N O T I C E
SUR LA TOUR SAINT-JACQUES
depuis sa fondation jusqu’à nos jours
par
Louis-Charles DURAND
3ème édition
revue, corrigée et augmentée par l’auteur
Paris - 1855
Vers le centre de ces voies nouvellement ouvertes à la circulation, au milieu de cette vaste rue de Rivoli qui chaque jour s’agrandit, se déblaie, se construit, s’aligne et se peuple avec une rapidité étonnante, entre l’Hôtel de Ville, ce palais de l’édilité parisienne, et le Louvre, ce palais de l’antique royauté, se dresse un monument formidable, une tour gigantesque, une ruine imposante.
C’est la tour Saint-Jacques.
Artisans, artistes, archéologues, poètes, voyageurs, tout le monde s’arrête devant elle, étonné, curieux, inspiré ; cette masse sombre, ciselée, dentelée, cette architecture d’un autre âge, ces découpures hardies, cet ensemble à la fois étrange et merveilleux frappe l’imagination, provoque la rêverie et tout homme, selon sa nature, semble chercher à lui quelque légende inconnue, une chronique mystérieuse, un épisode oublié sur cette grande page de pierre d’une histoire passée.
C’est que les ruines évoquent bien des pensées sérieuses, comme ces vieillards robustes dont les cheveux blanchis commandent la vénération et le respect ; c’est que, malgré soi, on se reporte vers le temps où florissaient, debout et vivaces, ces monuments témoins de tant de merveilles, de tant d’événements, de tant de catastrophes, et qu’on se demande quel est ce pouvoir occulte, omnipotent, immortel qui fait que les générations ont passé devant eux, que les hommes se sont succédés, que monarchies et républiques ont tonné à leurs pieds, sans rien prendre de leur puissance, si ce n’est ce que leur enlève chaque jour le marteau des démolisseurs.
Ainsi de la tour Saint-Jacques. Depuis huit siècles environ, que de passions se sont déroulées autour de cette place ; que d’hommes ont foulé le sol où repose maintenant sa base imposante ! Hommes et passions se sont anéantis tout à tour sans presque laisser de traces, et cette masse granitique est toujours là, comme une sentinelle invincible, malgré les excès des révolutions, malgré les meurtrissures de l’ignorance, malgré les coups dégradants des siècles amoncelés.
Cet immense débris était autrefois le clocher d’une église appelée Saint-Jacques-la-Boucherie, pleine de cloches et de bruit, remplie d’harmonies célestes et de fidèles assidus, et longtemps en vénération parmi la nombreuse population dont elle était le centre religieux.
Aujourd’hui, ce n’est qu’une ruine qui n’a plus de nom que dans les souvenirs de l’histoire une antiquité grandiose qui ne peut révéler qu’un de ces sanctuaires démembrés par la vandalisme et où nos pères venaient pieusement exprimer leur foi. Cette Tour n’est plus aujourd’hui, noir et muet squelette, qu’un majestueux fragment d’une basilique disparue au souffle des révolutions et dont nul écho ne redit la prière s’élevant dans les nefs et montant vers Dieu.
L’église Saint-Jacques existait déjà vers le commencement du dixième siècle. Elle était due en partie au vœu que forma le roi Lothaire qui, se trouvant à la chasse et se voyant seul, aperçut tout à coup une chapelle modeste et décida qu’il en fonderait une à Paris sous l’invocation de sainte Anne.
Bientôt, cette église ne put suffire aux innombrables fidèles du faubourg de la ville ; il fallut l’agrandir, et vers 1200, sous Philippe-Auguste, fut consacrée l’église nouvelle dédiée à saint Jacques.
A cette époque, la grande boucherie de Paris était sise près du Grand Châtelet, et cette corporation, ayant largement contribué de ses deniers à l’édification du nouveau bâtiment, l’église prit enfin la dénomination de Saint-Jacques-la-Boucherie.
Paris augmentant sans cesse, les mêmes inconvénients se présentèrent plus tard ; et successivement, grâce aux dons de toutes sortes faits par les corporations et les particuliers, l’église dut prendre de grands développements pendant les XIVème et XVIème siècles, pour devenir enfin ce qu’elle fut vers le commencement du XVIème.
Avant son achèvement, le 24 mars 1414, l’évêque de Turin, Gérard de Montaigu, en fit la consécration solennelle.
C’est sous le règne de François Ier que cette église fut tout à fait terminée, et que le pape accorda des indulgences à tous ceux qui avaient aidé à sa construction.
La tour que nous voyons aujourd’hui date de ce temps. Elle fut commencée en 1508 avec les débris d’une ancienne forteresse, destinée antérieurement à défendre la capitale contre les attaques des Normands ; quatorze années environ furent employées à l’édification de cette Tour, qui coûta à peu près 1350 livres, prix considérable pour l’époque.
La tour Saint-Jacques, qui rivalise de hauteur avec les plus grands monuments de paris, a 155 pieds ; elle est de forme quadrangulaire ; chacun de ses côtés a hors d’œuvre 30 pieds 9 pouces. Jadis, sur la calotte de l’escalier s’élevait à 30 pieds de la balustrade une statue de Saint-Jacques due à l’imagier Réault. Douze cloches occupaient primitivement ce vaste clocher ; et cette sonnerie lançait chaque jour dans l’air d’harmonieux carillons.
L’église, souvent enrichie de nombreuses et magnifiques offrandes, était vénérée de tout Paris. On citait, entre autres, cinq colonnes mirifiquement belles, en cuivre ciselé émaillé, données par Jehan Raulin, évêque d’Autun ; une cage de fer renfermant un superbe bréviaire manuscrit et enluminé de lettres dorées et de couleurs dont nul, grâce aux barreaux rapprochés, ne pouvait s’emparer, car avant l’époque de Güttemberg, un beau missel, magnifiquement calligraphié, orné, colorié, était un trésor inestimable ; on remarquait aussi deux riches tapis représentant : l’un, les différentes scènes du roman de la Rose ; l’autre, l’Amour et la Vieillesse.
