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PLUTARQUE Traité d'Isis et d'Osiris (c. Ier siècle)



Osiris, assis sur le trône, reçoit Thoth qui lui présente un homme

TRAITÉ D'ISIS ET D'OSIRIS. 
 ΠΕΡΙ ΙΣΙΔΟΣ ΚΑΙ ΟΣΙΡΙΔΟΣ.

Plutarque

Traduction française : Victor BÉTOLAUD



[1] Sans doute, Cléa, les personnes sensées doivent implorer des Dieux tous les biens possibles ; mais c'est principalement à la connaissance des Dieux mêmes, autant que peut y atteindre l'intelligence humaine, qu'il faut s'attacher, et c'est là ce que nous devons leur demander par-dessus toutes choses. L'homme ne peut rien recevoir de plus grand, la Divinité ne peut rien accorder de plus précieux que la vérité. Tout le reste, Dieu le donne aux hommes pour subvenir à leurs besoins ; mais la raison et la prudence sont des attributs qui lui sont propres, des attributs dont il use à titre exclusif, et qu'il veut bien partager avec nous,. Ce n'est, en effet, ni l'argent ni l'or qui constituent la félicité du maître des Dieux, ce n'est ni le tonnerre ni la foudre qui établissent sa force : c'est la science, c'est la sagesse ; et Homère n'a jamais parlé des Immortels avec plus de vérité que quand il a dit :
Ils ont même patrie, ils ont même naissance, 
Mais l'aîné, Jupiter, prime par la science.
Le poète proclame comme étant plus auguste la supériorité de Jupiter, parce qu'elle se fonde sur la science et sur la sagesse. Je pense également que le bonheur de l'immortalité, ce divin privilége, consiste en ceci, à savoir que rien de ce qui est n'échappe à la connaissance de Dieu. s'il ne savait pas tout, s'il n'était pas la raison même, son immortalité ne serait pas une existence : elle ne serait qu'une durée de temps.
[2] Ainsi donc, c'est aspirer à la condition divine qu'aspirer à la vérité, et surtout à la vérité en ce qui regarde les Dieux. Ce genre d'études et de recherches est une sorte d'initiation aux mystères : manière de s'initier, plus édifiante que toutes les purifications, que tous les sacerdoces possibles. Elle est en outre souverainement agréée de la déesse à qui vous avez, Cléa, consacré un culte spécial. Ce qui la distingue en effet, c'est la sagesse, et son amour pour la sagesse. Du reste, le nom qu'elle porte semble dire, qu'à nulle autre plus qu'à elle ne convient le savoir et la science. En effet Isis est un mot grec aussi bien que le nom donné à l'ennemi de cette déesse. Typhon, (le Gonflé), est appelé ainsi parce qu'il est plein d'ignorance et d'erreur: il cherche à mutiler, à obscurcir la parole sainte. Mais la Déesse sait maintenir cette parole dans son unité et son ensemble, en même temps qu'elle la communique à ceux qui se consacrent à son culte. Grâce à un régime constamment modéré, à l'abstinence de beaucoup de mets et des plaisirs de l'amour, elle amortit en eux la fougue des passions et la sensualité. Exempts de mollesse, elle les accoutume à persister fermement dans une sainte adoration. Ils n'éprouvent plus qu'un désir : le but de leurs voeux c'est la connaissance de l'Être premier, de l'Être souverain, de l'Être qui est une pure intelligence, qui vit avec la Déesse, qui vit en elle ; et Isis invite à venir le chercher auprès d'elle. Le nom même qu'a reçu le temple de la Déesse annonce clairement qu'elle est la science et la connaissance de ce qui est. Ce temple s'appelle « Iseium », c'est-à-dire maison de la science, lieu où l'on est sûr d'acquérir la science de ce qui est, si l'on pénètre avec réflexion et avec recueillement dans les sanctuaires de la Déesse.
[3] Ce n'est pas tout. Plusieurs autorités veulent qu'Isis soit la fille de Mercure; d'autres, non moins nombreuses, qu'elle doive le jour à Prométhée. Les uns s'appuient sur ce que ce dernier passe pour avoir découvert la sagesse et la prévoyance ; les autres, sur ce que Mercure est réputé l'inventeur de l'écriture et de la musique. C'est à cause de quoi entre les Muses qui se voient à Hermopolis, on nomme la première tout à la fois Isis et Justice, pour indiquer, comme nous l'avons dit, qu'elle est savante, et qu'elle révèle les choses divines à ceux qui par leur amour de la vérité et de la justice méritent d'être appelés Hiéraphores et Hiérostoles. Les premiers sont ceux qui possédant les doctrines sacrées relatives aux Dieux pures de toute superstition et de toute misérable pratique, les portent dans leur âme comme dans une arche sainte. Les seconds, pour indiquer que ces doctrines sont en partie obscures et sombres, en partie évidentes et lumineuses, revêtent un costume sacré dont l'ensemble est conforme à cette allégorie. Par le soin que l'on met à recouvrir de ces vêtements les prêtres d'Isis après leur mort, on fait entendre que la parole divine est avec eux, et qu'ils passent dans l'autre vie avec cette parole et sans rien autre chose. Car ce qui fait les philosophes, ô Cléa, ce n'est ni l'habitude d'entretenir une longue barbe, ni le manteau. Ce n'est pas non plus la robe de lin ni l'usage de se raser qui constituent les prêtres d'Isis. Le véritable Isiaque est celui qui après avoir reçu, par la voie légale de la tradition, tout ce qui s'enseigne et se pratique à l'égard de ces divinités, soumet les saintes doctrines à l'examen de sa raison et s'étudie à en approfondir la vérité.
[4] La plupart des hommes ignorent d'où vient cette pratique même, la plus commune et la plus simple, à savoir, pourquoi les prêtres d'Égypte se dépouillent de leurs cheveux et portent des vêtements de lin. Il y en a qui ne se mettent pas le moins du monde en peine de rien savoir à cet égard; d'autres croient que c'est par respect pour les brebis, que les prêtres s'abstiennent de la laine de ces animaux aussi bien qu'ils en repoussent la chair; que s'ils se rasent la tête, c'est en signe de deuil; que s'ils portent des vêtements de lin, c'est à cause de la couleur, parce que la fleur de cette plante est d'une nuance semblable à celle de la voûte azurée qui entoure le monde. Or tous ces usages s'expliquent par une même raison, qui est la seule vraie. Comme dit Platon, le contact de ce qui est pur est interdit à tout ce qui ne l'est pas. Le résidu des aliments, et en général tout ce qui est sécrétion, est immonde et impur; et c'est une sécrétion qui donne la naissance et le développement aux laines, aux poils, aux cheveux, aux ongles. Il serait donc ridicule que les prêtres d'Isis, se rasant les cheveux pour l'exercice du culte, et tenant tout leur corps parfaitement lisse, portassent, pour se vêtir, la dépouille des animaux. Car lorsque Hésiode dit quelque part :
Dans l'arbre aux cinq rameaux que le fer n'aille pas 
Du vivant séparer le mort en un repas,
il faut voir dans ces paroles un enseignement, qui nous recommande d'être purifiés de souillures de ce genre en célébrant des fêtes, et de n'aller pas employer le temps des cérémonies saintes à nous nettoyer et nous débarrasser de tous nos immondices. Pour le lin, c'est un produit de la terre qui est immortelle; il donne un fruit bon à manger; il fournit un vêtement simple et propre, qui couvre sans alourdir, qui est commode en toute saison, et qui, dit-on, n'engendre jamais la vermine. Du reste, ce sera l'objet d'un autre traité.
[5] Les prêtres d'Isis ont tant de répugnance pour toute nature de sécrétions, que non seulement ils s'abstiennent presque généralement de légumes, ainsi que de la chair des brebis et de celle des porcs, lesquelles donnent lieu à beaucoup de résidus, mais qu'encore au temps de leurs dévotions ils s'interdisent le sel dans les aliments. Entre autres raisons nombreuses qu'ils en donnent, ils prétendent que le sel, excitant l'appétit, fait trop manger et trop boire. Car l'opinion émise par Aristagoras, que le sel est regardé comme impur parce que quand il se cristallise il y meurt un grand nombre de petits insectes qui s'y trouvent pris, cette opinion est une puérilité. On dit aussi que le boeuf Apis se désaltère à un puits particulier, et qu'on l'écarte soigneusement du Nil. Ce n'est pas que le séjour du crocodile dans ses eaux rende le fleuve impur à leurs yeux, comme le pensent quelques-uns : car on ne sait rien qui soit aussi vénéré chez les Egyptiens que le Nil; mais ils croient que son eau engraisse et donne un embonpoint extraordinaire; et c'est ce qu'ils redoutent pour le boeuf Apis comme pour eux-mêmes. Ils veulent que le corps, qui sert d'enveloppe à l'âme, soit leste et dégagé, qu'il ne la surcharge pas, ne l'écrase pas, enfin que l'élément mortel n'ait aucune prépondérance par laquelle le principe divin soit étouffé.
[6] Les prêtres du soleil, à Héliopolis, n'apportent jamais de vin dans le temple. Ils regarderaient comme une inconvenance de boire pendant le jour sous les regards de leur seigneur et roi. Les autres prêtres en usent, mais en petite quantité. Il y a un grand nombre de réunions religieuses où le vin ne figure pas : ce sont celles où ils s'occupent d'étudier, d'apprendre eux-mêmes et d'enseigner les vérités divines. Les rois ne buvaient de vin que dans une proportion déterminée par leurs saintes écritures, au rapport de l'historien Hécatée, et parce qu'ils étaient prêtres. Ils commencèrent à en boire depuis Psamméticus; avant lui ils n'en prenaient point, et n'en faisaient pas usage non plus pour les libations. Ce n'est pas qu'ils crussent complaire aux Dieux; mais dans leur opinion, le sang de ceux qui combattirent jadis contre les habitants de l'Olympe, et qui, ayant mordu la poussière, confondirent leurs cadavres avec le sol, ce sang, disent-ils, a produit les vignes. C'est pourquoi, à les entendre, l'ivresse rend les buveurs fous et furieux, parce qu'ils sont gorgés du sang de leurs ancêtres. Ces détails, Eudoxe, dans le deuxième livre de son Voyage autour de la terre, déclare qu'ils sont racontés par les prêtres eux-mêmes.
[7] Tous les Égyptiens ne s'abstiennent pas de tous poissons de mer ; mais il en est qu'ils s'interdisent. Ainsi, les habitants d'Oxyrynque ne mangent aucun de ceux qui ont été pris à l'hameçon. Dans leur sainte horreur de 1'oxyrynque, ils craignent que l'hameçon, parce qu'un de ces habitants des eaux aura eu occasion de tomber sur lui, ne soit devenu un objet pollué. Ceux de Syène ne touchent point au pagre, parce qu'on croit que ce poisson se montre sur le Nil quand le fleuve est près de déborder, et on le regarde comme un messager apportant l'heureuse nouvelle de la crue. Pour les prêtres, ils s'abstiennent de toutes espèces de poissons. Au neuvième jour du premier mois, tandis que chaque Égyptien devant sa maison mange un poisson rôti, les prêtres n'en goûtent point, et se contentent d'en faire brûler sur le seuil de leur porte. Ils ont deux raisons pour en agir ainsi : l'une est toute religieuse et d'un ordre plus relevé, attendu qu'elle se rapporte aux croyances philosophiques et pieuses qu'on a sur Osiris et sur Typhon : j'y reviendrai ailleurs. Mais l'autre raison est évidente et en quelque sorte sous la main : c'est que, comme aliment, le poisson d'une part n'est pas indispensable, et de l'autre n'a rien d'exquis. C'est ce que confirme le témoignage d'Homère, quand il présente les Phéaciens, peuple efféminé, et ceux d'Ithaque, nation insulaire, comme ne faisant point usage de poisson , et quand il dit que les compagnons d'Ulysse, même à bord et durant une si longue navigation, n'en mangèrent qu'après en être venus à la dernière extrémité. En somme, les Egyptiens supposent que la mer a été formée par le feu, qu'elle est en dehors de toute classification déterminée, qu'elle n'est ni une partie du monde ni un élément : ils n'y voient qu'une sécrétion hétérogène, principe de corruption et de maladie.
[8] Du reste, ce peuple ne faisait entrer dans ses cérémonies religieuses rien de déraisonnable, rien de fabuleux; et la superstition, malgré ce que pensent quelques-uns, y est étrangère. Les unes se fondent sur des principes de morale et d'utilité; les autres se justifient par d'intéressants souvenirs d'histoire, ou par des explications physiques. Tel est le scrupule relatif à l'oignon. La tradition répète que Dictys, nourrisson de la déesse Isis, tomba dans le fleuve, et qu'il s'y noya en voulant saisir des oignons; c'est là un conte de la dernière invraisemblance. L'aversion religieuse et la répugnance avec laquelle les prêtres se gardent des oignons, vient de ce que ce légume ne prend d'accroissement et de vigueur que dans le décours de la lune. Il n'est bon d'ailleurs ni pour ceux qui veulent garder l'abstinence, ni pour ceux qui ont à célébrer des fêtes, parce que chez ceux-là il provoque la soif et qu'il fait pleurer ceux-ci quand ils en mangent. Pareillement les Egyptiens regardent la viande de porc comme immonde : d'abord parce que ces animaux, le plus ordinairement, s'accouplent dans le décours de la lune, ensuite parce que leur lait est une boisson qui donne la lèpre et d'autres maladies de peau. Pour expliquer ce fait, qu'une seule fois, dans l'année, et à la pleine lune, ils sacrifient un de ces animaux et en mangent la chair, les Egyptiens disent que Typhon poursuivant un porc pendant la pleine lune trouva le coffre de bois où était renfermé le corps d'Osiris, et le fit voler en éclats. Mais bien des gens n'acceptent pas cette explication : comme tant d'autres, elle leur paraît une tradition erronée.
On assure que les anciens habitants de l'Égypte étaient ennemis du luxe, de la mollesse et de la sensualité : à tel point qu'à Thèbes, dans le temple d'Isis s'élevait, dit-on, une colonne sur laquelle étaient gravées des imprécations contre le roi Minis, qui le premier leur avait fait abandonner le genre de vie frugal où ils ne connaissaient ni les richesses ni l'argent. On rapporte aussi un trait de Technactis, père de Bocchoris. Il faisait une expédition contre les Arabes; ses bagages étant en retard, il mangea avec plaisir les premiers aliments qui se trouvèrent, après quoi il s'endormit d'un profond sommeil sur une natte. A partir de ce jour il se voua, dit-on, à une vie frugale; et à cette occasion il prononça contre Minis des imprécations que les prêtres approuvèrent, et qu'il fit graver sur une colonne.
[9] Les rois étaient désignés parmi les prêtres ou parmi les guerriers, parce que ces deux classes, l'une en raison de sa valeur, l'autre en raison de sa sagesse, jouissaient d'une estime et d'une considération particulière. Si c'était parmi les guerriers, le nouveau roi appartenait aussitôt à la classe des prêtres; et on l'initiait à cette philosophie mystique, composée d'emblèmes et d'allégories, qui ne laissait apercevoir les traces de la vérité que sous un voile épais. Du reste, les Egyptiens avouent eux-mêmes cette obscurité; et c'est à cause de cela, sans doute, qu'en avant des temples ils placent des sphinx, pour indiquer que la sagesse de leur philosophie est tout énigmatique. A Saïs, sur le fronton du temple de Minerve, qu'ils croient être la même qu'Isis, on lisait cette inscription : "Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera; et nul mortel n'a encore soulevé mon voile." En outre, plusieurs pensent que le nom propre de Jupiter en langue égyptienne est Amoun, dont par réduplication de lettres nous autres Grecs avons fait Ammon. Or Manéthon le Sébennite croit que ce mot veut dire "chose cachée, action de cacher". Hécatée d'Abdère dit que les Égyptiens emploient ce mot pour s'appeler les uns les autres, attendu qu'il est essentiellement appellatif. C'est pourquoi, s'adressant au premier Dieu, le même, selon eux, que l'Univers, comme à un être invisible et caché, ils l'exhortent avec supplications, en l'appelant "Amoun", à se faire voir et à se découvrir à eux. Voilà jusqu'à quel point était grande la réserve qui caractérisait la philosophie religieuse des Égyptiens.
[10] C'est ce que témoignent les plus éclairés d'entre les Grecs: Solon, Thalès, Platon, Eudoxe, Pythagore, et aussi, d'après quelques-uns, Lycurgue. Ils étaient allés en Égypte et avaient eu des conférences avec les prêtres. Ainsi Eudoxe, dit-on, avait conversé avec Onupheus de Memphis, Solon, avec Sonchis le Saïtien ; l'Héliopolitain Enuphis avait parlé à Pythagore. C'est ce dernier Grec, surtout, à ce qu'il paraît, qui plein d'admiration pour ces prêtres, auxquels il avait inspiré le même sentiment, voulut imiter leur langage symbolique et mystérieux, en enveloppant d'allégories tous ses dogmes. En effet il n'y a aucune différence entre ce qu'on appelle des hiéroglyphes et la plupart des préceptes de Pythagore. Tels sont ceux-ci : Ne point manger sur un char. — Ne point s'asseoir sur le boisseau. — Ne point planter de palmier. — Ne point attiser le feu avec une épée dans sa maison. De plus je crois, pour ma part, que les Pythagoriciens en appelant Apollon l'unité, Diane le nombre deux, Minerve le nombre sept, Neptune le premier cube, ont voulu imiter ce qui se pratique dans les temples d'Égypte; et je trouve en cela certaine ressemblance avec les consécrations, avec les pratiques usitées dans ces temples et les inscriptions qui s'y trouvent tracées. En effet les Égyptiens y représentent leur seigneur et roi, Osiris, par un oeil et un sceptre. A ce nom même d'Osiris quelques-uns donnent le sens de: «qui a beaucoup d'yeux», attendu que "os" en Égyptien veut dire « beaucoup », et Iris "oeil". Ils représentent le ciel, qui, pensent-ils, ne saurait vieillir puisqu'il est éternel, par un coeur posé sur une cassolette. Or à Thèbes il y avait un tableau qui représentait des juges sans mains et leur président ayant les yeux fermés : c'était faire comprendre, que la Justice ne doit ni accepter des présents ni laisser approcher personne jusqu'à elle.
Les gens de guerre avaient un scarabée gravé sur le cachet de leur anneau. En effet, il n'y a point de scarabées femelles : ce sont tous des mâles; et ces insectes déposent leur sperme dans une boule qu'ils préparent et construisent, non pas tant comme matière et provision destinée ä les faire vivre que comme une sorte d'oeuf où s'accomplira une naissance.
