proposent plus de donner une explication
causale de la réalité même, mais seulement de traduire celle-ci en images ou en
symboles mathématiques. On demande aux instruments de travail que sont les
théories de coordonner, au moins pour un temps, les phénomènes connus et d’en
prévoir de nouveaux. Quand leur fécondité est épuisée, on s’efforce de leur
faire subir les transformations qu’a rendues nécessaires la découverte de faits
nouveaux. » Ainsi donc, contrairement à la philosophie, qui devance les faits,
assure l’orientation des idées et leur connexion pratique, la théorie, conçue
après coup, modifiée suivant les résultats de l’expérience, au fur et à mesure
des acquisitions, reflète toujours l’incertitude des choses provisoires et
donne à la science moderne le caractère d’un perpétuel empirisme. Quantités de
faits chimiques, sérieusement observés, résistent à la logique et défient tout
raisonnement. « L’iodure cuivrique, par exemple, dit J. Duclaux, se décompose
spontanément en iode et iodure cuivreux. L’iode étant un oxydant et les sels
cuivreux étant réducteurs, cette décomposition est inexplicable. La formation
de composés extrêmement instables, tels que le chlorure d’azote, est également
inexplicable. On ne comprend pas davantage pourquoi l’or, qui résiste aux
acides et aux alcalis, même concentrés et chauds, se dissout dans une solution
étendue et froide de cyanure de potassium ; pourquoi l’hydrogène sulfuré est
plus volatil que l’eau ; pourquoi le chlorure de soufre, composé de deux
éléments dont chacun se combine au potassium avec incandescence, est sans
action sur ce métal. » [J. Duclaux, La
Chimie de la Matière vivante. Paris, Alcan, 1910, p. 14.]
Nous venons de parler du feu ; encore, ne l’envisageons-nous
que sous sa forme vulgaire, et non point en son essence spirituelle, laquelle
s’introduit dans les corps au moment même de leur apparition sur le plan
physique. Ce que nous désirons démontrer, sans sortir du domaine alchimique,
est l’erreur grave qui domine toute la science actuelle et l’empêche de
reconnaître ce principe universel qui anime la substance, à quelque règne
qu’elle appartienne. Il se manifeste pourtant autour de nous, sous nos yeux,
soit par les propriétés nouvelles que la matière hérite de lui, soit par les
phénomènes qui en accompagnent le dégagement. La lumière, – feu raréfié et spiritualisé –, possède les mêmes vertus et le même
pouvoir chimique que le feu élémentaire grossier. Une expérience, dirigée vers
la réalisation synthétique de l’acide chlorhydrique (Cl H) en partant de ses
composants, le démontre suffisamment. Si l’on enferme dans un flacon de verre
des volumes égaux de gaz chlore et d’hydrogène, les deux gaz conserveront leur
individualité propre tant que la fiole qui les contient sera maintenue dans
l’obscurité. Déjà, à la lumière diffuse, leur combinaison s’effectue peu à
peu ; mais si l’on expose le vaisseau aux rayons solaires directs, il vole en
éclats sous la poussée d’une violente explosion.
On nous objectera que le feu, considéré comme simple
catalyseur, ne fait point partie intégrante de la substance et qu’en conséquence
on ne peut le signaler dans l’expression des formules chimiques. L’argument est
plus spécieux que véritable, puisque l’expérience elle-même l’infirme. Voici un
morceau de sucre, dont l’équation ne porte aucun équivalent de feu ; si nous le
brisons dans l’obscurité, nous en verrons jaillir une étincelle bleue. D’où
provient-elle ? Où se trouvait-elle enclose, sinon dans la texture cristalline
de la saccharose ? – Nous avons parlé de l’eau ; jetons à sa surface un
fragment de potassium : il s’enflamme spontanément et brûle avec énergie. Où
donc cette flamme visible se cachait-elle ? Que ce soit dans l’eau, l’air ou le
métal, il importe peu ; le fait essentiel c’est qu’elle existe potentiellement
à l’intérieur de l’un ou de l’autre de ces corps, voire de tous. Qu’est-ce que
le phosphore, porte-lumière et générateur de feu ? Comment les noctiluques, les
lampyres et lucioles transforment-ils en lumière une partie de leur énergie
vitale ? Qui oblige les sels d’urane, de cérium, de zirconium, à devenir fluorescents
lorsqu’ils ont été soumis à l’action de la lumière solaire ? Par quel
mystérieux synchronisme le platino-cyanure de baryum brille-t-il au contact des
rayons de Rœntgen ?
Et qu’on ne vienne pas nous parler d’oxydation dans l’ordre
normal des phénomènes ignés : ce serait reculer la question au lieu de la
résoudre. L’oxydation est une résultante, non une cause ; c’est une combinaison
soumise à un principe actif, à un agent. Si certaines oxydations énergiques
dégagent de la chaleur ou du feu, c’est, très certainement, pour la raison que
ce feu s’y trouvait d’abord engagé. Le fluide électrique, silencieux, obscur et
froid, parcourt son conducteur métallique sans l’influencer autrement ni
manifester son passage. Mais, vient-il à rencontrer une résistance, l’énergie
se révèle aussitôt avec les qualités et sous l’aspect du feu. Un filament de
lampe devient incandescent, le charbon de cornue s’embrase, le fil métallique
le plus réfractaire fond sur-le-champ. Or, l’électricité n’est-elle pas un feu
véritable, un feu en puissance ? D’où tire-t-elle son origine, sinon de la
décomposition (piles) ou de la désagrégation des métaux (dynamos), corps
éminemment chargés du principe igné ? Détachons une parcelle d’acier ou de fer
par le meulage, le choc contre un silex, et nous verrons briller l’étincelle
mise ainsi en liberté. On connaît assez le briquet pneumatique, basé sur la
propriété que possède l’air atmosphérique de s’enflammer par simple
compression. Les liquides eux-mêmes sont souvent de véritables réservoirs de
feu. Il suffit de verser quelques gouttes d’acide azotique concentré sur
l’essence de térébenthine pour provoquer son inflammation. Dans la catégorie
des sels, citons pour mémoire les fulminates, la nitrocellulose, le picrate de
potasse, etc.
Sans multiplier davantage les exemples, on voit qu’il serait
puéril de soutenir que le feu, parce que nous ne pouvons le percevoir
directement dans la matière, ne s’y trouve pas réellement à l’état latent. Les
vieux alchimistes, qui possédaient, de source traditionnelle, plus de
connaissances que nous sommes disposés à leur en accorder, assuraient que le
soleil est un astre froid et que ses rayons sont obscurs. [Conf. Cosmopolite ou Nouvelle Lumière chymique, Paris, 1669, p. 50.] Rien ne semble plus
paradoxal ni plus contraire à l’apparence, et pourtant rien n’est plus vrai.
Quelques instants de réflexion permettent de s’en convaincre. Si le soleil
était un globe de feu, comme on nous l’enseigne, il suffirait de s’en
rapprocher, si peu que ce soit, pour éprouver l’effet d’une chaleur croissante.
C’est précisément le contraire qui a lieu. Les hautes montagnes restent
couronnées de neige malgré les ardeurs de l’été. Dans les régions élevées de
l’atmosphère, quand l’astre passe au zénith, la coupole des aérostats se couvre
de givre et leurs passagers souffrent d’un froid très vif. Ainsi, l’expérience
démontre que la température s’abaisse à mesure qu’augmente l’altitude. La
lumière même ne nous est rendue sensible qu’autant que nous nous trouvons
placés dans le champ de son rayonnement. Sommes-nous situés en dehors du
faisceau radiant, son action cesse pour nos yeux. C’est un fait bien connu
qu’un observateur, regardant le ciel du fonds d’un puits et à l’heure de midi,
voit le firmament nocturne et constellé.
D’où proviennent donc la chaleur et la lumière ? — Du simple
choc des vibrations froides et obscures contre les molécules gazeuses de notre
atmosphère. Et comme la résistance croît en raison directe de la densité du
milieu, la chaleur et la lumière sont plus fortes à la surface terrestre qu’aux
grandes altitudes, parce que les couches d’air y sont également plus denses.
Telle est, du moins, l’explication physique du phénomène. En réalité, et selon
la théorie hermétique, l’opposition au mouvement vibratoire, la réaction ne
sont que les causes premières d’un effet qui se traduit par la libération des
atomes lumineux et ignés de l’air atmosphérique. Sous l’action du bombardement
vibratoire, l’esprit, dégagé du corps, se revêt pour nos sens des qualités
physiques caractéristiques de sa phase active : luminosité, éclat, chaleur.
Ainsi, le seul reproche que l’on puisse adresser à la
science chimique, c’est de ne point tenir compte de l’agent igné, principe
spirituel et base de l’énergétisme, sous l’influence duquel s’opèrent toutes
les transformations matérielles. C’est l’exclusion systématique de cet esprit,
volonté supérieure et dynamisme caché des choses, qui prive la chimie moderne
du caractère philosophique que possède l’ancienne alchimie. « Vous croyez,
écrit M. Henri Hélier à M. L. Olivier, à la fécondité indéfinie de
l’expérience. Sans doute ; mais toujours l’expérimentation s’est laissé
conduire par une idée préconçue, par une philosophie. Idée souvent presque
absurde en apparence, philosophie parfois bizarre et déconcertante dans ses
signes. « Si je vous racontais comment j’ai fait mes découvertes, disait
Faraday, vous me prendriez pour un imbécile. » Tous les grands chimistes ont eu
ainsi des idées de derrière la tête qu’ils se sont bien gardés de faire
connaître… C’est de leurs travaux que nous avons tiré nos méthodes et nos
théories actuelles ; elles en sont le plus précieux résultat, elles n’en furent
pas l’origine. » [Lettre sur la
Philosophie chimique, dans la Revue
des Sciences, 30 déc. 1896, p. 1227.]
« L’alambic, avec ses airs graves et posés, dit un
philosophe anonyme, s’est fait une immense clientèle en chimie. Essayez de vous
y fier : c’est un dépositaire infidèle et un usurier. Vous lui confiez un objet
parfaitement sain, doué de propriétés naturelles incontestables, ayant une
forme qui constitue son existence ; il vous le rend informe, en poussière ou en
gaz, et il a la prétention de tout vous rendre quand il a tout gardé, moins le
poids qui n’est rien puisqu’il vient d’une cause indépendante du corps lui-même.
Et le syndicat des savants sanctionne cette horrible usure ! Vous lui donnez du
vin, il vous rend du tannin, de l’alcool et de l’eau à poids égal. Qu’y
manque-t-il ? Le goût, c’est-à-dire la seule chose qui fait que c’est du vin,
et ainsi de tout. — Parce que vous avez tiré trois choses du vin, messieurs les
chimistes, vous dites : le vin se fait de ces trois choses. — Refaites-le donc,
ou je vous dirai, moi : ce sont trois choses qui se font du vin. — Vous pouvez
défaire ce que vous avez fait, mais vous ne referez jamais ce que vous avez
défait dans la nature. Les corps ne vous résistent qu’en proportion qu’ils sont
plus fortement combinés, et vous appelez corps simples tous ceux qui vous
résistent : vanité !
« J’aime le microscope ; il se contente de nous montrer les
choses telles qu’elles sont, en étendant simplement notre perception ; ce sont
donc les savants qui lui prêtent des avis. Mais lorsque, plongés dans les
derniers détails, ces messieurs viennent apporter au microscope le plus petit
grain ou la moindre gouttelette, l’instrument railleur semble, en leur y
montrant des animaux vivants, leur dire : Analysez-moi donc ceux-là. —
Qu’est-ce donc que l’analyse ? Vanité, vanité !
« Enfin, quand un savant docteur tranche du bistouri dans un
cadavre pour y rechercher les causes de la maladie qui a fait une victime, avec
son aide il ne trouve que des résultats. — Car la cause de la mort est dans
celle de la vie, et la vraie médecine, celle qu’a pratiquée naturellement le
Christ, et qui renaît scientifiquement avec l’homéopathie, la médecine des
semblables, s’étudie sur le vif. — Or, quand il s’agit de la vie, comme il n’y
a rien qui ressemble moins à un vivant qu’un mort, l’anatomie est la plus
triste des vanités.
« Tous les instruments sont-ils donc une cause d’erreur ?
Loin de là ; mais ils indiquent la vérité dans une limite si restreinte que
leur vérité n’est qu’une vanité. Donc, il est impossible d’y attacher une
vérité absolue. C’est ce que j’appelle l’impossible du réel, et dont je prends
acte pour affirmer le possible du merveilleux. » [Comment l’Esprit vient aux tables, par un homme qui n’a pas perdu
l’esprit. Paris, Librairie Nouvelle, 1854, p. 150.]
Positive dans ses faits, la chimie demeure négative dans son
esprit. Et c’est précisément ce qui la différencie de la science hermétique,
dont le propre domaine comprend surtout l’étude des causes efficientes, de
leurs influences, des modalités qu’elles affectent selon les milieux et les
conditions. C’est cette étude, exclusivement philosophique, qui permet à
l’homme de pénétrer le mystère des faits, d’en comprendre l’étendue, de
l’identifier enfin à l’Intelligence suprême, âme de l’Univers, Lumière, Dieu.
Ainsi l’alchimie, remontant du concret à l’abstrait, du positivisme matériel au
spiritualisme pur, élargit le champ des connaissances humaines, des
possibilités d’action et réalise l’union de Dieu et de la Nature, de la
Création et du Créateur, de la Science et de la Religion.
Qu’on veuille bien ne voir, en cette discussion, aucune
critique injuste ou tendancieuse dirigée contre les chimistes. Nous respectons
tous les laborieux, à quelque condition qu’ils appartiennent, et professons
personnellement la plus profonde admiration pour les grands savants dont les
découvertes ont si magnifiquement enrichi la science actuelle. Mais ce que les
hommes de bonne foi regretteront avec nous, ce sont moins les divergences
d’opinion librement exprimées que les fâcheuses intentions d’un sectarisme étroit,
jetant la discorde entre les partisans de l’une et de l’autre doctrine. La vie
est trop brève, le temps trop précieux pour les gaspiller en vaines polémiques,
et ce n’est guère s’honorer soi-même que mépriser le savoir d’autrui. Peu
importe, au surplus, que tant de chercheurs s’égarent, s’ils sont sincères et
si leur erreur même les conduit à d’utiles acquisitions ; errare humanum est, dit le vieil adage, et l’illusion se pare
souvent du diadème de la vérité. Ceux qui persévèrent malgré l’insuccès ont donc
droit à toute notre sympathie.
Malheureusement, l’esprit scientifique est une qualité rare
chez l’homme de science, et nous retrouvons cette carence à l’origine des
luttes que nous signalons. De ce qu’une vérité n’est ni démontrée, ni
démontrable à l’aide des moyens dont la science dispose, on ne peut inférer
qu’elle ne le sera jamais. « Le mot impossible n’est pas français », disait
Arago ; nous ajoutons qu’il est contraire au véritable esprit scientifique.
Qualifier une chose d’impossible parce que sa possibilité actuelle reste
douteuse, c’est manquer de confiance en l’avenir et renier le progrès. Lémery
ne commet-il pas une grave imprudence, lorsqu’il ose écrire, au sujet de
l’alkaest ou dissolvant universel : « Pour moi, je le crois imaginaire, car je
n’en connois point. » [Lémery, Cours de
Chymie, Paris, d’Houry, 1757.] Notre chimiste, on en conviendra, estimait
au prix fort la valeur et l’étendue de ses connaissances. Harrys, cerveau
réfractaire à la pensée hermétique, définissait ainsi l’alchimie, sans jamais
avoir voulu l’étudier : Ars sine arte,
cujus principium est mentiri, medium laborare et finis mendicare [« Un art
sans art, dont le commencement est de mentir, le milieu de travailler, et la
fin de mendier. »].
À côté de ces savants enfermés dans leur tour d’ivoire, à
côté de ces hommes d’un mérite incontestable, certes, mais esclaves de préjugés
tenaces, d’autres n’hésitèrent point à donner droit de cité à la vieille
science. Spinoza, Leibniz croyaient à la pierre philosophale, à la chrysopée.
Pascal en acquit la certitude. [Pascal a-t-il été alchimiste ? Rien ne nous
autorise à le prétendre. Ce qui est le plus sûr, c’est qu’il a dû réaliser
lui-même la transmutation, à moins qu’il ne l’eût vue s’accomplir sous ses
yeux, dans le laboratoire d’un Adepte. L’opération dura deux heures. C’est ce
qui ressort d’un curieux document autographe sur papier, rédigé en style
mystique, et que l’on trouva cousu dans son habit, lors de son ensevelissement.
En voici le début, qui en est aussi la partie essentielle :
+
L’an de grâce 1654,
Lundi 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et
autres au martyrologue,
Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,
Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ
minuit et demi,
FEU.
Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,
Non des Philosophes et des Savans.
Certitude, Certitude, Sentiment. Joie. Paix.
Nous avons souligné à dessein, bien qu’il ne le soit pas
dans la pièce originale, le mot Chrysogone,
dont se sert l’auteur pour qualifier la transmutation ; il est formé, en effet,
de deux mots grecs, Χρυσός, or, et γονή, génération. La mort, qui emporte
d’ordinaire le secret des hommes, devait livrer celui de Pascal, philosophus
per ignem.]
Plus près de nous, quelques esprits d’un ordre élevé, entre
autres sir Humphry Davy, pensaient que les recherches hermétiques pouvaient
conduire à des résultats insoupçonnés. Jean-Baptiste Dumas, dans ses Leçons sur la Philosophie chimique,
s’exprime en ces termes : « Serait-il permis d’admettre des corps simples
isomères ? Cette question touche de près à la transmutation des métaux. Résolue
affirmativement, elle donnerait des chances de succès à la recherche de la
pierre philosophale… Il faut donc consulter l’expérience, et l’expérience, il
faut le dire, n’est point en opposition jusqu’ici avec la possibilité de la
transmutation des corps simples… Elle s’oppose même à ce qu’on repousse cette
idée comme une absurdité qui serait démontrée par l’état actuel de nos
connaissances. » François-Vincent Raspail était un alchimiste convaincu, et les
ouvrages des philosophes classiques occupaient une place prépondérante parmi
ses autres livres. Ernest Bosc raconte qu’Auguste Cahours, membre de l’Académie
des Sciences, lui avait appris que « son vénéré maître Chevreul professait la
plus grande estime pour nos vieux alchimistes ; aussi, sa riche bibliothèque
renfermait-elle presque tous les ouvrages importants des philosophes
hermétiques. [Chevreul a légué sa bibliothèque hermétique à notre Muséum
d’histoire naturelle.] Il paraîtrait même que le doyen des étudiants de France,
comme Chevreul s’intitulait lui-même, avait beaucoup appris dans ces vieux
bouquins, et qu’il leur devait une partie de ses belles découvertes. L’illustre
Chevreul, en effet, savait lire entre les lignes bien des renseignements qui
avaient passé inaperçus avant lui. » [Ernest Bosc, Dictionnaire d’Orientalisme, d’Occultisme et de Psychologie. Tome I
: art. Alchimie.] L’un des maîtres
les plus célèbres de la science chimique, Marcellin Berthelot, ne se contenta
point d’adopter l’opinion de l’École. Contrairement à nombre de ses collègues,
qui parlent hardiment de l’alchimie sans la connaître, il consacra plus de
vingt années à l’étude patiente des textes originaux, grecs et arabes. Et, de
ce long commerce avec les maîtres anciens, naquit en lui cette conviction que «
les principes hermétiques, dans leur ensemble, sont aussi soutenables que les
meilleures théories modernes ». Si nous n’étions tenu par la promesse que nous
leur avons faite, nous pourrions ajouter à ces savants les noms de certaines
sommités scientifiques, entièrement conquises à l’art d’Hermès, mais que leur
situation même oblige à ne le pratiquer qu’en secret.
De nos jours, et quoique l’unité de la substance, — base de
la doctrine enseignée depuis l’antiquité par tous les alchimistes, — soit reçue
et officiellement consacrée, il ne semble pas toutefois que l’idée de la
transmutation ait suivi la même progression. Le fait a d’autant plus lieu de
surprendre qu’on ne saurait admettre l’une sans envisager la possibilité de
l’autre. D’autre part, vu la haute ancienneté de la thèse hermétique, on aurait
quelque raison de penser qu’au cours des siècles elle a pu se trouver confirmée
par l’expérience. Il est vrai que les savants font généralement peu de cas des
arguments de cet ordre ; les témoignages les plus dignes de foi et les mieux
étayés leur semblent suspects, soit qu’ils les ignorent, soit qu’ils préfèrent
s’en désintéresser. Afin qu’on ne nous accuse point de leur prêter quelque
malveillante intention en dénaturant leur pensée, et pour permettre au lecteur
d’exercer son jugement en toute liberté, nous soumettrons à son appréciation
les opinions de savants et de philosophes modernes sur le sujet qui nous
occupe. Jean Finot ayant fait appel aux hommes compétents, leur posa la
question suivante : Dans l’état actuel de la science, la transmutation
métallique est-elle possible ou réalisable ; peut-elle être considérée même
comme réalisée du fait de nos connaissances ? Voici les réponses qu’il en reçut.
[Cf. La Revue, n° 18, 15 septembre
1912, p. 162 et suiv.]
— Docteur Max Nordeau. — « Permettez-moi de m’abstenir de
toute discussion de la transmutation de la matière. J’adopte le dogme (c’en est
un) de l’unité de celle-ci, l’hypothèse de l’évolution des éléments chimiques
du poids atomique le plus léger, à celui de plus en plus lourd, et même la
théorie, — imprudemment appelée loi, — de la périodicité de Mendéléeff. Je ne
nie pas la possibilité théorique de refaire artificiellement, par des moyens de
laboratoire, une partie de cette évolution, produite naturellement en des
milliards ou billions d’années par les forces cosmiques et de transformer en or
des métaux plus légers. Mais je ne crois pas que notre siècle sera témoin de la
réalisation du rêve des alchimistes. »
— Henri Poincaré. — « La science ne peut et ne doit dire
jamais ! Il se peut qu’un jour on découvrira le principe de fabriquer de l’or,
mais pour le moment le problème ne paraît pas résolu. »
— Mme M. Curie. — « S’il est vrai que des transformations
atomiques spontanées ont été observées avec les corps radioactifs (production
d’hélium par ces corps, que vous signalez et qui est parfaitement exacte), on
peut, d’un autre côté, assurer qu’aucune transformation de corps simple n’a
encore été obtenue par l’effort des hommes et grâce aux dispositifs imaginés
par eux. Il est donc actuellement tout à fait inutile d’envisager les
conséquences possibles de la fabrication de l’or. »
— Gustave Le Bon. — « Il est possible qu’on transforme
l’acier en or, comme on transforme, dit-on, l’uranium en radium et en hélium,
mais ces transformations ne porteront vraisemblablement que sur des
milliardièmes de milligrammes, et il serait alors beaucoup plus économique de
retirer l’or de la mer qui en contient des tonnes. »
Dix ans après, un magazine de vulgarisation scientifique [«
Je sais tout ». La fabrication
synthétique de l’or est-elle possible ? N° 194, 15 février 1922.], se
livrant à la même enquête, publiait les opinions suivantes :
— M. Charles Richet, professeur à la Faculté de médecine,
membre de l’Institut, titulaire du prix Nobel. — « J’avoue n’avoir pas
d’opinion sur la question. »
— MM. Urbain et Jules Perrin. — « … À moins d’une révolution
dans l’art d’exploiter les forces naturelles, l’or synthétique, — s’il n’est
pas une chimère, — ne vaudra pas la peine d’être exploité industriellement. »
— M. Charles Moureu. — « … La fabrication de l’or n’est pas
une hypothèse absurde ! C’est à peu près la seule affirmation qu’un véritable
savant peut émettre… Un savant n’affirme rien à priori… La transmutation est un
fait que nous constatons tous les jours. »
À cette pensée si courageusement exprimée, pensée de cerveau
hardi, doué du plus noble esprit scientifique et d’un sens profond de la
vérité, nous en opposerons une autre, de qualité très différente. C’est
l’appréciation de M. Henry Le Châtelier, membre de l’Institut, professeur de
chimie à la Faculté des Sciences. « Je me refuse absolument, écrit l’illustre
maître, à toute interview au sujet de l’or synthétique. Je considère que cela
doit dériver de quelque tentative d’escroquerie, comme les fameux diamants
Lemoine. »
En vérité, on ne saurait avec moins de mots et d’aménité
témoigner autant de mépris pour les vieux Adeptes, maîtres vénérés des
alchimistes actuels. Pour notre auteur, qui n’a sans doute jamais ouvert un
livre hermétique, transmutation est synonyme de charlatanisme. Disciple de ces
grands disparus, il semble assez naturel que nous devions hériter de leur
fâcheuse réputation. Qu’importe ; c’est là notre gloire, la seule d’ailleurs
que daigne nous accorder, lorsqu’elle en trouve l’opportunité, l’ignorance
diplômée, fière de ses colifichets : croix, sceaux, palmes et parchemins. Mais
laissons l’âne porter gravement ses reliques, et revenons à notre sujet.
Les réponses qu’on vient de lire, — excepté celle de M.
Charles Moureu, — sont semblables quant au fond. Elles découlent d’une même
source. L’esprit académique les a dictées. Nos savants acceptent la possibilité
théorique de la transmutation ; ils refusent de croire à sa réalité matérielle.
Ils nient après avoir affirmé. C’est un moyen commode de rester dans
l’expectative, de ne point se compromettre ni sortir du domaine des
relativités.
Pouvons-nous faire état de transformations atomiques portant
sur quelques molécules de substance ? Comment leur reconnaître une valeur
absolue, si l’on ne peut les contrôler qu’indirectement, par des voies
détournées ? Est-ce là une simple concession que les modernes font aux
anciens ? Mais nous n’avons jamais entendu dire que la science hermétique eût
demandé l’aumône. Nous la connaissons assez riche d’observations, assez pourvue
de faits positifs pour n’être point réduite à la mendicité. D’ailleurs, l’idée
théorique que nos chimistes soutiennent aujourd’hui appartient sans conteste
aux alchimistes. C’est leur bien propre, et nul ne saurait leur refuser le
bénéfice d’une antériorité reconnue de quinze siècles. Ce sont ces hommes qui en
ont, les premiers, démontré la réalisation effective, issue de l’unité de
substance, base invulnérable de leur philosophie. Au surplus, nous demandons
pourquoi la science actuelle, dotée de moyens multiples et puissants, de
méthodes rigoureuses servies par un outillage précis et perfectionné, a-t-elle
mis si longtemps à reconnaître la véracité du principe hermétique ? Dès lors,
nous sommes en droit de conclure que les vieux alchimistes, à l’aide de
procédés très simples, avaient néanmoins découvert, expérimentalement, la
preuve formelle capable d’imposer comme une vérité absolue le concept de la
transmutation métallique. Nos prédécesseurs ne furent ni des insensés ni des
imposteurs, et l’idée mère qui guida leurs travaux, celle-là même qui
s’infiltre dans les sphères scientifiques de notre époque, est étrangère aux
principes hypothétiques dont elle ignore les fluctuations et les vicissitudes.
Nous assurons donc, sans parti pris, que les grands savants
dont nous avons reproduit les opinions se trompent lorsqu’ils nient le résultat
lucratif de la transmutation. Ils se méprennent sur la constitution et les
qualités profondes de la matière, quoiqu’ils pensent en avoir sondé tous les
mystères. Hélas ! la complexité de leurs théories, l’amas de mots créés pour expliquer
l’inexplicable, et surtout l’influence pernicieuse d’une éducation matérialiste
les poussent à rechercher fort loin ce qui est à leur portée. Mathématiciens
pour la plupart, ils perdent en simplicité, en bon sens, ce qu’ils gagnent en
logique humaine, en rigueur numérale. Ils rêvent d’emprisonner la nature dans
une formule, de mettre la vie en équation. Ainsi, par déviations successives,
en arrivent-ils inconsciemment à s’éloigner tellement de la vérité simple
qu’ils justifient la dure parole de l’Évangile : « Ils ont des yeux pour ne
point voir et du sens pour ne point comprendre ! »
Serait-il possible de ramener ces hommes à une conception
moins compliquée des choses, de guider ces égarés vers la lumière du
spiritualisme qui leur manque ? Nous allons l’essayer et dirons tout d’abord, à
l’intention de ceux qui voudront bien nous suivre, qu’on n’étudie point la
nature vivante en dehors de son activité. L’analyse de la molécule et de
l’atome n’apprend rien ; elle est incapable de résoudre le problème le plus
élevé qu’un savant puisse se proposer : quelle est l’essence de ce dynamisme
invisible et mystérieux qui anime la substance ? De la vie, en effet, que
savons-nous, sinon que nous en trouvons la conséquence physique dans le
phénomène du mouvement ? Or, tout est vie et mouvement ici-bas. L’activité
vitale, très apparente chez les animaux et les végétaux, ne l’est guère moins
dans le règne minéral, bien qu’elle exige de l’observateur une attention plus
aiguë. Les métaux, en effet, sont des corps vivants et sensible, témoins le
thermomètre à mercure, les sels d’argent, les fluorures, etc. Qu’est-ce que la
dilatation et la contraction, sinon deux effets du dynamisme métallique, deux
manifestations de la vie minérale ? Pourtant, il ne suffit pas au philosophe de
noter seulement l’allongement d’une barre de fer soumise à la chaleur, il lui
faut encore rechercher quelle volonté occulte oblige le métal à se dilater. On
sait que celui-ci, sous l’impression des radiations caloriques, écarte ses
pores, distend ses molécules, augmente de surface et de volume ; il s’épanouit
en quelque sorte, comme nous le faisons nous-mêmes, sous l’action des
bienfaisantes effluves solaires. On ne peut donc nier qu’une telle réaction
n’ait une cause profonde, immatérielle, car nous ne saurions expliquer, sans
cette impulsion, quelle autre force obligerait les particules cristallines à
quitter leur apparente inertie. Cette volonté métallique, l’âme même du métal,
est nettement mise en évidence dans l’une des belles expériences faites par M.
Ch.-Ed. Guillaume. Un barreau d’acier calibré est soumis à une traction
continue et progressive dont on enregistre la puissance à l’aide du
dynamographe. Quand le barreau va céder, il manifeste un étranglement dont on
relève la place exacte. On cesse l’extension et l’on rétablit le barreau dans
ses dimensions primitives, puis l’essai est repris. Cette fois, l’étranglement
se produit en un point différent du premier. En poursuivant la même technique,
on remarque que tous les points ont été successivement éprouvés en cédant, les
uns après les autres, à la même traction. Or, si l’on calibre une dernière fois
le barreau d’acier, en reprenant l’expérience au début, on constate qu’il faut
employer une force très supérieure à la première pour provoquer le retour des
symptômes de rupture. M. Ch.-Ed. Guillaume conclut de ces essais, avec beaucoup
de raison, que le métal s’est comporté comme l’eût fait un corps organique ; il
a successivement renforcé toutes ses parties faibles et augmenté à dessein sa
cohérence pour mieux défendre son intégrité menacée. Un enseignement analogue
se dégage de l’étude des composés salins cristallisés. Si l’on brise l’arête
d’un cristal quelconque et qu’on le plonge, ainsi mutilé, dans l’eau mère qui
l’a produit, non seulement on le voit incontinent réparer sa blessure, mais
encore s’accroître avec une vitesse plus grande que celle des cristaux intacts,
demeurés dans la même solution. Nous découvrons encore une preuve évidente de
la vitalité métallique dans ce fait qu’en Amérique les rails de voies ferrées
montrent, sans raison apparente, les effets d’une singulière évolution. Nulle
part les déraillements n’y sont plus fréquents ni les catastrophes plus
inexplicables. Les ingénieurs chargés d’étudier la cause de ces multiples
ruptures l’attribuent au « vieillissement prématuré » de l’acier. Sous
l’influence probable de conditions climatériques spéciales, le métal vieillit
vite, de bonne heure ; il perd son élasticité, sa malléabilité, sa résistance ;
la ténacité et la cohésion en paraissent diminuées au point de le rendre sec et
cassant. Cette dégénérescence métallique, d’ailleurs, n’est pas uniquement
limitée aux rails ; elle étend aussi ses ravages sur les plaques de blindage
des vaisseaux cuirassés, lesquelles sont généralement mises hors de service
après quelques mois d’usage. À l’essai, on est surpris de les voir se briser en
plusieurs morceaux sous le choc d’un simple casse-fonte à boulet.
L’affaiblissement de l’énergie vitale, phase normale et caractéristique de
décrépitude, de sénilité du métal, est bien le signe précurseur de sa mort
prochaine. Or, la mort, corollaire de la vie, étant la conséquence directe de
la naissance, il s’ensuit que les métaux et minéraux manifestent leur
soumission à la loi de prédestination qui régit tous les êtres crées. Naître,
vivre, mourir ou se transformer sont les trois stades d’une période unique
embrassant toute l’activité physique. Et comme cette activité a pour fonction
essentielle de se renouveler, de se continuer et se reproduire par génération,
nous sommes amené à penser que les métaux portent en eux, aussi bien que les
animaux et les végétaux, la faculté de multiplier leur espèce.
Telle est la vérité analogique que l’alchimie s’est efforcée
de pratiquer, et telle est aussi l’idée hermétique qu’il nous a paru nécessaire
de mettre tout d’abord en relief. Ainsi, la philosophie enseigne et
l’expérience démontre que les métaux, grâce à leur propre semence, peuvent être
reproduits et développés en quantité. C’est d’ailleurs ce que la parole de Dieu
nous révèle dans la Genèse, lorsque le Créateur transmet une parcelle de son
activité aux créatures issues de sa substance même. Car le verbe divin : croissez et multipliez, ne s’applique
pas uniquement à l’homme, il vise l’ensemble des êtres vivants répandus dans la
nature entière.
VI
LA CABALE HERMÉTIQUE
L’alchimie n’est obscure que parce qu’elle est cachée. Les
philosophes qui voulurent transmettre à la postérité l’exposé de leur doctrine
et le fruit de leurs labeurs se gardèrent bien de divulguer l’art en le
présentant sous une forme commune, afin que le profane n’en pût mésuser. Aussi,
est-ce par sa difficulté de compréhension, par le mystère de ses énigmes,
l’opacité de ses paraboles que la science s’est vu reléguer parmi les rêveries,
les illusions et les chimères.
Certes, ces vieux bouquins aux tons bistrés ne se laissent
pas aisément pénétrer. Prétendre les lire à la manière des nôtres serait
s’abuser. Cependant, l’impression première qu’on en reçoit, pour étrange et
confuse qu’elle paraisse, n’en reste pas moins vibrante et persuasive. On y
devine, à travers le langage allégorique et l’abondance d’une nomenclature
équivoque, ce rayon de vérité, cette conviction profonde née de faits certains,
dûment observés et qui ne doivent rien aux spéculations fantaisistes de
l’imagination pure.
On nous objectera sans doute que les meilleurs ouvrages
hermétiques contiennent force lacunes, accumulent les contradictions,
s’émaillent de fausses recettes ; on nous dira que le modus operandi varie selon les auteurs et que, si le développement
théorique est le même chez tous, par contre les descriptions des corps employés
offrent rarement entre eux une similitude rigoureuse. Nous répondrons que les
philosophes ne disposaient pas d’autres ressources, pour dérober aux uns ce
qu’ils voulaient montrer aux autres, que ce fatras de métaphores, de symboles
divers, cette prolixité de termes, de formules capricieuses tracées au courant
de la plume, exprimées en langage clair à l’usage des avides ou des insensés.
Quant à l’argument touchant la pratique, il tombe de lui-même par cette simple
raison que la matière initiale pouvant être envisagée sous l’un quelconque des
multiples aspects qu’elle prend au cours du travail, et les artistes ne
décrivant jamais qu’une partie de la technique, il paraît exister autant de
procédés distincts qu’il y a d’écrivains en ce genre.
Au demeurant, nous ne devons pas oublier que les traités
parvenus jusqu’à nous ont été composés durant la plus belle période alchimique,
celle qui embrasse les trois derniers siècles du moyen âge. Or, à cette époque,
l’esprit populaire, tout imprégné du mysticisme oriental, se complaisait dans
le rébus, le voile symbolique, l’expression allégorique. Ce déguisement
flattait l’instinct frondeur du peuple et fournissait à la verve satirique des
grands un aliment nouveau. Aussi avait-il conquis la faveur générale et le
rencontrait-on partout, fermement établi aux différents degrés de l’échelle
sociale. Il brillait en mots d’esprit dans la conversation des gens cultivés,
nobles ou bourgeois, et se vulgarisait chez le truand en calembours naïfs. Il
agrémentait l’enseigne des boutiquiers de rébus pittoresques et s’emparait du
blason dont il établissait les règles exotériques et le protocole ; il imposait
à l’art, à la littérature, à l’ésotérisme surtout, son costume bigarré
d’images, d’énigmes et d’emblèmes.
C’est lui qui nous valut cette variété d’enseignes
curieuses, dont le nombre et la singularité ajoutent encore au caractère si
nettement original des productions françaises médiévales. Rien ne choque
davantage notre modernisme que ces pancartes de taverniers oscillant sur un axe
de ferronnerie ; nous y reconnaissons seulement la lettre O suivie d’un K coupé
d’un trait ; mais l’ivrogne du XIVe siècle ne s’y trompait pas et entrait, sans
hésiter, au grand cabaret. Les « hostelleries » arboraient souvent un lion doré
figé dans une pose héraldique, ce qui, pour le pérégrinant en quête de logis,
signifiait qu’on « y pouvoit coucher », grâce au double sens de l’image : au lit on dort. Édouard Fournier nous
apprend qu’à Paris la rue du Bout-du-Monde existait encore au XVIIe siècle. «
Ce nom, ajoute l’auteur, qui lui venait de ce qu’elle avait longtemps été tout
près de l’enceinte de la ville, avait été figuré en rébus sur l’enseigne d’un
cabaret. On y avait représenté un os, un bouc, un duc (oiseau), un monde. »
[Édouard Fournier, Énigmes des rues de
Paris. Paris, E. Dentu, 1860.]
À côté du blason constitué par les armoiries de la noblesse
héréditaire, on en découvre un autre dont les armes sont seulement parlantes et
tributaires du rébus. Ce dernier signale les roturiers, arrivés par la fortune
au rang de personnages de condition. François Myron, édile parisien de 1604,
portait ainsi « de gueules au miroir rond ». Un parvenu du même ordre,
supérieur du monastère de Saint-Barthélemy, à Londres, le prieur Bolton, — qui
occupa la charge de 1532 à 1539, — avait fait sculpter ses armes sur le
bow-window du triforium, d’où il surveillait les pieux exercices de ses moines.
On y voit une flèche (bolt) traversant un petit baril (tun), d’où Bolton (pl.
III).
LONDRES - EGLISE SAINT-BARTHELEMY TRIFORIUM La Grande Fenêtre du Prieur Bolton Planche III |
Dans ses Énigmes des
rues de Paris, Édouard Fournier, que nous venons de citer, après nous avoir
initié aux démêlés de Louis XIV et de Louvois, lors de la construction de
l’Hôtel des Invalides, celui-ci désirant placer ses « armes » à côté de celles
du roi et se heurtant aux ordres contraires du monarque, nous dit que Louvois «
prit ses mesures d’une autre manière pour fixer, aux Invalides, son souvenir
d’une manière immuable et parlante.
« Entrez dans la cour d’honneur de l’Hôtel, regardez les
mansardes qui couronnent les façades du monumental quadrilatère ; quand vous en
serez à la cinquième de celles qui s’alignent au sommet de la travée orientale
auprès de l’église, examinez-la bien. L’ornementation en est toute
particulière. Un loup s’y trouve sculpté, à mi-corps ; les pattes s’abattent
sur l’ouverture de l’œil-de-bœuf, qu’elles entourent ; la tête est à moitié
cachée sous une touffe de palmes, et les yeux sont ardemment fixés sur le sol
de la cour. Il y a là, sans que vous vous en doutiez, un calembour monumental,
comme on en faisait si souvent pour les armes parlantes, et, dans ce calembour
de pierre, se trouve la revanche, la satisfaction du vaniteux ministre. Ce loup
regarde, ce loup voit ; c’est son emblème ! Pour qu’on n’en puisse pas douter,
il a fait sculpter sur la mansarde qui est auprès, à droite, un baril de poudre
faisant explosion, symbole de la guerre dont il fut l’impétueux ministre ; sur
la mansarde de gauche, un panache de plumes d’autruche, attribut d’un haut et
puissant seigneur, comme il prétendait l’être ; et encore sur deux autres
mansardes de la même travée, un hibou et une chauve-souris, oiseaux de la
vigilance, sa grande vertu. Colbert, dont la fortune avait la même origine que
celle de Louvois, et qui n’avait pas de moins vaniteuses prétentions de
noblesse, avait pris pour emblème la couleuvre (coluber), comme Louvois avait
choisi le loup. »
Le goût du rébus, dernier écho de la langue sacrée, s’est
considérablement affaibli de nos jours. On ne le cultive plus, et c’est à peine
s’il intéresse encore les écoliers de la génération actuelle. En cessant de
fournir à la science du blason le moyen d’en déchiffrer les énigmes, le rébus a
perdu la valeur ésotérique qu’il possédait jadis. Nous le trouvons aujourd’hui
réfugié aux dernières pages de magazines, où, — passe-temps récréatif, — son
rôle se borne à l’expression imagée de quelques proverbes. À peine
remarque-t-on, de temps à autre, une application régulière, mais fréquemment
orientée vers un but de réclame, de cet art déchu. C’est ainsi qu’une grande
firme moderne, spécialisée dans la construction de machines à coudre, adopta
pour sa publicité une affiche fort connue. Elle représente une femme assise,
travaillant à la machine, au centre d’une S majestueuse. On y voit surtout
l’initiale du fabricant, quoique le rébus soit clair et de sens transparent :
cette femme coud dans sa grossesse, ce qui est une allusion à la douceur du
mécanisme.
Le temps, qui ruine et dévore les œuvres humaines, n’a pas
épargné le vieux langage hermétique. L’indifférence, l’ignorance et l’oubli ont
parachevé l’action désagrégeante des siècles. On ne saurait néanmoins soutenir
qu’il soit tout à fait perdu ; quelques initiés en conservent les règles,
savent tirer parti des ressources qu’il offre dans la transformation de vérités
secrètes ou l’emploient comme clef mnémonique d’enseignement.
En l’année 1843, les conscrits affectés au 46e régiment
d’infanterie, en garnison à Paris, pouvaient rencontrer chaque semaine,
traversant la cour de la caserne Louis-Philippe, un professeur peu banal.
D’après un témoin oculaire, — l’un de nos parents, sous-officier à l’époque et
qui suivait assidûment ses leçons — c’était un homme jeune encore, mais de mise
négligée, aux longs cheveux retombant en boucles sur les épaules, et dont la
physionomie, très expressive, portait l’empreinte d’une remarquable
intelligence. Il enseignait, le soir, aux militaires qui le désiraient,
l’histoire de France, moyennant une légère rétribution, et employait une
méthode qu’il affirmait connue de la plus haute antiquité. En réalité, ce
cours, si séduisant pour ses auditeurs, était basé sur la cabale phonétique
traditionnelle. [Le mot cabale est une déformation du grec καρϐάν, qui baragouine
ou parle une langue barbare.]
Quelques exemples, choisis parmi ceux dont nous avons
conservé le souvenir, donneront un aperçu du procédé.
Après un court préambule sur une dizaine de signes
conventionnels destinés, par leur forme et leur assemblage, à retrouver toutes
les dates historiques, le professeur traçait au tableau noir un graphique très
simplifié. Cette image, qui se gravait facilement dans la mémoire, était en
quelque sorte le symbole complet du règne étudié.
Le premier de ces dessins montrait un personnage debout au
sommet d’une tour et tenant une torche à la main. Sur une ligne horizontale,
figurative du sol, trois accessoires se côtoyaient : une chaise, une crosse,
une assiette. L’explication du schéma était simple. Ce que l’homme élève dans
sa main sert de phare : phare à main, Pharamond.
La tour qui le supporte indique le chiffre 1 : Pharamond
fut, dit-on, le premier roi de France. Enfin, la chaise hiéroglyphe du chiffre
4, la crosse, celui du chiffre 2, l’assiette, signe du zéro, donnent le nombre
420, date présumée d’avènement du souverain légendaire.
[Il y a ici identité absolue de figuration et de sens avec
la cabale exprimée dans les gravures de certains vieux ouvrages, le Songe de
Polyphile en particulier. Le roi Salomon y est toujours représenté par une main
tenant une branche de saule : saule à main, Salomon. Une marguerite signifie me
regrette, etc. C’est ainsi qu’il convient d’analyser les dicts et manières de
parler de Pantagruel et de Gargantua, si l’on veut savoir tout ce qui est «
mussé » dans l’œuvre du puissant initié que fut Rabelais.]
Clovis, nous l’ignorions, était un de ces garnements dont on
ne vient à bout qu’en employant la manière forte. Turbulent, agressif,
batailleur, prompt à tout briser, il ne rêvait que plaies et bosses. Ses bons
parents, tant pour le mater que par mesure de prudence, l’avaient vissé sur sa
chaise. Toute la cour savait qu’il était clos à vis, Clovis. La chaise et deux
corps de chasse posés à terre fournissaient la date 466.
Clotaire, de nature indolente, promenait sa mélancolie dans
un champ entouré de murs. L’infortuné se trouvait ainsi clos dans sa terre :
Clotaire.
Chilpéric, — nous ne savons plus pour quelle cause, — se
trémoussait dans une poêle à frire, tel un simple goujon, en hurlant à perdre
haleine : J’y péris !, d’où Chilpéric.
Dagobert empruntait les dehors peu pacifiques d’un guerrier
brandissant une dague et vêtu du haubert.
Saint Louis, — qui l’eût cru ? — prisait fort le poli et
l’éclat des pièces d’or fraîchement frappées ; aussi, employait-il ses loisirs
à fondre ses vieux louis pour en avoir de neufs : Louis IX.
Quant au petit caporal, — grandeur et décadence, — son
blason ne nécessitait l’emploi d’aucun personnage. Une table recouverte de sa
nappe et supportant un vulgaire poêlon suffisaient à l’identifier. Nappe et
poêlon, Napoléon…
Ce sont ces calembours, ces jeux de mots associés ou non aux
rébus, qui servaient aux initiés de truchement pour leurs entretiens verbaux.
Dans les ouvrages acroamatiques, on réservait les anagrammes, tantôt pour
masquer la personnalité de l’auteur, tantôt pour en déguiser le titre et en
soustraire au profane la pensée directrice. C’est le cas en particulier, d’un
petit livre très curieux et si habilement fermé qu’il est impossible de savoir
quel en est le sujet. On l’attribue à Tiphaigne de la Roche, et il porte ce
titre singulier Amilec ou la graine
d’hommes. [Ce petit ouvrage in-16, fort bien écrit, mais qui ne porte ni
lieu d’édition, ni nom d’éditeur, fut publié vers 1753.] C’est un assemblage de
l’anagramme et du calembour. Il faut lire Alcmie
ou la crème d’Aum. Les néophytes apprendront que c’est là un véritable
traité d’alchimie, parce que l’on écrivait, au XIIIe siècle, alkimie, alkemie,
alkmie ; que le point de science révélé par l’auteur se rapporte à l’extraction
de l’esprit enclos dans la matière première, ou vierge philosophique, qui porte
le même signe que la Vierge céleste, le monogramme AUM ; qu’enfin cette
extraction doit se faire par un procédé analogue à celui qui permet de séparer
la crème du lait, ce qu’enseignent d’ailleurs Basile Valentin, Tollius,
Philalèthe et les personnages du Liber
Mutus. En ôtant le voile du titre qu’il recouvre, on voit combien celui-ci
est suggestif, puisqu’il annonce la divulgation du moyen secret, propre à
l’obtention de cette crème du lait de vierge, que peu de chercheurs ont eu le
bonheur de posséder. Tiphaigne de la Roche, à peu près inconnu, fut cependant
l’un des plus savants Adeptes du XVIIIe siècle. Dans un autre traité, intitulé Giphantie (anagramme de Tiphaigne), il
décrit parfaitement le procédé photographique et montre qu’il était au courant
de manipulations chimiques concernant le développement et la fixation de
l’image, un siècle avant la découverte de Daguerre et Niepce de Saint-Victor.
Parmi les anagrammes destinées à recouvrir le nom de leurs
auteurs, nous signalerons celle de Limojon de Saint-Didier : Dives sicut ardens, c’est-à-dire Sanctus Didiereus, et la devise du
Président d’Espagnet : Spes mea est in
agno. D’autres philosophes ont préféré se vêtir de pseudonymes
cabalistiques se rapportant plus directement à la science qu’ils professaient.
Basile Valentin assemble le grec Βασιλεύς, roi, au latin Valens, puissant, afin
d’indiquer le pouvoir surprenant de la pierre philosophale. Eirenée Philalèthe
apparaît composé de trois mots grecs : Εἰρηναῖος, pacifique, Φίλος, ami, et ἀλήθεια,
vérité ; Philalèthe se présente ainsi comme le pacifique ami de la vérité.
Grassæus signe ses ouvrages du nom d’Hortulain, signifiant le jardinier
(Hortulanus), — des jardins maritimes, prend-il soin de souligner. Ferrari est un
moine forgeron (ferrarius) travaillant les métaux. Musa, disciple de Calid, est
Μύστης, l’Initié, tandis que son maître, — notre maître à tous, — est la
chaleur dégagée par l’athanor (lat. calidus, brûlant). Haly indique le sel, en
grec ἅλς, et les Métamorphoses d’Ovide
sont celles de l’œuf des philosophes (ovum, ovi). Archélaüs est plutôt un titre
d’ouvrage qu’un nom d’auteur ; c’est le principe de la pierre, du grec Ἀρχή,
principe, et λᾶος, pierre. Marcel Palingène combine Mars, le fer, ἥλιος, le
soleil et Palingenesia, régénération, pour désigner qu’il réalisait la
régénération du soleil, ou de l’or, par le fer. Jean Austri, Gratian, Étienne
se partagent les vents (austri), la grâce (gratia) et la couronne (Στέφανος,
Stephanus). Famanus prend pour emblème la fameuse châtaigne, si renommée entre
les sages (Fama-nux), et Jean de Sacrobosco a surtout en vue le mystérieux bois
consacré. Cyliani est l’équivalent de Cyllenius, de Cyllène, montagne de
Mercure, laquelle fit surnommer ce dieu Cyllénien. Quant au modeste
Gallinarius, il se contente du poulailler et de la basse-cour, où le poussin
jaune, éclos d’un œuf de géline noire, deviendra vite notre mirifique poule aux
œufs d’or…
Sans abandonner complètement ces artifices de linguistique,
les vieux maîtres, dans la rédaction de leurs traités, utilisèrent surtout la
cabale hermétique, qu’ils appelaient encore langue des oiseaux, des dieux, gaye
science ou gay scavoir. De cette manière, ils purent dérober au vulgaire les
principes de leur science, en les enveloppant d’une couverture cabalistique.
C’est là une chose indiscutable et fort connue. Mais ce qui est généralement
ignoré, c’est que l’idiome auquel les auteurs empruntèrent leurs termes est le
grec archaïque, langue mère d’après la pluralité des disciples d’Hermès. La
raison pour laquelle on ne s’aperçoit pas de l’intervention cabalistique tient
précisément dans ce fait que le français provient directement du grec. En
conséquence, tous les vocables choisis dans notre langue pour définir certains
secrets, ayant leurs équivalents orthographiques ou phonétiques grecs, il
suffit de bien connaître ceux-ci pour découvrir aussitôt le sens exact,
rétabli, de ceux-là. Car si le français, quant au fond, est véritablement
hellénique, sa signification s’est trouvée modifiée au cours des siècles, à
mesure qu’elle s’éloignait de sa source et avant la transformation radicale que
lui fit subir la Renaissance, — décadence cachée sous le mot de réforme.
L’imposition de mots grecs dissimulés sous des termes
français correspondants, de texture semblable, mais de sens plus ou moins
corrompu, permet à l’investigateur de pénétrer aisément la pensée intime des
maîtres et de lui donner la clef du sanctuaire hermétique. C’est ce moyen que
nous avons utilisé, à l’exemple des anciens, et auquel nous aurons fréquemment
recours dans l’analyse des œuvres symboliques léguées par nos ancêtres.
Bien des philologues, sans doute, ne partageront pas notre
opinion et resteront assurés, avec la masse populaire, que notre langue est
d’origine latine, uniquement parce qu’ils en ont reçu la notion première sur
les bancs du collège. Nous-mêmes avons cru, et longtemps accepté comme
l’expression de la vérité, ce qu’enseignaient nos professeurs. Plus tard
seulement, en recherchant la preuve de cette filiation toute conventionnelle,
il nous a fallu reconnaître la vanité de nos efforts et repousser l’erreur née
du préjugé classique. Aujourd’hui, rien ne saurait entamer notre conviction,
maintes fois confirmée par le succès obtenu dans l’ordre des phénomènes
matériels et des résultats scientifiques. C’est pourquoi nous affirmons
hautement, sans nier l’introduction d’éléments latins dans notre idiome depuis
la conquête romaine, que notre langue est grecque, que nous sommes des Hellènes
ou, plus exactement, des Pélasges.
Aux défenseurs du néo-latinisme : Gaston Paris, Littré,
Ménage, s’opposent maintenant des maîtres plus clairvoyants, d’esprit large et
libre, tels Hins, J. Lefebvre, Louis de Fourcaud, Granier de Cassagnac, l’abbé
Espagnolle (J.-L. Dartois), etc. Et nous les accompagnons volontiers, parce
que, en dépit des apparences, nous savons qu’ils ont vu juste, jugé sainement,
qu’ils suivent la voie simple et droite de la vérité, seule capable de conduire
aux grandes découvertes.
« En 1872, écrit J.-L. Dartois, Granier de Cassagnac, dans
un ouvrage d’une érudition merveilleuse et d’un style agréable, qui a pour
titre : Histoire des origines de la
langue française, fit toucher du doigt l’inanité de la thèse du
néo-latinisme, qui prétend prouver que le français est du latin évolué. Il
montra qu’elle n’était pas soutenable, qu’elle choquait l’histoire, la logique,
le bon sens et, enfin, que notre idiome la repoussait … [« Le latin, synthèse
effrontée de langages rudimentaires de l’Asie, mais simple intermédiaire en
linguistique, sorte de rideau tiré sur la scène du monde, fut une vaste
supercherie favorisée par une phonétique différente de la nôtre, qui en
dissimulait les pillages et dut se faire après l’Allia, pendant l’occupation
sénonaise (390-345 av. J.-C.). » — A. Champrosay, Les Illuminé de Cabarose. Paris, 1920, p. 54.]
Quelques années plus tard, M. Hins prouvait à son tour, dans
une étude très documentée parue dans la Revue
de Linguistique, que de tous les travaux du néo-latinisme il n’était permis
de conclure qu’à la parenté et non pas à la filiation des langues dites
néo-latines… Enfin, M. J. Lefebvre, dans deux articles remarquables et très
lus, publiés en juin 1892 dans la Nouvelle
Revue, démolit de fond en comble la thèse du néo-latinisme, en établissant
que l’abbé Espagnolle, dans son ouvrage l’Origine
du français, était dans la vérité ; que notre langue, comme l’avaient
entrevu les plus grands savants du XVIe siècle, était grecque ; que la
domination romaine dans la Gaule n’avait fait que la couvrir d’une légère
couche de latin sans altérer nullement son génie. » Plus loin, l’auteur ajoute
: « Si nous demandons au néo-latinisme de vouloir bien nous expliquer comment
le peuple gaulois, qui comprenait au moins sept millions de personnes, a pu
oublier sa langue nationale et en apprendre une autre, ou plutôt changer la
langue latine en langue gauloise, ce qui est plus difficile ; comment des
légionnaires, qui, pour la plupart, ignoraient eux-mêmes le latin et
stationnaient dans des camps retranchés, séparés les uns des autres par de
vastes espaces, ont pu néanmoins se faire les pédagogues des tribus gauloises
et leur apprendre la langue de Rome, c’est-à-dire opérer dans les Gaules seules
un prodige que les autres légions romaines n’ont pu accomplir nulle autre part,
ni en Asie, ni en Grèce, ni dans les Iles Britanniques ; comment, enfin, les
Basques et les Bretons ont pu réussir à conserver leurs idiomes, tandis que
leurs voisins, les habitants du Béarn, du Maine et de l’Anjou, perdaient les
leurs et étaient obligés de parler latin, que nous dit-il ? » — Cette objection
est si grave que c’est Gaston Paris, le chef de l’École, qui est chargé d’y
répondre. « Nous ne sommes pas obligés, nous, néo-latins, dit-il en substance,
de résoudre les difficultés que peuvent soulever la logique et l’histoire ;
nous ne nous occupons que du fait philologique, et ce fait domine la question,
puisqu’il prouve, seul, l’origine latine du français, de l’italien et de
l’espagnol. » « … Assurément, lui riposte M. J. Lefebvre, le fait philologique
serait décisif s’il était bien et dûment établi ; mais il ne l’est pas du tout.
Avec toutes les subtilités du monde, le néo-latinisme n’arrive en réalité qu’à
constater cette vérité banale, à savoir qu’il y a une assez grande quantité de
mots latins dans notre langue. Or, personne ne l’a jamais contesté. »
Quant au fait philologique invoqué, mais nullement démontré,
par M. Gaston Paris pour tenter de justifier sa thèse, J.-L. Dartois en montre
l’inexistence en s’appuyant sur les travaux de Petit-Radel. « Au prétendu fait
philologique latin, écrit-il, on peut opposer le fait philologique grec
évident. Ce nouveau fait philologique, le seul vrai, le seul démontrable, a une
importance capitale, car il prouve, sans conteste, que les tribus qui vinrent
peupler l’Occident de l’Europe étaient des colonies pélasgiques, et confirme la
belle découverte de Petit-Radel. On sait que ce modeste savant lut, en 1802,
devant l’Institut, un travail remarquable pour prouver que les monuments de
blocs polyédriques qu’on rencontre en Grèce, en Italie, en France, et jusqu’au
fond de l’Espagne, et qu’on attribuait aux Cyclopes, sont l’œuvre des Pélasges.
Cette démonstration convainquit l’Institut, et aucun doute ne s’est élevé
depuis lors sur l’origine de ces monuments… La langue des Pélasges était le
grec archaïque, composé surtout de dialectes éolien et dorien ; et c’est
justement ce grec qu’on retrouve partout, en France, même dans l’Argot de
Paris. » [J.-L. Dartois, Le Néo-latinisme.
Paris, Société des Auteurs-Éditeurs, 1909, p. 6.]
La langue des oiseaux est un idiome phonétique basé
uniquement sur l’assonance. On y tient donc aucun compte de l’orthographe, dont
la rigueur même sert de frein aux esprits curieux et rend inacceptable toute
spéculation réalisée en dehors des règles de la grammaire. « Je ne m’attache
qu’aux choses utiles, dit, au VIe siècle, saint Grégoire, dans une lettre qui
sert de préface à ses Morales, sans
m’occuper ni du style, ni du régime des prépositions, ni des désinences, parce
qu’il n’est pas digne d’un chrétien d’assujettir les paroles de l’Écriture aux règles
de la grammaire. » Cela signifie que le sens des livres sacrés n’est point
littéral, et qu’il est indispensable d’en savoir retrouver l’esprit par
l’interprétation cabalistique, ainsi qu’on a coutume de le faire pour
comprendre les ouvrages alchimiques. Les rares auteurs qui ont parlé de la
langue des Oiseaux lui attribuent la première place à l’origine des langues.