Des cérémonies singulières avaient lieu dans cette église ; le jour de Noël, on offrait aux fidèles le spectacle de la Gésine Notre-Dame (l’enfantement de la Vierge Marie).
A la Saint-Nicolas et à la Pentecôte, on voyait un coulon (pigeon) blanc descendre de la voûte avec des étoupes enflammées.
Le droit d’asile était un des principaux privilèges attribués à Saint-Jacques-la-Boucherie ; le vainqueur, aux temps des guerres civiles du moyen-âge, ne respectait ni l’âge, ni le sexe ; l’histoire fourmille de pareils exemples.
En 1382, un fermier des aides s’était réfugié dans cette église, pendant la révolte des Maillotins ; il se croyait en sûreté à genoux sur le maître-autel ; mais ses ennemis envahirent le lieu saint et tuèrent le malheureux à coups de hache.
Pour prévenir de tels excès, les rois de France autorisèrent le chapitre de Saint-Jacques à construire, en 1505, une logilée crénelée dans la tour, où ceux qui viendraient s’y mettre en franchise pourraient sauver leur liberté ou leur existence. Alors ce droit d’asile ne fut plus un vain privilège où l’église, en cas de violation, sut prendre fait et cause pour les malheureux qu’on osait lui arracher. C’est ainsi que, dans une telle occasion, le service divin cessa dans toute la ville jusqu’à réparation de la profanation commise par les archers de la prévôté.
Parmi les visiteurs les plus illustres, l’église Saint-Jacques citait Anne d’Autriche, guérie miraculeusement par l’attouchement de saint Charles Borromée, dont cette église possédait quelques ossements très vénérés.
Plus tard, en 1662, Marie-Thérèse, épouse de Louis XIV, fit partie avec le dauphin de France de cette confrérie généralement renommée.
Telle était cette église avant 1793. On y voyait des vitres de grisailles considérées comme les plus précieuses de Paris. Le fameux sculpteur Sarrazin avait fait le crucifix qu’on admirait à l’autel. Le portail à gauche de la vieille basilique était dû aux libéralités d’un écrivain célèbre d’autrefois, nommé Nicolas Flamel, qui mérite ici une mention particulière.
Nicolas Flamel avait été une individualité fort bizarre ; il était très connu vers la fin du quatorzième siècle. Peintre, poète, philosophe, mathématicien et surtout alchimiste, sa maison était situe à l’angle de la rue des Ecrivains, aujourd’hui démolie. Grâce à d’heureuses spéculations plutôt sans doute qu’à des manœuvres occultes, comme on le croyait de son temps, Flamel était parvenu à acquérir une fortune colossale. C’est l’homme de son époque qui, comme beaucoup plus tard Cagliostro, occupa surtout l’imagination superstitieuse des Parisiens. On le disait sorcier ; on pensait qu’il avait trouvé le secret de faire de l’or, ce que semblaient justifier ses fondations de tout genre qui exigeaient d’énormes dépenses.
Flamel, grâce à cette prospérité énigmatique, à ses offrandes pieuses, au mystère dont il s’entourait, avait obtenu une renommée fatale à cette époque. Ses dons nombreux étonnaient, ses charités sans fin bouleversaient les idées de tous ceux qui le disaient en rapport avec les esprits des ténèbres, et, à sa mort arrivée en 1417, l’opinion ne changea point à son égard ; elle augmenta même lorsqu’en 1756, on trouva, en fouillant la maison de ce problématique personnage des cornes, du charbon pilé, des vases, des fourneaux et d’autres ustensiles propres au Grand Œuvre.
Nicolas Flamel et Pernelle, sa femme, avaient été enterrés dans l’église Saint-Jacques qu’ils avaient enrichie. A ce propos, on a dit même que cet homme n’était point mort à l’époque précitée, mais qu’il avait quitté Paris, craignant peut-être la conséquence des bruits mystérieux que suscitait sa grande fortune que personne ne comprenait.
Quoi qu’il en fût, sa figure et celle de sa femme étaient sculptées en plusieurs endroits de l’église ; le petit portail construit à leurs frais fut muré en 1781, et les portraits disparurent.
Sur un des piliers de la nef était gravée cette inscription : « Feu Nicolas Flamel, jadis écrivain, a laissé, par son testament, à l’œuvre de cette église, certaines rentes et maisons qu’il a acquessées et achetées de son vivant pour certains services divins et distribution d’argent, chacun an, pour aumosnes, touchant les Quinze-Vingts, Hôtel-Dieu et autres églises de Paris. »
Au-dessous, un cadavre était gravé avec ces deux vers :
« De terre suis venu et en terre retorne,
L’âme rends à toi, J. H. S., qui les péchés pardonne. »
Pendant la révolution de 93, l’église fut dévastée puis démolie ; le clocher, la tour restèrent seuls debout, consacrés à une fonderie de cuivre, à différentes industries ; on a brisé tout ce qu’on a pu, mais on s’est arrêté devant la masse imposante que le temps seul peut frapper.
Telle est l’histoire abrégée et de l’église qui n’est plus et de la tour pour laquelle a sonné l’heure d’une restauration vengeresse. Nous la voyons maintenant libre de toute entrave, débarrassée des pâtés de maisons qui la gênaient, et offrant de tous côtés à l’œil de l’observateur, du touriste, du voyageur, sa merveilleuse structure, son ombre séculaire, sa poésie vivante.