[11] Ainsi donc, toutes les fois que vous entendrez ce que la mythologie égyptienne raconte sur les Dieux : qu'ils ont été errants, qu'on les a coupés en morceaux, qu'ils ont subi un grand nombre d'autres mauvais traitements ; il faudra vous rappeler ce que nous aurons dit d'abord, et établir que rien ne s'est passé et n'a eu lieu comme on le rapporte. C'est ainsi qu'ils ne donnent pas proprement à Mercure le nom de chien; mais comme ils apprécient la bonne garde que fait cet animal, sa vigilance, la sagacité avec laquelle, pour employer les termes de Platon, il discerne les amis et les ennemis par ce fait qu'il connaît les premiers et non pas les seconds, les Egyptiens personnifient ces qualités en les attribuant au plus intelligent de tous les dieux. Ils ne supposent pas, non plus, que le Soleil soit sorti, enfant nouveau-né, du sein d'un lotus; mais c'est une manière de figurer le lever de cet astre, et de faire comprendre que l'activité de ses rayons est entretenue par les vapeurs humides. De même, le plus cruel et le plus redouté des rois de Perse, Ochus, celui qui commit des meurtres nombreux, et finit par égorger le boeuf Apis qu'il servit à ses amis dans un repas, Ochus, fut appelé "Glaive" par les Egyptiens; et encore aujourd'hui il est désigné sous ce nom dans le dénombrement des rois. Non pas certes qu'ils veuillent proprement désigner ainsi sa substance, mais parce qu'ils comparent son inflexibilité et son inhumanité à un instrument de carnage. C'est ainsi, chère Cléa, que vous devez entendre et accueillir les récits faits par des personnes qui sont animées d'un esprit religieux et philosophique. Tout en pratiquant et en observant les prescriptions des cérémonies sacrées, soyez convaincue que ce qui est le plus agréable aux Dieux c'est que l'on ait sur leur compte des idées vraies, et que nul sacrifice, nulle offrande ne saurait les charmer davantage. De cette manière vous éviterez un mal non moins détestable que l'athéisme, je veux dire la superstition.
[12] Voici donc le récit que l'on fait, et je le reproduirai le plus brièvement possible, en supprimant avec soin tout ce qui est inutile et superflu. Rhéa, dit-on, ayant eu avec Saturne un commerce secret, le Soleil, qui le sut, prononça contre elle cette imprécation: "Puisse-t-elle n'accoucher ni dans le cours d'un mois , ni dans le cours d'une année!" Mais Mercure, qui était amoureux de la Déesse et qui avait obtenu également ses faveurs, joua aux dés avec la Lune, et lui gagna un soixante-douzième de chacune de ses clartés. De la somme de tous ces soixante-douzièmes il forma cinq jours qu'il ajouta aux trois cent soixante; ce sont ces cinq jours que les Egyptiens nomment Epagomènes, et qu'ils célèbrent comme anniversaires de la naissance des Dieux. Dans le premier jour, disent-ils, naquit Osiris; et au moment de sa naissance une voix fit entendre ces mots : "C'est le maître de toutes choses qui paraît à la lumière." Quelques-uns racontent qu'un certain Pamylès, à Thèbes, étant allé puiser de l'eau dans le temple de Jupiter, entendit une voix qui lui ordonnait de crier de toutes ses forces : « Le grand roi, le bienfaisant Osiris vient de naître ; que pour cette raison Saturne lui remit l'enfant entre les bras et le chargea de l'élever; et qu'en souvenir de cet événement on célèbre la fête des Pamylies, qui ressemble à nos Phalléphories. Le deuxième jour naquit Aruéris, le même qu'on appelle généralement Apollon, et que quelques-uns nomment Horus le vieux. Le troisième jour vint au monde Typhon, non pas à terme ni par la voie ordinaire, mais en s'élançant à travers le flanc maternel, qu'en le frappant il avait déchiré. Le quatrième jour ce fut Isis, qui naquit au milieu des marais. Le cinquième, ce fut Nephthys, appelée aussi Teleuté et Aphrodite, et par quelques-uns Victoire. On ajoute qu'Osiris et Aruéris avaient été conçus du Soleil, qu'Isis l'avait été d'Hermès, Typhon et Nephthys, de Saturne. Le troisième des jours Epagomènes était regardé par les rois comme néfaste, à cause de la naissance de Typhon. En ce jour ils ne traitaient aucune affaire, et ne prenaient aucun repas jusqu'à l'entrée de la nuit. On dit encore que Typhon fit de Nephthys sa femme ; qu'Isis et Osiris, amoureux l'un de l'autre, s'étaient unis ensemble avant de naître et quand ils étaient encore cachés à la lumière dans le sein maternel. Même, au dire de quelques-uns, de cette union naquit Aruéris, que les Egyptiens appellent Horus le vieux, et les Grecs, Apollon.
[13] En montant sur le trône Osiris fit renoncer aussitôt les Egyptiens à leur existence de privations et de bêtes sauvages. Il leur montra comment on se procure les fruits; il leur donna des lois, et leur apprit à honorer des dieux. Plus tard il parcourut l'univers entier, y portant les bienfaits de la civilisation. Il n'eut que très rarement besoin de recourir aux armes : ce fut par la persuasion, le plus souvent, et par la raison, en y joignant l'attrait des chants et de toute sorte d'harmonie, qu'il attirait les hommes. C'est pour cela que les Grecs croient qu'il est le même que Bacchus. Typhon, en l'absence d'Osiris, n'avait rien innové, parce qu'Isis exerçait une active surveillance et maintenait vigoureusement toutes choses en leur état. Mais au retour d'Osiris, il tendit à celui-ci des embûches pour lesquelles il s'adjoignit soixante-douze complices. Il fut secondé en outre par une reine d'Éthiopie, nommée Aso, qui se rendit en Égypte. Typhon avait pris en secret la mesure du corps d'Osiris, et d'après cette grandeur il avait fait construire un coffre très beau et orné très richement. Le meuble, apporté dans la salle du festin, excita des transports de joie et d'admiration. Typhon promit, en plaisantant, qu'il en ferait cadeau à celui qui le remplirait exactement en s'y couchant. Tous essayèrent le coffre les uns après les autres; et il ne se trouvait à la taille de personne.- Osiris y entra à son tour, et s'y étendit. A l'instant tous ceux qui étaient là s'élancèrent, et fermèrent précipitamment le couvercle. Les uns l'assujettissent au dehors par des clous, les autres le scellent avec du plomb fondu. On le porte ensuite au fleuve, et on le fait descendre jusque dans la mer par l'embouchure Tanaïtique, laquelle, à cause de cela, est exécrée encore aujourd'hui des Égyptiens et appelée Maudite. Ces événements se passèrent, dit-on, le dix-sept du mois Athyr, qui est celui où le Soleil passe par le signe du Scorpion, et la vingt-huitième année du règne d'Osiris. D'autres veulent que ce nombre d'années soit celui de son existence et non pas de son règne.
[14] Les premiers qui apprirent cet événement furent les Pans et les Satyres voisins de la ville de Chemmis. Ils en propagèrent la nouvelle; et de là ces troubles et ces effrois soudains de la multitude, effrois que l'on appelle encore aujourd'hui terreurs paniques. Isis, informée à son tour, se coupa, dans le lieu même où elle apprit la nouvelle, une de ses boucles de cheveux, et se couvrit d'un vêtement de deuil. C'était à l'endroit où s'élève de nos jours la ville de Coptos : nom qui signifie selon quelques-uns « privation », parce que "coptein" veut dire « priver ». Elle allait errant de tous côtés, en proie à l'inquiétude, et elle ne voyait passer personne sans multiplier ses questions. Elle vint à rencontrer des petits enfants auprès de qui elle s'informa aussi du coffre. Il se trouva qu'ils l'avaient vu, et ils lui désignèrent l'embouchure par laquelle les amis de Typhon avaient fait entrer cet objet dans la mer. De là vient qu'en Égypte on attribue aux petits enfants la faculté de divination: et des présages sont tirés particulièrement des mots qu'ils font entendre lorsqu'ils jouent dans les temples et qu'ils babillent au hasard. Elle eut occasion d'apprendre qu'Osiris, dans ses amours, avait eu par méprise commerce avec Nephthys, leur commune soeur à l'un et à l'autre, parce qu'il l'avait prise pour Isis; et elle en vit la preuve dans la couronne de mélilot qu'il avait laissée auprès de Nephthys. Elle se mit à la recherche de l'enfant, que la mère, après lui avoir donné le jour, avait exposé aussitôt par crainte de Typhon. Isis le retrouva difficilement et à grand'peine, conduite par des chiens qui la dirigeaient. Elle se chargea de le nourrir ; il devint son gardien et son suivant sous le nom d'Anubis. On le dit préposé à la garde des Dieux, comme les chiens le sont à celle des hommes.
[15] Bientôt la déesse apprit le sort du coffre. Il avait été apporté par les flots de la mer sur le territoire de Byblos, et la vague l'avait déposé mollement au milieu d'une bruyère. La bruyère avait en peu de temps poussé de belles et grandes branches, au milieu desquelles elle enveloppa de tous côtés le coffre, en sorte qu'il était dérobé aux regards. Le roi du pays, émerveillé du développement prodigieux de cette plantation, ordonna de couper la tige qui cachait le coffre par son feuillage, et en fit une colonne pour soutenir le toit de son palais. Instruite de cet incident par un vent divin de renommée, Isis se rendit à Byblos. Elle était assise près d'une fontaine dans l'attitude la plus humble; et, les yeux baignés de larmes, elle n'adressait la parole à personne, si ce n'est aux suivantes de la reine; mais quand celles-ci venaient à passer, elle les saluait, leur parlait affectueusement; et elle se mettait à tresser en nattes leur chevelure, répandant sur toute leur personne une odeur parfumée qui s'exhalait de son propre corps. Quand la reine revit ses suivantes, elle voulut savoir ce qu'était cette étrangère grâce à qui leurs cheveux et leur corps répandaient un parfum d'ambroisie. Elle l'envoya donc chercher, et fit d'elle aussitôt son amie la plus intime, demandant qu'elle devînt la nourrice de son petit enfant. Le roi s'appelait, dit-on, Malcandre; la reine, Astarté, selon les uns, selon les autres Saosis, selon d'autres enfin Nemanoun; nom que les Grecs traduiraient par « nourrice ».
[16] Pour allaiter l'enfant, Isis, au lieu de mamelle, lui mettait le doigt dans la bouche; et pendant la nuit elle lui brûlait ce que son corps avait de mortel. Elle-même devenait hirondelle, et voltigeait autour du pilier de bois en gémissant. Ce manége dura jusqu'au moment où la reine qui l'avait épiée, se mit à pousser de grands cris en la voyant porter le feu sur le corps de l'enfant. C'était vouloir enlever à celui-ci ses gages d'immortalité. La déesse se fit reconnaître, et réclama la colonne qui soutenait le toit. Avec la plus grande facilité elle coupa cette tige, qu'elle enleva. Le bois fut par elle enveloppé dans un voile; et parfumé d'essences, elle le confia aux mains des rois. Cette pièce est en- core aujourd'hui un objet d'adoration pour les habitants de Byblos, et le bois en est déposé dans le temple d'Isis. Quant au coffre, elle se jeta dessus, et elle poussa des sanglots si forcenés que le plus jeune des fils du roi en resta comme mort. Isis, ayant avec elle l'aîné, plaça le coffre sur un navire, et gagna le large. Comme le fleuve Phédrus avait, à l'aube du jour, fait lever un vent trop impétueux, la déesse irritée en dessécha complétement les eaux.
[17] Dans le premier lieu écarté où elle se trouva et quand elle fut toute seule, Isis ouvrit le coffre. Elle appliqua son visage sur le visage d'Osiris, le baisant et le couvrant de ses larmes. L'enfant s'était approché par derrière et l'observait. Elle s'en aperçut en se retournant; et dans sa colère elle lui lança un regard si terrible qu'il ne put résister à la frayeur : il en mourut. D'autres, ne racontant pas ainsi les faits, disent qu'il tomba dans la mer, comme on l'a rapporté plus haut. Il reçoit des honneurs à cause de la Déesse; et c'est lui que les Egyptiens chantent dans les festins sous le nom de Manéros. Quelques-uns prétendent que l'enfant s'appelait Palestinus ou Pélusius, et que de son nom fut appelée la ville fondée par la Déesse. On dit que ce Manéros, chanté par les Egyptiens, fut le premier inventeur de la musique. Selon d'autres, le nom de Manéros ne désigne personne : c'est un mot usité quand on boit et qu'on se trouve dans un festin, pour dire : « Que tout ici nous soit propice! » Tel est, assure-t-on, le sens du mot Manéros, que les Egyptiens ont à chaque instant à la bouche. De même, à ce qu'il paraît, cette figure d'un homme mort que l'on montre dans un cercueil en la faisant passer à la ronde, n'est pas un souvenir de la fin tragique d'Osiris, comme quelques-uns le supposent; c'est au contraire une exhortation à profiter et à jouir du présent, puisque bientôt les convives seront ce qu'est ce mort. On prétend que c'est dans ce dessein qu'est introduite au milieu des festins une telle apparition.
[18] Isis s'étant mise en route pour aller trouver son fils Horus qui était élevé à Butus, avait déposé le coffre hors de toute vue. Typhon, une nuit qu'il chassait, le découvrit au clair de la lune, et il eut bientôt reconnu le corps. Il le coupa en quatorze morceaux, qu'il dispersa de tous les côtés. Isis l'ayant su, entreprit la recherche de ces lambeaux, et monta dans une barque faite d'écorce de papyrus avec laquelle elle se mit à parcourir les marais. De là vient, que ceux qui naviguent dans des esquifs de papyrus ne sont point attaqués par les crocodiles, parce que ces animaux les craignent ou les révèrent à cause de la Déesse. De là vient encore, que plusieurs tombeaux en Égypte passent pour être la sépulture d'Osiris, attendu que la Déesse en élevait un dans chaque endroit où elle découvrait un fragment du corps. Cette tradition est démentie par d'autres narrateurs. Selon eux, Isis fit reproduire des images d'Osiris ; et elle les donna successivement à chaque ville, comme si c'eût été le corps entier. C'était afin qu'il reçût le plus d'honneurs possibles, et que si Typhon, l'emportant sur Horus, venait à découvrir le vrai tombeau, il désespérât de la vérité au milieu de récits et d'indications contradictoires. La seule partie du corps d'Osiris qu'Isis ne retrouva pas, ce fut le membre viril : attendu qu'il avait été tout aussitôt jeté dans le fleuve, et que le lépidote, le pagre et l'oxyrynque l'y avaient dévoré : de là vient l'horreur toute particulière qu'inspirent ces poissons. Pour remplacer le membre, Isis en fit une imitation, et elle consacra ainsi le phallus, dont les Égyptiens encore aujourd'hui célèbrent la fête.
[19] Plus tard Osiris, revenant de l'autre monde, se fit voir à Horus dans des apparitions où il le brisait de fatigues et l'exerçait au combat. Un jour il lui demanda quelle chose il estimait au monde être la plus belle de toutes. Horus répondit : « C'est de venger son père et sa mère indignement traités. » Il lui demanda, en second lieu, quel animal il estimait le plus utile pour qui s'en va combattre : "Un cheval", répondit Horus. Osiris trouva la réponse surprenante, ne s'expliquant pas pourquoi ce serait un cheval plutôt qu'un lion. « C'est qu'un lion », répliqua Horus, « est utile quand on a besoin de secours, mais un cheval sert à écraser l'ennemi et à l'exterminer quand celui-ci prend la fuite. » Cette réponse combla de joie Osiris, qui regarda Horus comme suffisamment préparé. On dit qu'une grande partie des Égyptiens passèrent successivement comme transfuges du côté d'Horus, et avec eux Thuéris, la concubine de Typhon. Un serpent qui poursuivait cette dernière fut mis en pièces par les soldats d'Horus; et en souvenir de ce fait, ils apportent dans leurs assemblées un bout de corde qu'ils coupent par petits morceaux. Une bataille se livra, laquelle dura plusieurs jours et se termina par la victoire d'Horus. Isis ayant reçu Typhon garrotté ne le fit pas périr; au contraire elle le délia et lui rendit la liberté. Horus en conçut une vive indignation; et portant la main sur sa mère, il arracha le bandeau royal dont elle se ceignait le front; mais Mercure le remplaça par un casque qui figurait une tête de boeuf. Typhon intenta procès à Horus, prétendant que c'était un bâtard. Celui-ci, assisté de Mercure, fut déclaré légitime par les Dieux, et Typhon eut encore le dessous dans deux autres batailles. Isis, qui, après la mort d'Osiris, avait eu commerce avec lui, mit au monde un fils né avant terme et faible des membres inférieurs : c'est Harpocrate.
[20] Voilà quels sont à peu près Ies faits capitaux du récit; nous en supprimons les détails les plus odieux, tels que le démembrement d'Horus et la décapitation d'Isis. Si de pareilles fables mises sur le compte d'une nature bienheureuse et impérissable, telle que nous nous figurons que doit être par-dessus tout la nature de la Divinité, sont crues et répétées par certaines personnes comme étant vraies, comme ayant été réellement accomplies, je n'ai pas besoin de vous dire, Cléa, que suivant l'expression d'Eschyle,
"Il faut cracher dessus et se rincer la bouche".
De vous-même, du reste, vous ressentez de l'aversion contre ceux qui ont à l'égard des Dieux des opinions si étranges et si barbares. Toutefois, le récit que je viens de reproduire ne ressemble pas le moins du monde à ces fables sans consistance, à ces inventions creuses, que les poètes et les mythologistes tirent de leur cerveau, comme les araignées, sans appuyer sur aucun fondement leur trame et leur tissu. Il s'agit de points sérieusement contestés et d'accidents réels : comme la suite le prouvera.
De même que les mathématiciens disent que l'arc-en-ciel est une image du soleil, et que la variété des couleurs est l'effet de la réfraction que les rayons solaires éprouvent dans la nue, de même cette fable est l'image d'un certain récit qui n'arrive à notre intelligence que décomposé par d'autres traditions.
C'est ce que prouvent ces sacrifices empreints en quelque sorte d'un deuil farouche, ces dispositions architecturales des temples, desquels une partie se déploie en ailes, en promenades découvertes et à perte de vue, tandis que l'autre partie se cache, se dérobe sous terre, et ne se compose que de cellules où l'on orne et habille les statues des dieux, cellules qui ressemblent plutôt à des cavernes et à des tombeaux. Une autre preuve non moins forte, c'est la notoriété dont jouissent les nombreux tombeaux Osiriens. Bien que l'on dise que le corps du Dieu est enseveli en plusieurs endroits, une petite ville est citée, à ce que l'on prétend, comme renfermant seule le tombeau véritable. Ainsi, de même que c'est à Abydos qu'on enterre de préférence les plus riches et les plus puissants d'entre les Egypliens parce qu'ils sont jaloux de partager la sépulture d'Osiris, de même que c'est à Memphis que l'on nourrit le boeuf Apis, personnification de l'âme du Dieu ; de même la petite ville en question, que quelques-uns appellent « le port des gens de bien », est appelée proprement par d'autres Taphosiris. On dit aussi qu'il y a une petite île, auprès de Phylé, qui ordinairement est inabordable et inaccessible pour tout le monde : les oiseaux ne s'y abattent jamais; les poissons n'en approchent point. Seulement il y a une époque fixée, où les prêtres traversent l'eau pour s'y rendre. Ils y font des expiations : ils couronnent le tombeau, lequel est ombragé par un plant d'arbustes dont la hauteur excède celle de tous les oliviers.