Son antiquité remonterait à Adam, qui l’aurait utilisée pour imposer, selon
l’ordre de Dieu, les noms convenables, propres à définir les caractéristiques
des êtres et des choses créés. De Cyrano Bergerac rapporte cette tradition
lorsque, nouvel habitant d’un monde voisin du soleil, il se fait expliquer ce
qu’est la cabale hermétique par « un petit homme tout nu, assis sur une pierre
», figure expressive de la vérité simple et sans vêtement, assise sur la pierre
naturelle des philosophes.
« Je ne me souviens pas si je lui parlai le premier, dit le
grand initié, ou si ce fut lui qui m’interrogea ; mais j’ai la mémoire toute
fraîche, comme si je l’écoutai encore, qu’il me discourut, pendant trois
grosses heures, en une langue que je sais bien n’avoir jamais ouïe, et qui n’a
aucun rapport avec pas une de ce monde-ci, laquelle toutefois je compris plus
vite et plus intelligiblement que celle de ma nourrice. Il m’expliqua, quand je
me fus enquis d’une chose si merveilleuse, que dans les sciences il y avoit un
Vrai, hors lequel on étoit toujours éloigné du facile ; que plus un idiome
s’éloignait de ce Vrai, plus il se rencontroit au-dessous de la conception, et
de moins facile intelligence. « De même, continuoit-il, dans la musique, ce
Vrai ne se rencontre jamais que l’âme, aussitôt soulevée, ne s’y porte
aveuglément. Nous ne le voyons pas, mais nous sentons que la Nature le voit ;
et, sans pouvoir comprendre en quelle sorte nous en sommes absorbés, il ne
laisse pas de nous ravir, et si nous ne saurions remarquer où il est. Il en va
des langues tout de même. Qui rencontre cette vérité de lettres, de mots et de
suite ne peut jamais, en s’exprimant, tomber au-dessous de sa conception : il
parle toujours égal à sa pensée ; et c’est pour n’avoir pas la connoissance de
ce parfait idiome, que vous demeurez court, ne connoissant pas l’ordre ni les
paroles qui puissent exprimer ce que vous imaginez. » Je lui dis que le premier
homme de notre monde s’étoit indubitablement servi de cette langue, parce que
chaque nom qu’il avoit imposé à chaque chose déclaroit son essence. Il m’interrompit
et continua : « Elle n’est pas simplement nécessaire pour exprimer tout ce que
l’esprit conçoit, mais sans elle on ne peut pas être entendu de tous. Comme cet
idiome est l’instinct ou la voix de la nature, il doit être intelligible à tout
ce qui vit dans le ressort de la nature. C’est pourquoi, si vous en aviez
l’intelligence, vous pourriez communiquer et discourir de toutes vos pensées
aux bêtes, et les bêtes, à vous, de toutes les leurs, à cause que c’est le
langage même de la Nature, par qui elle se fait entendre à tous les animaux.
[Le célèbre fondateur de l’ordre des Franciscains, auquel appartenait
l’illustre Adepte Roger Bacon, connaissait parfaitement la cabale hermétique ;
saint François d’Assise savait parler aux oiseaux.] Que la facilité donc avec
laquelle vous entendez le sens d’une langue qui ne sonna jamais à notre ouïe ne
vous étonne plus. Quand je parle, votre âme rencontre, dans chacun de mes mots,
ce Vrai qu’elle cherche à tâtons ; et quoique sa raison ne l’entende pas, elle
a chez soi Nature qui ne sauroit manquer de l’entendre. » [De Cyrano Bergerac, L’Autre Monde. Histoire comique des États et
Empires du Soleil. Paris, Bauche, 1910]
Mais ce langage secret, universel, indéfini, malgré
l’importance et la vérité de son expression, est en réalité d’origine et de
génie grecs, ainsi que nous l’apprend notre auteur dans son Histoire des Oiseaux. Il fait parler des
chênes séculaires, — allusion à la langue dont se servaient les Druides
(Δρυΐδης, de Δρῦς, chêne), — en cette façon : « Envisage les chênes où nous
sentons que tu tiens ta vue attachée : c’est nous qui te parlons ; et, si tu
t’étonnes que nous parlions une langue usitée au monde d’où tu viens, sache que
nos premiers pères en sont originaires ; ils demeuroient en Épire, dans la
forêt de Dodone, où leur bonté naturelle les convia de rendre des oracles aux
affligés qui les consultoient. Ils avoient, pour cet effet, appris la langue
grecque, la plus universelle qui fût alors, afin d’être entendus. » On
connaissait la cabale hermétique en Égypte, au moins dans la caste sacerdotale,
ainsi qu’en témoigne l’invocation du Papyrus de Leyde : « … Je t’invoque, toi,
le plus puissant des dieux, qui as tout créé ; toi, né de toi-même, qui vois
tout, sans pouvoir être vu… Je t’invoque sous le nom que tu possèdes dans la
langue des oiseaux, dans celle des hiéroglyphes, dans celle des Juifs, dans
celle des Égyptiens, dans celle des Cynocéphales,… dans celle des éperviers,
dans la langue hiératique. » Nous retrouvons encore cet idiome chez les Incas,
souverains du Pérou jusqu’à l’époque de la conquête espagnole ; les anciens
écrivains l’appellent lengua general
(langue universelle) et lengua cortesana
(langue de cour), c’est-à-dire langue diplomatique, parce qu’elle recèle une
double signification correspondant à une double science, l’une apparente,
l’autre profonde (διπλῇ, double, et μάθη, science). « La cabale, dit l’abbé
Perroquet, était une introduction à l’étude de toutes les sciences. »
[Perroquet, prêtre, La Vie et le Martyre
du Docteur Illuminé, le bienheureux Raymond Lulle. Vendôme, 1667.]
En nous présentant la puissante figure de Roger Bacon, dont
le génie brille, au firmament intellectuel du XIIIe siècle, comme un astre de
première grandeur, Armand Parrot nous décrit par quel travail il put acquérir
la synthèse des langues anciennes et posséder une pratique si étendue de la
langue mère qu’il pouvait, par son moyen, enseigner en peu de temps les idiomes
réputés les plus ingrats. [Armand Parrot. Roger
Bacon, sa personne, son génie, ses œuvres et ses contemporains. Paris, A.
Picard, 1894, p. 48 et 49.] C’est là, on en conviendra, une particularité
réellement merveilleuse de ce langage universel, qui nous apparaît à la fois
comme la meilleure clef des sciences et la plus parfaite méthode d’humanisme. «
Bacon, écrit l’auteur, savait le latin, le grec, l’hébreu, l’arabe ; et,
s’étant mis ainsi en état de puiser une riche instruction dans la littérature
ancienne, il avait acquis une connaissance raisonnée des deux langues vulgaires
qu’il avait besoin de savoir, celle de son pays natal et celle de la France. De
ces grammaires particulières, un esprit tel que le sien ne pouvait manquer de
s’élever à la théorie générale du langage ; il s’était ouvert les deux sources
d’où elles découlent, et qui sont, d’une part, la composition positive de
plusieurs idiomes, et de l’autre, l’analyse philosophique de l’entendement
humain, l’histoire naturelle de ses facultés et de ses conceptions. Aussi le
voit-on appliqué, lui, presque seul dans tout son siècle, à comparer des
vocabulaires, à rapprocher les syntaxes, à rechercher les rapports du langage
avec la pensée, à mesurer l’influence que le caractère, les mouvements, les
formes si variées du discours exercent sur les habitudes et les opinions des
peuples. Il remontait ainsi aux origines de toutes les notions simples ou
complexes, fixes ou variables, vraies ou erronées que la parole exprimait.
Cette grammaire universelle lui semblait être la véritable logique, la
meilleure philosophie ; il lui attribuait tant de puissance, qu’à l’aide d’une
telle science il se croyait capable d’enseigner le grec ou l’hébreu en trois
jours, ainsi qu’à son jeune disciple, Jean de Paris, il avait appris en une
année ce qui lui en avait coûté quarante. [Cf. Epist. De Laude sacrae Scripturae, ad Clement IV. — De Gérando, Histoire comparée des systèmes de
Philosophie, t. IV, ch. XXVII, p. 541. — Histoire littéraire de la France,
t. XX, p. 233-234.] « Foudroyante rapidité de l’éducation du bon sens !
Puissance étrange, dit M. Michelet, de tirer, avec l’étincelle électrique, la
science préexistante au cerveau de l’homme ! »
VII
ALCHIMIE ET SPAGYRIE
Il est à présumer que bon nombre de savants chimistes, — et
certains alchimistes également, — ne partageront point notre manière de voir.
Cela ne saurait nous arrêter. Dussions-nous passer pour un partisan résolu des
théories les plus subversives, que nous ne craindrions pas de développer ici
notre pensée, estimant que la vérité a bien d’autres attraits qu’un vulgaire
préjugé, et qu’elle demeure préférable, en sa nudité même, à l’erreur la mieux
fardée, la plus somptueusement vêtue.
Tous les auteurs qui ont écrit, depuis Lavoisier, sur
l’histoire chimique, s’accordent à professer que notre chimie provient, par
filiation directe, de la vieille alchimie. En conséquence, l’origine de l’une
se confond avec l’origine de l’autre. À telle enseigne que la science actuelle
serait redevable des faits positifs sur lesquels elle s’est édifiée, au patient
labeur des alchimistes anciens.
Cette hypothèse, à laquelle on aurait pu n’accorder qu’une
valeur relative et conventionnelle, étant admise aujourd’hui comme vérité
démontrée, la science alchimique, dépouillée de son propre fonds, perd tout ce
qui était susceptible de motiver son existence, de justifier sa raison d’être.
Vue ainsi, à distance, sous les brumes légendaires et le voile des siècles,
elle n’offre plus qu’une forme vague, nébuleuse, sans consistance. Fantôme imprécis,
spectre mensonger, la merveilleuse et décevante chimère mérite bien d’être
reléguée au rang des illusions d’antan, des fausses sciences, ainsi que le
veut, d’ailleurs, un très éminent professeur. [Cf. l’Illusion et les Fausses Sciences, par le professeur
Edmond-Marie-Léopold Bouty, dans la revue Science
et Vie, décembre 1913.]
Mais, là où des preuves seraient nécessaires, où des faits
s’affirment indispensables, on se contente d’opposer aux « prétentions »
hermétiques une pétition de principe. L’École, péremptoire, ne discute pas,
elle tranche. Eh bien ! nous certifions, à notre tour, en nous proposant de le
démontrer, que les savants hommes qui ont, de bonne foi, épousé et propagé
cette hypothèse, se sont abusés par ignorance ou par défaut de pénétration. Ne
comprenant qu’en partie les livres qu’ils étudiaient, ils ont pris l’apparence
pour la réalité. Disons donc nettement, puisque tant de gens instruits et
sincères paraissent l’ignorer, que l’aïeule réelle de notre chimie est
l’ancienne spagyrie, et non la science hermétique elle-même. Il y a, en effet,
un abîme profond entre la spagyrie et l’alchimie. C’est, précisément, ce que
nous allons nous efforcer de dégager, — autant du moins qu’il sera expédient de
le faire sans outrepasser les bornes permises. Nous espérons cependant pousser
assez loin l’analyse et fournir suffisamment de précisions pour nourrir notre
thèse, heureux au surplus de donner aux chimistes ennemis du parti pris un
témoignage de notre bon vouloir et de notre sollicitude.
Il y eut au moyen âge, — vraisemblablement même dans
l’antiquité grecque, si nous nous référons aux œuvres de Zozime et d’Ostanès, —
deux degrés, deux ordres de recherches dans la science chimique : la spagyrie
et l’archimie. Ces deux branches d’un même art exotérique se diffusaient dans
la classe laborieuse par la pratique du laboratoire. Métallurgistes, orfèvres,
peintres, céramistes, verriers, teinturiers, distillateurs, émailleurs,
potiers, etc., devaient, autant que les apothicaires, être pourvus de
connaissances spagyriques suffisantes. Ils les complétaient eux-mêmes, par la
suite, dans l’exercice de leur métier. Quant aux archimistes, ils formaient une
catégorie spéciale, plus restreinte, plus obscure aussi, parmi les chimistes
anciens. Le but qu’ils poursuivaient présentait quelque analogie avec celui des
alchimistes, mais les matériaux et les moyens dont ils disposaient pour
l’atteindre étaient uniquement des matériaux et des moyens chimiques. Transmuer
les métaux les uns dans les autres ; produire l’or et l’argent en partant de
minerais vulgaires ou de composés métalliques salins ; obliger l’or contenu
potentiellement dans l’argent, l’argent dans l’étain, à devenir actuels et
extractibles, voilà ce que l’archimiste avait en vue. C’était, en définitive,
un spagyriste cantonné dans le règne minéral et qui délaissait volontairement
les quintessences animales et les alcaloïdes végétaux. Or, les règlements
médiévaux défendant de posséder chez soi, sans autorisation préalable, des
fourneaux et des ustensiles chimiques, quantité d’artisans, leur labeur
terminé, étudiaient, manipulaient, expérimentaient en secret dans leur cave ou
leur grenier. Ils cultivaient la science des petits particuliers, selon l’expression quelque peu dédaigneuse des
alchimistes pour ces à côtés indignes du philosophe. Reconnaissons, sans
mépriser ces chercheurs utiles, que les plus heureux n’en tiraient souvent
qu’un bénéfice médiocre, et qu’un même procédé, suivi tout d’abord de succès,
ne donnait ensuite que résultats nuls ou incertains.
Néanmoins, malgré leurs erreurs, – ou plutôt à cause
d’elles, — ce sont eux, les archimistes, qui ont fourni aux spagyristes
d’abord, à la chimie moderne ensuite, les faits, les méthodes, les opérations
dont elle avait besoin. Ils sont, ces hommes tourmentés du désir de tout
fouiller et de tout apprendre, les véritables fondateurs d’une science
splendide et parfaite, qu’ils ont dotée d’observations justes, de réactions
exactes, de manipulations habiles, de tours de main péniblement acquis. Saluons
très bas ces pionniers, ces précurseurs, ces grands laborieux et n’oublions
jamais ce qu’ils firent pour nous.
Mais l’alchimie, nous le répétons, n’entre pour rien dans
ces apports successifs. Seuls, les écrits hermétiques, incompris
d’investigateurs profanes, furent la cause indirecte de découvertes que leurs
auteurs n’avaient jamais prévues. C’est ainsi que Blaise de Vigenère obtint
l’acide benzoïque par sublimation du benjoin ; que Brandt put extraire le
phosphore en recherchant l’alkaest dans l’urine ; que Basile Valentin, —
prestigieux Adepte qui ne méprisait point les essais spagyriques, — établit
toute la série des sels antimoniaux et réalisa le colloïde d’or rubis [En
partant du trichlorure d’or pur, séparé de l’acide chloraurique et lentement
précipité par un sel de zinc uni au carbonate potassique, dans une « certaine
eau de pluye ». L’eau de pluie seule, recueillie à une époque donnée, en
récipient de zinc, suffit à former le colloïde rubis, que l’on sépare des
cristalloïdes par dialyse, ce que nous avons maintes fois expérimenté et
toujours avec un égal succès.] ; que Raymond Lulle prépara l’acétone et Cassius
le pourpre d’or ; que Glauber obtint le sulfate sodique et que Van Helmont
reconnut l’existence des gaz. Mais, à l’exception de Lulle et de Basile Valentin,
tous ces chercheurs, classés à tort parmi les alchimistes, ne furent que de
simples archimistes ou de savants spagyristes. C’est pourquoi un célèbre
Adepte, auteur d’un ouvrage classique, peut-il dire avec beaucoup de raison : «
Si Hermès, le Père des philosophes, ressuscitoit aujourd’hui avec le subtil
Geber, le profond Raymond Lulle, ils ne seroient pas regardés comme des
Philosophes par nos chymistes vulgaires qui ne daigneroient presque pas les
mettre au nombre de leurs disciples, parce qu’ils ignoreroient la manière de
s’y prendre pour procéder à toutes ces distillations, ces circulations, ces
calcinations, et toutes ces opérations innombrables que nos chymistes vulgaires
ont inventées, pour avoir mal entendu les écrits allégoriques de ces Philosophes
». [Cosmopolite ou Nouvelle Lumière
chymique. Paris, Jean d’Houry, 1669.] [Ce sont les archimistes et les
spagyristes que l’auteur désigne ici sous l’épithète générales de chimistes
vulgaires, pour les différencier des alchimistes véritables, appelés encore
Adeptes (Adeptus, qui a acquis) ou Philosophes chimiques.]
Avec leur texte confus, émaillé d’expressions cabalistiques,
les livres restent la cause efficiente et génuine de la méprise grossière que
nous signalons. Car, en dépit des avertissements, des objurgations de leurs
auteurs, les étudiants s’obstinent à les lire suivant le sens qu’ils offrent
dans le langage courant. Ils ne savent pas que ces textes sont réservés aux
initiés et qu’il est indispensable, pour les bien comprendre, d’en détenir la clef
secrète. C’est à découvrir cette clef qu’il faut préalablement travailler.
Certes, ces vieux traités contiennent, sinon la science intégrale, du moins sa
philosophie, ses principes, l’art de les appliquer conformément aux lois
naturelles. Mais si l’on ignore la signification occulte des termes, — ce
qu’est, par exemple, Ares, ce qui le distingue d’Aries et le rapproche d’Arles,
d’Arnet et d’Albait, — qualificatifs étranges employés à dessein dans la
rédaction de tels ouvrages, on doit craindre de n’y entendre goutte ou de se
laisser infailliblement tromper. Nous ne devons pas oublier qu’il s’agit là
d’une science ésotérique. Par conséquent, une vive intelligence, une excellente
mémoire, le travail et l’attention aidés d’une volonté forte ne sont point des
qualités suffisantes pour espérer devenir docte en la matière. « Ceux-là
s’abusent fort, écrit Nicolas Grosparmy, qui cuident que nous n’ayons faict nos
livres que pour eux ; mais nous les avons faicts pour en jecter hors tous ceulx
qui ne sont point de nostre secte. » [Nicolas Grosparmy. L’Abrégé de Théoricque et le Secret des Secretz. Ms. de la Bibl.
nat., nos 12246, 12298, 12299, 14789, 19072. Bibl. De l’Arsenal, n° 2516 (166
S. A. F.). Rennes, 160, 161.] Batsdorff, au début de son traité, prévient
charitablement le lecteur en ces termes : « Tout homme prudent, dit-il, doit
premièrement apprendre la Science, s’il peut, c’est-à-dire les principes et les
moyens d’opérer, sinon en demeurer là, sans follement employer son temps et son
bien… Or, je prie ceux qui liront ce petit livre, d’ajouter foi à mes paroles.
Je leur dis donc encore une fois qu’ils n’apprendront jamais cette science
sublime par le moyen des livres, et qu’elle ne peut s’aprendre que par
révélation divine, c’est pourquoy on l’appelle Art divin, ou bien par le moyen
d’un bon et fidèle maître ; et comme il y en a très peu à qui Dieu ait fait
cette grâce, il y en a peu aussi qui l’enseignent. » [Batsdorff. Le Filet d’Ariadne. Paris, Laurent
d’Houry, 1695, p. 2.] Enfin, un auteur anonyme du XVIIIe siècle [Clavicula Hermeticae Scientiae, ad
hyperbores quodam horis subsecivis consignata. Anno 1732. Amstelodami,
Petrus Mortieri, 1751, p. 51. [et note page 343]] donne d’autres raisons de la
difficulté que l’on éprouve à déchiffrer l’énigme : « Mais voici, écrit-il, la
première et véritable cause pour laquelle la nature a caché ce palais ouvert et
royal à tant de philosophes, même à ceux nantis d’un esprit très subtil ; c’est
que, s’écartant, dès leur jeunesse, du chemin simple de la nature par des
conclusions de logique et de métaphysique, et, trompés par les illusions des
meilleurs livres mêmes, ils s’imaginent et jurent que cet art est plus profond,
plus difficile à connaître qu’aucune métaphysique, quoique la nature ingénue,
dans ce chemin comme dans tous les autres, marche d’un pas droit et très
simple. »
Telles sont les opinions des philosophes sur leurs propres
ouvrages. Comment s’étonner, dès lors, que tant d’excellents chimistes aient
fait fausse route, qu’ils se soient abusés en discutant d’une science dont ils
étaient incapables d’assimiler les plus élémentaires notions ? Et ne serait-ce
pas rendre services aux autres, aux néophytes, que de les engager à méditer
cette grande vérité que proclame l’Imitation
(liv. III, ch. II, v. 2), lorsqu’elle dit, en parlant des livres scellés :
« Ils peuvent bien faire entendre le son de leurs paroles,
mais ils n’en donnent point l’intelligence. Ils donnent la lettre, mais c’est
le Seigneur qui en découvre le sens ; ils proposent des mystères, mais c’est
Lui qui les explique. Ils montrent la voie qu’il faut suivre, mais Il donne des
forces pour y marcher. »
C’est la pierre d’achoppement contre laquelle ont trébuché
nos chimistes. Et nous pouvons affirmer que si nos savants avaient compris le
langage des vieux alchimistes, les lois de la pratique d’Hermès leur seraient
connues et la pierre philosophale aurait cessé, depuis longtemps, d’être
considérée comme chimérique.
Nous avons assuré plus haut que les archimistes réglaient
leurs travaux sur la théorie hermétique, — telle du moins qu’ils l’entendaient,
— et que ce fut là le point de départ d’expériences fécondes en résultats
purement chimiques. Ils préparèrent ainsi les dissolvants acides dont nous nous
servons, et, par l’action de ceux-ci sur les bases métalliques, obtinrent les
séries salines que nous connaissons. En réduisant ensuite ces sels, soit par
d’autres métaux, par les alcalins ou le charbon, soit par le sucre ou les corps
gras, ils retrouvèrent, sans transformation, les éléments basiques qu’ils
avaient auparavant combinés. Mais ces tentatives, ainsi que les méthodes dont
elles se réclament, ne présentaient aucune différence avec celles qui se
pratiquent couramment dans nos laboratoires. Quelques chercheurs, cependant,
poussèrent leurs investigations beaucoup plus loin ; ils étendirent
singulièrement le champ des possibilités chimiques, à tel point même que leurs
résultats nous semblent douteux sinon imaginaires. Il est vrai que ces procédés
sont souvent incomplets et enveloppés d’un mystère presque aussi dense que
celui du Grand-Œuvre. Notre intention étant, — nous l’avons annoncé, — d’être
utile aux étudiants, nous entrerons à ce sujet dans quelques détails et
montrerons que ces recettes de souffleurs offrent plus de certitude
expérimentale qu’on serait porté à leur en attribuer. Que les philosophes, nos
frères, dont nous réclamons l’indulgence, daignent nous pardonner ces divulgations.
Mais, outre que notre serment relève uniquement de l’alchimie et que nous
entendons strictement demeurer sur le terrain spagyrique, nous désirons,
d’autre part, tenir la promesse que nous avons faite de démontrer, par des
faits réels et contrôlables, que notre chimie doit tout aux spagyristes et
archimistes, et rien, absolument, à la Philosophie hermétique.
Le procédé archimique le plus simple consiste à utiliser
l’effet de réactions violentes, — celles des acides sur les bases, — afin de
provoquer, au sein de l’effervescence, la réunion des parties pures, leur
assemblage irréductible sous forme de corps nouveaux. On peut ainsi, en partant
d’un métal voisin de l’or, — l’argent de préférence, — produire une petite
quantité de métal précieux. Voici, dans cet ordre de recherches, une opération
élémentaire dont nous certifions le succès, si l’on suit bien nos indications.
Versez dans une cornue de verre, haute et tubulée, le tiers
de sa capacité d’acide azotique pur. Adaptez-y un récipient avec tube de dégagement
et agencez l’appareil sur un bain de sable. Opérez sous la sorbonne. Chauffez
l’appareil doucement et sans atteindre le degré d’ébullition de l’acide. Cessez
alors le feu, ouvrez la tubulure et introduisez une légère fraction d’argent
vierge, ou de coupelle, qui ne contienne point de traces d’or. Lorsque cessera
l’émission du peroxyde d’azote et que l’effervescence se sera calmée, laissez
tomber dans la liqueur une seconde portion d’argent pur. Répétez ainsi
l’introduction du métal, sans hâte, jusqu’à ce que l’ébullition et le
dégagement de vapeurs rouges manifestent peu d’énergie, indices d’une
saturation prochaine. N’ajoutez plus rien, laissez déposer une demie-heure,
puis décantez avec précaution, dans un bécher, votre solution claire et encore
chaude. Vous trouverez au fond de la cornue un mince dépôt sous forme de sablon
noir. Lavez celui-ci à l’eau distillée tiède, et faites-le tomber dans une
petite capsule de porcelaine. Vous reconnaîtrez aux essais que ce précipité est
insoluble dans l’acide chlorhydrique, comme il l’est dans l’acide nitrique.
L’eau régale le dissout et donne une magnifique solution jaune, absolument
semblable à celle du trichlorure d’or. Étendez d’eau distillée cette liqueur ;
précipitez par une lame de zinc, il se déposera une poudre amorphe, très fine,
mate, de coloration brun rougeâtre, identique à celle que donne l’or naturel
réduit de la même façon. Lavez convenablement puis desséchez ce précipité
pulvérulent. En le comprimant sur une feuille de verre ou sur le marbre, il
vous donnera une lame brillante, cohérente, d’un bel éclat jaune par réflexion,
de couleur verte par transparence, ayant l’aspect et les caractéristiques
superficielles de l’or le plus pur.
Afin d’augmenter d’une quantité nouvelle votre minuscule
dépôt, vous pourrez recommencer l’opération autant de fois qu’il vous plaira.
Dans ce cas, reprenez la solution claire de nitrate d’argent étendue des
premières eaux de lavage ; réduisez le métal par le zinc ou le cuivre. Décantez
et lavez abondamment quand la réduction sera complète. Desséchez cet argent en
poudre et servez-vous-en pour votre seconde dissolution. En poursuivant ainsi,
vous amasserez assez de métal pour en rendre l’analyse plus commode. De plus,
vous serez assuré de sa production véritable, — à supposer même que l’argent
tout d’abord employé contînt quelque trace d’or.
Mais ce corps simple, si facilement obtenu bien qu’en faible
proportion, est-il vraiment de l’or ? Notre sincérité nous engage à dire non
ou, du moins, pas encore. Car s’il présente la plus parfaite analogie
extérieure avec l’or, et même la plupart de ses propriétés et réactions
chimiques, il lui manque toutefois un caractère physique essentiel, la densité.
Cet or est moins lourd que l’or naturel, quoique sa densité propre soit déjà
supérieure à celle de l’argent. Nous pouvons donc l’envisager non pas comme le
représentant d’un état allotropique, plus ou moins instable, de l’argent, mais
comme de l’or jeune, de l’or naissant, ce qui révèle encore sa formation
récente. D’ailleurs, le métal nouvellement produit reste susceptible de prendre
et conserver, par contraction, la densité élevée que possède le métal adulte.
Les archimistes utilisaient un procédé qui assurait à l’or naissant toutes les
qualités spécifiques de l’or adulte ; ils dénommaient cette technique
maturation ou affermissement, et nous savons que le mercure en était l’agent
principal. On la trouve encore citée dans quelques anciens manuscrits latins
sous l’expression de Confirmatio.
Il nous serait aisé de faire, au sujet de l’opération que
nous venons d’indiquer, plusieurs remarques utiles et conséquentes, et montrer
sur quels principes philosophiques repose, dans celle-ci, la production directe
du métal. Nous pourrions également donner quelques variantes susceptibles d’en
augmenter le rendement, mais nous franchirions les limites que nous nous sommes
volontairement imposées. Nous laisserons donc aux chercheurs le soin de les
découvrir eux-mêmes et d’en soumettre les déductions au contrôle de
l’expérience. Notre rôle se borne à présenter des faits ; aux archimistes
modernes, spagyristes et chimistes de conclure. [Dans cet ordre d’essais, on
peut noter un fait curieux et qui rend impossible toute tentative
d’industrialisation. Le résultat, en effet, varie en raison inverse de la
quantité de métal employé. Plus on agit sur de fortes masses, moins on récolte
de produit. Le même phénomène s’observe avec les mélanges métalliques et salins
desquels on retire généralement de faibles quantités d’or. Si l’expérience
réussit d’ordinaire en opérant sur quelques grammes de matière initiale, en
travaillant une masse décuple, il est fréquent d’aboutir à un insuccès total.
Nous avons longtemps cherché, avant de la découvrir, la raison de cette
singularité, qui réside dans la manière dont les dissolvants se comportent au
fur et à mesure de leur saturation. Le précipité apparaît peu après le début,
et jusque vers le milieu de l’attaque ; il se redissout en partie ou en
totalité par la suite, selon l’importance même du volume de l’acide.]
Mais il est, en archimie, d’autres méthodes dont les
résultats viennent apporter la preuve des affirmations philosophiques. Elles
permettent de réaliser la décomposition des corps métalliques, longtemps
considérés comme éléments simples. Ces procédés, que les alchimistes
connaissent, bien qu’ils n’aient pas à les utiliser dans l’élaboration du
Grand-Œuvre, ont pour objet l’extraction de l’un des deux radicaux métalliques,
soufre et mercure.
La philosophie hermétique nous enseigne que les corps n’ont
aucune action sur les corps, et que, seuls, les esprits sont actifs et
pénétrants. [Geber, dans sa Somme de
Perfection du Magistère (Summa perfectionis Magisterii), parle ainsi du
pouvoir qu’ont les esprits sur les corps. « O fils de la doctrine,
s’écrie-t-il, si vous voulez faire éprouver aux corps des changements divers,
ce n’est qu’à l’aide des esprits que vous y parviendrez (per spiritus ipsos
fieri necesse est). Lorsque ces esprits se fixent sur les corps, ils perdent
leur forme et leur nature ; ils ne sont plus ce qu’ils étaient. Lorsqu’on en
opère la séparation, voici ce qui arrive : ou les esprits s’échappent seuls, et
les corps où ils étaient fixés restent, ou les esprits et les corps s’échappent
ensemble dans le même temps. »] Ce sont eux, les esprits, ces agents naturels
qui provoquent, au sein de la matière, les transformations que nous y
observons. Or, la sagesse démontre par l’expérience que les corps ne sont
susceptibles de former entre eux que des combinaisons temporaires aisément
réductibles. Tel est le cas des alliages, dont certains se liquatent par simple
fusion, et de tous les composés salins. De même, les métaux alliés conservent
leurs qualités spécifiques malgré les propriétés diverses qu’ils affectent à
l’état d’association. On comprend donc de quelle utilité peuvent être les
esprits dans le dégagement du soufre ou du mercure métalliques, lorsqu’on sait
qu’ils sont seuls capables de vaincre la forte cohésion qui lie étroitement
entre eux ces deux principes.
Auparavant, il est indispensable de connaître ce que les
anciens désignaient par le terme générique et assez vague d’esprits.
Pour les alchimistes, les esprits sont des influences
réelles, quoique physiquement presque immatérielles ou impondérables. Ils
agissent d’une manière mystérieuse, inexplicable, inconnaissable mais efficace,
sur les substances soumises à leur action et préparées pour les recevoir. Le
rayonnement lunaire est l’un de ces esprits hermétiques.
Quant aux archimistes, leur conception s’avère comme étant
d’ordre plus concret et plus substantiel. Nos vieux chimistes englobent sous la
même rubrique tous les corps, simples ou complexes, solides ou liquides,
pourvus d’une qualité volatile apte à les rendre entièrement sublimables.
Métaux, métalloïdes, sels, carbures d’hydrogène, etc., apportent aux
archimistes leur contingent d’esprits : mercure, arsenic, antimoine et certains
de leurs composés, soufre, sel ammoniac, alcool, éther, essences végétales,
etc.
Dans l’extraction du soufre métallique, la technique
favorite est celle qui utilise la sublimation. Voici, à titre d’indication,
quelques manières d’opérer.
Dissolvez de l’argent pur dans l’acide nitrique chaud, selon
la manipulation précédemment décrite, puis étendez cette solution d’eau
distillée chaude. Décantez la liqueur claire, afin d’en séparer, s’il y a lieu,
le léger dépôt noir dont nous avons parlé. Laissez refroidir au laboratoire
obscur et versez dans la liqueur, peu à peu, soit une solution filtrée de
chlorure sodique, soit de l’acide chlorhydrique pur. Le chlorure d’argent
tombera au fond du vase sous forme de masse blanche caillebottée. Après repos
de vingt-quatre heures, décantez l’eau acidulée qui surnage, lavez rapidement à
l’eau froide et faites dessécher spontanément dans une pièce où ne pénètre
aucune lumière. Pesez alors votre sel d’argent auquel vous mélangerez
intimement trois fois autant de chlorure d’ammonium pur. Introduisez le tout
dans une cornue de verre, haute, et de capacité telle que le fond seul soit
occupé par le mélange salin. Donnez le feu doux au bain de sable et
augmentez-le par degrés. Quand la température sera suffisante, le sel ammoniac
s’élèvera et garnira d’une couche ferme la voûte et le col de l’appareil. Ce
sublimé, d’une blancheur de neige, rarement jaunâtre, laisserait croire qu’il
ne renferme rien de particulier. Coupez donc adroitement la cornue, détachez avec
soin ce sublimé blanc, faites-le dissoudre dans l’eau distillée, froide ou
chaude. La dissolution achevée, vous trouverez au fond une poudre très fine,
d’un rouge éclatant ; c’est une partie du soufre d’argent, ou soufre lunaire,
détachée du métal et volatilisée par le sel ammoniac au cours de sa
sublimation.
Cette opération, toutefois, malgré sa simplicité, ne va pas
sans de gros inconvénients. Sous son apparence facile, elle exige une grande
habileté, beaucoup de prudence dans la conduite du feu. Il faut d’abord, si
l’on ne veut perdre la moitié et plus du métal employé, éviter surtout la
fusion des sels. Or, si la température reste inférieure au degré requis pour
déterminer et maintenir la fluidité du mélange, il ne se produit pas de
sublimation. D’autre part, dès que celle-ci s’établit, le chlorure d’argent,
déjà très pénétrant par lui-même, acquiert, au contact du sel ammoniac, un tel
mordant qu’il passe à travers les parois du verre [Il les colore dans la masse
d’une teinte rouge par transparence, verte par réflexion.] et s’échappe au
dehors. Très fréquemment, la cornue se fêle quand la phase de vaporisation
commence, et le sel ammoniac sublime à l’extérieur. L’artiste n’a pas même la
ressource des cornues de grès, de terre ou de porcelaine, plus poreuses encore
que celles de verre, d’autant qu’il doit pouvoir constamment observer la marche
des réactions, s’il désire se trouver en mesure d’intervenir au moment
opportun. Il y a donc, en cette méthode comme en beaucoup d’autres du même
ordre, certains secrets de pratique que les archimistes se sont prudemment
réservés. L’un des meilleurs consiste à diviser le mélange des chlorures en
interposant un corps inerte, susceptible d’empâter les sels et d’empêcher leur
liquéfaction. Cette matière ne doit posséder ni qualité réductrice, ni vertu
catalytique ; il est indispensable aussi qu’on puisse facilement l’isoler du
caput mortuum. On employait autrefois la brique pilée et divers absorbants tels
que la potée d’étain, la pierre ponce, le silex pulvérisé, etc. Ces substances
fournissent, malheureusement, un sublimé très impur. Nous donnons la préférence
à certain produit, dépourvu d’affinité quelconque pour les chlorures d’argent
et d’ammonium, que nous tirons du bitume de Judée. Outre la pureté du soufre
obtenu, la technique devient fort aisée. On peut, commodément, réduire le
résidu en argent métallique et réitérer les sublimations jusqu’à extraction
totale du soufre. La masse résiduelle n’est plus alors réductible et se
présente sous l’aspect d’une cendre grise, molle, très douce, grasse au
toucher, gardant l’empreinte du doigt, et qui cède, en peu de temps, la moitié
de son poids de mercure spécifique.
Cette technique s’applique également au plomb. D’un prix
moins élevé, il offre l’avantage de fournir des sels insensibles à la lumière,
ce qui dispense l’artiste d’opérer dans l’obscurité ; il n’est pas nécessaire
non plus d’employer l’impastation ; enfin, comme le plomb est moins fixe que
l’argent, le rendement en sublimé rouge est meilleur et le temps abrégé. Le
seul côté fâcheux de l’opération vient de ce que le sel ammoniac forme, avec le
soufre du plomb, une couche saline compacte et si tenace qu’on la croirait
fondue avec le verre. Aussi devient-il laborieux de l’en détacher sans broyage.
Quant à l’extrait lui-même, il est d’un beau rouge, enrobé dans un sublimé jaune
fortement coloré, mais très impur comparativement à celui de l’argent. Il
importe donc de le purifier avant de l’employer. Sa maturité est aussi moins
parfaite, considération importante si les recherches sont orientées vers
l’obtention de teintures particulières.
Tous les métaux n’obéissent pas aux mêmes agents chimiques.
Le procédé qui convient à l’argent et au plomb ne peut être appliqué à l’étain,
au cuivre, au fer ou à l’or. Davantage, l’esprit capable de détacher et
d’isoler le soufre d’un métal donné exercera son action, chez un autre métal,
sur le principe mercuriel de celui-ci. Dans le premier cas, le mercure sera
fortement retenu, tandis que le soufre se sublimera ; dans le second, c’est le
phénomène inverse que l’on verra se produire. De là, la diversité des méthodes
et la variété des techniques de décomposition métallique. C’est d’ailleurs et
surtout l’affinité que manifestent les corps les uns pour les autres, et
ceux-ci pour les esprits, qui en règle l’application. On sait que l’argent et le
plomb ont ensemble une sympathie très marquée ; les minerais de plomb
argentifère le prouvent assez. Or, l’affinité établissant l’identité chimique
profonde de ces corps, il est logique de penser que le même esprit, employé
dans les mêmes conditions, y déterminera les mêmes effets. C’est ce qui a lieu
avec le fer et l’or, lesquels sont liés par une étroite affinité ; quand les
prospecteurs mexicains viennent à découvrir une terre sablonneuse très rouge,
composée en majorité de fer oxydé, ils en concluent que l’or n’est pas loin.
Aussi, considèrent-ils cette terre rouge comme la minière et la mère de l’or,
et le meilleur indice d’un filon proche. Le fait semble pourtant assez
singulier, étant donné les différences physiques de ces métaux. Dans la
catégorie des corps métalliques usuels, l’or est le plus rare d’entre eux ; le
fer, par contre, en est certainement le plus commun, celui que l’on trouve
partout, non seulement dans les mines, où il occupe des gîtes considérables et
nombreux, mais encore disséminé à la surface même du sol. L’argile lui doit sa
coloration spéciale, tantôt jaune quand le fer s’y trouve divisé à l’état
d’hydrate, tantôt rouge s’il est sous forme de sesquioxyde, couleur qui
s’exalte encore par la cuisson (briques, tuiles, poteries). De tous les
minerais classés, c’est la pyrite de fer qui est le plus vulgaire et le plus
connu. Les masses ferrugineuses noires, en boules de diverses grosseurs, en
agglomérats testacés, en rognons, se rencontrent fréquemment dans les champs,
au bord des chemins, sur les terrains crayeux. Les enfants des campagnes ont
coutume de jouer avec ces marcassites qui montrent lorsqu’on les brise, une
texture fibreuse, cristalline et radiée. Elles renferment parfois de petites
quantités d’or. Les météorites, composés surtout de fer magnétique fondu,
prouvent que les masses interplanétaires dont ils proviennent doivent en
majeure partie leur structure au fer. Certains végétaux contiennent du fer
assimilable (froment, cresson, lentilles, haricots, pommes de terre). L’homme et
les animaux vertébrés doivent au fer et à l’or la coloration rouge de leur
sang. Ce sont, en effet, les sels de fer qui constituent l’élément actif de
l’hémoglobine. Ils sont même si nécessaires à la vitalité organique, que la
médecine et la pharmacopée ont, de tout temps, cherché à fournir au sang
appauvri les composés métalliques propres à sa reconstitution (peptonate et
carbonate de fer). Chez le peuple, l’usage s’est conservé de l’eau rendue
ferrugineuse par immersion de clous oxydés. Enfin, les sels de fer présentent
une telle variété dans leur coloration qu’on peut assurer qu’ils suffiraient à
reproduire toutes les tonalités du spectre, depuis le violet, qui est la propre
couleur du métal pur, jusqu’au rouge intense qu’il donne à la silice dans les diverses
sortes de rubis et de grenats.
Il n’en fallait pas tant pour engager les archimistes à
travailler sur le fer, dans le dessein d’y découvrir les composants de leurs
teintures. Au demeurant, ce métal laisse aisément extraire ses constituants,
sulfureux et mercuriel, en une seule manipulation, ce qui est déjà fort
avantageux. La grosse, l’énorme difficulté réside dans la réunion de ces
éléments, lesquels, malgré leur purification, refusent énergiquement de se
combiner pour former un nouveau corps. Mais nous passerons sans analyser ni
résoudre ce problème, puisque notre sujet se borne à établir la preuve que les
archimistes ont toujours employé des matériaux chimiques mis en œuvre à l’aide
de moyens et d’opérations chimiques.
Dans le traitement spagyrique du fer, c’est la réaction
énergique d’acides, ayant pour le métal une semblable affinité, que l’on
utilise pour vaincre la cohésion. On part ordinairement de la pyrite martiale
ou du métal réduit en limaille. Dans ce dernier cas, nous recommandons d’user
de prudence et de précaution. Si l’on s’adresse à la pyrite, il suffira de la
broyer le plus finement que faire se pourra et de rougir cette poudre au feu,
une seule fois, en la brassant fortement. Refroidie, on l’introduit dans un
large ballon avec quatre fois son poids d’eau régale, et l’on porte le tout à
l’ébullition. Au bout d’une heure ou deux, on laisse reposer, on décante la
liqueur, puis on reverse sur le magma une semblable quantité de nouvelle eau
régale que l’on fait bouillir comme précédemment. Il faut continuer ainsi
l’ébullition et la décantation jusqu’à ce que la pyrite apparaisse blanche au
fond du vaisseau. On reprend alors tous les extraits, on les filtre sur soie de
verre et on les concentre par distillation lente dans une cornue tubulée.
Lorsqu’il ne reste plus que le tiers environ du volume primitif, on ouvre la
tubulure et on y verse, par fractions successives, une certaine quantité
d’acide sulfurique pur à 66° (60 grammes pour un volume total d’extrait
provenant de 500 grammes de pyrite). On distille ensuite jusqu’à sec et, après
avoir changé de récipient, on pousse peu à peu la température. On verra
distiller des gouttes huileuses, rouges comme du sang, qui représentent la
teinture sulfureuse, puis un beau sublimé blanc, qui s’attache à la voûte et au
col sous l’aspect de duvet cristallin. Ce sublimé est un véritable sel de
mercure, — appelé par quelques archimistes mercure de vitriol, — que l’on
réduit sans peine en mercure fluide par la limaille de fer, la chaux vive ou le
carbonate potassique anhydre. On peut d’ailleurs s’assurer immédiatement que ce
sublimé renferme bien le mercure spécifique du fer, en frottant les cristaux
sur une lame de cuivre : l’amalgame se produit aussitôt et le métal paraît
argenté.
Quant à la limaille de fer, elle fournit un soufre de
couleur d’or, au lieu d’être rouge, et un peu, — très peu, — de mercure
sublimé. Le procédé est le même, mais avec cette légère différence qu’il faut
jeter dans l’eau régale, préalablement chauffée, des pincées de limaille et
attendre, à chacune d’elles, que l’effervescence se soit apaisée. Il est bon de
brasser le fond avec un agitateur pour éviter que la limaille ne se prenne en
masse. Après filtration et réduction de moitié, on rajoute, — très peu à la
fois, car la réaction est violente et les soubresauts furieux, — de l’acide
sulfurique jusqu’à la moitié de ce que pèse la liqueur concentrée. C’est là le
côté dangereux de la manipulation, car il arrive assez souvent que la cornue
explose ou qu’elle se fêle au niveau des acides.
Nous arrêterons là la description des procédés sur le fer,
estimant qu’ils suffisent amplement à soutenir notre thèse, et nous terminerons
l’exposé des procédés spagyriques par celui de l’or, lequel est, suivant
l’opinion de tous les philosophes, le corps le plus réfractaires à la
dissociation. C’est un axiome courant en spagyrie qu’il est plus facile de
faire de l’or que de le détruire. Mais, ici, une brève observation s’impose.
Bornant seulement notre désir à prouver la réalité chimique
des recherches archimiques, nous nous garderons bien d’enseigner, en langage
clair, comment on peut fabriquer de l’or. Le but que nous poursuivons est
d’ordre plus élevé. Et nous préférons demeurer dans le domaine alchimique pur,
plutôt qu’engager le chercheur à suivre ces sentiers couverts de ronces et
bordés de fondrières. Car l’application de ces méthodes, en affermissant le
principe chimique des transmutations directes, ne saurait apporter le moindre
témoignage en faveur du Grand-Œuvre, dont l’élaboration reste complètement
étrangère à ce même principe. Cela dit, reprenons notre sujet.
Un vieux dicton spagyrique prétend que la semence de l’or
est dans l’or même ; nous n’y contredirons pas, à condition que l’on sache de
quel or il est question, ou comment il convient de saisir cette semence dégagée
de l’or vulgaire. Si l’on ignore le dernier de ces secrets, on devra
nécessairement se contenter d’assister à la production du phénomène, sans en
tirer d’autre profit qu’une certitude objective. Observez donc attentivement ce
qui se passe dans l’opération suivante, dont l’exécution ne présente aucune
difficulté.
Dissolvez de l’or pur dans l’eau régale ; versez-y de
l’acide sulfurique en poids égal à la moitié du poids d’or employé. Il ne se
fera qu’une légère contraction. Agitez la solution et introduisez-la dans une
cornue de verre non tubulée, agencée sur bain de sable. Donnez d’abord un feu
médiocre, afin que la distillation des acides s’opère doucement et sans
ébullition. Lorsque rien ne distillera plus et que l’or apparaîtra au fond sous
l’aspect d’une masse jaune, mate, sèche et caverneuse, changez de récipient et
augmentez progressivement l’ardeur du foyer. Vous verrez s’élever des vapeurs
blanches, opaques, légères au début, puis de plus en plus lourdes. Les premières
se condenseront en une belle huile jaune qui coulera au récipient ; les
secondes se sublimeront et garniront la voûte et la naissance du col de fins
cristaux imitant le duvet des oiseaux. Leur couleur, d’un rouge de sang
magnifique, prend l’éclat des rubis quand un rayon de soleil ou quelque vive
lumière vient les frapper. Ces cristaux, très déliquescents, ainsi que les
autres sels d’or, se délitent en liqueur jaune dès que la température
s’abaisse…
Nous ne poursuivrons pas d’avantage l’étude des sublimations.
Quant aux procédés archimiques connus sous l’expression de Petits particuliers, ce sont, le plus souvent, des techniques
aléatoires. Les meilleurs de ces processus partent des produits métalliques
extraits selon les moyens que nous avons indiqués. On les rencontrera répandus
à profusion dans quantité d’ouvrages de second ordre et de manuscrits de
souffleurs. Nous nous bornerons, à titre documentaire, à reproduire le
particulier que signale Basile Valentin, parce que, contrairement aux autres, il
est soutenu par de solides et pertinentes raisons philosophiques. Le grand
Adepte affirme, dans ce passage, que l’on peut obtenir une teinture
particulière en unissant le mercure de l’argent au soufre du cuivre par
l’entremise du sel de fer. « La Lune, dit-il, a en soy un mercure fixe par
lequel elle soustient plus longuement la violence du feu que les autres métaux
imparfaicts ; et la victoire qu’elle remporte montre assez combien elle est
fixe, veu que le ravissant Saturne ne luy peut rien oster ou diminuer. La
lascive Venus est bien colorée, et tout son corps n’est presque que teinture et
couleur semblable à celle qu’a le Soleil, laquelle, à cause de son abondance,
tire grandement sur le rouge. Mais d’autant que son corps est lepreux et
malade, la teinture fixe n’y peut pas faire sa demeure, et le corps s’envolant,
necessairement la teinture doit suyvre, car iceluy perissant, l’âme ne peut pas
demeurer, son domicile estant consumé par le feu, n’apparoissant et ne luy
estant laissé aucun siège et refuge, laquelle au contraire accompagnée demeure
tout avec un corps fixe. Le sel fixe fournit au guerrier Mars un corps dur,
fort, solide et robuste, d’où provient sa magnanimité et grand courage. C’est
pourquoy il est grandement difficile de surmonter ce valeureux capitaine, car
son corps est si dur qu’à grand’peine peut-on le blesser. Mais si quelqu’un
mesle sa force et dureté avec la constance de la Lune et la beauté de Venus, et
les accorde par un moyen spirituel, il pourra faire non point tant mal à propos
une douce harmonie, par le moyen de laquelle le pauvre homme, s’estant servy a
cest effet de quelques clefs de nostre Art, apres avoir monté au haut de ceste
eschelle et parvenu jusques à la fin de l’Œuvre, pourra particulierement
gaigner sa vie. Car la nature phlegmatique et humide de la Lune peut estre
eschauffée et desseichée par le sang chaud et colerique de Venus, et sa grande
noirceur corrigée par le sel de Mars. » [Les
Douze Clefs de Philosophie. Paris, Pierre Moët, 1659, liv. I, p. 34]
Parmi les archimistes ayant utilisé l’or pour l’augmenter, à
l’aide de formules qui les conduisirent au succès, nous citerons le prêtre
vénitien Pantheus [J. A. Pantheus, Ars et
Theoria Transmutationis metallicae cum Voarchadumia Veneunt. Vivantium
Gautherorium, 1550.] ; Naxagoras, auteur de l’Alchymia
denudata (1715) ; de Hocques ; Duclos ; Bernard de Labadye ; Joseph du
Chesne, baron de Morancé, médecin ordinaire du roi Henri IV ; Blaise de
Vigenère ; Bardin, du Havre (1638) ; Mlle de Martinville (1610) ; Yardley,
inventeur anglais d’un procédé transmis à M. Garden, gantier à Londres, en
1716, puis communiqué par M. Ferdinand Hockley au docteur Sigismond Bacstrom,
et qui fit l’objet d’une lettre de celui-ci à M. L. Sand, en 1804 [Le docteur
S. Bacstrom fut affilié à la Société hermétique fondée par l’Adepte de Chazel,
qui habitait l’île Maurice, dans l’océan Indien, à l’époque de la
Révolution.] ; enfin, le pieux philanthrope saint Vincent de Paul, fondateur
des Pères de la Mission (1625), de la congrégation des Sœurs de la Charité
(1634), etc.
Que l’on veuille bien nous permettre de nous arrêter un
instant sur cette grande et noble figure, ainsi que sur son labeur occulte,
généralement ignoré.
On sait qu’au cours d’un voyage qu’il fit de Marseille à
Narbonne, saint Vincent de Paul fut pris par des pirates barbaresques et emmené
captif à Tunis. Il avait alors vingt quatre ans.
[Né à Poux, près de Dax, en 1581, les biographes le disent
né en 1576, bien qu’il donne lui-même son âge exact, à diverses reprises, dans
sa correspondance. Cette erreur s’explique par ce fait qu’avec la complicité de
prélats agissant à l’encontre des décisions du concile de Trente, on le fit
frauduleusement passer pour avoir vingt-quatre ans, alors qu’il n’en avait que
dix-neuf lorsqu’il fut ordonné prêtre, l’an 1600.]
On nous assure aussi qu’il parvint à ramener son dernier
maître, un renégat, dans le giron de l’Église, qu’il revint en France et
séjourna à Rome, où le pape Paul V le reçut avec beaucoup d’égards. C’est à
partir de ce moment qu’il entreprit ses fondations pieuses et ses institutions
charitables. Mais ce que l’on se garde bien de nous dire, c’est que le Père des enfants trouvés, comme on
l’appelait de son vivant, avait appris l’archimie au cours de sa captivité.
Ainsi s’explique-t-on, sans qu’il soit besoin d’intervention miraculeuse, que
le grand apôtre de la charité chrétienne ait eu le moyen de réaliser ses
nombreuses œuvres philanthropiques. [Il fonda, nous dit l’abbé Pétin (Dictionnaire hagiographique, dans l’Encyclopédie de Migne. Paris, 1850),
un hôpital pour les galériens, à Marseille, établit à Paris les maisons des
Orphelins, des Filles de la Providence, des Filles de la Croix ; l’hôpital de
Jésus, des Enfants-Trouvés, l’hôpital général de la Salpêtrière. « Sans parler
de l’hôpital général de Sainte-Renne, qu’il fonda en Bourgogne, il secourut
plusieurs provinces, ravagées par la famine et la peste ; et les aumônes qu’il
fit parvenir en Lorraine et en Champagne se montent à près de deux millions. »]
C’était, d’ailleurs, un homme pratique, positif, résolu, ne négligeant point
ses affaires, nullement rêveur ni enclin au mysticisme. Au reste, une âme
profondément humaine sous des dehors rudes d’homme actif, tenace, ambitieux.
On possède de lui deux lettres fort suggestives sous le
rapport de ses travaux chimiques. La première, écrite à M. de Comet, avocat à
la cour présidiale de Dax, fut publiée plusieurs fois et analysée par M.
Georges Bois, dans le Péril occultiste
(Paris, Victor Retaux, s. d.). Elle est écrite d’Avignon et datée du 24 juin
1607. Nous prendrons ce document, qui est assez long, au moment où Vincent de
Paul, ayant achevé la mission pour laquelle il se trouvait à Marseille, se
prépare à regagner Toulouse.
« … Estant sur le poinct de partir par terre, dit-il, je fus
persuadé par un gentihomme avec qui j’estois logé, de m’embarquer avec luy
jusques à Narbonnes, veu la faveur du tems qui estoyt ; à ce que je fis plutot
pour y estre et pour epargner, ou pour mieux dire, pour ne jamais y estre et
tout perdre. Le vent nous feust aussi favorable qu’il falloit pour nous rendre
ce jour à Narbonne, qui estoit faire cinquante lieues, si Dieu n’eust permis
que trois brigantins turcqs qui costoyoient le golfe de Leon (pour attraper les
barques qui venoient de Beaucaire, où il y avoit foire que l’on estime estre
des plus belles de la chrétienté), ne nous eussent donné la chasse et attaquez
si vivement que deux ou trois des nostres estant tuez et tout le reste blessés,
et mesme moy, qui eus un coup de flèche qui me servira d’horloge tout le reste
de ma vie, n’eussions été contrainctz de nous rendre à ces filous et pires que
tigres ; les premiers esclats de la rage desquelz furent de hacher nostre
pilote en mile pieces pour avoir perdu un des principalz des leurs, outre
quatre ou cinq forsatz que les nostres leur tuerent. Ce faict, nous
enchaisnèrent, apres nous avoir grossierement pensez, poursuivirent leur
poincte, faisant mile voleries, donnant neanmoingt liberté à ceux qui se
rendoyent sans combattre, apres les avoir volez : et enfin, chargez de
marchandise, au bout de sept ou huit jours, prinrent la route de Barbarie,
taniere et spelongue de voleurs sans aveu du grand Turc, où estant arrivez, ils
nous exposerent en vente avec proces verbal de nostre capture, qu’ils disoyent
avoir esté faicte dans un navire espagnol, parce que sans ce mensonge, nous
eussions esté delivrez par le consul que le Roy tient de là pour rendre libre
le commerce aux François. Leur procedure à nostre vente feust qu’apres qu’ils
nous eurent despouillez tout nudz, ils nous baillerent à chacun une paire de
brayes, un hocqueton de lin, avec une benote ; nous promenerent par la ville de
Thunis, où ils estoient venus pour nous vendre. Nous ayant faict faire cinq ou
six tours par la ville, la chaisne au col, ils nous ramenerent au bateau affin
que les marchands vinsent voir qui pourroyt manger, et qui non, pour montrer
que nos playes n’estoyent point mortelles. Ce faict, nous ramenerent à la place
où les marchands nous vindrent visiter tout de mesme que l’on faict à l’achat
d’un cheval ou d’un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche pour visiter nos dents,
palpant nos côtes, sondant nos playes, et nous faisant cheminer le pas, troter
ou courir, puis tenir des fardeaux, puis luter pour voir la force d’un chacun
et milles autres sortes de brutalitez.
« Je feus vendu à un pescheur, qui feust contrainct de se
deffaire bientost de moy, pour n’avoir rien de si contraire que la mer, et,
depuis, par le pescheur à un vieillard, médecin spagirique, souverain tiran de
quintessences, homme fort humain et traictable, lequel, à ce qu’il me disoyt,
avoyt travaillé cinquante ans à la recherche de la pierre philosophale, et en
vain quant à la pierre, mais fort seurement à autres sortes de transmutation
des metaux. En foy de quoy, je lui ai veu souvent fondre autant d’or que
d’argent ensemble, les mettre en petites lamines, et puis mettre un lit de
quelque poudre, puis un autre de lamines, et puis un autre de poudre dans un
creuset ou vase à fondre des orfevres, le tenir au feu vingt-quatre heures,
puis l’ouvrir et trouver l’argent estre devenu or ; et plus souvent encore,
congeler ou fixer l’argent vif en argent fin, qu’il vendoyt pour donner aux
pauvres. Mon occupation estoit de tenir le feu à dix ou douze fourneaux, en
quoy, Dieu merci, je n’avois plus de peine que de plaisir. Il m’aymoit fort, et
se playsoit fort de me discourir de l’alchimie, et plus de sa loy, à laquelle
il faisoyt tous ses efforts de m’attirer, me promettant force richesse et tout
son sçavoir. Dieu opera toujours en moy une croyance de delivrance par les
assidues prieres que je luy faisoys et à la Vierge Marie, par la seule
intercession de laquelle je croy fermement avoir esté delivré. L’esperance et
ferme croyance que j’avois de vous revoir, Monsieur, me fit estre assideu à le
prier de m’enseigner le moyen de guerir de la gravelle, en quoy je lui voyois
journellement faire miracle ; ce qu’il fist, voire me fist preparer et
administrer les ingrediens…
« Je feus avec ce vieillard depuis le mois de septembre 1605
jusques au mois d’aoust prochain, qu’il fut pris et mené au Grand Sultan, pour
travailler pour luy ; mais en vain, car il mourut de regret par les chemins. Il
me laissa à son nepveu, vrai anthropomorphite, qui me revendit tost apres la
mort de son oncle, parce qu’il ouyt dire, comme M. de Breve, ambassadeur pour
le Roy en Turquie, venoyt, avec bonnes et expresses patentes du Grand Turcq,
pour recouvrer les esclaves chretiens. Un renégat de Nice en Savoye, ennemi de
nature, m’acheta et m’emmena en son temat (ainsi s’appelle le bien que l’on
tient comme metayer du grand seigneur, car le peuple n’a rien, tout est au
Sultan). Le temat de cestuy-ci estoit dans la montagne, où le pays est
extremement chaud et desert. »
Après avoir converti cet homme, Vincent partit avec lui, dix
mois après, « au bout desquels, continue le scripteur, nous nous sauvâmes avec
un petit esquif et nous rendismes le vingt-huitième jour de juing à
Aigues-Mortes, et tot apres en Avignon, où monseigneur le vice-legat receut
publiquement le renegat, la larme à l’œil et le sanglot au gosier, dans
l’eglise de Saint-Pierre, à l’honneur de Dieu et edification des spectateurs.
Mon dict seigneur… me faict cet honneur de fort aymer et caresser, pour
quelques secrets d’alchimie que je lui ay aprins, desquels il faict plus
d’estat, dit-il, que si io gli avessi
dato un monte di oro [« Si je lui avais donné une montagne d’or. »], parce
qu’il a travaillé tout le tems de sa vie, et qu’il ne respire autre
contentement… — Vincent Depaul ». [Nous ignorons pourquoi l’histoire et les
biographes s’obstinent à maintenir l’ortographe fantaisiste de Vincent de Paul.