[21] Eudoxe croit que, nonobstant les nombreux tombeaux que l'on prétend être ceux d'Osiris, c'est à Busiris qu'est déposé son corps, attendu que cette ville est sa patrie. Mais il n'est pas besoin de plaider longuement pour établir qu'il est à Taphosiris : ce dernier nom seul l'indique. Je passe sous silence l'usage de fendre du bois, de déchirer du lin, de répandre des libations , parce qu'il s'y mêle des détails tout mystiques. Du reste, entendez non seulement les prêtres d'Isis et d'Osiris, mais ceux des autres divinités qui ne sont ni éternelles ni impérissables : ils vous diront, que les corps de ces dieux ont, après les fatigues de l'existence, été déposés dans leur pays, où leur sont rendus les honneurs convenables, mais que leurs âmes brillent aux cieux comme autant d'astres : que l'âme d'Isis est appelée par les Grecs la Canicule, par les Égyptiens Sothis; que celle d'Horus est Orion, que celle de Typhon est la Grande-Ourse. Pour la nourriture des animaux qui sont adorés en Égypte toutes les autres peuplades du pays contribuent par une redevance déterminée; les seuls qui ne donnent rien sont les habitants de la Thébaïde, parce qu'ils ne reconnaissent aucun dieu mortel; et leur dieu, qu'ils appellent Cneph, ils le tiennent pour incréé et impérissable.
[22] Attendu que les récits et les tableaux de ce genre sont fort nombreux, quelques auteurs supposent qu'ils furent imaginés pour conserver à la mémoire les actions et les aventures de rois ou de princes regardés comme des dieux à cause de leur grande vertu ou de leur grande puissance, et qui avaient ensuite éprouvé de cruels malheurs. C'est un expédient commode, et par lequel on échappe aux conséquences mêmes de ces récits. On transporte ingénieusement sur des hommes ce qui s'y trouve de désagréable, au lieu de le laisser à des dieux : et l'on se trouve, au besoin, secondé par les traditions de l'histoire. Les Egyptiens, en effet, rapportent que Mercure avait un bras plus court que l'autre ; que Typhon était roux, Horus, blanc, Osiris, noir : ce qui donnerait à penser qu'ils étaient des hommes. Ils désignent encore Osiris sous le titre de général, Canopus sous celui de pilote ; et ils disent que ce dernier a donné le nom à la constellation. Enfin ils veulent que la nef appelée par les Grecs Argo soit une imitation de celle d'Osiris, et que par honneur pour Osiris, elle ait été fixée à la voûte céleste, non loin d'Orion et de la Canicule, deux constellations dont la première est consacrée à Horus et la seconde à Isis, s'il faut en croire les Egyptiens.
[23] Mais voici que j'hésite. Je crains qu'adopter une telle explication, ce ne soit remuer ce qui ne doit pas être remué, que ce ne soit non seulement déclarer la guerre à la longue série des âges, suivant l'expression de Simonide, mais encore attaquer une multitude de nations et de familles qui sont pénétrées des sentiments les plus religieux à l'égard de ces divinités. De là, il n'y a qu'un pas à faire descendre du ciel sur la terre des noms si imposants, à ébranler, à déraciner une vénération et une croyance fixées dans presque tous les esprits depuis que le monde est monde, à ouvrir de larges portes devant ce peuple d'athées qui réduisent les êtres divins à des proportions humaines , enfin à autoriser d'une façon éclatante l'effronterie de cet imposteur de Messène, qui s'appelle Evhémère. On sait que par un système d'opposition, il a jeté les bases d'une mythologie invraisemblable et sans réalité, de façon à répandre l'impiété sur la terre. D'un trait de plume il raye indistinctement tous les dieux reconnus, et il remplace leurs noms par ceux de généraux, de chefs de flotte, de rois, qui, à l'entendre, ont existé jadis et qui sont inscrits en lettres d'or dans l'île de Panchée. Or il n'y a aucun Barbare, aucun Grec, il n'y a que le seul Evhémère, ce semble, qui ait eu affaire à ces Panchéens et à ces Triphylles. Ils n'ont existé, ils n'existent en aucun lieu du monde.
[24] Certes on vante en Assyrie les grandes actions de Sémiramis, comme celles de Sésostris en Égypte. Les Phrygiens, encore aujourd'hui, appellent Maniques les actes brillants et dignes d'admiration, parce qu'autrefois il y eut chez eux un roi nommé Manis, d'autres disent Masdès, qui était un prince héroïque et puissant. Sous la conduite de Cyrus les Perses, les Macédoniens sous celle d'Alexandre, atteignirent dans leurs courses victorieuses presque jusqu'aux limites de la terre; et toutefois, ces conquérants n'ont laissé d'autre nom et d'autre souvenir que comme ayant été de grands rois. Pour ceux qui se laissant enfler par l'orgueil, comme dit Platon pour ceux qui, jeunes, insensés, livrant leur coeur au feu des passions, ont permis qu'on les appelât dieux et qu'on leur bâtît des temples, ceux-là n'ont joui que d'un éclat et d'une gloire éphémère. Plus tard, ils ont payé les peines dues à leur vanité, à leur arrogance, et en même temps à leur impiété, à leur mépris de toutes lois. Tous, ils ont disparu comme vaine fumée ; et aujourd'hui, semblables à des esclaves fugitifs que réclament leurs maîtres, ils ont été violemment arrachés de ces temples et de ces sanctuaires : ils n'ont plus que des sépulcres et des tombeaux. Aussi, Antigone le Vieux s'entendant proclamer, dans les poésies d'un certain Hermodote comme fils du Soleil et comme Dieu : "Ce n'est", dit-il, "ni ma conviction ni celle du porteur de ma chaise percée." C'est encore avec raison que Lysippe le statuaire blâma le peintre Apelle d'avoir fait un portrait d'Alexandre, où il lui mettait la foudre à la main. Pour lui, il l'arma d'une lance : « C'est une gloire», disait-il, « que le temps ne lui enlèvera jamais, parce qu'elle est véritable et bien exclusivement personnelle. »
[25] Mieux vaut donc présenter ce qui se raconte sur Typhon, sur Osiris et sur Isis, comme formant une série d'aventures éprouvées non par des dieux ou des hommes, mais par des Génies puissants, par des êtres que les Platon, les Pythagore, les Xénocrate et les Chrysippe, déclarent, sur la foi des antiques théologiens, avoir été d'une nature plus vigoureuse que ne l'est la nature humaine. Leur puissance considérable les met au-dessus de notre condition. Chez eux le principe divin n'est ni pur ni sans mélange ; ils participent à la fois de l'immortalité de l'âme et des sens du corps. Ils sont susceptibles de plaisirs et de peines ; et tous les changements produits par ces différentes affections portent tantôt plus, tantôt moins de trouble chez les uns ou chez les autres d'entre eux. Car parmi les Génies, comme parmi les hommes, il y a différents degrés de vertu et de vice. Ce que les Grecs chantent sur la révolte des Géants et des Titans, certains actes injustes de Saturne, les luttes de Python contre Apollon, les exils de Bacchus, les courses errantes de Cérès, tout cela ne diffère en rien des aventures d'Osiris, de Typhon, ni de tant d'autres mythologiques récits que chacun peut apprendre à loisir. Il faut en dire autant de tous les faits qui s'enveloppent de mystères et d'initiations, et que l'on dérobe soigneusement aux entretiens et aux regards de la multitude.
[26] Nous entendons Homère, quand il parle de mortels d'un mérite supérieur, déclarer qu'ils ressemblent à des dieux, qu'ils rivalisent avec les Dieux. Il dira,
"Qu'ils possèdent des Dieux la sagesse profonde" ;
mais il se sert indifféremment du mot de "démon", pour désigner les bons et les méchants :
"Approche ici, démon ; quel est donc cet effroi 
Dont tu frappes les Grecs? ...."
et encore :
"Tentant, comme un démon, un quatrième assaut."
Et ailleurs :
"Déesse qu'inspira le démon, ah ! quels crimes 
A donc commis Priam et sa triste maison, 
Pour que ton bras s'acharne à détruire Ilion?"
Il veut nous faire comprendre que les démons obéissent à une nature mixte, et à des motifs d'action souvent contradictoires. Aussi Platon attribue-t-il aux dieux de l'Olympe ce qui est à droite et en nombre impair, aux démons ce qui est à gauche et en nombre pair. Xénocrate pense que les jours néfastes et les fêtes où l'on pratique les flagellations, les plaintes lugubres et les jeûnes, où se font entendre des paroles de mauvais augure et des mots honteux, que ces jours ne sont pas ceux qui conviennent pour honorer les Dieux ou les bons Génies ; mais que dans l'air qui nous entoure il y a des natures puissantes et fortes, esprits moroses et sombres, qui aiment ces hommages sinistres et qui ne pensent pas à causer d'ailleurs du mal aux hommes quand on leur offre un culte de cette espèce. Hésiode cite, en revanche, des Génies bons et favorables, qui sont chastes et purs. Il dit qu'ils sont protecteurs des hommes, et ce poète ajoute : "Ils donnent la richesse, en rois qui la possèdent". Platon voit en eux une espèce particulière de démons, qu'il appelle interprètes et médiateurs entre les Dieux et les hommes, portant aux Dieux les voeux et les supplications des humains et rapportant à ces derniers les oracles et les donations de richesses et de biens. Empédocle dit, que les démons expient aussi la peine de fautes et d'offenses par eux commises :
"L'influence des cieux les pousse dans la mer; 
La mer les rend au sol; de là, lancés dans l'air,
Ils vont jusqu'au soleil, puis plus haut dans l'espace, 
Sans cesse ballottés de disgrâce en disgrâce,"
jusqu'à ce que punis ainsi et purifiés, ils reprennent de nouveau la place et le rang qui leur sont assignés par la nature.
[27] Ces particularités et d'autres semblables rappellent, à ce que l'on dit, toutes celles qui sont contées sur Typhon. Sa jalousie et sa malignité lui inspirèrent, rapporte-t-on, les plus grands forfaits. Répandant le désordre en tous lieux, il remplit d'horreurs à la fois et la terre et la mer; et ensuite il en fut puni. La soeur d'Osiris, qui était en même temps sa femme, se chargea de la vengeance. Après avoir étouffé, comprimé la folie et la rage de Typhon, elle ne voulut pas que tant de luttes et de combats soutenus par elle, que les courses multipliées, les actes nombreux de sagesse et de courage qu'elle avait accomplis, restassent dans l'oubli et le silence. Par des images, des allusions, des imitations, elle rattacha aux cérémonies les plus saintes le souvenir des souffrances qu'elle avait endurées, consacrant tout à la fois une leçon de piété et un encouragement pour les hommes et pour les femmes que viendraient à frapper des adversités semblables. Isis et Osiris, de bons Génies qu'ils étaient se trouvant changés en dieux à cause de leur vertu, comme le furent plus tard Hercule et Bacchus, reçoivent les honneurs qu'on rend à la fois et aux Dieux et aux Génies. Mais ce n'est pas sans raison, puisqu'ils exercent partout, et principalement sur la terre et dans les enfers, un pouvoir très considérable. En effet, on prétend que Sarapis n'est autre que Pluton, qu'Isis n'est autre que Proserpine. Ainsi disent Archémaque d'Eubée, Héraclide du Pont ; et ce dernier croit que l'oracle de Canope est celui de Pluton.
[28] Ptolémée Soter vit en songe le colosse de Pluton, qui était à Sinope. Il n'en soupçonnait ni la forme, ni même l'existence, et ne l'avait pas vu auparavant. Le Dieu lui ordonna de transporter au plus tôt à Alexandrie cette image gigantesque. Ptolémée, ignorant où elle était placée, se trouvait dans un grand embarras ; et comme il racontait la vision à ses amis, il se rencontra un homme qui avait beaucoup voyagé. Son nom était Sosibius. Il déclara qu'il avait vu dans Sinope un colosse semblable à celui qui avait apparu au roi. Ptolémée envoya donc Sotélès et Denys, lesquels après beaucoup de temps et de peine, mais non pas sans le concours d'une providence divine, dérobèrent le colosse et le ramenèrent avec eux. Dès que cette image rapportée eut été vue, Timothée l'interprète et Manéthon le Sébennite conjecturèrent, d'après son Cerbère et son dragon, que c'était une statue de Pluton, et ils persuadèrent à Ptolémée que ce ne pouvait être une autre statue que celle de Sarapis. Dans l'endroit d'où elle venait, elle ne portait pas ce nom; mais arrivée à Alexandrie, ce fut ainsi qu'on la désigna, parce que c'est sous ce nom que les Egytiens adorent Sarapis. Ce que dit Héraclite le physicien, qu'Hadès et Bacchus sont un même dieu lorsqu'ils entrent l'un et l'autre en délire et en fureur, sert à confirmer cette opinion. Dire que le mot Hadès désigne l'âme enchaînée à un corps et livrée dans ce corps à une sorte de folie et d'ivresse, c'est avoir recours à une allégorie bien peu significative. Il est plus raisonnable de ne faire qu'un seul personnage d'Osiris et de Bacchus, de Sarapis et d'Osiris, lequel reçut ce dernier nom quand il changea de nature. C'est pour cela que Sarapis est un nom commun à tous, aussi bien que celui d'Osiris, comme le savent ceux qui ont été initiés à ces mystères.
[29] Il ne faut pas s'arrêter aux livres des Phrygiens, où il est écrit qu'une certaine Charops fut fille d'Hercule et que d'un autre fils de ce héros, d'Isæacus, naquit Typhon. On n'ajoutera pas, non plus, de croyance au récit de Phylarque, qui écrit que Bacchus le premier amena des Indes en Egypte deux boeufs, dont l'un s'appelait Apis, et l'autre, Osiris; que Sarapis est le nom de celui qui entretient l'ordre dans l'univers, du mot "saireein", qui suivant quelques-uns signifie "embellir", "ordonner". Ces assertions de Phylarque sont absurdes; et plus absurdes encore, celles des auteurs qui prétendent que Sarapis n'est pas le nom d'un dieu; que ce mot désigne le tombeau d'Apis; qu'il existe à Memphis certaines portes d'airain, appelées portes du Lethé et du Cocyte, lesquelles sont ouvertes lorsqu'on célèbre les funérailles d'Apis, qu'elles rendent un bruit sourd et rude; que c'est pour cela que tout fracas de l'airain qui retentit s'empare de nos facultés. Plus raisonnables sont ceux qui pensent que le mot Sarapis dérive de "Sevesthai" ou "Susthai", et qu'il exprime le mouvement général de l'univers. La plupart des prêtres veulent que ce nom soit un composé du mot Osiris et du mot Apis : établissant ainsi et voulant nous apprendre, qu'il faut voir en Apis une image figurée de l'âme d'Osiris. Pour moi, si le nom de Sarapis est égyptien, je pense qu'il signifie plaisir et gaieté ; et je me fonde, sur ce que les Egyptiens appellent "Sairei" leurs jours de réjouissance. En effet Platon assure que Hadès veut dire fils de la pudeur (g-aidou g-huion), parce que ce dieu est doux et facile pour ceux qui s'adressent à lui. Du reste, en langue égyptienne ii y a beaucoup de mots qui équivalent à des phrases entières. Ainsi, pour désigner le séjour souterrain dans lequel ils pensent que les âmes émigrent après la mort, ils ont le mot Amenthès, qui signifie recevant et donnant. Ce mot est-ili encore un de ceux qui, sortis autrefois de Grèce, furent transportés en Égypte? C'est ce que nous examinerons plus tard : dans ce moment, il s'agit de poursuivre l'explication qui nous occupe.
[30] Osiris et Isis passèrent de la classe des bons Génies dans celle des Dieux. Pour Typhon, de qui la puissance éclipsée et amoindrie ressemble à un mourant qui va rendre l'âme et qui se débat dans les convulsions de l'agonie, tantôt on le console et on le calme par des sacrifices, tantôt au contraire on le rabaisse et on l'humilie dans de certaines fêtes. Ainsi, l'on insulte les hommes qui ont les cheveux roux, et on jette un âne dans un précipice. C'est ce que font en particulier les Coptites , parce que Typhon était roux et qu'il partageait cette couleur avec les ânes. Les habitants de Busiris et ceux de Lycopolis ne font jamais usage de trompettes, trouvant que le son de ces instruments offre de la similitude avec le cri de l'âne. En général ils regardent ce dernier animal comme impur, comme démoniaque à cause de sa ressemblance avec Typhon. Dans les sacrifices qu'ils célèbrent au mois de payni et au mois de phaophi, ils font des gâteaux auxquels ils donnent la forme d'un âne lié; et dans le sacrifice qu'ils offrent au Soleil, ils recommandent à ceux qui adorent le Dieu de ne pas porter d'or sur leur personne, et de ne pas donner à manger à un âne. Il est évident, d'un autre côté, que les Pythagoriciens attribuent à Typhon la puissance d'un Génie.En effet, ils disent qu'il est né exactement à la moitié du nombre pair dont chaque partie égale représente 56. Ils supposent encore que le triangle représente la puissance de Pluton, de Bacchus et de Mars ; le carré, celle de Rhéa, de Vénus, de Cérès, de Vesta et de Junon ; le dodécagone celle de Jupiter, et le polygone de cinquante-six côtés, celle de Typhon. Telles sont, du moins, les traditions historiques consignées par Eudoxe.
[31] Les Egyptiens, parce qu'ils croient que Typhon était rouge, immolent les boeufs de couleur rousse; et ils observent cette condition d'une manière tellement scrupuleuse, que si l'animal a un seul poil noir ou blanc, ils pensent qu'il ne peut être immolé. Selon eux, ce n'est pas ce que les Dieux aiment qu'on doit leur sacrifier : ce sont, au contraire, tous les animaux qui ont reçu, à la suite de métamorphoses, les âmes d'hommes injustes et impies. C'est pour cela, qu'après avoir prononcé des imprécations sur la tête des victimes et la leur avoir tranchée, on la jetait autrefois dans le Nil, et qu'aujourd'hui on l'abandonne aux étrangers. Le boeuf qui devait être immolé était marqué d'un sceau par des prêtres appelés Sphragistes ; et ce sceau, s'il faut en croire l'historien Castor, représentait un homme à genoux, les mains ramenées derrière le dos, et à qui l'on met une épée sur la gorge. L'âne subit de même, comme nous l'avons dit, les peines de la ressemblance que lui donnent avec Typhon sa stupidité et son insolence, non moins que la couleur de son poil. Aussi, comme le roi de Perse qu'ils détestent le plus est Ochus à cause de son impiété et de ses souillures, ils lui ont donné le nom d'âne. Ochus, du reste, n'hésita pas à leur répondre : "Eh bien, cet âne se régalera de votre boeuf"; et il fit immoler Apis. Tel est le récit de l'historien Dinon. Mais ceux qui disent que Typhon, en abandonnant la bataille, monta sur un âne; que sa fuite dura sept jours, et qu'après avoir échappé il eut deux fils, Hierosolymus et Judæus, font intervenir évidemment, comme ceci le prouve, l'histoire du peuple juif au milieu de celle de l'Égypte.
[32] Telles sont les allégories que renferme cette explication. Mais remontons à d'autres origines, que justifient des conjectures mieux raisonnées; et examinons d'abord les plus simples. Elles ont pour auteurs ceux qui disent, comme les Grecs, que Saturne est la figure allégorique du Temps, et Junon, celle de l'Air ; que la naissance de Vulcain est le symbole du changement de l'air en feu. De même chez les Egyptiens, Osiris est le Nil qui s'unit avec Isis, ou la terre; Typhon, c'est la mer, dans laquelle disparaît et se disperse le Nil en s'y jetant ; toutefois, il y a réserve de la portion de ses eaux qui, reçue et conservée par la terre, sert à la féconder. Il existe en l'honneur d'Osiris une complainte religieuse, et dans cette complainte il est dit qu'étant né à gauche, Osiris périt à droite. Car les Egyptiens regardent l'Orient comme la face du monde, le Nord comme en étant la droite, et le Midi, la gauche. Or le Nil, qui coule en venant du Midi, est absorbé au Nord par la mer; et il est facile de concevoir que l'on dise qu'il prend naissance à gauche et qu'il va se perdre à droite. C'est pour cela que les prêtres ont la mer en horreur, et qu'ils appellent le sel "écume de Typhon". Une des interdictions qui leur sont commandées, c'est de ne point mettre de sel sur la table. Ils n'adressent jamais la parole à des pilotes, parce que ceux-ci pratiquent la mer et vivent de la mer. Pour le même motif ils ont une horreur prononcée contre le poisson, et le mot "haïr" se formule chez eux par la figure d'un poisson.
Ainsi à Saïs, dans le vestibule du temple d'Athéna, on voyait gravés un enfant, un vieillard, un épervier ; immédiatement après était dessiné un poisson, et à la suite de toutes ces figures, un hippopotame. C'étaient une série de symboles qui voulaient dire : « ô vous qui naissez à la vie, ô vous qui allez en sortir, Dieu déteste l'impudence. » En effet, l'enfant désigne la naissance, le vieillard, la cessation prochaine de la vie ; l'épervier, c'est Dieu ; le poisson, c'est la haine, à cause de la mer, comme nous l'avons dit, et l'hippopotame marque l'impudence: car on dit que cet animal, après avoir tué son père, s'accouple avec sa mère.
Du reste cette parole des Pythagoriciens : "la mer est une larme de Saturne", donne également à penser que la mer est un élément impur et qui ne s'associe pas avec les autres parties de la création. Ce sont là des explications tirées en quelque sorte du dehors et empruntées aux traditions vulgaires.
[33] Mais les plus éclairés d'entre les prêtres ne se contentent pas de dire qu'Osiris est le Nil, et que Typhon est la mer. Ils pensent qu'Osiris est le principe et la puissance d'où est formé l'humide, que c'est l'auteur de tout ce qui a vie, qu'il est l'essence des germes. Typhon, au contraire, est, selon eux, toute chaleur ignée, tout ce qui est sec, tout ce qui combat l'humide; et comme ils supposent, par conséquent, qu'il était rouge de cheveux et jaunâtre de teint, ils n'aiment pas du tout à se montrer avec des hommes de cette couleur; ils éprouvent, au contraire, une grande répugnance à se trouver dans leur compagnie. Mais Osiris, selon les traditions de la mythologie, est noir de peau, attendu que l'eau donne une teinte noire à tous les objets avec lesquels elle se mêle, à la terre, aux vêtements, aux nuages, et parce que dans les jeunes gens c'est l'abondance de l'humeur qui rend les cheveux noirs; tandis que la blancheur du poil est une sorte de pâleur produite par le dessèchement des humeurs, comme il se voit chez les vieillards. Le printemps est la saison où tout pousse, se développe, est riant; l'automne, faute d'humidité, est hostile à la végétation et cause des maladies chez les animaux. Le boeuf qu'on nourrit à Héliopolis, et qu'on appelle Mnévis (il est consacré à Osiris, et quelques-uns le croient même père d'Apis), ce boeuf est noir, et c'est après Apis celui qu'on honore en second. Autre fait : comme la terre d'Egypte est d'une couleur très noire et aussi foncée que la prunelle de l'oeil, ils donnent à cette contrée le nom de Chémia. Ils comparent cette terre à un coeur, vu qu'elle est chaude, qu'elle est humide, et qu'elle s'étend surtout au midi, par lequel elle est bornée, de même que le coeur est placé à gauche dans le corps humain.
[34] Ils disent que le soleil et la lune parcourent leur route perpétuelle non pas sur des chars, mais sur des bâtiments de navigation: signifiant par là, que c'est le principe humide qui les entretient et qui leur a donné naissance. Ils croient aussi que c'est des Egyptiens qu'Homère, et après lui Thalès, ont appris à établir l'eau comme principe générateur de tous les êtres. Ils veulent qu'Osiris soit l'Océan, qu'Isis soit Téthys, laquelle nourrit et entretient tout ce qui existe. Et en effet, les Grecs donnent à l'émission du sperme le nom d'Apusia, au coït celui de synusia. Le mot "hyios" (fils) vient de "hydor", eau, et de "hysai", pleuvoir. Bacchus est appelé Hyès, comme souverain de la puissance humide, et il n'est autre qu'Osiris. Car il paraît qu'Hellanicus a entendu le nom d'Osiris prononcé Hysiris par les prêtres égyptiens; c'est toujours ainsi qu'il persiste lui-même à nommer le Dieu, et cela, évidemment, à cause du mot hysis "humidités".
[35] Cette identité d'Osiris et de Bacchus, qui doit en être instruit mieux que vous, Cléa, puisque vous présidez les Thyades de Delphes, puisque votre père et votre mère vous ont initiée aux mystères d'Osiris? Si pour d'autres que pour vous il est nécessaire de produire des témoignages, laissons en leur lieu les explications qu'il est interdit de révéler. N'y en a-t-il pas qui sont d'une évidence incontestable? Les formalités avec lesquelles les prêtres ensevelissent le boeuf Apis quand ils apportent son corps dans une barque, diffèrent-elles en rien de ce qui s'observe aux fêtes de Bacchus? Ils se couvrent de peaux de faons, ils portent des thyrses, ils poussent des cris, ils s'agitent comme ceux qui sont possédés d'une sainte fureur aux orgies des Bacchanales. Aussi, dans la plupart des oeuvres composées par des artistes grecs les statues de Bacchus portent une tête de taureau ; et les femmes d'Élée, lorsque dans leurs prières elles invoquent sa présence, l'invitent à venir à elles "avec un pied de taureau". Chez les Argiens, Bacchus a le surnom de Bugène. On l'évoque, au son des trompettes, du milieu des eaux, en jetant dans l'abîme un agneau pour le portier des Enfers. Les trompettes sont dissimulées sous des thyrses, comme Socrate l'a dit dans son livre "Des cérémonies saintes". Ce qu'on rapporte sur les Titans et les fêtes nocturnes de Bacchus a pareillement un rapport sensible avec Osiris, qui est coupé par morceaux, qui revient à la vie, qui prend une nouvelle existence. Il en est de même pour ses sépultures. Les Egyptiens montrent en plusieurs endroits, comme nous l'avons dit précédemment, des tombeaux d'Osiris. Les Delphiens croient, de leur côté, que les restes de Bacchus sont recueillis chez eux, près de l'endroit où se rendent les oracles; et les Hosies offrent un sacrifice secret dans le temple d'Apollon, toutes les fois que les Thyiades réveillent le Licnite. Or, que Bacchus soit aux yeux des Grecs le dieu et le père non seulement du vin, mais encore de toute substance humide, c'est ce que suffit à prouver le témoignage de Pindare, quand il dit :
"Augmente encor les fruits que nous offre Pomone, 
O bienfaisant Bacchus, saint éclat de l'automne".
C'est pour cela qu'aux adorateurs d'Osiris il est défendu de détruire aucun arbre fruitier et d'obstruer aucune source.
[36] Mais ce n'est pas seulement le Nil, c'est encore toute espèce d'eau que l'on regarde en général comme découlant d'Osiris; et en l'honneur de ce Dieu, les processions des prêtres sont toujours précédées d'une aiguière. On désigne aussi par une feuille de figuier le roi Osiris et le climat du Midi, et l'on explique cet emblème en disant que la feuille du figuier renferme un principe d'humidité et de génération, et qu'elle paraît avoir quelque ressemblance avec un membre viril. Quand on célèbre la fête des Pamylies, qui, comme nous l'avons dit déjà, est celle du Phallus, on expose aux regards et on promène une statue dont le membre viril a trois fois la grandeur ordinaire. Car Dieu est le principe par excellence, et tout principe multiplie, par génération, ce qui vient de lui. Du reste, pour exprimer la pluralité, nous avons aussi coutume d'employer le nombre trois, comme quand nous disons «trois fois heureux», et :
"Triples étaient ces noeuds ...".
A moins, par Jupiter, que le mot "triple" ne fût employé par les anciens dans son sens propre. En effet, la substance humide qui dès l'origine a été le principe générateur de toute chose, produisit d'abord trois éléments, la terre, l'air et le feu. Ce qu'on a ajouté à la teneur du récit mythologique, à savoir que Typhon jeta dans le Nil les parties sexuelles d'Osiris, qu'Isis ne put les retrouver, mais qu'elle fit et dressa une image à leur ressemblance en ordonnant de les honorer et de porter en pompe un Phallus, ce détail ajouté a pour but de nous apprendre que la faculté génératrice et reproductrice chez Dieu tient son premier principe de l'humidité, et s'est communiquée par la vertu de cette humidité à tout ce qui est capable de produire. Une autre tradition a cours en Égypte : c'est que Apopis, qui était frère du Soleil, avait déclaré la guerre à Jupiter. Osiris vint au secours du maître des Dieux, et mit avec lui l'ennemi en fuite. Jupiter alors l'adopta pour son fils, et l'appela Dionysus. Mais il est facile de montrer que le fabuleux de ce récit cache une vérité toute physique. En effet les Egyptiens donnent au vent le nom de Jupiter, et le vent a pour ennemis la sécheresse et le feu, lesquels, sans être précisément le soleil, ont quelque affinité avec le soleil. Or l'humidité, neutralisant l'excès de la sécheresse, augmente et fortifie les exhalaisons qui alimentent le vent et qui lui donnent de la force.
[37] Autre chose encore : le lierre est consacré à Bacchus par les Grecs; et cette plante se nomme en égyptien « chenosiris », mot dont le sens est "plante d'Osiris". Ariston, qui a écrit l'histoire d'une émigration athénienne, a eu occasion de prendre connaissance d'une certaine lettre d'Alexarque; et dans cette lettre il était dit que Bacchus, fils de Jupiter et d'Isis, est appelé par les Egyptiens non pas Osiris, mais Asiris (avec un alpha), ce qui signifie dans leur langue force et puissance Ceci est confirmé par le témoignage d'Herméus, qui dans son premier livre sur les Égyptiens nous donne une semblable explication du mot Osiris. Je pourrais produire, à titre de preuve, le témoignage de Mnaséas, qui prétend que Bacchus, Osiris et Sarapis sont différents noms d'Epaphus. J'omets aussi Anticlide, lequel affirme qu'Isis était fille de Prométhée, et qu'elle fut mariée à Bacchus. Mais les ressemblances que nous avons signalées dans leurs fêtes et leurs sacrifices sont de nature à convaincre plus clairement que tous les témoignages.
[38] Entre les astres le Sirius est par les Egyptiens consacré à Isis, parce qu'il amène l'humidité. Ils adorent aussi le Lion, et ils ornent de gueules de lion ouvertes les portes des temples, parce que le Nil déborde "Quand le soleil déjà s'approche du Lion". Comme le Nil, à leurs yeux, découle d'Osiris, de même ils sont convaincus que le corps d'Isis est la terre; non pas la terre tout entière, mais la partie que le Nil envahit en la fécondant et en se mêlant avec elle. C'est de cette union qu'ils font naître Horus. Horus n'est autre chose que la température et la disposition de l'air ambiant, grâce auquel toutes choses sont entretenues et nourries. Cet Horus fut, dit-on, élevé par Latone dans les marais qui avoisinent Butus; car une terre bien humide et profondément trempée d'eau alimente mieux que toute autre les exhalaisons qui neutralisent ou tempèrent la sécheresse et la chaleur. Ils désignent sous le nom de Nephthys les parties extrêmes de la terre d'Égypte, celles qui sont voisines de la mer et qui en sont baignées. Aussi donnent-ils également à cette Nephthys le nom de Teleutéenne, et ils disent qu'elle est mariée à Typhon. Lorsque le Nil, dans ses débordements immenses, atteint jusqu'à ces parties extrêmes, on appelle cela l'adultère d'Osiris avec Nephthys, rapprochement qui se révèle par les végétaux que l'on voit croître alors. Parmi eux se trouve le mélilot ; et l'on raconte que c'est en volant cette plante tombée et laissée là, que Typhon reconnut l'outrage fait à ses droits d'époux. Ainsi donc Isis fut la mère légitime d'Horus, mais Anubis naquit de l'adultère clandestin commis par Nephthys. Quoi qu'il en soit, dans le dénombrement des rois il est rapporté que Nephthys, après avoir épousé Typhon, resta d'abord' stérile. S'il s'agit, non pas de la stérilité d'une femme, mais de celle de la Déesse , on a voulu désigner une stérilité de sol et une infertilité compléte causée par le voisinage de la mer, voisinage essentiellement infécond.
[39] Les embûches dressées par Typhon et sa tyrannie ne représentaient rien autre chose que l'intensité de la sécheresse, laquelle neutralise et absorbe l'humidité qui donne naissance au Nil et produit ses débordements. La reine d'Éthiopie qui vient en aide à Typhon, désigne d'une manière allégorique les vents du sud, soufflant d'Éthiopie. Car lorsque ces vents sont plus forts que les Étésiens, qui poussent les nuages du côté de l'Éthiopie, et qu'ils arrêtent les cataractes de pluies destinées à grossir le Nil, alors Typhon est maître. Il brûle tout, il maîtrise complétement le Nil qui, au contraire, coule faible et resserré : ce n'est plus qu'un filet d'eau caché au fond des terres et bien humble, que Typhon rejette dans la mer. En effet, ce qu'on dit du corps d'Osiris renfermé dans le cercueil ne semble désigner autre chose, que l'affaissement des eaux du Nil et leur disparition. Aussi dit-on qu'Osiris disparut au mois d'Athyr, parce que c'est l'époque où, les vents Étésiens ne soufflant plus du tout, le Nil se retire et laisse la contrée à découvert. C'est alors que les nuits deviennent plus longues, que l'obscurité augmente et prévaut sur la lumière dont elle triomphe. Les prêtres se livrent à plusieurs cérémonies lugubres. Entre autres, ils ont un boeuf d'or, qu'ils couvrent d'un vêtement de lin teint en noir. C'est un symbole du deuil de la Déesse : car ils regardent aussi bien le boeuf que la terre comme étant l'image d'Isis ; puis ils montrent ce boeuf au public durant quatre jours, à partir du dix-sept de ce mois. Ces quatre jours de deuil ont chacun leur objet. Le premier, on déplore la défaillance et la retraite du Nil; le deuxième, l'extinction des vents du Nord, complétement abattus par la supériorité de ceux du Midi; le troisième, la diminution des jours, dont la durée est moins longue que celle des nuits; enfin le dernier jour, on se lamente sur la nudité du sol et sur le chétif aspect des arbres, qui se dépouillent à ce moment de toutes leurs feuilles. Le dix-neuvième jour, quand vientrent les ténèbres, on se rend sur le bord de la mer. Là les stolistes et les prêtres tirent de son réduit le coffre sacré contenant un petit vase en or dans lequel ils versent de l'eau douce. Puis l'assistance jette un grand cri, comme pour faire comprendre qu'Osiris est retrouvé. Après cela ils détrempent de la terre végétale avec l'eau, en y mêlant des aromates et des parfums des plus précieux; et de cette terre ils pétrissent une petite figure qui a la forme d'un croissant. Ils l'habillent d'une robe, ils la parent, et font ainsi voir clairement qu'ils regardent ces deux divinités comme étant l'essence, l'une de la terre, l'autre de l'eau.
[40] Quand Isis reconquiert Osiris et qu'elle hâte le développement des forces d'Horus au moyen des exhalaisons, des vapeurs et des nuages qui le rendent vigoureux, elle a triomphé de Typhon, mais elle ne le fait pas périr. En sa qualité de maîtresse souveraine de la terre, elle n'a garde de permettre l'anéantissement complet de la substance contraire à l'humidité : elle se contente de la relâcher et de la détendre, parce qu'elle veut laisser subsister une sorte de tempérament, et qu'elle sait que l'univers ne serait pas complet si le principe igné venait à manquer et à disparaître. Bien qu'une pareille interprétation ne manque pas de vraisemblance, on ne doit pas rejeter non plus cet autre propos, à savoir que Typhon était anciennement maître de ce qui constitue le partage d'Osiris. En effet l'Egypte a été une mer. C'est pour cela que dans les mines et dans les montagnes on trouve encore aujourd'hui un grand nombre de coquillages. Toutes les fontaines, tous les puits, et il y en a beaucoup, contiennent une eau amère et salée, sorte de reste, ou résidu, de la mer qui séjourna autrefois dans ces lieux. Horus, avec le temps, a triomphé de Typhon. Cela veut dire, qu'une heureuse abondance de pluies étant survenue, le Nil refoula la mer, mit la plaine à nu, et la remplit successivement de nouveaux amas de terre. Une preuve qui vient à l'appui de cette opinion, c'est que maintenant encore, lorsque le fleuve apporte un limon frais et ajoute de nouvelles couches de terre, nous voyons la mer se retirer insensiblement en arrière, et ses flots reculer devant les parties basses du sol, qui acquièrent de la hauteur à la suite des alluvions. Ainsi Pharos, qui est chantée par Homère comme étant à une journée de marche de l'Egypte, fait aujourd'hui partie de cette même Égypte. Est-ce à dire que l'île se soit déplacée, qu'elle soit remontée plus près des terres? Non c'est que l'espace de mer intermédiaire a été comblé grâce à ce que le fleuve a créé et entretenu un continent nouveau. Mais ces explications ressemblent aux interprétations théologiques données par les Stoïciens. Ils disent que l'esprit générateur et nutritif est Bacchus; que l'esprit qui frappe et divise, est Hercule ; que celui qui a la propriété de recevoir, est Ammon; que l'esprit qui s'insinue à travers la terre et dans les fruits est Cérès; qu'enfin celui qui circule dans le sein de la mer, c'est Neptune.