Celui-ci n’a pas besoin de particule pour être noble parmi les nobles. Toutes
ses epîtres sont signées Depaul. On trouve ce nom écrit de la sorte sur une
convocation maçonnique reproduite aux pages 130-131 du Dictionnaire d’Occultisme de E. Desormes et Adrien Basile (Angers,
Lachèse, 1897). On ne doit pas s’étonner, au surplus, qu’une loge, obéissant au
code de la charité et de haute fraternité qui régissait la Maçonnerie du XVIIIe
siècle, se soit mise sous la protection nominale du puissant philanthrope. Le
document en question, daté du 14 février 1835, émane de la loge Salut, Force, Union, du Chapitre des Disciples de saint Vincent
Depaul, rattaché à l’Orient de Paris et fondé en 1777.]
En janvier 1608, une seconde épître, adressée de Rome au
même destinataire, nous montre Vincent de Paul initiant le vice-légat
d’Avignon, dont il vient d’être fait mention, et fort bien en cour, grâce à ses
secrets spagyriques. « … Mon estat est donc tel, en un mot, que je suis en
ceste ville de Rome, où je continue mes estudes, entretenu par monseigneur le
Vice-Legat, qui estoit d’Avignon, qui me faict l’honneur de m’aymer et desirer
mon avancement, pour luy avoir montré force belles choses curieuses que
j’apprins pendant mon esclavage de ce vieillard turcq à qui je vous ay ecrit
que je feus vendu, du nombre desquelles curiositez est le commencement, non la
totale perfection, du miroir d’Archimede ; un ressort artificiel pour faire
parler une teste de mort, de laquelle ce misérable se servoit pour seduire le
peuple, luy disant que son dieu Mahomet luy faysoit entendre sa volonté par
cette teste, et mile autres belles choses géométriques, que j’ay aprins de luy,
desquelles mondict seigneur est si jaloux qu’il ne veut pas mesme que j’accoste
personne, de peur qu’il a que je l’enseigne, desirant avoir luy seul la
reputation de sçavoir ces choses, lesquelles il se playst de faire voir quelque
fois à Sa Sainteté et aux cardinaux. »
Malgré le peu de créance qu’il accorde aux alchimistes et à
leur science, Georges Bois reconnaît cependant qu’on ne peut suspecter la
sincérité du narrateur, ni la réalité des expériences que celui-ci a vu
pratiquer. « C’est un témoin, écrit-il, qui réunit toutes les garanties qu’on
peut attendre d’un témoin oculaire, fréquent, et notamment désintéressé,
condition qui ne se rencontre pas au même degré chez les chercheurs qui
racontent leurs propres expériences et qui sont toujours préoccupés d’un point
de vue particulier. C’est un bon témoin, mais c’est un homme : il n’est pas
infaillible. Il a pu se tromper et prendre pour de l’or ce qui n’était qu’un
alliage d’or et d’argent. C’est ce que nous sommes portés à croire, d’après nos
idées actuelles, et l’habitude que nous devons à notre éducation de ranger la
transmutation parmi les fables. Mais, si nous nous en tenons à peser simplement
le témoignage que nous examinons, l’erreur n’est pas possible. Il est dit
clairement que l’alchimiste fondait ensemble autant d’or que d’argent : voilà
donc l’alliage bien défini. [On peut d’autant moins se méprendre sur la nature
de cet alliage que l’argent provoque dans l’or une décoloration telle qu’elle
ne saurait passer inaperçue. Or, elle est ici presque totale, les métaux étant
alliés à poids égaux, et l’alliage paraît blanc.] Cet alliage est laminé.
Ensuite les lamines sont disposées par couches, séparées par des couches d’une
certaine poudre qui n’est pas autrement décrite. Cette poudre n’est pas la
pierre philosophale, mais elle possède l’une de ses propriétés : elle opère la
transmutation. On chauffe vingt-quatre heures, et l’argent qui entrait dans
l’alliage est transformé en or. Cet or est revendu et ainsi de suite. Il n’y a
aucune méprise dans la distinction des métaux. De plus, il est invraisemblable,
l’opération étant fréquente et l’or négocié à des marchands, qu’une erreur
aussi énorme se soit produite si facilement. Car à cette époque tout le monde
croit à l’alchimie ; et les orfèvres, les banquiers, les marchands, savent fort
bien distinguer l’or pur de l’or allié à d’autres métaux. Depuis Archimède,
tout le monde sait connaître l’or par le rapport qui existe entre son volume et
son poids. Les princes faux monnayeurs trompent leurs sujets, mais ils ne
trompent pas la balance des banquiers, ni l’art des essayeurs. On ne faisait
pas commerce d’or en vendant pour de l’or ce qui n’en était pas. C’était, à
l’époque où nous nous plaçons, en 1605, à Tunis, qui était alors un des marchés
les plus connus du commerce international, une fraude aussi difficile, aussi
périlleuse qu’elle le serait aujourd’hui, par exemple, à Londres, Amsterdam,
New York ou Paris, où les gros paiements d’or se font en lingots. Tel est le
plus démonstratif, à notre jugement, des faits que nous avons pu relever à
l’appui de l’opinion des alchimistes sur la réalité de la transmutation. »
Quant à l’opération elle-même, elle dépend exclusivement de
l’archimie et se rapproche beaucoup de celle que Pantheus enseigne dans sa Voarchadumie et dont il désigne le résultat
sous le nom d’or des deux cémentations. Car si Vincent de Paul a bien donné les
grandes lignes du procédé, il s’est gardé, par contre, de décrire l’ordre et la
manière d’opérer. Celui qui, de nos jours, tenterait de le réaliser, eût-il une
parfaite connaissance du cément spécial, devrait en constater l’insuccès. C’est
qu’en effet l’or, pour acquérir la faculté de transmuer l’argent qui lui est
allié, a besoin tout d’abord d’être préparé, le cément n’agissant que sur
l’argent seul. Sans cette disposition préalable, l’or demeurerait inerte au
sein de l’électrum et ne pourrait transmettre à l’argent ce qu’à l’état naturel
il ne possède pas. [Basile Valentin insiste sur la nécessité de donner à l’or
une surabondance de soufre. « L’or ne teint pas, dit-il, s’il n’est auparavant
teint lui-même. »] Les spagyristes nomment ce travail préliminaire exaltation
ou transfusion, et c’est également à l’aide d’un cément appliqué par
stratification qu’on l’exécute. De sorte que, la composition de ce premier
cément étant différente de celle du second, la dénomination affectée par
Pantheus au métal obtenu se trouve ainsi pleinement justifiée.
Le secret de l’exaltation, sans la connaissance duquel on ne
peut réussir, consiste à augmenter — d’un seul jet ou graduellement — la
couleur normale de l’or pur par le soufre d’un métal imparfait, le cuivre
ordinairement. Celui-ci fournit au métal précieux son propre sang par une sorte
de transfusion chimique. L’or, surchargé de teinture, prend alors l’aspect
rouge du corail et peut donner au mercure spécifique de l’argent le soufre qui
lui fait défaut, grâce à l’entremise des esprits minéraux dégagés du cément au
cours du travail. Cette transmission du soufre en excès retenu par l’or exalté
s’effectue peu à peu sous l’action de la chaleur ; elle réclame vingt-quatre à
quarante heures, selon l’habileté de l’artisan et le volume des matières
traitées. Il est nécessaire de porter beaucoup d’attention au régime du feu,
lequel doit être continu et assez fort, sans jamais atteindre le degré de
fusion de l’alliage. On s’exposerait, en chauffant trop, à volatiliser l’argent
et dissiper le soufre introduit dans l’or, ce soufre n’ayant pas encore acquis
une fixité parfaite.
Enfin, une troisième manipulation, volontairement omise
parce qu’un archimiste n’a que faire de tant d’avis, comprend le brossage des
lamines extraites, leur fusion et leur coupellation. Le culot d’or pur
manifeste, à la pesée, une diminution plus ou moins sensible, et qui varie
généralement entre le cinquième et le quart de l’argent allié. Quoi qu’il en
soit, et malgré ce déchet, le procédé laisse encore un bénéfice rémunérateur.
Nous ferons remarquer, à propos de l’exaltation, que l’or
corallin, obtenu par l’une quelconque des diverses méthodes préconisées, reste
susceptible de transmuer directement, c’est-à-dire sans le secours d’une
cémentation ultérieure, une certaine quantité d’argent : environ le quart de
son poids. Toutefois, comme il est impossible de déterminer la valeur exacte du
coefficient de puissance aurifique, on tourne la difficulté en fondant l’or
rouge avec une proportion triple d’argent (inquartation) et soumettant
l’alliage laminé à l’opération du départ.
Après avoir dit que l’exaltation, basée sur l’absorption
d’une certaine portion de soufre métallique par le mercure de l’or, a pour
effet de renforcer considérablement la coloration propre du métal, nous
donnerons quelques indications sur les procédés mis en œuvre dans ce dessein.
Ceux-ci utilisent la faculté que possède le mercure solaire de retenir fortement
une fraction de soufre pur, lorsqu’on agit sur la masse métallique, afin de
dissocier l’alliage primitivement formé. Ainsi, l’or fondu avec le cuivre, s’il
vient à en être séparé, n’abandonne jamais entièrement une parcelle de teinture
dérobée à celui-ci. De sorte qu’en réitérant souvent la même action, l’or
s’enrichit de plus en plus et peut alors céder cette teinture en excès au métal
qui lui est proche, c’est-à-dire à l’argent.
Un chimiste expérimenté, remarque Naxagoras, sait assez que,
si l’on purifie l’or jusqu’à vingt quatre fois ou davantage, par le sulfure
d’antimoine, il acquiert une couleur, un éclat et une finesse remarquables.
Mais il y a perte de métal, contrairement à ce qui se passe avec le cuivre,
parce que, dans la purification, le mercure de l’or abandonne une partie de sa
substance à l’antimoine, et le soufre se trouve alors surabondant, par
déséquilibre des proportions naturelles. C’est ce qui rend le procédé
inutilisable et ne permet d’en attendre qu’une simple satisfaction de curiosité.
On parvient également à exalter l’or en le fondant d’abord
avec trois fois son poids de cuivre, puis en décomposant ensuite l’alliage, mis
en limaille, par l’acide azotique bouillant. Quoique cette technique soit
laborieuse et coûte beaucoup, vu le volume d’acide exigé, c’est cependant l’une
des meilleures et des plus sûres que l’on connaisse.
Toutefois, si l’on possède un réducteur énergique et qu’on
sache l’employer au cours de la fusion même de l’or et du cuivre, l’opération
en sera grandement simplifiée et l’on n’aura à redouter ni perte de matière ni
labeur excessif, malgré les répétitions indispensables que cette méthode
demande encore. Enfin, l’artiste, en étudiant ces divers moyens, pourra en
découvrir de meilleurs, voire de plus efficaces. Il lui suffira, par exemple,
de s’adresser au soufre directement extrait du plomb, de l’insérer à l’état
brut et de le projeter peu à peu dans l’or fondu, qui en retiendra la partie
pure ; à moins qu’il ne préfère recourir au fer dont le soufre spécifique est,
de tous les métaux, celui pour lequel l’or manifeste le plus d’affinité.
Mais il suffit. Travaille maintenant qui voudra ; que chacun
conserve son opinion, suive ou méprise nos conseils, peu nous importe. Nous
répéterons une dernière fois que, de toutes les opérations bénévolement
décrites en ces pages, aucune ne se rapporte, de près ou de loin, à l’alchimie
traditionnelle ; aucune ne peut être comparée aux siennes. Muraille épaisse qui
sépare les deux sciences, obstacle infranchissable à ceux qui sont familiarisés
avec les méthodes et les formules chimiques. Nous ne voulons désespérer
personne, mais la vérité nous oblige à dire que ceux-là ne sortiront jamais des
voies de la chimie officielle, qui se livrent aux recherches spagyriques.
Beaucoup de modernes croient, de bonne foi, s’écarter résolument de la science
chimique parce qu’ils en expliquent les phénomènes d’une manière spéciale, sans
pourtant employer d’autre technique que celle des savants hommes sur lesquels
s’exerce leur critique. Il y eut toujours, hélas ! de ces errants et de ces
abusés, et c’est pour eux sans doute que Jacques Tesson écrivit ces paroles
pleines de vérité : « Ceux qui veulent faire notre Œuvre par digestions, par
distillations vulgaires et par sublimations semblables, et d’autres par
triturations ; tous ceux-là sont hors du bon chemin, en grande erreur et peine,
et privez de jamais y parvenir, pource que tous ces noms, et mots, et manières
d’opérer, sont noms, mots et manières métaphoriques. » [Jacques Tesson ou Le Tesson.
Le Grand et excellent Œuvre des Sages,
contenant trois traités ou dialogues : Dialogues du Lyon verd, du grand
Thériaque et du Régime. Ms. du XVIIe siècle. Biblioth. de Lyon, n° 971
(900).]
Nous croyons donc avoir rempli notre dessein et démontré,
autant qu’il nous a été possible de le faire, que l’aïeule de la chimie
actuelle n’est pas la vieille et simple alchimie, mais la spagyrie ancienne,
enrichie des apports successifs de l’archimie grecque, arabe et médiévale.
Et si l’on désire avoir quelque idée de la science secrète,
que l’on reporte sa pensée sur le travail de l’agriculteur et sur celui du
microbiologiste, car le nôtre est placé sous la dépendance de conditions
analogues. Or, de même que la nature donne au cultivateur la terre et le grain,
au microbiologiste l’agar-agar et la spore, de même elle fournit à l’alchimiste
le terrain métallique propre et la semence convenable. Si toutes les
circonstances favorables à la marche régulière de cette culture spéciale sont
rigoureusement observées, la récolte ne pourra qu’être abondante…
En résumé, la science alchimique, d’une extrême simplicité
dans ses matériaux et dans sa formule, reste cependant la plus ingrate, la plus
obscure de toutes, eu égard à la connaissance exacte des conditions requises,
des influences exigées. C’est là qu’est son côté mystérieux, et c’est vers la
solution de ce problème ardu que convergent les efforts de tous les fils
d’Hermès.
LA SALAMANDRE DE LISIEUX
I
Petite ville normande, qui doit à ses nombreuses maisons de
bois, à ses pignons en encorbellement, le pittoresque aspect médiéval que nous
lui connaissons, Lisieux, respectueuse du temps passé, nous offre, parmi tant
d’autres curiosités, une jolie et fort intéressante demeure d’alchimiste.
Maison modeste, en vérité, mais qui prouve chez son auteur
le souci d’humilité que les heureux bénéficiaires du trésor hermétique
faisaient vœu de respecter durant leur vie entière. Elle est généralement
désignée sous le nom de « Manoir de la Salamandre » et occupe le numéro 19 de
la rue aux Fèves (pl. IV).
LISIEUX MANOIR DE LA SALAMANDRE L'homme à l'écot du poteau cornier Planche IV |
En dépit de nos recherches, il nous a été impossible
d’obtenir le moindre renseignement sur ses premiers propriétaires. On ne les
connaît pas. Nul ne sait, à Lisieux ou ailleurs, par qui elle fut construite,
au XVIe siècle, ni quels furent les artistes qui la décorèrent. Pour ne point
faillir à la tradition, sans doute, la Salamandre garde jalousement son secret
et celui de l’alchimiste. Elle a fait, cependant, en 1834, l’objet d’une
notice, mais celle-ci se borne à la description pure et simple des sujets
sculptés que le touriste peut admirer sur sa façade. [Cf. De Formeville, Notice sur une maison du XVIe siècle, à
Lisieux, dessinée et lithographiée par Challamel. Paris, Janet et
Koepplin ; Lisieux, Pigeon, 1834.] Cette notice et quelques lignes insérées
dans la Statistique monumentale du
Calvados, de M. de Caumont (Lisieux, tome V), représentent tout ce qui a
paru sur le Manoir de la Salamandre. C’est peu, et nous le regrettons. Car le
minuscule, mais délicieux hôtel, édifié par la volonté d’un Adepte véritable,
décoré de motifs empruntés au symbolisme hermétique, à l’allégorie
traditionnelle, mérite mieux. Bien connu des Lexoviens, il est ignoré du grand
public, peut-être même de beaucoup d’amateurs d’art, quoique sa décoration,
tant par son abondance et sa variété que par sa belle conservation, autorise à
le classer au premier rang des meilleurs édifices du genre. Il y a là une
lacune fâcheuse, et nous essaierons de la combler en soulignant à la fois la
valeur artistique de cette élégante demeure et l’enseignement initiatique que
dégagent ses sculptures.
L’étude des motifs de la façade nous permet d’affirmer, avec
la conviction née d’une analyse patiente, que le constructeur du Manoir fut un
alchimiste instruit, ayant donné la mesure de son talent, en d’autres termes un
Adepte possesseur de la pierre philosophale. Nous certifions également que son
affiliation à quelque centre ésotérique ayant, avec l’ordre dispersé des
Templiers, de nombreux points de contact, se révèle indiscutable. Mais quelle
pouvait être cette fraternité secrète qui s’honorait de compter au nombre de
ses membres le savant philosophe de Lisieux ? Force nous est d’avouer notre
ignorance et de laisser la question en suspens. Toutefois, et bien que nous
ayons pour l’hypothèse une invincible répugnance, la vraisemblance, le rapport
des dates et la proximité des lieux nous suggèrent certaines conjectures, que
nous allons exposer à titre d’indication et sous toutes réserves.
Un siècle environ avant la construction du Manoir de
Lisieux, trois compagnons alchimistes « labouraient » à Flers (Orne) et y
réalisaient le Grand-Œuvre, l’an 1420. C’était Nicolas de Grosparmy,
gentilhomme, Nicolas ou Noël Valois, nommé encore Le Vallois, et un prêtre du
nom de Pierre Vicot ou Vitecoq. Ce dernier se qualifie lui-même « chapelain et
serviteur domestique du sieur de Grosparmy ». [Cf. Bibl. nat, ms. 14789 (3032)
: La Clef des Secrets de Philosophie,
de Pierre Vicot, prêtre ; XVIIIe siècle.] Seul, de Grosparmy possédait quelque
fortune, avec le titre de Seigneur et celui de comte de Flers. Ce fut pourtant
Valois qui découvrit le premier la pratique de l’Œuvre et l’enseigna à ses
compagnons, ainsi qu’il le donne à entendre dans ses Cinq Livres. Il avait alors quarante-cinq ans, ce qui reporte la
date de sa naissance à l’an 1375. Les trois Adeptes écrivirent différents
ouvrages, entre les années 1440 et 1450. [Nicolas de Grosparmy termine l’Abrégé de Théorique, en fournissant la
date exacte d’achèvement de cet ouvrage : « lequel, dit-il, ay compilé et fait
escrire et fut parfait le 29e jour de décembre l’an mil quatre cents quarente
neuf ». Cf. bibl. de Rennes, ms. 158 (125), p. 111.] Aucun de ces livres n’a
d’ailleurs jamais été imprimé. D’après une note annexée au manuscrit n° 158 (125)
de la bibliothèque de Rennes, ce serait un gentilhomme normand, M. Bois
Jeuffroy, qui aurait hérité de tous les traités originaux de Nicolas de
Grosparmy, Valois et Vicot. Il en vendit la copie complète à « feu M. le comte
de Flers, moyennant 1500 livres et un cheval de prix ». Ce comte de Flers et
baron de Tracy est Louis de Pellevé, mort en 1660, qui était
arrière-petit-fils, du côté des femmes, de l’auteur Grosparmy. [Cf. Charles
Vérel. Les Alchimistes de Flers.
Alençon, 1889, in-8° de 34 p., dans le Bulletin
de la Société historique et archéologique de l’Orne.]
Mais ces trois adeptes, qui résidaient et travaillaient à
Flers dans la première moitié du XVe siècle, sont cités sans la moindre raison
comme appartenant au XVIe siècle. Dans la copie que possède la bibliothèque de
Rennes, il est cependant dit clairement qu’ils habitaient le château de Flers,
dont Grosparmy était propriétaire, « auquel lieu ils firent l’Œuvre
philosophique et composèrent leurs livres ». L’erreur initiale, consciente ou
non, provient d’un anonyme, auteur de notes intitulées Remarques, écrites en marge de quelques copies manuscrites des
œuvres de Grosparmy, ayant appartenu au chimiste Chevreul. Celui-ci, sans
davantage contrôler la chronologie fantaisiste de ces notes, fit état des
dates, systématiquement reculées d’un siècle par le scripteur anonyme, et tous
les auteurs, marchant à sa suite, colportèrent à l’envi cette erreur
impardonnable. Nous allons, brièvement, rétablir la vérité. Alfred de Caix,
après avoir dit que Louis de Pellevé mourut dans la détresse en 1660, ajoute :
[Alfred de Caix, Notice sur quelques
alchimistes normands. Caen, F. Le Blanc-Hardel, 1868.] « D’après le
document qui précède, la terre de Flers aurait été acquise de Nicolas de Grosparmy ;
mais l’auteur des Remarques est ici
en contradiction avec M. de la Ferrière, qui cite à la date de 1404 un Raoul de
Grosparmy comme seigneur du lieu. » [Comte Hector de la Ferrière, Histoire de Flers, ses seigneurs, son
industrie. Paris, Dumoulin, 1855.] Rien n’est plus vrai, quoique, d’autre
part, Alfred de Caix paraisse accepter la chronologie falsifiée de l’annotateur
inconnu. En 1404, Raoul de Grosparmy était effectivement seigneur de Beuville
et de Flers [Laroque, Histoire de la
maison d’Harcourt, t. II, p. 1148.], et, bien qu’on ne sache à quel titre
il en devint propriétaire, le fait ne saurait être révoqué en doute. « Raoul de
Grosparmy, écrit le comte Hector de la Ferrière, doit être le père de Nicolas
de Grosparmy, qui, de Marie de Rœux, laissa trois fils, Jehan de Grosparmy,
Guillaume et Mathurin de Grosparmy, et une fille, Guillemette de Grosparmy,
mariée le 8 janvier 1496 à Germain de Grimouville. À cette date, Nicolas de
Grosparmy était mort, et Jehan de Grosparmy, baron de Flers, son fils aîné, et
Guillaume de Grosparmy, son second fils, accordèrent à leur sœur, en
considération de son mariage, troys cens livres tournoys, argent comptant, et
une rente de vingt livres par an, rachetable pour le prix de quatre cens livres
tournoys. » [Chartrier du château de
Flers.]
Voilà donc qui est parfaitement établi : les dates portées
sur les copies des divers manuscrits de Grosparmy et de Valois sont
rigoureusement exactes et absolument authentiques. Dès lors, nous pourrions
nous dispenser de rechercher la concordance biographique et chronologique de
Nicolas Valois, puisqu’il est démontré que celui-ci fut le compagnon et le
commensal du seigneur-comte de Flers. Mais il convient encore de découvrir
l’origine de l’erreur imputable au commentateur, si mal informé, des manuscrits
de Chevreul. Disons aussitôt qu’elle pourrait provenir d’une homonymie
fâcheuse, à moins que notre anonyme, en truquant toutes les dates, n’ait voulu
faire honneur à Nicolas Valois du somptueux hôtel de Caen, construit par l’un de
ses successeurs.
Nicolas Valois passe pour avoir acquis, vers la fin de sa
vie, les quatre terres d’Escoville, de Fontaines, de Mesnil-Guillaume et de
Manneville. Le fait, cependant, n’est nullement prouvé ; aucun document ne le
confirme, sinon l’affirmation gratuite et sujette à caution de l’auteur des Remarques susdites. Le vieil alchimiste,
artisan de la fortune des Le Vallois et seigneurs d’Escoville, vécut en sage,
selon les préceptes de discipline et de morale philosophiques. Celui qui
écrivait, en 1445, pour son fils, que « la patience est l’échelle des
philosophes, et l’humilité la porte de leur jardin », ne pouvait guère suivre
l’exemple ni mener le train des puissants sans faillir à ses convictions. Il
est donc probable qu’à soixante-dix ans, dépourvu d’autre préoccupation
matérielle que celle de ses ouvrages, il acheva au château de Flers une
existence de labeur, de calme et de simplicité, en compagnie des deux amis avec
lesquels il avait réalisé le Grand-Œuvre. Ses dernières années furent, en
effet, consacrée à la rédaction des œuvres destinées à parfaire l’éducation
scientifique de son fils, connu seulement sous l’épithète du « pieux et noble
chevalier », auquel Pierre Vicot donnait l’instruction initiatique orale. [Œuvres manuscrites de Grosparmy, Valois et
Vicot. Bibl. de Rennes, ms. 160 (124) ; fol. 90, Livre second de Me Pierre
de Vitecoq, prebstre : « A vous, noble et valleureux chevallier, j’adresse et
confie en vos mains le plus grand secret qui fut jamais aperceu d’aucun vivant…
» Fol. 139, Récapitulation de Me Pierre Vicot, avec préface adressée au « Noble
et pieux chevallier », fils de Nicolas Valois.]
C’est le prêtre Vicot qui est effectivement sous-entendu
dans ce passage du manuscrit de Valois : « Au nom de Dieu Tout puissant,
sçache, mon fils bien aymé, l’intention de nature par les enseignemens cy apres
declarez. Quand, aux derniers jours de ma vie, mon corps prest d’abandonner mon
âme ne faisoit plus qu’attendre l’heure du Seigneur et du dernier soupir, desir
me prins de te laisser comme un Testament et dernière volonté, ces paroles par
lesquelles te sera enseigné plusieurs belles choses touchant la tres digne
transmutation metalique… C’est pourquoy je t’ay fait enseigner les principes de
la Philosophie naturelle, afin de te rendre plus capable de cette sainte
Science. » [Œuvres de Grosparmy, Valois
et Vicot. Bibl nat., mss. 12246 (2526), 12298 et 12299 (435), XVIIe siècle.
— Bibl de l’Arsenal, ms. 2516 (166, S. A. F.), XVIIe siècle. — Cf bibl. de
Rennes ; ms. 160 (124), fol. 139 : « S’ensuit la recapitulation de Me Pierre
Vicot, prebstre… sur les precedens ecrits qu’il a fait pour instruire le fils
du sieur Le Vallois en cette Science, apres la mort dudit Le Vallois, son père.
»]
Les Cinq Livres de
Nicolas Valois, au commencement desquels figure ce passage, portent la date de
1445, — sans doute celle de leur achèvement, — ce qui donnerait à penser que
l’alchimiste, contrairement à la version de l’auteur des Remarques, mourut dans un âge avancé. On peut supposer que son
fils, élevé et instruit suivant les règles de la sagesse hermétique, dut se
contenter d’acquérir les terres du domaine d’Escoville, ou d’en toucher les
revenus s’il les avait héritées de Nicolas Valois. Quoi qu’il en soit, et bien
qu’aucun témoignage écrit ne vienne nous aider à combler cette lacune, une
chose demeure certaine, c’est que le fils de l’alchimiste, Adepte lui-même, n’a
jamais fait bâtir tout ou partie de ce domaine ; il ne fit point davantage de
démarche pour l’entérinement du titre qui s’y trouvait attaché ; personne,
enfin, ne sait s’il vécut à Flers, comme son père, ou s’il fixa sa résidence à
Caen. C’est probablement au premier possesseur reconnu des titres d’écuyer et
seigneur d’Escoville, du Mesnil-Guillaume et autres lieux qu’est dû le projet
d’édification de l’hôtel du Grand-Cheval, réalisé par Nicolas Le Valois, son
fils aîné, en la ville de Caen. En tout cas, nous savons de source certaine que
Jean Le Valois, premier du nom, petit fils de Nicolas, « comparut le 24 mars
1511, en habillement de brigandine et de salade, à la montre des nobles du
bailliage de Caen, suivant un certificat du Lieutenant général dudit bailliage,
daté du même jour ». Il laissa Nicolas Le Valois, seigneur d’Escoville et du
Mesnil-Guillaume, né l’an 1494, et marié le 7 avril 1534 à Marie du Val, qui
lui donna pour fils Louis de Valois, écuyer, seigneur d’Escoville, né à Caen le
18 septembre 1536, lequel devint, par la suite, conseiller-secrétaire du roi.
C’est donc Nicolas Le Valois, arrière-petit-fils de
l’alchimiste de Flers, qui fit entreprendre les travaux de l’hôtel d’Escoville,
lesquels exigèrent une dizaine d’années, de 1530 à 1540 environ. [Eugène de
Robillard de Beaurepaire. Caen illustré,
son histoire, ses monuments. Caen, F. Leblanc-Hardel, 1896, p. 436.] C’est
au même Nicolas Le Valois que notre anonyme, trompé peut-être par la similitude
des noms, attribue les travaux de Nicolas Valois, son ancêtre, en transportant
à Caen ce qui eut Flers pour théâtre. Au rapport de de Bras (Les Recherches et antiquitez de la ville de
Caen, p. 132), Nicolas 72 Le Valois serait mort jeune, l’an 1541. « Le
vendredy, jour des Roys, mil cinq cents quarante et un, écrit le vieil
historien, Nicolas Le Valois, sieur d’Escoville, Fontaines, Mesnil-Guillaume et
Manneville, le plus opulent de la ville lors : ainsi qu’il se devoit asseoir à
sa table, à la salle du Pavillon de ce beau et superbe logis, pres le Carrefour
Saint-Pierre, qu’il avoit fait bastir l’an precedent, en mangeant une huistre à
l’escalle, luy aagé deviron quarante sept ans, tomba mort subitement d’une
apoplexie qui le suffoqua. »
On désignait, dans la localité, l’hôtel d’Escoville sous le
nom d’Hôtel du Grand-Cheval. [Une inscription, gravée sur la belle façade
méridionale qui forme le fond de la cour, porte le millésime de 1535.] Selon le
témoignage de Vauquelin des Yveteaux, Nicolas Le Valois, son propriétaire, y
aurait achevé le Grand-Œuvre, « en la ville où les hieroglyphes de la maison
qu’il y fist bastir et que l’on y voit encore, en la place Saint-Pierre,
vis-à-vis de grande église de ce nom, font foy de sa science ». « Il y aurait
donc des hiéroglyphes, ajoute Robillard de Beaurepaire, dans les sculptures de
l’hôtel du Grand-Cheval ; il serait alors possible que tous ces détails, qui
semblent incohérents, eussent une signification très précise pour l’auteur de
la construction et pour tous les adeptes de la science hermétique, versés dans
les formules mystérieuses des anciens philosophes, des mages, des brahmes et
des cabalistes. » Malheureusement, de toutes les statues qui décoraient cet
élégant logis, la pièce principale, au point de vue alchimique, « celle qui, placée
au-dessus de la porte, frappait tout d’abord le regard du passant et avait
donné son nom à l’habitation, le Grand-Cheval, décrit et célébré par tous les
auteurs contemporains, n’existe plus aujourd’hui ». Elle fut impitoyablement
brisée en 1793. Dans son ouvrage intitulé Les
Origines de Caen, Daniel Huet soutient que la statue équestre appartenait à
une scène de l’Apocalypse (ch. XIX, v. 11), contre l’opinion de Bardou, curé de
Cormelles, qui y voyait Pégase, et de de la Roque, lequel reconnaissait en elle
la propre effigie d’Hercule. Dans une lettre adressée à Daniel Huet par le père
de la Ducquerie, celui-ci dit que « la figure du grand cheval qui est au
frontispice de la maison de M. Le Valois d’Ecoville n’est pas, comme l’a cru M.
de la Roque, et après lui plusieurs autres, un Hercule ; c’est une vision de
l’Apocalypse. Cela est constaté par l’inscription qui est au-dessous. Sur la
cuisse de ce cavalier sont écrits ces mots de l’Apocalypse : Rex Regum et Dominus Dominantium, le Roi
des rois et le Seigneur des seigneurs ». Un autre correspondant du savant
prélat d’Avranches, le médecin Dubourg, est entré à cet égard dans des détails
plus circonstanciés. « Pour respondre à vostre lettre, écrivait-il, je commence
à vous dire qu’il y a deux représentations en bas-relief, l’une en haut, où est
représenté ce grand cheval en l’air, ayant des nuées soubs ses pieds de devant.
L’homme qui est dessus avoit une espée devant luy, mais elle n’y est plus ; il
tient en sa main droite une longue verge de fer ; au-dessus de luy et derriere luy,
il paroist en l’air des cavalliers qui le suivent, et devant luy et au-dessus,
un ange dans le soleil. Au-dessous du rond de la porte, il y a encore une
representation de l’homme à cheval, en petit, sur un tas de corps morts et de
chevaux que les oiseaux mangent. Il est tourné du côté de l’Orient, à
l’opposite de l’autre, et au devant de luy le faux profette y est représenté,
et le dragon à plusieurs testes, et des cavalliers contre lesquels le cavallier
semble aller. Il tourne la teste en derriere, comme pour voir la representation
du faux profette et du dragon, qui entre dans un vieux chasteau, d’où il sort
des flammes, dans lesquelles ce faux profette est desja à moitié corps. Il y a
de l’escriture sur la cuisse du grand cavallier, et à plusieurs endroits, comme
le Roy des Roys, le Seigneur des Seigneurs, et autres tirés du chapitre XIX de
l’Apocalypse. Comme ces lettres ne sont point gravées, je croy qu’elles ont
esté escrites il n’y a pas long temps, mais il y a un marbre tout haut où il
est escrit : Et c’estoit son nom, la Parole de Dieu ». [Cette Parole de Dieu,
qui est le Verbum demissum du
Trévisan et la Parole perdue des
francs-maçons médiévaux, désigne le secret matériel de l’Œuvre, dont la
révélation constitue le Don de Dieu, et sur la nature, le nom vulgaire ou
l’emploi duquel tous les philosophes conservent un impénétrable silence. Il est
donc évident que le bas-relief qui accompagnait l’inscription devait avoir
trait au sujet des sages, et probablement aussi à la manière de le travailler.
C’est ainsi que l’on entrait dans l’Œuvre, de même qu’en l’hôtel d’Escoville,
par la porte symbolique du Grand-Cheval.]
Notre intention n’est point d’entreprendre ici l’étude de la
statuaire symbolique chargée d’exprimer ou d’exposer les principaux arcanes de
la science. Cette demeure philosophale, très connue, souvent décrite, pourra
faire le sujet d’interprétations personnelles des amateurs de l’Art sacré. Nous
nous bornerons à signaler quelques figures particulièrement instructives et
dignes d’intérêt. C’est d’abord le dragon du tympan mutilé de la porte
d’entrée, à gauche, sous le péristyle qui précède l’escalier de la lanterne.
Sur la façade latérale, deux belles statues, représentant David et Judith,
doivent retenir l’attention ; cette dernière est accompagnée d’un sizain de
l’époque :
« On voit icy le pourtraict
De Judith la vertueuse
Comme par un hautain faict
Coupa la teste fumeuse
D’Holopherne qui l’heureuse
Jerusalem eut defaict. »
Au-dessus de ces grandes figures, se voient deux scènes,
l’une retraçant l’enlèvement d’Europe, l’autre la délivrance d’Andromède par
Persée, lesquelles offrent une signification analogue à celle de l’enlèvement
fabuleux de Déjanire, suivi de la mort de Nessos, que nous analyserons plus
loin, en parlant du mythe d’Adam et Ève. Dans un autre pavillon, on lit sur la
frise intérieure d’une fenêtre : Marsyas
victus obmutescit. « C’est, dit Robillard de Beaurepaire, une allusion au
tournoi musical entre Apollon et Marsyas, dans lequel figurent, en qualité de
comparses, les porteurs d’instruments que nous distinguons plus haut. [Il est
fréquent de rencontrer, sur les demeures d’alchimistes, parmi d’autres emblèmes
hermétiques, des musiciens ou des instruments de musique. Entre les disciples
d’Hermès, la science alchimique, nous dirons pourquoi dans le cours de
l’ouvrage, était nommée l’Art de musique.] Enfin, pour couronner le tout,
au-dessus du lanternon, une petite figure, aujourd’hui bien fruste, dans
laquelle M. Sauvageon, il y a plusieurs années, a cru pouvoir reconnaître
Apollon, dieu du jour et de la lumière ; et, au-dessous de la coupole de la
grande lanterne, dans une sorte de petit temple aptère, la statue très
reconnaissable de Priape. Nous serions, par exemple, ajoute l’auteur, bien
embarrassé pour expliquer quelle signification précise il faut attribuer au
personnage à physionomie grave, que coiffe un turban hébraïque ; à celui qui
émerge si vigoureusement d’un oculus peint, tandis que son bras traverse
l’épaisseur de l’entablement ; à une fort belle représentation de sainte Cécile
jouant du théorbe ; aux forgerons dont les marteaux, au bas des pilastres,
frappent sur une enclume absente ; aux décorations extérieures, si originales,
de l’escalier de service, avec la devise : Labor
improbus omnia vincit… [« Méprisé, l’œuvre triomphe de tout. »] Il n’eût
peut-être pas été d’ailleurs inutile, pour pénétrer le sens de toutes ces
sculptures, de s’enquérir des tendances d’esprit et des occupations habituelles
de celui qui les avait ainsi prodiguées sur sa demeure. On sait que le seigneur
d’Escoville était l’un des hommes les plus riches de la Normandie ; ce que l’on
sait moins, c’est que de tout temps il s’était adonné avec une ardeur
passionnée aux recherches mystérieuses de l’alchimie. »
De cet exposé succinct, nous devons surtout retenir qu’il
existait à Flers, au XVe siècle, un noyau de philosophes hermétiques ; que
ceux-ci ont pu former des disciples, — ce qui est confirmé par la science
transmise aux successeurs de Nicolas Valois, les seigneurs d’Escoville, — et
créer un centre initiatique ; que la ville de Caen étant à distance à peu près
égale de Flers et de Lisieux, il serait possible que l’Adepte inconnu, retiré
au Manoir de la Salamandre, eût reçu sa première instruction de quelque maître
appartenant au groupe occulte de Flers ou de Caen.
Il n’y a, dans cette hypothèse, ni impossibilité matérielle,
ni invraisemblance ; mais nous ne saurions toutefois lui attribuer plus de
valeur qu’on peut en attendre de ce genre de supputations. Aussi, prions-nous
le lecteur de la recevoir comme nous la lui offrons, c’est-à-dire avec toute la
circonspection désirable, et au titre de simple probabilité.
II (La Salamandre de Lisieux)
Nous voici à l’entrée, close depuis longtemps, du joli
manoir.
La beauté du style, le choix heureux des motifs, la délicatesse
de l’exécution font de cette petite porte l’un des plus agréables spécimens de
la sculpture sur bois au XVIe siècle. C’est une joie pour l’artiste, autant
qu’un trésor pour l’alchimiste, que ce paradigme hermétique exclusivement
consacré au symbolisme de la voie sèche, la seule que les auteurs aient
réservée sans en fournir d’explication (pl. V).
LISIEUX MANOIR DE LA SALAMANDRE Porte d'entrée Planche V |
Mais, afin de rendre plus sensible aux étudiants la valeur
particulière des emblèmes analysés, nous respecterons l’ordre du travail sans
nous laisser guider par des considérations de logique architecturale ou d’ordre
esthétique.
Sur le tympan de l’huis aux panneaux sculptés, on remarque
un intéressant groupe allégorique composé d’un lion et d’une lionne se faisant
vis-à-vis. Ils tiennent tous deux, par leurs pattes antérieures, un masque
humain personnifiant le soleil, cerné d’une liane recourbée en manche de
miroir. Lion et lionne, principe mâle et vertu femelle, reflètent l’expression
physique des deux natures, de forme semblable, mais de propriétés contraires,
que l’art doit élire au début de la pratique. De leur union, accomplie selon
certaines règles secrètes, provient cette double nature, matière mixte que les
sages ont nommée androgyne, leur hermaphrodite ou Miroir de l’Art. C’est cette
substance, à la fois positive et négative, patient contenant son propre agent,
qui est la base, le fondement du Grand-Œuvre. De ces deux natures, envisagées
séparément, celle qui joue le rôle de matière féminine est seule signée et
alchimiquement nommée sur le corbeau portant la saillie d’une poutre de l’étage
supérieur. On y voit la figure d’un dragon ailé, à queue recourbée en boucle.
Ce dragon est l’image et le symbole du corps primitif et volatil, véritable et
unique sujet sur lequel on doit tout d’abord travailler. Les philosophes lui
ont donné une multitude de noms divers, en dehors de celui sous lequel il est
vulgairement connu. C’est ce qui a causé et cause encore tant d’embarras, tant
de confusion aux débutants, à ceux-là surtout qui se soucient peu des principes
et ignorent jusqu’où peut s’étendre la possibilité de la nature. Malgré
l’opinion générale qui veut que notre sujet n’ait jamais été désigné, nous
affirmons, au contraire, que beaucoup d’ouvrages le nomment et que tous le
décrivent. Mais, s’il est cité chez les bons auteurs, on ne saurait soutenir
qu’il soit souligné ni montré expressément ; souvent même, on le rencontre
classé parmi les corps rejetés comme impropres ou étrangers à l’Œuvre. Procédé
classique dont les Adeptes se sont servis pour écarter les profanes et leur
dérober l’entrée secrète de leur jardin.
Son nom traditionnel, pierre des philosophes, dépeint assez
ce corps pour servir de base utile à son identification. Il est, en effet,
véritablement pierre, parce qu’il présente, au sortir de la mine, les
caractères extérieurs communs à tous les minerais. C’est le chaos de sages,
dans lequel les quatre éléments sont enfermés, mais confus et désordonnés.
C’est notre vieillard et le père des métaux, ceux-ci lui devant leur origine,
puisqu’il représente la première manifestation métallique terrestre. C’est
notre arsenic, la cadmie, l’antimoine, la blende, la galène, le cinabre, le
colcothar, l’aurichalque, le réalgar, l’orpiment, la calamine, la tuthie, le
tartre, etc. Tous les minerais, par la voix hermétique, lui ont apporté
l’hommage de leur nom. On l’appelle encore dragon noir couvert d’écailles,
serpent venimeux, fille de Saturne et « la plus aimée de ses enfants ». Cette
substance primaire a vu son évolution interrompue par interposition et pénétration
d’un soufre infect et combustible, qui en empâte le pur mercure, le retient et
le coagule. Et, bien qu’il soit entièrement volatil, ce mercure primitif,
corporifié sous l’action siccative du soufre arsenical, prend l’aspect d’une
masse solide, noire, dense, fibreuse, cassante, friable, que son peu d’utilité
rend vile, abjecte, méprisable aux yeux des hommes. Dans ce sujet, — parent
pauvre de la famille des métaux — l’artiste éclairé trouve cependant tout ce
dont il a besoin pour commencer et parfaire son grand ouvrage, car il y entre,
disent les auteurs, au début, au milieu et à la fin de l’Œuvre. Aussi, les
anciens l’ont-ils comparé au Chaos de la Création, où les éléments et les
principes, les ténèbres et la lumière se trouvaient confondus, entremêlés et
hors d’état de réagir les uns sur les autres. C’est la raison pour laquelle ils
ont dépeint symboliquement leur matière en son premier être sous la figure du
monde, qui contenait en soi les matériaux de notre globe hermétique, ou
microcosme, assemblés sans ordre, sans forme, sans rythme ni mesure. [Cf.
Basile Valentin. Les douze Clefs de la
Philosophie, éditions de Minuit, 1956, neuvième figure, p. 185.]
Notre globe, reflet et miroir du macrocosme, n’est donc
qu’une parcelle du Chaos primordial, destinée, par la volonté divine, au
renouvellement élémentaire dans les trois règnes, mais qu’une suite de
circonstances mystérieuses a orientée et dirigée vers le règne minéral. Ainsi
informé et spécifié, soumis aux lois régissant l’évolution et la progression
minérales, ce chaos devenu corps contient confusément la plus pure semence et
la plus proche substance qu’il y ait des minéraux et des métaux. La matière
philosophale est donc d’origine minérale et métallique. Partant, il ne la faut
chercher qu’en la racine minérale et métallique, laquelle, dit Basile Valentin
au livre des Douze Clefs, fut
réservée par le Créateur et promise à la génération seule des métaux. En
conséquence, celui qui recherchera la pierre sacrée des philosophes avec
l’espoir de rencontrer ce petit monde dans les substances étrangères au règne
minéral et métallique, celui-là n’arrivera jamais au terme de ses desseins. Et
c’est pour détourner l’apprenti du chemin de l’erreur que les auteurs anciens
lui enseignent de toujours suivre la nature. Parce que la nature n’agit que
dans l’espèce qui lui est propre, ne se développe ni ne se perfectionne qu’en
elle-même et par elle-même, sans qu’aucune chose hétérogène vienne entraver sa
marche ou contrarier l’effet de son pouvoir générateur.
Au poteau d’huisserie gauche de la porte que nous étudions,
un sujet en haut-relief attire et retient l’attention. Il figure un homme
richement vêtu du pourpoint à manches, coiffé d’une sorte de mortier, et la
poitrine blasonnée d’un écu montrant l’étoile à six pointes. Ce personnage de
condition, campé sur le couvercle d’une urne aux parois repoussées, sert à
indiquer, suivant la coutume du moyen âge, le contenu du vaisseau. C’est la
substance qui, au cours des sublimations, s’élève au-dessus de l’eau, qu’elle
surnage comme une huile ; c’est l’Hypérion et le Vitriol de Basile Valentin, le
lion vert de Ripley et de Jacques Tesson, en un mot la véritable inconnue du
grand problème. Ce chevalier, de belle allure et de céleste lignée, n’est point
un étranger pour nous : plusieurs gravures hermétiques nous l’ont rendu
familier. Salomon Trismosin, dans la Toyson
d’Or, le montre debout, les pieds posés sur les bords de deux vasques
remplies d’eau, lesquelles traduisent l’origine et la source de cette fontaine
mystérieuse ; eau de nature et de propriété double, issue du lait de la Vierge
et du sang du Christ ; eau ignée et feu aqueux, vertu des deux baptêmes dont il
est parlé dans les Évangiles : « Pour moi, je vous baptise dans l’eau ; mais il
en viendra un autre plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de dénouer
le cordon de ses sandales. C’est lui qui vous baptisera dans le Saint-Esprit et
dans le feu. Il a le van en main, et il nettoiera son aire ; il amassera le blé
dans son grenier, et il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteindra jamais.
» [Saint Luc, ch. III, v. 16, 17. — Marc, ch. I, v. 6, 7, 8. — Jean, ch. I, v.
32 à 34.] Le manuscrit du Philosophe Solidonius reproduit le même sujet sous
l’image d’un calice plein d’eau, d’où émergent à mi-corps deux personnages, au
centre d’une composition assez touffue résumant l’ouvrage entier. Quant au
traité de l’Azoth, c’est un ange immense, – celui de la parabole de saint Jean,
dans l’Apocalypse, — qui foule la terre d’un pied et la mer de l’autre, tandis
qu’il élève une torche enflammée de la main droite et comprime, de la gauche,
une outre gonflée d’air, figures claires du quaternaire des éléments premiers :
terre, eau, air, feu. Le corps de cet ange, dont deux ailes remplacent la tête,
est couvert par le sceau du livre ouvert, orné de l’étoile cabalistique et de
la devise en sept mots du Vitriol : Visita
Interiora Terrae, Rectificandoque, Invenies Occultum Lapidem. « Je vis
ensuite, écrit saint Jean, un autre ange fort et puissant, qui descendait du
ciel, revêtu d’une nuée, et ayant un arc-en-ciel sur sa tête. Son visage était
comme le soleil, et ses pieds comme des colonnes de feu. Il avait à la main un
petit livre ouvert, et il mit son pied droit sur la mer, et son pied gauche sur
la terre. Et il cria d’une voix forte, comme un lion qui rugit ; et après qu’il
eut crié, sept tonnerres firent éclater leur voix. Et les sept tonnerres ayant
fait retentir leur voix, j’allais écrire ; mais j’entendis une voix du ciel qui
me dit : Tenez sous le sceau les paroles des sept tonnerres, et ne les écrivez
point… Et cette voix que j’avais entendue dans le ciel s’adressa encore à moi
et me dit : Allez prendre le petit livre ouvert qui est dans la main de l’ange
qui se tient debout sur la mer et sur la terre. J’allais donc trouver l’ange et
je lui dis : Donnez-moi le petit livre. Et il me dit : Prenez-le et le
dévorez ; il vous causera de l’amertume dans le ventre, mais dans votre bouche
il sera doux comme du miel. » [Apocalypse, ch. X, v. 1 à 4, 8 et 9. — Cette
parabole, fort instructive, se trouve reproduite avec quelques variantes, qui
en précisent le sens hermétique, dans la Vision survenue en songeant à Ben
Adam, au temps du règne du roy d’Adama, laquelle a esté mise en lumière par
Floretus à Bethabor. Bibl. de l’Arsenal, ms. 3022 (168, S. A. F.) p. 14. Voici
la partie du texte susceptible de nous intéresser :
« Et j’entendis de rechef une voix du ciel, parlant à moy,
et disant :
« Va, et prens ce livret ouvert, de la main de cet ange qui
se tient sur la mer et sur la terre. — Et j’allay vers l’ange et luy dis :
Baille moy ce livret. — Et je pris ce livret de la main de l’ange, et le luy
donnay pour l’engloustir. Et, comme il l’eust mangé, il eust des tranchées au
ventre si fort, qu’il en vint tout noir comme du charbon ; et comme il estoit
dans ceste noirceur, le soleil luisit clair comme au plus chaud midy, et de là
changea sa forme noire comme un marbre blanc ; jusqu’à ce qu’enfin le soleil
estant au plus haut, il devint tout rouge comme du feu… Et alors le tout
s’esvanouit…
« Et du lyeu où l’ange parloit, s’éleva une main tenant un
verre dans lequel il sembloit y avoir une pouldre de couleur de rose rouge… Et
j’entendis un grand écho disant :
« Suivés la nature, suivés la nature ! ».]
Ce produit, allégoriquement exprimé par l’ange ou l’homme, —
attribut de l’évangéliste saint Matthieu, — n’est autre que le mercure des
philosophes, de nature et de qualité double, en partie fixe et matériel, en
partie volatil et spirituel, lequel suffit pour commencer, achever et
multiplier l’ouvrage. C’est là l’unique et seule matière dont nous avons
besoin, sans nous soucier d’en quérir d’autre ; mais il est nécessaire de
savoir, afin de ne point errer, que c’est à partir de ce mercure et de son
acquisition que les auteurs commencent généralement leurs traités. C’est lui
qui est la minière et la racine de l’or, et non le métal précieux, absolument
inutile et sans emploi dans la voie que nous étudions. Eyrenée Philalèthe dit,
avec beaucoup de vérité, que notre mercure, à peine minéral, est moins encore
métallique, parce qu’il ne renferme que l’esprit ou la semence métallique,
tandis que le corps tend à s’éloigner de la qualité minérale. C’est cependant
l’esprit de l’or, enclos dans une huile transparente, aisément coagulable ; le
sel des métaux, car toute pierre est sel, et le sel de notre pierre, car la
pierre des philosophes, qui est ce mercure dont nous parlons, est le sujet de
la pierre philosophale. De là vient que plusieurs Adeptes, voulant créer la
confusion, l’ont appelé nitre ou salpêtre (sal petri, sel de pierre), et copié
le signe de l’un sur l’image de l’autre. Davantage, sa structure cristalline,
sa ressemblance physique avec le sel fondu, sa transparence ont permis de
l’assimiler aux sels et lui en ont fait attribuer tous les noms. Il devient
ainsi, tour à tour, selon la volonté ou la fantaisie des écrivains, le sel
marin et le sel gemme, le sel alembroth, le sel de Saturne, le sel des sels.
C’est aussi le fameux vitriol vert, oleum vitri, que Pantheus décrit comme
étant la chrysocolle, d’autres le borax ou atincar ; le vitriol romain parce
que Ῥώμη, nom grec de la Ville éternelle, signifie force, vigueur, puissance,
domination ; le minéral de Pierre-Jean Fabre, parce qu’en lui, dit-il, l’or y
vit (vitryol). On le surnomme également Protée, à cause de ses métamorphoses
pendant le travail, et aussi Caméléon (Χαμαιλέων, lion rampant), parce qu’il
revêt successivement toutes les couleurs du spectre.
Voici maintenant le dernier sujet décoratif de notre porte.
C’est une salamandre servant de chapiteau à la colonnette torse du jambage
droit. Elle nous paraît être, en quelque sorte, la fée protectrice de cette
agréable demeure, car nous la retrouvons sculptée sur le corbeau du pilier
médian, situé au rez-de-chaussée, et jusque sur la lucarne du grenier. Il
semblerait même, étant donné la répétition voulue du symbole, que notre
alchimiste eût eu une préférence marquée pour ce reptile héraldique. Nous ne
prétendons pas insinuer, par là, qu’il ait pu lui attribuer le sens érotique et
grossier que prisait tant François Ier ; ce serait insulter l’artisan,
déshonorer la science, outrager la vérité à l’instar du débauché de haute race,
mais de basse intellectualité, auquel nous regrettons devoir jusqu’au nom
paradoxal de Renaissance.
[« On surnomme François Ier le Père des Lettres, et cela
pour quelques faveurs qu’il accorda à trois ou quatre écrivains ; mais
oublie-t-on que ce Père des Lettres donna, en 1535, des lettres patentes par
lesquelles il prohibait l’imprimerie sous peine de la hart ; qu’après avoir
proscrit l’imprimerie il établi une censure pour empêcher la publication et la
vente des livres précédemment imprimés ; qu’il attribua à la Sorbonne le droit
d’inquisition sur les consciences ; que, d’après l’édit royal, la possession
d’un livre ancien condamné et proscrit par la Sorbonne exposait les possesseurs
à la peine de mort, si ce livre était trouvé dans son domicile, où les sbires
de la Sorbonne avaient la faculté de faire perquisition ; qu’il se montra,
pendant tout son règne, implacable ennemi de l’indépendance de l’esprit et du
progrés des lumières, autant que fanatique protecteur des plus fougueux
théologiens et des absurdités scolastiques les plus contraires au véritable
esprit de la religion chrétienne ?… Quel encouragement pour les sciences et les
belles-lettres ! On ne peut voir dans François Ier qu’un fou brillant qui fit
le malheur et la honte de la France. » Abbé de Montgaillard, Histoire de France. Paris, Moutardier,
1827, t. I, p. 183.]
Mais un trait singulier du caractère humain porte l’homme à
chérir davantage ce pour quoi il a souffert et peiné le plus ; cette raison
nous permettrait sans doute d’expliquer le triple emploi de la salamandre,
hiéroglyphe du feu secret des sages. C’est qu’en effet, parmi les produits
annexes entrant dans le travail en qualité d’aidants ou de serviteurs, aucun
n’est de recherche plus ingrate ni d’identification plus laborieuse que
celui-ci. On peut encore, dans les préparations accessoires, employer aux lieu
et place des adjuvants requis, certains succédanés capables de fournir un
résultat analogue ; cependant, dans l’élaboration du mercure, rien ne saurait
se substituer au feu secret, à cet esprit susceptible de l’animer, de l’exalter
et de faire corps avec lui, après l’avoir extrait de la matière immonde. « Je
vous plaindrois beaucoup, écrit Limojon de Saint-Didier, si, comme moy, après
avoir connu la véritable matière, vous passiés quinze années entièrement dans
le travail, dans l’estude et dans la méditation, sans pouvoir extraire de la
pierre le suc precieux qu’elle renferme dans son sein, faute de connoistre le
feu secret des sages, qui fait couler de cette plante seiche et aride en
apparence une eau qui ne mouille pas les mains. » [Limojon de Saint-Didier. Lettre aux vrays Disciples d’Hermès,
dans le Triomphe hermétique.
Amsterdam. Henry Wetstein, 1699, p. 150.] Sans lui, sans ce feu caché sous une
forme saline, la matière préparée ne pourrait être évertuée ni remplir ses
fonctions de mère, et notre labeur demeurerait à jamais chimérique et vain.
Toute génération demande l’aide d’un agent propre, déterminé au règne dans
lequel la nature l’a placé. Et toute chose porte semence. Les animaux naissent
d’un œuf ou d’un ovule fécondé ; les végétaux proviennent d’une graine rendue
prolifique ; de même, les minéraux et les métaux ont pour semence une liqueur
métallique fertilisée par le feu minéral. Celui-ci est donc l’agent actif
introduit par l’art dans la semence minérale, et c’est lui, nous dit Philalèthe
« qui fait le premier tourner l’essieu et mouvoir la roue ». Par là, il est
facile de comprendre de quelle utilité est cette lumière métallique, invisible,
mystérieuse, et avec quel soin nous devons chercher à la connaître, à la
distinguer par ses qualités spécifiques, essentielles et occultes.
Salamandre, en latin salamandra, vient de sal, sel, et de
mandra, qui signifie étable, et aussi creux de roche, solitude, ermitage.
Salamandra est donc le nom du sel d’étable, sel de roche ou sel solitaire. Ce
mot prend dans la langue grecque une autre acceptation, révélatrice de l’action
qu’il provoque. Σαλαμάνδρα apparaît formé de Σάλα, agitation, trouble, employé
sans doute pour σάλος ou ζάλη, eau agitée, tempête, fluctuation, et de μάνδρα,
qui a le même sens qu’en latin. De ces étymologies, nous pouvons tirer cette
conclusion que le sel, esprit ou feu, prend naissance dans une étable, un creux
de roche, une grotte… C’en est assez. Couché sur la paille de sa crèche, en la
grotte de Bethléem, Jésus n’est-il pas le nouveau soleil apportant la lumière
au monde ? N’est-il pas Dieu lui-même, sous son enveloppe charnelle et
périssable ? Qui donc a dit : Je suis l’Esprit et je suis la Vie ; je suis venu
mettre le Feu dans les choses ?
Ce feu spirituel, informé et corporifié en sel, c’est le
soufre caché, parce qu’au cours de son opération il ne se rend jamais manifeste
ni sensible à nos yeux. Et cependant ce soufre, tout invisible qu’il soit,
n’est point une ingénieuse abstraction, un artifice de doctrine. Nous savons
l’isoler, l’extraire du corps qui le recèle, par un moyen occulte et sous
l’aspect d’une poudre sèche, laquelle, en cet état, devient impropre et sans
effet dans l’art philosophique. Ce feu pur, de même essence que le soufre
spécifique de l’or, mais moins digéré, est, par contre, plus abondant que celui
du métal précieux. C’est pourquoi il s’unit aisément au mercure des minéraux et
métaux imparfaits. Philalèthe nous assure qu’on le trouve caché au ventre
d’Aries, ou du Bélier, constellation que parcourt le soleil au mois d’avril.
Enfin, pour le désigner mieux encore, nous ajouterons que ce Bélier « qui cache
en soy l’acier magique » porte ostensiblement sur son écu l’image du sceau
hermétique, astre aux six rayons. C’est donc dans cette matière très commune,
qui nous paraît simplement utile, que nous devons rechercher le mystérieux feu
solaire, sel subtil et soufre spirituel, lumière céleste diffuse dans les
ténèbres du corps, sans laquelle rien ne se peut faire et que rien ne saurait
remplacer.
Nous avons signalé plus haut la place importante qu’occupe,
parmi les sujets emblématiques du petit hôtel de Lisieux, la salamandre,
enseigne particulière de son modeste et savant propriétaire. On la retrouve,
disions-nous, jusque sur la lucarne du faîte, presque inaccessible et dressée en
plein ciel. Elle y étreint le poinçon du chapeau, entre deux dragons sculptés
parallèlement sur le bois des jouées (pl. VI).