[41] D'autres mêlent à ces idées de physique quelques considérations tirées de la connaissance de l'astronomie. Ils veulent que Typhon soit le monde solaire, et Osiris le monde lunaire ; que la lune, dont la lumière a la propriété de produire et d'humecter, favorise la génération des animaux et la végétation des plantes ; que le soleil, grâce à son feu dévorant, ait pour mission d'échauffer et de sécher les êtres et les végétaux; que ce soit lui qui, par sa chaleur extrême, rende tout à fait inhabitable la plus grande partie de la terre, l'emportant le plus souvent sur la lune elle-même. C'est pour cela que les Égyptiens donnent toujours à Typhon le nom de Seth, qui signifie "force prédominante", "violence exercée". Selon leur mythologie, Hercule, installé dans le soleil, tourne avec cet astre, et Mercure tourne avec la lune. Les influences de cette dernière ressemblent en effet à des oeuvres de raison et de sagesse, celles du soleil sont comme des coups, et ont un caractère de force et de violence. Ainsi les Stoïciens disent, que les feux du soleil ont été allumés par la mer et s'alimentent d'elle, tandis que les fontaines et les lacs envoient à la lune de douces et molles exhalaisons.
[42] C'est au dix-septième jour du mois d'Athyr que la mythologie égyptienne place la mort d'Osiris: c'est l'époque où la pleine lune est surtout visible. Aussi les Pythagoriciens appellent-ils ce jour « interposition », et ont-ils pour ce nombre dix-sept une complète répugnance. En effet, entre le carré seize et le rectangle dix-huit, qui sont les seuls nombres plans dont il se trouve que les périmètres soient égaux à leurs aires, vient tomber le nombre dix-sept, qui disjoint ces deux nombres, s'interpose entre eux, et divise leur rapport, lequel est sesqui-octave, en deux parties inégales. Osiris a, selon les uns, vécu, selon les autres, régné, vingt-huit ans; et c'est précisément pendant vingt-huit jours qu'on voit la lumière de la lune : c'est ce laps de temps qu'elle met à opérer sa révolution. Quand vient la cérémonie qu'on appelle les funérailles d'Osiris, on coupe du bois avec lequel on fabrique un coffre en forme de croissant, parce que la lune a cette figure lorsqu'elle se rapproche du soleil au point d'être cachée à nos yeux. Les quatorze parties en lesquelles Osiris est coupé marquent, suppose-t-on, le nombre des jours pendant lesquels la lune décroît, depuis son plein jusqu'à ce qu'elle se renouvelle. Le jour où elle reparaît pour la première fois après s'être dégagée de l'éclat du soleil et avoir dépassé cet astre, s'appelle « bien qui n'est pas parfait ». Car Osiris est essentiellement bienfaisant, et son nom, qui a plusieurs sens, n'exprime pas moins fortement l'idée d'activité et de bienfaisance. Du reste, l'autre nom qu'ils donnent à ce dieu, à savoir celui d'Omphis, veut dire bienfaiteur, suivant l'interprétation qu'en donne Herméus.
[43] Ils pensent qu'aux phases de la lune correspondent jusqu'à un certain point les accroissements du Nil. La plus grande hauteur de ses eaux à Eléphantine est de vingt-huit coudées; et c'est le nombre juste de jours que la lune met à faire chaque mois sa révolution lumineuse. La moindre hauteur, à Mendès et à Xoïs, en est de six coudées, et répond aux six jours pendant lesquels la lune gagne son premier quartier. La hauteur moyenne, qui se produit à Memphis, et qui est de quatorze coudées quand elle est régulière, se rapporte à la pleine lune. Apis est, disent-ils, l'image vivante d'Osiris; il naît au moment où une lumière fécondante part de la lune et vient toucher la génisse dont les désirs sont excités. C'est pour cela encore qu'Apis a plusieurs traits de ressemblance avec les formes de la lune : la blancheur de son corps étant noircie çà et là de taches sombres. De plus, à la nouvelle lune du mois Phamenoth on célèbre une fête qu'on appelle « l'entrée d'Osiris dans la lune » c'est au commencement du printemps. Ainsi ils placent la puissance d'Osiris dans cet astre, et lui donnent pour femme Isis, qui est la faculté génératrice. C'est pour cela aussi qu'ils appellent la lune « mère du monde », et qu'ils lui supposent les deux sexes, parce que fécondée et rendue mère par le soleil, elle pénètre l'air à son tour et y répand des principes de fertilité. En effet, disent-ils, l'influence destructive dont jouit Typhon ne domine pas toujours. Souvent elle est vaincue, enchaînée par la faculté génératrice ; puis elle reprend le dessus, et fait la guerre à Horus. Or celui-ci est le monde terrestre, qui n'est jamais complétement dépouillé ni de la puissance de détruire ni de celle de créer.
[44] D'autres croient que ces fictions désignent énigmatiquement les éclipses. Selon eux la lune s'éclipse quand elle est dans son plein; et le soleil se trouvant avec elle en opposition, elle tombe dans l'ombre de la terre, comme on dit qu'Osiris tomba dans le coffre. A son tour la lune, au trentième jour du mois, cache et obscurcit le soleil sans toutefois l'anéantir complètement, de même qu'Isis ne fait pas non plus périr Typhon. Lorsque Nephthys met Anubis au monde, Isis se trouve être dessous; car Nephthys désigne ce qui est sous terre et qu'on ne voit pas ; Isis, ce qui est au-dessus de la terre et qu'on peut voir. Le cercle qui divise ces deux hémisphères, lequel est appelé horizon, et qui se trouve commun à l'un et à l'autre, reçoit le nom d'Anubis. On le compare à la figure d'un chien, parce que le chien voit pendant la nuit aussi bien que pendant le jour. Anubis paraît avoir chez les Égyptiens les mêmes attributions qu'Hécate chez les Grecs, attendu qu'il est à la fois terrestre et olympien. Il est des gens à qui il semble qu'Anubis soit Saturne; et, par conséquent, comme il engendre tout de lui-même, comme il conçoit tout dans son propre sein, il a reçu le nom de chiens. C'est encore en raison de cela que pour les adorateurs d'Anubis le mot "chien" est un de ceux qu'ils ne doivent pas prononcer. Autrefois cet animal recevait en Egypte les plus grands honneurs. Dans la suite, Cambyse ayant tué le boeuf Apis et l'ayant fait jeter à la voirie, aucun autre animal ne s'en approcha et n'en voulut goûter : le chien seul y toucha. Dès lors il perdit le privilège qu'il avait d'être le premier et le plus honoré entre tous les animaux. Il y en a qui donnent le nom de Typhon à l'ombre de la terre quand la lune s'immerge dans cette ombre et s'y éclipse.
[45] Par suite de tout cela, il ne paraît pas déraisonnable de dire, que si en particulier chacune de ces explications est inadmissible, prises toutes ensemble elles deviennent justes. En effet ce n'est pas la sécheresse, le vent, la mer, les ténèbres, mais tout ce que la nature contient de parties nuisibles et destructives, que représente Typhon. Il ne faut pas faire résider dans des corps inanimés les premiers principes de l'univers, comme le voulaient Démocrite et Épicure. Il ne faut pas non plus supposer, avec les Stoïciens, une raison, une providence unique, qui, ayant créé une matière sans propriétés, domine et maîtrise l'ensemble des mondes. Il est impossible en effet qu'il y ait rien de mauvais si Dieu est l'auteur de toutes choses, ou qu'il y ait quoi que ce soit de bon si Dieu n'est l'auteur de rien. L'harmonie du monde est, selon Héraclite, le résultat de mouvements contraires, comme se détend et se tend une lyre ou un arc. Euripide a dit de même :
"Le bien d'avec le mal ne peut se séparer : 
C'est l'union des deux qui fait tout prospérer".
Aussi existe-t-il une opinion qui se rattache à la plus haute antiquité, et qui des fondateurs de religions et des législateurs est descendue aux poètes et aux philosophes. Le premier auteur en est resté inconnu ; mais c'est une croyance qui a pris de la force et qu'il serait difficile de déraciner, attendu qu'on la retrouve non seulement dans les entretiens et dans les traditions, mais encore dans les cérémonies religieuses, et dans les sacrifices chez les Barbares, comme chez les Grecs. Cette opinion enseigne, que l'univers ne flotte pas au hasard dans le vide, sans intelligence et sans direction; que ce n'est pas, non plus, une raison unique qui lui commande et le dirige comme avec un gouvernail ou comme par un frein auquel il obéisse; mais que la plus grande partie en est un composé de mal et de bien; ou plutôt, que rien, à vrai dire, dans la nature n'est exempt de mélange. Ce n'est pas un même sommelier qui, puisant à deux tonneaux des vins différents, les combine et les distribue à tous comme ferait un cabaretier : et les vins, ici, ce sont les divers événements. Non : il y a deux principes opposés, deux forces contraires, dont l'une marche à droite et en ligne directe, dont l'autre tire à gauche et en lignes brisées. De là ce mélange, qui caractérise la vie et qui caractérise le monde, sinon dans leur entier, au moins pour ce qui est de notre globe terrestre et sublunaire. Est-il quelque chose de plus irrégulier que ce globe, de plus divers, de plus sujet à mille changements? Car si rien ne doit originellement se faire sans cause, et si, d'un autre côté, un être bon ne peut produire rien de mauvais, il faut qu'il y ait dans la nature un principe particulier, qui soit l'auteur du mal, comme il y en a un pour le bien.
[46] C'est là une opinion adoptée par le plus grand nombre et par les plus sages. Les uns pensent qu'il existe deux divinités en quelque sorte rivales, dont l'une produit les biens et la seconde, les maux. D'autres appellent Dieu le meilleur de ces principes, et Démon le plus mauvais. C'est la doctrine du mage Zoroastre, lequel vécut, dit-on, cinq mille ans avant la guerre de Troie. Il donnait au Dieu le nom d'Oromase, et au Démon celui d'Arimane. Il ajoutait, qu'entre les choses sensibles c'était à la lumière que le premier ressemblait le plus, le second, au contraire, aux ténèbres et à l'ignorance; que Mithra tenait le milieu entre ces deux principes ; d'où vient, que les Perses donnent aussi à Mithra le nom de Mesitès. Pour l'un Zoroastre enseigna des sacrifices de prières et d'actions de grâces, pour l'autre, des cérémonies lugubres destinées à détourner les maux. Et en effet, les Perses pilent dans un mortier une certaine herbe appelée "omômi", et ils invoquent en même temps Hadès et les ténèbres. Ensuite, ayant mêlé à cette herbe le sang d'un loup égorgé, ils emportent la mixture et la jettent dans un lieu où le soleil ne pénètre jamais. Car ils pensent que parmi les végétaux les uns appartiennent au Dieu bon, les autres au Démon méchant. De même parmi les animaux, ils regardent les chiens, les oiseaux et les hérissons de terre comme appartenant au Dieu bon, et les hérissons de rivière au Démon méchant. Voilà pourquoi ils estiment heureux celui qui a mis à mort le plus grand nombre de ces derniers.
[47] Du reste, eux aussi débitent beaucoup de fables sur les Dieux. En voici une entr'autres. Oromase né de la plus pure lumière, et Arimane né des ténèbres sont en guerre l'un contre l'autre. Oromase a produit six dieux, dont le premier est celui de la bienveillance; le deuxième, celui de la vérité ; le troisième, de la légalité ; le quatrième, de la sagesse ; le cinquième, de la richesse ; enfin le sixième est le dieu qui a le privilége de créer les jouissances attachées aux bonnes actions. Arimane en a produit un nombre égal, comme destinés à être leurs antagonistes. Ensuite Oromase, s'étant donné à lui-même un accroissement triple, est allé se mettre à une distance aussi grande du soleil que celle qui sépare cet astre de la terre, et il a orné le ciel de constellations; mais il a donné à une d'elles la prééminence sur toutes les autres, la constituant comme leur gardienne et leur inspectrice : c'est Sirius. Il a fait encore vingt-quatre autres dieux, et il les a placés dans un oeuf. Mais ceux qu'Arimane créa à son tour, et qui étaient pareillement au nombre de vingt-quatre, percèrent l'oeuf : par suite de quoi s'opéra le mélange des maux avec les biens. Un temps viendra, et il est déterminé, où Arimane, disent-ils, introduisant la peste et la famine, périra entièrement de toute nécessité, et disparaîtra par suite du ravage que ces fléaux exerceront. La terre ne sera plus qu'une vaste surface plane ; il n'y aura plus qu'une seule vie, qu'une seule forme de gouvernement; tous les hommes jouiront d'un bonheur parfait, et parleront la même langue. Théopompe dit, d'après les Mages, que durant trois mille ans l'un et l'autre de ces dieux est tour à tour dominateur et dominé ; que durant trois autres mille ans, ils combattront et feront la guerre l'un contre l'autre, détruisant mutuellement, leurs ouvrages respectifs. A la fin c'est Hadès qui aura le dessous : les hommes seront en possession du bonheur; ils n'auront pas besoin de nourriture, et ne projetteront point d'ombre. Le dieu qui aura produit de tels effets se reposera, et cessera d'agir pendant un laps de temps qui serait considérable, s'il s'agissait du sommeil d'un homme, mais qui pour un dieu n'est que médiocrement long. Voilà un aperçu de la mythologie des Mages.
[48] Les Chaldéens pensent que les planètes ont des dieux, parmi lesquels ils en désignent deux comme bienfaisants, deux comme malfaisants; les trois autres sont intermédiaires et participent de l'une et de l'autre disposition. Pour la doctrine des Grecs elle est à peu près connue de tout le monde : ils donnent à Jupiter Olympien le rôle de bienfaiteur. Hadès, au contraire, est une divinité dont il faut redouter l'influence. Ils disent dans leurs fables que de Vénus et de Mars est née la déesse Harmonie, Mars étant cruel et querelleur, Vénus, étant douce et féconde. Voyez comme les philosophes se conforment à ces traditions. Héraclite dit ouvertement de la guerre, que c'est la mère, la reine, la souveraine de tout; et que quand Homère souhaite de voir "De la terre et des cieux la Discorde bannie", ce poète ne se rappelle plus que c'est là une imprécation dirigée contre l'ensemble de tous les êtres existants, puisqu'ils sont le produit d'une lutte et d'une opposition. Héraclite ajoute, que le soleil ne franchira jamais les limites qui lui sont assignées; que, sinon, il trouverait des furies vengeresses disposées à faciliter la punition de sa désobéissance. Empédocle donne au principe qui produit le bien le nom d'amour et d'amitié : souvent encore il l'appelle "harmonie grave" ; et le principe pire, il le nomme
"Rixe féconde en maux, et discorde sanglante".
Les Pythagoriciens procèdent en employant un plus grand nombre de dénominations. Le principe du bien, ils l'appellent l'unité, le fini, le stable, le direct, l'impair, le carré, l'égal, le côté droit, le lumineux. Le principe du mal, c'est la dyade, l'infini, le mû, le courbe, le pair, l'oblong, l'inégal, le gauche, le ténébreux : de façon que ce soient là tous les principes de naissance. Anaxagore ne reconnaît que l'intelligence et l'infini; Aristote, que la forme et la privation. Platon, qui souvent parle en quelque sorte d'une manière énigmatique et voilée, donne à ces deux principes contraires le nom de « toujours le même » et de "tantôt l'un tantôt l'autre". Mais dans ses Lois, ouvrage écrit par lui dans un àge plus avancé, il renonce à l'énigme et à l'allégorie pour employer les mots propres; et il dit, que le monde n'est pas dirigé par une seule âme, qu'il en a peut-être un grand nombre, et à coup sûr deux pour le moins, dont l'une crée le bien, et dont l'autre, lui étant opposée, produit aussi des effets opposés. Il laisse encore une troisième nature intermédiaire, qui n'est privée ni d'âme, ni de raison, ni d'un mouvement à elle propre, comme quelques-uns l'ont pensé, mais qui est soumise aux deux autres principes dont nous avons parlé. Seulement cette nature se porte toujours vers le meilleur d'entre eux : elle y aspire, elle le poursuit. C'est ce que montrera la suite de notre discours, où nous ferons concorder spécialement la théologie égyptienne avec cette philosophie.
[49] En effet la naissance et la composition du monde où nous sommes est le produit d'un mélange de forces contraires, qui, à la vérité, ne sont pas également puissantes, mais dont la meilleure prévaut. Que l'élément mauvais disparaisse d'une manière complète, c'est chose impossible, attendu qu'il est inhérent par une foule de points au corps, par une foule de points à l'âme de l'univers, et que constamment il est en lutte opiniâtre avec le principe du bien. Dans cette âme du monde l'intelligence et la raison, qui est le guide et le maître de tout ce qui se fait de bien, c'est Osiris. Et dans la terre, dans le vent, dans l'eau, dans les astres, ce qui est réglé, constant, salutaire, par rapport aux saisons, aux températures et aux périodicités, tout cela découle d'Osiris : c'est de lui une image sensible. Typhon, au contraire, c'est tout ce qui dans l'âme du monde est passionné, titanesque, déraisonnable, frappé de stupidité, et tout ce qui dans ce même corps est périssable, maladif. Les désordres auxquels donnent lieu les irrégularités et les intempéries des saisons, les éclipses de soleil et de lune, sont en quelque sorte des écarts et des déchaînements de Typhon. C'est ce que prouve le nom de Seth, donné à Typhon : terme qui signifie domination, violence, et qui veut dire aussi brusque et fréquent retour, bonds immodérés. Il y a encore le mot Bébon, qui, au dire de quelques-uns, désigne un des satellites de Typhon; mais Manéthon prétend que c'est un autre nom de Typhon lui-même. Ce mot a le sens d'obstacle, d'empêchement : comme pour signifier que le cours naturel et légitime de toutes choses trouve un obstacle dans la puissance de Typhon.
[50] Aussi, entre les animaux privés lui a-t-on départi celui qui est le plus stupide, l'âne, et entre les sauvages, ceux qui sont les plus féroces, le crocodile et l'hippopotame. Nous avons précédemment exposé ce qui est relatif à l'âne. Pour ce qui est de l'hippopotame, on montre à Hermopolis une image de Typhon sous la forme de cet animal. Il a sur le dos un épervier qui se bat contre un serpent. L'hippopotame désignant Typhon, l'épervier marque la puissance et l'autorité que ce mauvais Génie acquiert souvent par la violence : autorité dont il ne se lasse pas d'abuser, dans sa malice, pour troubler les autres comme il est troublé lui-même. C'est pourquoi dans les sacrifices qu'on lui fait le septième jour du mois Tybi, jour appelé "retour d'Isis de la Phénicie", on ligure sur les gâteaux sacrés un hippopotame chargé de chaînes. Dans Apollinopolis une loi oblige chaque citoyen, sans exception, à manger du crocodile. A un jour fixé, ils en prennent à la chasse autant qu'ils peuvent, et après les avoir tués ils les jettent devant le temple du Dieu. Ils donnent pour motif, que Typhon échappa à Horus en prenant la forme d'un crocodile. Ainsi, tout ce qu'il y a de mauvais dans les animaux, dans les plantes, dans les passions, ils le regardent comme l'oeuvre de Typhon, comme faisant partie de son être, et comme étant le produit de ses mouvements. 

[51] Osiris est, à son tour, figuré par un oeil et un sceptre : le premier de ces emblèmes indiquant la prévoyance, et le second, l'autorité ; de même qu'Homère, en donnant à Jupiter, maître et roi de toutes choses, le nom de « suprême conseiller », semble faire allusion par le mot "suprême" à la puissance du Dieu, et par le mot « conseiller » à sa haute sagesse et à sa prudence. Souvent aussi ils figurent Osiris sous l'image d'un épervier : attendu que cet oiseau l'emporte sur les autres par la vivacité de son regard, la rapidité de son vol, et la petite quantité de nourriture dont il a besoin pour se soutenir. On dit de plus, que sur les corps non ensevelis l'épervier jette de la terre en voltigeant au-dessus d'eux; que quand il s'abat sur le Nil pour y boire il tient droite son aile, et qu'après avoir bu, il la baisse: manoeuvre par laquelle il fait voir qu'il est sauvé et qu'il a échappé au crocodile; car lorsque ce dernier l'a saisi, l'aile de l'oiseau reste droite comme elle était. Mais partout on trouve aussi Osiris représenté sous une forme humaine, ayant le membre viril dressé, à cause de sa vertu productive et nourricière. Ils couvrent ses images d'un voile couleur de feu, parce qu'ils regardent le soleil comme le corps du pouvoir bienfaisant, comme l'expression visible de l'essence intellectuelle. Il y a donc lieu de repousser l'opinion de ceux qui assignent à Typhon la sphère du soleil, puisqu'à Typhon ne saurait appartenir rien de brillant, de salutaire, ni régularité, ni création, ni mouvement ordonné et raisonnable, et que c'est le contraire qui compose ses attributs. Une chaleur excessive, qui fait périr nombre d'animaux et de plantes, ne doit pas être regardée comme l'effet du soleil; elle est, au contraire, produite par les vents et les eaux, qui se mêlent hors de saison sur la terre et dans les airs, toutes les fois que la puissance du principe irrégulier, la puissance du désordre, vient à commettre des excès et à étouffer les exhalaisons.
[52] Dans leurs hymnes sacrées en l'honneur d'Osiris, les Egyptiens invoquent « Celui qui est caché dans les bras du soleil » ; et le trentième jour du mois Epiphi, jour où la lune et le soleil sont en conjonction, ils fêtent « la naissance des yeux d'Horus », parce qu'ils regardent non seulement la lune, mais encore le soleil comme étant l'oeil et la lumière d'Horus. Le vingt-deux du mois phaophi, après l'équinoxe d'automne, on célèbre la naissance « des bâtons du soleil », pour désigner que cet astre a besoin d'être soutenu et affermi, parce que la chaleur et la lumière sont venues à lui faire défaut et qu'il s'éloigne obliquement de nous. De plus, au solstice d'hiver ils portent en procession une vache avec laquelle on fait sept fois le tour du temple. Cette allusion à la marche du soleil se nomme « recherche d'Osiris », parce que dans la saison d'hiver la Déesse est désireuse d'eau; et ce nombre de sept évolutions tient à ce que le soleil n'arrive du solstice d'hiver au solstice d'été que dans le septième mois. On dit aussi qu'Horus, fils d'Isis, fut le premier qui le quatrième jour du mois sacrifia au Soleil, comme il est rapporté dans le livre intitulé Anniversaires de la naissance d'Horus. Du reste, trois fois par jour ils brûlent des parfums en l'honneur du Soleil, de la résine au lever du jour, de la myrrhe à midi, et le soir un aromate appelé "Kyphi" : chacune de ces trois offrandes ayant une signification que j'expliquerai plus tard. Ils croient par toutes ces pratiques se rendre le Soleil propice et l'honorer. Mais est-il besoin de recueillir beaucoup de détails de ce genre`? Quelques-uns, en effet, disent ouvertement qu'Osiris est le Soleil, appelé Sirius par les Grecs, et que l'addition que les Égyptiens ont faite de l'article O devant ce dernier nom est la cause de toutes les difficultés. Pour Isis ils déclarent qu'elle n'est pas autre que la lune ; que de ses images où elle porte des cornes désignent la lune dans son croissant, que celles où elle est voilée de noir figurent ses éclipses et l'obscurité où elle tombe en cherchant le Soleil et en le poursuivant. Aussi dans leurs amours invoquent-ils la lune, et Eudoxe prétend que c'est Isis qui décide les conflits amoureux. C'est une opinion qui, après tout, n'est pas dénuée de vraisemblance. Pour ceux qui veulent que Typhon soit le Soleil, ils ne méritent pas même qu'on les écoute.
Revenons au sujet qui nous occupe spécialement.
[53] De la nature apte à recevoir toute génération Isis est la partie féminine. C'est en ce sens que Platon la nomme « nourrice » et « récipient universel ». Généralement on l'appelle « Myrionyme », parce que la raison la rend capable de prendre toutes espèces de formes et d'apparences. Elle a un amour inné pour l'être primitif, pour l'être qui a le pouvoir suprême sur toutes choses, et qui est le même que le Bien absolu. Elle le désire, elle le poursuit, fuyant au contraire et repoussant toute participation avec le principe du mal. Quoiqu'elle soit pour l'un et pour l'autre une matière, et comme un sol à eux livré, cependant un pente naturelle la porte toujours vers le principe du bien : c'est à lui qu'elle s'offre pour qu'il la féconde, pour qu'il verse en elle ses influences et ses sympathies. Elle est heureuse, elle tressaille, quand elle sent qu'elle est grosse de ces germes générateurs et qu'elle en est remplie. Car dans toute matière la production des êtres est l'image de la substance fécondée, et la créature est faite à l'imitation de l'être qui lui donne la vie.
[54] Ce n'est donc pas hors de propos que dans leur mythologie les Égyptiens disent que l'âme d'Osiris est éternelle et incorruptible, bien que son corps soit souvent déchiré par Typhon, qui en fait disparaître les lambeaux, et bien qu'Isis, errant à leur recherche, s'attache à les rajuster. Car l'Être par essence, la substance purement intelligible, souverainement bonne, est au-dessus de toute destruction et de tout changement. Il est vrai que par cet Être la matière sensible et corporelle est pétrie en quelque sorte en images, qu'il lui imprime des idées, des formes, des ressemblances, comme la cire reçoit la marque des cachets; mais ce ne sont pas des empreintes qui durent toujours. Ces formes, ces images se trouvent saisies par le principe désordonné et tumultueux, qui, relégué ici-bas loin des régions supérieures, combat contre Horus; et Horus est engendré par Isis pour être l'image sensible du monde intellectuel. Aussi Typhon ne manque-t-il pas, à ce qu'on dit, de contester la légitimité de la naissance d'Horus, prétendant que celui-ci n'est ni pur ni sincère. Il est bien vrai que le verbe, son père, est essentiellement simple, dégagé de passion, au lieu que l'union d'Horus avec la nature corporelle a mis dans sa naissance une sorte d'illégitimité. Mais il triomphe et devient vainqueur par le secours de Mercure, c'est-à-dire de la raison, qui atteste et qui prouve que la nature a formé le monde à l'image de la substance purement intelligible. En effet, en disant qu'Isis et Osiris étaient encore dans le sein de Rhéa lorsque ces deux divinités donnèrent naissance à Apollon, les Égyptiens font entendre qu'avant que notre monde fût devenu visible, avant que la raison eût donné une forme accomplie à la matière, celle-ci, dont l'imperfection native est évidente, recevait sa première naissance. Aussi disent-ils que ce dieu naquit au sein des ténèbres sans avoir tous ses membres ; et ils l'appellent le vieux Horus, attendu qu'il n'était pas le monde, mais une image et une apparence du monde qui devait un jour être formé.
[55] Quant au plus jeune Horus, qui est l'Horus déterminé, défini et parfait, il ne détruisit pas entièrement Typhon, mais il lui enleva sa force et son activité. C'est pour cela, disent-ils, qu'à Coptos la statue d'Horus tient dans une de ses mains le membre viril de Typhon. Leurs fables racontent aussi que Mercure, ayant ôté à Typhon ses nerfs, en fit des cordes pour la lyre. C'est une manière d'enseigner, que quand la raison organisa l'Univers elle y établit l'harmonie, la faisant succéder aux discordances. Elle n'anéantit pas le principe destructif, mais elle se contenta de le contrebalancer. Aussi ce principe est-il affaibli sur la terre, et il n'a pas toute son efficacité, mêlé qu'il est, et comme lié à des substances susceptibles d'affections diverses et de changements. Il n'en produit pas moins ici-bas des secousses et des tremblements, et au-dessus de nos têtes des sécheresses, des vents désordonnés, des ouragans mêlés d'éclairs et des foudres, Son influence pestilentielle s'étend sur les eaux et sur l'air qu'on respire. Il bondit et s'élance jusqu'au globe lunaire, troublant et obscurcissant plus d'une fois l'éclat de cet astre. Les Egyptiens le pensent du moins ainsi; et c'est ce qu'ils expriment en disant, que Typhon tantôt a frappé d'un coup Horus sur l'oeil, et tantôt le lui a arraché, l'a avalé, puis a rendu ce même oeil au soleil : car par ce coup ils entendent énigmatiquement la décroissance mensuelle de la lune; et par la privation entière de l'oeil, ils entendent l'éclipse totale de cette planète, éclipse que le soleil répare en éclairant de nouveau la lune, dès qu'elle s'est dégagée de l'ombre de la terre.
[56] Mais une nature plus parfaite et plus divine se compose de trois principes, qui sont, l'entendement, la matière, et le produit de leur combinaison, à savoir le monde, comme l'appellent les Grecs. Platon a coutume de donner à l'entendement les noms d'idée, de modèle, de père; à la matière, ceux de mère, de nourrice, de siége et de base de la génération ; et le produit de ces deux principes, il a coutume de dire que c'est "l'engendré, l'enfanté".
Il paraît probable que c'est au plus beau des triangles, au triangle rectangle, que les Égyptiens assimilent spécialement la nature de l'Univers; et, du reste, c'est de ce triangle que Platon semble s'être servi dans sa République, pour représenter le mariage sous une forme rectiligne. Dans ce triangle rectangle, un des côtés de l'angle droit est représenté par 3 ; la base l'est par 4, et l'hypoténuse, par 5. Or le carré de celle-ci est égal à la somme des carrés faits sur les deux côtés qui contiennent l'angle droit. Il faut donc concevoir, que le côté de l'angle droit représente le mâle, que la base du triangle représente la femelle, et que l'hypoténuse est le produit des deux; qu'ainsi Osiris est le premier principe, qu'Isis en reçoit les influences, et que Horus est le résultat de l'opération de `l'un et de l'autre. En effet 3 est le premier nombre impair et parfait ; 4 est le carré de 2, premier nombre pair; et 5, qui est composé de 3 et de 2, tient à la fois et de son père et de sa mère. Du mot pente (cinq) est dérivé le mot "panta" « univers », ainsi que le verbe "pempazô", qui signifie « compter avec les cinq doigts ». De plus, 5 élevé au carré donne un nombre égal à celui des lettres de leur alphabet et à celui des années que vivait le boeuf Apis. Les Égyptiens ont donc coutume d'appeler Horus Caimin, ce qui répond à « vu », parce que ce monde est sensible et visible. Pour Isis, elle est appelée tantôt Muth, tantôt Athyri, tantôt Methyer. Le premier de ces noms signifie mère, le deuxième, habitation d'Horus en ce monde (dans le même sens que Platon a dit « l'espace est le récipient de la génération ») ; le troisième est composé de deux mots qui veulent dire plein et cause : car la matière du monde est pleine, et elle se rattache à une cause essentiellement pure et bien ordonnée.
[57] Il peut se faire qu'Hésiode ne suppose pas d'autres principes que ceux-là, lorsqu'il donne pour créateurs de toutes choses le Chaos, la Terre, le Tartare et l'Amour, si toutefois nous substituons et attribuons, d'après cette donnée, le nom d'Isis à la Terre, d'Osiris à l'Amour, de Typhon au Tartare. Pour le Chaos, il semble qu'Hésiode ait voulu désigner par là quelque place et quelque endroit de l'univers. Le sujet même rappelle jusqu'à un certain point ici la fable que Socrate, dans le Banquet, raconte sur la naissance de l'Amour. La Pauvreté, dit Socrate, voulant avoir des enfants, vint se coucher près du Dieu de l'abondance pendant qu'il dormait. Des œuvres de ce dieu elle devint enceinte, et mit au monde l'Amour, dont la nature est mixte et multiple, attendu qu'il est né d'un père honnête, habile et sachant se suffire en tout, tandis que sa mère manque d'expédients, de ressources, et que dans son dénûment elle éprouve toujours le besoin de s'attacher avec obstination à quelque protecteur. En effet le Dieu de l'abondance n'est autre chose que le premier bien digne d'être aimé et recherché, le premier bien qui soit parfait et se suffise à lui-même. Par la Pauvreté, Socrate désigne la matière, qui de sa nature éprouve particulièrement le besoin du bien, et qui lors même qu'elle en a été fécondée, en désire toujours et en reçoit les influences. L'être né de ces deux principes, à savoir le monde ou Horus, n'est ni éternel, ni exempt d'affections, ni incorruptible; mais il renaît toujours; et grâce aux changements d'état, aux révolutions par lesquelles il passe, il est constamment jeune, et ne risque jamais d'être anéanti.
[58] Au reste il faut faire usage de ces fables, non pas pour y voir des enseignements qui aient toute la portée nécessaire, mais pour prendre dans chacune d'elles les traits de ressemblance qui se concilient avec notre sujet. Lors donc que nous parlons de la matière, il ne faut pas, conformément à l'opinion de certains philosophes, nous figurer un corps privé d'âme, incapable de rien produire, sans mouvement et sans activité propre. En effet, nous disons de l'huile que c'est une matière de parfum, de l'or que c'est une matière de statues ; mais ni l'huile ni l'or ne sont dépourvus de toute qualité. L'âme et l'entendement chez l'homme sont en quelque sorte matières de science et de vertu : nous les confions à la raison, pour que celle-ci les façonne et les dirige ; et quelques philosophes ont déclaré que l'âme est le siége des idées, et pour ainsi dire le moule des choses intelligibles. Il y en a même qui croient que le sperme chez la femme n'a aucune puissance, aucune propriété fécondante, et qu'il ne sert que de matière et d'aliment au foetus. Ceux qui adoptent cette opinion doivent aussi penser que la déesse Isis, s'unissant d'un commerce continuel avec le Dieu suprême, et étant pénétrée d'amour pour tant d'excellence et de perfection, est loin de lui manifester jamais la moindre résistance. Leurs rapports sont ceux d'un époux légitime et consciencieux qui aime sa moitié, et d'une femme honnête qui, lors même qu'elle jouit toujours de son époux, ne laisse pas que d'être amoureuse de lui. Ainsi la Déesse recherche constamment son divin époux, se rapproche de lui, et se remplit des plus parfaites, des plus pures essences qu'il laisse émaner.
[59] Mais lorsque Typhon vient à s'emparer brusquement des extrémités de la matière, alors on dit qu'Isis paraît en proie à la plus sombre affliction. Elle cherche les restes, les moindres lambeaux d'Osiris; elle les recueille dans les plis de sa robe. C'est ainsi qu'elle reçoit et qu'elle cache les substances périssables, pour les faire sortir de nouveau par une seconde naissance et les reproduire de son sein. Car les raisons, les images, les émanations de la Divinité qui brillent au ciel et dans les astres conservent un état permanent ; mais il y en a d'autres qui sont disséminées dans les parties de la matière soumise à des modifications, à savoir sur la terre, dans la mer, dans les plantes, dans les animaux. Toutes celles-là se décomposent, s'anéantissent, s'ensevelissent, pour reparaître souvent de nouveau et se montrer au jour, grâce à une seconde naissance. C'est pour cela que la fable dit que Typhon se rapprocha de Nephthys, et qu'Osiris eut également avec celle-ci un commerce secret : car les dernières parties de la matière que les Égyptiens appellent Nephthys et Teleuté, sont plus que les autres dominées par le principe destructeur. Mais le principe qui engendre et conserve ne répand sur ces parties qu'un germe faible et languissant, neutralisé par Typhon. Les portions que recueillit Isis sont les seules qui soient conservées, parce qu'elle les nourrit et leur donne de la consistance.
[60] Mais en général le mieux est de penser, comme Platon et Aristote, que vers Horus tend la faculté génératrice et conservatrice, pour assurer l'existence des êtres, tandis que la faculté qui corrompt et détruit est repoussée par ce même Horus pour rentrer dans le néant. Le nom d'Isis est donc donné à la Déesse, à cause du mot "iesthai" (s'avancer), parce qu'elle procède et agit avec science, parce qu'elle représente un mouvement animé et dirigé par la réflexion. Ce n'est pas un nom d'origine barbare ; mais de même que l'appellation commune à tous les dieux, "théos", a été formé des deux mots "théasthai," « regarder » et "thés", « courir : » de même le nom de la déesse est composé des deux mots « science et mouvement » ; et chez nous, comme chez les Égyptiens, elle est appelée Isis. Platon dit encore que pour désigner la substance ("ousia"), les anciens se servaient du mot « Isia », et que les mots "noésis" « intelligence », "phronêsis" « prudence », composés de "nous" « intelligence », de "phora" « élan » et de "kinêsis" mouvement, indiquent que ces facultés sont produites par l'élan, le mouvement, l'essor de l'âme ; qu'enfin les mots "synienai" « comprendre », "to agathon" « le bien », "arétê" « vertu », viennent des mots "ienai" « aller », "thêo" « courir », "rhéô", «couler»; et que, réciproquement, les mots contraires désignent, avec un sens injurieux, le mal qui arrête la nature, qui l'entrave, l'enchaîne et l'empêche de s'élancer et de marcher : ce sont les mots "Kakia" «vice »; "aporia" « indigence»; "deilia" « lâcheté » ; "ania" « découragement, douleur ».