LISIEUX MANOIR DE LA SALAMANDRE La Salamandre et les deux Dragons de la lucarne Planche VI |
Ces deux dragons, l’un aptère (ἄπτερος, sans ailes), l’autre
chrysoptère (χρυσόπτερος, aux ailes dorées), sont ceux dont parle Nicolas
Flamel en ses Figures Hierogliphiques,
et que Michel Maïer (Symbola aureae
mensae, Francofurti, 1617) regarde comme étant, avec le globe surmonté de
la croix, des symboles particuliers au style du célèbre Adepte. Cette simple
constatation démontre la connaissance étendue que l’artiste lexovien avait des
textes philosophiques et du symbolisme spécial à chacun de ses prédécesseurs.
D’autre part, le choix même de la salamandre nous mène à penser que notre
alchimiste dut chercher longtemps et employer de nombreuses années à la
découverte du feu secret. L’hiéroglyphe dissimule, en effet, la nature
physico-chimique des fruits du jardin d’Hespéra, fruits dont la maturité
tardive ne réjouit le sage qu’en sa vieillesse, et qu’il ne cueille guère qu’au
soir de la vie, au couchant (Ἑσπερίς) d’une laborieuse et pénible carrière.
Chacun de ces fruits est le résultat d’une condensation progressive du feu
solaire par le feu secret, verbe incarné, esprit céleste corporifié dans toutes
les choses de ce monde. Et ce sont les rayons assemblés et concentrés de ce
double feu qui colorent et animent un corps pur, diaphane, clarifié, régénéré,
de brillant éclat et d’admirable vertu.
Parvenu à ce point d’exaltation, le principe igné, matériel
et spirituel, par son universalité d’action, devient assimilable aux corps
compris dans les trois règnes de la nature ; il exerce son efficacité aussi
bien chez les animaux et chez les végétaux qu’à l’intérieur des corps minéraux
et métalliques. C’est là le rubis magique, agent pourvu de l’énergie, de la
subtilité ignées, et revêtu de la couleur et des multiples propriétés du feu.
C’est là encore l’Huile de Christ ou de cristal, le lézard héraldique qui
attire, dévore, vomit et fournit la flamme, étendu sur sa patience comme le
vieux phénix sur son immortalité.
III (La Salamandre de Lisieux)
Devant ce sujet, qui traduit pour l’initié la réalisation
parfaite, nous abordons l’Œuvre par la fin. Les brillantes fleurs, dont les
couleurs vives et chatoyantes faisaient la joie de notre artisan, se sont
fanées et éteintes les unes après les autres ; les fruits ont alors pris forme
et, de verts qu’ils étaient au commencement, s’offrent maintenant à lui parés
d’une brillante enveloppe pourprée, sûr indice de leur maturité et de leur
excellence.
C’est que l’alchimiste, dans son patient travail, doit être
le scrupuleux imitateur de la nature, le singe de la création, suivant
l’expression génuine de plusieurs maîtres. Guidé par l’analogie, il réalise en
petit, avec ses faibles moyens et dans un domaine restreint, ce que Dieu fit en
grand dans l’univers cosmique. Ici, l’immense ; là, le minuscule. À ces deux
extrémités, même pensée, même effort, volonté semblable en sa relativité. Dieu
fait tout de rien : il crée. L’homme prend une parcelle de ce tout et la
multiplie : il prolonge et continue. Ainsi le microcosme amplifie le
macrocosme. Tel est son but, sa raison d’être ; telle nous parait être sa
véritable mission terrestre et la cause de son propre salut. En haut, Dieu ; en
bas, l’homme. Entre le Créateur immortel et sa créature périssable, toute la
Nature créée. Cherchez : vous ne trouverez rien de plus, ni ne découvrirez rien
de moins, que l’Auteur du premier effort, relié à la masse des bénéficiaires de
l’exemple divin, soumis à la même volonté impérieuse d’activité constante,
d’éternel labeur.
Tous les auteurs classiques sont unanimes à reconnaître que
le Grand-Œuvre est un abrégé, réduit aux proportions et aux possibilités
humaines, de l’Ouvrage divin. Et, comme l’Adepte doit y apporter le meilleur de
ses qualités s’il veut le mener à bien, il apparaît juste et équitable qu’il
recueille les fruits de l’Arbre de Vie et fasse son profit des pommes
merveilleuses du jardin des Hespérides.
Mais puisque, obéissant à la fantaisie ou au désir de notre
philosophe, nous sommes contraints de commencer au point même où l’art et la
nature achèvent de concert leur besogne, serait-ce agir en aveugle que nous
préoccuper de savoir d’abord ce que nous recherchons ? Et n’est-ce pas, en
dépit du paradoxe, une excellente méthode que celle qui débute par la fin ? —
Celui-là trouvera plus facilement ce dont il a besoin, qui saura nettement ce
qu’il veut obtenir. On parle beaucoup, dans les milieux occultes de notre
époque, de la pierre philosophale, sans savoir ce qu’elle est en réalité.
Beaucoup de gens instruits qualifient la gemme hermétique de « corps mystérieux
» ; ils ont pour elle l’opinion de certains spagyristes des XVIIe et XVIIIe
siècles, qui la rangeaient au nombre des entités abstraites, qualifiées non
êtres ou êtres de raison. Renseignons-nous donc afin d’avoir, sur ce corps inconnu,
une idée aussi proche que possible de la vérité ; étudions les descriptions,
rares et trop succinctes à notre gré, que nous ont laissées quelques
philosophes, et voyons ce qu’en rapportent également de savants personnages et
de fidèles témoins.
Disons, au préalable, que le terme de pierre philosophale
signifie, d’après la langue sacrée, pierre
qui porte le signe du soleil. Or, ce signe solaire est caractérisé par la
coloration rouge, laquelle peut varier d’intensité, ainsi que le dit Basile
Valentin : « Sa couleur tire du rouge incarnat sur le cramoisy, ou bien de
couleur de rubis sur couleur de grenade ; quant à sa pesanteur, elle poise
beaucoup plus qu’elle a de quantité. » [Les
Douze Clefs de Philosophie de Frère
Basile Valentin, religieux de l’Ordre Sainct Benoist, traictant de la vraye
Medecine metallique. Paris, Pierre Moët, 1659 ; Xe clef, p. 121] Voilà pour
la couleur et pour la densité. Le Cosmopolite, que Louis Figuier croit être
l’alchimiste connu sous le nom de Sethon, et d’autres sous celui de Michaël
Sendivogius, nous décrit son aspect translucide, sa forme cristalline et sa
fusibilité dans ce passage : « Si l’on trouvoit, dit-il, nostre sujet dans son
dernier état de perfection, fait et composé par la nature ; qu’il fût fusible
comme de la cire ou du beurre, et que sa rougeur, sa diaphanéité et clarté
parût au dehors, ce seroit là véritablement nostre benoiste pierre. » [Cosmopolite ou Nouvelle Lumiere Chymique.
Paris, J. d’Houry, 1669. Traité du sel,
p. 64.] Sa fusibilité est telle, en effet, que tous les auteurs l’ont comparée
à celle de la cire (64° centig.) ; « elle fond à la flamme d’une chandelle »,
répètent-ils ; certains, pour cette raison, lui ont même donné le nom de grande
cire rouge. [Dans le ms. lat. 5614 de la Bibl. nat., qui est composé de traités
d’anciens philosophes, le troisième ouvrage a pour titre : Modus faciendi Optimam Ceram rubeam.] À ces caractères physiques,
la pierre joint de puissantes propriétés chimiques, le pouvoir de pénétration
ou d’ingrès, l’absolue fixité, l’inoxydabilité qui la rend incalcinable, une
résistance extrême au feu, enfin son irréductibilité et sa parfaite
indifférence à l’égard des agents chimiques. C’est aussi ce que nous apprend
Henri Khunrath, dans son Amphitheatrum
Sapientiae Æternae, lorsqu’il écrit : « Enfin, lorsque l’Œuvre aura passé
de la couleur cendrée au blanc pur, puis au jaune, tu verras la pierre
philosophale, notre roi élevé au-dessus des dominateurs, sortir de son sépulcre
vitreux, se lever de son lit et venir sur notre scène mondaine dans son corps
glorifié, c’est-à-dire régénéré et plus que parfait ; autrement dit,
l’escarboucle brillante, très rayonnante de splendeur, et dont les parties très
subtiles et très épurées, par la paix et la concorde de la mixtion, sont
inséparablement liées et assemblées en un ; égale, diaphane comme le cristal,
compacte et très pondéreuse, aisément fusible dans le feu comme la résine,
fluente comme de la cire et plus que le vif-argent, mais sans émettre aucune
fumée ; transperçant et pénétrant les corps solides et compacts, comme l’huile
pénètre le papier ; soluble et dilatable dans toute liqueur susceptible de
l’amollir ; friable comme le verre ; de la couleur du safran lorsqu’on la
pulvérise, mais rouge comme le rubis lorsqu’elle reste en masse intègre
(laquelle rougeur est la signature de la parfaite fixation et de la fixe
perfection) ; colorant et teignant constamment ; fixe dans les tribulations de
toutes les expériences, même dans les épreuves par le soufre dévorant et les
eaux ardentes, et par la très forte persécution du feu ; toujours durable,
incalcinable, et, à l’instar de la Salamandre, permanente et jugeant justement
toutes choses (car elle est à sa manière tout en tout), et clamant : Voici, je
rénoverai toutes choses. »
L’aventurier anglais Édouard Kelley, dit Talbot, qui avait
acquis, vers 1585, d’un aubergiste, la pierre philosophale trouvée dans le
tombeau d’un évêque, que l’on disait fort riche, était rouge et très lourde,
mais sans aucune odeur. Cependant Bérigard de Pise dit qu’un homme habile lui
donna un gros (3 grammes 82) d’une poudre dont la couleur était semblable à
celle du coquelicot, et qui dégageait l’odeur du sel marin calciné. [En
évaporant un litre d’eau de mer, chauffant les cristaux obtenus jusqu’à
déshydratation complète et les soumettant à la calcination dans une capsule de
porcelaine, on perçoit nettement l’odeur caractéristique de l’iode.]
Helvétius (Jean-Frédéric Schweitzer) vit la pierre, que lui
montra un Adepte étranger, le 27 décembre 1666, sous la forme d’une métalline
couleur de soufre. Ce produit, pulvérisé, provenait donc, comme le dit
Khunrath, d’une masse rouge. Dans une transmutation faite par Sethon, en
juillet 1602, devant le docteur Jacob Zwinger, la poudre employée était, au
rapport de Dienheim, « assez lourde, et d’une couleur qui paraissait
jaune-citron ». Un an plus tard, lors d’une seconde projection chez l’orfèvre
Hans de Kempen, à Cologne, le 11 août 1603, c’est d’une pierre rouge dont se
sert le même artiste.
Selon plusieurs témoins dignes de foi, la pierre, obtenue
directement en poudre, pourrait affecter une coloration aussi vive que celle
qui serait formée à l’état compact. Le fait est assez rare, mais il peut se
produire et vaut d’être mentionné. C’est ainsi qu’un Adepte italien qui, en 1658,
réalisa la transmutation devant le pasteur protestant Gros, chez l’orfèvre
Bureau, de Genève, employait, au dire des assistants, une poudre rouge.
Schmieder décrit la pierre que Bötticher tenait de Lascaris comme une substance
ayant l’aspect d’un verre couleur rouge de feu. Pourtant, Lascaris avait remis
à Domenico Manuel (Gaëtano) une poudre semblable au vermillon. Celle de
Gustenhover était aussi très rouge. Quant à l’échantillon cédé par Lascaris à
Dierbach, il fut examiné au microscope par le conseiller Dippel, et apparut
composé d’une multitude de petits grains ou cristaux rouges ou orangés ; cette
pierre avait une puissance égale à près de six cent fois l’unité.
Jean-Baptiste Van Helmont, racontant l’expérience qu’il fit
en 1618 dans son laboratoire de Vilvorde, près de Bruxelles, écrit : « J’ai vu
et j’ai touché plus d’une fois la pierre philosophale ; la couleur en était
comme du safran en poudre, mais pesante et luisante comme du verre pulvérisé. »
Ce produit, dont un quart de grain (13 milligr. 25) fournit huit onces d’or
(244 gr. 72), manifestait une énergie considérable : environ 18470 fois
l’unité.
Dans l’ordre des teintures, c’est-à-dire des liqueurs
obtenues par solution d’extraits métalliques gras, nous possédons la relation
de Godwin Hermann Braun, d’Osnabruck, qui transmuta, en 1701, à l’aide d’une
teinture ayant l’aspect d’une huile « assez fluide et de couleur brune ». Le
célèbre chimiste Henckel rapporte, d’après Valentini, l’anecdote suivante : «
Il vint un jour, chez un fameux apothicaire de Francfort-sur-le-Main, nommé
Salwedel, un étranger qui avoit une teinture brune, laquelle avoit presque
l’odeur de l’huile de corne de cerf ; [C’est l’odeur caractéristique du
carbamate d’ammoniaque.] avec quatre gouttes de cette teinture, il changea un
gros de plomb en or de 23 carats 7 grains et demi. Ce même homme donna quelques
gouttes de cette teinture à cet apothicaire, qui le logea, et qui fit ensuite
de pareil or, qu’il garde en mémoire de cet homme, avec la petite bouteille
dans laquelle elle étoit, et où on peut encore voir des marques de cette
teinture. J’ai eu cette bouteille entre mes mains et puis en rendre témoignage
à tout le monde. » [J.-F. Henckel. Flora
Saturnisans. Paris, J. T. Hérissant, 1760, chap. VIII, p. 158.]
Sans contester la véracité de ces deux derniers faits, nous
nous refusons cependant à les placer au rang des transmutations effectuées par
la pierre philosophale à l’état spécial de poudre de projection. Toutes les
teintures en sont là. Leur assujettissement à un métal particulier, leur
puissance limitée, les caractères spécifiques qu’elles présentent nous
conduisent à les considérer comme de simples produits métalliques, extraits des
métaux vulgaires par certains procédés, dénommés petits particuliers, qui relèvent de la spagyrie et non de
l’alchimie. De plus, ces teintures, étant métalliques, n’ont pas d’autre action
que celle de pénétrer les métaux seuls qui ont servi de base à leur
préparation.
Laissons donc de côté ces procédés et ces teintures. Ce qui
importe surtout, c’est de retenir que la pierre philosophale s’offre à nous
sous la forme d’un corps cristallin, diaphane, rouge en masse, jaune après
pulvérisation, lequel est dense et très fusible, quoique fixe à toute
température, et dont les qualités propres le rendent incisif, ardent,
pénétrant, irréductible et incalcinable. Ajoutons qu’il est soluble dans le
verre en fusion, mais se volatilise instantanément lorsqu’on le projette sur un
métal fondu. Voilà, réunies en un seul sujet, des propriétés physico-chimiques
qui l’éloignent singulièrement de la nature métallique et en rendent l’origine
fort nébuleuse. Un peu de réflexion nous tirera d’embarras. Les maîtres de
l’art nous apprennent que le but de leurs travaux est triple. Ce qu’ils
cherchent à réaliser en premier lieu, c’est la Médecine universelle, ou pierre
philosophale proprement dite. Obtenue sous forme saline, multipliée ou non,
elle n’est utilisable que pour la guérison des maladies humaines, la
conservation de la santé et l’accroissement des végétaux. Soluble dans toute
liqueur spiritueuse, sa solution prend le nom d’Or potable (bien qu’elle ne
contienne pas le moindre atome d’or), parce qu’elle affecte une magnifique
couleur jaune. Sa valeur curative et la diversité de son emploi en
thérapeutique en font un auxiliaire précieux dans le traitement des affections
graves et incurables. Elle n’a aucune action sur les métaux, sauf sur l’or et
l’argent, avec lesquels elle se fixe et qu’elle dote de ses propriétés, mais,
conséquemment, ne sert de rien pour la transmutation. Cependant, si l’on excède
le nombre limite de ses multiplications, elle change de forme et, au lieu de
reprendre l’état solide et cristallin en se refroidissant, elle demeure fluide
comme le vif-argent et absolument incoagulable. Dans l’obscurité, elle brille
alors d’une lueur douce, rouge et phosphorescente, dont l’éclat reste plus
faible que celui d’une veilleuse ordinaire. La Médecine universelle est devenue
la Lumière inextinguible, le produit éclairant de ces lampes perpétuelles, que
certains auteurs ont signalées comme ayant été trouvées dans quelques
sépultures antiques. Ainsi radiante et liquide, la pierre philosophale n’est
guère susceptible, à notre avis, d’être poussée plus loin ; vouloir amplifier
sa vertu ignée nous semblerait dangereux ; le moins que l’on pourrait craindre
serait de la volatiliser et de perdre le bénéfice d’un labeur considérable.
Enfin, si l’on fermente la Médecine universelle, solide, avec l’or ou l’argent
très purs, par fusion directe, on obtient la Poudre de projection, troisième
forme de la pierre. C’est une masse translucide, rouge ou blanche selon le
métal choisi, pulvérisable, propre seulement à la transmutation métallique.
Orientée, déterminée et spécifiée au règne minéral, elle est inutile et sans
action pour les deux autres règnes.
Des considérations précédentes, il ressort nettement que la
pierre philosophale, ou Médecine universelle, malgré son origine métallique
indéniable, n’est pas faite uniquement de matière métallique. S’il en était
autrement, et qu’on dût la composer seulement de métaux, elle resterait soumise
aux conditions qui régissent la nature minérale et n’aurait nul besoin d’être
fermentée pour opérer la transmutation. D’autre part, l’axiome fondamental qui
enseigne que les corps n’ont point d’action sur les corps serait faux et
paradoxal. Prenez le temps et la peine d’expérimenter, et vous reconnaitrez que
les métaux n’agissent pas sur d’autres métaux. Qu’ils soient amenés à l’état de
sels ou de cendres, de verres ou de colloïdes, ils conserveront toujours leur
nature au cours des épreuves et, dans la réduction, se sépareront sans perte de
leurs qualités spécifiques.
Seuls, les esprits métalliques possèdent le privilège
d’altérer, de modifier et dénaturer les corps métalliques. Ce sont eux les
véritables promoteurs de toutes les métamorphoses corporelles que l’on peut y
observer. Mais comme ces esprits, ténus, extrêmement subtils et volatils, ont
besoin d’un véhicule, d’une enveloppe capable de les retenir ; que la matière
doit en être très pure, – pour permettre à l’esprit d’y demeurer, – et très
fixe, afin d’empêcher sa volatilisation ; qu’elle doit rester fusible, dans le
but de favoriser l’ingrès ; qu’il est indispensable de lui assurer une
résistance absolue aux agents réducteurs, on comprend sans peine que cette
matière ne puisse être recherchée dans la seule catégorie des métaux. C’est
pourquoi Basile Valentin recommande de prendre l’esprit dans la racine
métallique, et Bernard le Trévisan défend d’employer les métaux, les minéraux
et leurs sels à la construction du corps. La raison en est simple et s’impose
d’elle-même. Si la pierre était composée d’un corps métallique et d’un esprit
fixé sur ce corps, celui-ci agissant sur celui-là comme étant de même espèce,
le tout prendrait la forme caractéristique du métal. On pourrait, dans ce cas,
obtenir de l’or ou de l’argent, voire même un métal inconnu, et rien de plus.
C’est là ce qu’ont toujours fait les archimistes (Sic. Dans quelques éditions, on a indiqué erronément
« alchimistes » - Note de L.A.T.), parce qu’ils ignoraient
l’universalité et l’essence de l’agent qu’ils recherchaient. Or, ce que nous
demandons, avec tous les philosophes, ce n’est pas l’union d’un corps et d’un
esprit métalliques, mais bien la condensation, l’agglomération de cet esprit
dans une enveloppe cohérente, tenace et réfractaire, capable de l’enrober, d’en
imprégner toutes les parties et de lui assurer une protection efficace. C’est
cette âme, esprit ou feu rassemblé, concentré et coagulé dans la plus pure, la
plus résistante et la plus parfaite des matières terrestres, que nous appelons
notre pierre. Et nous pouvons certifier que toute entreprise qui n’aura pas cet
esprit pour guide et cette matière pour base ne conduira jamais au but proposé.
IV (La Salamandre de Lisieux)
Ce symbole, qui semble fort obscur, cache cependant le plus
important des arcanes secondaires. Nous dirons même que, par ignorance de ce
point de doctrine, — et aussi pour avoir suivi trop littéralement
l’enseignement des vieux auteurs, — nombre de bons artistes n’ont pu recueillir
le fruit de leurs travaux. Et combien d’investigateurs, plus enthousiastes que
pénétrants, se heurtent et trébuchent encore aujourd’hui contre la pierre
d’achoppement des raisonnements spécieux ! Gardons-nous de pousser trop loin la
logique humaine, si souvent contraire à la simplicité naturelle. Si l’on savait
observer plus naïvement les effets que la nature manifeste autour de nous ; si
l’on se contentait de contrôler les résultats obtenus en utilisant les mêmes
moyens ; si l’on subordonnait au fait la recherche du mystère des causes, son
explication par le vraisemblable, le possible ou l’hypothétique, nombre de
vérités seraient découvertes qui sont encore à rechercher. Défiez-vous donc de
faire intervenir, en vos observations, ce que vous croyez connaître, car vous
seriez amené à constater qu’il eût mieux valu n’avoir rien appris plutôt que
d’avoir tout à désapprendre.
Ce sont là, peut-être, des conseils superflus, parce qu’ils
réclament, dans leur mise en pratique, l’application d’une volonté opiniâtre
dont les médiocres sont incapables. Nous savons ce qu’il en coûte pour troquer
les diplômes, les sceaux et les parchemins contre l’humble manteau du
philosophe. Il nous a fallu vider, à vingt-quatre ans, ce calice au breuvage
amer. Le cœur meurtri, honteux des erreurs de nos jeunes années, nous avons dû
brûler livres et cahiers, confesser notre ignorance et, modeste néophyte,
déchiffrer une autre science sur les bancs d’une autre école. Aussi, est-ce
pour ceux-là qui ont eu le courage de tout oublier, que nous prenons la peine
d’étudier le symbole et de le dépouiller du voile ésotérique.
L’écot dont s’est saisi cet artisan d’un autre âge ne parait
guère devoir servir qu’à son génie industrieux. Et, pourtant, c’est bien là
notre arbre sec, le même qui eut l’honneur de donner son nom à l’une des plus
vieilles rues de Paris, après avoir figuré longtemps sur une enseigne célèbre.
Édouard Fournier nous apprend que, d’après Sauval (t. I, p. 109), cette
enseigne se voyait encore vers 1660. [Édouard Fournier, Énigmes des rues de Paris. Paris, E. Dentu, 1860.] Elle désignait
aux passants « une auberge dont parle Monstrelet » (t. I, chap. CLXXVII), et
était bien choisie pour un tel logis, qui, dès 1300, avait dû servir de gîte à
des pèlerins de Terre-Sainte. L’Arbre-Sec était un souvenir de Palestine ;
c’était l’arbre planté tout près d’Hébron, [Nous l’identifions au Chêne de
Membré, ou, plus hermétiquement, démembré.] qui, après avoir été depuis le
commencement du monde « verd et feuillu », perdit son feuillage le jour que
Notre-Seigneur mourut en la croix, et lors sécha ; « mais pour reverdir
lorsqu’un seigneur, prince d’Occident, gaignera la terre de promission, avec
l’ayde des chrestiens et fera chanter messe dessoubs de cet arbre sech. » [Le Livre de Messire Guill. de Mandeville.
Bibl. nat., ms. 8392, fol. 157.]
Cet arbre desséché, issant de roc aride, se voit figuré à la
dernière planche de l’Art du Potier ; mais on l’a représenté couvert de
feuilles et de fruits, avec une banderole portant la devise : Sic in sterili. [Les Trois Libvres de l’Art du Potier, du Cavalier Cyprian
Piccolpassi, translatés par Claudius Popelyn, Parisien. Paris, Librairie
Internationale, 1861.] C’est lui aussi que l’on rencontre sculpté sur la belle
porte de la cathédrale de Limoges, de même qu’en un quatre-feuilles du
soubassement d’Amiens. Ce sont également deux fragments de ce tronc mutilé,
qu’un clerc de pierre élève au-dessus de la grande coquille servant de
bénitier, dans l’église bretonne de Guimiliau (Finistère). Enfin, nous
retrouvons encore l’arbre sec sur un certain nombre d’édifices laïques du XVe
siècle. À Avignon, il surmonte la porte en anse de panier de l’ancien collège
de Roure ; à Cahors, il sert d’encadrement à deux fenêtres (maison Verdier, rue
des Boulevards), ainsi qu’à une petite porte dépendant du collège Pellegri,
situé dans la même ville (pl. VIII).
CAHORS - COLLEGE PELLEGRI PORTE DU XVème SIECLE L'Arbre sec Planche VIII |
Tel est l’hiéroglyphe adopté par les philosophes pour
exprimer l’inertie métallique, c’est-à-dire l’état spécial que l’industrie
humaine fait prendre aux métaux réduits et fondus. L’ésotérisme hermétique
démontre, en effet, que les corps métalliques demeurent vivants et doués du
pouvoir végétatif, tant qu’ils sont minéralisés dans leurs gîtes. Ils s’y
trouvent associés à l’agent spécifique, ou esprit minéral, qui en assure la
vitalité, la nutrition et l’évolution jusqu’au terme requis par la nature, où
ils prennent alors l’aspect et les propriétés de l’argent et de l’or natifs.
Parvenu à ce but, l’agent se sépare du corps, qui cesse de vivre, devient fixe
et non susceptible de transformation. Resterait-il sur la terre pendant
plusieurs siècles, qu’il ne pourrait, de lui-même, changer d’état ni abandonner
les caractères qui distinguent le métal de l’agrégat minéral.
Mais il s’en faut que tout se passe aussi simplement à
l’intérieur des gîtes métallifères. Soumis aux vicissitudes de ce monde
transitoire, quantité de minerais ont leur évolution suspendue par l’action de
causes profondes, — épuisement des éléments nutritifs, pénurie d’apports
cristallins, insuffisance de pression, de chaleur, etc., — ou externes, —
crevasses, afflux des eaux, ouverture de la mine. Les métaux se solidifient
alors et restent minéralisés avec leurs qualités acquises, sans pouvoir
outrepasser le stade évolutif qu’ils ont atteint. D’autres, plus jeunes,
attendant encore l’agent qui doit leur assurer la solidité et la consistance,
conservent l’état liquide et sont tout à fait incoagulables. Tel est le cas du
mercure, que l’on trouve fréquemment à l’état natif, ou minéralisé par le
soufre (cinabre), soit dans la minière même, soit en dehors de son lieu
d’origine.
Sous cette forme native, et bien que le traitement
métallurgique n’ait pas eu à intervenir, les métaux sont aussi insensibles que
ceux dont les minerais ont subi le grillage et la fusion. Pas plus qu’eux, ils
ne possèdent d’agent vital propre. Les sages nous disent qu’ils sont morts, du
moins en apparence, parce qu’il nous est impossible, sous leur masse solide et
cristallisée, d’évertuer la vie latente, potentielle, cachée au profond de leur
être. Ce sont des arbres morts, bien qu’ils recèlent encore un reste
d’humidité, lesquels ne donneront plus de feuilles, de fleurs, de fruits, ni,
surtout, de semence.
C’est donc avec beaucoup de raison que certains auteurs
assurent que l’or et le mercure ne peuvent concourir, en tout ou en partie, à
l’élaboration de l’Œuvre. Le premier, disent-ils, parce que son agent propre en
a été séparé lors de son achèvement, et le second, parce qu’il n’y a jamais été
introduit. D’autres philosophes soutiennent pourtant que l’or, quoique stérile
sous sa forme solide, peut retrouver sa vitalité perdue et reprendre son
évolution, pourvu qu’on sache le « remettre dans sa matière première » ; mais
c’est là un enseignement équivoque et qu’il faut bien se garder de prendre au
sens vulgaire. Arrêtons-nous un instant sur ce point litigieux et ne perdons
point de vue la possibilité de la nature : c’est le seul moyen que nous ayons
de reconnaître notre chemin dans ce tortueux labyrinthe. La plupart des hermétistes
pensent qu’il faut entendre, par le terme de réincrudation, le retour du métal
à son état primitif ; ils se fondent sur la signification du mot même, qui
exprime l’action de rendre cru, de rétrograder. Cette conception est fausse. Il
est impossible à la nature, et plus encore à l’art, de détruire l’effet d’un
travail séculaire. Ce qui est acquis reste acquis. Et c’est la raison pour
laquelle les vieux maîtres affirment qu’il est plus facile de faire de l’or que
de le détruire. Personne ne se flattera jamais de rendre aux viandes rôties et
aux légumes cuits l’aspect et les qualités qu’ils possédaient avant de subir
l’action du feu. Ici encore, l’analogie et la possibilité de nature sont les
meilleurs et les plus sûrs guides. Or, il n’existe, de par le monde, aucun
exemple de régression.
D’autres chercheurs croient qu’il suffit de baigner le métal
dans la substance primitive et mercurielle qui, par maturation lente et
coagulation progressive, lui a donné naissance. Ce raisonnement est plus
spécieux que véritable. En supposant même qu’ils connussent cette première
matière et qu’ils sussent où la prendre, — ce que les plus grands maîtres
ignorent, — ils ne pourraient obtenir, en définitive, qu’une augmentation de
l’or employé, et non un corps nouveau, de puissance supérieure à celle du métal
précieux. L’opération, ainsi comprise, se résume au mélange d’un même corps
pris à deux états différents de son évolution, l’un liquide, l’autre solide.
Avec un peu de réflexion, il est aisé de comprendre qu’une telle entreprise ne
puisse conduire au but. Elle est, d’ailleurs, en opposition formelle avec
l’axiome philosophique que nous avons souvent énoncé : les corps n’ont point
d’action sur les corps ; seuls, les esprits sont actifs et agissant.
Nous devons donc entendre, sous l’expression : remettre l’or dans sa première matière,
l’animation du métal, réalisée par l’emploi de cet agent vital dont nous avons
parlé. C’est lui l’esprit qui s’est enfui du corps lors de sa manifestation sur
le plan physique ; c’est lui l’âme métallique, ou cette matière première qu’on
n’a point voulu désigner autrement, et qui fait sa résidence dans le sein de la
Vierge sans tache. L’animation de l’or, vitalisation symbolique de l’arbre sec,
ou résurrection du mort, nous est enseignée allégoriquement par un texte
d’auteur arabe. Cet auteur, nommé Kessæus, qui s’est fort occupé, — nous dit
Brunet dans ses notes sur l’Évangile de
l’Enfance, — de recueillir les légendes orientales au sujet des événements
que racontent les Évangiles, narre en ces termes les circonstances de
l’accouchement de Marie : « Lorsque le moment de sa délivrance approcha, elle
sortit au milieu de la nuit de la maison de Zacharie, et elle s’achemina hors
de Jérusalem. Et elle vit un palmier desséché ; et lorsque Marie se fut assise
au pied de cet arbre, aussitôt il refleurit et se couvrit de feuilles et de
verdure, et il porta une grande abondance de fruits par l’opération de la
puissance de Dieu. Et Dieu fit surgir à côté une source d’eau vive, et lorsque
les douleurs de l’enfantement tourmentaient Marie, elle serrait étroitement le
palmier de ses mains. »
Nous ne saurions mieux dire ni parler avec plus de clarté.
V (La Salamandre de Lisieux)
Sur le pilier central du premier étage, on remarque un
groupe assez intéressant pour les amateurs et les curieux du symbolisme. Bien
qu’il ait beaucoup souffert et s’offre aujourd’hui mutilé, fissuré, corrodé par
les intempéries, on en peut, malgré tout, discerner encore le sujet. C’est un
personnage serrant entre ses jambes un griffon dont les pattes, pourvues de
serres, sont très apparentes, ainsi que la queue de lion prolongeant la croupe,
détails permettant, à eux seuls, une identification exacte. De la main gauche,
l’homme saisit le monstre vers la tête et fait, de la droite, le geste de le
frapper (pl. IX).
LISIEUX MANOIR DE LA SALAMANDRE Baphomet - Combat de l'Homme et du Griffon Planche IX |
Nous reconnaissons en ce motif l’un des emblèmes majeurs de
la science, celui qui couvre la préparation des matières premières de l’Œuvre.
Mais, tandis que le combat du dragon et du chevalier indique la rencontre
initiale, le duel des produits minéraux cherchant à défendre leur intégrité
menacée, le griffon marque le résultat de l’opération, voilée d’ailleurs sous
des mythes d’expressions variées, mais présentant tous le caractère
d’incompatibilité, d’aversion naturelle et profonde qu’ont l’une pour l’autre,
les substances en contact.
Du combat que le chevalier, ou soufre secret, livre au
soufre arsenical du vieux dragon, naît la pierre astrale, blanche, pesante,
brillante comme pur argent, et qui apparaît signée, portant l’empreinte de sa
noblesse, la griffe, ésotériquement traduite par le griffon, indice certain
d’union et de paix entre le feu et l’eau, entre l’air et la terre. Toutefois,
on ne saurait espérer atteindre à cette dignité dès la prime conjonction. Car
notre pierre noire, couverte de haillons, est souillée de tant d’impuretés
qu’il est fort difficile de l’en débarrasser complètement. C’est pourquoi il
importe de la soumettre à plusieurs lévigations (qui sont les laveures de
Nicolas Flamel), afin de la nettoyer peu à peu de ses souillures, des crasses
hétérogènes et tenaces qui l’embarrassent, et de lui voir prendre, à chacune
d’elles, plus de splendeur, de poli et d’éclat.
Les initiés savent que notre science, quoique purement
naturelle et simple, n’est nullement vulgaire ; les termes dont nous nous
servons, à la suite des maîtres, ne le sont pas moins. Que l’on veuille donc
bien y porter attention, car nous les avons choisis avec soin, dans le dessein
de montrer la voie, de signaler les fondrières qui la creusent, espérant ainsi
éclairer les studieux, en écartant les aveuglés, les avides et les indignes.
Apprenez, vous qui savez déjà, que tous nos lavages sont ignés, que toutes nos
purifications se font dans le feu, par le feu et avec le feu. C’est la raison
pour laquelle quelques auteurs ont décrit ces opérations sous le titre chimique
de calcinations, parce que la matière, longtemps soumise à l’action de la
flamme, lui cède ses parties impures et adustibles. Sachez aussi que notre
rocher, — voilé sous la figure du dragon, — laisse d’abord couler une onde
obscure, puante et vénéneuse, dont la fumée, épaisse et volatile, est
extrêmement toxique. Cette eau, qui a pour symbole le corbeau, ne peut être
lavée et blanchie que par le moyen du feu. Et c’est là ce que les philosophes
nous donnent à entendre lorsque, dans leur style énigmatique, ils recommandent
à l’artiste de lui couper la tête. Par ces ablutions ignées, l’eau quitte sa
coloration noire et prend une couleur blanche. Le corbeau, décapité, rend l’âme
et perd ses plumes. Ainsi le feu, par son action fréquente et réitérée sur
l’eau, contraint celle-ci à mieux défendre ses qualités spécifiques en
abandonnant ses superfluités. L’eau se contracte, se resserre pour résister à
l’influence tyrannique de Vulcain ; elle se nourrit du feu, qui en agrège les
molécules pures et homogènes, et se coagule enfin en masse corporelle dense,
ardente au point que la flamme demeure impuissante à l’exalter davantage.
C’est à votre intention, frères inconnus de la mystérieuse
cité solaire, que nous avons formé le dessein d’enseigner les modes divers et
successifs de nos purifications. Vous nous saurez gré, nous en sommes certain,
de vous avoir signalé ces écueils, récifs de la mer hermétique, contre lesquels
sont venus naufrager tant d’argonautes inexpérimentés. Si donc vous désirez
posséder le griffon, — qui est notre pierre astrale, — en l’arrachant de sa
gangue arsenicale, prenez deux parts de terre vierge, notre dragon écailleux,
et une de l’agent igné, lequel est ce vaillant chevalier armé de la lance et du
bouclier. Ἄρης, plus vigoureux qu’Aries, doit être en moindre quantité.
Pulvérisez et ajoutez la quinzième partie du tout de ce sel pur, blanc,
admirable, plusieurs fois lavé et cristallisé, que vous devez nécessairement
connaître. Mélangez intimement ; puis, prenant exemple sur la douloureuse
Passion de Notre-Seigneur, crucifiez avec trois pointes de fer, afin que le
corps meure et puisse ressusciter ensuite. Cela fait, chassez du cadavre les
sédiments les plus grossiers ; broyez et en triturez les ossements ; malaxez le
tout sur un feu doux avec une verge d’acier. Jetez alors dans ce mélange la
moitié du second sel, tiré de la rosée qui, au mois de mai, fertilise la terre,
et vous obtiendrez un corps plus clair que le précédent. Répétez trois fois la
même technique ; vous parviendrez à la minière de notre mercure, et aurez gravi
la première marche de l’escalier des sages. Lorsque Jésus ressuscita, le
troisième jour après sa mort, un ange lumineux et vêtu de blanc occupait seul le
sépulcre vide…
Mais s’il suffit de connaître la substance secrète, figurée
par le dragon, pour découvrir son antagoniste, il est indispensable de savoir
quel moyen emploient les sages dans le but de limiter, de tempérer l’ardeur
excessive des belligérants. Faute de médiateur nécessaire, — dont nous n’avons
jamais trouvé d’interprétation symbolique, — l’expérimentateur ignorant
s’exposerait à de graves dangers. Spectateur angoissé du drame qu’il aurait
imprudemment déchaîné, il n’en pourrait diriger les phases ni régler la fureur.
Des projections ignées, parfois même l’explosion brutale du fourneau, seraient
les tristes conséquences de sa témérité. C’est pourquoi, conscient de notre
responsabilité, prions-nous instamment ceux qui ne possèdent pas ce secret de
s’abstenir jusque-là. Ils éviteront ainsi le sort fâcheux d’un infortuné prêtre
du diocèse d’Avignon, que la notice suivante relate brièvement : « Chapaty abbé
croyoit d’avoir trouvé la pierre philosophale, mais, malheureusement pour lui,
le creuset s’étant rompu, le métal luy sauta contre, s’attacha à son visage,
ses bras et son habit ; il courut ainsi les rues des Infirmières, se
veautissant dans les ruisseaux comme un possédé, et périt misérablement bruslé
comme un damné. 1706. » [Recueil de
pièces sur Avignon. Bibl. de Carpentras, ms. n° 917, fol. 168.]
Quand vous percevrez dans le vaisseau un bruit analogue à
celui de l’eau en ébullition, — grondement sourd de la terre dont le feu
déchire les entrailles, — soyez prêt à lutter et conservez votre sang-froid.
Vous remarquerez des fumées et des flammes bleues, vertes et violettes,
accompagnant une série de détonations précipitées…
L’effervescence passée et le calme rétabli, vous pourrez
jouir d’un magnifique spectacle. Sur une mer de feu, des îlots solides se
forment, surnagent, animés de mouvements lents, prennent et quittent une
infinité de vives couleurs ; leur surface se boursoufle, crève au centre et les
fait ressembler à de minuscules volcans. Ils disparaissent ensuite pour laisser
place à de jolies billes vertes, transparentes, qui tournent rapidement sur
elles-mêmes, roulent, se heurtent et semblent se pourchasser, au milieu des
flammes multicolores, des reflets irisés du bain incandescent.
En décrivant la préparation pénible et délicate de notre pierre,
nous avons omis de parler du concours efficace que doivent y apporter certaines
influences extérieures. Nous pourrions, à ce propos, nous contenter de citer
Nicolas Grosparmy, Adepte du XVe siècle, dont nous avons parlé au début de
cette étude, Cyliani, philosophe du XIXe siècle, sans omettre Cyprian
Piccolpassi, maître potier italien, qui ont consacré une partie de leur
enseignement à l’examen de ces conditions ; mais leurs ouvrages ne sont pas à
la portée de tous. Quoi qu’il en soit, et afin de satisfaire, dans la mesure du
possible, la légitime curiosité des chercheurs, nous dirons que, sans la
concordance absolue des éléments supérieurs avec les inférieurs, notre matière,
dépourvue des vertus astrales, ne peut être d’aucune utilité. Le corps sur lequel
nous ouvrons est, avant sa mise en œuvre, plus terrestre que céleste ; l’art
doit le rendre, en aidant la nature, plus céleste que terrestre. La
connaissance du moment propice, des temps, lieu, saison, etc., nous est donc
indispensable pour assurer le succès de cette production secrète. Sachons
prévoir l’heure où les astres formeront, dans le ciel des fixes, l’aspect le
plus favorable. Car ils se refléteront dans ce miroir divin qu’est notre pierre
et y fixeront leur empreinte. Et l’étoile terrestre, flambeau occulte de notre
Nativité, sera la marque probatoire de l’heureuse union du ciel et de la terre,
ou, comme l’écrit Philalèthe, de « l’union des vertus supérieures dans les
choses inférieures ». Vous en aurez la confirmation en découvrant, au sein de
l’eau ignée, ou de ce ciel terrestre, suivant l’expression typique de Vinceslas
Lavinius de Moravie, le soleil hermétique, centrique et radiant, rendu
manifeste, visible et patent.
Captez un rayon de soleil, condensez-le sous une forme
substantielle, nourrissez de feu élémentaire ce feu spirituel corporifié, et
vous posséderez le plus grand trésor de ce monde.
Il est utile de savoir que la lutte, courte mais violente,
livrée par le chevalier, — qu’il se nomme saint Georges, saint Michel ou saint
Marcel dans la Tradition chrétienne ; Mars, Thésée, Jason, Hercule dans la
Fable, — ne cesse que par la mort des deux champions (en hermétique, l’aigle et
le lion), et leur assemblage en un corps nouveau dont la signature alchimique
est le griffon. Rappelons que, dans toutes les légendes anciennes d’Asie et
d’Europe, c’est toujours un dragon qui est préposé à la garde des trésors. Il
veille sur les pommes d’or des Hespérides et sur la toison suspendue de
Colchide. C’est pourquoi il faut, de toute nécessité, réduire au silence ce
monstre agressif si l’on veut ensuite s’emparer des richesses qu’il protège.
Une légende chinoise raconte, à propos du savant alchimiste Hujumsin, mis au
nombre des dieux après sa mort, que cet homme, ayant tué un horrible dragon qui
ravageait le pays, attacha ce monstre à une colonne. C’est exactement ce que
fait Jason dans la forêt d’Ætès, et Cyliani dans son récit allégorique d’Hermès dévoilé. La vérité, toujours
semblable à elle-même, s’exprime à l’aide de moyens et de fictions analogues.
La combinaison des deux matières initiales, l’une volatile,
l’autre fixe, donne un troisième corps, mixtionné, qui marque le premier état
de la pierre des philosophes. Tel est, nous l’avons dit, le griffon, moitié
aigle et moitié lion, symbole qui correspond à celui de la corbeille de Bacchus
et du poisson de l’iconographie chrétienne. Nous devons remarquer, en effet,
que le griffon porte, au lieu d’une crinière de lion ou d’un collier de plumes,
une crête de nageoires de poisson. Ce détail a son importance. Car s’il est
expédient de provoquer la rencontre et de dominer le combat, il faut encore
découvrir le moyen de capturer la partie pure, essentielle, du corps
nouvellement produit, la seule qui nous soit utile, c’est-à-dire le mercure des
sages. Les poètes nous racontent que Vulcain, surprenant en adultère Mars et
Vénus, s’empressa de les entourer d’un rets ou d’un filet, afin qu’ils ne
pussent éviter sa vengeance. De même, les maîtres nous conseillent d’employer
aussi un filet délié ou un rets subtil, pour capter le produit au fur et à
mesure de son apparition. L’artiste pêche, métaphoriquement, le poisson
mystique, et laisse l’eau vide, inerte, sans âme : l’homme, en cette opération,
est donc censé tuer le griffon. C’est la scène que reproduit notre bas-relief.
Si nous recherchons quelle signification secrète est
attachée au mot grec γρύψ, griffon, qui a pour racine γρυπός, c’est-à-dire
avoir le bec crochu, nous trouverons un mot voisin, γρῖφος, dont l’assonance se
rapproche davantage de notre mot français. Or γρῖφος exprime à la fois une
énigme et un filet. On voit ainsi que l’animal fabuleux contient, en son image
et en son nom, l’énigme hermétique la plus ingrate à déchiffrer, celle du
mercure philosophal, dont la substance, profondément cachée au corps, se prend
comme le poisson dans l’eau, à l’aide d’un filet approprié.
Basile Valentin, qui est d’ordinaire plus clair, ne s’est
pas servi du symbole de l’ΙΧΘΥΣ chrétien, qu’il a préféré humaniser sous le nom
cabalistique et mythologique d’Hypérion. [Le nom grec du Poisson est formé par
l’assemblage des sigles de cette phrase : Ἰησοῦς Χριστός Θεοῦ Υἱός Σωτήρ, qui
signifie Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur. On voit fréquemment le mot Ἰχθῦς
gravé dans les Catacombes romaines ; il figure aussi sur la mosaïque de
Sainte-Apollinaire, à Ravenne, placé au sommet d’une croix constellée, élevée
sur les mots latins SALUS MUNDI, et ayant à l’extrémité de ses bras les lettres
Α et Ω.]
C’est ainsi qu’il signale ce chevalier, en présentant les
trois opérations du Grand-Œuvre sous une formule énigmatique comportant trois
phrases succinctes, ainsi énoncées :
« Je suis né d’Hermogène. Hypérion m’a choisi. Sans
Jamsuphle, je suis contraint de périr. »
Nous avons vu comment, et à l’issue de quelle réaction, naît
le griffon, lequel provient d’Hermogène, ou de la prime substance mercurielle.
Hypérion, en grec Ὑπερίων, est le père du soleil ; c’est lui qui dégage, hors
du second chaos blanc, formé par l’art et figuré par le griffon, l’âme qu’il
tient enfermée, l’esprit, feu ou lumière cachée, et la porte au-dessus de la
masse, sous l’aspect d’une eau claire et limpide : Spiritus Domini ferebatur super aquas. Car la matière préparée,
laquelle contient tous les éléments nécessaires à notre grand ouvrage, n’est
qu’une terre fécondée où règne encore quelque confusion ; une substance qui
tient en soi la lumière éparse, que l’art doit rassembler et isoler en imitant
le Créateur. Cette terre, il nous faut la mortifier et la décomposer, ce qui
revient à tuer le griffon et à pêcher le poisson, à séparer le feu de la terre,
le subtil de l’épais, « doucement, avec grande habileté et prudence », selon
que l’enseigne Hermès en sa Table d’Émeraude.
Tel est le rôle chimique d’Hypérion. Son nom même, formé de Ὑπ,
contraction de Ὑπέρ, au-dessus, et de ἠρίον, sépulcre, tombeau, lequel a pour
racine ἔρα, terre, indique ce qui monte de la terre, au-dessus du sépulcre de
la matière. On peut, si l’on préfère, choisir l’étymologie par laquelle Ὑπερίων,
dériverait de Ὑπέρ, au-dessus, et de ἴον, violette. Les deux sens ont entre eux
une concordance hermétique parfaite ; mais nous ne donnons cette variante que
pour éclairer les stagiaires de notre ordre, suivant en cela la parole de
l’Évangile : « Prenez donc bien garde de quelle manière vous écoutez, car on
donnera encore à celui qui a déjà ; et pour celui qui n’a rien, on lui ôtera
même ce qu’il croit avoir. » [Matthieu, XXV, 29 et 30. Luc, VIII, 18, et XIX,
26. Marc, IV, 25.]
VI (La Salamandre de Lisieux)
Sculptée au-dessus du groupe de l’homme au griffon, vous
remarquerez une énorme tête grimaçante, agrémentée d’une barbe en pointe. Les
joues, les oreilles, le front en sont étirés jusqu’à prendre l’aspect
d’expansions flammées. Ce masque flamboyant, au rictus peu sympathique,
apparaît couronné et pourvu d’appendices cornus, enrubannés, lesquels
s’appuient sur la torsade du fond de corniche (pl. IX).
Planche IX |
Avec ses cornes et sa couronne, le symbole solaire prend la
signification d’un véritable Baphomet, c’est-à-dire de l’image synthétique où
les Initiés du Temple avaient groupé tous les éléments de la haute science et
de la tradition. Figure complexe, en vérité, sous des dehors de simplicité,
figure parlante, grosse d’enseignement, en dépit de son esthétique rude et
primitive. Si l’on y retrouve d’abord la fusion mystique des natures de l’Œuvre
que symbolisent les cornes du croissant lunaire posées sur la tête solaire, on
n’est pas moins surpris de l’expression étrange, reflet d’une ardeur dévorante,
que dégage cette face inhumaine, spectre du dernier jugement. Il n’est pas même
jusqu’à la barbe, hiéroglyphe du faisceau lumineux et igné projeté vers la
terre, qui ne justifie quelle connaissance exacte de notre destinée le savant
possédait…
Serions-nous en présence du logis de quelque affilié aux
sectes d’Illuminés ou de Rose-Croix, descendants des vieux Templiers ? La
théorie cyclique, parallèlement à la doctrine d’Hermès, y est si clairement
exposée qu’à moins d’ignorance ou de mauvaise foi on ne saurait suspecter le
savoir de notre Adepte. Pour nous, notre conviction est faite ; nous sommes
certain de ne point nous tromper devant tant d’affirmations catégoriques :
c’est bien un baphomet, renouvelé de celui des Templiers, que nous avons sous
les yeux. Cette image, sur laquelle on ne possède que de vagues indications ou
de simples hypothèses, ne fut jamais une idole, comme certains l’ont cru, mais
seulement un emblème complet des traditions secrètes de l’Ordre, employé
surtout au dehors, comme paradigme ésotérique, sceau de chevalerie et signe de
reconnaissance. On le reproduisait sur les bijoux, aussi bien qu’au fronton des
commanderies et au tympan de leurs chapelles. Il se composait d’un triangle
isocèle à sommet dirigé en bas, hiéroglyphe de l’eau, premier élément créé,
selon Thalès de Milet, qui soutenait que « Dieu est cet Esprit qui a formé
toutes choses de l’eau ». [Cicero. De
Natura Deorum I, 10, p. 348.] Un second triangle semblable, inversé par
rapport au premier, mais plus petit, s’inscrivait au centre et semblait occuper
l’espace réservé au nez dans la face humaine. Il symbolisait le feu, et, plus
précisément, le feu enclos dans l’eau, ou l’étincelle divine, l’âme incarnée,
la vie infuse dans la matière. Sur la base inversée du grand triangle d’eau
s’appuyait un signe graphique semblable à la lettre H des Latins, ou à l’ἦτα
des Grecs, avec plus de largeur cependant, et dont la barre centrale se coupait
d’un cercle médian. Ce signe, en stéganographie hermétique, indique l’Esprit
universel, l’Esprit créateur, Dieu. À l’intérieur du grand triangle, peu
au-dessus et de chaque côté du triangle de feu, on voyait à gauche le cercle
lunaire à croissant inscrit, et à droite le cercle solaire à centre apparent.
Ces petits cercles se trouvaient disposés à la manière des yeux. Enfin, soudée
à la base du petit triangle interne, la croix posée sur le globe réalisait
ainsi le double hiéroglyphe du soufre, principe actif, associé au mercure,
principe passif et solvant de tous les métaux. Souvent, un segment plus ou
moins long, situé à la pointe du triangle, se creusait de lignes à tendance
verticale où le profane reconnaissait, non point l’expression du rayonnement
lumineux, mais une sorte de barbiche.
Ainsi présenté, le baphomet affectait une forme animale
grossière, imprécise, d’identification malaisée. C’est ce qui expliquerait sans
doute la diversité des descriptions qu’on en a faites, et dans lesquelles on
voit le baphomet comme une tête de mort auréolée, ou un bucrâne, parfois une
tête d’Hapi égyptien, de bouc, et, mieux encore, la face horrifiante de Satan en
personne ! Simples impressions, fort éloignées de la réalité, mais images si
peu orthodoxes qu’elles ont, hélas ! contribué à répandre, sur les savants
chevaliers du Temple, l’accusation de démonologie et de sorcellerie dont on fit
l’une des bases de leur procès, l’un des motifs de leur condamnation.
Nous venons de voir ce qu’était le baphomet ; il nous faut
maintenant chercher à en dégager le sens caché derrière cette dénomination.
Dans l’expression hermétique pure, correspondant au travail
de l’Œuvre, Baphomet vient des racines grecques Βαφεύς, teinturier, et μής, mis
pour μήν, la lune ; à moins qu’on ne veuille s’adresser à μήτηρ, génitif
μητρός, mère ou matrice, ce qui revient au même sens lunaire, puisque la lune
est véritablement la mère ou la matrice mercurielle qui reçoit la teinture ou
semence du soufre, représentant le mâle, le teinturier, — Βαφεύς, — dans la
génération métallique. Βαφή à le sens d’immersion et de teinture. Et l’on peut
dire, sans trop divulguer, que le soufre, père et teinturier de la pierre,
féconde la lune mercurielle par immersion, ce qui nous ramène au baptême
symbolique de Mété exprimé encore par le mot baphomet. [Le baphomet offrait
parfois, avons-nous dit, le caractère et l’aspect extérieur des bucrânes.
Présenté de la sorte, il s’identifie à la nature aqueuse figurée par Neptune,
la plus grande divinité marine de l’Olympe. Ποσειδῶν est, en effet, voilé sous
l’icône du bœuf, du taureau ou de la vache, qui sont des symboles lunaires. Le
nom grec de Neptune dérive de Βοῦς, génitif Βοός, bœuf, taureau, et de εἶδος, εἴδωλον,
image, spectre ou simulacre.] Celui-ci apparaît donc bien comme l’hiéroglyphe
complet de la science, figurée ailleurs dans la personnalité du dieu Pan, image
mythique de la nature en pleine activité.
Le mot latin Bapheus, teinturier, et le verbe meto, cueillir, recueillir, moissonner,
signalent également cette vertu spéciale que possède le mercure ou lune des
sages, de capter, au fur et à mesure de son émission, et cela pendant
l’immersion ou le bain du roi, la teinture qu’il abandonne et que la mère
conservera dans son sein durant le temps requis. C’est là le Graal, qui
contient le vin eucharistique, liqueur de feu spirituel, liqueur végétative,
vivante et vivifiante introduite dans les choses matérielles.
Quant à l’origine de l’Ordre, à sa filiation, aux
connaissances et aux croyances des Templiers, nous ne pouvons mieux faire que
citer textuellement un fragment de l’étude que Pierre Dujols, l’érudit et
savant philosophe, consacre aux frères chevaliers dans sa Bibliographie générale des Sciences occultes. [À propos du Dictionnaire des Controverses historiques, par S. F.
Jehan. Paris, 1866.]
« Les frères du Temple, dit l’auteur, — on ne saurait plus
soutenir la négative, — furent vraiment affiliés au Manichéisme. Du reste, la
thèse du baron Hammer est conforme à cette opinion. Pour lui, les sectateurs de
Mardeck, les Ismaéliens, les Albigeois, les Templiers, les Francs-maçons, les
Illuminés, etc., sont tributaires d’une même tradition secrète émanée de cette Maison
de la Sagesse (Dar-el-hickmet), fondée au Caire vers le XIe siècle, par Hackem.
L’académicien allemand Nicolaï conclut dans un sens analogue et ajoute que le
fameux baphomet, qu’il fait venir du grec βαφομητρός, était un symbole
pythagoricien. Nous ne nous attarderons point aux opinions divergeantes de
Anton, Herder, Munter, etc., mais nous nous arrêterons un instant à
l’étymologie du mot baphomet. L’idée de Nicolaï est recevable si l’on admet,
avec Hammer, cette légère variante : Βαφή Μήτεος, qu’on pourrait traduire par
baptême de Mété. On a constaté, justement, un rite de ce nom chez les Ophites.
En effet, Mété était une divinité androgyne figurant la Nature naturante.
Proclus dit textuellement que Métis, nommé encore Ἐπικάρπιος, ou Natura
germinans, était le dieu hermaphrodite des adorateurs du Serpent. On sait aussi
que les Hellènes désignaient, par le mot Métis, la Prudence vénérée comme
épouse de Jupiter. En somme, cette discussion philologique avère de manière
incontestable que le Baphomet était l’expression païenne de Pan. Or, comme les
Templiers, les Ophites avaient deux baptêmes : l’un, celui de l’eau, ou
exotérique ; l’autre, ésotérique, celui de l’esprit ou du feu. Ce dernier s’appelait
le baptême de Mété. Saint Justin et saint Irénée le nomment l’illumination.
C’est le baptême de la Lumière des Francs-maçons. Cette purification, — le mot
est ici vraiment topique, — se trouve indiquée sur une des idoles gnostiques
découvertes par M. de Hammer, et dont il a donné le dessin. Elle tient dans son
giron, — remarquez bien le geste : il parle, — un bassin plein de feu. Ce fait,
qui aurait dû frapper le savant teuton, et avec lui tous les symbolistes, ne
semble leur avoir rien dit. C’est pourtant de cette allégorie que le fameux
mythe du Graal tire son origine. Justement, l’érudit baron disserte avec
abondance sur ce vase mystérieux, dont on recherche encore l’exacte
signification. Nul n’ignore que, dans l’ancienne légende germanique, Titurel
élève un temple au Saint-Graal, à Montsalvat, et en confie la garde à douze
chevaliers Templiers. M. de Hammer veut y voir le symbole de la Sagesse
gnostique, conclusion bien vague après avoir brûlé si longtemps. Qu’on nous
pardonne si nous osons suggérer un autre point de vue. Le Graal, — qui s’en
doute aujourd’hui ? — est le mystère le plus élevé de la Chevalerie mystique et
de la Maçonnerie qui en dégénère ; il est le voile du Feu créateur, le Deus
absconditus dans le mot INRI, gravé au-dessus de la tête de Jésus en croix.
Quand Titurel édifie son temple mystique, c’est pour y allumer le feu sacré des
Vestales, des Mazdéens et même des Hébreux, car les juifs entretenaient un feu
perpétuel dans le temple de Jérusalem. Les douze Custodes rappellent les douze
signes du Zodiaque que parcourt annuellement le soleil, type du feu vivant. Le
vase de l’idole du baron de Hammer est identique au vase pyrogène des Parses,
qu’on représente plein de flammes. Les Égyptiens possédaient aussi cet attribut
: Sérapis est souvent figuré avec, sur sa tête, le même objet, nommé Gardal sur
les bords du Nil. C’était dans ce Gardal que les prêtres conservaient le feu
matériel, comme les prêtresses y conservaient le feu céleste de Phtah. Pour les
Initiés d’Isis, le Gardal était l’hiéroglyphe du feu divin. Or, ce dieu Feu, ce
dieu Amour s’incarne éternellement en chaque être, puisque tout, dans
l’univers, a son étincelle vitale. C’est l’Agneau immolé depuis le commencement
du monde, que l’Église catholique offre à ses fidèles sous les espèces de
l’Eucharistie enclose dans le ciboire, comme le Sacrement d’Amour. Le ciboire,
— honni soit qui mal y pense ! — aussi bien que le Graal et les cratères sacrés
de toutes les religions, représente l’organe féminin de la génération, et correspond
au vase cosmogonique de Platon, à la coupe d’Hermès et de Salomon, à l’urne des
anciens Mystères. Le Gardal des Égyptiens est donc la clef du Graal. C’est, en
somme, le même mot. En effet, de déformation en déformation, Gardal est devenu
Gradal, puis, avec une sorte d’aspiration, Graal. Le sang qui bouillonne dans
le saint calice est la fermentation ignée de la vie ou de la mixtion
génératrice. Nous ne pourrions que déplorer l’aveuglement de ceux qui
s’obstineraient à ne voir dans ce symbole, dépouillé de ses voiles jusqu’à la
nudité, qu’une profanation du divin. Le Pain et le Vin du Sacrifice mystique,
c’est l’esprit ou le feu dans la matière, qui, par leur union, produisent la
vie. Voilà pourquoi les manuels initiatiques chrétiens, appelés Évangiles, font
dire allégoriquement au Christ : Je suis la Vie ; je suis le Pain vivant ; je
suis venu mettre le feu dans les choses, et l’enveloppent dans le doux signe
exotérique de l’aliment par excellence. »
VII (La Salamandre de Lisieux)
Avant de quitter le joli manoir de la Salamandre, nous
signalerons encore quelques motifs placés au premier étage, lesquels, sans
présenter autant d’intérêt que les précédents, ne sont pas dépourvus de valeur
symbolique.