[61] Quant au nom d'Osiris, il se compose des deux mots "Osios" « saint », et "hiéros" « consacré ». En effet, il y a un rapport commun entre les substances qui sont dans le ciel et celles qui sont dans l'enfer. Or celles-ci étaient appelées par les anciens « consacrées », et les premières on les nommait habituellement « saintes ». Le Dieu qui fait connaître les substances célestes, et qui est la raison de ce qui se passe dans les régions d'en haut, s'appelle Anubis et quelque-fois Hermanubis. Le premier nom désigne les relations du Dieu avec le monde supérieur, le second, ses rapports avec l'inférieur. Aussi lui sacrifie-t-on tantôt un coq blanc, tantôt un coq de couleur jaune, emblèmes l'un de pureté, et l'autre de mélange et de diversité. Du reste, il ne faut pas s'étonner de ces noms formés à la façon grecque. Il en est un grand nombre d'autres qui sont sortis de la Grèce avec des émigrants, et qui s'étant naturalisés chez des nations étrangères y subsistent encore aujourd'hui. Quelques-uns ont été par les poètes rappelés de cette proscription ; mais ils sont accusés comme introducteurs de barbarismes par ceux qui donnent à ces mots le nom de gloses, ou termes étrangers. Dans les livres appelés "livres de Mercure" il est, dit-on, écrit au sujet des noms sacrés, que la Puissance préposée aux révolutions du soleil est appelée Horus par les Egyptiens, et Apollon par les Grecs; que celle qui préside à l'air est appelée par les uns Osiris, par les autres Sarapis, par d'autres Sothi, qui est le nom égyptien. Or ce dernier mot signifie « grossesse », ou « être grosse ». En grec son équivalent est "kuésis, kuein", d'où, par altération du mot, on a appelé en grec "kuôn" « chien », la constellation que l'on regarde comme spécialement consacrée à Isis. Sans doute, il ne faut pas tenir à faire triompher son opinion en matière d'étymologies ; toutefois j'accorderai plutôt à la langue égyptienne ce mot de Sarapis que celui d'Osiris. Le premier est étranger, le second est grec; mais je pense que l'un et l'autre désignent un seul dieu, une faculté unique.
[63] Le sistre indique aussi que tous les êtres doivent être agités sans que rien fasse cesser leur mouvement, et qu'il faut en quelque sorte les secouer, les réveiller de leur état de marasme et de torpeur. Ils prétendent en effet qu'au bruit des sistres Typhon est détourné et mis en fuite. On donne à entendre par là, que le principe de corruption entrave et arrête le cours de la nature, au lieu que la cause génératrice, par le moyen du mouvement, la dégage et lui rend toute sa force. La partie supérieure du sistre est d'une forme convexe, et à ce sommet sont fixées les quatre choses qui se secouent. Car la portion du monde qui est engendrée et qui doit périr est contenue dans la sphère de la lune; et dans cette portion tous les mouvements, toutes les variations éprouvées sont l'effet de la combinaison des quatre éléments, le feu, la terre, l'air et l'eau. Au sommet de la convexité du sistre est ciselé un chat à face humaine; et au bas de l'instrument, au-dessous des choses que l'on secoue, se voient d'un côté le visage d'Isis, et de l'autre celui de Nephthys. Par ces deux emblèmes on désigne la naissance et la mort, qui sont les mutations diverses et les mouvements subis par les quatre éléments. Le chat représente la lune, à cause de la variété de ses couleurs, de son activité pendant la nuit et de sa fécondité. Car cet animal, dit-on, porte la première fois un petit, puis deux, puis trois, puis quatre, ensuite cinq, et jusqu'à sept; de sorte qu'en tout il va jusqu'à vingt-huit, nombre égal à celui des jours de la lune. Ceci est peut-être par trop fabuleux ; mais il paraît toutefois que dans les yeux du chat les prunelles se remplissent et se dilatent à la pleine lune, tandis qu'elles se contractent et diminuent au décours de cet astre. Quant à la figure humaine donnée à ce chat, elle indique l'intelligence et la raison qui préside aux changements de la lune.
[64] Pour résumer en peu de mots, on est mal fondé à croire que l'eau, le soleil, la terre, le ciel soient Osiris et Isis; et, d'un autre côté, que le feu, la sécheresse et la mer soient Typhon. Il y a une explication plus simple. Tout ce qui, dans ces substances, manque de mesure et de régularité, soit par excès, soit par défaut, on doit l'attribuer à Typhon; mais ce qui est ordonné, ce qui est bon et utile, regardons-le comme l'ouvrage d'Isis : honorons-le, vénérons-le comme l'image, la représentation, l'idée d'Osiris, et nous ne saurions commettre d'erreur. Il y a mieux : nous ferons cesser l'incrédulité et les incertitudes d'Eudoxe, qui ne peut s'expliquer pourquoi ce n'est pas à Cérès qu'est attribué le soin de présider aux ébats amoureux, mais à Isis; pourquoi Bacchus n'a pas le pouvoir de faire déborder le Nil, ni celui de régner sur les morts. Selon nous, c'est une même, une commune intelligence qui fait présider Isis et Osiris à ce qui est la part du bien. Tout ce qui dans la nature est beau et parfait existe par eux : Osiris en donne les principes générateurs, Isis les reçoit et les distribue.
[65] C'est ainsi que nous attaquerons encore d'autres croyances, aussi ridicules que multipliées. Aux variations qu'éprouve l'air dans les différentes saisons, à la production des fruits, aux semailles, au labourage, il en est qui veulent associer tout ce qui regarde Isis et Osiris. Ils disent qu'Osiris est enseveli, quand le grain que l'on sème se trouve caché sous la terre; qu'Osiris renaît à la vie et à la lumière, lorsque les germes commencent à pousser. C'est pourquoi, à les entendre, Isis, ayant reconnu qu'elle était enceinte, s'attacha au cou une amulette. Le sixième jour du mois de phaophi, vers le solstice d'hiver, elle mit au monde Harpocrate, créature incomplète, ébauchée récemment comme sont les germes qui vont fleurir et se développer. Aussi apporte-t-on à ce Dieu les prémices des fèves naissantes ; et après l'équinoxe du printemps on célèbre la fête des relevailles. Le vulgaire aime à entendre ces explications, il y ajoute foi; et ce qu'il a sous les yeux, ce qui arrive habituellement autour de lui, le rend disposé à en accepter la vraisemblance.
[66] Il n'y aurait aucun mal si d'abord on maintenait ces deux divinités comme nous étant communes aussi, et si on ne les attribuait pas exclusivement à l'Egypte. Pourquoi est-ce au Nil seulement et à la contrée arrosée par ce fleuve, avec ses marais, avec ses lotus, avec sa naissance de Dieux, que l'on applique le nom d'Isis et d'Osiris ? C'est priver de deux divinités puissantes le reste des hommes, qui n'ont pas de Nil, pas de Butus, pas de Memphis, et qui, pourtant acceptent et reconnaissent tous Isis, ainsi qu'ils reconnaissent les dieux qui l'accompagnent. Quelques peuples, depuis peu de temps à la vérité, ont appris à appeler ceux-ci des noms que leur donnent les Egyptiens; mais on savait dès l'origine la puissance de chacun d'eux, et on leur rendait hommage. En second lieu, et ici la conséquence est plus grave, on en viendra, si l'on ne déploie une attention et une crainte extrêmes, à tomber sans le savoir dans une singulière confusion. Les vents, les cours d'eaux, les semailles, le labourage, les modifications du sol, les changements de saisons remplacent les Divinités, qui par là sont réduites à n'exister plus. Ainsi font ceux qui appellent le vin Bacchus, le feu Vulcain. Cléanthe donne quelque part le nom de Proserpine à l'air qui pénètre les fruits de la terre. Un poète a dit, en parlant des moissonneurs : "Quand leurs bras vigoureux mettent Cérès en pièces". C'est ne différer en rien de ceux qui dans la voilure, dans les câbles, dans l'ancre d'un navire veulent en voir le pilote; qui dans les fils et la trame voient le tisserand; dans les breuvages, dans l'hydromel et les tisanes, le médecin. C'est donner lieu à des opinions funestes et impies, que d'appliquer les noms des Dieux à des natures, à des objets insensibles, inanimés, et détruits nécessairement par les hommes qui en ont besoin et qui s'en servent. Il n'est pas possible de regarder de semblables choses comme des Dieux.
[67] Dieu, en effet, n'est point un être privé de vie et de raison, que les hommes puissent avoir sous la main. Mais d'après les choses que les Immortels fournissent à nos besoins et qu'ils nous prodiguent avec autant d'assiduité que d'abondance, nous les reconnaissons pour des créatures divines, et nous ne croyons pas qu'ils soient différents chez les différentes nations ; nous ne voulons pas les croire de préférence ou Barbares ou Grecs, ou habitants du Midi, ou habitants du Nord. Non : de même que le soleil, la lune, le ciel, la terre, la mer, sont communs à tous, bien qu'appelés diversement chez les divers peuples, de même cette raison unique qui règle l'univers, cette Providence suprême qui le dirige, ces forces secondaires appliquées à toutes les parties, sont l'objet d'hommages et de noms divers selon que les législateurs l'ont réglé. Tout cela constitue des symboles que la religion a consacrés, les uns plus obscurs, les autres plus sensibles, mais conduisant tous à la connaissance des choses divines. Au reste, cette voie n'est pas sans danger : car les uns, ayant fait fausse route, sont tombés complétement dans la superstition comme en un marais fangeux, les autres n'ont pas vu qu'ils se jetaient dans le gouffre de l'athéisme.
[68] Il faut donc, en ces questions particulièrement, prendre pour guide la raison aidée des lumières de la philosophie, si nous voulons nous initier aux mystères et n'avoir que des pensées pieuses sur tout ce qui s'y dit et s'y fait. Théodore disait que les discours qu'il présentait de la main droite étaient reçus de la gauche par quelques-uns de ses auditeurs. Nous de même, si nous prenons autrement qu'il ne convient ce que les lois ont sagement établi touchant les sacrifices et les fêtes, nous ne manquerons pas de tomber dans l'erreur. C'est d'après les analogies de la raison que tout doit s'expliquer; et par les exemples suivants on peut en avoir la preuve. En effet, le dix-neuf du premier mois les Egyptiens célèbrent une fête en l'honneur de Mercure; on y mange du miel et des figues, en disant : "Douce est la vérité". L'amulette d'Isis, qu'elle se met, dit la fable, autour du cou, signifie "parole véritable". Pour Harpocrate, il ne faut point voir en lui un dieu incomplet et à peine né; ce n'est pas non plus un légume. Il faut plutôt le regarder comme celui qui dirige et qui rectifie les traditions ébauchées, imparfaites, inexactes, répandues parmi les hommes sur le compte des Dieux. Aussi tient-il le doigt appliqué sur sa bouche, comme un symbole de discrétion et de silence. Dans le mois mésori, on lui offre des légumes en disant : "Langue est fortune, langue est génie". De toutes les plantes qui croissent en Égypte, le perséa est, dit-on, celle que l'on consacre de préférence à ce Dieu, parce que son fruit ressemble à un coeur, et sa feuille, à une langue. Aucun attribut, en effet, entre ceux que l'homme a reçus de la nature, n'est plus divin que la parole surtout lorsqu'il l'applique à la connaissance des dieux : aucun ne contribue à son bonheur d'une manière plus efficace. Aussi, quand une personne, chez nous, entre dans le sanctuaire, lui recommandons-nous d'avoir des pensées pures, un langage décent. Mais la plupart se conduisent d'une manière ridicule au milieu des cérémonies et des fêtes; ils proclament bien hauts qu'il faut des paroles de bon augure, et après cela il n'est pas d'inconvenances qu'ils ne débitent et ne pensent sur le compte de ces Dieux mêmes.
[69] Comment donc doit-on s'acquitter des sacrifices sombres, sérieux et lugubres, si d'un côté il est convenable de ne pas négliger les prescriptions établies, et si de l'autre il n'est pas permis d'altérer les opinions religieuses ni de les troubler par des conjectures absurdes? Chez les Grecs aussi, il se célèbre plusieurs cérémonies dans le même temps qu'il s'en accomplit chez les Egyptiens, et il y a une grande analogie entre les pratiques sacrées qui s'observent de part et d'autre. Ainsi, à Athènes, les femmes qui célèbrent les Thesmophories jeûnent en se tenant assises par terre. En Béotie, on déplace certaines chapelles d'Achma, quand on célèbre la fête qu'on appelle Épachthè (désolation), parce que la descente de Proserpine aux enfers causa la désolation de Cérès. Cette fête tombe à l'époque du lever des Pléiades, dans le mois des semailles, mois qui est appelé Athyr par les Egyptiens, Pyanepsion par les Athéniens, et Damatrius par les Béotiens. Théopompe rapporte que les peuples qui habitent au couchant désignent, par suite de leur croyance, l'hiver sous le nom de Saturne, l'été sous celui de Vénus, le printemps sous celui de Proserpine; et ces peuples pensent que tous les êtres procèdent de Saturne et de Vénus. Les Phrygiens, qui croient que Dieu dort pendant l'hiver et se réveille l'été, célèbrent dans la première de ces deux saisons des bacchanales qu'ils appellent "les assoupissements", et dans la seconde d'autres qu'ils nomment « les réveils ». Enfin, les Paphlagoniens disent souvent que Dieu est étroitement enchaîné et garrotté pendant l'hiver, mais que l'été il reprend ses mouvements et son indépendance.
[70] La saison même où se célèbrent ces fêtes essentiellement lugubres, donne lieu de croire qu'elles ont été instituées parce que c'est le moment où tout est caché dans la terre. Les fruits étaient regardés par les anciens, sinon comme dieux, du moins comme présents des Dieux; ils étaient d'une grande importance, et nécessaires pour que les hommes ne vécussent pas d'une vie de sauvages et de bêtes. Dans la saison où l'on voyait les fruits disparaître complétement des arbres et faire défaut, ainsi que ceux que l'on avait semés soi-même dans des conditions de pénurie et de stérilité, on ouvrait la terre de ses propres mains, et on la rapprochait ensuite, après y avoir déposé des germes desquels l'on n'espérait que très faiblement la maturité. On faisait aussi beaucoup de choses qui se pratiquent dans les funérailles et dans le deuil. Ainsi, comme nous disons de quelqu'un, quand il achète les ouvrages de Platon, qu'il a acheté Platon, quand il joue les comédies de Ménandre, qu'il joue Ménandre, de même ces peuples n'hésitaient pas à donner le nom des Dieux aux productions et aux largesses divines, honorant et sanctifiant celles-ci à cause du besoin qu'ils en avaient. Leurs descendants ne surent pas accepter d'une façon intelligente cette tradition : ils transportèrent maladroitement sur les Dieux les modifications que subissent les fruits, parmi lesquels nous voyons ceux qui nous sont indispensables paraître et disparaître tour à tour. Non seulement ils appelèrent ces phénomènes, naissances et morts des Dieux, mais encore ils crurent à ces naissances, à ces morts ; ils se remplirent ainsi de dogmes absurdes, impies, et qui n'étaient que confusion. L'inconséquence de semblables erreurs était pourtant de nature à frapper les yeux. Ainsi, l'on connaît le dilemme de Xénophane le Colophonien : "Ou les Égyptiens croient à la divinité de leurs Dieux, et alors ils ne doivent pas les pleurer ; ou ils les pleurent, et alors ils ne doivent pas croire à leur divinité". En effet, il est ridicule de demander au ciel avec larmes que les fruits reparaissent et deviennent mûrs, pour les pleurer de nouveau quand ils seront consumés.
[71] Du reste, ce n'est pas ainsi que la chose se passe. On pleure, il est vrai, la perte des fruits, mais on prie ceux qui les font naître et qui nous les donnent, à savoir les Dieux, d'en produire encore de nouveaux et de les faire naître pour remplacer ceux qui ne sont plus. C'est d'après cela que les philosophes ont toute raison de dire, que quand on ne sait pas bien comprendre le sens des mots, on se trompe aussi sur l'emploi des choses. Ainsi, chez les Grecs, ceux qui, voyant les reproductions des Dieux sur le bronze, sur la toile ou sur la pierre, appelaient, par défaut d'instruction ou d'habitude, de semblables effigies non pas des images ou des emblèmes religieux, mais des dieux mêmes, ceux-là en vinrent jusqu'à oser dire, que Lacharès avait dépouillé Minerve, que Denys avait coupé à Apollon les boucles d'or de sa chevelure, que Jupiter Capitolin avait été dévoré par les flammes et consumé dans les horreurs de la guerre civile. Ils ne remarquèrent pas que l'abus des mots les entraînait à en faire sortir des croyances perverses et à les adopter. C'est une erreur que n'ont en aucune façon évitée les Égyptiens dans le culte par eux rendu aux animaux. Les Grecs, du moins en cela, pensent et s'expriment d'une manière exacte, quand ils disent que la colombe est consacrée à Vénus, le dragon à Minerve, le corbeau à Apollon, et le chien à Diane, comme on lit dans Euripide : "Tu deviendras statue et la chienne d'Hécate". Mais le plus grand nombre des Égyptiens, en adorant les animaux eux-mêmes, en les entourant d'hommages comme si c'étaient des dieux, n'ont pas seulement chargé leur liturgie de pratiques ridicules et bouffonnes, ce qui est le moindre mal de toutes ces absurdités : ils ont encore donné lieu à des opinions funestes, qui ont fait succomber sous la superstition la plus grossière les esprits faibles et sans malice, et qui ont développé l'athéisme, avec ses plus farouches théories, chez les hommes énergiques et audacieux. C'est pourquoi il n'est pas hors de propos d'exposer ce qu'il y a de vraisemblable en ces matières.
[72] On a prétendu que les Dieux, par crainte de Typhon, s'étaient métamorphosés en ces divers animaux, se cachant en quelque façon dans des corps d'ibis, de chiens, d'éperviers. Ces sortes de contes dépassent toutes les monstruosités, toutes les fables possibles. Il ne faut pas croire davantage, que parmi les âmes des morts celles à qui il est donné de survivre à leur dépouille terrestre, ne reviennent à la vie que dans les corps de ces animaux seuls. Il en est pourtant qui veulent donner à cette croyance une explication toute politique. Selon quelques-uns, Osiris, ayant une armée très considérable, partagea ses forces en plusieurs bandes, ou, comme nous dirions, en cohortes et en compagnies; à chacune d'elles il donna une enseigne représentant un animal, et l'espèce de cet animal devint pour tous les soldats réunis sous la même bannière un objet de culte et de vénération. Selon d'autres, les rois qui vinrent plus tard voulant effrayer leurs ennemis, se présentaient à eux couverts de figures de bêtes féroces, simulées en or ou en argent. Il y en a d'autres qui racontent ce que fit un de leurs rois, plein d'adresse et de ruse. Il connaissait les Égyptiens pour des esprits légers et fort disposés au changement et aux révolutions. D'un autre côté ce roi comprenait qu'en raison de leur grand nombre, la résistance par eux opposée à qui tenterait de briser leur coalition pour le mal serait un obstacle invincible. Il voulut donc semer au milieu d'eux un germe éternel de discorde, et il leur inspira la superstition, cause de conflits perpétuels. Les différents animaux proposés par lui à leur culte et à leur vénération étant ceux qui se détestent, qui se font la guerre, et qui se mangent mutuellement les uns les autres, il s'en suivit que chaque corps d'armée défendait les siens et ne pouvait supporter qu'on les insultât. Il se trouva que par cela même ils avaient, sans s'en apercevoir, épousé les haines de ces animaux et se faisaient constamment la guerre. Ainsi, encore de nos jours, les Lycopolitains sont les seuls en Égypte qui mangent de la brebis à l'imitation du loup, qu'ils adorent comme un dieu. Nous avons vu les Oxyrynchites, parce qu'ils avaient su que ceux de Cynopolis mangeaient de 1'oxyrynque, prendre des chiens, les immoler et en manger comme chair de victimes. De là est survenue une guerre dans laquelle les deux peuples se sont mutuellement fort maltraités; et plus tard il a fallu une vigoureuse répression des Romains pour les remettre dans l'ordre.