À droite du pilier portant l’image du bûcheron, nous voyons
deux fenêtres accolées, l’une aveugle, l’autre vitrée. Au centre des arcs en
accolade, on distingue, sur la première, une fleur de lys héraldique, emblème
de la souveraineté de la science, qui devint, par la suite, l’attribut de la
royauté. [Nous conservons à la fleur de lys son orthographe ancienne, afin
d’établir nettement la différence d’expression qui existe entre cet emblème
héraldique, dont le dessin est une fleur d’iris, et la fleur de lis naturelle
que l’on donne pour attribut à la Vierge Marie.]
Le signe de l’Adeptat et de la sublime connaissance, en
figurant dans les armoiries royales lors de l’institution du blason, ne perdit
point le sens élevé qu’il comportait, et servi toujours depuis à désigner la
supériorité, la prépondérance, la valeur et la dignité acquises. C’est pour
cette raison que la capitale du royaume eut permission d’ajouter au vaisseau
d’argent sur champ de gueules de ses armes, trois fleurs de lys posées en chef
sur champ d’azur. Nous trouvons, d’ailleurs, la signification de ce symbole
clairement expliquée dans les Annales de Nangis : « Li roys de France
accoustumerent en leurs armes à porter la fleur de lys pinte par troys
fuelliers comme se ils deissent à tout le monde : Foy, Sapience et Chevalerie
sont, par la provision et par la grâce de Dieu, plus abondamment en nostre
royaume qu’en nuls autres. Les deux feuilles de la fleur de lys, qui sont
oeles, signifient sens et chevalerie qui gardent foy. »
Sur la seconde fenêtre, une tête poupine, ronde et lunaire,
surmontée d’un phallus, ne laisse pas de piquer la curiosité. Nous découvrons
là l’indication fort expressive des deux principes, dont la conjonction
engendrent la matière philosophale. Cet hiéroglyphe de l’agent et du patient,
du soufre et du mercure, du soleil et de la lune, parents philosophiques de la
pierre, est assez parlant pour nous dispenser d’explication.
Entre ces fenêtres, la colonnette médiane porte, en guise de
chapiteau, une urne semblable à celle que nous avons décrite en étudiant les
motifs de la porte d’entrée. Nous n’avons donc pas à renouveler
l’interprétation déjà fournie. Sur la colonnette opposée, en continuant vers la
droite, une petite figure d’ange, au front enrubanné, est fixée, les mains
jointes, dans l’attitude de la prière. Plus loin, deux fenêtres, accolées comme
les précédentes, portent au-dessus du linteau l’image de deux écus au champ
orné de trois fleurs, qui sont l’emblème des trois réitérations de chaque
œuvre, sur lesquelles nous nous sommes fréquemment étendu au cours de cette
analyse. Les figures qui tiennent lieu de chapiteaux sur les trois colonnes du
fenestrage offrent respectivement, et de gauche à droite, 1° une tête d’homme,
que nous croyons être l’alchimiste lui-même, dont le regard se dirige vers le
groupe du personnage chevauchant le griffon ; 2° un angelot pressant contre sa
poitrine un écu écartelé, que l’éloignement et son peu de relief nous empêchent
de détailler ; 3° enfin, un second ange expose le livre ouvert, hiéroglyphe de
la matière de l’Œuvre, préparée et susceptible de manifester l’esprit qu’elle
contient. Les sages ont appelé leur matière Liber,
le livre, parce que sa texture cristalline et lamelleuse est formée de
feuillets superposées comme les pages d’un livre.
En dernier lieu, et taillé dans la masse du pilier extrême,
une sorte d’hercule, complètement nu, soutient avec effort l’énorme masse d’un
baphomet solaire enflammé. De tous les sujets sculptés sur la façade, c’est le
plus grossier, celui dont l’exécution est la moins heureuse. Bien qu’étant de
la même époque, il paraît certain que ce petit homme trapu, difforme, au ventre
météorisé, aux organes génitaux disproportionnés, a dû être dégrossi par
quelque artiste inhabile et de second ordre. À l’exception du visage, de
physionomie neutre, tout semble heurté à plaisir dans cette cariatide
disgracieuse. Celle-ci foule aux pieds une masse incurvée, garnie de nombreuses
dents, comme la bouche d’un cétacé. Notre hercule pourrait ainsi vouloir
représenter Jonas, ce petit prophète miraculeusement sauvé après avoir demeuré
trois jour dans le ventre d’une baleine. Pour nous, Jonas est l’image sacrée du
Lion vert des sages, lequel reste trois jours philosophiques enfermé dans la
substance mère, avant de s’élever par sublimation et paraître sur les eaux.
LE MYTHE ALCHIMIQUE D’ADAM ET ÈVE
Le dogme de la chute du premier homme, dit Dupiney de
Vorepierre, n’appartient pas seulement au christianisme ; il appartient aussi
au mosaïsme et à la religion primitive, qui fut celle des Patriarches. C’est la
raison pour laquelle cette croyance se retrouve, quoique altérée et défigurée,
chez tous les peuples de la terre. L’histoire authentique de cette déchéance de
l’homme par son péché nous est conservée dans le premier livre de Moïse
(Genèse, chap. II et III). « Ce dogme fondamental du christianisme, écrit
l’abbé Foucher, n’était point ignoré dans les anciens temps. Les peuples plus
voisins que nous de l’origine du monde savaient, par une tradition uniforme et
constante, que le premier homme avait prévariqué, et que son crime avait attiré
sur lui la malédiction de Dieu sur toute sa postérité. » « La chute de l’homme
dégénéré, dit Voltaire lui-même, est le fondement de la théologie de toutes les
anciennes nations. »
Au rapport de Philolaüs le pythagoricien (Ve siècle av.
J.-C.), les anciens philosophes disaient que l’âme était ensevelie dans le
corps, comme dans un tombeau, en punition de quelque péché. Platon témoigne
ainsi que telle était la doctrine des Orphiques, et lui-même la professait.
Mais, comme on reconnaissait également que l’homme était sorti des mains de
Dieu, et qu’il avait vécu dans un état de pureté et d’innocence (Dicéarque, Platon), il fallait admettre
que le crime pour lequel il subissait sa peine était postérieur à sa création.
L’âge d’or des mythologies grecque et romaine est évidemment un souvenir du
premier état de l’homme sortant des mains de Dieu.
Les monuments et les traditions des Hindous confirment
l’histoire d’Adam et de sa chute. Cette tradition existe également chez les
Bouddhistes du Thibet ; elle était enseignée par les Druides, ainsi que par les
Chinois et les anciens Perses. D’après les livres de Zoroastre, le premier
homme et la première femme furent créés purs et soumis à Orzmuzd, leur auteur.
Ahriman les vit et fut jaloux de leur bonheur ; il les aborda sous la forme
d’une couleuvre, leur présenta des fruits et leur persuada qu’il était lui-même
le créateur de l’univers entier. Ils le crurent et, dès lors, leur nature fut
corrompue, et cette corruption infecta leur postérité. La mère de notre chair
ou la femme au serpent est célèbre dans les traditions mexicaines, qui la
représentent déchue de son état primitif de bonheur et d’innocence. Au Yucatan,
dans le Pérou, aux îles Canaries, etc., la tradition de la déchéance existait
aussi chez les nations indigènes quand les Européens découvrirent ces pays. Les
expiations qui avaient lieu chez divers peuples pour purifier l’enfant à son
entrée dans cette vie sont un témoignage irrécusable de l’existence de cette
croyance générale. « Ordinairement, dit le savant cardinal Gousset, cette
cérémonie avait lieu le jour où l’on donnait un nom à l’enfant. Ce jour, chez
les Romains, était le neuvième pour les garçons et le huitième pour les
filles ; on l’appelait lustricus, à
cause de l’eau lustrale qu’on employait pour purifier le nouveau-né. Les
Égyptiens, les Perses et les Grecs avaient une coutume semblable. Au Yucatan,
en Amérique, on apportait l’enfant dans le temple, où le prêtre lui versait sur
la tête l’eau destinée à cet usage, et lui donnait un nom. Aux Canaries,
c’étaient les femmes qui remplissaient cette fonction à la place des prêtres.
Mêmes expiations prescrites par la loi chez les Mexicains. Dans quelques
provinces, on allumait également du feu, et l’on faisait le geste de passer l’enfant
par la flamme, comme pour le purifier à la fois par l’eau et par le feu. Les
Thibétains, en Asie, ont aussi de pareilles coutumes. Dans l’Inde, lorsqu’on
donne un nom à l’enfant, après avoir écrit ce nom sur son front et l’avoir
plongé trois fois dans l’eau, le brahme ou le prêtre s’écrie à haute voix : « O
Dieu, pur, unique, invisible et parfait, nous t’offrons cet enfant, issu d’une
tribu sainte, oint d’une huile incorruptible et purifié avec de l’eau. »
Ainsi que Bergier le fait remarquer, il faut nécessairement
que cette tradition remonte au berceau du genre humain ; car si elle était née
chez un peuple particulier après la dispersion, elle n’aurait pu se répandre
d’un bout du monde à l’autre. Cette croyance universelle de la chute du premier
homme était, en outre, accompagnée de l’attente d’un médiateur, d’un personnage
extraordinaire qui devait apporter le salut aux hommes et les réconcilier avec
Dieu. Non seulement ce libérateur était attendu par les patriarches et par les
Juifs, qui savaient qu’il paraîtrait au milieu d’eux, mais encore par les
Égyptiens, les Chinois, les Japonais, les Hindous, les Siamois, les Arabes, les
Perses, et par diverses nations de l’Amérique. Parmi les Grecs et les Romains,
cette espérance était partagée par quelques hommes, ainsi que le témoignent
Platon et Virgile. En outre, comme le fait observer Voltaire : « C’était, de
temps immémorial, une maxime chez les Indiens et chez les Chinois, que le Sage
viendrait de l’Occident. L’Europe, au contraire, disait qu’il viendrait de
l’Orient. »
Sous la tradition biblique de la chute du premier homme, les
philosophes ont, avec leur coutumière habileté, caché une vérité secrète
d’ordre alchimique. C’est là, sans doute, ce qui nous vaut et permet
d’expliquer les représentations d’Adam et Ève que l’on découvre sur quelques
vieux logis de la Renaissance. L’un d’eux, nettement caractéristique de cette
intention, servira de type à notre étude. Cette demeure philosophale, située au
Mans, nous montre, au premier étage, un bas-relief figurant Adam, le bras levé
pour cueillir le fruit de l’arbor
scientae, tandis qu’Ève attire la branche vers lui, en s’aidant d’une
corde. Tous deux tiennent des phylactères, attributs chargés d’exprimer que ces
personnages ont une signification occulte, différente de celle de la Genèse. Ce
motif, maltraité par les intempéries, — elles n’en ont guère épargné que les
grandes masses, — est circonscrit par une couronne de feuillage, de fleurs et
de fruits, hiéroglyphes de la nature féconde, de l’abondance et de la production.
À droite et au-dessus, on distingue, parmi les rinceaux lépreux, l’image du
soleil, tandis qu’à gauche apparaît celle de la lune. Les deux astres
hermétiques viennent accentuer et préciser encore la qualité scientifique et
l’expression profane du sujet emprunté aux saintes Écritures (pl. X).
LE MANS - MAISON D'ADAM ET EVE Bas-relief du XVIème siècle Planche X |
Notons, en passant, que les scènes laïques de la tentation
sont conformes à celles de l’iconographie religieuse. Adam et Ève s’y voient
toujours séparés par le tronc de l’arbre paradisiaque. Dans la majorité des
cas, le serpent, enroulé autour du tronc, est figuré avec une tête humaine ;
c’est ainsi qu’il paraît sur un bas-relief gothique de l’ancienne Fontaine
Saint-Maclou, dans l’église de ce nom, à Rouen, et sur une autre scène de
grande dimension décorant un mur de la maison dite d’Adam et Ève, à Montferrand
(Puy-de-Dôme), laquelle semble dater de la fin du XIVe siècle ou du
commencement du XVe. Aux stalles de Saint-Bertrand-de-Comminges
(Haute-Garonne), le reptile découvre un buste mamelé, pourvu de bras et d’une
tête de femme. C’est également une tête féminine qu’expose le serpent de Vitré,
sculpté sur l’arc en accolade d’une jolie porte du XVe siècle, rue Notre-Dame
(pl. XI).
VITRE (Ille-et-Vilaine) Porte de maison, rue Notre-Dame Planche XI |
Par contre, le groupe en argent massif du tabernacle de la
cathédrale de Valladolid (Espagne) reste dans la note réaliste : le serpent y
est représenté sous son aspect naturel et tient, de sa gueule largement
ouverte, une pomme entre ses crochets. [Ce magnifique objet d’art est l’œuvre
du statuaire Juan de Arfé, qui l’exécuta en 1590.]
Adamus, nom latin d’Adam, signifie fait de terre rouge ; c’est le premier être de nature, le seul
d’entre les créatures humaines qui ait été doué des deux natures de
l’androgyne. Nous pouvons donc le considérer, au point de vue hermétique, comme
la matière basique jointe à l’esprit dans l’unité même de la substance créée,
immortelle et perdurable. Mais dès que Dieu, selon la tradition mosaïque, fit
naître la femme en individualisant, dans des corps distincts et séparés, ces
natures primitivement associées en un corps unique, le premier Adam dut
s’effacer, se spécifia en perdant sa constitution originelle et devint le
second Adam, imparfait et mortel. L’Adam principe, dont nous n’avons jamais
découvert nulle part aucune figuration, est appelé par les grecs Ἄδαμος ou Ἄδαμάς,
mot qui désigne, sur le plan terrestre, l’acier le plus dur, employé pour Ἀδάμαστος,
c’est-à-dire indomptable et encore vierge (des racines ἀ, privatif, et δαμάω ,
dompter), ce qui caractérise bien la nature profonde du premier homme céleste
et du premier corps terrestre, comme étant solitaires et non soumis au joug de
l’hymen. Quel est donc cet acier nommé ἀδάμας, dont les philosophes parlent
tant ? Platon, dans son Timée, nous en donne l’explication suivante.
« De toutes les eaux que nous avons appelées fusibles,
dit-il, celle qui a les parties les plus ténues et les plus égales ; qui est la
plus dense ; ce genre unique dont la couleur est un jaune éclatant ; le plus
précieux des biens, l’or enfin, s’est formé en se filtrant à travers la pierre.
Le nœud de l’or, devenu très dur et noir à cause de sa densité, est appelé adamas. Un autre corps, voisin de l’or
pour la petitesse des parties, mais qui a plusieurs espèces, dont la densité
est inférieure à la densité de l’or, qui renferme un faible alliage de terre
très ténue, ce qui le rend plus dur que l’or, et qui est en même temps plus
léger, grâce aux pores dont sa masse est creusée, c’est une de ces eaux
brillantes et condensées qu’on nomme l’airain. Lorsque la portion de terre
qu’il contient s’en trouve séparée par l’action du temps, elle devient visible
par elle-même et on lui donne le nom de rouille. »
Ce passage du grand initié enseigne la distinction des deux
personnalités successives de l’Adam symbolique, lesquelles sont décrites sous
leur expression minérale propre de l’acier et de l’airain. Or, le corps voisin
de la substance adamas, — nœud ou
soufre de l’or, — est le second Adam, considéré dans le règne organique comme
le père véritable de tous les hommes, et dans le règne minéral comme agent et
procréateur des individus métalliques ou géologiques qui le constituent.
Ainsi apprenons-nous que le soufre et le mercure, principes
générateurs des métaux, ne furent à l’origine qu’une seule et même matière ;
car ce n’est que plus tard qu’ils acquirent leur individualité spécifique et la
conservèrent dans les composés issus de leur union. Et quoique celle-ci soit
maintenue par une puissante cohésion, l’art peut néanmoins la rompre et isoler
le soufre et le mercure sous la forme qui leur est particulière. Le soufre,
principe actif, est désigné symboliquement par le second Adam, et le mercure,
élément passif, par sa femme Ève. Ce dernier élément, ou mercure, reconnu comme
le plus important, est aussi le plus difficile à obtenir dans la pratique de
l’Œuvre. Son utilité est telle que la science lui doit son nom, puisque la
philosophie hermétique est fondée sur la connaissance parfaite du Mercure, en
grec Ἑρμῆς. C’est ce qu’exprime le bas-relief qui accompagne et limite le
panneau d’Adam et Ève sur la maison du Mans. On y remarque Bacchus enfant,
pourvu du thyrse, [En grec θύρσος, auquel les Adeptes préfèrent, comme étant
beaucoup plus près de la vérité scientifique et de la réalité expérimentale,
son synonyme θυρσόλογχος, où l’on peut saisir un rapport fort suggestif entre
la verge d’Aaron et le javelot d’Arès.] la main gauche cachant l’ouverture d’un
pot, et debout sur le couvercle d’un grand vase décoré de guirlandes. Or,
Bacchus, divinité emblématique du mercure des sages, incarne une signification
secrète semblable à celle d’Ève, mère des vivants. En Grèce, toute bacchante
était dite Εὖα, Ève, mot qui avait pour racine Εὔιος, Evius, surnom de Bacchus.
Quant aux vaisseaux destinés à contenir le vin des philosophes, ou mercure, ils
sont assez parlants pour nous dispenser d’en mettre en relief le sens
ésotérique.
Mais cette explication, quoique logique et conforme à la
doctrine, est pourtant insuffisante à fournir la raison de certaines
particularités expérimentales et de quelques points obscurs de la pratique. Il
est indiscutable que l’artiste ne saurait prétendre à l’acquisition de la
matière originelle, c’est-à-dire du premier Adam « formé de terre rouge », et
que le sujet des sages lui-même, qualifié première matière de l’art, est fort
éloignée de la simplicité inhérente à celle du second Adam. Ce sujet est
cependant, et proprement, la mère de l’Œuvre, comme Ève est la mère des hommes.
C’est elle qui dispense aux corps qu’elle enfante, ou plus exactement qu’elle
réincrude, la vitalité, la végétabilité, la possibilité de mutation. Nous irons
plus loin et dirons, à l’adresse de ceux qui ont déjà quelque teinture de
science, que la mère commune des métaux alchimiques n’entre point en substance
dans le Grand-Œuvre, bien qu’il soit impossible, sans elle, de rien produire ni
de rien entreprendre. C’est, en effet, par son entremise, que les métaux
vulgaires, véritables et seuls agents de la pierre, se changent en métaux
philosophiques ; c’est par elle qu’ils sont dissous et purifiés ; c’est en elle
qu’ils retrouvent et reprennent leur activité perdue, et, de morts qu’ils
étaient, redeviennent vivants ; c’est elle la terre qui les nourrit, les fait
croître, fructifier, et leur permet de se multiplier ; c’est, enfin, en
retournant dans le sein maternel qui les avait jadis formés et mis au jour,
qu’ils renaissent et recouvrent les facultés primitives dont l’industrie
humaine les avait privés. Ève et Bacchus sont les symboles de cette substance
philosophale et naturelle, — non cependant première dans le sens de l’unité ou
de l’universalité, — communément appelée du nom d’Hermès ou de Mercure. Or, on
sait que le messager ailé des dieux servait d’intermédiaire entre les
puissances de l’Olympe et jouait, dans la mythologie, un rôle analogue à celui
du mercure dans le labeur hermétique. On comprend mieux ainsi la nature
spéciale de son action, et pourquoi il ne demeure pas avec les corps qu’il a
dilués, purgés et animés. Et l’on saisit de même dans quel sens il convient
d’entendre Basile Valentin, lorsqu’il assure que les métaux sont des créatures
deux fois nées du mercure, enfants d’une seule mère, produits et régénérés par
elle. [L’Adepte entend parler en ce lieu des métaux alchimiques produits par la
réincrudation, ou retour à l’état simple des corps métalliques vulgaires.] Et
l’on conçoit mieux, d’autre part, où gît cette pierre d’achoppement que les
philosophes ont jetée à travers le chemin, lorsqu’ils affirment, d’un commun
accord, que le mercure est l’unique matière de l’Œuvre, alors que les réactions
nécessaires sont seulement provoquées par lui, ce qu’ils ont dit soit par
métaphore, soit en le considérant d’un point de vue particulier.
Il n’est pas inutile non plus d’apprendre que, si nous avons
besoin du ciste de Cybèle, de Cérès ou de Bacchus, c’est seulement parce qu’il
renferme le corps mystérieux qui est l’embryon de notre pierre ; s’il nous faut
un vase, ce n’est que pour y placer le corps, et personne n’ignore que, sans
une terre appropriée, toute graine deviendrait inutile. Ainsi ne pouvons-nous
nous passer de vaisseau, quoique le contenu soit infiniment plus précieux que
le contenant, celui-ci étant voué, tôt ou tard, à se séparer de celui-là. L’eau
n’a aucune forme en soi, bien qu’elle soit susceptible de les épouser toutes et
de prendre celle du récipient qui la contient. Voilà la raison de notre vase et
de sa nécessité, et pourquoi les philosophes l’ont tant recommandé comme le
véhicule indispensable, l’excipient obligé de nos corps. Et cette vérité trouve
sa justification dans l’image de Bacchus enfant dressé sur le couvercle du
vaisseau hermétique.
De ce qui précède, il importe surtout de retenir que les
métaux, liquéfiés et dissociés par le mercure, retrouvent le pouvoir végétatif
qu’ils possédaient au moment de leur apparition sur le plan physique. Le
dissolvant fait en quelque sorte pour eux l’office d’une véritable fontaine de
Jouvence. Il en sépare les impuretés hétérogènes importées des gîtes
métallifères, leur ôte les infirmités contractées au cours des siècles ; il les
ranime, leur donne une vigueur nouvelle et les rajeunit. C’est ainsi que les
métaux vulgaires se trouvent réincrudés, c’est-à-dire remis dans un état voisin
de leur état originel, et dès lors qualifiés de métaux vivants ou
philosophiques. Or, puisqu’ils reprennent, au contact de leur mère, leurs
facultés primitives, on peut assurer qu’ils se sont rapprochés d’elle et ont
pris une nature analogue à la sienne. Mais il est évident, d’autre part, qu’ils
ne sauraient, par suite de cette conformité de complexion, engendrer de
nouveaux corps avec leur mère, celle-ci ayant seulement une puissance
rénovatrice et non pas génératrice. D’où l’on doit conclure que le mercure dont
nous parlons, et qui a pour figure l’Ève de l’Éden mosaïque, n’est pas celui
que les sages ont désigné comme étant la matrice, le réceptacle, le vase
convenable au métal réincrudé, qualifié soufre, soleil des philosophes, semence
métallique et père de la pierre.
Qu’on ne s’y laisse pas tromper ; c’est ici le nœud gordien
de l’Œuvre, celui que les débutants doivent s’évertuer à dénouer s’ils ne
veulent être arrêtés court au commencement de la pratique. Il existe donc une
autre mère, fille de la première, à laquelle les maîtres, dans un but facile à
deviner, ont également imposé la dénomination de mercure. Et la différenciation
de ces deux mercures, l’un agent de rénovation, l’autre de procréation,
constitue l’étude la plus ingrate que la science ait réservée au néophyte.
C’est avec le dessein de l’aider à franchir cette barrière, que nous nous
sommes étendu sur le mythe d’Adam et Ève, et que nous allons tenter d’éclairer
ces points obscurs, volontairement laissés dans l’ombre par les meilleurs
auteurs mêmes. La plupart d’entre eux se sont contentés de décrire
allégoriquement l’union du soufre et du mercure, générateurs de la pierre,
qu’ils nomment soleil et lune, père et mère philosophiques, fixe et volatil,
agent et patient, mâle et femelle, aigle et lion, Apollon et Diane (dont
quelques-uns ont fait Apollonius de Tyane), Gabritius et Beya, Urim et Thumim,
les deux colonnes du temple : Jakin et Bohas, le vieillard et la jeune vierge,
enfin, et de manière plus exacte, le frère et la sœur. Car ils sont réellement
frère et sœur, tenant chacun leur être d’une mère commune, et redevables de la
contrariété de leurs tempéraments plutôt à la différence d’âge et d’évolution
qu’à l’écart de leurs affinités.
L’auteur anonyme de l’Ancienne
Guerre des Chevaliers, dans un discours qu’il fait prononcer par le métal
réduit en soufre sous l’action du premier mercure, enseigne que ce soufre a
besoin d’un second mercure, avec lequel il doit être conjoint afin de
multiplier son espèce. « Parmi les artistes, dit-il, qui ont travaillé avec moy,
certains ont poussé leurs travaux si loin, qu’ils sont venus à bout de separer
de moy mon esprit, qui contient ma teinture ; en sorte que, le mêlant à
d’autres metaux et mineraux, ils sont parvenus à communiquer quelque peu de mes
vertus et de mes forces aux metaux qui ont quelque affinité et quelque amitié
avec moy. Cependant, les artistes qui ont reüssi par cette voye et qui ont
trouvé seurement une partie de l’art sont veritablement en tres-petit nombre.
Mais comme ils n’ont pas connu l’origine d’où viennent les teintures, il leur a
esté impossible de pousser leur travail plus loin, et ils n’ont pas trouvé au
bout du compte qu’il y eust une grande utilité dans leur procédé. Mais si ces
artistes avoient porté leurs recherches au-delà, et qu’ils eussent bien examiné
quelle est la femme qui m’est propre, qu’ils l’eussent cherchée et qu’ils
m’eussent uni à elle, c’est alors que j’aurois pû teindre mille fois davantage.
» [Traité réimprimé dans le Triomphe
Hermétique de Limojon de Saint-Didier. Amsterdam, Henry Wetstein, 1699, et
Jacques Desbordes, 1710, p. 18.] Dans l’Entretien
d’Eudoxe et de Pyrophile, qui sert de commentaire à ce traité, Limojon de
Saint-Didier écrit à propos de ce passage : « La femme qui est propre à la
pierre et qui doit lui estre unie est cette fontaine d’eau vive dont la source,
toute céleste, qui a particulièrement son centre dans le soleil et dans la
lune, produit ce clair et precieux ruisseau des Sages, qui coule dans la mer
des philosophes, laquelle environne tout le monde. Ce n’est pas sans fondement
que cette divine fontaine est appelée par cette autheur la femme de la pierre ;
quelques uns l’ont représentée sous la forme d’une nymphe céleste ; quelques
autres luy donnent le nom de la chaste Diane, dont la pureté et la virginité
n’est point soüillée par le lien spirituel qui l’unit à la pierre. En un mot,
cette conjonction magnetique est le mariage magique du ciel avec la terre, dont
quelques philosophes ont parlé ; de sorte que la source seconde de la teinture
phisique, qui opere de si grandes merveilles, prend naissance de cette union
conjugale toute misterieuse. »
[Dans l’Antiquité, le coq était attribué au dieu Mercure.
Les Grecs le désignaient par le mot ἀλέκτωρ, qui tantôt signifie vierge et
tantôt épouse, expressions caractéristiques de l’un et de l’autre mercure ;
cabalistiquement, ἀλέκτωρ joue avec ἄλεκτρος, ce qui ne doit ou ne peut être
dit, secret, mystérieux.]
Ils accompagnent un vase rempli de feuilles et de fruits,
symbole de leur capacité vivifiante, génératrice et végétable, de la fécondité
et de l’abondance des productions qui en résultent. [En grec, vase se dit ἀγγεῖον,
le corps, mot qui a pour racine ἄγγος, l’utérus.] De chaque côté de ce motif,
des personnages assis, — l’un soufflant dans un cor, l’autre pinçant une sorte
de guitare, — exécutent un duo musical. C’est la traduction de cet Art de musique,
— épithète conventionnelle de l’alchimie, — auquel se rapportent les divers
sujets sculptés sur la façade.
Mais avant de poursuivre l’étude des motifs de la maison
d’Adam et Ève, nous croyons devoir prévenir le lecteur que, sous des termes
très peu voilés, notre analyse renferme la révélation de ce qu’il est convenu
d’appeler le secret des deux mercures. Notre explication, toutefois, ne saurait
résister à l’examen, et quiconque se donnera la peine de la disséquer, y
rencontrera certaines contradictions, erreurs manifestes de logique ou de
jugement. Or, nous reconnaissons loyalement qu’il n’existe qu’un seul mercure à
la base, et que le second dérive nécessairement du premier. Il convenait
cependant d’appeler l’attention sur les qualités différentes qu’ils affectent,
et faire en sorte de montrer, — fût-ce au prix d’une entorse à la raison ou
d’une invraisemblance, — comment on peut les distinguer, les identifier, et
comment il est possible d’extraire, directement, la propre femme du soufre,
mère de la pierre, du sein de notre mère primitive. Entre le récit
cabalistique, l’allégorie traditionnelle et le silence, nous n’avions pas à
choisir. Notre but étant de venir en aide aux travailleurs peu familiarisés
avec les paraboles et les métaphores, l’emploi de l’allégorie et de la cabale
nous était interdit. Eût-il mieux valu agir comme beaucoup de nos prédécesseurs
et ne rien dire ? Nous ne le pensons pas. À quoi servirait d’écrire, sinon pour
ceux qui savent déjà et n’ont que faire de nos conseils ? Nous avons donc
préféré fournir, en langage clair, une démonstration ab absurdo, grâce à laquelle il devenait possible de dévoiler
l’arcane demeuré jusqu’ici obstinément caché. Le procédé, d’ailleurs, ne nous
appartient pas. Que les auteurs, — et ils sont nombreux, — chez lesquels on ne
remarque point de semblables discordances, nous jettent la première pierre !
Au-dessus des coqs, gardiens du vase fructifiant, se voit un
panneau de plus grande dimension, malheureusement fort mutilé, dont la scène
figure l’enlèvement de Déjanire par le centaure Nessos.
La fable raconte qu’Hercule, ayant obtenu d’Œnée la main de
Déjanire pour avoir triomphé du dieu-fleuve Achéloüs, notre héros, en compagnie
de sa nouvelle épouse, voulut traverser le fleuve Evène.
[L’eau, la phase humide ou mercurielle qu’offrent les métaux
à l’origine, et qu’ils perdent peu à peu en se coagulant sous l’action
desséchante du soufre chargé d’assimiler le mercure. Le terme grec Ἀχελᾦος ne
s’applique pas uniquement au fleuve Achéloüs, mais sert encore à désigner tout
cours d’eau, fleuve ou rivière.] [Εὐήνιος, doux, facile. On doit remarquer
qu’il n’est pas question ici d’une solution des principes de l’or. Hercule
n’entre pas dans les eaux du fleuve, et Déjanire le traverse sur la croupe de
Nessos. C’est la solution de la pierre qui fait le sujet du passage allégorique
de l’Evène, et cette solution s’obtient aisément, de manière douce et facile.]
Nessos, qui se trouvait dans le voisinage, offrit de
transporter Déjanire sur l’autre rive. Hercule eut le tort d’y consentir et ne
tarda pas à s’apercevoir que le centaure tentait de la lui enlever. Une flèche,
trempée dans le sang de l’hydre et lancée d’une main sûre, l’arrêta sur le
champ. Nessos, se sentant mourir, remit alors à Déjanire sa tunique teinte de son
sang, l’assurant qu’elle lui servirait à rappeler son mari s’il s’éloignait
d’elle pour s’attacher à d’autres femmes. Plus tard, l’épouse crédule ayant
appris qu’Hercule recherchait Iole, prix de sa victoire sur Euryte, son père,
lui envoya le vêtement ensanglanté ; mais il ne l’eut pas plus tôt mis qu’il en
ressentit d’atroces douleurs. [Le mot grec Ἰόλεία est formé de Ἰός, venin, et,
λεία, butin, proie. Iole est l’hiéroglyphe de la matière première, poison
violent, disent les sages, dont on fait cependant la grande médecine. Les
métaux vulgaires, dissous par elle, sont ainsi la proie de ce venin, qui change
leur nature et les décompose ; c’est pourquoi l’artiste doit bien se garder
d’allier le soufre obtenu de cette manière avec l’or métallique. Hercule,
quoique recherchant Iole, ne contracte point d’union avec elle.]
Ne pouvant résister à tant de souffrance, il se jeta au
milieu des flammes d’un bûcher élevé sur le mont Œta et allumé de ses propres
mains. [Du grec Αἴθω, brûler, enflammer, être ardent.] Déjanire, en apprenant
la fatale nouvelle, se tua de désespoir.
Ce récit se rapporte aux dernières opérations du Magistère ;
c’est une allégorie de la fermentation de la pierre par l’or, afin d’orienter
l’Elixir vers le règne métallique et de limiter son emploi à la transmutation
des métaux.
Nessos représente la pierre philosophale, non encore
déterminée ni affectée à l’un quelconque des grands genres naturels, dont la
couleur varie du carmin au brillant écarlate. Νῆσος, en grec, signifie vêtement
de pourpre, et la tunique sanglante du centaure, — « qui brûle les corps plus
que le feu d’enfer », — indique la perfection du produit achevé, mûr et rempli
de teinture.
Hercule figure le soufre de l’or dont la vertu réfractaire
aux agents les plus incisifs ne peut être vaincue que par l’action du vêtement
rouge, ou sang de la pierre. L’or, calciné sous l’effet combiné du feu et de la
teinture, prend la couleur de la pierre et lui donne, en échange, la qualité
métallique que le travail lui avait fait perdre. Junon, reine de l’Œuvre,
consacre ainsi la réputation et la gloire d’Hercule, dont l’apothéose mythique
trouve sa réalisation matérielle dans la fermentation. Le nom même d’Hercule, Ἡρακλῆς,
indique qu’il doit à Junon l’imposition des travaux successifs qui devaient lui
assurer la célébrité et répandre sa renommée ; Ἡρακλῆς est formé, en effet, des
racines Ἥρα, Junon, et κλέος, gloire, réputation, renommée. Déjanire, femme
d’Hercule, personnifie le principe mercuriel de l’or, qui lutte de concert avec
le soufre auquel il est conjoint, mais succombe néanmoins sous l’ardeur de la
tunique ignée. En grec, Δηιάνειρα dérive de Δηιοτής, hostilité, lutte, agonie.
Sur la face des deux piliers engagés bordant la scène
mythologique dont nous venons d’étudier l’ésotérisme, figurent d’un côté une
tête de lion pourvue d’ailes, de l’autre une tête de chien ou de chienne. Ces
animaux sont également représentés dans leur forme complète sur les arcs de la
porte de Vitré (pl. XI).
Planche XI |
Le lion, hiéroglyphe du principe fixe et coagulant appelé
communément soufre, porte des ailes afin de montrer que le dissolvant primitif,
en décomposant et en réincrudant le métal, donne au soufre une qualité volatile
sans laquelle sa réunion au mercure deviendrait impossible. Quelques auteurs
ont décrit la manière d’effectuer cette importante opération sous l’allégorie
du combat de l’aigle et du lion, du volatil et du fixe, combat suffisamment
expliqué ailleurs. [Cf. Fulcanelli. Le
Mystère des Cathédrales. Paris, J. Schemit, 1926, p. 67, et J.-J. Pauvert,
Paris, 1964, p. 115.]
Quant au chien symbolique, successeur direct du cynocéphale
égyptien, c’est le philosophe Artephius qui lui a donné droit de cité parmi les
figures de l’iconographie alchimique. Il parle, en effet, du chien de Khorassan
et de la chienne d’Arménie, emblèmes du soufre et du mercure, parents de la
pierre.
[Parmi les détails de la Création du monde qui ornent le
portail nord de la cathédrale de Chartres, on remarque un groupe du XIIIe
siècle, représentant Adam et Ève ayant à leurs pieds le tentateur, figuré par
un monstre à tête et torse de chien, posé sur les pattes antérieures et se
terminant en queue de serpent. C’est le symbole du soufre assemblé au mercure
dans la substance chaotique originelle (Satan).]
Mais, tandis que le mot Ἄρμενος, signifiant ce dont on a
besoin, ce qui est préparé et convenablement disposé, indique le principe
passif et féminin, le chien de Khorassan, ou soufre, tire son appellation du
mot grec Κόραξ, équivalent de corbeau, vocable qui servait encore à désigner un
certain poisson noirâtre sur lequel, si nous en avions licence, nous pourrions
dire de curieuses choses. [Les Latins nommaient le corbeau Phœbeius ales,
l’oiseau d’Apollon ou du Soleil (Φοῖβος). On remarque, à Notre-Dame de Paris,
parmi les chimères fixées aux garde-fous des galeries hautes, un curieux
corbeau revêtu d’un long voile qui le couvre à demi.]
Les « fils de science » que leur persévérance a conduits au
seuil du sanctuaire savent qu’après la connaissance du dissolvant universel, –
mère unique empruntant la personnalité d’Ève, – il n’en est point de plus
importante que celle du soufre métallique, premier fils d’Adam, générateur
effectif de la pierre, lequel reçut le nom de Caïn. Or, Caïn signifie
acquisition, et ce que l’artiste acquiert tout d’abord c’est le chien noir et
enragé dont parlent les textes, le corbeau premier témoignage du Magistère.
C’est aussi, selon la version du Cosmopolite, le poisson sans os, échénéis ou
rémora « qui nage dans notre mer philosophique », et à propos duquel
Jean-Joachim d’Estingrel d’Ingrofont assure que « possédant une fois le petit
poisson nommé Remora, qui est très rare, pour ne pas dire unique dans cette
grande mer, vous n’aurez plus besoin de pêcher, mais seulement de songer à la
préparation, à l’assaisonnement et à la cuisson de ce petit poisson ».
[Jean-Joachim d’Estingrel d’Ingrofont. Traitez
du Cosmopolite nouvellement découverts. Paris, Laurent d’Houry, 1691.
Lettre II, p. 46.] Et, bien qu’il soit préférable de ne point l’extraire du
milieu qu’il habite, — lui laissant au besoin assez d’eau pour entretenir sa
vitalité, — ceux qui eurent la curiosité de l’isoler purent contrôler
l’exactitude et la véracité des affirmations philosophiques. C’est un corps
minuscule, — eu égard au volume de la masse d’où il provient, — ayant
l’apparence extérieure d’une lentille bi-convexe, souvent circulaire, parfois
elliptique. D’aspect terreux plutôt métallique, ce bouton léger, infusible mais
très soluble, dur, cassant, friable, noir sur une face, blanchâtre sur l’autre,
violet dans sa cassure, a reçu des noms divers et relatifs à sa forme, à sa
coloration ou à certaines particularités chimiques. C’est lui le prototype
secret du baigneur populaire de la galette des rois, la fève (κύαμος, paronyme
de κύανος, noir bleuâtre), le sabot (βέμβιξ) ; c’est aussi le cocon (βομβύκιον)
et son ver, dont le nom grec, βόμβυξ, qui ressemble tant à celui du sabot, a
pour racine βόμβος, lequel exprime, précisément, le bruit d’un sabot qui
tourne ; [Conf. supra p. 22 et, dans le Mystère
des Cathédrales, Jean-Jacques Pauvert, p. 51, ce qui est dit quant à ce
jouet d’enfant, quant à cet objet principal du ludus puerorum.] c’est encore le petit poisson noirâtre appelé
chabot, d’où Perrault a tiré son Chat botté, le fameux marquis de Carabas (de
Κάρα, tête, et βασιλεύς, roi) des légendes hermétiques chères à notre jeunesse
et réunies sous le titre de Contes de ma
mère l’Oie ; c’est, enfin, le basilic de la fable, — βασιλικόν, — notre
régule (regulus, petit roi) ou roitelet (βασιλίσκος), la pantoufle de vair
(parce qu’elle est blanche et grise) de l’humble Cendrillon, la sole, poisson
plat dont chaque face est différemment colorée et dont le nom se rapporte au
soleil (lat. sol, solis), etc. Dans le langage oral des Adeptes, cependant, ce corps
n’est guère désigné autrement que par le terme de violette, première fleur que
le sage voit naître et s’épanouir, au printemps de l’Œuvre, transformant en une
couleur nouvelle la verdure de son parterre…
Mais ici, nous croyons devoir suspendre cet enseignement et
garder le prudent silence de Nicolas Valois et de Quercetanus, les seuls, à
notre connaissance, qui révélèrent l’épithète verbale du soufre, or ou soleil
hermétique.
LOUIS D’ESTISSAC
GOUVERNEUR DU POITOU ET DE LA SAINTONGE
GRAND OFFICIER DE LA COURONNE
ET
PHILOSOPHE HERMÉTIQUE
I
C’est le côté mystérieux d’un personnage historique qui se
révèle à nous par l’une de ses œuvres. Louis d’Estissac, homme de haute
condition, s’avère, en effet, comme un alchimiste pratiquant et l’un des
Adeptes les mieux instruits des arcanes hermétiques.
D’où tenait-il sa science ? Qui lui en donna, — de vive voix
sans doute, — les premiers éléments ? Nous ne le savons point de manière
pertinente, mais aimons à croire que le savant médecin et philosophe François
Rabelais pourrait bien ne pas être étranger à son initiation.[Gilbert Ducher,
dans une épigramme à la philosophie (1538), le cite parmi les fidèles de la
science divine :
« In primis sane Rabelæsum, principem eundem
Supremum in studiis diva tuis sophia. »]
Louis d’Estissac, né en 1507, était le propre neveu de
Geoffroy d’Estissac, et demeurait dans la maison de son oncle, supérieur de
l’abbaye bénédictine de Maillezais, lequel avait établi son prieuré non loin de
là, à Ligugé (Vienne). Or, il est notoire que Geoffroy d’Estissac entretenait
depuis longtemps avec Rabelais des relations empreintes de la plus vive et de
la plus cordiale amitié. En 1525, nous apprend H. Clouzot, notre philosophe se
trouvait à Ligugé, en qualité d’attaché « au service » de Geoffroy d’Estissac.
« Jean Bouchet, — ajoute Clouzot, — le procureur-poète qui nous renseigne si
bien sur la vie que l’on mène à Ligugé, dans le prieuré du révérend évêque, ne
précise pas, malheureusement, les fonctions de Rabelais. Secrétaire du prélat ?
C’est possible. Mais pourquoi pas précepteur de son neveu, Louis d’Estissac,
qui n’a encore que dix-huit ans et ne se mariera qu’en 1527 ? L’auteur de
Gargantua et de Pantagruel donne de tels développements à l’éducation de ses
héros, qu’on doit supposer que son érudition n’est pas purement théorique, mais
qu’elle est aussi le fruit d’une mise en pratique antérieure. » [H. Clouzot, Vie de Rabelais, notice biographique écrite
pour l’édition des Œuvres de Rabelais. Paris, Garnier frères, 1926]
D’ailleurs, Rabelais ne semble pas avoir jamais abandonné son nouvel ami, —
peut-être son disciple, — car étant à Rome en 1536, il envoyait, nous dit
Clouzot, à Mme d’Estissac, la jeune nièce de l’évêque, « des plantes
medicinales et mille petites mirelificques (objets de curiosité) à bon marché »
qu’on apporte de Chypre, de Candie, de Constantinople. C’est encore au château
de Coulonges-sur-l’Autize, — appelé Coulonges-les-Royaux au Quart Livre de Pantagruel, — que notre
philosophe, poursuivi par la haine de ses ennemis, viendra, vers 1550, chercher
un refuge auprès de Louis d’Estissac, héritier du protecteur de Rabelais,
l’évêque de Maillezais.
Quoi qu’il en soit, cela nous conduit à penser que la
recherche de la pierre philosophale, aux XVIe et XVIIe siècles, était plus active
qu’on serait porté à le croire, et que ses heureux possesseurs ne
représentaient pas, dans le monde spagyrique, l’infime minorité que l’on tend à
leur accorder. S’ils nous demeurent inconnus, c’est beaucoup moins par
l’absence de documents relatifs à leur science, que par notre ignorance du
symbolisme traditionnel, qui ne nous permet pas de les bien reconnaître. Il est
probable qu’en interdisant, par ses lettres patentes de 1537, l’usage de
l’imprimerie, François Ier fut la cause déterminante de cette carence
d’ouvrages que l’on remarque au XVIe siècle, et le promoteur inconscient d’un
nouvel essort symbolique digne de la plus belle période médiévale. La pierre se
substitue au parchemin, et l’ornementation sculptée vient au secours de
l’impression prohibée. Ce retour temporaire de la pensée au monument, de
l’allégorie écrite à la parabole lapidaire, nous valut quelques œuvres
brillantes, d’un réel intérêt pour l’étude des versions artistiques de la
vieille alchimie.
Déjà, au moyen âge, les maîtres dont nous possédons les
traités aimaient à pourvoir leur demeure de signes et d’images hermétiques. À
l’époque où vivait Jean Astruc, médecin de Louis XV, c’est-à-dire vers 1720, il
existait à Montpellier, dans la rue du Cannau, face au couvent des Capucins, une
maison qui, selon la tradition, aurait appartenu à maître Arnauld de
Villeneuve, en 1280, ou aurait été habitée par lui. On y voyait, sculptés sur
la porte, deux bas-reliefs représentant l’un un lion rugissant, l’autre un
dragon qui se mordait la queue, emblèmes reconnus du Grand-Œuvre. Cette maison
fut détruite en 1755. [Jean Astruc. Mémoires
pour servir à l’Histoire de la Faculté de Médecine de Montpellier. Paris,
1767, p. 153.] Son disciple, Raymond Lulle, venant de Rome, s’arrête à Milan,
en 1296, pour y poursuivre ses recherches philosophales. On montrait encore
dans cette ville, au XVIIIe siècle, la maison où Lulle avait travaillé ;
l’entrée en était décorée de figures hiéroglyphiques se rapportant à la
science, ainsi qu’il résulte d’un passage du traité de Borrichius sur l’Origine et les Progrès de la Chimie.
[« Quod autem Lullius Mediolani et fuerit et chimica ibi tractaverit notissimum
est, ostenditurque adhuc domus illic nobili isto habitatore quondam
superbiens ; in cujus vestibulo conspicuæ figuræ, naturæque ingenium artemque
chimici satis demonstrant » (Olaüs Borrichius, De Orut et Progressu Chemiae, p.
133).] On sait que les maisons, les églises et les hôpitaux édifiés par Nicolas
Flamel servirent de médiateurs à la diffusion des images de l’Art sacré ; sa
propre habitation, « l’hostel Flamel », construit l’an 1376, rue des Marivaulx
proche l’église Saint-Jacques, était, dit la chronique, « tout enjolivé
d’histoires et de devises peintes et dorées ».
Louis d’Estissac, contemporain de Rabelais, Denys Zachaire
et Jean Lallemant, voulut lui aussi consacrer à la science qu’il affectionnait
tout particulièrement une demeure digne d’elle. Il forma, à trente-cinq ans, le
projet d’un intérieur symbolique où se trouveraient, habilement répartis et dissimulés
avec soin, les signes secrets qui avaient guidé ses travaux. Les sujets bien
établis, convenablement voilés, — afin que le profane n’en pût discerner le
sens mystérieux, — les grandes lignes de l’architecture arrêtées, il en confia
l’exécution à un architecte qui fut peut-être, — c’est du moins l’opinion de M.
de Rochebrune, — Philibert de l’Orme. Ainsi naquit le superbe château de
Coulonges-sur-l’Autize (Deux-Sèvres), dont la construction exigea vingt-six
années, de 1542 à 1568, mais qui n’offre plus aujourd’hui qu’un intérieur vide
aux parois dénudées. Le mobilier, les porches, les pierres sculptées, les
plafonds et jusqu’aux tourelles d’angle, tout a été dispersé. Certaines de ces
pièces d’art furent acquises par un aquafortiste célèbre, Étienne-Octave de
Guillaume de Rochebrune, et servirent à la réfection et à l’embellissement de
sa propriété de Fontenay-le-Comte (Vendée). C’est en effet dans le château de
Terre-Neuve, où elles sont actuellement conservées, que nous pouvons les
admirer et les étudier à loisir. Celui-ci, d’ailleurs, par l’abondance, la
variété, l’origine des pièces artistiques qu’il renferme, paraît plutôt un
musée qu’une demeure bourgeoise du temps de Henri IV.
Le plus beau plafond du château de Coulonges, celui qui en
ornait jadis le vestibule et la salle du trésor, couvre maintenant le grand
salon de Terre-Neuve, dénommé l’Atelier. Il est composé de près de cent
caissons, tous variés ; l’un de ceux-ci porte la date de 1550 et le monogramme
de Diane de Poitiers tel qu’on le rencontre au château d’Anet. Ce détail a fait
supposer que les plans du château de Coulonges pourraient appartenir à
l’architecte-chanoine Philibert de l’Orme. 120 [Le 5 septembre 1550, Philibert
de l’Orme reçut un canonicat à Notre-Dame de Paris, vers la même époque que
Rabelais. Notre architecte le résilia en 1559, mais on rencontre fréquemment
son nom mentionné sur les registres capitulaires de la cathédrale.] Nous
reviendrons plus loin, en étudiant une demeure analogue, sur la signification
secrète du monogramme ancien adopté par la favorite de Henri II et dirons par
quelle méprise tant de magnifiques logis furent faussement attribués à Diane de
Poitiers.
D’abord simple métairie, le château de Terre-Neuve fut, dans
son plan actuel, construit en 1595 par Jean Morison, pour le compte de Nicolas
Rapin, vice-sénéchal de Fontenay-le-Comte et « poète distingué », ainsi que
nous l’apprend une monographie manuscrite du château de Terre-Neuve,
probablement rédigée par M. De Rochebrune. L’inscription, en vers, qui se trouve
sous le porche, fut composée par Nicolas Rapin lui-même. Nous la donnons ici à
titre de spécimen, en lui conservant sa disposition et son orthographe :
VENTZ . SOVFLEZ . EN . TOVTE . SAISON .
VN . BON . AYR . EN . CETTE . MAYSON .
QVE . JAMAIS . NI . FIEVRE . NI . PESTE .
NI . LES . MAVLX . QVI . VIENNENT . DEXCEZ .
ENVIE . QVERELLE . OV . PROCEZ .
CEVLZ . QVI . SY . TIENDRONT . NE . MOLESTE .
Mais c’est grâce au sens esthétique des successeurs du poète
vice-sénéchal, et surtout au goût très sûr de M. de Rochebrune pour les œuvres
d’art, que le château de Terre-Neuve est redevable de ses riches collections.
[M. de Rochebrune, né à Fontenay-le-Comte en 1824 et mort au château de
Terre-Neuve en 1900, était le grand-père du propriétaire actuel, M. du
Fontenioux.] Notre intention n’est pas de dresser le catalogue des curiosités
qu’il abrite ; signalons au hasard, pour l’agrément des amateurs et des
dilettantes, des tapisseries de haute lice, d’époque Louis XIII, provenant de
Chaligny, près Sainte-Hermine (Vendée) ; une portière du grand salon,
originaire de Poitiers ; la chaise à porteurs de Mgr de Mercy, évêque de Luçon
en 1773 ; des boiseries dorées de styles Louis XIV et Louis XV ; quelques
consoles en bois du château de Chambord ; un panneau armorié en tapisserie des
Gobelins (1670), donné par Louis XIV ; de très belles sculptures sur bois (XVe
siècle) provenant de la bibliothèque du château de l’Hermenault (Vendée) ; des
tentures Henri II, trois des huit panneaux de la série intitulée « Triomphe des
dieux », représentant les Triomphes de Vénus, Bellone et Minerve, tissés en
soie dans les Flandres et attribués à Mantegna ; meuble Louis XIV fort bien
conservé et meuble de sacristie Louis XIII ; gravures des meilleurs maîtres des
XVIe et XVIIe siècles ; série à peu près complète de toutes les armes
offensives en usage du IXe au XVIIIe siècle ; terres émaillées d’Avisseau,
bronzes florentins, plats chinois de la famille verte ; bibliothèque contenant
les ouvrages des architectes les plus réputés des XVIe et XVIIe siècles :
Ducerceau, Dietterlin, Bullant, Lepautre, Philibert de l’Orme, etc. [René
Valette dans la "Revue du Bas-Poitou", tome XV, n° spécial consacré à
Octave de Rochebrune, 1901, p. 205.]
De toutes ces merveilles, celle qui nous intéresse le plus
est, sans contredit, la cheminée monumentale du grand salon, achetée à
Coulonges et réédifiée au château de Terre-Neuve, en mars 1884. Plus
remarquable encore par l’exactitude des hiéroglyphes qui la décorent, le fini
de l’exécution, « la rectitude de la taille poussée parfois jusqu’au tour de
force » et sa surprenante conservation que par sa tenue artistique, elle
constitue pour les disciples d’Hermès un document précieux et fort utile à
consulter (pl. XIII).
FONTENAY-LE-COMTE CHATEAU DE TERRE-NEUVE Cheminée du Grand Salon Planche XIII |
Certes, le critique d’art aurait quelque raison d’adresser à
cette œuvre lapidaire le reproche, commun aux productions décoratives de la
Renaissance, d’être lourde, inharmonique et froide malgré son aspect somptueux
et l’étalage d’un luxe par trop tapageur. Il y pourrait relever la pesanteur
excessive du manteau portant sur de maigres jambages, les surfaces mal
équilibrées entre elles, cette pauvreté de forme, d’invention, péniblement
masquée sous l’éclat des ornements, des moulures, des arabesques prodigués avec
une vaniteuse ostentation. Quant à nous, nous laisserons volontairement de côté
le sentiment esthétique d’une époque brillante, mais superficielle, où
l’affectation et le maniérisme remplaçaient la pensée absente et l’originalité
défaillante, pour ne nous occuper que de la valeur initiatique du symbolisme
auquel cette cheminée sert à la fois de prétexte et de support.
Le manteau, architecturé à la manière d’un entablement
chargé d’entrelacs et de figures symboliques, porte sur deux piliers de pierre,
cylindriques et polis. Sur leurs abaques s’applique un linteau cannelé, sous un
quart de rond d’oves et flanqué de trois feuilles d’acanthe. Au-dessus, quatre
cariatides engainées, deux hommes et deux femmes, soutiennent la corniche ; les
femmes ont leur gaine ornée de fruits, tandis que celle des hommes présente un
masque de lion, mordant, en guise d’anneau, le croissant lunaire. Entre les
cariatides, trois panneaux de frise développent divers hiéroglyphes sous une
forme décorative destinée à les mieux voiler. La corniche est divisée, horizontalement,
en deux étages, par un listel saillant recouvrant quatre motifs : deux vases
pleins de feu et deux cartels portant, gravée, la date d’exécution, mars 1563.
[Louis d’Estissac était alors âgé de cinquante-six ans.] Ils servent de cadre à
trois caissons recevant les trois membres d’une phrase latine : Nascendo quotidie morimur. Enfin, la
partie supérieure montre six petits panneaux, opposés deux à deux en allant des
extrémités vers le centre ; on y voit des panonceaux réniformes, des bucrânes
et, près de l’axe médian, des écus hermétiques.
Telles sont, brièvement décrites, les pièces emblématiques
les plus intéressantes pour l’alchimiste ; ce sont elles que nous allons
maintenant analyser par le menu.
II (Louis d’Estissac)
Le premier des trois panneaux que séparent les cariatides,
celui de gauche, offre une fleur centrale, notre rose hermétique, deux
coquilles du genre peigne, ou mérelles de Compostelle, et deux têtes
humaines, l’une de vieillard dans le bas, l’autre de chérubin dans le haut.
Nous découvrons là l’indication formelle des matériaux nécessaires au travail
et du résultat que l’artiste en doit attendre. Le masque de vieillard est
l’emblème de la substance mercurielle primaire à laquelle, disent les
philosophes, tous les métaux doivent leur origine. « Vous ne devés pas ignorer,
écrit Limojon de Saint-Didier, que notre vieillard est notre mercure ; que ce
nom lui convient parce qu’il est la matière première de tous les metaux ; le
Cosmopolite dit qu’il est leur eau, à laquelle il donne le nom d’acier et
d’aimant, et il adjoute, pour une plus grande confirmation de ce que je viens
de vous découvrir : Si undecies coït aurum cum eo, emittit suum semen, et
debilitatur fere ad mortem usque ; concipit chalybs, et generat filium patre
clariorem. » [« Si l’or se joint onze fois avec elle (l’eau), il émet sa
semence et se trouve débilité jusqu’à la mort ; alors l’acier conçoit et
engendre un fils plus clair que son père. »] [Lettre aux Vrays disciples d’Hermes, dans le Triomphe hermetique, p. 143.]
On peut voir, au portail occidental de la cathédrale de
Chartres, une très belle statue du XIIe siècle, où le même ésotérisme se trouve
lumineusement exprimé. C’est un grand vieillard de pierre, couronné et auréolé,
— ce qui signe déjà sa personnalité hermétique, — drapé dans l’ample manteau du
philosophe. De la main droite, il tient une cithare et élève de la gauche une
fiole à panse renflée comme la calebasse des pèlerins.
[Il n’est pas rare de trouver, dans les textes médiévaux,
l’alchimie qualifiée d’Art de Musique. Cette dénomination motive l’effigie des
deux musiciens que l’on remarque parmi les balustres terminant l’étage
supérieur du manoir de la Salamandre, à Lisieux. Nous les avons vus également
reproduits sur la maison d’Adam et Ève, au Mans, et nous pouvons les rencontrer
encore tant à la cathédrale d’Amiens (rois musiciens de la galerie haute),
qu’au logis des comtes de Champagne, appelé communément maison des musiciens, à
Reims. Dans les belles planches illustrant l’Amphitheatrum
Sapientiae Æternae de Henri Kunrath (1610), il y en a une qui représente
l’intérieur d’un somptueux laboratoire ; au milieu de celui-ci, une table est
couverte d’instruments de musique et de partitions. Le grec μουσικός a pour
racine μοῦσα, muse, mot dérivé de μῦθος, fable, apologue, allégorie, lequel
signifie aussi l’esprit, le sens caché d’un récit.]
Ces monstres représentent les corps bruts dont la
décomposition et l’assemblage sous une autre forme, de qualité volatile,
fournissent cette substance secrète que nous appelons mercure, et qui suffit à
elle seule pour accomplir l’ouvrage entier. La calebasse, qui renferme le
breuvage du pérégrinant, est l’image des vertus dissolvantes de ce mercure,
cabalistiquement dénommé pèlerin ou voyageur. C’est, dans les motifs de notre
cheminée, ce que figurent aussi les coquilles de Saint-Jacques, appelées aussi
bénitiers parce qu’on y conserve l’eau bénite ou benoite, qualifications que
les anciens ont appliquées à l’eau mercurielle. Mais ici, en dehors du sens
chimique pur, ces deux coquilles apprennent encore à l’investigateur que la
proportion régulière et naturelle exige deux parts du dissolvant contre une du
corps fixe. De cette opération, faite selon l’art, provient un corps nouveau,
régénéré, d’essence volatile, représenté par le chérubin ou l’ange qui domine
la composition. [En grec, ἄγγελος, ange, signifie également messager, fonction
que les divinités de l’Olympe avaient réservée au dieu Hermès.] Ainsi, la mort
du vieillard donne naissance à l’enfant et lui assure la vitalité. Philalèthe
nous avertit qu’il est nécessaire, pour atteindre le but, de tuer le vif afin
de ressusciter le mort. « En prenant, dit-il, l’or qui est mort et l’eau qui
est vivante, on forme un composé dans lequel, par une brève décoction, la
semence de l’or devient vivante, tandis que le mercure vif est tué. L’esprit se
coagule avec le corps, et tous deux se putréfient sous forme de limon, jusqu’à
ce que les membres de ce composé soient réduits en atomes. Telle est la nature
de notre Magistère ». [Philalèthe. Introïtus
apertus ad occlusum Regis palatium, dans Lenglet-Dufresnoy, Histoire de la Philosophie Hermétique.