[73] Plusieurs auteurs prétendent que l'âme de Typhon fut comme divisée entre tous ces animaux. Cette fable donnerait à entendre, que toutes les natures brutes et sauvages constituent une part de ce mauvais Génie, et que c'est pour l'adoucir, pour le calmer, que l'on respecte et que l'on honore ces différents animaux. Lorsqu'il survient une sécheresse excessive et pernicieuse, qui amène avec soi dans d'effrayantes proportions des maladies funestes ou d'autres calamités imprévues et étranges, les prêtres choisissent quelques-uns de ces animaux sacrés; puis, ils les emmènent au milieu des ténèbres en s'entourant de calme et de silence. Ils cherchent d'abord à les effrayer par des menaces. Si le fléau persiste, ils les offrent en victimes et les égorgent, soit pour châtier ainsi le mauvais Génie, soit pour consommer d'une manière ou d'une autre une grande expiation à propos d'un grand malheur. Il y a plus: Manéthos rapporte que dans la ville d'Ilythie on brûlait vifs des hommes à qui on donnait le nom de Typhoniens ; on passait ensuite leur cendre dans un crible pour la faire disparaître et la semer au vent. Mais cela se pratiquait en public à une époque fixe, à savoir pendant les jours de la canicule. Au contraire, les immolations d'animaux sacrés ont lieu secrètement, à des époques irrégulières, et selon telles ou telles circonstances. Le vulgaire n'en est pas instruit, si ce n'est lorsqu'on célèbre leurs funérailles. Alors les prêtres en désignent un certain nombre des autres espèces, et en présence de tout le monde ils les jettent dans la même tombe que les animaux dont se font les obsèques : ils se figurent que l'on afflige ainsi Typhon, et qu'on diminue la joie qu'il éprouve. Apis, avec quelques autres, semble être consacré à Osiris; mais le plus grand nombre d'animaux est attribué à Typhon. Si ce propos est vrai, je pense que le fait dont nous nous occupons a lieu aux funérailles de tous les animaux reconnus et honorés en commun, tels que l'ibis, l'épervier, le cynocéphale, Apis lui-même, et Pan : car ils donnent ce dernier nom au bouc que l'on entretient à Mendès.
[74] Reste à expliquer l'utilité de ces animaux, et leur portée symbolique. Quelques-uns ont l'un ou l'autre de ces caractères, plusieurs les possèdent tous deux. Le boeuf, par exemple, la brebis, l'ichneumon, ont été évidemment révérés en raison de leur utilité et des services qu'on en tire. C'est ainsi qu'à Lemnos on honore les alouettes, parce qu'elles découvrent les oeufs de sauterelles et les cassent. En Thessalie ce sont les cigognes : parce que, étant survenues au moment où la terre avait produit à sa surface un grand nombre de reptiles, elles les avaient tous fait périr. Aussi a-t-on porté une loi frappant d'exil quiconque aura tué une cigogne. Les Egyptiens adorent l'aspic, la belette, l'escarbot, voyant en eux des traits d'obscure similitude avec la puissance divine, comme le soleil se reproduit dans des gouttes d'eau. Pour ce qui est de la belette, bien des gens encore pensent et disent que cet animal conçoit par l'oreille et enfante par la bouche : ce qui, selon eux, représente la génération du discours. Ils prétendent qu'il n'y a pas d'escarbots femelles : que tous sont mâles, et déposent leur semence dans une sorte de matière arrondie en boule et qu'ils roulent en la poussant avec leurs pattes de derrière. On y voit une imitation du cours du soleil qui, allant d'occident en orient, semble suivre une direction contraire à celle du ciel. Enfin, comme l'aspic ne vieillit point, et que, sans avoir les organes du mouvement, il se meut avec une grande prestesse et une grande facilité, on l'a comparé à un astre.
[75] Le crocodile même n'est pas révéré sans qu'il y ait à cela un motif plausible. On dit qu'il est une image de Dieu, en ce qu'il est le seul animal qui n'ait point de langue. Car la raison divine n'a pas besoin de parole pour se manifester :
"Par l'équité conduite, elle marche sans voix, 
Et l'univers entier est régi par ses lois".
C'est, dit-on, le seul animal qui, vivant au milieu de l'eau, ait les yeux couverts d'une membrane légère et transparente partant du front, de manière qu'il voit sans être vu; ce qui est le privilége du premier des Dieux. L'endroit de la contrée où la femelle dépose ses oeufs est toujours le terme où s'arrête le débordement du Nil. Les mères ne pouvant pondre dans l'eau et craignant, d'autre part, d'en pondre trop loin, ont un merveilleux pressentiment de l'avenir. Tout en se tenant, après leur ponte et pendant leur couvée, dans le voisinage du fleuve, dont les eaux se grossissent, elles conservent néanmoins leurs oeufs secs et à l'abri de l'inondation. Elles en produisent soixante, qu'elles mettent autant de jours à faire éclore. Pareil aussi est le nombre d'années que vivent le plus longtemps les crocodiles. Or le nombre soixante est le premier que les astronomes emploient dans leurs calculs.
Pour parler maintenant des animaux honorés à un double titre nous avons cité plus haut le chien. Mais l'ibis, outre qu'il détruit les reptiles dont la blessure est mortelle, nous a enseigné le premier l'usage des lavements en nous faisant voir de quelle manière il se purge et se lave lui-même les entrailles. Les prêtres les plus scrupuleux en matière de rites prennent pour eau lustrale, dans les purifications, celle où l'ibis s'est désaltéré : car il n'en boit jamais qui soit malsaine ou corrompue; il n'en approche même pas. Avec la trace de ses deux pieds écartés l'un de l'autre et celle de son bec, il détermine un triangle équilatéral. Enfin, la variété et le mélange des plumes noires qui se confondent sur lui avec les plumes blanches, figure la lune arrondie aux trois quarts. Il ne faut pas s'étonner, du reste, si les Égyptiens se sont contentés ainsi de ces faibles traits de ressemblance. Les Grecs aussi, dans les images, soit peintes soit sculptées, de leurs dieux, ont plus d'une fois réalisé des rapprochements du même genre. En Crète, il y avait une statue de Jupiter sans oreilles : attendu que le maître et le souverain de tous les hommes ne doit écouter aucun mortel particulièrement. 
Aux pieds de la statue d'Athéna Phidias a placé le dragon, et la tortue aux pieds de la Vénus d'Elide : pour signifier que les jeunes filles ont besoin d'être gardées et qu'aux femmes mariées il convient d'être sédentaires et d'observer le silence. 
Le trident de Neptune est le symbole de la troisième région : celle que la mer, dans la place assignée, occupe après le ciel et l'air; et de là viennent les noms donnés aux Tritons et à Amphitrite. Les Pythagoriciens, pareillement, ont honoré d'appellations de dieux et des nombres et des figures de géométrie. En effet ils ont donné au triangle équilatéral le nom de Minerve, née du cerveau de Jupiter et appelée Tritogénie, parce que les perpendiculaires abaissées des trois angles sur les bases les divisent en parties égales. L'unité est Apollon, parce que ce dernier nom est la dénégation de la pluralité et l'expression de la monade; Le Deux, c'est la querelle et l'audace ; le Trois, c'est la justice : car entre le dommage apporté et le dommage reçu, entre l'excès de la faiblesse et entre l'excès de la force, la Justice tient le milieu et établit l'égalité. Le nombre appelé quaternaire, à savoir trente-six, constituait, comme tout le monde le répète, leur serment le plus sacré, et il porte le nom de monde. Il se compose de la somme des quatre premiers nombres pairs et de celle des quatre premiers nombres impairs additionnés ensemble.
[76] Si donc les plus estimables d'entre les philosophes, dès qu'ils ont remarqué dans les substances inanimées et privées dé corps quelques traits rappelant la Divinité, n'ont pas cru devoir les négliger et les mépriser, à plus forte raison nous devons nous montrer scrupuleux lorsque dans les êtres doués de sens, de vie et d'affections nous retrouvons des ressemblances morales avec la Divinité. Il faut approuver non pas ceux qui adorent ces êtres en eux-mêmes, mais ceux pour qui ces êtres deviennent une occasion d'adorer Dieu. Ce sont comme des miroirs fidèles que nous offre la nature. Tout ce qui a vie doit être à nos yeux un instrument de cette Divinité qui préside à l'harmonie de l'Univers; et d'ailleurs, disons-le comme un principe général: on ne doit jamais admettre que ce qui est inanimé, insensible, puisse l'emporter sur ce qui a la vie et le sentiment, même lorsqu'on rassemblerait tout ce qu'il y a d'or et d'émeraudes dans le monde. En effet ce n'est ni dans l'éclat des couleurs, ni dans l'élégance des formes, ni dans le poli des surfaces que s'imprime la Divinité ; et même ce qui n'a pas eu vie, ce qui n'a pas été créé pour en avoir, est d'une condition inférieure à ce qui est mort. Au contraire une substance qui vit, qui voit, qui a en elle-même un principe de mouvement, qui discerne ce qui lui convient et ce qui lui est étranger, a reçu, à n'en pas douter, une part, une émanation de cette Providence par qui, selon l'expression d'Héraclite, est gouverné le grand Tout. Aussi la Divinité n'a-t-elle pas moins sensiblement imprimé sa ressemblance dans de telles natures que dans les ouvrages de bronze et de pierre. Il est vrai que ces derniers peuvent reproduire aussi le mélange des teintes et la combinaison des couleurs, mais ils sont, par nature, privés de sentiment et d'intelligence. De tout ce qui a été dit sur le culte rendu aux animaux voilà ce que j'estime être le plus raisonnable.
[77] Les vêtements d'Isis sont teints de couleurs bigarrées, parce que son pouvoir s'étend sur la matière, qui reçoit toutes les formes, qui est susceptible de subir toutes les modifications possibles, puisqu'elle devient lumière, ténèbres ; jour, nuit; feu, eau; vie, mort; commencement, fin. Mais la robe d'Osiris ne présente ni ombre ni variété : elle est d'une seule couleur, et elle a l'éclat du jour, attendu que le principe de tout est sans mélange, que l'être primitif et intelligible est essentiellement pur. Aussi, après que ce vêtement a été exposé une seule fois, on le met de côté et on le garde religieusement : comme tout ce qui est de pure intelligence, on veut qu'il échappe aux regards et au toucher. Mais on se sert souvent des robes d'Isis : car les choses matérielles, étant d'un usage quotidien et à notre portée, nous avons occasion de les manier, de les voir à chaque instant, et elles se présentent sous des formes qui changent tour-à-tour. Mais la perception de l'être qui n'est qu'intelligence, que lumière, que sainteté, semble un éclair qui brille et que l'âme ne peut apercevoir et saisir qu'une fois. Voilà pourquoi Platon et Aristote donnent à cette partie de la philosophie le nom d'époptique. Ils veulent faire comprendre, que quand on a franchi à l'aide de la raison le mélange confus d'opinions de toutes espèces, on s'élance jusqu'à ce premier être simple et immatériel, on touche sans intermédiaire à la vérité pure qui circule autour de cet être; on est comme initié, et l'on parvient aux limites de toute philosophie.
[78] Il est un autre dogme qui inspire aux prêtres d'aujourd'hui une horreur religieuse. Ils en font mystère, et ne le dévoilent qu'avec une réserve extrême : c'est le dogme par lequel il est enseigné qu'Osiris est maître et roi des morts, et qu'il n'est autre que l'Hadès et le Pluton des Grecs. Ce point de doctrine, sur lequel on ne connaît pas la vérité, trouble le vulgaire. On se figure qu'Osiris, ce Dieu saint et pur, habite en réalité sous terre, là où sont ensevelis les corps de ceux que l'on estime avoir cessé d'exister. Mais lui, au contraire, il est le plus loin possible de la terre. Pur et sans tache, il reste étranger à toute matière corruptible et mortelle. Les âmes des hommes, tant qu'elles sont ici-bas dans les liens du corps et sous l'influence d'affections diverses, n'ont point de communication avec la Divinité, hormis celles que peut réaliser l'intelligence par le secours de la philosophie et comme dans les visions confuses d'un songe. Mais lorsque, dégagées de leurs liens, les âmes échangent la terre contre un séjour immatériel, invisible et mystérieux, centre de pureté, que ne trouble aucune passion, ce même Dieu devient alors leur chef et leur roi. Les âmes s'attachent étroitement à lui, et contemplent avec une allégresse, avec un désir insatiables cette beauté qui échappe à tout contact, à tout regard humain. C'est cette même beauté dont Isis, selon l'ancienne mythologie, est toujours amoureuse, qu'elle poursuit sans cesse, avec laquelle elle s'unit, répandant ici-bas tous les biens et tous les avantages sur les êtres qui sont le produit d'une telle union. C'est ainsi qu'on peut trouver dans ces pratiques une interprétation convenable à la nature des Dieux.
[79] Faut-il parler aussi, comme j'en ai fait la promesse, des parfums qui se brûlent chaque jour? Une première observation à constater à cet égard, c'est que les Égyptiens ont toujours tenu très grand compte des prescriptions utiles à la santé. Dans les pratiques religieuses, surtout dans les purifications et dans le régime de chaque jour, s'ils se préoccupent de la sainteté, ils ne songent pas moins à la salubrité. De tout temps ils ont cru, qu'il n'était pas convenable que des âmes ni des corps souillés d'impuretés secrètes et de maladies se consacrassent au culte d'un être essentiellement pur et exempt de toute altération, de toute tache. Ainsi donc, comme l'air que nous respirons le plus souvent et au milieu duquel nous vivons n'a pas toujours les mêmes conditions atmosphériques et la même température : que la nuit il se condense, pesant sur le corps et communiquant une sorte de découragement et d'inquiétude à l'âme qui devient en quelque sorte ténébreuse et alourdie; en raison de cela, les prêtres, aussitôt qu'ils sont levés, brûlent de la résine. Ils pensent que c'est renouveler l'air et le purifier de tout mélange; que c'est réveiller de son état d'engourdissement l'âme qui est unie au corps, et que de tels effets sont dus à la vertu active et pénétrante de cette odeur. 
Plus tard, à midi, à l'heure où ils supposent que le soleil attire du sein de la terre d'épaisses et pesantes vapeurs qu'il mêle avec l'air, ils font brûler de la myrrhe. Car la chaleur de ce parfum dissout et dissipe les exhalaisons grossières et impures qui se condensent autour de nous.
En effet, les médecins croient qu'un excellent remède contre les maladies épidémiques c'est d'allumer de grands feux, comme pour raréfier l'air; et ce dernier résultat est encore mieux atteint lorsqu'on brûle des bois odoriférants, tels que le cyprès, le genévrier et le pin. C'est ainsi, dit-on, que dans la peste violente qui ravageait Athènes, le médecin Acron s'acquit de la renommée en ordonnant que l'on allumât du feu auprès des malades : il en guérit ainsi un grand nombre. Aristote dit que l'agréable odeur qui s'exhale des parfums, des fleurs et des prairies ne contribue pas moins à la bonne santé qu'au plaisir; parce que ces émanations produisent une douce chaleur qui détend peu à peu le cerveau, naturellement froid et disposé à s'épaissir. S'il est vrai, en outre, que les Egyptiens donnent à la myrrhe le nom de "Sal", le sens de ce dernier mot, qui veut dire "dissipation de la folie", est une preuve de plus, confirmant la raison d'un tel usage.
[80] Le Kyphi est un parfum composé de seize espèces de substances : de miel, de vin, de raisins secs, de souchet, de résine, de myrrhe, d'aspalathe, de séséli, de lentisque, d'asphalte, de jusquiame, de patience, de grand genièvre, de petit genièvre (car il y en a deux espèces), de cardamome et de calame. Ces ingrédients ne sent pas mêlés au hasard, mais selon une formule indiquée par les livres saints et dont il est fait lecture, pendant l'opération, à ceux qui sont chargés de composer ce parfum. Reste à expliquer le nombre de seize. Il est bien vrai qu'il semble être l'objet d'une préférence motivée, puisque c'est le carré d'un carré, puisque c'est la seule figure rectiligne dans laquelle, tous les côtés étant parfaitement égaux les uns aux autres, la somme du périmètre soit identique à l'aire. Mais il faut dire pourtant que la géométrie n'est ici d'aucune importance. Comme la plupart des matières employées ont des vertus aromatiques, il s'en exhale une vapeur suave et profitable, qui change les conditions de l'air. Cette vapeur s'insinuant dans le corps au moyen du souffle, le berce d'une manière douce et insensible, l'invite au sommeil, et répand autour de lui une influence délicieuse. Les soucis journaliers, qui sont comme autant de chaînes si pénibles, perdent de leur douleur et de leur intensité ; ils s'affaiblissent et se relâchent, sans le secours de l'ivresse. Agissant aussi sur l'imagination, faculté si puissante dans les songes, ces exhalaisons la rendent en quelque sorte nette comme le miroir le plus uni. L'effet obtenu n'est pas moins merveilleux que celui des sons de la lyre, dont les Pythagoriciens se servaient avant de goûter le sommeil. De cette manière se charment et s'adoucissent les troubles et les désordres de l'âme. Du reste les odeurs ont plus d'une fois ranimé le sentiment qui s'évanouissait; plus d'une fois aussi elles ont calmé et apaisé le système nerveux par la subtilité de leur influence : de même que, selon certains médecins, le sommeil se produit après que l'estomac a reçu les aliments. On suppose, en effet, que de ceux-ci est dégagée une vapeur qui se répand doucement autour des intestins et y détermine une espèce de chatouillement. Quoi qu'il en soit, les Egyptiens usent encore du Kyphi comme de breuvage mélangé; et il paraît que c'est une boisson purgative et émolliente.
En laissant à part ces considérations, on peut remarquer que la résine et la myrrhe sont l'ouvrage du soleil, puisque c'est le produit des larmes que la chaleur du jour fait répandre aux plantes. D'un autre côté, parmi les ingrédients il en a qui s'accommodent mieux de la nuit, comme toutes les substances qui sont faites pour être alimentées par les vents frais, par l'ombre, par la rosée et l'humidité : attendu que la lumière du jour est une, et simple; et Pindare dit du soleil,
"Qu'on le voit à travers les déserts de l'espace".
Au contraire, l'air de la nuit est un composé et un mélange de plusieurs lueurs, de plusieurs influences, qui, comme autant de germes, partent de chaque astre et se combinent dans l'atmosphère. C'est donc avec raison que les deux premières substances sont brûlées pendant le jour, comme étant simples et comme tenant leur naissance du soleil, tandis que toutes les autres, qui présentent le mélange d'une foule de propriétés différentes, sont brûlées au commencement de la nuit.