Paris, Coustelier, 1742, t. II, cap. XIII, 20.] Cette substance double, ce
composé parfaitement mûri, augmenté et multiplié, devient l’agent de
transformations merveilleuses qui caractérisent la pierre philosophale, rosa hermetica. Selon le ferment,
argentifique ou aurifique, qui sert à orienter notre première pierre, la rose
est tantôt blanche et tantôt rouge. Ce sont ces deux fleurs philosophiques,
épanouies sur le même rosier, que Flamel nous décrit au Livre des Figures Hierogliphiques. Elles embellissent de même le
frontispice du Mutus Liber et nous
les voyons fleurir, dans un creuset, sur la gravure de Gobille illustrant la
douzième clef de Basile Valentin. On sait que la Vierge céleste porte une
couronne de roses blanches, et l’on n’ignore point non plus que la rose rouge
est la signature réservée aux initiés de l’ordre supérieur, ou Rose-Croix. Et
ce terme de Rose-Croix nous permettra, en l’expliquant, d’achever la
description de ce premier panneau.
En dehors du symbolisme alchimique, dont le sens est déjà
fort transparent, nous y découvrons un autre élément caché, celui du grade
élevé que possédait, dans la hiérarchie initiatique, l’homme auquel nous devons
les motifs de cette architecture hiéroglyphique. Il est hors de doute que Louis
d’Estissac avait conquis le titre par excellence de la noblesse hermétique. La
rose centrale, en effet, apparaît au milieu d’une croix de Saint-André formée
par le relèvement des bandelettes de pierre que nous pouvons supposer l’avoir
d’abord recouverte et enfermée. C’est là le grand symbole de la lumière
manifestée, que l’on indique par la lettre grecque Χ (khi), initiale de mots,
Χώνη, Χρυσός et Χρόνος, le creuset, l’or et le temps, triple inconnue du
Grand-Œuvre. [Le symbole de la lumière se retrouve dans l’organe visuel de
l’homme, fenêtre de l’âme ouverte sur la nature. C’est le croisement en X des
bandelettes et des nerfs optiques que les anatomistes nomment chiasma (du grec
Χίασμα, disposition en croix, racine Χιάζω croiser en X). L’entre-croisement qu’offrent
les chaises paillées leur a fait donner, dans le dialecte picard, le nom de
Cayelles (Χ(α)-εἵλη, rayon de lumière).] La croix de Saint-André (Χίασμα), qui
a la forme de notre X français, est l’hiéroglyphe, réduit à sa plus simple
expression, des radiations lumineuses et divergentes émanées d’un foyer unique.
Elle apparaît donc comme le graphique de l’étincelle. On en peut multiplier le
rayonnement, il est impossible de le simplifier davantage. Ces lignes
entre-croisées donnent le schéma du scintillement des étoiles, de la dispersion
rayonnante de tout ce qui brille, éclaire, irradie. Aussi en a-t-on fait le
sceau, la marque de l’illumination et, par extension, de la révélation
spirituelle. Le Saint-Esprit est toujours figuré par une colombe en plein vol,
les ailes étendues selon un axe perpendiculaire à celui du corps, c’est-à-dire
en croix. Car la croix grecque et celle de Saint-André ont, en hermétique, une
signification exactement semblable. On rencontre fréquemment l’image de la
colombe complétée par une gloire qui vient en préciser le sens caché, ainsi
qu’on peut le voir sur les scènes religieuses de nos Primitifs et dans nombre
de sculptures purement alchimiques. [Le plafond de l’hôtel Lallemant, à
Bourges, en offre un remarquable exemple.] Le Χ grec et l’X français
représentent l’écriture de la lumière par la lumière même, la trace de son
passage, la manifestation de son mouvement, l’affirmation de sa réalité. C’est
sa véritable signature. Jusqu’au XIIe siècle, on ne se servait pas d’autre marque
pour authentifier les vieilles chartes ; à partir du XVe, la croix devint la
signature des illettrés. À Rome, on signait les jours fastes d’une croix
blanche et les néfastes d’une croix noire. C’est le nombre complet de l’Œuvre,
car l’unité, les deux natures, les trois principes et les quatre éléments
donnent la double quintessence, les deux V, accolés dans le chiffre romain X,
du nombre dix. Dans ce chiffre se trouve la base de la Cabale de Pythagore, ou
de la langue universelle, dont on peut voir un curieux paradigme au dernier
feuillet d’un petit livre d’alchimie. [La
Clavicule de la Science Hermétique, écrite par un habitant du Nord dans ses
heures de loisir, 1732. Amsterdam, Pierre Mortier, 1751.] Les bohémiens
utilisent la croix ou l’X comme signe de reconnaissance. Guidés par ce
graphique tracé sur un arbre ou sur quelque mur, ils campent toujours
exactement à la place qu’occupaient leur prédécesseurs, auprès du symbole sacré
qu’ils nomment Patria. On pourrait croire ce mot d’origine latine, et appliquer
aux nomades cette maxime que les chats, — vivants objets d’art, — s’efforcent
de pratiquer : Patria est ubicumque est
bene, partout où l’on est bien, là est la patrie ; mais c’est d’un mot
grec, Πατριά, que se réclame leur emblème, avec le sens de famille, race,
tribu. La croix des romanichels ou gipsies indique donc nettement le lieu de
refuge affecté à la tribu. Il est singulier, d’ailleurs, que presque toutes les
significations révélées par le signe du X ont une valeur transcendante ou
mystérieuse. X c’est en algèbre la ou les quantités inconnues ; c’est aussi le
problème à résoudre, la solution à découvrir ; c’est le signe pythagoricien de
la multiplication et l’élément de la preuve arithmétique par neuf ; c’est le
symbole populaire des sciences mathématiques dans ce qu’elles ont de supérieur
ou d’abstrait. Il vient caractériser ce qui, en général, est excellent, utile,
remarquable (Χρήσιμος). En ce sens, et dans l’argot des étudiants, il sert à
distinguer l’École Polytechnique, en lui assurant une supériorité que « taupins
et chers camarades » n’admettraient point qu’on discutât. Les premiers,
candidats à l’École, sont unis, dans chaque promotion ou taupe, par une formule cabalistique composée d’un X dans les angles
opposés duquel figurent les symboles chimiques du soufre et de l’hydrate de
potassium :
SXKOH
Cela s’énonce, en argotique bien entendu, « Soufre et
potasse pour l’X ». Le X est l’emblème de la mesure (μέτρον), prise dans toutes
ses acceptations : dimension, étendue, espace, durée, règle, loi, borne ou
limite. Telle est la raison occulte pour laquelle le prototype international du
mètre, construit en platine iridié et conservé au pavillon de Breteuil, à
Sèvres, affecte le profil du X dans sa section transversale. [Nous ne parlons
pas ici de la copie n° 8, déposée au Conservatoire des Arts et Métiers, à
Paris, qui sert d’étalon légal, mais bien du prototype international.] Tous les
corps de la nature, tous les êtres, soit dans leur structure, soit dans leur
aspect, obéissent à cette loi fondamentale du rayonnement, tous sont soumis à
cette mesure. Le canon des Gnostiques en est l’application au corps humain,
[Léonard de Vinci l’a repris et enseigné en le transportant du domaine mystique
dans celui de la morphologie esthétique.] et Jésus-Christ, l’esprit incarné,
saint André et saint Pierre en personnifient la glorieuse et douloureuse image.
N’avons-nous pas remarqué que les organes aériens des végétaux, — qu’il
s’agisse d’arbres altiers ou d’herbes minuscules, — présentent avec leurs
racines la divergence caractéristique des branches du X ? De quelle manière les
fleurs s’épanouissent-elles ? — Sectionnez les tiges végétales, pétioles,
nervures, etc., examinez ces coupes au microscope et vous aurez, de visu, la plus
brillante, la plus merveilleuse confirmation de cette volonté divine.
Diatomées, oursins, étoiles de mer vous en fourniront d’autres exemples ; mais,
sans chercher davantage, ouvrez un coquillage comestible, — bucarde, pétoncle,
coquille de Saint-Jacques, — et les deux valves, posées sur un plan unique,
vous montreront deux surfaces convexes pourvues des sillons en double éventail
du X mystérieux. Ce sont les moustaches du chat qui lui ont fait donner son
nom ; on ne se doute guère qu’elles dissimulent un haut point de science, et
que cette raison secrète valut au gracieux félin l’honneur d’être élevé au rang
des divinités égyptiennes. [Χ(ά), le Signe de la lumière. Le dialecte picard,
gardien, comme le provençal, des traditions de la langue sacrée, a conservé le
son dur primitif ka pour désigner le chat.] À propos du chat, beaucoup d’entre
nous se souviennent du fameux Chat-Noir, qui eut tant de vogue sous la tutelle
de Rodolphe Salis ; mais combien savent quel centre ésotérique et politique s’y
dissimulait, quelle maçonnerie internationale se cachait derrière l’enseigne du
cabaret artistique ? D’un côté le talent d’une jeunesse fervente, idéaliste,
faite d’esthètes en quête de gloire, insouciante, aveugle, incapable de
suspicion ; de l’autre, les confidences d’une science mystérieuse mêlées à
l’obscure diplomatie, tableau à double face exposé à dessein dans un cadre
moyenageux. L’énigmatique tournée des grands-ducs, signée du chat aux yeux
scrutateurs sous sa livrée nocturne, aux moustaches en X, rigides et
démesurées, et dont la pose héraldique donnait aux ailes du moulin montmartrois
une valeur symbolique égale à la sienne, n’était pas celle de princes en
goguette !
[Rodolphe Salis imposa au dessinateur Steinlein, auteur de
la vignette, l’image du moulin de la Galette, celle du chat, ainsi que la
couleur de la robe, des yeux, et la rectitude géométrique des moustaches. Le
cabaret du Chat-Noir, fondé en 1881, disparut à la mort de son créateur [le
mari de Colette, M. Willy], en 1897.]
Les foudres de Zeus, qui font trembler l’Olympe et sèment la
terreur dans l’humanité mythologique, soit que le dieu les tienne en main ou
les foule au pied, soit qu’ils jaillissent des serres de l’aigle, épousent la
forme graphique du rayonnement. C’est la traduction du feu céleste ou du feu
terrestre, du feu potentiel ou virtuel qui compose ou désagrège, engendre ou
tue, vivifie ou désorganise. Fils du soleil qui le génère, serviteur de l’homme
qui le libère et l’entretient, le feu divin, tombé, déchu, emprisonné dans la matière
grave pour en déterminer l’évolution et en diriger la rédemption, c’est Jésus
sur sa croix, image de l’irradiation ignée, lumineuse et spirituelle incarnée
en toutes choses. C’est l’Agnus immolé depuis le commencement du monde, et
c’est aussi l’Agni, dieu védique du feu ; [Le svatiska hindou, ou croix gammée,
est le signe de l’esprit divin, immortel et pur, le symbole de la vie et du
feu, et non, comme on le croit à tort, un ustensile destiné à produire la
flamme.] mais si l’Agneau de Dieu porte la croix sur son oriflamme comme Jésus
la porte sur son épaule, s’il la soutient avec le pied, c’est parce qu’il en a
le signe incrusté dans le pied même : image au-dehors, réalité au-dedans.
[Que l’on ne nous accuse point d’entraîner notre lecteur en
d’inutiles et vaines rêveries. Nous affirmons parler de façon positive, et les
initiés ne s’y tromperont pas. Disons ceci pour les autres. Faites bouillir
dans l’eau un pied de mouton jusqu’à ce que les os puissent aisément se
séparer ; vous en trouverez un, parmi ceux-ci, qui porte une gorge médiane sur
une face, et une croix de Malte sur la face opposée. Cet os signé est le
véritable osselet des anciens ; c’est avec lui que la jeunesse grecque se
livrait à son jeu favori. C’est lui qu’on appelait ἀστράγαλος, mot formé de ἀστήρ,
étoile de mer, à cause du sceau radiant dont nous parlons, et de γάλος, employé
pour γάλα, lait, ce qui correspond au lait de la Vierge (maris Stella) ou
Mercure des philosophes. Nous passons sur une autre étymologie plus révélatrice
encore, car nous devons obéir à la discipline philosophique, qui nous interdit
de dévoiler le mystère en entier. Notre intention se borne donc à éveiller la
sagacité de l’investigateur, le mettant à même d’acquérir, par un effort
personnel, cet enseignement secret dont les plus sincères auteurs n’ont jamais
voulu découvrir les éléments. Tous leurs traités étant acroamatiques, il est
inutile d’espérer en obtenir la moindre indication, quant à la base et au
fondement de l’art. C’est la raison pour laquelle nous nous efforçons, dans la
mesure du possible, de rendre utiles ces ouvrages scellés, en fournissant la
matière de ce qui constituait jadis l’initiation première, c’est-à-dire la
révélation verbale indispensable pour les comprendre.]
Ceux qui reçoivent ainsi l’esprit céleste du feu sacré, qui
le portent en eux et sont marqués de son signe, n’ont rien à redouter du feu
élémentaire. Ces élus, disciples d’Élie et enfants d’Hélios, modernes croisés
ayant pour guide l’astre de leurs aînés, partent pour la même conquête au même
cri de Dieu le veut ! [Expression
cabalistique renfermant la clef du mystère hermétique. Dieu le veut est pris
pour Dieu le Feu, ce qui explique et justifie l’insigne adopté par les
chevaliers Croisés et sa couleur : une croix rouge portée sur l’épaule droite.]
C’est cette force supérieure et spirituelle, agissant
mystérieusement au sein de la substance concrète, qui oblige le cristal à
prendre son aspect, ses caractéristiques immuables ; c’est elle qui en est le
pivot, l’axe, l’énergie génératrice, la volonté géométrique. Et cette
configuration, variable à l’infini, quoique toujours basée sur la croix, est la
première manifestation de la forme organisée, par condensation et
corporification de la lumière, âme, esprit ou feu. C’est grâce à leur disposition
entre-croisée que les toiles d’araignée retiennent les moucherons, que les
filets saisissent, sans les blesser, poissons, oiseaux et papillons, que les
étoffes deviennent translucides, que les toiles métalliques coupent les flammes
et s’opposent à l’inflammation des gaz…
C’est enfin, dans l’espace et dans le temps, l’immense croix
idéale qui partage les vingt-quatre siècles de l’année cyclique (Χιλιασµός), et
sépare en quatre groupes d’âges les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse,
dont douze chantent les louanges de Dieu, tandis que les douze autres gémissent
sur la déchéance de l’homme.
Que de vérités insoupçonnées demeurent encloses dans ce
simple signe que les chrétiens renouvellent chaque jour sur eux-mêmes, sans
toujours en comprendre le sens ni la vertu cachée ! « Car la parole de la croix
est une folie pour ceux qui se perdent ; mais pour ceux qui se sauvent,
c’est-à-dire pour nous, elle est l’instrument de la puissance de Dieu. C’est
pourquoi il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la
science des savants. Que sont devenus les sages ? Que sont devenus les docteurs
de la loi ? Que sont devenus ces esprits curieux des sciences de ce siècle ?
Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? » [Saint Paul. Première Épître aux Corinthiens, chap.
I, v. 18-20.] Combien en savent plus que l’onagre qui vit naître, à Bethléem,
l’humble Enfant-Dieu, le transporta, triomphant, à Jérusalem, et reçut, en
souvenir du Roi des Rois, la magnifique croix noire qu’il porte sur l’échine ?
[Cette signature fit appeler l’âne un saint Christophe de Pâques fleuries,
parce que Jésus entra dans Jérusalem le jour des Rameaux, ou de Pâques
fleuries, celui-là même où les alchimistes ont coutume d’entreprendre leur
grand ouvrage.]
Dans le domaine alchimique, la croix grecque et la croix de
Saint-André ont quelques significations que l’artiste doit connaître. Ces
symboles graphiques, reproduits sur un grand nombre de manuscrits, et qui font,
dans certains imprimés, l’objet d’une nomenclature spéciale, représentent, chez
les Grecs et leurs successeurs du moyen âge, le creuset de fusion, que les
potiers marquaient toujours d’une petite croix (crucibulum), indice de bonne
fabrication et de solidité éprouvée. Mais les Grecs se servaient aussi d’un
signe semblable pour désigner un matras de terre. Nous savons que l’on
affectait ce vaisseau à la coction et pensons que, étant donné sa matière même,
l’usage en devait être peu différent de celui du creuset. D’ailleurs, le mot
matras, employé dans le même sens au XIIIe siècle, vient du grec μήτρα,
matrice, terme également usité par les souffleurs et appliqué au vase secret
servant à la maturation du composé. Nicolas Grosparmy, Adepte normand du XVe
siècle, donne une figure de cet ustensile sphérique, tubulé latéralement, et
qu’il appelle de même matrice. Le X traduit aussi le sel ammoniac des sages, ou
sel d’Ammon (ἀμμωνιακός), c’est-à-dire du Bélier, que l’on écrivait jadis avec
plus de vérité harmoniac, parce qu’il réalise l’harmonie (ἁρμονία, assemblage),
l’accord de l’eau et du feu, qu’il est le médiateur par excellence entre le
ciel et la terre, l’esprit et le corps, le volatil et le fixe. [Ammon-Râ, la
grande divinité solaire des Égyptiens, était ordinairement représenté avec une
tête de bélier, ou, lorsqu’il conservait la tête humaine, avec des cornes
spiralées naissant au-dessus des oreilles. Ce dieu, à qui on consacrait le
bélier, avait un temple colossal à Thèbes (Karnak) ; on y accédait en suivant
une avenue bordée de béliers accroupis. Rappelons que le bélier est l’image de
l’eau des sages, de même que le disque solaire, avec ou sans l’uræus, — autre
attribut d’Ammon, — est celle du feu secret. Ammon, médiateur salin, complète
la trinité des principes de l’Œuvre, dont il réalise la concorde, l’unité, la
perfection dans la pierre philosophale.] C’est encore le Signe, sans autre
qualification, le sceau qui révèle à l’homme, par certains linéaments
superficiels, les vertus intrinsèques de la prime substance philosophale.
Enfin, le Χ est l’hiéroglyphe grec du verre, matière pure entre toutes, nous
assurent les maîtres de l’art, et celle qui approche le plus de la perfection.
Nous croyons avoir suffisamment démontré l’importance de la
croix, la profondeur de son ésotérisme et sa prépondérance dans le symbolisme
en général. [C’est ainsi que les cathédrales gothiques ont leur façade
construite d’après les lignes essentielles du symbole alchimique de l’esprit et
leur plan calqué sur l’empreinte de la croix rédemptrice. Elles présentent
toutes, à l’intérieur, ces hardies croisées d’ogives, dont l’invention
appartient en propre aux frimasons, constructeurs éclairés du moyen âge. De
telle sorte que les fidèles se trouvent, dans les temples médiévaux, placés
entre deux croix, l’une inférieure et terrestre, sur laquelle ils marchent, —
image de leur calvaire quotidien, — l’autre supérieure et céleste, vers
laquelle ils aspirent, mais que leurs regards seuls leur permettent
d’atteindre.] Elle n’offre pas moins de valeur ni d’enseignement en ce qui
concerne la réalisation pratique de l’Œuvre. C’est la première clef, la plus
considérable et la plus secrète de toutes celles qui peuvent ouvrir à l’homme
le sanctuaire de la nature. Or, cette clef figure toujours en caractères
apparents, tracés par la nature elle-même obéissant aux volontés divines, sur
la pierre angulaire de l’Œuvre, qui est également la pierre fondamentale de
l’Église et de la Vérité chrétiennes. Aussi donne-t-on, en iconographie
religieuse, une clef à saint Pierre, comme attribut particulier permettant de
distinguer, parmi les apôtres du Christ, celui qui fut l’humble pêcheur Simon
(cabal. Χ-μόνος, le seul rayon) et devait devenir, après la mort du Sauveur,
son représentant spirituel terrestre. C’est ainsi que nous le trouvons figuré
sur une fort belle statue du XVIe siècle, sculptée sur bois de chêne et
conservée à l’église Saint-Etheldreda de Londres (pl. XV).
LONDRES - EGLISE SAINT-ETHELDREDA Saint Pierre et la Véronique Planche XV |
Saint Pierre, debout, tient une clef et montre la Véronique,
singularité qui fait de cette remarquable image une œuvre unique,
d’exceptionnel intérêt. Il est certain qu’au point de vue hermétique le
symbolisme s’y trouve doublement exprimé, puisque le sens de la clef se répète
dans la Sainte-Face, sceau miraculeux de notre pierre. Au surplus, la Véronique
nous est offerte ici comme une réplique voilée de la croix, emblème majeur du
Christianisme et signature de l’Art sacré. En effet, le mot véronique ne vient pas, comme certains
auteurs l’ont prétendu, du latin vera
iconica (image véritable et naturelle), — ce qui ne nous apprend rien, —
mais bien du grec φερένικος, qui procure la victoire (de φέρω, porter,
produire, et νίκη, victoire). Tel est le sens de l’inscription latine In hoc signo vinces, « tu vaincras par
ce signe », placé sous le chrisme du labarum de Constantin, laquelle correspond
à la formule grecque Ἐν τουτῶ νίκη. Le signe de la croix, monogramme du Christ
dont l’X de Saint-André et la clef de saint Pierre sont deux répliques d’égale
valeur ésotérique, est donc bien cette marque capable d’assurer la victoire par
l’identification certaine de l’unique substance exclusivement affectée au
labeur philosophal.
Saint Pierre détient les clefs du Paradis, bien qu’une seule
suffise à assurer l’accès au céleste séjour. Mais la clef première se dédouble
et ces deux symboles entre-croisés, l’un d’argent, l’autre d’or, constituent,
avec la trirègne, les armes du souverain pontife, héritier du trône de Pierre.
La croix du Fils de l’Homme, reflétée dans les clefs de l’Apôtre, révèle aux
hommes de bonne volonté les arcanes de la science universelle et les trésors de
l’art hermétique. Elle seule permet à celui qui en possède le sens d’ouvrir la
porte du jardin clos des Hespérides et de cueillir, sans crainte pour son
salut, la Rose de l’Adeptat.
De ce que nous avons dit de la croix et de la rose qui en
est le centre, ou, plus exactement, le cœur, — ce cœur sanglant, radiant et
glorieux du Christ-matière, — il est facile d’inférer que Louis d’Estissac
portait le titre élevé de Rose-Croix, marque d’initiation supérieure, éclatant
témoignage d’une science positive, concrétisée dans la réalité substantielle de
l’absolu.
Toutefois, si nul ne peut contester à notre Adepte sa
qualité de Rose-Croix, on ne saurait déduire de ce fait qu’il eût appartenu à
l’hypothétique confrérie du même nom. Conclure dans ce sens serait commettre
une erreur. Il importe de savoir discerner les deux Rose-Croix afin de ne point
confondre la vraie avec la fausse.
On ne saura probablement jamais quelle raison obscure guida
Valentin Andreae, ou plutôt l’auteur allemand couvert de ce pseudonyme, lorsqu’il
fit imprimer, à Franfort-sur-l’Oder, vers 1614, l’opuscule intitulé Fama Fraternitatis Rosæ-Crucis.
Peut-être poursuivait-il un but politique, soit qu’il cherchât à
contre-balancer, par une puissance occulte fictive, l’autorité des loges
maçonniques de l’époque, soit qu’il voulût provoquer le groupement en une seule
fraternité, dépositaire de leurs secrets, des Rose-Croix disséminés un peu
partout. Quoi qu’il en soit, si le Manifeste
de la confrérie ne put réaliser aucun de ces desseins, il contribua
cependant à répandre dans le public la nouvelle d’une secte inconnue, dotée des
plus extravagantes attributions. Au témoignage de Valentin Andreae, ses
membres, liés par un inviolable serment, soumis à une discipline sévère,
possédaient toutes les richesses et pouvaient accomplir toutes les merveilles.
Ils se qualifiaient d’invisibles, se disaient capables de fabriquer l’or,
l’argent, les pierres précieuses ; de guérir les paralytiques, les aveugles,
les sourds, tous les contagieux et tous les incurables. Ils prétendaient avoir
le moyen de prolonger la vie humaine au delà de ses limites naturelles ; de
converser avec les esprits supérieurs et élémentaires ; de découvrir jusqu’aux
choses les plus cachées, etc. Un tel étalage de prodiges devait nécessairement
frapper l’imagination des masses et justifier l’assimilation qu’on fit bientôt
des Rose-Croix ainsi présentés aux magiciens, sorciers, satanistes et
nécromants. [Édouard Fournier, dans ses Énigmes
des Rues de Paris (Paris, E. Dentu, 1860), signale le « sabbat des Frères
de la Rose-Croix », qui eut lieu en 1623 dans les solitudes champêtres de
Ménilmontant. En note (p. 26), il ajoute : « Dans un livret du temps,
Effroyables pactions, etc., reproduit au tome IX de nos Variétés historiques et littéraires (p. 290), il est dit qu’ils se
rassemblaient « tantost dans les carrières de Montmartre, tantost le long des
sources de Belleville, et là proposoient les leçons qu’ils devoient faire en
particulier avant de les rendre publiques. »] Réputation assez désobligeante
qu’ils partageaient, d’ailleurs, en quelques provinces, avec les francs-maçons
eux-mêmes. Ajoutons que ceux-ci s’étaient empressés d’adopter et d’introduire
dans leur hiérarchie ce titre nouveau, dont ils firent un grade, sans chercher
à en connaître la signification symbolique ni la véritable origine. [Le grade
de Rose-Croix est le huitième du rit maçonnique français, et le dix-huitième du
rit écossais.]
En somme la confrérie mystique, malgré l’affiliation
bénévole de quelques personnalités savantes dont le Manifeste surprit la bonne foi, n’a jamais existé ailleurs que dans
le désir de son auteur. C’est une fable et rien de plus. Quant au grade
maçonnique, il n’a également aucune importance philosophique. Enfin, si nous
signalons, sans y entrer, ces petites chapelles où l’on prend paresseusement du
galon sous la bannière rosicrucienne, nous aurons embrassé les diverses
modalités de l’apocryphe Rose-Croix.
Au reste, nous ne soutiendrons pas que Valentin Andreæ
enchérit beaucoup sur les vertus extraordinaires que certains philosophes, plus
enthousiastes que sincères, accordent à la Médecine universelle. S’il attribue
aux frères ce qui ne saurait appartenir qu’au Magistère, du moins y
trouvons-nous la preuve que sa conviction était faite sur la réalité de la
pierre. D’autre part, son pseudonyme montre clairement qu’il connaissait fort
bien ce que contient d’occulte vérité le symbole de la croix et de la rose,
emblème utilisé par les anciens mages et connu de toute antiquité. À telle
enseigne que nous sommes amené à ne voir, après lecture du Manifeste, qu’un simple traité d’alchimie, d’interprétation ni plus
malaisée ni moins expressive que tant d’autres écrits du même ordre. Le tombeau
du chevalier Christian Rosenkreuz (le cabaliste chrétien et Rose-Croix) présente
une singulière identité avec l’antre allégorique, meublé d’un coffre de plomb,
qu’habite le redoutable gardien du trésor hermétique [Cf. Azoth ou Moyen de faire l’Or caché des Philosophes. Paris, Pierre
Moët, 1659.], ce farouche génie que le Songe
Verd appelle Seganissegede [Anagramme de Génie des sages.]. Une lumière,
émanant d’un soleil d’or, éclaire la caverne et symbolise cet esprit incarné,
étincelle divine prisonnière dans les choses, dont nous avons déjà parlé. En ce
tombeau sont renfermés les multiples secrets de la sagesse, et nous ne pouvons
en être autrement surpris puisque, les principes de l’Œuvre étant parfaitement
connus, l’analogie nous conduit naturellement à la découverte de vérités et de
faits connexes.
Une analyse plus détaillée de cet opuscule ne nous
apprendrait rien de nouveau, sauf quelques conditions indispensables de
prudence, de discipline et de silence à l’usage des Adeptes ; conseils
judicieux, sans doute, mais superflus. Les véritables Rose-Croix, les seuls qui
puissent porter ce titre et fournir la preuve matérielle de leur science, n’en
ont que faire. Vivant isolés, en leur retraite austère, ils ne craignent point
d’être jamais connus, pas même de leurs confrères. Quelques-uns, pourtant,
occupèrent de brillantes situations : d’Espagnet, Jacques Cœur, Jean Lallemant,
Louis d’Estissac, le comte de Saint-Germain sont de ceux-là ; mais ils surent
si adroitement masquer l’origine de leur fortune que nul ne sut distinguer le
Rose-Croix sous les traits du gentilhomme. Quel biographe oserait certifier que
Philalèthe, — cet ami de la vérité, — fût le pseudonyme du noble Thomas de Vaughan
et que sous l’épithète de Sethon (le lutteur) se cachait un membre illustre
d’une puissante famille écossaise, les sires de Winton ? En attribuant aux
frères ce privilège étrange et paradoxal d’invisibilité, Valentin Andreæ
reconnaît l’impossibilité de les identifier, tels de grands seigneurs voyageant
incognito sous l’habit et dans l’équipage bourgeois. Ils sont invisibles parce
qu’inconnus. Rien ne les caractérise, sinon la modestie, la simplicité et la
tolérance, vertus généralement méprisées dans notre civilisation vaniteuse,
portée à l’exagération ridicule de la personnalité.
À côté des personnages de condition que nous venons de
citer, combien d’autres savants préféraient porter sans éclat leur dignité
rosicrucienne, vivant parmi le peuple laborieux, en une médiocrité voulue et en
l’exercice quotidien de métiers sans noblesse ! Tel est le cas d’un certain
Leriche, humble maréchal ferrant, Adepte ignoré et possesseur de la gemme
hermétique. Cet homme de bien, d’une exceptionnelle modestie, serait resté à
jamais méconnu si Cambriel n’eût pris la peine de le nommer, en racontant par
le menu comment il s’y prit pour ranimer le lyonnais Candy, jeune homme de
dix-huit ans qu’une crise léthargique allait emporter (1774). [Cf
L.-P.-François Cambriel. Cours de
Philosophie Hermétique ou d’Alchimie, en dix-neuf leçons. Paris, Lacour et
Maistrasse, 1843.] Leriche nous montre ce que doit être le vrai sage et de
quelle manière il doit vivre. Si tous les Rose-Croix s’étaient tenus dans cette
réserve prudente, s’ils avaient observé la même discrétion, nous n’aurions pas
à déplorer la perte de tant d’artistes de qualité, emportés par un zèle
maladroit, une confiance aveugle, ou poussés par l’irrésistible besoin
d’attirer l’attention. Ce vain désir de gloire conduit à la Bastille, en 1640,
Jean du Châtelet, baron de Beausoleil, et l’y fait mourir cinq ans après ;
Paykul, philosophe livonien, transmute devant le sénat de Stockholm et se voit
condamné par Charles XII à la décapitation ; Vinache, homme du bas peuple, ne
sachant ni lire ni écrire, mais connaissant par contre le Grand-Œuvre jusqu’en
ses moindres détails, expie cruellement, lui aussi, son insatiable soif de luxe
et de notoriété. C’est à lui que s’adresse René Voyer de Paulmy d’Argenson pour
fabriquer l’or que le financier Samuel Bernard destine au paiement des dettes
de la France. L’opération achevée, Paulmy d’Argenson, en reconnaissance de ses
bons services, s’empare de Vinache, le 17 février 1704, le jette à la Bastille,
ordonne qu’on lui coupe la gorge, le 19 mars suivant, vient en personne
s’assurer de l’exécution du meurtre, puis le fait inhumer clandestinement le 22
mars, vers six heures du soir, sous le nom d’Étienne Durand, âgé de soixante
ans, — alors que Vinache n’en avait que trente-huit, — et parachève le crime en
publiant qu’il était mort d’apoplexie ! [Un
mystère à la Bastille. Étienne Vinache, médecin empirique et alchimiste (XVIIe
siècle), par le docteur Roger Goulard, de Brie-Comte-Robert. Dans le
Bulletin de la Société française d’Histoire de la Médecine, t. XIV, nos 11 et
12.] Qui donc, après cela, oserait trouver étrange que les alchimistes se
refusent à confier leur secret, et préfèrent s’entourer de mystère et de
silence ?
La prétendue Confrérie de la Rose-Croix n’a jamais eu
d’existence sociale. Les Adeptes porteurs du titre sont seulement frères par la
connaissance et le succès de leurs travaux. Aucun serment ne les engage, aucun
statut ne les lie entre eux, aucune règle autre que la discipline hermétique
librement acceptée, volontairement observée, n’influence leur libre arbitre.
Tout ce que l’on a pu écrire ou raconter, d’après la légende attribuée au
théologien de Cawle, est apocryphe et digne, tout au plus, d’alimenter
l’imagination, la fantaisie romanesque d’un Bulwer Lytton. Les Rose-Croix ne se
connaissaient point ; ils n’avaient ni lieu de réunion, ni siège social, ni
temple, ni rituel, ni marque extérieure de reconnaissance. Ils ne versaient pas
de cotisations et n’auraient jamais accepté le titre, donné à certains autres
frères, de chevaliers de l’estomac :
les banquets leur étaient inconnus. Ils furent et sont encore des isolés,
travailleurs dispersés dans le monde, chercheurs « cosmopolites » selon la plus
étroite acceptation du terme. Comme les Adeptes ne reconnaissent aucun degré
hiérarchique, il s’ensuit que la Rose-Croix n’est point un grade, mais la seule
consécration de leurs travaux secrets, celle de l’expérience, lumière positive
dont une foi vive leur avait révélé l’existence. Certes, quelques maîtres ont
pu grouper autour d’eux de jeunes aspirants, accepter la mission de les
conseiller, de diriger, d’orienter leurs efforts et former de petits centres
initiatiques dont ils étaient l’âme, parfois reconnue, souvent mystérieuse.
Mais nous certifions, — et de très pertinentes raisons nous permettent de
parler ainsi, — qu’il n’y eut jamais, entre les possesseurs du titre, d’autre
lien que celui de la vérité scientifique confirmée par l’acquisition de la
pierre. Si les Rose-Croix sont frères par la découverte, le travail et la
science, frères par les actes et les œuvres, c’est à la manière du concept
philosophique, lequel considère tous les individus comme membres de la même famille
humaine.
En résumé, les grands auteurs classiques qui ont enseigné,
dans leurs ouvrages littéraires ou artistiques, les préceptes de notre
philosophie et les arcanes de l’art ; ceux également qui laissèrent des preuves
irréfutables de leur maîtrise, tous sont frères de la véritable Rose-Croix. Et
c’est à ces savants, célèbres ou inconnus, que s’adresse le traducteur anonyme
d’un livre réputé, lorsqu’il dit dans sa Préface : « Comme ce n’est que par la
croix que doivent être éprouvez les veritables fidèles, c’est à vous, Frères de
la vraye Rose-Croix, qui possédez tous les tresors du monde, c’est à vous à qui
j’ai recours. Je me soûmets entierement à vos pieux et sages conseils ; je sçai
qu’ils ne sçauroient être que bons, parce que je sçai combien vous êtes doüez de
vertus pardessus le reste des hommes. Comme vous êtes les dispensateurs de la
Science, et que par conséquent je vous dois ce que je sçai, si je puis
cependant dire sçavoir quelque chose, je veux (selon l’institution que Dieu a
établie dans la Nature) que les choses retournent d’où elles sont venuës. Ad locum, dit l’Ecclésiaste, unde exeunt flumina revertuntur, ut iterum
fluant. Tout est à vous, tout vient de vous, tout retournera donc à vous. »
[Le Texte d’Alchymie et le Songe Verd.
Paris, Laurent d’Houry, 1695. Préface, p. 25 et suiv.]
Que le lecteur veuille bien excuser cette disgression qui
nous a entraîné plus loin que nous le désirions. Mais il nous a paru nécessaire
d’établir nettement ce qu’est la véritable et traditionnelle Rose-Croix
hermétique, de l’isoler d’autres groupes vulgaires placés sous la même enseigne
et de permettre de bien distinguer les rares initiés des imposteurs tirant
vanité d’un titre dont ils ne sauraient justifier l’acquisition.
[Au XIXe siècle, deux ordres rosicruciens furent créés et
tombèrent vite dans l’oubli : 1° Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, fondé
par Stanislas de Guaïta ; 2° Ordre de la Rose-Croix du Temple et du Graal,
fondé à Toulouse, vers 1850, par le vicomte de Lapasse, médecin spagyrique,
élève du prince Balbiani de Palerme, prétendu disciple de Cagliostro. Joséphin
Péladan, qui s’attribua lui-même le titre de Sâr, en fut l’un des animateurs
esthétiques. Ce mouvement idéaliste, dépourvu de direction initiatique éclairée
et de base philosophique solide, ne pouvait avoir qu’une durée limitée. Le Salon rosicrucien ouvrit ses portes de
1892 à 1897 et cessa d’exister.]
III (Louis d’Estissac)
Reprenons maintenant l’étude des curieux motifs imaginés par
Louis d’Estissac pour la décoration hermétique de sa cheminée.
Dans le panneau de droite, opposé à celui que nous venons
d’analyser, on remarque le masque de vieillard, précédemment identifié, tenant
en sa mâchoire deux tiges végétales pourvues de feuilles et portant chacune un
bouton floral sur le point de s’entr’ouvrir. Ces tiges sertissent une sorte
d’amande ouverte, à l’intérieur de laquelle on aperçoit un vase décoré
d’écailles et contenant des boutons floraux, des fruits, des épis de maïs. Nous
trouvons là l’expression hiéroglyphique de la végétation, de la nutrition et de
l’accroissement du corps naissant dont nous avons parlé. À lui seul, le maïs,
volontairement placé à côté des fleurs et des fruits, est un symbole très
parlant. Son nom grec, ζέα, dérive de ζάω, vivre, subsister, exister. Le vase
écailleux figure cette substance primitive que la nature offre à l’artiste, au
sortir de la mine, et avec laquelle il commence son travail. C’est de celle-ci
qu’il extrait les divers éléments dont il a besoin ; c’est avec elle et par
elle que s’accomplit le labeur tout entier. Les philosophes l’ont dépeinte sous
l’image du dragon noir couvert d’écailles, que les Chinois nomment Loung, et
dont l’analogie est parfaite avec le monstre hermétique. Comme lui, c’est une
espèce de serpent ailé, à tête cornue, jetant le feu et la flamme par ses
naseaux, au corps noir et écailleux porté sur quatre pattes trapues armées de
cinq griffes chacune. Le dragon gigantesque des bannières scythiques s’appelait
Apophis. Or, le grec ἀπόφυσις, qui signifie excroissance, rejeton, a pour racine
ἀποφύω, avec le sens de pousser, croître, produire, naître de. Le pouvoir
végétatif indiqué par les fructifications du vase symbolique est donc
expressément confirmé dans le dragon mythique, lequel se dédouble en mercure
commun ou premier dissolvant. Par la suite, ce mercure primitif, joint à
quelque corps fixe, le rend volatil, vivant, végétatif et fructifiant. Il
change alors de nom en changeant de qualité et devient le mercure des sages,
l’humide radical métallique, le sel céleste ou sel fleuri. « In Mercurio est
quicquid quaerunt Sapientes », — tout ce que cherchent les sages est dans le
mercure, répètent à l’envi nos vieux auteurs. On ne pouvait mieux exprimer sur
la pierre la nature et la fonction de ce vase que tant d’artistes connaissent,
sans savoir ce qu’il est capable de produire. Sans lui, sans ce mercure tiré de
notre Magnésie, nous assure Philalèthe, il est inutile d’allumer la lampe ou le
fourneau des Philosophes. Nous n’en dirons pas davantage en ce lieu, parce que
nous aurons encore l’occasion de revenir sur ce sujet et de développer plus
loin l’arcane majeur du grand art.
IV (Louis d’Estissac)
Deux monstres humains soutiennent une couronne formée de
feuilles et de fruits, laquelle circonscrit un simple écu français. L’un d’eux
présente l’horrible facies des becs-de-lièvre sur un torse glabre et mamelé.
L’autre a le minois éveillé d’un gamin espiègle et mutin, mais avec le buste
velu des anthropoïdes. Si les bras et les mains n’offrent d’autre particularité
que leur maigreur excessive, par contre les membres inférieurs, couverts de
poils longs et touffus, se terminent chez l’un en griffes de félin, chez
l’autre en serres de rapaces. Ces êtres de cauchemar, affectés d’une longue
queue recourbée, sont coiffés d’invraisemblables casques, l’un écailleux,
l’autre strié, dont le sommet s’enroule en forme d’ammonite. Entre ces «
stéphanophores » d’aspect répulsif, et placé au-dessus d’eux dans l’axe de la
composition, un masque d’homme grimaçant, aux yeux ronds, aux cheveux crépus
alourdissant le front bas, tient dans sa mâchoire ouverte et bestiale l’écu
central par une légère cordelette. Enfin, un bucrâne, occupant la partie basse
du panneau, achève sur une note macabre ce quaternaire apocalyptique.
Quant à l’écu, les figures bizarres qu’il porte semblent
être tirées de quelque vieux grimoire. À première vue, on les croirait
empruntées aux sombres Clavicules de
Salomon, images tracées avec du sang frais sur le parchemin vierge, et qui
indiquent, en leurs zigzags inquiétants, les mouvements rituels que la baguette
fourchue doit exécuter sous les doigts du sorcier.
Tels sont les éléments symboliques offerts à la sagacité de
l’étudiant et habilement dissimulés sous l’harmonie décorative de cet étrange
sujet. Nous allons tenter de les expliquer aussi clairement qu’il nous sera
possible, quitte à réclamer l’aide du verbe philosophique, ou à recourir à la
langue des dieux lorsque nous jugerons ne pouvoir, sans outrepasser la mesure,
pousser plus loin cet enseignement.
Les deux gnomes qui se font vis-à-vis traduisent, — le
lecteur l’aura deviné, — nos deux principes métalliques, corps ou natures
premières, à l’aide desquels l’Œuvre se commence, se parfait et s’achève. [Le
grec γνῶμα, équivalent phonétique du français gnome, signifie l’indice, ce qui sert à faire connaître, à classer,
à identifier une chose ; c’est son signe distinctif. Γνώμων est également le
signe indicateur de la marche solaire, l’aiguille des cadrans solaires et notre
gnomon. À méditer. Un important secret se cache sous cette cabale.] Ce sont les
génies sulfureux et mercuriel préposés à la garde des trésors souterrains,
artisans nocturnes de l’ouvrage hermétique, familiers au sage qu’ils servent,
honorent, enrichissent de leur labeur incessant. Ce sont les possesseurs des
secrets terrestres, les révélateurs des mystères minéraux. Le gnome, créature
fictive, difforme mais active, est l’expression ésotérique de la vie
métallique, du dynamisme occulte des corps bruts que l’art peut condenser en
une substance pure. La tradition rabbinique rapporte, dans le Talmud, qu’un
gnome coopéra à l’édification du temple de Salomon, ce qui signifie que la pierre
philosophale dut y entrer pour une certaine part. Mais, plus près de nous, nos
cathédrales gothiques, au rapport de Georges Stahl, ne lui sont-elles pas
redevables de l’inimitable coloris de leurs vitraux ? « Notre pierre, écrit un
anonyme, a encore deux vertus très-surprenantes ; la première à l’égard du
verre, à qui elle donne intérieurement toutes sortes de couleurs, comme aux
vitres de la Sainte-Chapelle, à Paris, et à celles des églises de Saint-Gatien
et de Saint-Martin en la ville de Tours. » [Clef
du Grand-Œuvre, ou Lettres du Sancelrien tourangeau. Paris, Cailleau, 1777,
p. 65.]
Ainsi, la vie obscure, latente et potentielle des deux
substances minérales primitives, se développe par le contact, la lutte, l’union
de leurs natures contraires, l’une ignée, l’autre aqueuse. Ce sont là nos
éléments, et il n’en existe point d’autres. Quand les philosophes parlent de
trois principes, en les décrivant et en les distinguant à dessein, ils usent
d’un artifice subtil destiné à jeter le néophyte dans le plus cruel embarras.
Nous certifions donc, avec les meilleurs auteurs, que deux corps suffisent pour
accomplir le Magistère du début à la fin. « Il n’est pas possible d’acquérir la
possession de notre mercure, dit l’Ancienne
Guerre des Chevaliers, autrement que par le moyen de deux corps, dont l’un
ne peut recevoir sans l’autre la perfection qui lui est requise. » Si nous
devons en admettre un troisième, nous le trouverons dans celui qui résulte de
leur assemblage et naît de leur destruction réciproque. Car vous aurez beau
chercher, multiplier les essais, vous ne trouverez jamais d’autres parents de
la pierre que les deux corps susdits, qualifiés principes, desquels provient le
troisième, héritier des qualités et vertus mixtionnées de ses géniteurs. Ce
point important méritait d’être précisé. Or, ces deux principes, hostiles parce
que contraires, sont si expressifs sur la cheminée de Louis d’Estissac, que le
débutant même les reconnaîtra sans peine. Nous retrouvons là, humanisés, les
dragons hermétiques décrits par Nicolas Flamel, l’un ailé, — le monstre
bec-de-lièvre, — l’autre aptère, — le gnome au torse velu. « Contemple bien ces
deux dragons, nous dit l’Adepte, car se sont les vrays principes de la
philosophie, que les Sages n’ont pas osé monstrer à leurs enfans propres. Celuy
qui est dessoubs sans aisles, c’est le fixe ou le masle, et celuy qui est
au-dessus, c’est le volatil ou bien la femelle noire et obscure, qui va prendre
la domination par plusieurs mois. [C’est cette femme qui dit d’elle-même, au Cantique
des Cantiques (chap. I, v. 4) : Nigra sum sed formosa, je suis noire, mais je
suis belle.] Le premier est appelé soulfre ou bien calidité et siccité, et le
dernier argent vif ou frigidité et humidité. Ce sont le soleil et la lune, de
source mercurielle et origine sulfureuse, qui, par le feu continuel, s’ornent
d’ornemens roïaux pour vaincre, estans unis, et puis changez en quintessence,
toute chose métallique solide, dure et forte. Ce sont ces serpens et dragons
que les anciens Egyptiens ont peints en un rond, la teste mordant la queue,
pour dire qu’il estoient sortis d’une mesme chose et qu’elle seule se
suffisoit, et qu’en son contour et circulation elle se parfaisoit. Ce sont ces
dragons que les anciens poestes ont mis à garder sans dormir les dorées pommes
des jardins des vierges Hespérides. Ce sont ceux-là sur lesquels Jason, en
l’adventure de la Toyson d’Or, versa le jus préparé par la belle Médée, des
discours desquels les livres des Philosophes sont tant remplis qu’aucun
philosophe n’a jamais esté qu’il n’en aye escrit, depuis le veridique Hermes
Trismegiste, Orphée, Pythagoras, Artephius, Morienus et les autres suivans
jusque moy. Ce sont ces deux serpens envoyés et donnés par Junon, qui est la
nature métallique, que le fort Hercules, c’est-à-dire le Sage, doit estrangler
en son berceau, c’est-à-dire vaincre et tuer, pour les faire pourrir, corrompre
et engendrer, au commencement de son Œuvre. Ce sont les deux serpens attachez à
l’entour du Caducée et Verge de Mercure, avec lesquels il exerce sa grande
puissance et se transfigure comme il veut. Celuy, dit Haly, qui en tuera l’un,
il tuera aussi l’autre, parce que l’un ne peut mourir qu’avec son frère ;
ceux-cy (qu’Avicenne appelle Chienne de Corascene et Chien d’Armenie), ces
deux-cy estans donc unis ensemble dans le vaisseau du sépulchre, ils se mordent
tous deux, cruellement, et par leur grande poison et rage furieuse, ne se
laissent jamais depuis le moment qu’ils se sont entresaisis… Ce sont ces deux
spermes, masculin et fœminin, descripts au commencement de mon Rosaire
Philosophique, qui sont engendrés (dit Rasis, Avicenne et Abraham le Juif) dans
les reins, entrailles, et des opérations des quatre elemens. Ce sont l’humide
des metaux, Soulphre et Argent vif, non les vulgaires et qui se vendent par les
marchans et apoticaires, mais ceux-là que nous donnent ces deux beaux et chers
corps que nous aymons tant. Ces deux spermes, disoit Democrite, ne se treuvent
point sur la terre des vivans. » [Le
Livre des Figures Hierogliphiques de Nicolas Flamel, escrivain, ainsi qu’elles
sont en la quatriesme arche du cymetiere des Innocens à Paris, en entrant par
la porte ruë Saint-Denis, devers la main droite, avec l’explication d’icelles
par le dict Flamel, traittant de la Transmutation metallique, non jamais imprimé.
Traduit par P. Arnauld. Dans Trois
Traitez de la Philosophie naturelle. Paris, G. Marette, 1612.]
Serpents ou dragons, les formes hiéroglyphiques signalées
par les vieux maîtres comme figuratives des matériaux prêts à être ouvrés
présentent, sur l’œuvre d’art de Fontenay-le-Comte, quelques particularités
très remarquables, dues au génie cabalistique, à la science étendue de leur
auteur. Ce qui spécifie ésotériquement ces êtres anthropomorphes, ce n’est pas
seulement leurs pieds de griffon et leurs membres velus, mais encore et surtout
leur casque. Cette coiffure, terminée en corne d’Ammon, et qui se nomme en grec
κράνος, parce qu’elle recouvre la tête et protège le crâne (κρανίον), va nous
permettre de les identifier. Déjà, le mot grec qui sert à désigner la tête,
Κρανίον, nous apporte une indication utile, car il marque également le lieu du
Calvaire, le Golgotha où Jésus, Rédempteur des hommes, dut souffrir la Passion
dans sa chair avant de se transfigurer en esprit. Or, nos deux principes, dont
l’un porte la croix et l’autre la lance qui lui percera le flanc, sont une
image, un reflet de la Passion du Christ. [Longin, dans la Passion de N.-S.
Jésus-Christ, joue le même rôle que saint Michel et saint Georges ; Cadmos,
Persée, Jason font un geste semblable chez les païens. Il perce d’un coup de
lance le côté du Christ, comme les chevaliers célestes et les héros grecs
transpercent le dragon. C’est là un acte symbolique dont l’application positive
au travail hermétique s’avère lourde de conséquences heureuses.] De même que
Lui, s’ils doivent ressusciter dans un nouveau corps, net, glorieux,
spiritualisé, il leur faut ensemble gravir leur calvaire, endurer les tourments
du feu et mourir de lente agonie, à l’issue d’un âpre combat (ἀγωνία).
On sait, d’autre part, que les souffleurs appelaient leur
alambic homo galeatus, — l’homme
coiffé d’un casque, — parce qu’il était composé d’une cucurbite couverte de son
chapiteau. Nos deux génies casqués ne peuvent donc figurer autre chose que
l’alambic des sages, ou les deux corps assemblés, le contenant et le contenu,
la matière propre et son propre vaisseau. Car si les réactions sont
nécessairement provoquées par l’un (agent), elles ne s’exercent qu’en rompant
l’équilibre de l’autre (patient), lequel sert de réceptacle et de vase à
l’énergie contraire de la nature adverse.
Dans le présent motif, l’agent se signale par son casque
strié. En effet, le mot grec ῥαβδοειδής, strié, rayé, vergeté, a pour racine ῥάβδος,
verge, bâton, baguette, sceptre, caducée, hampe de javelot, dard. Ces
différents sens caractérisent la plupart des attributs de la matière active,
masculine et fixe. C’est tout d’abord la baguette que Mercure jette entre la
couleuvre et le serpent (Rhéa et Jupiter), sur laquelle ils s’enroulent en
réalisant le Caducée, emblème de paix et de réconciliation. Tous les auteurs
hermétiques parlent d’un terrible combat entre deux dragons, et la Mythologie
nous apprend que telle fut l’origine de l’attribut d’Hermès, qui provoqua leur
accord en interposant son bâton. C’est le signe de l’union et de la concorde
qu’il faut savoir réaliser entre le feu et l’eau. Or, le feu étant représenté
par le hiéroglyphe Δ, et l’eau par le même graphique inversé ∇,
les deux superposés forment l’image de l’astre, marque certaine d’union, de pacification et de procréation, car étoile (stella),
signifie fixation du soleil.
Cette vérité ésotérique est magistralement exprimée dans
l’Hymne de l’Église chrétienne :
Latet sol in sidere,
Oriens in vespere,
Artifex in opere ;
Per gratiam
Redditur et traditur
Ad patriam
Le soleil est caché sous l’étoile,
L’Orient dans le couchant ;
L’artisan est caché dans l’œuvre ;
Par le secours de la grâce,
Il est rendu et ramené
À sa patrie.
Et, de fait, le signe ne se montre qu’après le combat,
lorsque tout est devenu calme et que les effervescences premières ont cessé. Le
sceau de Salomon, figure géométrique résultant de l’assemblage des triangles du
feu et de l’eau, confirme l’union du ciel et de la terre. C’est l’astre
messianique annonciateur de la naissance du Roi des rois ; d’ailleurs,
κηρύκειον, caducée, mot grec dérivé de κηρυκεύω, publier, annoncer, révèle que
l’emblème distinctif de Mercure est le signe de la bonne nouvelle. Chez les
Indiens de l’Amérique septentrionale, le calumet qu’ils emploient dans leurs
cérémonies civiles et religieuses est un symbole analogue au caducée, tant par
sa forme que par sa signification. « C’est, nous dit Noël, une grande pipe à
fumer, de marbre rouge, noir ou blanc. Elle ressemble assez à un marteau d’armes ;
la tête en est bien polie, et le tuyau, long de deux pieds et demi, est une
canne assez forte, ornée de plumes de toutes sortes de couleurs, avec plusieurs
nattes de cheveux de femmes entrelacées de plusieurs manières. On y attache
deux ailes, ce qui le rend assez semblable au caducée de Mercure, ou à la
baguette que les ambassadeurs de paix portaient autrefois. Cette canne est
implantée dans des cous de huarts, oiseaux tachetés de blanc et de noir, et
gros comme nos oies… Ce calumet est dans la plus grande vénération parmi les
sauvages, qui le respectent comme un don précieux que le Soleil a fait aux
hommes ; aussi est-ce le symbole de paix, le sceau de toutes les entreprises
des affaires importantes et des cérémonies publiques. » [Fr. Noël, Dictionnaire de la Fable ou Mythologie
Grecque, Latine, Égyptienne, Celtique, Persanne, etc. Paris, Le Normant,
1801.] La baguette d’Hermès est véritablement le sceptre du souverain de notre
art, l’or hermétique, vil, abject et méprisé, plus recherché du philosophe que
l’or pur naturel ; la verge que le grand prêtre Aaron changea en serpent, et
celle dont Moïse (Exode, XVII, 5, 6), — imité en cela par Jésus, — frappe le
rocher, c’est-à-dire la matière passive, et en fait jaillir l’eau pure cachée
dans son sein ; [D’après la rédaction arménienne de l’Évangile de l’Enfance, traduite
par Paul Peeters, Jésus, lors de son séjour en Égypte, renouvelle, en présence
d’enfants de son âge, le miracle de Moïse. « Or, Jésus s’étant levé, se tint
debout au milieu d’eux et, de sa baguette, il frappa le rocher, et au même
instant jaillit de ce rocher une source d’eau abondante et délicieuse, dont il
les abreuva tous. Cette source existe encore aujourd’hui. »] c’est l’antique
dragon de Basile Valentin, dont la langue et la queue se terminent en dard, ce
qui nous ramène au serpent symbolique, serpens
aut draco qui caudam devoravit.
Quant au second corps, — patient et féminin, — Louis
d’Estissac l’a fait représenter sous l’aspect du gnome bec-de-lièvre, pourvu de
mamelles et coiffé d’un casque écailleux. Nous savions déjà, par les
descriptions qu’en ont laissées les auteurs classiques, que cette substance minérale,
telle qu’on l’extrait de sa mine, est écailleuse, noire, dure et sèche.
Certains l’ont qualifiée de lépreuse. Or, le grec λεπίς, λεπίδος, écaille, a
parmi ses dérivés le mot λέπρα, lèpre, parce que cette redoutable infection
couvre l’épiderme de pustules et d’écailles. Aussi est-il indispensable de
chasser l’impureté grossière et superficielle du corps en le dépouillant de son
enveloppe écailleuse (λεπίζω), opération qu’on réalisera facilement à l’aide du
principe actif, l’agent au casque strié. Prenant exemple sur le geste de Moïse,
il suffira de frapper rudement et par trois fois ce rocher (λέπας), d’apparence
aride et sèche, pour en voir sourdre l’eau mystérieuse qu’il contient. C’est là
le premier dissolvant, mercure commun des sages, loyal serviteur de l’artiste,
le seul dont il ait besoin et que rien ne saurait remplacer, selon le
témoignage de Geber et des plus anciens Adeptes. Sa qualité volatile, qui
permit aux philosophes d’assimiler ce mercure à l’hydrargyre vulgaire, est
d’ailleurs soulignée, sur notre bas-relief, par les ailes minuscules de
lépidoptère (gr. λεπίδος-πτερόν) fixées aux épaules du monstre symbolique.
Toutefois, la meilleure dénomination que les auteurs aient donnée à leur
mercure nous semble être celle d’Esprit de la Magnésie. Car ils appellent
Magnésie (du grec µάγνης, aimant) la matière féminine brute, laquelle attire,
par une vertu occulte, l’esprit enclos sous la dure écorce de l’acier des
sages. Celui-ci, pénétrant comme une flamme ardente le corps de la nature
passive, brûle, consume ses parties hétérogènes, en chasse le soufre arsenical
(ou lépreux) et anime le pur mercure qu’elle renferme, lequel paraît sous la
forme conventionnelle d’une liqueur à la fois humide et ignée, — eau-feu des
anciens, — que nous qualifions Esprit de la Magnésie et dissolvant universel. «
Comme l’acier tire à soi l’aimant, écrit Philalèthe, de même l’aimant se tourne
vers l’acier. C’est là ce que l’aimant des sages fait à l’égard de leur acier.
C’est pourquoi, ayant déjà dit que notre acier est la minière de l’or, il faut
pareillement remarquer que notre aimant est la vraie minière de l’acier des
sages. » [Introïtus apertus ad occlusum
Regis palatium. Op. cit., chap. IV, I.]
Enfin, — détail inutile au travail, mais que nous signalons
parce qu’il vient appuyer notre examen, — un terme voisin de λεπίς, le vocable
λέπορις, désignait jadis, dans le dialecte éolien, le lièvre (lat. lepus,
leporis), d’où cette difformité buccale, inexplicable à priori, mais nécessaire
à l’expression cabalistique, qui imprime au visage de notre gnomide sa
physionomie caractéristique…
Parvenu à ce point, il nous faut marquer un temps d’arrêt.
Nous nous interrogeons. Le chemin, embroussaillé, couvert de ronces et
d’épines, devient impraticable. À quelques pas, d’instinct, nous devinons le
gouffre béant. Cruelle incertitude. Avancer encore, la main dans celle du
disciple, serait-ce un acte de sagesse ? En vérité, Pandore nous accompagne,
mais, hélas ! qu’en pouvons-nous attendre ? La boîte fatale, imprudemment
ouverte, est vide désormais. Rien ne nous reste que la seule espérance !…
C’est ici, en effet, que les auteurs, déjà forts
énigmatiques dans la préparation du dissolvant, se taisent obstinément.
Couvrant d’un silence profond le processus de la seconde opération, ils passent
directement aux descriptions concernant la troisième, c’est-à-dire aux phases
et aux régimes de la coction ; puis, reprenant la terminologie usitée pour la
première, ils font croire au débutant que le mercure commun équivaut au Rebis
ou compost et, comme tel, se doit cuire tout uniment en vase clos. Philalèthe,
bien qu’écrivant sous la même discipline, prétend combler le vide laissé par
ses prédécesseurs. À lire son Introïtus,
on ne distingue aucune coupure ; seulement, de fausses manipulations suppléent
au défaut des vraies. Elles comblent les lacunes de telle sorte que les unes et
les autres s’enchaînent et se soudent sans laisser trace d’artifice. Une telle
souplesse rend impossible au profane la tâche de séparer l’ivraie du froment,
le mauvais du bon, l’erreur de la vérité. Nous avons à peine besoin d’affirmer
combien nous réprouvons de semblables abus, qui ne sont, en dépit de la règle,
qu’autant de mystifications déguisées. La cabale et le symbolisme offrent assez
de ressources pour exprimer ce qui ne doit être compris que du petit nombre ;
nous estimons, d’autre part, le mutisme préférable au mensonge le plus
habilement présenté.
On pourrait s’étonner que nous portions un jugement aussi
sévère sur une partie de l’œuvre du célèbre Adepte, mais d’autres, avant nous,
n’ont pas craint de lui adresser les mêmes reproches. Tollius, Naxagoras,
Limojon de Saint-Didier surtout, démasquèrent l’insidieuse et perfide formule,
et nous sommes en parfait accord avec eux. C’est que le mystère qui recouvre
notre seconde opération est le plus grand de tous ; il touche, en effet, à
l’élaboration du mercure philosophique, laquelle n’a jamais été enseignée
ouvertement. Certains eurent recours à l’allégorie, aux énigmes, aux
paraboles ; mais la plupart des maîtres se sont abstenus de traiter cette
délicate question. « Il est vray, écrit Limojon de Saint-Didier, qu’il y a des
Philosophes qui, paroissant d’ailleurs fort sincères, jettent néanmoins les
artistes dans cette erreur, soustenant fort serieusement que ceux qui ne
connoissent pas l’or des Philosophes pourront toutesfois le trouver dans l’or
commun, cuit avec le Mercure des Philosophes. Philalethe est de ce sentiment. Il
asseure que Le Trevisan, Zachaire et Flamel ont suivi cette voye ; il adjoute
cependant qu’elle n’est pas la veritable voye des Sages, quoy qu’elle conduise
à la même fin. Mais ces asseurances, toutes sinceres qu’elles paroissent, ne
laissent pas de tromper les artistes, lesquels, voulant suivre le même
Philalethe dans la purification et l’animation qu’il enseigne du mercure commun
pour en faire le Mercure des Philosophes (ce qui est une erreur tres-grossière
sous laquelle il a caché le secret du Mercure des Sages), entreprenant sur sa
parole un ouvrage très-penible et absolument impossible. Aussi, après un long
travail plein d’ennuys et de dangers, ils n’ont qu’un mercure un peu plus impur
qu’il n’estoit auparavant, au lieu d’un mercure animé de la quintessence
céleste. Erreur déplorable, qui a perdu, ruiné, et qui ruinera encore un grand
nombre d’artistes. » [Le Triomphe
Hermétique. Op. cit., p. 71.] Et pourtant, les chercheurs qui ont, avec
succès, surmonté les premiers obstacles et puisé l’eau vive de l’antique
Fontaine, possèdent une clef capable d’ouvrir les portes du laboratoire hermétique.
[Cette clef était donnée aux néophytes par la cérémonie du Cratère (Κρατηρίζω,
rac. κρατήρ, vasque, grande coupe ou bassin de fontaine), qui consacrait la
première initiation dans les mystères du culte dionysiaque.]
S’ils errent et se morfondent, s’ils multiplient leurs
tentatives sans découvrir d’issue heureuse, cela tient sans doute à ce qu’il
n’ont pas acquis une connaissance suffisante de la doctrine. Qu’ils ne
désespèrent point cependant ; la méditation, l’étude et, surtout, une foi vive,
inébranlable, attireront enfin sur leurs travaux la bénédiction du ciel. « En
vérité, je vous le dis, s’écrie Jésus (Matth., XVII, 19), si vous aviez de la
foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : « Passe d’ici là
», et elle passerait, et rien ne vous serait impossible. » Car la foi,
certitude spirituelle de la vérité non encore démontrée, prescience du
réalisable, est ce flambeau que Dieu a mis dans l’âme humaine pour l’éclairer,
la guider, l’instruire et l’élever. Nos sens nous égarent souvent ; la foi,
elle, ne nous trompe jamais. « La foi seule, écrit un philosophe anonyme,
formule une volonté positive ; le doute la rend neutre et le scepticisme
négative. Croire avant de savoir, c’est cruel pour des savants ; mais que
voulez-vous ? La nature ne se refera pas, même pour eux ; et elle a la
prétention de nous imposer la foi, c’est-à-dire la confiance en elle, afin de
nous accorder ses grâces. J’avoue, quant à moi, que je l’ai toujours trouvée
assez généreuse pour lui passer cette fantaisie. » [Comment l’Esprit vient aux tables, par un homme qui n’a pas perdu
l’esprit. Paris, Librairie Nouvelle, 1854.]
Que les investigateurs apprennent donc, avant d’engager de
nouvelles dépenses, ce qui différencie le premier mercure du mercure
philosophique ; lorsqu’on sait bien ce que l’on cherche, il devient plus aisé
d’orienter sa marche. Qu’ils sachent que leur dissolvant, ou mercure commun,
est le résultat du travail de la nature, tandis que le mercure des sages reste
une production de l’art. Dans la confection de celui-ci, l’artiste, appliquant
les lois naturelles, connaît ce qu’il veut obtenir. Il n’en est pas de même
pour le mercure commun, car Dieu interdit à l’homme d’en pénétrer le mystère.
Tous les philosophes ignorent, et beaucoup en font l’aveu, de quelle façon les
matières initiales, mises en contact, réagissent, s’interpénètrent, s’unissent
enfin sous le voile de ténèbres qui enveloppe, du début à la fin, les échanges
intimes de cette singulière procréation. Cela explique pourquoi les écrivains
se sont montrés si réservés au sujet du mercure philosophique, dont l’opérateur
peut suivre, comprendre et diriger à son gré les phases successives. Si la
technique réclame un certain temps et demande quelque peine, elle est, en
revanche, d’une extrême simplicité. N’importe quel profane, sachant entretenir
du feu, l’exécutera aussi bien qu’un alchimiste expert. Elle ne requiert ni
tour de main spécial, ni habileté professionnelle, mais seulement la
connaissance d’un curieux artifice, lequel constitue ce secretum secretorum, qui n’a point été révélé et ne le sera
probablement jamais. C’est à propos de cette opération, dont le succès assure
la possession du Rebis philosophal, que Jacques Le Tesson, citant Damascène,
écrit que cet Adepte, au moment d’entreprendre le travail, « regardoit par
toute la chambre pour voir s’il n’y avoit point de mouches dedans, voulant par
là signifier qu’on ne le pouvoit tenir trop secret, pour le danger qui en peut
advenir. » [Le Grand et Excellent Œuvre
des Sages, par Jacques Le Tesson. Second dialogue du Lyon Verd, chap. VI,
ms. XVIIe siècle, bibl. de Lyon, n° 971.]
Avant d’aller plus loin, disons de cet artifice inconnu, –
qu’au point de vue chimique on devrait qualifier d’absurde, de saugrenu ou de
paradoxal, parce que son action inexplicable défie toute règle scientifique, –
qu’il marque le carrefour où la science alchimique s’écarte de la science
chimique. Appliqué sur d’autres corps, il fournit, dans les mêmes conditions,
autant de résultats imprévus, de substances douées de qualités surprenantes.
Cet unique et puissant moyen permet ainsi un développement d’une envergure
insoupçonnée, par les multiples éléments simples nouveaux et les composés
dérivés de ces mêmes éléments, mais dont la genèse demeure une énigme pour la
raison chimique. Cela, évidemment, ne devrait pas être enseigné. Si nous avons
pénétré dans ce domaine réservé de l’hermétique ; si, plus hardi que nos
devanciers, nous l’avons signalé, c’est parce que nous désirions montrer : 1°
que l’alchimie est une science véritable, susceptible, comme la chimie,
d’extension et de progrès, et non l’acquisition empirique d’un secret de
fabrication des métaux précieux ; 2° que l’alchimie et la chimie sont deux
sciences positives, exactes et réelles, bien que différentes l’une de l’autre,
tant en pratique qu’en théorie ; 3° que la chimie ne saurait, pour ces raisons,
revendiquer une origine alchimique ; 4° enfin, que les innombrables propriétés,
plus ou moins merveilleuses, attribuées en bloc par les philosophes à la seule
pierre philosophale appartiennent chacune aux substances inconnues obtenues en
partant de matériaux et de corps chimiques, mais traités selon la technique
secrète de notre Magistère.
Il ne nous appartient pas d’enseigner en quoi consiste
l’artifice utilisé dans la production du mercure philosophique. À notre grand
regret, et malgré toute la sollicitude que nous portons aux « fils de science
», il nous faut imiter l’exemple des sages, qui ont jugé prudent de réserver
cette insigne parole. Nous nous bornerons à dire que ce mercure second, ou
matière prochaine de l’Œuvre, est le résultat des réactions de deux corps, l’un
fixe, l’autre volatil ; le premier, voilé sous l’épithète d’or philosophique,
n’est nullement l’or vulgaire ; le second est notre eau vive précédemment
décrite sous le nom de mercure commun. c’est par la dissolution du corps
métallique à l’aide de l’eau vive, que l’artiste entre en possession de
l’humide radical des métaux, leur semence, eau permanente ou sel de sagesse,
principe essentiel, quintessence du métal dissous. Cette solution, exécutée
selon les règles de l’art, avec toutes les dispositions et conditions requises,
est fort éloignée des opérations chimiques analogues. Elle ne leur ressemble en
rien. Outre la longueur du temps et la connaissance du moyen idoine, elle
oblige à de nombreuses et de pénibles réitérations. C’est un travail
fastidieux. Philalèthe lui-même le proclame lorsqu’il dit : « nous qui avons
travaillé et connaissons l’opération, savons certainement qu’il n’est point de
labeur plus ennuyeux que celui de notre première préparation. [On voit que
l’Adepte parle de la préparation du Mercure philosophique comme étant la
première de toutes. Il omet à dessein celle qui procure le dissolvant
universel, qu’il suppose connue et achevée. En réalité, il s’agit de la
première opération du second œuvre. C’est là un artifice philosophique courant,
dont nous tenons à prévenir les disciples d’Hermès.] C’est pourquoi Morien
avertit le roi Calid que de nombreux Sages se plaignirent toujours de l’ennui
que leur causait cet Œuvre… C’est donc ce qui a fait dire au célèbre auteur du Secret hermétique que le travail requis
pour la première opération était un travail d’Hercule. » [Introïtus apertus ad occlusum Regis palatium. Op. cit., chap. VIII,
3, 4.] Il faut ici suivre l’excellent conseil du Triomphe hermétique, et ne pas craindre « d’abreuver souvent la
terre de son eau, et de la dessécher autant de fois ». Par ces lixiviations
successives, ou laveures de Flamel, par ces immersions fréquentes et renouvelées,
on extrait progressivement l’humidité visqueuse, oléagineuse et pure du métal «
dans laquelle, assure Limojon de Saint-Didier, réside l’énergie et la grande
efficacité du mercure philosophique ». L’eau vive, « plus céleste que terrestre
», agissant sur la matière grave, rompt sa cohésion, l’amollit, la solubilise
peu à peu, s’attache aux seules parties pures de la masse désagrégée, abandonne
les autres et monte à la surface, entraînant ce qu’elle a pu saisir de conforme
à sa nature ardente et spirituelle. Ce caractère important de l’ascension du
subtil par la séparation de l’épais valut à l’opération du mercure des sages
d’être appelée sublimation. [« Tu sépareras la terre du feu, le subtil de
l’épais, doucement, avec grande industrie. » Hermès Trismégiste dans la Table
d’Émeraude.] Notre dissolvant, tout esprit, y joue le rôle symbolique de
l’aigle enlevant sa proie, et c’est la raison pour laquelle Philalèthe, le
Cosmopolite, Cyliani, d’Espagnet et plusieurs autres nous recommandent de lui
donner l’essor, en insistant sur la nécessité de le faire voler. Car l’esprit
s’élève et la matière se précipite. Qu’est-ce que la crème, sinon la meilleure
partie du lait ? Or, Basile Valentin enseigne que la « pierre philosophale se
fait de la même façon que les villageois font le beurre », par battage ou
agitation de la crème, qui représente, dans cette similitude, notre mercure
philosophique. Aussi, toute l’attention de l’artiste doit-elle se concentrer
sur l’extraction du mercure, lequel se recueille, à la surface du composé
dissous, en écrémant l’onctuosité visqueuse et métallique, au fur et à mesure
de sa production. C’est d’ailleurs ce que figurent les deux personnages du Mutus Liber, où l’on voit une femme
écumer, à l’aide d’une cuiller, la liqueur contenue dans une terrine que son
mari tient à sa portée. [Mutus Liber, in
quo tamen Philosophia Hermetica figuris hieroglyphicis depingitur, ter optimo
maximo Deo misericordi consecratus solisque filiis artis dedicatus authore
cujus nomen est Altus.] « Tel est, écrit Philalèthe, l’ordre de notre
opération, et telle est toute notre philosophie. » Hermès, désignant la matière
basique et fixe par l’hiéroglyphe solaire, et son dissolvant par le symbole
lunaire, l’explique en peu de mots : « Le soleil, dit-il, est son père, et la
lune sa mère. » On comprendra également le sens secret que renferment ces
paroles du même auteur : « Le vent l’a porté dans son ventre. » Le vent ou
l’air sont des épithètes appliquées à l’eau vive, que sa volatilité fait
évanouir au feu sans laisser de trace résiduelle. Et comme cette eau, — notre
lune hermétique, — pénètre la nature fixe du soleil philosophique, qu’elle
retient et assemble ses plus nobles particules, le philosophe a raison
d’assurer que le vent est la matrice de notre mercure, quintessence de l’or des
sages et pure semence minérale. « Celui qui a ramolli le Soleil sec, dit
Henckel, par le moyen de la Lune mouillée, au point que l’un soit devenu
semblable à l’autre et qu’ils restent unis, a trouvé l’eau bénite qui coule
dans le Jardin des Hespérides. » [J.-F. Henckel, Flora Saturnisans. Paris, J.-T. Herissant, 1760, chap. IV, p. 78.]
C’est ainsi que se trouve accompli le premier terme de
l’axiome Solve et Coagula, par la
volatilisation régulière du fixe et par sa combinaison avec le volatil ; le
corps s’est spiritualisé, et l’âme métallique, abandonnant son vêtement
souillé, en revêt un autre de plus grand prix, auquel les anciens maîtres
donnèrent le nom de mercure philosophique.
C’est l’eau des deux champions de Basile Valentin, dont la fabrication est
enseignée par la gravure de sa deuxième clef. L’un de ceux-ci porte un aigle
sur son épée (le corps fixe), l’autre cache derrière son dos un caducée
(dissolvant). Tout le bas du dessin est occupé par deux grandes ailes éployées,
tandis qu’au centre, debout entre les combattants, apparaît le dieu Mercure
sous l’aspect d’un adolescent couronné, entièrement nu et tenant entre chaque
main un caducée. Le symbolisme de cette figure se laisse aisément pénétrer. Les
larges ailes, qui servent de plancher aux escrimeurs, marquent le but de
l’opération, c’est-à-dire la volatilisation des portions pures du fixe ;
l’aigle indique comment il y faut procéder, et le caducée désigne celui qui
doit attaquer l’adversaire, notre mercure dissolvant. Quant au jouvenceau
mythologique, sa nudité est la traduction du dépouillement total des parties
impures, la couronne, l’indice de sa noblesse. Il symbolise enfin, par ses deux
caducées, le mercure double, épithète que certains Adeptes ont substituée à
celle de philosophique, pour mieux le différencier du mercure simple ou commun,
notre eau vive et dissolvante [Dans Les
Douze Clefs de la Philosophie, op. cit. supra.]. C’est ce mercure double
que nous trouvons représenté, sur la cheminée de Terre-Neuve, par la tête
humaine symbolique, qui tient entre ses dents la cordelette de l’écusson chargé
d’emblèmes. L’expression animale du masque aux yeux ardents, sa physionomie
énergique, dévorée d’appétits, rendent sensibles la puissance vitale,
l’activité génératrice, toutes ces facultés de production que notre mercure a
reçues du concours réciproque de la nature et de l’art. Nous avons vu qu’on le
récolte au-dessus de l’eau, dont il occupe la superficie et le lieu le plus
élevé ; c’est ce qui a mû Louis d’Estissac à faire placer son image au sommet
du panneau décoratif. Quant au bucrâne, sculpté sur le même axe, mais dans le
bas de la composition, il indique ce caput
mortuum immonde, grossier, terre damnée du corps, impure, inerte et
stérile, que l’action du dissolvant sépare, rejette, précipite comme un résidu
inutile et sans valeur.
Les philosophes ont traduit l’union du fixe et du volatil,
du corps et de l’esprit, par la figure du serpent qui dévore sa queue.
L’Ouroboros des alchimistes grecs (οὐρά, queue, βορός, dévorant), réduit à sa
plus simple expression, prend ainsi la forme circulaire, tracé symbolique de
l’infini et de l’éternité, comme aussi de la perfection. C’est le cercle
central du mercure dans la notation graphique, et le même que nous remarquons,
orné de feuilles et de fruits pour en indiquer la faculté végétable et le
pouvoir fructifiant, sur le bas-relief que nous étudions. Au surplus, le signe
est complet, en dépit du soin que notre Adepte mit à le déguiser. Si nous
l’examinons bien, nous verrons en effet que la couronne porte à sa courbure
supérieure les deux expansions spiralées et, à l’inférieure, la croix, figurée
par les cornes et l’axe frontal du bucrâne, compléments du cercle dans le signe
astronomique de la planète Mercure.
Il nous reste à disséquer l’écusson central, que nous avons
vu être porté par la tête humaine (et placé conséquemment sous sa dépendance),
image du mercure philosophique, dominant les divers motifs du panneau. Ce
rapport entre le masque et l’écu montre assez le rôle essentiel de la matière
hermétique dans l’exposé cabalistique de ces singulières armoiries. Ces
caractères mystérieux expriment, en raccourci, tout le labeur philosophal, non
plus à l’aide de formes empruntées à la flore ou à la faune, mais par des
figures de notation graphique. Ce paradigme constitue ainsi une véritable
formule alchimique. Relevons d’abord trois étoiles, caractéristiques des trois
degrés de l’Œuvre ou, si l’on préfère, des trois états successifs d’une même
substance. Le premier de ces astérisques, isolé vers le tiers inférieur de
l’écusson, désigne notre premier mercure, ou cette eau vive dont les deux
gnomes stéphanophores nous ont enseigné la composition. Par la solution de l’or
philosophique, que rien n’indique ici ni ailleurs, on obtient le mercure
philosophique, composé du fixe et du volatil, non encore radicalement unis,
mais susceptible de coagulation. [« Tu dois sçavoir que ceste solution et
separation n’a esté jamais descrite par aucun des anciens Sages Philosophes qui
ont vecu avant moy et qui ont sçeu ce Magistere. Et s’ils en ont parlé, ce n’a
esté que par enigmes et figures, et non à descouvert. » Basile Valentin, Testamentum.] Ce mercure second est
exprimé par les deux V entrelacés de la pointe, signe alchimique connu de
l’alambic. Notre mercure est, nous le savons, l’alambic des sages, dont la
cucurbite et le chapiteau représentent les deux éléments spiritualisés et
assemblés. C’est avec le mercure philosophique seul que les sages entreprennent
ce long travail fait d’opérations nombreuses, qu’ils ont appelé coction ou
maturation.
[Les artistes qui ont cru que le troisième œuvre se
parachevait par une coction continue, n’exigeant d’autre secours que celui d’un
feu déterminé, de température égale et constante, se sont lourdement trompés.
La véritable coction ne se fait point de telle manière, et c’est l’ultime
pierre d’achoppement contre laquelle trébuchent ceux qui, après de longs et
pénibles efforts, sont enfin parvenus à la possession du mercure philosophique.
Une indication utile pourra les redresser : les couleurs ne sont pas l’œuvre du
feu ; elles ne paraissent que par la volonté de l’artiste ; on ne peut les
observer qu’à travers le verre, c’est-à-dire dans chaque phase de coagulation.
Mais saura-t-on bien nous comprendre ?]
Notre composé, soumis à l’action lente et continue du feu,
distille, se condense, s’élève, s’abaisse, se boursoufle, devient pâteux, se
contracte, diminue de volume et, agent de ses propres cohobations, acquiert peu
à peu une consistance solide. Ainsi élevé d’un degré, ce mercure, devenu fixe
par l’accoutumance au feu, a de nouveau besoin d’être dissous par l’eau
première, cachée ici sous le signe I, suivi de la lettre M, c’est-à-dire Esprit
de la Magnésie, autre nom du dissolvant. Dans la notation alchimique, toute
barre ou trait, quelle que soit sa direction, est la signature graphique
conventionnelle de l’esprit, ce qui mérite d’être retenu si l’on veut découvrir
quel corps se dissimule sous l’épithète d’or philosophique, père du mercure et
soleil de l’Œuvre. [Le père de l’Hermès grec fut Zeus, le maître des dieux. Or,
Ζεύς est voisin de Ζεῦξις, qui marque l’action de joindre, unir, assembler,
marier.] La majuscule M sert à identifier notre Magnésie dont elle est,
d’ailleurs, la lettre initiale. Cette seconde liquéfaction du corps coagulé a
pour objet de l’augmenter et de le fortifier, en l’alimentant du lait mercuriel
auquel il doit l’être, la vie, le pouvoir végétatif. Il redevient une deuxième
fois volatil, mais pour reprendre, au contact du feu, la consistance sèche et
dure qu’il avait précédemment acquise. Et nous arrivons ainsi au sommet de la
hampe du caractère bizarre dont l’aspect rappelle le chiffre 4, mais qui
figure, en réalité, la voie, le chemin qu’il nous faut suivre. Parvenu à ce
point, une troisième solution, semblable aux deux premières, nous amène,
toujours par le droit chemin du régime, et la voie linéaire du feu, à l’astre
second, sceau de la matière parfaite et coagulée qu’il suffira de cuire en
continuant les degrés requis sans jamais s’écarter de cette voie linéaire que
termine la barre de l’esprit, feu ou soufre incombustible. Tel est le signe,
ardemment désiré, de la pierre ou médecine du premier ordre. Quant au rameau
fleuri d’une étoile, situé en hors d’œuvre, il démontre que, par réitération de
la même technique, la pierre se peut multiplier en quantité et en qualité,
grâce à la fécondité exceptionnelle qu’elle a reçue de la nature et de l’art.
Or, comme sa fertilité exubérante provient de l’eau primitive et céleste,
laquelle donne au soufre métallique l’activité et le mouvement, en échange de
sa vertu coagulatrice, on comprend que la pierre ne diffère du mercure
philosophique qu’en perfection et non en substance. Les sages ont donc raison
d’enseigner que « la pierre des philosophes, ou notre mercure, et la pierre
philosophale sont une seule et même chose, d’une seule et même espèce »,
quoique l’une soit plus mûre et plus excellente que l’autre. Touchant ce
mercure, qui est aussi le sel des sages et la pierre angulaire de l’Œuvre, nous
citerons un passage de Khunrath, fort transparent malgré son style emphatique
et l’abus des phrases incidentes. « La Pierre des Philosophes, dit notre
auteur, est Ruach Elohim (qui reposait, — incubebat, — sur les eaux [Genèse,
I]), conçu par la médiation du ciel (Dieu seul, par sa pure bonté, le voulant
ainsi), et fait corps vrai et tombant sous les sens, dans l’utérus virginal du
monde majeur primogénéré, ou du chaos créé, c’est-à-dire la terre, vide et
inane, et l’eau ; c’est le fils né dans la lumière du Macrocosme, d’aspect vil
(aux yeux des insensés), difforme et presque infime ; consubstantiel cependant,
et semblable à son auteur (parens), petit Monde (ne t’imagine pas ici qu’il
s’agisse de l’homme ou de quelque autre chose, de ou par lui), catholique,
tri-un, hermaphrodite, visible, sensible au tact, à l’ouïe, à l’olfaction et au
goût, local et fini, manifesté régénératoirement par lui-même, et, au moyen de
la main obstétricale de l’art de la physico-chimie, glorifié en son corps dès
son assomption ; pouvant servir à des commodités ou usages presque infinis, et
mirifiquement salutaires au microcosme et au macrocosme dans la trinité
catholique. O toi, fils de perdition, laisse donc assurément le vif-argent (ὑδράργυρος)
et laisse avec lui toutes choses, quelles qu’elles soient, mangoniquement
préparées par toi. Tu es le type du pécheur, non du Sauveur ; tu peux et dois
être délivré et non délivrer toi-même. Tu es la figure du médiateur qui mène à
l’erreur, à la ruine et à la mort, et non de celui qui est bon et qui mène à la
vérité, à l’accroissement et à la vie. Il a régné, règne et régnera
naturellement et universellement sur les choses naturelles ; il est le fils
catholique de la nature, le sel (sache-le) de saturne, fusible suivant sa
constitution particulière, permanent partout et toujours dans la nature par
lui-même ; et, par son origine et sa vertu, universel. Écoute et sois attentif
: ce sel est la pierre très antique. C’est un mystère ! dont le noyau (nucleus)
est dans le dénaire. Tais-toi harpocratiquement ! Qui peut comprendre,
comprenne. J’ai dit. Le Sel de sapience, non sans cause grave, a été orné par
les Sapients de bien des surnoms ; ils ont dit qu’il n’était rien de plus utile
dans le monde, que lui et le soleil. Étudie ceci. » [Henri Khunrath. Amphitéâtre de l’Éternelle Sapience.
Paris, Chacornac, 1900, p. 156.]
Mais avant de passer outre, nous nous permettrons de faire
une remarque de quelque importance, à l’intention de nos frères et des hommes
de bonne volonté. Car notre intention est de donner ici le complément de ce que
nous avons enseigné dans un précédent ouvrage. [Cf. Fulcanelli, Le Mystère des Cathédrales. Paris, J.
Schemit, 1926.]
Les plus instruits des nôtres dans la cabale traditionnelle
ont sans doute été frappés du rapport existant entre la voie, le chemin tracé
par l’hiéroglyphe qui emprunte la forme du chiffre 4, et l’antimoine minéral ou
stibium, clairement indiqué sous ce vocable topographique. En effet, l’oxysulfure
d’antimoine naturel se nommait, chez les Grecs, Στίμμι ou Στίϐι ; or, Στίϐία
est le chemin, le sentier, la voie que l’investigateur (Στιϐεύς) ou pèlerin
parcourt en son voyage ; c’est elle qu’il foule aux pieds (Στείϐω). Ces
considérations, basées sur une correspondance exacte de mots, n’ont pas échappé
aux vieux maîtres ni aux philosophes modernes, lesquels, en les appuyant de
leur autorité, ont contribué à répandre cette erreur néfaste que l’antimoine
vulgaire était le mystérieux sujet de l’art. Confusion regrettable, obstacle
invincible contre lequel se sont heurtés des centaines de chercheurs. Depuis
Artephius, qui commence son traité par ces mots : « L’antimoine est des parties
de Saturne… » [Le Secret Livre du
Tres-ancien philosophe Artephius, dans Trois
Traitez de la Philosophie naturelle. Paris, Guillaume Marette 1612.]
jusqu’à Philalèthe, qui intitule l’un de ses ouvrages : Expériences sur la préparation du Mercure philosophique par le Régule
d’Antimoine martial étoilé et l’argent, en passant par le Char triomphal de l’Antimoine de Basile
Valentin, et l’affirmation dangereuse, en son positivisme hypocrite, de
Batsdorff, le nombre de ceux qui se sont laissé prendre à ce traquenard
grossier est simplement prodigieux. Le moyen âge a vu les souffleurs et les
archimistes volatiliser, sans aucun résultat, des tonnes de mercure amalgamé à
l’or stibié. Au XVIIIe siècle, le savant chimiste Jean-Frédéric Henckel avoue,
dans son Traité de l’Appropriation,
qu’il s’est longtemps livré à ces coûteuses et vaines expériences. « Le régule
d’antimoine, dit-il, est regardé comme un moyen d’union entre le mercure et les
métaux ; et en voici la raison : il n’est plus mercure et il n’est pas encore
métal parfait ; il a cessé d’être l’un et a commencé a devenir l’autre.
Cependant, je ne dois pas passer sous silence que j’ai entrepris inutilement de
très grands travaux pour unir plus intimement l’or et le mercure par le moyen
du régule d’antimoine. » [J.-F. Henckel, Opuscules
Minéralogiques, chap. III, 404. Paris, Herissant, 1760.] Et qui sait si de
bons artistes ne suivent pas encore aujourd’hui l’exemple déplorable des
spagiristes médiévaux ? Hélas ! chacun a sa marotte, chacun s’attache à son
idée, et ce que nous pourrons dire ne prévaudra point contre un préjugé aussi
tenace. N’importe ; notre devoir étant avant tout d’aider ceux qui ne se
nourrissent point de chimères, nous écrirons pour ceux-là seuls, sans nous
préoccuper davantage des autres.
Rappelons donc qu’une autre similitude de mots permettrait
également d’inférer que la pierre philosophale pourrait provenir de
l’antimoine. On sait que les alchimistes du XIVe siècle appelaient Kohl ou
Kohol leur Médecine universelle, des mots arabes al cohol, qui signifient poudre subtile, terme qui a pris plus
tard, dans notre langue, le sens d’eau-de-vie (alcool). En arabe, Kohl est,
dit-on, l’oxysulfure d’antimoine pulvérisé, qu’emploient les musulmanes pour se
teindre les sourcils en noir. Les femmes grecques se servaient du même produit,
qu’on appelait Πλατυόφθαλμον, c’est-à-dire grand œil, parce que l’usage de cet
article leur faisait paraître les yeux plus larges (rac. πλατύς, large, et ὀφθαλμός,
œil). Voilà, pensera-t-on, de suggestives relations. Nous serions certainement
du même avis, si nous ignorions qu’il n’entrait pas la moindre molécule de
stibine dans le platyophthalmon des Grecs (sulfure de mercure sublimé), le Kohl
des Arabes et le Cohol ou Cohel des Turcs. Les deux derniers, en effet,
s’obtenaient par calcination d’un mélange d’étain grenaillé et de noix de
galle. Telle est la composition chimique du Kohl des femmes orientales, dont
les alchimistes anciens se sont servis comme terme de comparaison pour
enseigner la préparation secrète de leur antimoine. C’est là l’œil solaire que
les Égyptiens nommaient oudja ; il
figure encore, parmi les emblèmes maçonniques, entouré d’une gloire au centre
d’un triangle. Ce symbole offre la même signification que la lettre G, septième
de l’alphabet, initiale du nom vulgaire du Sujet des sages, figurée au milieu
d’une étoile radiante. C’est cette matière qui est l’antimoine saturnin
d’Artephius, le régule d’antimoine de Tollius, le véritable et seul stibium de
Michel Maïer et de tous les Adeptes. Quant à la stibine minérale, elle ne
possède aucune des qualités requises et, de quelque manière qu’on veuille la
traiter, on n’en obtiendra jamais ni le dissolvant secret, ni le mercure
philosophique. Et si Basile Valentin donne à celui-ci le nom de pèlerin ou de
voyageur (στιϐεύς), parce qu’il doit, nous dit-il, traverser six villes
célestes avant de fixer sa résidence dans la septième ; …
[De vieilles estampes portant la légende Icon peregrini représentent le Mercure
hermétique sous l’image d’un pèlerin gravissant un sentier abrupt et
rocailleux, dans un site de rocs et de gouffres. Coiffé d’un large chapeau
plat, il s’appuie d’une main sur son bâton, et tient de l’autre un écu où
figurent le soleil et trois étoiles. Tantôt jeune, alerte et vêtu avec
recherche, tantôt vieux, las et misérable, il est toujours suivi d’un chien
fidèle qui semble partager sa bonne ou sa mauvaise fortune.]
… si Philalèthe nous assure que lui seul est notre voie (στίϐία),
ce ne sont pas là des raisons suffisantes pour invoquer que ces maîtres ont
prétendu désigner l’antimoine vulgaire comme générateur du mercure
philosophique. Cette substance est trop éloignée de la perfection, de la pureté
et de la spiritualité que possède l’humide radical ou semence métallique, —
qu’on ne saurait d’ailleurs trouver sur terre, — pour nous être vraiment utile.
L’antimoine des sages, matière première extraite directement de la mine, «
n’est pas proprement minéral et moins encore métallique, ainsi que nous
l’enseigne Philalèthe ; mais, sans participer de ces deux substances, il tient
le milieu entre l’une et l’autre. Il n’est point néanmoins corporel, puisque
entièrement volatil ; il n’est point esprit, puisqu’il se liquéfie dans le feu
comme un métal. C’est donc un chaos qui tient lieu de mère à tous les métaux ».
[Introïtus apertus ad occlusum Regis
palatium. Op. cit., cap. II, 2.] C’est la fleur (ἄνθεμον) métallique et
minérale, la première rose, noire en vérité, qui est demeurée ici-bas comme une
parcelle du chaos élémentaire. C’est d’elle, cette fleur des fleurs (flos
florum), que nous tirons d’abord notre gelée blanche (στίϐη), laquelle est
l’esprit qui se meut sur les eaux, et le parement blanc des anges ; réduite à
cette blancheur étincelante, c’est elle le miroir de l’art, le flambeau (στίλϐη),
la lampe ou la lanterne, l’éclat des astres et la splendeur du soleil (splendor
solis) ; …
[Un dessin à la plume d’oie, exécuté par l’Adepte Lintaut,
dans son manuscrit intitulé L’Aurore (bibl. de l’Arsenal, XVIIe siècle, n°
3020), montre l’âme d’un roi couronné, étendu, inerte, sur une large dalle,
s’élevant, sous l’aspect d’un enfant ailé, vers une lanterne suspendue au
milieu de nuages épais. Nous signalons également, pour les hermétistes, ce que
dit Rabelais du voyage au pays de Lanternois, qu’il fait accomplir par les
héros de son Pantagruel.]
… c’est elle encore qui, unie à l’or philosophique,
deviendra la planète métallique Mercure (Στίλϐων ἀστήρ), le nid de l’oiseau
(στιϐάς), notre Phénix et sa petite pierre (στία) ; c’est elle enfin la racine,
sujet ou pivot (lat. stipes, stirps) du Grand-Œuvre et non pas l’antimoine
vulgaire. Sachez donc, frères, afin de ne plus errer, que notre terme
d’antimoine, dérivé du grec ἄνθεμον, désigne, par un jeu de mots familier aux
philosophes, l’âne-timon, le guide qui conduit, dans la Bible, les Juifs à la
Fontaine. C’est l’Aliboron mythique, Ἀέλι-φορόν, le cheval du soleil. Un mot
encore. Vous ne devez pas ignorer que, dans la langue primitive, les cabalistes
grecs avaient coutume de substituer des chiffres à certaines consonnes pour les
mots dont ils désiraient voiler le sens ordinaire sous un sens hermétique. Ils
se servaient ainsi de l’épisémon (σταγιον), du Koppa, du sampi, du digamma,
auxquels ils adaptaient une valeur conventionnelle. Les noms, modifiés par ce
procédé, constituaient de véritables cryptogrammes, bien que leur forme et leur
prononciation ne parussent point avoir subi d’altération. Or, le vocable
antimoine, στίμμι, était toujours écrit avec l’épisémon (ϛ), équivalant aux
deux consonnes assemblées sigma et tau (στ), lorsqu’on l’employait pour caractériser
le sujet hermétique. Écrit de la sorte, ϛίµµι n’est plus la stibine des
minéralogistes, mais bien une matière signée par la nature, ou mieux un
mouvement, dynamisme ou vibration, vie scellée (ϛ-ἴμμεναι), afin d’en permettre
à l’homme l’identification, signature toute particulière et soumise aux règles
du nombre six. Ἐπίσεµον, mot formé de Ἐπί, sur et σῆμα, signe, signifie en
effet marqué d’un signe distinctif, et ce signe doit correspondre au nombre
six. De plus, un terme voisin, fréquemment employé pour l’assonance en cabale
phonétique, le mot Ἐπιστήμων, indique celui qui sait, qui est instruit de,
habile à. L’un des personnages importants de Pantagruel, l’homme de science, se
nomme Epistémon. Et c’est l’artisan secret, l’esprit enclos dans la substance
brute, que traduit l’épistémon grec, parce que cet esprit est capable, à lui
seul, d’exécuter et de parfaire l’ouvrage entier, sans autre secours que celui
du feu élémentaire.
Il nous serait facile de compléter ce que nous avons dit du
mercure philosophique et de sa préparation ; mais il ne nous appartient pas de
dévoiler entièrement cet important secret. L’enseignement écrit ne saurait
outrepasser celui que les prosélytes recevaient jadis aux petits Mystères
d’Agra. Et si nous nous plions volontiers à la tâche ingrate de l’Hydranos
antique, par contre le domaine ésotérique des Grandes Éleusinies nous est
formellement interdit. C’est qu’avant de recevoir l’initiation suprême, les
mystes grecs juraient, sur leur vie et en présence de l’Hiérophante, de ne
jamais rien révéler des vérités qui leur seraient confiées. Or, nous ne parlons
point à quelques disciples sûrs et éprouvés, dans l’ombre d’un sanctuaire clos,
devant l’image divine d’une vénérable Cérès, — pierre noire importée de
Pessinonte, — ou de l’Isis sacrée, assise sur le bloc cubique ; nous discourons
au seuil du temple, sous le péristyle et devant la foule, sans exiger de nos
auditeurs aucun serment préalable. En présence de conditions si contraires,
comment s’étonner de nous voir user de prudence et de circonspection ? Certes,
nous déplorons que les institutions initiatiques de l’antiquité aient à jamais
disparu et qu’un exotérisme étroit se soit substitué à l’esprit large des
Mystères d’autrefois ; car nous pensons, avec le philosophe, « qu’il est plus
digne de la nature humaine, et plus instructif, d’admettre le merveilleux en
cherchant à en extraire le vrai, que de le traiter tout d’abord de mensonge, ou
de le canoniser miracle, pour échapper à son explication ». [Comment l’Esprit vient aux tables. Op.
cit., p. 25.] Mais ce sont là des regrets superflus. Le temps, qui détruit
tout, a fait table rase des civilisations antiques. Qu’en demeure-t-il
aujourd’hui, sinon le témoignage historique de leur grandeur et de leur
puissance, souvenir enseveli au fond des papyrus ou pieusement exhumé de sols
arides, peuplés d’émouvantes ruines ? Hélas ! les derniers Mystagogues ont
emporté leur secret ; ce n’est plus qu’à Dieu, père de la lumière et
dispensateur de toute vérité, que nous pouvons demander la grâce des hautes
révélations.
C’est le conseil que nous nous permettons de donner aux
investigateurs sincères, aux fils de science en faveur desquels nous écrivons.
Seule, l’illumination divine leur apportera la solution de l’obscur problème :
où et comment obtenir cet or mystérieux, corps inconnu susceptible d’animer et
de féconder l’eau, premier élément de la nature métallique ? Les sculptures
idéographiques de Louis d’Estissac sont muettes sur ce point essentiel ; mais
notre devoir étant orienté vers le respect des volontés de l’Adepte, nous
bornerons notre sollicitude à signaler l’obstacle en le situant dans la
pratique.
Avant de passer à l’examen des motifs supérieurs, il nous
faut dire encore un mot de l’écu central, chargé d’hiéroglyphes, que nous venons
d’analyser. La monographie citée du château de Terre-Neuve, que nous pensons
avoir été rédigée par feu M. de Rochebrune, renferme un passage assez singulier
concernant les symboles en question. L’auteur, après une brève description de
la cheminée, ajoute : « C’est une des belles œuvres de pierre exécutées par les
ornemanistes de Louis d’Estissac. L’écusson placé sous celui du seigneur de ce
beau château est décoré dans son centre du monogramme du maître tailleur
d’images ; il est surmonté du quatre, chiffre symbolique qui se trouve presque
toujours accolé à tous ces monogrammes d’artistes, de graveurs, imprimeurs ou
peintres verriers, etc. On cherche encore la clef de ce signe étrange de
compagnonnage. » Voici, en vérité, une thèse pour le moins surprenante. Il est
possible que son auteur ait parfois rencontré un sigle en forme de quatre,
servant à classer ou à identifier certaines pièces d’art. Quant à nous, qui
l’avons remarqué sur nombre d’objets curieux, de caractère nettement
hermétique, — estampes, vitraux, objets de faïence, d’orfèvrerie, etc., — nous
ne pouvons admettre que ce chiffre puisse constituer une figure de
compagnonnage. Il n’appartient pas à des armoiries corporatives, car celles-ci
devraient présenter, dans ce cas, les outils et insignes spéciaux aux corps de
métiers considérés. On ne peut ranger de même ce blason dans la catégorie des
armes parlantes, ni des témoignages de noblesse, puisque ceux-ci n’obéissent
point aux règles héraldiques, et que celles-là sont dépourvues du sens imagé
qui caractérise les rébus. D’autre part, nous savons pertinemment que les
artistes auxquels Louis d’Estissac confia la décoration de son logis sont tout
à fait oubliés : leurs noms ne nous ont pas été conservés. Cette lacune
autorise-t-elle l’hypothèse d’une marque personnelle d’artiste, tandis que ces
mêmes caractères, pourvus d’une signification précise, se rencontrent
couramment dans les formules alchimiques ? Au surplus, comment expliquer
l’indifférence du savant symboliste que fut l’Adepte de Coulonges, devant son
œuvre, alors que, se contentant lui-même d’un écu modeste, il abandonne au
caprice de ses artisans une table d’attente plus spacieuse que la sienne
propre ? Pour quelle raison l’ordonnateur, le créateur d’un paradigme
hermétique aussi harmonieux, aussi conforme à la pure doctrine jusqu’en ses
moindres détails, eût-il toléré l’apposition de hiéroglyphes étrangers, si ces
derniers devaient être en désaccord flagrant avec le reste ? Nous concluons que
l’hypothèse d’un signe quelconque de compagnonnage ne peut se soutenir. Il
n’existe pas d’exemple où la pensée d’une œuvre ait été concentrée dans la
signature même de l’artisan, bien que ce soit là l’erreur commise par une
interprétation défectueuse de l’analogie.
V (Louis d’Estissac)
Une inscription latine, qui occupe toute la largeur de
l’entablement, se lit au-dessus des panneaux symboliques, lesquels nous ont
fourni jusqu’à présent la matière de notre étude. Elle comprend trois mots,
séparés les uns des autres par deux vases pyrogènes, et forme l’épigraphe
suivante :
NASCENDO QUOTIDIE MORIMUR
[Morimur est une forme ancienne de moriemur.]
En naissant, nous mourrons chaque jour. Grave pensée de
Sénèque le Philosophe, axiome qu’on ne s’attendrait guère à rencontrer ici.
Il est évident que cette vérité profonde, mais d’ordre
moral, semble discordante et sans rapport direct avec le symbolisme qui
l’entoure. Quelle valeur peut prendre, au milieu d’emblèmes hermétiques,
l’exhortation sévère d’avoir à méditer sur le sort misérable que la vie nous réserve,
sur l’implacable destin qui impose à l’humanité la mort comme but réel de
l’existence, la marche au sépulcre comme condition essentielle du séjour
terrestre, le cercueil comme raison d’être du berceau ? Serait-ce simplement
pour nous rappeler, — dérivatif salutaire, — qu’il est utile de conserver à
l’esprit l’image des angoisses, de l’incertitude suprêmes, la crainte du
troublant Inconnu, freins nécessaires de nos passions et de nos égarements ? Ou
bien le savant ordonnateur du monument, en provoquant incidemment ce réveil de
conscience, en nous invitant à réfléchir, à regarder en face ce que nous
craignons le plus, a-t-il voulu nous persuader de la vanité de nos désirs, de
nos espoirs, de l’impuissance de nos efforts, du néant de nos illusions ? — Nous
ne le croyons pas. Car, si expressif, si rigoureux que puisse être, pour le
commun, le sens littéral de l’épigraphe, il est certain que nous devons en
découvrir un autre, adéquat et conforme à l’ésotérisme de cette œuvre
magistrale. Nous pensons en effet que l’axiome latin emprunté par Louis
d’Estissac au stoïque précepteur de Néron ne l’a pas été mal à propos. C’est la
seule parole écrite en ce mutus liber.
Nul doute qu’elle ne soit conséquente, et mise là tout exprès pour enseigner ce
que l’image ne saurait traduire.
Un simple examen de l’inscription montre que, des trois
termes qui concourent à la former, deux sont précédés d’un signe spécial, les
mots quotidie et morimur. Ce signe, un petit losange, était appelé par les Grecs ῥόμβος,
de ῥέμβω, se tromper, s’égarer, tourner autour de. L’indication d’un sens
trompeur, susceptible de faire errer, est donc très nette. Et l’on s’est servi
de deux signes pour marquer qu’il existe deux sens (ἀμφίβολος), dans cette
phrase diplomatique. Par conséquent, si l’on détermine celui des trois membres
qui présente une double acception, on découvrira sans peine le sens secret
voilé sous le sens littéral. Or, le même caractère gravé devant quotidie et morimur atteste que ces mots restent invariables et conservent leur
valeur ordinaire. Nascendo, au
contraire, étant dépourvu de tout indice, renferme une autre signification. En
l’employant au gérondif il invoque, sans modification orthographique, l’idée de
production, de génération. Ce n’est plus En
naissant qu’il faut lire, mais bien Pour
produire, pour générer. Ainsi le
mystère, dégagé de sa gangue, laisse apercevoir la raison cachée de l’axiome
amphibologique. Et la formule superficielle rappelant à l’homme son origine
mortelle s’efface et disparaît. C’est maintenant le symbolisme, en son langage
figuré, qui s’adresse au lecteur et l’enseigne : Pour produire nous mourons chaque jour. Ce sont les parents de
l’enfant hermétique qui parlent. Et leur langage est véritable ; ils meurent
réellement ensemble, non seulement pour lui donner l’être, mais encore pour
assurer sa croissance et développer sa vitalité. Ils meurent tous les jours, c’est-à-dire
à chacun des six jours de l’Œuvre qui régissent l’augmentation et la
multiplication de la pierre. L’enfant naît de leur mort et se nourrit de leurs
cadavres. On voit combien le sens alchimique se révèle expressif et lumineux.
Limojon de Saint-Didier énonce donc une vérité primordiale lorsqu’il assure que
la « pierre des philosophes naît de la destruction de deux corps ». Nous
ajouterons que la pierre philosophale, — ou notre mercure, sa matière
prochaine, — naît également du combat, de la mortification et de la ruine de
deux natures contraires. Ainsi, dans les opérations essentielles de l’art,
voyons-nous que ce sont toujours deux principes qui en produisent un troisième,
et que cette génération dépend d’une décomposition préalable de ses agents.
Davantage, le mercure philosophique lui-même, unique substance du Magistère, ne
peut jamais rien donner s’il ne meurt, ne fermente et ne se putréfie à la fin
du premier stade de l’Œuvre. Enfin, qu’il s’agisse de l’obtention du soufre, de
l’Élixir ou de la Médecine, on ne parviendra à transformer les uns et les
autres, soit en puissance, soit en quantité, qu’autant qu’on les aura remis
dans leur état mercuriel, voisin du rebis originel et, comme tels, dirigés vers
la corruption. Car c’est une loi fondamentale en hermétique qu’exprime le vieil
adage : Corruptio unius est generatio
alterius. Huginus a Barma nous dit, au chapitre des Positions hermétiques, que « quiconque ignore le moyen de détruire
les corps, ignore aussi le moyen de les produire » ; ailleurs, le même auteur
enseigne que « si le mercure n’est teint, il ne teindra pas ». [Huginus à
Barma, Le Règne de Saturne changé en
Siècle d’or. S. M. I. S. P. ou le Magistère
des Sages. Paris, Pierre Derieu, 1780.] Or, le mercure philosophique
inaugure par le noir, sceau de sa mortification, la série chromatique du
spectre philosophal. C’est là sa première teinture, et c’est aussi la première
indication favorable de la technique, le signe avant-coureur du succès, celui
qui consacre la maîtrise de l’artisan. « Certes, écrit Nicolas Flamel au Livre des Figures Hierogliphiques, qui
ne voit cette noirceur au commencement de ses opérations, durant les jours de la
pierre, quelle autre couleur qu’il voye, il manque entierement au Magistère et
ne le peut plus avec ce cahos parfaire. Car il ne travaille pas bien, ne
putrefiant point ; d’autant que si l’on ne putrefie, on ne corrompt point, ni
engendre, et par conséquent la pierre ne peut prendre vie vegetative pour
croistre et multiplier. » Plus loin, le grand Adepte affirme que la solution du
composé et sa liquéfaction sous l’influence du feu provoquent la désagrégation
des parties assemblées dont la couleur noire est la preuve certaine. « Donc,
dit-il, cette noirceur et couleur enseignent clairement qu’en ce commencement
la matière et composé commence à se pourrir et dissouldre en poudre plus menue
que les atomes du Soleil, lesquels se changent après en eau permanente. Et
cette dissolution est appellée par les philosophes envieux, mort, destruction
et perdition, parce que les natures changent de forme. De là sont sorties tant
d’allégories sur les morts, les tombes et sepulchres. Les autres l’ont nommée
Calcination, Denudation, Separation, Trituration, Assation, parce que les
confections sont changées et reduites en tres-menues pieces et parties. Les
autres Reduction en premiere matiere, Mollification, Extraction, Commixtion,
Liquefaction, Conversion d’Elemens, Subtiliation, Division, Humation,
Impastation et Distillation, parce que les confections sont liquefiées,
reduites en semence, amollies et se circulent dans le matras. Les autres, Xir,
Putrefaction, Corruption, Ombres cymmeriennes, Goufre, Enfer, Dragons, Generation,
Ingression, Submersion, Complexion, Conjunction et Impregnation, parce que la
matière est noire et aqueuse, et que les natures se meslent parfaictement et
retiennent les unes des autres. » Un certain nombre d’auteurs, — Philalèthe en
particulier, — démontrèrent la nécessité, l’utilité de la mort et de la
putréfaction minérales à l’aide d’une similitude tirée du grain de blé. Sans
doute en prirent-ils l’idée dans la parabole évangélique recueillie par saint
Jean (chap. XII, v. 24) ; l’apôtre y transcrit ces paroles du Christ : « En
vérité, je vous le dis : si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a jeté
en terre, il demeure seul ; mais quand il est mort, il porte beaucoup de fruit.
»
Nous pensons avoir suffisamment développé le sens secret de
l’épigraphe : Nascendo quotidie morimur,
et montré comment cet axiome classique, habilement employé par Louis
d’Estissac, jette une lumière nouvelle sur l’œuvre lapidaire du savant
hermétiste.
VI (Louis d’Estissac)
De la cheminée symbolique, il ne nous reste plus à parler
que de la corniche. Elle est divisée en six caissons oblongs, ornés de motifs
symétriques répétés deux à deux, et résume les principaux points de la
pratique.
Deux égides réniformes en occupent les angles et ont leur
bord concave étiré en forme de coquille. Leur champ offre l’image d’une tête de
méduse, avec sa chevelure de serpents, d’où jaillissent deux foudres. Ce sont
là les emblèmes des matières initiales, l’une ardente, ignée, figurée par le
masque de Gorgone et ses foudres ; l’autre aqueuse et froide, substance passive
représentée sous l’aspect d’une coquille marine, que les philosophes nomment Mérelle, des mots grecs μήτηρ et ἕλη,
mère de la lumière. La réaction mutuelle de ces éléments premiers, eau et feu,
fournit le mercure commun, de qualité mixte, lequel est cette eau ignée ou ce
feu aqueux qui nous sert de dissolvant pour la préparation du mercure
philosophique.
Succédant aux égides, les bucrânes indiquent les deux
mortifications qui apparaissent au début des travaux préliminaires : la
première réalise le mercure commun et la seconde donne naissance au rebis
hermétique. Ces têtes décharnées du bœuf solaire tiennent la place des crânes
humains, des fémurs croisés, des ossements épars ou des squelettes complets de
l’iconographie alchimique ; elles sont, comme eux, qualifiées têtes de corbeau. C’est l’épithète
ordinaire appliquée aux matières en voie de décomposition et de corruption,
lesquelles sont caractérisées dans le travail philosophal par l’aspect huileux
et gras, l’odeur forte et nauséabonde, la qualité visqueuse et adhérente, la
consistance mercurielle, la coloration bleue, violette ou noire. On remarquera
les cordelettes qui lient les cornes de ces bucrânes ; elles sont croisées en
forme de X, attribut divin et première manifestation de la lumière, auparavant
diffuse dans les ténèbres de la terre minérale.
Quant au mercure philosophique, dont l’élaboration n’est
jamais révélée, pas même sous le voile hiéroglyphique, nous en trouvons
cependant l’effet sur l’un des boucliers décoratifs qui avoisinent l’acanthe
médiane. Deux étoiles y sont gravées au-dessus du croissant lunaire, images du
mercure double ou Rebis, que la coction transforme d’abord en soufre blanc,
demi-fixe et fusible. Sous l’action du feu élémentaire, l’opération reprise et
poursuivie conduit aux grandes réalisations finales, représentées, sur le
bouclier opposé, par deux roses. Celles-ci, on le sait, marquent le résultat
des deux Magistères, petit et grand, Médecine blanche et pierre rouge, dont la
fleur de lys, que l’on voit au-dessous d’elles, consacre la vérité absolue.
C’est le signe de la parfaite connaissance, l’emblème de la Sagesse, la
couronne du philosophe, le sceau de la Science et de la Foi unies à la double
puissance, spirituelle et temporelle, de la Chevalerie.
L’HOMME DES BOIS
HÉRAUT MYSTIQUE DE THIERS
Pittoresque sous-préfecture du Puy-de-Dôme, Thiers possède
un remarquable et très élégant spécimen de l’architecture civile au XVe siècle.
C’est la maison dite de l’Homme des Bois, construction à hourdis, réduite
aujourd’hui au premier étage seul, mais que sa conservation surprenante rend
précieuse aux amateurs d’art, comme aux dilettantes de notre moyen âge (pl.
XVII).
THIERS (Puy-de-Dôme) Maison de l'Homme des Bois (XVème siècle) Planche XVII |
Quatre baies fermées d’arcs en accolade, à nervures filetées
et redentées, s’ouvrent sur la façade. Des colonnettes engagées, aux chapiteaux
composés de masques grotesques coiffés de serre-tête à longues oreilles, les
séparent entre elles et supportent autant de figurines abritées sous de légers
dais, délicats et ajourés. Aux baies supérieures correspondent, en
soubassement, des panneaux ornés de parchemins ; mais les piliers chanfreinés
qui les bordent, à l’aplomb des colonnettes, montrent des gueules dévorantes de
dragons en guise de chapiteaux.
Le sujet principal, qui sert d’enseigne au vieux logis, est
un personnage analogue à celui que nous avons vu, manœuvrant un écot, sur le
poteau cormier du manoir de Lisieux. Sculpté à la même place, presque avec les
mêmes gestes, il semble se réclamer de la même tradition. On ne sait rien de
lui, sinon qu’il achève son cinquième centenaire et que des générations de
Thiernois l’ont toujours vu, depuis son édification, adossé au panneau de sa
vieille demeure. Ce bas-relief sur bois, de taille large, mais assez
rudimentaire, au dessin naïf, dont l’âge et les intempéries accusent le
caractère heurté, représente un homme de haute stature, hirsute, vêtu de peaux
cousues transversalement, le poil en dehors. Tête nue, il sourit, énigmatique,
quelque peu distant, et s’appuie sur un long bâton terminé, à son extrémité
supérieure, par une face de vieille, encapuchonnée et fort laide. Les pieds,
nus, portent à plat sur une masse formée de sinuosités rudes, que leur
grossièreté d’exécution ne permet guère d’identifier. Tel est cet Homme des
Bois qu’un chroniqueur local appelle le Sphinx de Thiers. « Les Bitords,
écrit-il, ne s’inquiètent ni de ses origines, ni de son geste, ni de son
silence. Ils ne savent de lui qu’une chose, c’est le nom qu’il porte dans leur
mémoire, le nom sauvage et sans grâce dont ils se servent pour parler de lui,
et qui perpétue son souvenir à travers les âges. Les étrangers et les touristes
sont plus sympathiques et plus curieux. Ils s’arrêtent devant lui comme devant
un objet de prix. Ils détaillent à loisir les traits de sa physionomie et de
son anatomie. Ils flairent une histoire pleine d’intérêt local et peut-être
d’intérêt général. Ils interrogent leurs guides. Mais ces guides sont aussi
ignorants et presque aussi muets que les Bitords gardiens de ce solitaire. Et
celui-ci se venge de l’ignorance des uns et de la sottise des autres en gardant
son secret. »
On s’est demandé si cette image ne représenterait pas un
saint Christophe, en regard de celle d’un Enfant-Jésus qui aurait occupé le
panneau opposé et vide de la façade. Mais, outre que personne ne garde aucun
souvenir du sujet qui dissimulait jadis le hourdage droit, — à supposer qu’il
ait pu exister, — il faudrait admettre que le socle portant notre ermite
figurât des flots. Rien n’est moins sûr qu’une telle hypothèse. Comment
expliquer, en effet, sa miraculeuse station sur les eaux, — sur des eaux dont
la surface serait convexe ? D’ailleurs, l’absence seule de Jésus aux épaules du
colosse justifie l’exclusion d’une ressemblance possible avec saint Christophe.
En supposant même qu’il puisse incarner Offerus, — première personnalité du
géant chrétien avant sa conversion, — on ne saurait donner aucune raison
satisfaisante du vêtement simiesque qui imprime à notre statue son caractère
particulier. Et si la légende assure que le passeur de Jésus dut déraciner un
arbre afin de lutter contre la violence du courant et l’inexplicable pesanteur
de son divin fardeau, elle ne signale point que cet arbre fût muni d’une
effigie, d’une marque distinctive quelconque. Or, nous connaissons trop la
haute conscience, la scrupuleuse fidélité qu’apportaient les « imaigiers »
médiévaux dans la traduction de leurs sujets, pour accepter une supputation
aussi peu fondée.
L’Homme des Bois, résultat d’une volonté nette et réfléchie,
exprime nécessairement une idée précise et forte. On conviendra qu’il ne peut
avoir été réalisé et placé là sans objet, et que, dans cet esprit, le souci
décoratif semble n’intervenir qu’à titre secondaire. À notre avis, ce que l’on
a voulu affirmer, ce que le bas-relief thiernois indique clairement, c’est
qu’il désigne le logis d’un alchimiste inconnu. Il scelle l’ancienne demeure
philosophale et en révèle le mystère. Son individualité hermétique
incontestable se complète, s’accentue encore au contact des autres figurines
qui lui font escorte. Et, s’ils n’ont ni l’envergure, ni l’énergie expressive
du sujet principal, ces petits acteurs du Grand-Œuvre n’en sont guère moins
instructifs. À tel point qu’on éprouverait la plus grande difficulté à résoudre
l’énigme, si l’on omettait de comparer entre eux ces personnages symboliques.
Quant au sens propre de l’Homme des Bois, il est surtout concentré dans la tête
de matrone qui termine son sceptre rustique. Face de duègne au crâne serré d’un
capuchon, telle apparaît ici, sous sa forme plastique, la version de notre Mère
folle. C’est ainsi que le peuple désignait, — au temps des parodies joyeuses de
la Fête de l’Âne, — les hauts dignitaires et maîtres de certaines institutions
secrètes. L’Infanterie dijonnaise, ou Confrérie de la Mère folle, groupe
d’initiés masqués sous des dehors rabelaisiens et des excentricités pantagruéliques,
en est le dernier exemple. Or, la mère des fous, la Mère folle, n’est autre que
la science hermétique elle-même, considérée dans toute l’étendue de son
enseignement. Et, comme cette science confère à celui qui l’embrasse et la
cultive, l’intégrale sagesse, il en résulte que le grand fou sculpté sur la
façade thiernoise est en réalité un sage, puisqu’il s’appuie sur la Sapience,
arbres sec et sceptre de la Mère folle. Cet homme simple, aux cheveux abondants
et mal peignés, à la barbe inculte, cet homme de nature que ses connaissances
traditionnelles portent à mépriser la vaniteuse frivolité des pauvres fous qui
se croient sages, domine de haut les autres hommes, comme il domine l’amas de
pierres qu’il foule aux pieds.
[Notons, en passant, que ce sont bien des pierres amassées,
ou quelque roche fissurée, et non des flots, qui sont reproduits ici. Nous en
trouvons la preuve évidente sur un sujet du XVIe siècle, situé dans la même
région : le bas-relief d’Adam et Ève, à Montferrand (Puy-de-Dôme). On y
remarque nos premiers parents, tentés par le serpent à tête humaine, enroulé
autour de l’arbre paradisiaque. Le sol de cette belle composition y est traité
de la même façon, et l’arbre de vie développe ses racines autour d’un monticule
en tous points semblable à celui sur lequel se dresse l’Homme des Bois.]
C’est lui l’Illuminé, parce qu’il a reçu la lumière,
l’illumination spirituelle. Derrière un masque d’indifférente sérénité, il
conserve son mutisme et met son secret à l’abri des vaines curiosités, de
l’activité stérile des histrions de la comédie humaine. C’est lui, ce
silencieux, qui représente pour nous le Myste antique (du grec Μύστης, chef des
initiés), incarnation grecque de la science mystique ou mystérieuse (μυστήριον,
dogme secret, ésotérisme) (pl. XVIII).
[Μύστης a pour racine μύω, se taire, garder le silence, céler, d’où notre vieux mot musser, correspondant au picard mucher, cacher, dissimuler.]
THIERS (Puy-de-Dôme) L'Homme des Bois Planche XVIII |
[Μύστης a pour racine μύω, se taire, garder le silence, céler, d’où notre vieux mot musser, correspondant au picard mucher, cacher, dissimuler.]
Mais, à côté de sa fonction ésotérique, laquelle nous montre
ce que doit être l’alchimiste, savant d’esprit simple, scrutateur attentif de
la nature, qu’il cherchera à toujours imiter, comme le singe imite l’homme
[C’est la raison de son aspect vestimentaire et de son appellation locale.],
l’Homme des Bois en révèle une autre. Et celle-ci complète celle-là. Car le
fou, emblème humanisé des enfants d’Hermès, évoque encore le mercure lui-même,
unique et propre matière des sages. C’est cet artifex in opere dont parle l’Hymne de l’Église chrétienne, cet
artisan caché au centre de l’ouvrage, capable de tout faire avec l’aide
extérieure de l’alchimiste. C’est donc lui le maître absolu de l’Œuvre, le
travailleur obscur et jamais oisif, l’agent secret et le fidèle ou loyal
serviteur du philosophe. Et c’est cette incessante collaboration de la
prévoyance humaine et de l’activité naturelle, cette dualité de l’effort
combiné et dirigé vers un même but, qu’exprime le grand symbole thiernois.
Quant au moyen par lequel le mercure philosophique se fait connaître et peut
être identifié, nous allons maintenant le découvrir.
Dans un vieil almanach qui, avec les Clavicules de Salomon et les Secrets
du Grand Albert, constituait autrefois le plus clair du bagage scientifique
des colporteurs, on trouve, parmi les planches illustrant le texte, une
singulière gravure sur bois. [Le grand
Calendrier ou Compost des Bergers, composé par le Berger de la Grand’Montagne,
fort utile et profitable à gens de tous estats, reformé selon le Calendrier de
N. S. Père le Pape Grégoire XIII. À Lyon, chez Louys Odin, 1633.] Elle
représente un squelette entouré d’images destinées à marquer les
correspondances planétaires « avec celles des parties du corps qui y ont regard
et domination ». Or, tandis que le Soleil nous offre, dans ce dessin, sa face
rayonnante, et la Lune son profil serti du croissant, Mercure, lui, apparaît
sous l’aspect d’un fou de cour. On le voit, coiffé du capuce à pèlerine d’où
pointent deux longues oreilles, — comme les chapiteaux que nous avons signalés
à la base des figurines, — tenir un caducée en guise de marotte. Afin qu’on ne
puisse se méprendre, l’artiste a pris le soin d’inscrire le nom de chaque
planète sous son propre signe. Il y a donc bien là une véritable formule
symbolique, utilisée au moyen âge pour la traduction ésotérique du Mercure
céleste et du vif-argent des sages. D’ailleurs, il suffit de se rappeler que le
mot français fou (on disait jadis fol) vient du latin follis, soufflet à l’usage du feu, pour éveiller l’idée du
souffleur, épithète méprisante donnée aux spagyristes médiévaux. Plus tard
même, au XVIIe siècle, il n’est pas rare de rencontrer, dans les caricatures
des émules de Jacques Callot, quelques grotesques exécutés avec l’esprit
symbolique dont nous étudions les manifestations philosophales. Nous conservons
le souvenir de certain dessin représentant un bouffon assis, les jambes
croisées en X, et dissimulant derrière son dos un volumineux soufflet. On ne
saurait donc se montrer surpris que les fous de cour, dont plusieurs sont
restés célèbres, eussent une origine hermétique. Leur costume bigarré, leur
étrange accoutrement, — ils portaient à la ceinture une vessie qu’ils
qualifiaient de lanterne, — leurs
saillies, leurs mystifications le prouvent, ainsi que ce rare privilège, qui
les rattachait aux philosophes, de dire impunément de hardies vérités. Enfin,
le mercure, appelé le Fou du Grand-Œuvre, à cause de son inconstance et de sa
volatilité, voit sa signification confirmée dans la première lame du tarot,
intitulée le Fou ou l’Alchimiste. [Quelques occultistes placent le Fou ou
l’Alchimiste à la fin des vingt et une cartes du jeu, c’est-à-dire après celle
qui figure le Monde, et à laquelle on attribue la plus haute valeur. Un tel
ordre serait sans conséquence, — le Fou, dépourvu de numéro, étant hors série,
— si nous ignorions que le tarot, hiéroglyphe complet du Grand-Œuvre, contient
les vingt et une opérations ou phases par lesquelles passe le mercure
philosophique avant d’atteindre la perfection finale de l’Élixir. Or, puisque
l’ouvrage s’exécute précisément par le fou ou mercure préparé, soumis à la
volonté de l’opérateur, il nous semble logique de nommer les artisans avant les
phénomènes qui doivent naître de leur collaboration.]
Au surplus, la marotte des fous, qui est positivement un
hochet (κρόταλον), objet d’amusement des tout petits et joujou du premier âge,
ne diffère pas du caducée. [En grec, κρόταλον, grelot, correspond à notre
crotale, ou serpent à sonnettes, et l’on sait que tous les serpents sont, en
hermétisme, des hiéroglyphes du mercure des sages.] Les deux attributs offrent
entre eux une évidente analogie, quoique la marotte exprime, en plus, cette
simplicité native que possèdent les enfants et que la science exige des sages.
L’un et l’autre sont des images semblables. Momos et Hermès portent le même
instrument, signe révélateur du mercure. Tracez un cercle à l’extrémité
supérieure d’une verticale, ajoutez au cercle deux cornes, et vous aurez le
graphique secret utilisé par les alchimistes médiévaux pour désigner leur
matière mercurielle. [Ce n’est qu’au XVIe siècle qu’un barre transversale fut
ajoutée à la hampe primitive, de manière à figurer la croix, image de mort et
de résurrection.] Or, ce schéma, qui reproduit assez fidèlement et la marotte
et le caducée, était connu de l’antiquité ; on l’a découvert gravé sur une
stèle punique de Lilybée. [Philippe Berger, Revue
archéologique, avril 1884.] En somme, la marotte des fous nous paraît être
un caducée, d’ésotérisme plus transparent que la verge aux serpents, surmontée
ou non du pétase ailé. Son nom, diminutif de mérotte, petite mère, selon
certains, ou de Marie, la mère universelle, selon d’autres, souligne la nature
féminine et la vertu génératrice du mercure hermétique, mère et nourrice de
notre roi.
Moins évocateur est le caducée, qui retient, dans la langue
grecque, le sens d’annonciateur. Les mots κηρύκειον et κηρύκιον, caducée,
marquent tous deux le héraut ou crieur public ; seule, leur commune racine, κῆρυξ,
le coq (parce que cet oiseau annonce le lever du jour et de la lumière,
l’aurore), exprime l’une des qualités du vif-argent secret. C’est la raison
pour laquelle le coq, héraut du soleil, était consacré au dieu Mercure et
figure sur nos clochers d’églises. Si rien, dans le bas-relief de Thiers, ne
rappelle cet oiseau, on ne peut nier toutefois qu’il soit caché sous le vocable
du caducée, que tient à deux mains notre héraut. Car le bâton ou sceptre que
portaient les officiers de la Hérauderie s’appelait caducée comme la verge
d’Hermès. On sait de plus qu’il rentrait dans les attributions des hérauts
d’élever, en signe de victoire ou d’heureux événement, des sortes de monuments
commémoratifs nommés Mont-joie. C’étaient de simples monticules ou monceaux de
pierres, des monts de joie. L’Homme des Bois nous apparaît donc comme étant à
la fois le représentant du mercure, ou fou de nature, et le héraut mystique,
ouvrier merveilleux que son chef-d’œuvre élève sur la mont-joie, signe
révélateur de sa victoire matérielle. Et si ce roi d’armes, ce triomphateur,
préfère à l’opulente dalmatique des hérauts sa tunique de faune, c’est dans le
dessein de montrer aux autres le droit chemin qu’il a pris lui-même, la
prudente simplicité qu’il a su observer, l’indifférence qu’il manifeste à
l’égard des biens terrestres et de la gloire mondaine.
À côté d’un sujet d’aussi grande allure, les petits personnages
qui l’accompagnent n’ont qu’un rôle très effacé ; on aurait tort cependant d’en
négliger l’étude. Aucun détail n’est superflu en iconographie hermétique, et
ces humbles dépositaires d’arcanes, modestes images de la pensée ancestrale,
méritent d’être interrogés, examinés avec soin. C’est moins dans un but
décoratif, qu’avec l’intention charitable d’éclairer ceux qui leur témoigneront
de l’intérêt, qu’ils ont été placés là. En ce qui nous concerne, nous ne nous
sommes jamais repenti d’avoir consacré trop de temps et d’attention à l’analyse
d’hiéroglyphes de ce genre. Souvent, ils nous ont apporté la solution de
problèmes abstrus et, dans l’application, le succès que nous cherchions
vainement à obtenir sans le secours de leur enseignement.
Les figurines, sculptées sous leur dais, et que supportent
les marottes des chapiteaux, sont au nombre de cinq. Quatre d’entre elles
portent le manteau du philosophe, qu’elles écartent pour montrer les différents
emblèmes de leur charge. La plus éloignée de l’Homme des Bois se dresse dans
l’encoignure formée par le retour d’angle d’une petite niche moderne, de style
gothique, qui abrite derrière ses vitres une statuette de la Vierge. C’est un
homme très chevelu, à barbe longue, qui tient dans sa main gauche un livre et
serre de la droite la hampe d’un épieu ou d’une lance. Ces attributs, fort
suggestifs, désignent formellement les deux matières, active et passive, dont
la réaction mutuelle fournit, à la fin du combat philosophique, la première
substance de l’Œuvre. Certains auteurs, — Nicolas Flamel et Basile Valentin en
particulier, — ont donné à ces éléments l’épithète conventionnelle de dragons ;
le dragon céleste, qu’ils représentent ailé, caractérise le corps volatil, le
dragon terrestre, aptère, désigne le corps fixe. « De ces deux dragons ou
principes métalliques, écrit Flamel, j’ay dict au Sommaire sus allégué, que
l’ennemy enflammeroit par son ardeur le feu de son ennemy, et qu’alors, si l’on
y prenoit garde, on verroit par l’air une fumée venimeuse et mal odorante, trop
pire en flamme et en poison que n’est la teste envenimée d’un serpent et dragon
babylonien. » [Le Livre des Figures
Hierogliphiques. Op. cit.] Généralement, et lorsqu’ils ne parlent que du
dragon, c’est le volatil que les philosophes envisagent. C’est lui qu’ils
recommandent de tuer, en le perçant d’un coup de lance ; et cette opération
fait chez eux le sujet de fables nombreuses, d’allégories variées. L’agent y
est voilé sous divers noms, de valeur ésotérique semblable : Mars, Marthe,
Marcel, Michel, Georges, etc., et ces chevaliers de l’art sacré, après une
lutte ardente dont ils sortent toujours victorieux, ouvrent, au flanc du
serpent mythique, une large blessure d’où jaillit un sang noir, épais et
visqueux.
[Le mythe du dragon et du chevalier qui l’attaque joue un
rôle important dans les légendes héroïques ou populaires, ainsi que dans les
mythologies de tous les peuples. Les récits scandinaves, aussi bien que les
asiatiques, nous décrivent ces exploits. Au moyen âge, le chevalier Gozon, le
chevalier de Belzunce, saint Romain, etc., combattent et tuent le dragon. La
fable chinoise serre de plus près la réalité. Elle nous raconte que le célèbre
alchimiste Hujumsin, mis au rang des dieux pour avoir découvert la pierre
philosophale, avait tué un horrible dragon qui ravageait le pays et attaché la
dépouille de ce monstre au fût d’une colonne « que l’on voit encore aujourd’hui
», dit la légende. Après quoi il s’était élevé dans le ciel.]
Telle est la secrète vérité que proclame, du haut de sa chaire
de bois, le héraut séculaire, inerte et muet, chevillé au corps de son vieux
logis.
Le second personnage se montre plus discret et plus
réservé ; il soulève à peine le pan de son manteau, mais ce geste permet de
distinguer un gros livre fermé qu’il tient pressé contre sa ceinture. Nous en
reparlerons bientôt.
À celui-ci succède un chevalier d’énergique attitude, qui
étreint la poignée de son estoc. Arme nécessaire, qu’il utilisera pour ôter la
vie au lion terrestre et volant, ou griffon, hiéroglyphe mercuriel que nous
avons étudié sur le manoir de Lisieux. Nous retrouvons ici l’exposé
emblématique d’une opération essentielle, celle de la fixation du mercure et de
sa mutation partielle en soufre fixe. « Le sang fixe du Lyon rouge, dit à ce
propos Basile Valentin, est faict du sang volatil du Lyon verd, parquoy ils
sont tous deux d’une mesme nature. » [Les
Douze Clefs de Philosophie. Op.cit., liv II, p. 140.] Notons qu’il existe
peu de versions différentes dans les paraboles dont se servent les auteurs pour
décrire ce travail ; la plupart, en effet, se bornent à représenter le combat
du chevalier et du lion, ainsi qu’on peut le remarquer au château de Coucy
(tympan de la porte du donjon), et sur l’un des bas-reliefs du Carroir doré, à
Romorantin (pl. XIX).
ROMORANTIN Le Carroir doré Planche XIX |
[Le Carroir doré, logis de bois du XVe siècle, comprend un
rez-de-chaussée dont il ne reste plus que la structure et un grenier à pignon
ajouté postérieurement. Les maisons, comme les livres et les hommes, ont
parfois une étrange destinée. Le mauvais sort voulut que cette jolie demeure
perdît ses tourelles d’angle. Bâtie, en effet, à l’intersection de deux rues,
elle forme pan coupé, et l’on sait quel parti les constructeurs médiévaux
savaient tirer de telle disposition, en chanfreinant, en arrondissant les
saillies latérales des encorbellements, à l’aide de tourelles, de bretèches ou
d’échauguettes. Il est à présumer que le Carroir doré, si nous en jugeons par
la forme évasée des poteaux cormiers établis en porte à faux, devait présenter
cet aspect harmonieux et original qu’affectionnait l’esthétique médiévale.
Malheureusement, il n’en subsiste aujourd’hui que les corbeaux scuptés,
frustes, à demi vermoulus, misérables expansions osseuses, rotules décharnées
d’un squelette de bois.]
De la figurine qui suit, nous ne saurions donner une
interprétation exacte. Elle est malheureusement mutilée, et nous ignorons quels
emblèmes elle présentait de ses mains aujourd’hui rompues. Seule du cortège
symbolique de l’Homme des Bois, cette jeune femme au bliaud largement ouvert,
auréolée, méditative, affecte un caractère nettement religieux et pourrait
vraisemblablement représenter une vierge. Dans ce cas, nous y verrions
l’hiéroglyphe humanisé de notre premier sujet. Mais ce n’est là qu’une
hypothèse, et rien ne nous permet d’en développer l’argumentation. Nous
passerons donc sur ce gracieux motif, en regrettant qu’il soit incomplet, pour
étudier le dernier des figurants, le Pèlerin.
Notre voyageur, sans aucun doute, a longtemps cheminé ;
pourtant, son sourire dit assez combien il est joyeux et satisfait d’avoir
accompli son vœu. Car la besace vide, le bourdon sans calebasse indiquent que
ce digne fils de l’Auvergne n’a plus désormais à se préoccuper du boire ni du
manger. Par surcroît la coquille fixée au chapeau, insigne spécial des pèlerins
de Saint-Jacques, prouve qu’il nous revient tout droit de Compostelle. Il
rapporte, l’infatigable piéton, le livre ouvert, – ce livre orné des belles
images que Flamel ne savait expliquer, — qu’une révélation mystérieuse lui permet
à présent de traduire et de mettre en action. Ce livre, bien qu’il soit fort
commun, que chacun le puisse aisément acquérir, ne peut cependant être ouvert,
c’est-à-dire compris, sans révélation préalable. Dieu seul, par l’intercession
de « monsieur saint Jacques », accorde seulement à ceux qu’il en juge dignes le
trait de lumière indispensable. C’est le livre de l’Apocalypse, aux feuillets
fermés de sept sceaux, le livre initiatique que nous présentent les personnages
chargés d’exposer les hautes vérités de la science. Saint Jacques, disciple du
Sauveur, ne le quitte point ; avec la calebasse, le bourdon bénit et la
coquille, il possède les attributs nécessaires à l’enseignement caché des
pèlerins du Grand-Œuvre. C’est là le premier secret, celui que les philosophes
ne révèlent point et qu’ils réservent sous l’expression énigmatique du Chemin
de Saint-Jacques. [C’est ainsi qu’on appelle encore la Voie lactée. Les
mythologues grecs nous disent que les dieux empruntaient cette voie pour se
rendre au palais de Zeus et que les héros la prenaient également pour entrer
dans l’Olympe. Le Chemin de Saint-Jacques est la route étoilée, accessible aux
élus, aux mortels valeureux, savants et persévérants.]
Ce pèlerinage, tous les alchimistes sont obligés de
l’entreprendre. Au figuré du moins, car c’est là un voyage symbolique, et celui
qui désire en tirer profit ne peut, fût-ce un seul instant, quitter le
laboratoire. Il lui faut veiller sans trêve le vase, la matière et le feu. Il
doit, jour et nuit, demeurer sur la brèche. Compostelle, cité emblématique,
n’est point située en terre espagnole, mais dans la terre même du sujet
philosophique. Chemin rude, pénible, plein d’imprévu et de danger. Route longue
et fatigante que celle par laquelle le potentiel devient actuel et l’occulte
manifeste ! C’est cette opération délicate de la première matière, ou mercure
commun, que les sages ont voilée sous l’allégorie du pèlerinage de Compostelle.
Notre mercure, nous croyons l’avoir dit, est ce pèlerin, ce
voyageur auquel Michel Maïer a consacré l’un de ses meilleurs traités. [Viatorium : Hoc est de Montibus Planetarum
septem seu metallorum. Rouen, Jean Berthelin, 1651.] Or, en utilisant la
voie sèche, représentée par le chemin terrestre que suit, au départ, notre
pérégrin, on parvient à exalter peu à peu la vertu diffuse et latente,
transformant en activité ce qui n’était qu’en puissance. L’opération est
achevée lorsque paraît à la surface une étoile brillante, formée de rayons
émanant d’un centre unique, prototype des grandes roses de nos cathédrales
gothiques. C’est là le signe certain que le pèlerin est parvenu heureusement au
terme de son premier voyage. Il a reçu la bénédiction mystique de saint
Jacques, confirmée par l’empreinte lumineuse qui rayonnait, dit-on, au-dessus
du tombeau de l’apôtre. L’humble et commune coquille qu’il portait au chapeau
s’est changée en astre éclatant, en auréole de lumière. Matière pure, dont
l’étoile hermétique consacre la perfection : c’est maintenant notre compost,
l’eau bénite de Compostelle (lat. compos,
qui a reçu, possède, — stella,
l’étoile), et l’albâtre des sages (albastrum,
contraction de alabastrum, étoile
blanche). C’est aussi le vase aux parfums, le vase d’albâtre (gr. ἀλάβαστρον,
lat. alabastrus) et le bouton naissant de la fleur de sapience, rosa hermetica.
De Compostelle, le retour peut s’effectuer soit par la même
voie, suivant un itinéraire différent, soit par la voie humide ou maritime, la
seule que les auteurs indiquent dans leurs ouvrages. En ce cas, le pèlerin,
choisissant la route maritime, s’embarque sous la conduite d’un pilote expert,
médiateur éprouvé, capable d’assurer la sauvegarde du vaisseau durant toute la
traversée. Tel est le rôle ingrat qu’assume le Pilote de l’onde vive [C’est le titre d’un ouvrage alchimique de
Mathurin Eyquem, sieur de Martineau, paru chez Jean d’Houry. Paris, 1678.], car
la mer est semée d’écueils et les tempêtes y sont fréquentes.
Ces suggestions aident à comprendre l’erreur dans laquelle
quantité d’occultistes sont tombés, en prenant le sens littéral de récits
purement allégoriques, écrits avec l’intention d’enseigner aux uns ce qu’il
fallait cacher aux autres. Albert Poisson lui-même s’est laissé prendre au
stratagème. Il a cru que Nicolas Flamel, quittant dame Pernelle, sa femme, son
école et ses enluminures, avait réellement accompli, à pied et par la route
ibérique, le vœu formé devant l’autel de Saint-Jacques-la-Boucherie, sa
paroisse. Or, nous certifions, — et l’on peut avoir confiance en notre
sincérité, — que jamais Flamel ne sortit de la cave où ardaient ses fourneaux.
Celui qui sait ce qu’est le bourdon, la calebasse et la mérelle du chapeau de
saint Jacques, sait aussi que nous disons la vérité. En se substituant aux
matériaux et en prenant modèle sur l’agent interne, le grand Adepte observait
les règles de la discipline philosophique et suivait l’exemple de ses
prédécesseurs. Raymond Lulle nous dit qu’il fit, en 1267, aussitôt après sa
conversion et à l’âge de trente-deux ans, le pèlerinage de Saint-Jacques de
Compostelle. Tous les maîtres ont donc employé l’allégorie ; et ces relations
imaginaires, que les profanes prendraient pour des réalités ou des contes
ridicules, selon le sens des versions, sont précisément celles où la vérité
s’affirme avec le plus de clarté. Basile Valentin termine son premier livre,
qui sert d’introduction aux Douze Clefs,
par une échappée dans l’Olympe. Il fait parler les dieux, et chacun d’eux, à
commencer par Saturne, donne son avis, prodigue ses conseils, explique son
influence propre sur la marche du grand labeur. Bernard Trévisan ne dit, en
quarante pages, que fort peu de choses ; mais l’intérêt de son Livre de la Philosophie naturelle des métaux
se dégage des quelques feuillets qui composent sa célèbre Parabole. Vinceslas
Lavinius de Moravie donne le secret de l’Œuvre, en une quinzaine de lignes,
dans l’Énigme du Mercure philosophal
que l’on trouve au Traité du Ciel
terrestre. L’un des manuels alchimiques les plus réputés au moyen âge, le Code de Vérité, appelé aussi Turba Philosophorum, contient une
allégorie où plusieurs artistes, en une scène pathétique qu’anime l’esprit de
Pythagore, jouent le drame chimique du Grand-Œuvre. Un ouvrage anonyme
classique, que l’on attribue généralement au Trévisan, le Songe Verd, expose la pratique sous la formule traditionnelle de
l’artisan transporté, pendant son sommeil, sur une terre céleste, peuplée
d’habitants inconnus vivant au milieu d’une flore merveilleuse. Chaque auteur
choisit le thème qui lui plaît et le développe au gré de sa fantaisie. Le
Cosmopolite reprend les dialogues familiers de l’époque médiévale et s’inspire
de Jehan de Meung. Plus moderne, Cyliani cache la préparation du mercure sous
la fiction d’une nymphe, qui le guide et le dirige dans ce labeur. Quant à
Nicolas Flamel, il s’écarte des sentiers battus et des fables consacrées ; plus
original sinon plus clair, il préfère se déguiser lui-même sous les traits du sujet des sages et laisser à qui saura
la comprendre cette autobiographie, révélatrice mais supposée.
Toutes les effigies de Flamel le représentaient en pèlerin.
C’est ainsi qu’il figurait au porche de l’église Saint-Jacques-la-Boucherie et
à celui de Sainte-Geneviève-des-Ardents ; c’est dans le même accoutrement qu’il
se fit peindre sur l’arche du cimetière des Innocents. Le Dictionnaire historique de Louis Moreri cite un portrait peint
de Nicolas Flamel, que l’on voyait exposé du temps de Borel, — c’est-à-dire
vers 1650, — chez M. des Ardres, médecin. Là encore, l’Adepte avait revêtu le
costume qu’il affectionnait tout particulièrement. Détail singulier, « son
bonnet était de trois couleurs, noir, blanc, rouge », colorations des trois
phases principales de l’Œuvre. En imposant aux statuaires et aux peintres cette
formule symbolique, Flamel alchimiste dissimulait la personnalité bourgeoise de
Flamel écrivain sous celle de saint Jacques-le-Majeur, hiéroglyphe du mercure
secret. Ces images n’existent plus aujourd’hui, mais nous pouvons en avoir une
idée assez exacte par les statues de l’apôtre, exécutées à la même époque. Une
œuvre magistrale du XIVe siècle, appartenant à l’abbaye de Westminster, nous
montre saint Jacques revêtu du manteau, la musette au côté, coiffé du large
chapeau orné de la coquille. Il tient en sa main gauche le livre fermé,
enveloppé d’une housse formant étui. Seul, le bourdon, sur lequel il s’appuyait
de la main droite, a disparu (pl. XX).
LONDRES - ABBAYE DE WESTMINSTER Statue de saint Jacques le Majeur Planche XX |
Ce livre fermé, symbole parlant du sujet dont se servent les
alchimistes et qu’ils emportent au départ, est celui que tient avec tant de
ferveur le second personnage de l’Homme des Bois ; le livre signé de figures
permettant de le reconnaître, d’en apprécier la vertu et l’objet. Le fameux
manuscrit d’Abraham le Juif, dont Flamel prend avec lui une copie des images,
est un ouvrage du même ordre et de semblable qualité. Ainsi la fiction, substituée
à la réalité, prend corps et s’affirme dans la randonnée vers Compostelle. On
sait combien l’Adepte se montre avare de renseignements au sujet de son voyage,
qu’il effectue d’une seule traite. « Donc en ceste mesme façon [C’est-à-dire
sous l’habit de pèlerin avec lequel il se fit représenter plus tard au charnier
des Innocents.], se borne-t-il à écrire, je me mis en chemin et tant fis que
j’arrivais à Montjoye et puis à Saint-Jacques, où, avec une grande dévotion,
j’accomplis mon vœu. » Voilà, certes, une description réduite à sa plus simple
expression. Nul itinéraire, aucun incident, pas la moindre indication sur la
durée du trajet. Les Anglais occupaient alors tout le territoire : Flamel n’en
dit mot. Un seul terme cabalistique, celui de Montjoye, que l’Adepte,
évidemment, emploie à dessein. C’est l’indice de l’étape bénie, longtemps
attendue, longtemps espérée, où le livre est enfin ouvert, le mont joyeux à la cime duquel brille
l’astre hermétique.
[La légende de saint Jacques, rapportée par Albert Poisson,
contient la même vérité symbolique. « En 835, Théodomir, évêque d’Iria, fut
informé par un montagnard que, sur une colline boisée, à quelque distance à
l’ouest du mont Pedroso, on apercevait la nuit une lumière douce, légèrement
bleuâtre et, quand le ciel était sans nuages, on voyait une étoile d’un
merveilleux éclat au-dessus de ce même lieu. Théodomir se rendit avec tout son
clergé sur la colline ; on fit des fouilles à l’endroit indiqué et on trouva
dans un cercueil de marbre un corps parfaitement conservé, que des indices
certains révélèrent être celui de l’apôtre saint Jacques. » La cathédrale
actuelle, destinée à remplacer l’église primitive, détruite par les Arabes en
997, fut construite en 1082.]
La matière a subi une première préparation, le vulgaire
vif-argent s’est mué en hydrargyre philosophique, mais nous n’apprenons rien de
plus. La route suivie est sciemment tenue secrète.
L’arrivée à Compostelle implique l’acquisition de l’étoile.
Mais le sujet philosophal est trop impur pour subir la maturation. Notre
mercure doit s’élever progressivement au suprême degré de pureté requise par
une série de sublimations nécessitant l’aide d’une substance spéciale, avant
d’être partiellement coagulé en soufre vif. Pour initier son lecteur à ces opérations,
Flamel raconte qu’un marchand de Boulogne, — que nous identifions au médiateur
indispensable, — le mit en relations avec un rabbin juif, maître Canches, «
homme fort sçavant es sciences sublimes ». [Boulogne présente quelque analogie
avec le grec Βουλαῖος, qui préside aux conseils. Diane était surnommée Βουλαία,
déesse du bon conseil.] Nos trois personnages ont ainsi leurs rôles respectifs
parfaitement établis. Flamel, nous l’avons dit, représente le mercure
philosophique ; son nom même parle comme un pseudonyme choisi tout exprès.
Nicolas, en grec Νικόλαος, signifie vainqueur de la pierre (de Νίκη, victoire
et λᾶος, pierre, rocher). Flamel se rapproche du latin Flamma, flamme ou feu,
exprimant la vertu ignée et coagulante que possède la matière préparée, vertu
qui lui permet de lutter contre l’ardeur du feu, de s’en nourrir et d’en
triompher. Le marchand tient lieu d’intermédiaire dans la sublimation, laquelle
réclame un feu violent. [Intermédiaire, en grec, se dit μεσίτης, rac. μέσος,
qui est au milieu, qui se tient entre deux extrêmes. C’est notre Messie, qui
remplit dans l’Œuvre la fonction médiatrice du Christ entre le Créateur et sa
créature, entre Dieu et l’homme.] Dans ce cas, ἔμπορος, marchand, est mis pour ἔμπυρος,
qui est travaillé au moyen du feu. C’est notre feu secret, appelé Vulcain
lunatique par l’auteur de l’Ancienne
Guerre des Chevaliers. Maître Canches, que Flamel nous présente comme son
initiateur, exprime le soufre blanc, principe de coagulation et de sécheresse.
Ce nom vient du grec Κάγκανος, sec, aride, rac. καγκαίνω, chauffer, dessécher,
vocables dont le sens exprime la qualité styptique que les anciens attribuent
au soufre des philosophes. L’ésotérisme se complète par le mot latin Candens, qui indique ce qui est blanc,
d’un blanc pur, éclatant, obtenu par le feu, ce qui est ardent et embrasé. On
ne saurait mieux caractériser, d’un mot, le soufre dans le plan
physico-chimique, et l’Initié ou Cathare dans le domaine philosophique.
Flamel et maître Canches, alliés par une indéfectible
amitié, vont maintenant voyager de concert. Le mercure, sublimé, manifeste sa
partie fixe, et cette base sulfureuse marque le premier stade de coagulation.
L’intermédiaire est abandonné ou disparaît : il n’en sera plus question
désormais. Les trois se trouvent réduits à deux, — soufre et mercure, —
lesquels réalisent ce qu’on est convenu d’appeler l’amalgame philosophique,
simple combinaison chimique non encore radicale. C’est ici qu’intervient la
coction, opération chargée d’assurer au compost, nouvellement formé, l’union
indissoluble et irréductible de ses éléments, et leur transformation complète
en soufre rouge fixe, médecine du premier ordre selon Geber.
Les deux amis s’accordent pour opérer leur retour par mer,
au lieu d’emprunter la voie terrestre. Flamel ne nous dit point les causes de
cette résolution, qu’il se contente de soumettre à l’appréciation des
investigateurs. Quoi qu’il en soit, la seconde partie du périple est longue,
dangereuse, « incertaine et vaine, dit un auteur anonyme, s’il s’y glisse la
moindre erreur ». Certes, à notre avis, la voie sèche serait préférable, mais
nous n’avons pas le choix. Cyliani avertit son lecteur qu’il ne décrit la voie
humide, pleine de difficultés et d’imprévu, que par devoir. Notre Adepte juge
de même, et nous devons respecter sa volonté. Il est notoire qu’un grand nombre
de nautoniers, peu expérimentés, ont fait naufrage dès leur première traversée.
On doit toujours veiller à l’orientation du navire, manœuvrer avec prudence,
craindre les sautes de vent, prévoir la tempête, se tenir sur le qui-vive,
éviter le gouffre de Charybde et l’écueil de Scylla, lutter sans cesse, nuit et
jour, contre la violence des flots. Ce n’est pas une mince besogne que de
diriger la nef hermétique, et maître Canches, que nous soupçonnons avoir servi
de pilote et de conducteur à Flamel argonaute, devait être fort habile en la
matière… C’est d’ailleurs le cas du soufre, qui résiste énergiquement aux
assauts, à l’influence détersive de l’humidité mercurielle, mais finit par être
vaincu et par mourir sous ses coups. Grâce à son compagnon, Flamel put
débarquer sain et sauf à Orléans (or-léans, l’or est là), où le voyage maritime
devait naturellement et symboliquement s’achever. Malheureusement, à peine sur
la terre ferme, maître Canches, le bon guide, meurt, victime des grands
vomissements qu’il avait soufferts sur les eaux. Son ami éploré le fait inhumer
dans l’église Sainte-Croix et revient chez lui, seul, mais instruit et
satisfait d’avoir atteint le but de ses désirs. [Semblable à celle du Christ,
la passion du soufre, qui meurt afin de racheter ses frères métalliques,
s’achève par la croix rédemptrice.]
Ces vomissements du soufre sont les meilleurs indices de sa
dissolution et mortification. Parvenu à cette phase, l’Œuvre prend, à la
superficie, l’aspect d’un « brouet gras et saupoudré de poivre », — brodium saginatum piperatum, disent les
textes. Dès lors, le mercure se noircit chaque jour davantage et sa consistance
devient sirupeuse puis pâteuse. Lorsque le noir atteint son maximum
d’intensité, la putréfaction des éléments est accomplie et leur union
réalisée ; tout apparaît ferme dans le vase jusqu’à ce que la masse solide se
craquelle, se gerce, s’effrite et tombe finalement en poudre amorphe, noire
comme du charbon. « Tu verras alors, écrit Philalèthe, une couleur noire
remarquable, et toute la terre sera desséchée. La mort du composé est arrivée.
Les vents cessent et toutes choses entrent dans le repos. C’est la grande
éclipse du soleil et de la lune ; aucun luminaire ne luit plus sur la terre, et
la mer disparaît. » [Introïtus apertus ad
occlusum Regis palatium. Op. cit., ch. XX, 6.] Nous comprenons ainsi
pourquoi Flamel relate la mort de son ami ; pourquoi celui-ci, ayant subi la
dislocation de ses parties par une sorte de crucifixion, eut sa sépulture
placée sous l’invocation et le signe de la sainte Croix. Ce que nous saisissons
moins, c’est l’éloge funèbre, assez paradoxal, que prononce notre Adepte en
faveur du rabbin : « Que Dieu ayt son âme, s’écrie-t-il, car il mourut bon
chrestien. » Sans doute n’avait-il en vue que le supplice fictif enduré par son
compagnon philosophique.
Ce sont là, étudiés dans l’ordre même du récit, les
rapports, — trop éloquents pour être taxés de simples coïncidences, — qui ont
contribué à établir notre conviction. Ces concordances singulières et précises
démontrent que le pèlerinage de Flamel est une pure allégorie, une fiction très
adroite et fort ingénieuse du labeur alchimique auquel s’est livré le
charitable et savant homme. Il nous reste maintenant à parler de l’ouvrage
mystérieux, de ce Liber qui fut la
cause initiale du périple imaginaire, et à dire quelles vérités ésotériques il
est chargé de révéler.
Malgré l’opinion de certains bibliophiles, nous confessons
qu’il nous a toujours été impossible de croire à la réalité du Livre d’Abraham
le Juif, ni à ce qu’en rapporte son heureux possesseur dans ses Figures Hierogliphiques. À notre avis,
ce fameux manuscrit aussi inconnu qu’introuvable, paraît n’être qu’une autre
invention du grand Adepte, destinée, comme la précédente, à instruire les
disciples d’Hermès. C’est un précis des caractères qui distinguent la matière
première de l’Œuvre, ainsi que des propriétés qu’elle acquiert par sa
préparation. Nous entrerons, à ce propos, dans quelques détails propres à
justifier notre thèse et à fournir d’utiles indications aux amateurs de l’art
sacré. Fidèle à la règle que nous nous sommes imposée, nous limiterons notre
explication aux points importants de la pratique, en évitant avec soin de
substituer de nouvelles figures à celles que nous aurons dévoilées. Ce sont des
choses certaines, positives et véritables que nous enseignons, des choses vues
de nos yeux, mille fois touchées de nos mains, sincèrement décrites, afin de
remettre dans la voie simple et naturelle les errants et les abusés.
L’ouvrage légendaire d’Abraham nous est seulement connu par
la description que Nicolas Flamel en a laissée dans son célèbre traité. [Le Livre des Figures Hierogliphiques de
Nicolas Flamel, escrivain…, traduit du latin en françois par P. Arnauld,
dans Trois Traitez de la Philosophie
naturelle. Paris, Guil. Marette, 1612.] C’est à cette unique relation,
laquelle comporte une prétendue copie du titre, que se borne notre
documentation bibliographique.
Au témoignage d’Albert Poisson, le cardinal de Richelieu
l’aurait eu en sa possession ; il étaie son hypothèse sur la saisie des papiers
d’un certain Dubois, pendu après avoir été torturé, qui passait, à tort ou à
raison, pour être le dernier descendant de Flamel. [Albert Poisson, L’Alchimie au XIVe siècle. Nicolas Flamel.
Paris, Chacornac, 1893]
[Flamel mourut le 22 mars 1418, jour de fête des alchimistes
traditionnels. C’est en effet l’équinoxe de printemps qui ouvre l’ère des
travaux du Grand-Œuvre.]
Cependant, rien ne prouve que Dubois ait hérité du singulier
manuscrit, et moins encore que Richelieu s’en soit emparé, puisque ce livre n’a
jamais été signalé nulle part depuis la mort de Flamel. On voit parfois, il est
vrai, de loin en loin, passer dans le commerce de soi-disant copies du Livre
d’Abraham ; celles-ci, en très petit nombre, ne présentent aucun rapport les
unes avec les autres, et se trouvent réparties dans quelques bibliothèques
privées. Celles que nous connaissons ne sont que des essais de reconstitution
d’après Flamel. Dans toutes, on retrouve le titre, en français, très exactement
reproduit et conforme à la traduction des Figures
Hierogliphiques, mais il sert d’enseigne à des versions si diverses, si
éloignées surtout des principes hermétiques, qu’elles révèlent ipso facto leur origine sophistique. Or,
Flamel exalte précisément la clarté du texte, « escript en beau et
tres-intelligible latin », au point qu’il en prend acte pour refuser d’en
transmettre le moindre extrait à la postérité. En conséquence, il ne peut
exister de corrélation, et pour cause, entre l’original prétendu et les copies
apocryphes que nous signalons. Quant aux images qui auraient illustré l’ouvrage
en question, elles ont aussi été faites d’après les descriptions de Flamel.
Dessinées et peintes au XVIIe siècle, elles font actuellement partie du fonds
alchimique français de la bibliothèque de l’Arsenal. [Recueil de Sept Figures peintes. Bibl. de l’Arsenal, n° 3047 (153,
S. A. F.), 0m365 × 0m225. Au verso du folio A se trouve une note du secrétaire
de M. de Paulmy, à qui ce recueil appartenait, note corrigée de la main de
Paulmy, dans laquelle il est dit que : « Les sept figures enluminées de ce
volume sont les fameuses Figures que Nicolas Flamel trouva dans un Livre dont
l’auteur étoit Abraham Juif. »]
En résumé, tant pour le texte que pour les figures, on s’est
seulement contenté de respecter, dans ces tentatives de reconstitution, le peu
qu’en a laissé Flamel ; tout le reste est pure invention. Enfin, comme jamais
nul bibliographe n’a pu découvrir l’original, et que l’on se trouve dans
l’impossibilité matérielle de collationner la relation de l’Adepte, force nous
est de conclure qu’il s’agit bien là d’une œuvre inexistante et supposée.
L’analyse du texte de Nicolas Flamel nous réserve,
d’ailleurs, d’autres surprises. Voici d’abord le passage des Figures Hierogliphiques qui contribua à
répandre, parmi les alchimistes et les bibliophiles, la quasi-certitude de la
réalité du livre dit d’Abraham le Juif. « Donc moy, Nicolas Flamel, escrivain,
ainsy qu’apres le deceds de mes parens je gagnois ma vie en nostre Art
d’Escriture, faisant des Inventaires, dressant des comptes et arrestant les
despenses des tuteurs et mineurs, il me tomba entre les mains, pour la somme de
deux florins, un livre doré fort vieux et beaucoup large ; il n’estoit point en
papier ou parchemin, comme sont les autres, mais seulement il estoit faict de
déliées escorces (comme il me sembloit) de tendres arbrisseaux. Sa couverture
estoit de cuivre bien delié, toute gravée de lettres ou figures estranges ;
quant à moy, je croy qu’elles pouvoient bien estre des caracteres grecs ou
d’autre semblable langue ancienne. Tant y a que je ne les sçavois pas lire, et
que je sçay bien qu’elles n’estoient point notes, ny lettres Latines ou
Gauloises, car nous y entendons un peu. Quant au dedans, ses feuilles d’escorce
estoient gravées, et d’une tres-grande industrie, escrites avec une pointe de
fer, en belles et tres-nettes lettres latines colorées. Il contenoit trois fois
sept fueillets… »
Avons-nous besoin de souligner déjà l’étrangeté d’un ouvrage
constitué de pareils éléments ? Son originalité confine à la bizarrerie,
presque à l’extravagance. Le volume, très large, ressemble par cela même aux
albums de forme italienne contenant des reproductions de paysages,
d’architectures, etc., estampes ordinairement présentées en largeur. Il est,
nous dit-on, doré, bien que sa couverture soit de cuivre, ce qui ne s’explique
pas nettement. Passons. Les feuillets sont en écorce d’arbrisseau ; Flamel veut
sans doute désigner le papyrus, ce qui donnerait au livre une respectable
antiquité ; mais ces écorces, au lieu d’être écrites ou peintes directement,
sont gravées avec une pointe de fer avant leur coloration. Nous ne comprenons
plus. Comment le narrateur sait-il que le stylet dont se serait servi Abraham
était en fer, plutôt qu’en bois ou en ivoire ? C’est pour nous une énigme aussi
indéchiffrable que cette autre : le légendaire rabbin écrivant, en latin, un
traité dédié à ses coreligionnaires, juifs comme lui. Pourquoi a-t-il fait
usage du latin, langage scientifique courant au moyen âge ? Il eût pu se
dispenser, en utilisant la langue hébraïque, moins répandue alors, de jeter
l’anathème et crier Maranatha sur
ceux qui tenteraient de l’étudier. Enfin, et malgré l’assurance de Flamel, ce
vieux manuscrit, — on ne saurait penser à tout, — venait d’être exécuté quand
il l’acquit. En effet, Abraham dit ne vouloir livrer son secret que pour venir
en aide aux fils d’Israël, persécutés à l’époque même où le futur Adepte
pâlissait sur son texte : « À la gent des Juifs, par l’ire de Dieu dispersée
aux Gaules, Salut », s’écrie le lévite, prince, prestre et astrologue hébreu,
au début de son grimoire.
Ainsi, le grand maître Abraham, docteur et lumière d’Israël,
se révèle, si nous le prenons à la lettre, pour un mystificateur émérite, et
son ouvrage, frauduleusement archaïque, dépourvu d’authenticité, comme
incapable de supporter la critique. Mais, si nous considérons que le livre et
l’auteur n’ont jamais eu d’autre existence que dans l’imagination fertile de
Nicolas Flamel, nous devons penser que toutes ces choses, si diverses et si
singulières, renferment un sens mystérieux qu’il importe de découvrir.
Commençons l’analyse par l’auteur présumé du grimoire
fictif. Qu’est-ce qu’Abraham ? Le Patriarche par excellence ; en grec
Πατριάρχης est le premier auteur de la famille, des racines πατήρ, père, et ἀρχή,
commencement, principe, origine, source, fondement. Le nom latin Abraham, que
la Bible donne au vénérable ancêtre des Hébreux, signifie Père d’une multitude. C’est donc le premier auteur des choses
créées, la source de tout ce qui vit ici-bas, l’unique substance primordiale
dont les spécifications différentes peuplent les trois règnes de la nature. Le
Livre d’Abraham est, par conséquent, le Livre
du Principe, et comme ce livre est consacré, selon Flamel, à l’alchimie,
partie de la science qui étudie l’évolution des corps minéraux, nous apprenons
qu’il traite de la matière métallique originelle, base et fondement de l’art
sacré.
Flamel achète ce livre pour la somme de deux florins, ce qui
veut dire que le prix global des matériaux et du combustible nécessaires à
l’ouvrage était évalué à deux florins au XIVe siècle. La matière première
seule, en suffisante quantité, valait alors dix sols. Philalèthe, qui écrivait
son traité de l’Introïtus en 1645,
porte à trois florins la dépense totale. « Ainsi, dit-il, tu verras que
l’Œuvre, dans ses matériaux essentiels, n’excède pas le prix de trois ducats ou
trois florins d’or. Bien plus, la dépense de fabrication de l’eau dépasse à
peine deux couronnes par livre. » [Introïtus
apertus ad occlusum Regis palatium. Op. cit., cap. XVII, 3.]
Le volume, doré, fort vieux et beaucoup large, ne ressemble
en rien aux livres ordinaires ; sans doute parce qu’il est fait et composé
d’autre matière. La dorure qui le recouvre lui donne l’aspect métallique. Et si
l’Adepte assure qu’il est vieux, c’est seulement pour établir la haute ancienneté
du sujet hermétique. « Je diray donc, affirme un auteur anonyme, que la matière
de laquelle est faite la pierre des philosophes fut aussitost faite que
l’homme, et qu’elle s’appelle terre philosophale… Mais nul ne la connoist,
sinon les vrays philosophes, qui sont les enfants de l’Art. » [Discours d’Autheur incertain sur la Pierre
des Philosophes. Manuscrit de la Bibl. nationale, daté de 1590, n° 19957
(ancien Saint-Germain français). Une copie manuscrite du même traité, datée du
1er avril 1696, appartient à la bibl. de l’Arsenal, n° 3031 (180, S. A. F.).]
Quoique ce livre, méconnu, soit très commun, il renferme beaucoup de choses et
contient de grandes vérités cachées. Flamel a donc raison de dire qu’il est
large ; en effet, le latin largus
signifie abondant, riche, copieux, mot dérivé du grec λα, beaucoup, et de ἔργον,
chose. Davantage, le grec πλατύς, large, a également le sens d’usité, de fort
répandu, d’exposé à tous les yeux. On ne peut mieux définir l’universalité du
sujet des sages.
Poursuivant sa description, notre écrivain pense que le
livre d’Abraham « estoit fait de déliées escorces de tendres arbrisseaux »,
du moins lui semblait-il ainsi. Flamel ne se montre guère affirmatif, et pour
cause : il sait fort bien qu’à de rarissimes exceptions près, le parchemin
médiéval s’est substitué, depuis trois siècles, au papyrus d’Égypte. [L’usage
du papyrus fut complètement abandonné à la fin du XIe siècle ou au commencement
du XIIe.] Et, bien que nous ne puissions paraphraser cette expression laconique,
nous devons reconnaître que c’est pourtant là où l’auteur parle le plus
clairement. Un arbrisseau est un petit arbre, de même qu’un minéral est un
métal jeune. L’écorce ou gangue, qui sert d’enveloppe à ce minéral, permet à
l’homme de l’identifier avec certitude, grâce aux caractères extérieurs dont
elle est revêtue. Nous avons déjà insisté sur le nom que les anciens donnaient
à leur matière, qu’ils appelaient liber,
le livre. Or, ce minéral présente une configuration particulière ; les lames
cristallines qui en forment la texture sont, comme dans le mica, superposées à
la façon des feuillets d’un livre. Son apparence extérieure lui a valu
l’épithète de lépreux, et celle de Dragon
couvert d’écailles, parce que sa gangue est squameuse, désagréable et rude
au toucher. Un simple conseil à ce propos : choisissez de préférence les
échantillons dont les écailles sont les plus larges et les mieux accusées.
« … Sa couverture estoit de cuivre bien délié, toute gravée
de lettres ou figures estranges. »
La minière affecte souvent une coloration pâle comme le
laiton, parfois rougeâtre comme le cuivre ; dans tous les cas, ses squames
paraissent couvertes de linéaments enchevêtrés, ayant l’aspect de signes ou
caractères bizarres, variés et mal définis. Nous avons relevé plus haut le
contresens évident qui existe entre le livre doré et sa reliure de cuivre, car
il ne peut être question en ce lieu de sa structure interne. Il est probable
que l’Adepte désire attirer l’esprit, d’une part, sur la spécification métallique
de la substance figurée par son livre, et, d’autre part, sur la faculté que ce
minéral possède de se transmuer partiellement en or. Cette curieuse propriété
est indiquée par Philalèthe dans son Commentaire
sur l’Épître de Ripley adressée au roi Édouard IV : « Sans employer
l’élixir transmutatoire, dit l’auteur en parlant de notre sujet, j’en sais
facilement extraire l’or et l’argent qu’il renferme, ce qui peut-être certifié
par ceux qui l’ont vu aussi bien que moi. » Cette opération n’est pas à conseiller,
car elle lui ôte toute valeur pour l’Œuvre ; mais nous pouvons assurer que la
matière philosophale contient véritablement l’or des sages, or imparfait, blanc
et cru, vil à l’égard du métal précieux, très supérieur à l’or même si nous
n’envisageons que le labeur hermétique. Malgré son humble couverture de cuivre,
aux écailles gravées, c’est donc bien un livre doré, un livre d’or que celui
d’Abraham le Juif, et le fameux livret d’or fin dont parle Bernard le Trévisan
dans sa Parabole. Au surplus, il semblerait que Nicolas Flamel eût compris
quelle confusion pouvait résulter, dans l’esprit du lecteur, de cette dualité
de sens, lorsqu’il écrit dans le même traité : « Qu’aucun donc ne me blasme
s’il ne m’entend aysément, car il sera plus blasmable que moy, en tant que
n’estant point initié en ces sacrées et secrettes interpretations du premier
agent (qui est la clef ouvrant les portes de toutes les sciences), néantmoins
il veut entendre les conceptions plus subtiles des philosophes tres-envieux,
qui ne sont escrites que pour ceulx qui sçavent desjà ces principes, lesquels
ne se treuvent jamais en aucun livre. »
Enfin, l’auteur des Figures
Hierogliphiques achève sa description en disant : « Quant au dedans, ses
feuilles d’escorce estoient gravées, et d’une tres-grande industrie, escrites
avec une pointe de fer. »
Ici, ce n’est plus de l’aspect physique qu’il est question,
mais bien de la préparation même du sujet. Révéler un secret de cet ordre et de
cette importance serait franchir les limites qui nous sont imposées. Aussi, ne
chercherons-nous pas, comme nous l’avons fait jusqu’ici, à commenter en langage
clair la phrase équivoque et fort allégorique de Flamel. Nous nous contenterons
d’attirer l’attention sur cette pointe de fer, dont la secrète propriété change
la nature intime de notre Magnésie, sépare, ordonne, purifie et assemble les
éléments du chaos minéral. Pour réussir cette opération, il faut bien connaître
les sympathies des choses, posséder beaucoup d’habileté, faire preuve de «
grande industrie », ainsi que l’Adepte nous le donne à entendre. Mais, afin
d’apporter quelque secours à l’artiste dans la résolution de cette difficulté,
nous lui ferons remarquer que, dans la langue primitive, qui est le grec
archaïque, tous les mots contenant la diphtongue ἦρ doivent être pris en
considération. Ἦρ est demeuré, dans la cabale phonétique, l’expression sonore
consacrée à la lumière active, à l’esprit incarné, au feu corporel manifeste ou
caché. Ἦρ, contraction de ἔαρ, c’est la naissance de la lumière, le printemps
et le matin, le commencement, le lever du jour, l’aurore. L’air, — en grec ἀήρ,
— est le support, le véhicule de la lumière. C’est par la vibration de l’air
atmosphérique que les ondes obscures, émanées du soleil, deviennent lumineuses.
L’éther ou le ciel (αἰθήρ) est le lieu d’élection, le domicile de la clarté
pure. Parmi les corps métalliques, celui qui renferme la plus forte proportion
de feu, ou lumière latente, est le fer (σίδηρος). On sait avec quelle facilité
on peut en dégager, par le choc ou la friction, le feu interne sous forme
d’étincelles brillantes. C’est ce feu actif qu’il importe de communiquer au
sujet passif ; lui seul a puissance d’en modifier la complexion froide et
stérile, en la rendant ardente et prolifique. C’est lui que les sages appellent
lion vert, lion sauvage et féroce, —
cabalistiquement λέων φήρ, — ce qui est assez suggestif et nous dispense
d’insister.
Nous avons, en un précédent ouvrage, signalé la lutte
implacable que se livrent les corps mis en contact, à propos d’un bas-relief du
soubassement de Notre-Dame de Paris. [Cf. Le
Mystère des Cathédrales, p. 79 (édit. 1926).] Une autre traduction du
combat hermétique existe sur la façade d’une maison de bois, bâtie au XVe
siècle, à la Ferté-Bernard (Sarthe). On y retrouve le fou, l’homme à l’écot, le
pèlerin, images familières et qui paraissent entrer dans une formule appliquée,
vers la fin du moyen âge, à la décoration des logis modestes d’alchimistes sans
prétention. On y voit de plus l’Adepte en prière, ainsi que la sirène, emblème
des natures unies et pacifiées, dont le sens est commenté en un autre endroit.
Mais ce qui nous intéresse surtout, — parce que le sujet se rapporte
directement à notre analyse, — ce sont deux marmousets hargneux, contrefaits et
grimaçants, sculptés sur les corbeaux extrêmes de la corniche, au second étage
(pl. XXI et XXII).
LA FERTE-BERNARD (Sarthe) MAISON DU XVème SIECLE Marmousets et sculptures de la façade Planche XXI |
LA FERTE-BERNARD (Sarthe) MAISON DU XVème SIECLE Marmousets et sculptures de la façade Planche XXII |
Trop éloignés l’un de l’autre pour en venir aux mains, ils
tentent de satisfaire leur aversion native en se jetant des pierres. Ces
grotesques ont la même signification hermétique que celle des enfants du porche
de Notre-Dame. Ils s’attaquent avec frénésie et cherchent à se lapider. Mais,
tandis qu’à la cathédrale de Paris l’indication de tendances opposées nous est
fournie par le sexe différent des jeunes pugilistes, c’est seulement le
caractère agressif des personnages qui apparaît sur la demeure sarthoise. Deux
hommes, d’aspect et de costume semblables, y expriment, l’un le corps minéral,
l’autre le corps métallique. Cette similitude extérieure rapproche davantage la
fiction de la réalité physique, mais s’écarte résolument de l’ésotérisme
opératoire.
Si le lecteur a compris ce que nous désirons enseigner, il
retrouvera sans peine, dans ces diverses expressions symboliques du combat des
deux natures, les matériaux secrets dont la destruction réciproque ouvre la
première porte de l’Œuvre. Ces corps sont les deux dragons de Nicolas Flamel,
l’aigle et le lion de Basile Valentin, l’aimant et l’acier de Philalèthe et du
Cosmopolite.
Quant à l’opération par laquelle l’artiste insère dans le
sujet philosophal l’agent igné qui en est l’animateur, les anciens l’ont
décrite sous l’allégorie du combat de l’aigle et du lion, ou des deux natures,
l’une volatile, l’autre fixe. L’Église l’a voilée dans le dogme, tout spirituel
et rigoureusement vrai, de la Visitation. À l’issue de cet artifice, le livre,
ouvert, montre ses feuillets d’écorce gravés. Il apparaît alors, pour
l’émerveillement des yeux et la joie de l’âme, revêtu des signes admirables qui
manifestent son changement de constitution…
Prosternez-vous, mages de l’Orient, et vous, docteurs de la
Loi ; courbez le front, princes souverains des Perses, des Arabes et de
l’Inde ! Regardez, adorez et taisez-vous, car vous ne sauriez comprendre. C’est
là l’Œuvre divin, surnaturel, ineffable, dont jamais aucun mortel ne pénétrera
le mystère. Au firmament nocturne, silencieux et profond, brille une seule
étoile, astre immense, resplendissant, composé de toutes les étoiles célestes,
votre guide lumineux et le flambeau de l’universelle Sagesse. Voyez : la Vierge
et Jésus reposent, calmes et sereins, sous le palmier d’Égypte. Un nouveau
soleil irradie au centre du berceau d’osier, corbeille mystique que portaient
jadis les cystophores de Bacchus, les prêtresses d’Isis, l’Ichthus des
Catacombes chrétiennes. L’antique prophétie s’est enfin réalisée. O miracle !
Dieu, maître de l’Univers, s’incarne pour le salut du monde et naît, sur la
terre des hommes, sous la forme frêle d’un tout petit enfant.
FIN DU TOME PREMIER
TABLE DES MATIERES DU TOME PREMIER
I - HISTOIRE ET MONUMENT
II - MOYEN ÂGE ET RENAISSANCE
III - L’ALCHIMIE MÉDIÉVALE
IV - LE LABORATOIRE LÉGENDAIRE
V - CHIMIE ET PHILOSOPHIE
VI - LA CABALE HERMÉTIQUE
VII - ALCHIMIE ET SPAGYRIE
LA SALAMANDRE DE LISIEUX
I - II - III - IV - V - VI - VII
LE MYTHE ALCHIMIQUE D’ADAM ET ÈVE
LOUIS D’ESTISSAC
I - II - III - IV - V - VI
L’HOMME DES BOIS